Un ouvrage de témoignages de personnes parties combattre en Ukraine. Dix regards pour entrer dans l’intimité des soldats et prendre la mesure d’un conflit qui déchire l’Europe.
Lasha Othkmezuri, Combattre pour l’Ukraine : Dix soldats racontent , 2023, Éditions Passé composés.
Cet ouvrage réunit dix témoignages de femmes et d’hommes qui se sont engagés dans cette guerre commencée il y a maintenant un an. L’auteur qui connaît bien l’histoire militaire de l’Union soviétique, avec sa publication de « grandeur et misère de l’armée rouge », d’une biographie du maréchal Joukov, et de Barbarossa, qui raconte l’offensive allemande commencée le 22 juin 1941, propose en introduction une sorte de réflexion sur les conditions qui ont permis cette entrée en guerre. L’auteur connaît bien l’histoire de l’Union soviétique et les ressorts qui ont pu conduire Vladimir Poutine à s’engager dans cette aventure meurtrière.
La bascule serait intervenue après 2001, alors que pendant la même période la Russie envisageait de rejoindre l’alliance atlantique, ce qui plus de 20 ans plus tard, peut surprendre. En réalité Poutine développait en même temps cette attitude de coopération tout en reprenant la thèse de l’encerclement de la Russie par les Occidentaux. Pour les tsars, comme pour Staline ou encore Brejnev, la Russie doit être considérée comme le cœur de l’empire, qu’il soit tsariste ou soviétique. Au passage l’auteur rappelle que ce sont pourtant les Ukrainiens qui ont payé le tribut le plus élevé à l’occupation allemande en évoquant d’ailleurs des chiffres de victimes qui donnent le vertige. 3 256 000 civils ukrainiens ont été tués pendant la seconde guerre mondiale contre 1 800 000 Russes.
Le choc du 24 février 2022 a fait oublier les méthodes de Poutine qui instrumentalise les minorités russophones dans les différents pays voisins de la Russie. On se souvient des épisodes de 2008 à propos de la Géorgie avec le soutien à des territoires séparatistes d’Abkhazie et Ossétie du Sud.
Quelques mois après avoir fait assaut de bonne volonté à l’égard de l’alliance atlantique, Poutine a commencé à développer une série d’actions de pressions contre l’Ukraine. On retrouve déjà un conflit hydraulique à propos du barrage construit dans le détroit de Kertch, une tentative d’assassinat contre le futur président ukrainien Viktor Iouchtchenko, le chantage au gaz répété à plusieurs reprises en 2006 et 2009, et enfin, déjà en février, mais c’était en 2014, la Russie commence l’annexion de la Crimée, tandis que « les petits hommes verts », intervenaient dans le Donbass en soutien des groupes séparatistes.
On passera directement à la conclusion qui dresse une sorte de bilan paradoxal d’une guerre qui est toujours en cours. L’auteur réfléchit sur les éléments déclencheurs, sans pour autant rappeler l’aveuglement d’un certain nombre de commentateurs hexagonaux qui quelques jours avant le début du conflit expliquaient doctement que Vladimir Poutine n’avait aucun intérêt à s’engager dans une guerre directe.
L’auteur fait preuve de plus de lucidité lorsqu’il examine les raisons qui ont pu conduire Poutine à donner le feu vert à cette « opération militaire spéciale ». Peut-être que le retrait humiliant des États-Unis d’Afghanistan en juillet et août 2021 a pu faire croire que les États-Unis en avaient fini avec l’interventionnisme que l’on qualifiait, il fut un temps, de « Wilsonien ». Répéter, comme a pu le faire Joe Biden le 15 février 2022, que « aucun soldat américain ne serait envoyé en Ukraine » a pu être interprété comme un feu vert. On se souvient d’une déclaration de ce type en 1950, lorsque le secrétaire d’État de l’époque avait déclaré que la ligne de défense des États-Unis en Asie du Sud-Est passait au nord des Philippines. En juin 1950, c’était la Corée du Sud qui était envahie avec l’accord de Staline. On se souvient également du feu vert donné à Nord stream deux par Joe Biden en juillet 2021. Cela pouvait signifier que les États-Unis acceptaient de voir l’Europe, et tout particulièrement l’Allemagne, dépendante du gaz russe. Pourtant, très rapidement, les services de renseignements, en analysant l’opération ZAPAD, les grandes manœuvres de l’armée russe, ont compris que le stationnement de ces troupes constituait un signal particulièrement clair.
Quel que soit le soutien que l’on peut apporter à l’Ukraine face à une agression caractérisée, il convient de rester lucide. L’histoire de l’Ukraine depuis 1991, c’est aussi l’histoire d’un pays « post-soviétique » dans lequel les oligarques sont tout aussi corrompus que leurs homologues russes. L’histoire de l’Ukraine c’est aussi celle de la formation d’une nation que l’agression russe a contribué à faire naître. Les contradictions sont évidemment multiples, et il faut lire les témoignages de ces 10 combattants avec les précautions de l’historien. Chacun d’entre eux, et cela ne minimise en aucun cas leur courage et leur engagement, est porteur de cette histoire d’une nation qui n’a pas pu, sauf pendant quelque courte période, entre 1917 et 1921, constituer son état. Au XIXe siècle, en Europe centrale et orientale, jusqu’au lendemain de la Première Guerre mondiale, les nations soumises aux empires étaient parvenues à créer leur état. Il aura fallu une guerre mondiale pour cela.
Chapitre 1. « La langue russe est une menace pour l’unité de l’Ukraine. »
Le premier récit est celui de Stanislas Asseyev, qui a failli s’engager dans la Légion étrangère en 2012. De retour en Ukraine, ce jeune homme commence à dénoncer l’action des républiques séparatistes et il a d’ailleurs été incarcéré dans l’une d’entre elles. Il s’est engagé dans la défense territoriale pour la défense de Kiev au début de l’invasion. Son attitude relève peut-être d’un amour déçu. Comme beaucoup d’Ukrainiens, il a pu considérer que le monde russe était une référence en termes de culture. Depuis 2014 il a forcément changé d’avis et considère que la langue russe représente une menace pour la sécurité du pays.
Chapitre 2. « Il m’arrive de commander des hommes en première ligne. »
Maria Chashka est née en 1975. Elle s’est engagée dans l’armée ukrainienne après l’annexion de la Crimée en 2015. Deux de ses enfants sont également sous les armes. Officier en 2016, elle représente l’une des 57 000 femmes qui sont engagées dans l’armée ukrainienne dans des unités combattantes. Elle est toujours en première ligne, et son témoignage est précieux, car il évoque sans détour toutes les questions que la présence des femmes dans les unités combattantes peut poser. Cela va de l’autorité sur les hommes à des problèmes d’hygiène intime. Il faut toutefois noter que bien avant l’avènement de l’Union soviétique, des femmes servaient dans l’armée impériale, y compris dans des unités combattantes.
Chapitre 3. « Le régiment Azov est devenu le symbole de la résistance de notre peuple. »
Rouslan, alias David, s’est engagé dans l’armée ukrainienne en 2015. L’annexion de la Crimée a été le choc et il a combattu dans le Donbass jusqu’en 2017 dans une unité de transmission. Après sa démobilisation il cherche à rejoindre le régiment Azov et il participe aux combats contre les séparatistes du Donbass jusqu’en 2020. Dès le début de l’invasion, alors qu’il avait été démobilisé, il rejoint le régiment Azov et cherche à rejoindre Azovstal alors que la ville de Marioupol est déjà menacée par les forces russes. Blessé pendant les combats, il est fait prisonnier, souffre de la faim, avant d’être libéré dans le cadre d’un échange de prisonniers le 29 juin 2022. La réputation sulfureuse du régiment Azov n’est absolument pas abordée dans ce témoignage. Bien au contraire les soldats qui servent sont considérés comme « l’élite de l’élite ».
Chapitre 4. « La peur de la mort te hante à tout moment et transforme tout en toi. »
Ihor Martinkovskyy dirigeait avant la guerre une entreprise de travaux publics. Très rapidement, surtout après l’invasion, il met les ressources de l’entreprise à la disposition de son pays en fournissant des moyens de transport. Il contribue à l’acheminement de matériel jusque sur la ligne de front, en construisant des tranchées, avant de se retrouver directement engagé dans les combats. Avec son témoignage le lecteur découvre la vie quotidienne sur le front, entre les pilonnages d’artillerie, les offensi
ves de chars qu’il faut stopper, la panique qui peut toucher n’importe qui, même des soldats expérimentés, pendant les tirs d’artillerie. Théoriquement démobilisé, Igor continue toujours à travailler pour l’armée, mais sans véritable contrat d’engagement. Techniquement il est civil, mais dans la pratique il continue à développer une chaîne logistique pour l’armée nationale.
Chapitre 5. « Cette guerre est celle de la lumière contre les ténèbres. »
Maksym Lutsyk est un jeune homme né en 2002. Russophone, il s’engage en politique en ayant d’ailleurs un lourd préjugé contre Zelensky. Aujourd’hui il note sa capacité à mobiliser son pays et sans le dire à ses parents il s’est engagé pour combattre en première ligne. Ce jeune homme, en raison de ses compétences numériques, est devenu éclaireur aérien et utilise des drones d’observation. Combattant de premières lignes, il semble pouvoir conserver son humanité lorsqu’il raconte avoir apporté une aide médicale à un prisonnier russe.
Cette description du combat d’artillerie, la précision qu’il donne sur les matériels employés, essentiellement les obusiers américains, allemands et polonais, montre comment les Russes ont réussi la performance, bien involontairement, de former une armée ukrainienne qui est l’émanation de son peuple.
Chapitre 6. « C’était comme un message envoyé du Ciel et qui me disait : Gundars, le temps est venu pour toi de te battre. »
Gundars Kalve à 52 ans, un âge limite dans d’autres armées. Originaire de Lettonie, enrôlé dans l’armée soviétique en 1989 pendant deux ans, il affirme avoir désobéi aux ordres de ses chefs et finit par déserter le 21 août 1991, au moment de la tentative de putsch contre Gorbatchev. Pendant cinq ans il reste en Lettonie comme engagé volontaire dans la garde nationale de la république balte. Aujourd’hui, après avoir longtemps milité pour retirer de son pays natal, les traces de l’occupation soviétique, il a cherché à soutenir la souveraineté de l’Ukraine. Dès le 25 février, il cherche à s’engager dans ce que l’on peut qualifier de « brigades internationales », participe après son engagement à la bataille d’Irpin dans un peloton de reconnaissance. Il raconte aussi les désertions qui ont diminué les effectifs de son unité combattante. Celle-ci est d’ailleurs composée d’Ukrainiens et de Géorgiens. Aujourd’hui, il est toujours engagé, malgré son âge, dans un bataillon de reconnaissance.
Chapitre 7. « Il n’y a rien en moi de russe. »
Yuriy Tay est né en 1992 en Ouzbékistan. Après un passage par l’école militaire Souvorov dans laquelle il subit le bizutage impitoyable caractéristique de l’armée russe, il obtient un diplôme de droit avant de rejoindre l’Ukraine en 2012. Particulièrement pessimiste sur les possibilités de changement en Russie, il se considère comme un nationaliste ukrainien. Au début de la guerre pourtant, il était titulaire d’un passeport russe. Particulièrement précis sur les affrontements à Boutcha, il est toujours dans l’attente d’une reconnaissance de sa situation. Il espère pouvoir rejoindre la légion internationale pour disposer d’un statut plus officiel de combattant.
Chapitre 8. « Cela fait trente ans que je combats l’impérialisme russe. »
Vano Nadiradzé est âgé de 52 ans et il est d’origine géorgienne. Ancien de services de renseignements de son pays, il décide de rejoindre l’Ukraine en 2014. Son témoignage est d’autant plus intéressant qu’il est un vétéran de la guerre du Donbass qui commence dans la région de Donetsk dès 2014. Le bataillon était composé de volontaires dans une armée ukrainienne qui était à cette époque largement sous-équipée et sous encadrées. Son témoignage raconte l’ambiguïté dans les pratiques de certains oligarques, aussi bien russes qu’ukrainiens dont certains fournissaient des armes aux séparatistes du Donbass comme au bataillon de volontaires pro-ukrainiens. Vano affirme avoir participé aux tous les combats dans la région de Donetsk contre les séparatistes. Plusieurs fois décoré il obtient la nationalité ukrainienne par Zelensky. Au moment de l’entrée en guerre en 2022, il était la tête de 380 hommes dans le secteur de Kiev. Son récit de ces combats est extrêmement précis, notamment sur l’utilisation par l’armée russe d’uniformes ukrainiens. Dans son témoignage il dresse un bilan comparatif des armes occidentales qui sont utilisées par les forces ukrainiennes. On apprend d’ailleurs que les artilleurs n’utilisent pas le terme de César pour désigner le canon autoporté français, mais celui de Susanna, « qui correspond mieux à l’élégance française ! ». Participant à des combats depuis 2014, c’est-à-dire depuis neuf ans, il espère, tout en étant pessimiste, voir la fin de la guerre.
Chapitre 9. « Boutcha, c’est la revanche des intouchables Russes. »
Ilya Bogdanov est âgé de 35 ans, natif de Vladivostok, il rentre, à la sortie du lycée, à l’institut des gardes-frontières du FSB. Présent au Daghestan de 2010 à 2013, il interprète la politique de la Russie dans le Caucase comme un moyen d’entretenir la tension pour maintenir la pression russe dans cette zone.
Dès 2014, il s’engage comme volontaire pour le Donbass, malgré sa nationalité russe, et décide de s’installer en Ukraine la fin de cette première période de guerre. Lorsque commence l’invasion russe en 2022, il est engagé dans les combats de Boutcha où il est blessé. Son témoignage est celui d’un russe originaire de la ville de l’Extrême-Orient, Primorié et il montre que les soldats russes envoyés au front compensent par une violence extrême les humiliations qu’ils subissent depuis toujours. Comme d’autres témoins russophones, il fait systématiquement usage de la langue ukrainienne. Ancien du FSB, donc considéré comme un traître, il affirme avoir été l’objet de deux tentatives d’assassinat téléguidé par Moscou.
Chapitre 10. « Si nous voulions la paix chez nous, il nous fallait gagner la guerre en Ukraine. »
Alexandre Chekulaev est né en Géorgie en 1961. Il a aujourd’hui 62 ans. Ancien militaire, il a fait la guerre en Abkhazie au sein des forces spéciales géorgiennes. Il est engagé dans la légion internationale. Dans cette unité la discipline est extrêmement stricte. Il se montre extrêmement critique à propos des volontaires étrangers, particulièrement américains, qui servent dans cette légion. Son témoignage est particulièrement précieux, car il montre l’importance des téléphones portables dans ce conflit. D’après Alexandre la moindre connexion déclenche des tirs d’artillerie sur les positions occupées.
Il ne faut pas chercher dans ces récits de guerre une grande qualité rédactionnelle. Les témoignages sont présentés de façon brute et certaines descriptions, notamment les conséquences des tirs d’artillerie, sont particulièrement difficiles à lire. L’intérêt de cet ouvrage, au-delà de la mise en perspective par l’auteur, est de montrer le vrai visage de la guerre de haute intensité, avec le taux d’attrition qui en découle. Les trajectoires individuelles de ces combattants, surtout lorsqu’ils ne sont pas ukrainiens, sont particulièrement significatives. La plupart d’entre eux sont des hommes ayant largement dépassé la quarantaine, voire la cinquantaine. Leur vision de la guerre ne se limite pas à la défense du territoire ukrainien qui est devenu leur nouvelle patrie, mais bien à la défense de l’Europe tout entière. Pour ces volontaires étrangers, leur vision critique du commandement ukrainien n’est pas dénuée d’intérêt. Ils montrent tous comment, dans les premières semaines de l’invasion russe, l’armée ukrainienne était largement désorganisée. Pourtant, parce que tous ces volontaires, de la garde territoriale, des unités régulières, de la légion internationale, se battaient et se battent encore pour des valeurs, ils ont permis à l’Ukraine de résister. L’aide internationale qui a fini par arriver, la qualité du renseignement fourni par les agences occidentales, permet aux forces ukrainiennes de résister. Mais rien de cela ne serait possible s’il n’y avait pas aussi la capacité de résistance d’une population qui fait aujourd’hui nation.