La Question, la seule.

La Question, la seule.

par Jean-Pierre Ferey (*) – Esprit Surcouf – publié le 27 février 2023

https://espritsurcouf.fr/defense_la-question-la-seule_par_jean-pierre-ferey_n208-240223/


C’est un pavé dans la mare.

Cela fait cinq ans que nos chefs militaires nous alertent sur les risques de conflits nouveaux, sur le retour des combats de haute intensité.  Cela fait cinq ans qu’ils concoctent des plans pour préparer les armées à une « vraie guerre », qu’ils mènent des entrainements durcis, qu’ils accélèrent la mise en place de nouvelles armes.

Dans la foulée, cela fait cinq ans que bien des commentateurs dénoncent avec effroi nos faiblesses capacitaires, en termes d’effectifs, de moyens, de forces morales. « C’est la faute de nos gouvernements », disent-ils (que ces gouvernements soient de droite ou de gauche). « Après l’implosion de l’URSS, ils ont engrangé à l’excès les dividendes de la paix, ils ont coupé dans les budgets, ils nous ont rogné les ailes ».Ce n’est pas faux !

Mais quand ces commentateurs, pour prouver leurs dires, citent en exemple la pauvreté de nos stocks de munitions, là, le raisonnement dérape. Ils oublient, ou ignorent, que depuis la fin des guerres coloniales (Indochine, Algérie), la France n’a jamais disposé de réserves importantes de munitions. Délibérément ! Par doctrine !  

Souvenez-vous. Janvier 1991, début de la guerre du Golfe. Pour accrocher sous les ailes de ses avions Jaguar qui partent en mission de bombardement, la France doit acheter en catastrophe un millier de bombes lisses de 250 kilos. Aux journalistes interloqués, le commandement répond : « C’est normal. Nous n’avons qu’un stock de bombes limité. Nous sommes formatés pour mener une guerre de trois jours, pas plus. C’est le principe de la dissuasion nucléaire ».

Eh oui ! A cette époque où les états-majors gardaient les yeux rivés sur le saillant de Thuringe, les armées françaises, comptant sur les forces de leurs alliés de l’OTAN, se donnaient trois jours pour arrêter les chars soviétiques déboulant par la trouée de Fulda. Si au bout de trois jours l’offensive n’était pas enrayée, nos intérêts vitaux se trouvaient évidemment menacés, et on lançait les bombes atomiques. En étant conscient de la riposte inévitable de l’ennemi et des destructions apocalyptiques qu’elle provoquerait. Dans ce chaos monstrueux, avoir des munitions supplémentaires ne servait plus à rien.  

Réclamer la constitution de stocks de munitions conséquents, c’est montrer son intention de pouvoir prolonger les combats. C’est faire la preuve de son hésitation à utiliser l’arme nucléaire.

En 1990, alors que l’URSS existait encore, le général Schmidt, Chef d’Etat-Major des Armées, confiait en aparté à des auditeurs de l’IHEDN : « Moi, ma mission, c’est de vitrifier Moscou ». Le général Burkard, actuel CEMA, peut-il dire aussi crûment aujourd’hui : « ma mission, c’est de vitrifier Moscou si Poutine nous attaque » ? La doctrine a-t-elle changé ?

Comprenons-nous bien. Etant donné le nombre de têtes nucléaires positionnées en Russie, en Chine, aux Etats-Unis, en France, en Grande-Bretagne, en Inde, au Pakistan, en Israël, en Corée, déclencher le feu nucléaire, c’est détruire par engrenage toute vie humaine. Même les aborigènes les plus reculés, dans une île perdue du Pacifique, seraient touchés par les nuages radioactifs.

Il y aura des rescapés, sans doute. Mais dans quelles conditions, forcément abominables. Ils n’auront qu’un seul objectif, survivre, et refaire des enfants, viables, avec un avenir. Que le chef parle russe, chinois, américain ou français, cela aura-t-il une importance ?

Refuser d’appuyer sur le bouton, c’est refuser de tuer l’humanité. C’est une opinion tout à fait respectable et tout à fait légitime. Appuyer sur le bouton, au nom de la démocratie et de la liberté, « la Liberté ou la mort », est une autre opinion, tout aussi respectable et tout aussi légitime.

Est-on prêt à appuyer sur le bouton ? Si oui, il faut en accepter les conséquences. Si non, il faut arrêter de dépenser des centaines de milliards pour entretenir un armement nucléaire inutile.

Est-on prêt à appuyer sur le bouton ? Au vu des évènements en Ukraine et de l’agressivité de Poutine, c’est LA question, la seule qui se pose vraiment !

(*) Jean-Pierre Ferey a mené une carrière complète de journaliste de télévision, où il a longtemps été spécialisé sur les questions de géopolitique et les affaires militaires. Auditeur de l’IHEDN (42° session nationale), il est secrétaire de rédaction d’Espritsurcouf et l’auteur de plusieurs ouvrages, dont Les héros anonymes de l’été 44 aux éditions du Rocher.

Libre propos tenu par le Général d’armée (2S) Elrick IRASTORZA, à l’Académie des Sciences et Lettres de Montpellier – 30 janvier 2023

Libre propos tenu par le Général d’armée (2S) Elrick IRASTORZA, membre de l’Académie des Sciences et Lettres de Montpellier, à l’occasion de la rentrée solennelle du 30 janvier 2023.

 

Ukraine : « avons-nous des raisons d’espérer une sortie de crise en 2023  » ?

En une quinzaine de minutes, je vous propose, dans cette communication forcément synthétique et inévitablement clivante, de rechercher, dans les racines de ce conflit et la volonté des différentes parties prenantes d’y mettre fin, des raisons d’espérer, ou pas, une sortie de crise au cours des prochains mois.

Le 28 juillet 1914, les Français respirent. La justice acquitte enfin Madame Caillaux,

mettant un terme à un feuilleton qui les aura maintenus en haleine pendant quatre mois . 6 jours plus tard, l’Allemagne déclare la guerre à la France : 20 millions de morts.

Le 30 septembre 1938, Édouard Daladier, est accueilli au Bourget par une foule en liesse à son retour de Munich : à son « Ah les cons, s’ils savaient » fait écho le « I believe it is peace for our time » de Chamberlain : 60 millions de morts.

Le 9 novembre 2022, 52e anniversaire de la mort du Général de Gaulle, le Président de la République présente sa vision stratégique pour la France. Mais le même jour, à 20h, Didier Deschamps égrène, sur toutes nos chaînes, la composition de l’équipe de France. Inconscience, ou impréparation mentale face à des bouleversements dont ils n’ont pas idée, les Français ont préféré se réfugier dans l’euphorie du sport.

Les causes du conflit n’augurent rien de bon car il en va des crises comme des arbres, plus leurs racines sont profondes, plus elles sont vigoureuses…

Depuis le baptême, à la fin du 1er millénaire, de Vladimir 1er le Grand, le cœur de la Russie orthodoxe bat à Kiev, ce qui n’empêcha l’URSS de détruire, en 1935, l’église de la Dîme où il fut inhumé ! Pendant des siècles, la tutelle sur ces populations oscilla entre les empires périphériques jusqu’au rattachement à la Russie en 1654. Jusqu’alors, la sphère ukrainienne n’englobait ni les provinces russophones du Donbass, ni, bien sûr la Crimée.

Le pays ne fut indépendant pour la première fois que de 1917 à 1922, jusqu’à la création de l’URSS. Le souvenir du traitement inhumain que lui infligea Staline et des grandes famines de 1932-1933 (4 à 6 millions de morts), fit qu’en 1941, une partie de la population accueillit les Allemands à bras ouverts. Le dirigeant nationaliste ukrainien, Stephan Bandera, en profita pour déclarer une très éphémère indépendance et 220 000 Ukrainiens se battirent aux côtés des troupes nazies, contribuant à la Shoa par balles aux côtés des einsatzgruppen. Mais la grande majorité des Ukrainiens se lancèrent dans une résistance qui leur coûta 7 des 26 millions de victimes soviétiques du Nazisme.

En 1954, à l’occasion du 300e anniversaire de son rattachement à la Russie, Khrouchtchev récompensa ce bon élève de la classe manifestement dénazifié, en lui rattachant la Crimée.

Mais il convient de se souvenir, également, qu’à partir de l’année suivante, le Pacte de Varsovie dont l’Ukraine, fit peser sur l’Europe de l’ouest, pendant 36 ans, une menace mortelle qui engendra une ruineuse course aux armements pour contrer ses missiles nucléaires, ses 120 000 chars d’assaut et engins blindés, ses 42 000 canons et ses 7200 avions de combat..

Le 24 août 1991, le pays recouvra son indépendance. Pour sauver les dernières apparences d’un empire multiséculaire en voie de dislocation, la Russie signa avec l’Ukraine et la Biélorussie, 17 jours avant la dissolution de l’URSS, les accords de Minsk, constitutifs de la Communauté des États Indépendants, sorte de confédération des anciennes républiques soviétiques, à l’exception des états baltes.
Trois ans plus tard, suite au mémorandum de Budapest, l’Ukraine, le Kazakhstan et la Biélorussie, achevèrent le transfert de l’armement nucléaire soviétique à la Russie contre une garantie de sécurité donnée par les USA, la Grande Bretagne et cette même Russie.

Perçue comme une dérive européiste, la révolution orange de 2004 puis surtout celle de Maidan, en 2014, réveillèrent le clivage entre les populations ukrainiennes du nord- ouest plutôt tournées vers l’Occident et celles du sud-est plutôt tournées vers la Russie et menèrent tout droit à la dissidence des provinces russophones.

En mars 2014, la Crimée proclama son indépendance et vota huit jours plus tard son retour à la mère patrie. Le cadeau de Khrouchtchev avait tenu 60 ans… Simultanément, le Donbass s’embrasait, la Russie s’impliquant dans cette guerre civile par le truchement de la Société de Sécurité Privée Wagner.

En 2014 puis 2015, l’intercession de François Hollande et d’Angela Merkel, n’y changea rien et les combats continuèrent en dépit des accords de Minsk I et II, les Azov n’ayant rien à envier aux Wagner en termes d’atrocités.

La poursuite de la dérive atlantiste du pays puis son départ de la Communauté des États Indépendants en 2018, furent alors perçus par Moscou comme une véritable trahison et la vénération portée par une partie de la population à Stephan Bandera raviva le procès en nazification ! Le président Zélenski déclarait encore récemment que « Stephan Bandera est un héros pour une partie des Ukrainiens et que c’est une chose normale et cool » ; mais il trouvait quand même « not right » que des lieux publics puissent porter son nom…

Le 21 février 2022, la Russie prétextant le non respect des accords de Minsk par l’Ukraine, reconnaissait l’indépendance des Républiques populaires de Donetsk et de Lougansk et signait un accord d’entraide qu’elle appliqua 3 jours plus tard en déclenchant son opération militaire spéciale.

La Russie de Vladimir Poutine est incontestablement l’agresseur. Quand on lui faisait remarquer que l’Entente avait une part de responsabilité dans la première guerre mondiale, polémique qui dure encore, Clemenceau répondait : « Que je sache ce n’est pas la Belgique qui a envahi l’Allemagne ! ».

Pour les Russes, la dislocation de l’URSS, fut un véritable naufrage. Vladimir Poutine, formé à l’école du KGB, ne supporta pas cette humiliation ni, plus tard, la dérive de l’Ukraine vers l’Occident. Restait à choisir le moment et la façon de châtier les traîtres. L’Europe occidentale, trop occupée à engranger les dividendes de la paix depuis 1991 , ne présentait pas une réelle menace. Les USA, c’était plus sérieux ! Mais l’élection d’un nouveau président, dans des conditions qui avaient fissuré l’unité américaine, puis l’achèvement, dans le chaos, du retrait d’Afghanistan entamé par Donald Trump, lui offrit la fenêtre d’opportunité. Restait le choix du mode d’action ? Et quoi de mieux, pour boucler l’affaire en trois jours, qu’un bon vieux raid blindé, comme dans le temps, contre Budapest et Prague, doublé d’une opération héliportée en banlieue nord de Kiev ? Vous connaissez la suite.

Pour les anti Zelensky, celui-ci, l’a bien cherché en poursuivant une politique de divorce dont les effets étaient largement prévisibles et en laissant perdurer, voire en encourageant, les combats du Donbass, se pensant sans doute protégé par la garantie de sécurité accordée par les USA et la Grande Bretagne dans le mémorandum de Budapest, .

Pour les anti OTAN, qui oublient que c’est notre seul traité de défense collective, c’est la faute des Américains et de la servilité des Européens à leur égard. Tous ont trahi leur promesse informelle de ne pas étendre l’OTAN vers l’Est en contrepartie de la dissolution de l’URSS.

Si les buts de guerre des deux belligérants sont globalement connus, deux questions restent cependant en suspens :

La première : que veulent exactement les Occidentaux au terme de ce conflit qui ne menace pas directement leur intégrité territoriale ?

– Une Russie paria, recroquevillée sur les 17 millions de km2 qui en font le pays le plus vaste du monde, une sorte de Corée du Nord bis mais s’étendant sur 11 fuseaux horaires, peuplée de 6 fois plus d’habitants, ayant un PIB 70 fois supérieur, seule puissance capable, avec la société Space X d’Élon Musk, de ravitailler régulièrement l’ISS, et possédant 6000 têtes nucléaires ?

– Une Ukraine laminée ne pesant plus rien sur la scène internationale et générant, une immigration massive vers l’occident ?

D’où la seconde question : jusqu’où peut-on aider l’Ukraine à ne pas, tout ou trop perdre, sachant que si le conflit s’éternise, les chars sans équipage et les canons sans servant ne suffiront plus et, qu’un jour ou l’autre, il faudra bien envoyer les combattants et les logisticiens qui vont avec, pour peu que les Français acceptent que leurs soldats aillent mourir pour Kiev et que cette décision soit avalisée par le parlement conformément à l’article 35 de la Constitution.

J’entrevois 3 issues possibles, sachant que le renoncement de la Russie que la communauté internationale appelle de ses vœux et le retour à la situation ante, ne me semble guère possible sans l’implosion préalable de l’oligarchie poutinienne.

Une issue maximaliste, la fuite en avant de la Russie jusqu’aux frontières des pays de l’OTAN. Cela me paraît peu probable compte-tenu d’un risque d’embrasement apocalyptique.

Une issue minimaliste: l’indépendance, assortie de la neutralité, des deux républiques populaires sécessionnistes de Donetsk et Lougansk. Difficile de croire que Poutine ait fait tout ça rien que pour ça, mais sait-on jamais ?

Une issue médiane :
– l’indépendance assortie de la neutralité des deux républiques du Donbass. – la neutralité de l’Ukraine, son adhésion à l’UE mais pas à l’OTAN.
– la clarification de la situation de la Transnistrie et de la Moldavie.

– la réalisation d’une continuité territoriale au moins jusqu’au canal Nord criméen pour faciliter l’accès de la Russie à la Crimée par l’isthme de Perekop et en sécuriser le ravitaillement en eau douce. Cela correspond en gros, à la zone envahie actuellement. Je crains fort que ce ne soit une base de discussion permettant à la Russie de ne pas connaître une nouvelle humiliation et à l’Ukraine de préserver l’essentiel dont la façade maritime d’Odessa.

Alors, « avons-nous des raisons d’espérer une sortie de crise en 2023 ? » ?

Au cours des prochains mois tout sera une question de volonté, or tout le monde n’a pas le même agenda !

– De quelle volonté feront preuve les deux belligérants pour trouver une sortie de crise politiquement et humainement acceptable ? L’entêtement de Poutine est tout aussi inquiétant que l’obstination de Zelenski à vouloir étendre le conflit à l’occident pour rééquilibrer un rapport de force, démographique, économique et militaire défavorable et assurer sa survie face à son ex grand frère.

– De quelle volonté feront preuve les USA dont le centre de gravité des préoccupations stratégiques s’est clairement déplacé vers le Pacifique, pour abréger un conflit dont la prolongation, en affaiblissant la Russie, mais aussi l’Europe, ne les dessert pas fondamentalement ?

– Est-ce que les dirigeants européens, pris dans l’engrenage de sanctions dont ils ne sortiront pas indemnes, auront la volonté d’exercer, d’une seule voix, une pression crédible sur les deux belligérants pour en finir avec cette folie mortifère et ses conséquences économiques désastreuses ?

– De quelle volonté vont faire preuve la Chine, l’Inde, le Pakistan et le Japon, soit 40 % de la population mondiale, pour éviter un cataclysme qui ralentirait leur expansion économique et raviverait des contentieux régionaux plus ou moins en sommeil ?

– Les institutions internationales de maîtrise et de condamnation de la violence, l’ONU en tête, sont-elles encore capables d’un minimum de volonté, alors que certaines grandes puissances ont tout intérêt à un pourrissement qui conduira inévitablement à une recomposition du Conseil Permanent du Conseil de Sécurité. Quant à la Cour Pénale Internationale, les médias russes ont déjà rejeté vertement toute traduction de leurs dirigeants pour crimes de guerre.

– Est-ce que les pays membres de l’OTAN, auront la volonté de privilégier les dispositions pacifiques des articles 1 et 2 du traité de l’Atlantique Nord, sachant qu’à ce jour, aucune des actions décrites à son article 6, ne justifie la mise en application belligène de son article 5 ? Auront-ils également la volonté de faire clarifier par la Turquie, pays membre depuis 1952, l’ambiguïté de ses relations avec la Russie, ambiguïté dont l’Arménie pourrait bien faire les frais.

– Est-ce que nos médias auront la volonté d’en finir avec une chasse au scoop amplificatrice d’émotion au détriment de la raison ?

– Enfin, est-ce que nos opinions publiques auront toujours la volonté, de dérèglements économiques successifs en privations croissantes, de défendre, quoi qu’il leur en coûte, le principe de liberté des peuples à vivre en paix dans des frontières sûres et reconnues, alors qu’aucune menace directe ne pèse à nos frontières ?

J’en doute !

Le conflit va durer en 2023, en se maintenant sous le seuil de l’embrasement général, notamment nucléaire ! D’ici là, entre syndrome munichois et rodomontades, nos dirigeants vont devoir garder leurs nerfs, entre fermeté, défense de nos principes fondamentaux et préservation de l’intérêt général, ne pas se laisser porter par la guerre comme le bouchon sur la vague, et se rappeler qu’il est de leur devoir de proposer inlassablement des solutions politiques acceptables par tous.

« Maintenant, il va bien falloir gagner la paix, ce sera encore plus difficile…surtout avec nos alliés » fut, d’après le général Mordacq, une des premières réactions de Clemenceau, le 11 novembre 1918.
Mettre un terme au conflit ne suffira pas.

Le monde né de l’effondrement du pacte de Varsovie, il y a 30 ans, est en train de disparaître sous nos yeux. 2023 pourrait bien nous offrir l’esquisse de ce que sera celui de demain… 

Assassinat de Darlan, la fin d’une énigme

Assassinat de Darlan, la fin d’une énigme

 

par Geoffroy d’Astier de la Vigerie – revue conflits – publié le 22 février 2023

https://www.revueconflits.com/assassinat-de-darlan-la-fin-dune-enigme/


Auteur de L’Exécution de Darlan, la fin d’une énigme paru aux Editions Librinova en 2022, Geoffroy d’Astier de la Vigerie nous plonge au cœur du complot qui mena à l’assassinat de l’amiral Darlan. La redécouverte du dossier d’instruction du juge Voituriez en 2016 au dépôt central d’archives de la justice militaire au Blanc (36) a permis au petit-fils d’Henri d’Astier de la Vigerie de faire la lumière d’une affaire qui a bouleversé le destin de la France libre.

Propos recueillis par Frédéric de Natal.

FDN : De votre famille, on a retenu trois noms. Celui de trois frères, tous futurs Compagnons de la Libération. Quelles sont les différentes raisons qui ont poussé Henri, François, et Emmanuel à rejoindre la Résistance au lendemain de la défaite de juin 1940 ?

GAV : Les trois frères d’Astier, différents les uns des autres, ne partageaient pas les mêmes opinions politiques. François, mon grand-père, l’aîné des garçons, faisait partie de la droite républicaine, Henri militait à l’Action française et Emmanuel, le plus jeune, nourrissait des idées d’extrême gauche. La tradition familiale étant de servir, ils se sont retrouvés sur le terrain du patriotisme. Dès le lendemain de la défaite, sans qu’ils se soient concertés, ils se sont engagés dans la Résistance, chacun dans sa ligne. Ils ont en commun un goût inné pour le commandement et l’action ainsi qu’un courage admirable, traits de caractère qui les ont amenés à devenir des chefs dans la Résistance intérieure ou extérieure de la France : François, général de corps aérien, a occupé à Londres auprès du général de Gaulle la fonction de commandant en chef adjoint des Forces françaises libres. Henri, un des principaux artisans du débarquement allié en Afrique du Nord, a été désigné chef de la police et du renseignement dans le gouvernement formé par l’amiral Darlan. Quant à Emmanuel, il a été ministre de l’Intérieur dans le gouvernement provisoire du général de Gaulle après avoir fondé et dirigé Libération, un des deux plus importants mouvements de la Résistance avec le mouvement Combat.

FDN : Longtemps considéré comme le dauphin du maréchal Pétain, l’amiral Darlan n’est déjà plus en odeur de sainteté en novembre 1942 auprès des Allemands qui vont imposer Pierre Laval à la tête du gouvernement de collaboration. Pourquoi débarque-t-il à Alger au même moment ?

GAV : Lorsque l’amiral Darlan était devenu vice-président du Conseil en février 1941 à la suite de Pierre Laval, il avait été officiellement désigné comme le successeur du maréchal Pétain et son remplaçant en cas de nécessité. En avril 1942, sous la pression des Allemands, Pétain avait rappelé Laval, obligeant Darlan à démissionner de ses fonctions gouvernementales. Il n’en demeurait pas moins le commandant en chef des armées et le successeur désigné du maréchal Pétain. A la fin du mois d’octobre 1942, à l’occasion d’une tournée d’inspection des forces militaires françaises en Afrique du Nord, il s’était rendu au chevet de son fils Alain, hospitalisé à Alger pour une crise aigüe de poliomyélite. Le 5 novembre, en apprenant que l’état de santé de son fils s’est brusquement aggravé, Darlan revient à Alger. Il ignore totalement qu’une puissante flotte de guerre anglo-américaine est sur le point de débarquer sur les côtes de l’Afrique du Nord. Sa présence imprévue à Alger le 8 novembre va sceller son destin.

FDN : Le débarquement des Alliés en Algérie française surprend autant Vichy que Berlin. Quel rôle a joué Henri d’Astier de la Vigerie dans ce qui reste comme un des tournants majeurs du conflit ?

GAV : Les historiens s’accordent à dire que le rôle d’Henri d’Astier de La Vigerie a été crucial, aussi bien dans la préparation du débarquement allié en Afrique du Nord que dans la réussite de cette opération. C’est d’ailleurs pour ces raisons qu’il a été fait Compagnon de la Libération par le général de Gaulle qui lui a décerné la Croix de la Libération avec cette citation : « Henri d’Astier de la Vigerie commença à organiser la résistance en Afrique du Nord dès le début de 1941. En mars 1942 il coordonna et unifia l’action de tous les groupements de Résistance. Il apporta l’aide la plus efficace à l’organisation d’un débarquement allié par de longs et minutieux préparatifs. Il contrôla personnellement la participation des organismes de résistance lors du débarquement du 8 novembre 1942 ; il prit part à l’action au milieu de ses hommes dont il avait su, par son cran, entretenir l’allant et assuma lui-même les missions les plus délicates. »

FDN : Dans votre ouvrage L’exécution de Darlan, la fin d’une énigme, vous évoquez le groupe des Cinq. Qui sont-ils et pourquoi sont-ils si importants dans le complot qui se met progressivement en place ?

GAV : Ce groupe, constitué au début de 1942, se composait de cinq hommes farouchement hostiles aux Allemands et déterminés à favoriser, par une action intérieure, un débarquement allié en Afrique du Nord : Henri d’Astier de La Vigerie, Jacques Lemaigre-Dubreuil, Jean Rigault, Alphonse Van Hecke, et Jacques Tarbé de Saint-Hardouin. Par l’intermédiaire de Robert Murphy, consul général des Etats-Unis à Alger pour toute l’Afrique du Nord, ils étaient parvenus à entrer en contact avec le président Roosevelt qui avait donné son accord.

Pour mettre au point les derniers préparatifs, Roosevelt avait envoyé par sous-marin une délégation militaire commandée par le général Clark, l’adjoint du général Eisenhower, que les Cinq ont rencontrée le 23 octobre dans une ferme isolée située à une centaine de kilomètres d’Alger. Avec l’aide de quelques centaines de jeunes résistants algérois, les Cinq envisageaient, le jour du débarquement allié, de neutraliser l’ensemble des centres vitaux de la ville d’Alger. Si le débarquement réussissait, leur plan prévoyait de placer le général Giraud à la tête de l’Afrique du Nord.

L’opération Torch a été un très grand succès sur le plan militaire mais pas sur le plan politique : le 12 novembre, après trois jours de tergiversations, les Américains choisissent de donner le pouvoir à l’amiral Darlan, au grand dam des Cinq. Face à cette situation, Henri d’Astier et Marc Jacquet, un résistant royaliste proche des Cinq, échafaudent un plan pour remplacer l’amiral Darlan par le comte de Paris avec qui Henri d’Astier est en relation et dont il est un fervent partisan. Pour mener à bien leur projet, ils ont besoin de l’appui du plus grand nombre de personnalités possible, à commencer par les membres du groupe des Cinq dont certains ont accepté un poste dans le gouvernement formé par Darlan.

FDN : On sait Henri d’Astier de la Vigerie très lié au prétendant au trône de France dont il met le nom en avant dans le projet d’assassinat de Darlan. Peut-on parler clairement d’un complot monarchiste visant à installer le comte de Paris à la tête d’un régime de transition ?

GAV : Henri d’Orléans, comte de Paris, est devenu le chef de la Maison royale de France à la mort de son père en août 1940. Interdit de séjour en France depuis la loi d’exil de 1886 qui frappe les héritiers du trône de France, il habite avec sa famille dans une propriété située à Larache, au Maroc espagnol. Son ambition de restaurer la monarchie en France est tout à fait légitime, d’autant plus que le contexte de la guerre est propice à tous les changements politiques. C’est pourquoi, lorsque Henri d’Astier et ses amis lui proposent de prendre le pouvoir en Afrique du Nord à la place de l’amiral Darlan, il ne met pas longtemps à donner son adhésion au projet.

Dans ses Mémoires, le comte de Paris explique que son objectif était d’abord de gouverner en Afrique du Nord, non en prétendant au trône mais en fédérateur, et que la question d’un changement de régime aurait été soumise au peuple de France une fois le pays libéré. Son but est donc bien de restaurer la monarchie. Ce qui est important de dire c’est que dans le projet, tel qu’il lui a été présenté par Henri d’Astier et ses amis, il n’est pas envisagé de tuer Darlan mais de l’obliger à démissionner afin de permettre au comte de Paris de se présenter et de se faire élire en toute légalité.

FDN : Cette idée faisait-elle vraiment l’unanimité au sein des différents protagonistes de cette affaire, des élus locaux ?

GAV : Henri d’Astier et Marc Jacquet, dès le début de leur complot, n’excluaient pas d’éliminer physiquement Darlan s’il refusait de quitter le pouvoir. Mais pour convaincre le comte de Paris ainsi que les conseillers généraux des départements algériens, entre autres, d’adhérer au projet il n’était pas question d’évoquer cette éventualité. De tous les protagonistes de cette affaire, quatre hommes seulement étaient déterminés à utiliser tous les moyens possibles pour faire aboutir le projet : Henri d’Astier, Marc Jacquet, Alfred Pose et l’abbé Cordier. Ce dernier habite chez Henri d’Astier dont il est l’homme de confiance.

Alfred Pose, dont Marc Jacquet est le plus proche collaborateur et ami, dirige une très grande banque. Il a été nommé secrétaire d’Etat aux affaires économiques dans le gouvernement de Darlan. Comme Darlan était détesté, il n’a pas été très difficile pour ces quatre hommes de rallier à leur projet beaucoup de personnalités algéroises, y compris militaires. Toutes hostiles à Darlan, les personnes sollicitées ne voyaient pas d’inconvénient à ce qu’il soit remplacé légalement par le comte de Paris, mais la plupart d’entre elles aurait refusé de soutenir un projet incluant l’assassinat de Darlan en vue de restaurer la monarchie.

FDN : Henri d’Astier de la Vigerie va plaider la cause du prétendant auprès des Alliés. Quelle est leur attitude face à cette candidature alors que l’on sait à cette époque que l’homme des Américains est le général Giraud qui apprécient plus ce gradé français que le général de Gaulle dont ils se méfient ?

GAV : Lorsque s’organise le complot contre Darlan, le général Giraud n’est pas encore l’homme des Américains. Si cela avait été le cas, les Américains lui auraient donné le pouvoir en Afrique du Nord au lendemain du débarquement comme l’avaient prévu Henri d’Astier et ses amis. Contraint par les Américains de faire cesser les combats au moment du débarquement, Darlan avait été désavoué par Hitler et Pétain. Darlan n’avait donc pas d’autre choix que de changer de camp. Si les Américains ont misé sur lui c’est parce qu’il leur était très utile : Darlan avait autorité sur l’armée française en Afrique du Nord et le pouvoir de rallier la flotte française qui lui était restée fidèle. C’est donc lui qui était l’homme des Américains et c’est la raison pour laquelle Roosevelt, par l’intermédiaire de Murphy, va refuser catégoriquement la proposition d’Henri d’Astier de l’écarter au profit du comte de Paris.

FDN : Arrêté, libéré, l’amiral Darlan avait retourné sa veste. Pourquoi était-il encore essentiel de se « débarrasser de lui physiquement » alors qu’il n’était pas en soi une menace ?

GAV : Darlan n’avait retourné sa veste que par opportunisme. Placé à la tête de l’Afrique du Nord par les Américains, il a poursuivi la politique qu’il menait à Vichy. Pour la Résistance, même s’il n’était plus en soi une menace, il demeurait un traître dont il fallait se débarrasser.

Pour Henri d’Astier et ses amis royalistes, c’était l’occasion non seulement de se débarrasser d’un traître, mais aussi de préparer un retour à la monarchie.

FDN : En quoi consiste le fameux plan mis en place par Henri d’Astier de La Vigerie et ses complices et quel a été le rôle de François d’Astier de La Vigerie, votre grand-père, dans le déroulement de ce plan ?

GAV : Dans ses Mémoires, le comte de Paris donne des précisions sur le plan initialement prévu par les conspirateurs : le 18 ou le 19 décembre, une délégation formée par les conseillers généraux et plusieurs membres du gouvernement se présenterait à Darlan pour l’obliger à signer une lettre de démission préalablement rédigée.

Un fois la démission obtenue, la délégation faisait appel au comte de Paris pour présider un nouveau gouvernement d’union nationale. Ce plan a échoué pour plusieurs raisons. Tout d’abord, l’amiral Darlan, très méfiant, a refusé de donner suite à la demande de rendez-vous de la délégation menée par Alfred Pose. Au même moment, la veille du jour fixé, le comte de Paris, comme il le raconte dans ses Mémoires, apprend la venue imminente de François d’Astier de La Vigerie.

L’arrivée à Alger de l’adjoint du général de Gaulle, le 19 décembre, va bouleverser la situation. Il faut savoir que mon grand-père, qui avait commandé les forces aériennes françaises sur le front Nord où s’était déroulée la bataille de France, haïssait l’amiral Darlan. Durant le mois de juin 1940, alors qu’il était clair que la bataille était perdue en France métropolitaine, François d’Astier avait envisagé de continuer le combat en faisant passer l’aviation en Afrique du Nord où était stationnée une armée de cent mille hommes. L’amiral Darlan, commandant en chef de la Marine nationale, la plus puissante flotte maritime en Europe après la Royal Navy, lui avait assuré par deux fois qu’il le suivrait dans son projet et que la flotte continuerait à se battre. On connaît la suite : Darlan a retourné sa veste en entrant dans le nouveau gouvernement formé par Pétain tandis que François d’Astier était démis de ses fonctions et menacé d’arrestation s’il ne se soumettait pas aux directives de Vichy. Mon grand-père, qui avait rejoint le général de Gaulle à Londres, n’a pas cessé de déclarer officiellement que Darlan était un traître qu’il fallait liquider. C’est ce qu’il va dire, le jour de son arrivée à Alger, au comte de Paris qu’il rencontre pendant plus de deux heures au domicile de son frère Henri où est hébergé secrètement le Comte.

Jusqu’à présent, contrairement à Henri d’Astier et Marc Jacquet, le comte de Paris n’avait pas envisagé la possibilité d’éliminer physiquement Darlan. Sous la pression des frères d’Astier il finit par se rendre à l’évidence que c’est la seule solution qui lui reste de devenir un jour roi de France. Le 21 décembre, le comte de Paris donne l’ordre à Henri d’Astier et à l’abbé Cordier d’éliminer physiquement Darlan sans délai et par tous les moyens. Témoin de cette déclaration, Louise d’Astier de La Vigerie, épouse d’Henri, en fera le récit à de nombreuses reprises.

FDN : C’est Fernand Bonnier de la Chapelle, qui va être désigné pour assassiner Darlan. Qui était-il ? Quel impact son acte va-t-il avoir sur le cours du conflit ?

GAV : Au lendemain du débarquement, Henri d’Astier avait mis sur pied un organisme paramilitaire regroupant une grande partie des jeunes résistants qui avaient facilité le débarquement en neutralisant les centres vitaux d’Alger ainsi que de nouveaux volontaires désireux de reprendre la lutte contre les Allemands. Leur camp d’entraînement étant situé à une vingtaine de kilomètres d’Alger, Fernand Bonnier de la Chapelle, âgé de vingt ans, avait été choisi pour faire les liaisons quotidiennes entre le camp et le domicile d’Henri d’Astier à Alger.

Comme tous ses autres camarades, Bonnier n’appréciait guère Darlan. De plus, il vouait à Henri d’Astier une grande admiration et une confiance absolue. Prêt à tout pour le servir, il accepte avec enthousiasme la mission que lui confie son chef d’exécuter l’amiral Darlan. C’est l’abbé Cordier qui lui remet un révolver et les plans du palais gouvernemental où se trouve le bureau de Darlan. Le 24 décembre, deux jeunes résistants, dont Jean-Bernard d’Astier, le fils d’Henri, conduisent Bonnier de la Chapelle au palais. Après avoir tiré sur Darlan qui mourra quelques minutes plus tard, Bonnier est malheureusement attrapé par les gardes mobiles.

La disparition de l’amiral Darlan va d’abord profiter à son successeur, le général Giraud.

Comme Giraud était du côté de la Résistance, cela a permis au général de Gaulle de négocier avec lui. Au mois de mai 1943, ils se sont mis d’accord pour partager le pouvoir, jusqu’à ce que Giraud, quelques mois plus tard, se contente d’un commandement dans l’armée. Si Darlan était resté au pouvoir, le général de Gaulle n’aurait jamais pu s’imposer.

FDN : Darlan assassiné, le coup d’État visant à mettre le comte de Paris au pouvoir échoue pourtant. C’est le général Giraud qui reçoit les pleins pouvoirs. On évoque même un contre coup d’État de nouveau en faveur du comte de Paris qui n’aboutit pas plus à la suite d’une trahison. Comment en est-on arrivé à un tel retournement de situation ?

GAV : Comprenant que le comte de Paris était mêlé à l’attentat, la plupart des personnalités qui s’étaient ralliés au projet de remplacer légalement Darlan par le prétendant ont refusé de soutenir sa candidature, si bien que c’est le général Giraud qui a été élu. Les conjurés jusqu’au-boutistes ont alors tenté de monter une action contre ce dernier mais ce nouveau coup d’Etat a été déjoué.

FDN : Fernand Bonnier de la Chapelle est exécuté le 26 décembre 1942. Pourquoi n’a-t-il pas été libéré ?

GAV : Chef de toute la police en Afrique du Nord, Henri d’Astier avait prévu que si Bonnier ne réussissait pas à s’échapper du palais il serait conduit dans les locaux de la police d’où il aurait été facile de le faire libérer. Malheureusement Bonnier est emmené dans les locaux de la garde mobile qui dépendent de l’armée. Chargé de l’enquête, un juge d’instruction attaché au tribunal militaire d’Alger a conclu au bout de quelques heures que le meurtrier avait agi seul, si bien que le tribunal militaire se réunit en cour martiale dès le lendemain soir de l’attentat et condamne Bonnier à la peine de mort. Henri d’Astier et ses amis haut-placés auront beau intercéder en sa faveur, le général Giraud refusera de gracier Bonnier.

FDN : Henri d’Astier de la Vigerie est arrêté en janvier 1943 sur la demande du général Giraud qui a demandé une enquête sur les auteurs de l’assassinat de Darlan. Son épouse, Louise, est même auditionnée. Pouvez-vous nous expliquer les raisons de cet embastillement qui se termine par son inculpation pour meurtre ?

GAV : Le général Giraud, craignant d’être la prochaine victime d’un nouvel attentat, décide de faire toute la lumière sur l’assassinat de Darlan. Le 9 janvier 1943, il ordonne à un nouveau juge d’instruction, le commandant Voituriez, de reprendre l’enquête. En moins d’une semaine, Voituriez met au jour le complot monarchiste au profit du comte de Paris : Henri d’Astier, l’abbé Cordier, Marc Jacquet et Alfred Pose sont reconnus coupables d’avoir organisé un complot et assassiné l’amiral Darlan dans le but de changer le gouvernement.

Henri d’Astier et l’abbé Cordier sont emprisonnés et mis au secret absolu. Alfred Pose et Marc Jacquet, son chef de cabinet, échappent à la prison car c’est Pose qui soutient financièrement le gouvernement de Giraud. Quant au comte de Paris, il est ramené en avion jusqu’au Maroc espagnol.

FDN : Que sont devenus les trois frères d’Astier de la Vigerie après l’assassinat de Darlan et à la fin de la Seconde Guerre mondiale ?

GAV : Libéré de prison en octobre 1943, Henri est nommé un mois plus tard membre à l’Assemblée consultative d’Alger. En avril 1944, il en démissionne pour créer les Commandos de France, une unité constituée de volontaires recrutés parmi les évadés de France. Le 17 août 1944, avec une partie de son unité, il débarque à Saint-Tropez puis affronte les Allemands dans plusieurs villes du sud de la France. Promu commandant, il est ensuite rejoint par l’ensemble des Commandos de France à la tête desquels il mène une brillante campagne jusqu’en Allemagne.

Au cours des quatre premiers mois de l’année 1944, François, qui commande les troupes françaises à Londres depuis que le général de Gaulle s’est installé à Alger, est chargé, en liaison avec les généraux Eisenhower et Montgomery, de préparer la participation française aux futures opérations de débarquement. Le 10 avril 1944, il est remplacé à Londres par le général Koenig. Le général de Gaulle le rappelle à Alger puis, en novembre, le nomme ambassadeur de France au Brésil.

De son côté, Emmanuel, premier chef de la Résistance intérieure à s’être rallié au général de Gaulle, participe avec Jean Moulin à l’unification des trois grands mouvements clandestins (Libération, Combat et Franc-Tireur) puis à la création du Conseil National de la Résistance. En novembre 1943, il rejoint à Alger le général de Gaulle qui le nomme commissaire à l’Intérieur dans le Comité français de libération nationale. C’est à ce titre qu’il négocie avec Winston Churchill l’armement de la Résistance française. En juin 1944, le CFLN se transforme en gouvernement provisoire de la République française dans lequel Emmanuel est ministre de l’Intérieur.

FDN : Pourquoi parlez-vous d’énigme concernant l’assassinat de Darlan. Les faits ne sont-ils clairement pas établis ?

GAV : Le juge Voituriez, en janvier 1943, avait en effet parfaitement et clairement établi les faits concernant l’assassinat de Darlan. Cependant, son dossier d’instruction, qui comportait plusieurs centaines de documents dont de très nombreux procès-verbaux d’interrogatoires et d’auditions, des pièces à conviction etc., avait disparu vers la fin de la guerre. Durant des décennies, tous les auteurs qui se sont intéressés à cette affaire ont avancé des hypothèses aussi diverses que variées, pour tenter de répondre à la question : qui a donné l’ordre de tuer Darlan ? Pour les uns c’était Winston Churchill, pour d’autres le général de Gaulle, pour d’autres encore les services secrets américains, et j’en passe. Certains auteurs ont même affirmé qu’il n’y avait jamais eu de complot, que Bonnier de La Chapelle avait agi seul à la suite d’un tirage au sort avec quelques-uns de ses jeunes camarades…

De plus en plus confuse, l’affaire de l’assassinat Darlan avait fini par devenir une des plus grandes énigmes de notre histoire contemporaine. On a redécouvert en 2016 le dossier du juge d’instruction. Intitulé par Voituriez « Dossier d’Astier de La Vigerie et consorts », il se trouve au dépôt central d’archives de la justice militaire situé à Le Blanc, une petite commune de l’Indre. Après s’être égaré dans les archives du tribunal militaire d’Alger, sans doute à cause de son contenu très sensible, la guerre d’Algérie avait ensuite empêché son transfert en France pendant de nombreuses années.

Geoffroy d’Astier de La Vigerie, François, Henri et Emmanuel d’Astier de La Vigerie, Compagnons de la Libération, éditions Argel, 1990 ;

Geoffroy d’Astier de La Vigerie, Emmanuel d’Astier de La Vigerie, Combattant de la Résistance et de la Liberté, Editions France-Empire, 2009

Geoffroy d’Astier de La Vigerie, L’Exécution de Darlan, la fin d’une énigme, Editions Librinova, 2022

L’offensive d’hiver – Face B par Michel Goya

L’offensive d’hiver – Face B

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 19 février 2023

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(Photo by Sergey BOBOK / AFP) (Photo by SERGEY BOBOK/AFP via Getty Images)

Rappelons les bases : un affrontement politique, par exemple une guerre, suppose dans les deux camps d’avoir un but à atteindre et une stratégie pour y parvenir en fonction des moyens des uns et des autres. Dans le cadre de cette stratégie on met en œuvre ensuite des opérations dans différents domaines, militaire ou non, afin d’atteindre le but politique. On ajoutera le carburant essentiel de cette machinerie : l’espoir que cela serve à quelque chose.

Branloire pérenne en Ukraine

Tout cela comme disait Montaigne est « branloire pérenne », non pas au sens de spéculation vaine, mais de contextes toujours changeants. L’objectif politique ukrainien a pu ainsi évoluer de simplement survivre à l’invasion russe avec une stratégie défensive, puis l’espoir grandissant à partir de repousser l’ennemi jusqu’aux limites du 24 février, puis les victoires aidants de le chasser complètement de tout le territoire ukrainien dans ses limites de 1991.

Les ambitions russes, qui sont essentiellement celles de Vladimir Poutine, ont également évolué avec le temps dans le sens inverse de celui des Ukrainiens, la guerre étant un jeu à somme nulle. La stratégie actuelle, que l’on pourrait rebaptiser « Anaconda » si cet animal existait dans ces latitudes, est celle de la pression sur l’Ukraine et ses alliés dans tous les domaines jusqu’à ce que ça craque quelque(s) part(s) : le soutien des opinions publiques occidentales ou au moins des classes politiques, le soutien matériel, l’économie ukrainienne, la pouvoir de Volodymyr Zelensky, le corps de bataille ukrainien, le moral de la population, etc. avec possiblement un effet domino jusqu’à l’épuisement de tout espoir et donc in fine l’obligation de négocier défavorablement. On verra ensuite ce qu’il y aura à négocier, l’essentiel est de se présenter en vainqueur à la table. Cela peut prendre trois mois, trois ans ou dix ans, peu importe pour Poutine à partir du moment où l’« arrière » russe tient de gré ou de force.

C’est dans ce cadre-là que l’on peut interpréter l’opération militaire Donbass 2 en cours. En tenant compte de la médiocrité tactique de ses éléments de manœuvre mais de la supériorité de sa puissance de feu, et arguant de l’impossibilité de percer, le commandement russe exerce un martelage de la ligne de front avec un échelon unique. Cela ressemble quand même furieusement à l’opération Donbass 1 d’avril à début juillet, avec simplement plus d’hommes à sacrifier. On peut donc supposer, et les dosages d’efforts semblent le montrer, que l’objectif terrain de l’opération est le même qu’à l’époque : la conquête complète des deux provinces du Donbass.

Face à cela, et en considérant que les buts politiques n’ont pas varié, la stratégie occidentale dans la confrontation avec la Russie est également celle de la « pression craquante » par le biais des sanctions économiques, la recherche de l’isolement diplomatique et l’aide à l’Ukraine. Grâce en partie à cette aide, la stratégie ukrainienne est essentiellement militaire et vise à la destruction du corps expéditionnaire russe en Ukraine suivie de l’incapacité de la Russie à retenter l’expérience de l’invasion.

Pour détruire une armée, on ne connaît guère d’autres modes opératoires que l’attrition ou l’anéantissement. On se bat en essayant d’infliger bien plus de pertes à l’ennemi qu’à soi-même ou bien on essaie de disloquer le dispositif d’une grande unité afin de lui faire perdre sa cohérence. Dans les faits, les deux peuvent se combiner et l’opération d’attrition peut-être simplement une opération d’anéantissement qui n’a pas réussi et se prolonge. C’est un peu le cas de Donbass 1 qui visait à encercler les principales villes du Donbass encore sous contrôle ukrainien et s’est rapidement transformé en une grande bataille d’usure de gagne terrain et de matraquage d’artillerie sur des Ukrainiens qui ne voulaient rien lâcher. Avec l’unique percée de l’opération, à Poposna le 9 mai, la bataille a pu commencer à ressembler à une bataille d’anéantissement avec la possibilité d’un encerclement de forces ukrainiennes dans la poche de Lysychansk. Cela n’a pas été le cas, mais on a pu croire que le rapport de force se trouvait encore plus favorable aux Russes après la bataille du fait des lourdes pertes ukrainiennes.

C’est l’inverse qui s’est passé. Les pertes absolues russes ont été supérieures à celle des Ukrainiens. Les exemples historiques des combats de position tendant à montrer que les pertes des défenseurs sont le plus souvent plus importantes que celles des attaquants dans la phase initiale de la bataille – effet de surprise, emploi maximal de la puissance de feu – mais que les choses s’inversent si l’attaque n’a pas permis de conquérir la position ennemie et que l’on s’acharne malgré tout pendant des jours, des semaines voire des mois sur cette même position. La défense s’adapte, se renforcer, et engage des renforts de force ou de feu sur un ennemi de mieux en mieux connu, la part des feux directs s’accroît également et dans ce cadre-là frappe plus ceux qui ne sont pas enterrés.

Autrement dit, si l’objectif premier n’est pas de percer mais d’éliminer le maximum de combattants ennemis, il faut combiner une débauche d’obus dans un temps très court et une phalange qui puisse progresser protégée par le blindage et le terrain tout en projetant un maximum de feu direct – et dans ce cas mitrailleuses lourdes et canons mitrailleurs font la majorité du bilan – sur ceux qui cherchent à tenir le terrain. Une fois l’avance terminée, il faut immédiatement passer en mode défensif et verrouiller la zone tenue. C’était le principe des opérations américaines contre la ligne fortifiée en Corée au printemps 1951 dont les noms, « Tueur » ou « Eventreur », indiquent bien l’objet premier. Hors de ces conditions et s’il s’obstine, c’est l’attaquant qui finit par s’user comme lors de la bataille de la Somme en 1916.

Et puis les pertes sont relatives. Lancer Donbass 1 en avril sous cette forme alors que l’on ne dispose que de 180 000 hommes, déjà très éprouvés par le désastre de Kiev, sans renforts suffisants face à une armée ukrainienne qui a mobilisé la nation et fabrique ou renforce à tour des bras ses brigades est une aberration. On pourra arguer de la médiocrité tactique des unités russes qui ne permettait pas de faire autrement. On répondra qu’il fallait alors prendre le temps de mobiliser des forces à ce moment-là et de travailler à l’arrière pendant des mois avant de relancer une opération offensive. En croyant user l’armée ukrainienne, ce sont les Russes surtout qui se sont épuisés. Le croisement des « courbes d’intensité stratégique », pour reprendre l’expression d’Alexandre Svetchine, se sont finalement croisés encore plus tôt que prévu en faveur des Ukrainiens.

Héritant ainsi de la supériorité opérative, mélange de masse et niveau tactique moyen supérieur (NTM) les Ukrainiens ont pu contre-attaquer en menant cette fois deux opérations d’anéantissement sur les deux zones faibles de l’ennemi. Dans le premier cas dans la province de Kharkiv en septembre, ils ont pu faire une « Uzkub 1918 », c’est-à-dire une percée suivie d’une exploitation en profondeur disloquant le dispositif adverse. Dans le second cas dans la province de Kherson en octobre-novembre en faisant une « Soissons 1918 » en étouffant la tête de pont sur la rive droite du Dniepr. Ils auraient sans doute atteint leur objectif stratégique militaire s’ils avaient pu maintenir ce momentum et accumuler encore plusieurs autres batailles d’anéantissement à Louhansk ou Zaporijjia par exemple. Ils n’y sont pas parvenus, la faute à l’entropie propre des opérations qui a usé aussi les moyens ukrainiens, à la météo et aussi surtout à l’ennemi qui a su réagir. A ce stade, on peut simplement imaginer ce qui se serait passé si tous les moyens, dont les véhicules blindés de tout type, promis pour le printemps 2023 par la coalition de Ramstein avait été donné à l’été 2022.

Donbass, le retour

On se retrouve donc fin novembre au point de départ de l’été 2022 avec simplement une ligne fortifiée russe plus dense qu’à l’époque. Que faire ? Pour atteindre leur objectif stratégique actuel, les Ukrainiens n’ont d’autre choix que d’attaquer la ligne, et ce alors même que les Russes ont pris l’initiative d’une nouvelle opération offensive.

On pourrait imaginer dans l’absolu un combat mobile défensif mobile dans la profondeur. Les forces principales ne tiennent pas le terrain, mais freinent l’ennemi et lui infligent des coups dès que possible, une version à grande échelle de la « trame antichars » que l’on apprenait dans les années 1980, combinée à la corrosion de la guérilla sur les arrières. C’est ainsi que les Ukrainiens ont brillamment vaincu cinq armées russes autour de Kiev en février-mars, leur ont infligé des pertes importantes puis ont repris le terrain abandonné. Tactiquement, ce serait sans aucun doute à l’avantage des Ukrainiens, visiblement supérieur en capacités et moyens dans cette forme de combat. C’est probablement impossible pour des raisons politiques et psychologiques. Il n’est pas question de céder du terrain ukrainien, un peu comme en 1917-1918 lorsque beaucoup de généraux français refusaient de copier l’idée allemande de défense en profondeur. La bataille de Kiev a été une bataille subie.

Une autre option est de tenir fermement le terrain sur certains points mais d’attaquer ailleurs, en opération Killer ou en recherche de percée, à la manière de la résistance à l’« offensive de la paix » 15 juillet 1918 sur la Marne suivie de la contre-attaque de Villers-Cotterêts trois jours plus tard sur le flanc de l’attaque allemande. Cela suppose d’avoir les moyens de maintenir un groupe de forces, pas forcément en premier échelon, prêt à contre-attaquer sur un point faible décelé dans le dispositif adverse. Le problème est qu’on constate aussi une forte absorption des brigades ukrainiennes pour simplement tenir la ligne sous la pression russe et qu’on ne voit pas le deuxième échelon d’au moins dix brigades qui seraient nécessaires pour tenter une contre-attaque. On n’a pas forcément non plus identifié de point faible dans des positions russes qui paraissent plus solides que jamais.

La troisième option est l’usure et l’attente. Faire payer chaque mètre gagné par les Russes par des pertes très supérieures à celles des Ukrainiens, jusqu’affaiblir suffisamment l’armée russe et ensuite, et seulement à ce moment-là, reprendre l’initiative pour lancer à nouveau les batailles d’anéantissement qui seules permettent d’avancer vers la victoire. Cela demande de la patience malgré la pression ennemie, des moyens et du temps pour disposer de la masse critique nécessaire pour attaquer une ligne de défense solide. Cette masse critique est faite de moyens de feu et de choc qui doivent être très nettement supérieurs à ceux de l’ennemi dans la zone attaquée.

Il est difficile de lire dans l’articulation des forces ukrainiennes, peut-être encore plus que dans celles des Russes. Ce que l’on constate est une forte proportion des brigades de manœuvre ou territoriales engagées le long de la ligne de front et donc peu en deuxième échelon, dans la zone Poltava-Krasnohrad en particulier, pour rejoindre n’importe quel point de front, l’attaquer, percer et exploiter. Il est toujours nécessaire par ailleurs de couvrir face aux frontières russes et biélorusse, sans doute avec des brigades au repos/reconstitution. Ce que l’on constate aussi et surtout est un gros travail de fabrication de nouvelles brigades, dont une brigade blindée et huit mécanisées. Plus de 30 000 conscrits ont été appelés au service au mois de janvier, ce qui est très supérieur aux mois précédents. Contrairement aux Russes, et malgré l’urgence stratégique, il semble donc que les Ukrainiens ont apparemment choisi d’être patients avant de pouvoir réattaquer en force.

Il reste donc d’abord maintenir à déterminer si les Ukrainiens peuvent dans les trois mois à venir résister à Donbass 2 en ne perdant ni de terrain décisif (et Bakhmut n’est pas un terrain décisif), ni trop d’hommes, les deux critères rappelons-le n’était pas forcément compatibles. Le plus difficile est peut-être dans ces conditions de résister à l’idée de faire du Verdun partout, car si Verdun a montré aux Allemands la détermination française, cela a été payé de pertes supérieures chez les Français. L’essentiel dans cette phase est que Sloviansk et Kramatorsk ne tombent pas et qu’au moins deux russes tombent pour chaque ukrainien. Il restera ensuite à lancer enfin les deux ou trois batailles d’anéantissement qui manquent pour reprendre les terrains perdus depuis le 24 février et plonger l’armée russe dans l’impuissance et la Russie dans le doute. Cela demandera sans doute encore plus d’efforts que pour les victoires de septembre à novembre et bien plus que la question des véhicules, c’est l’insuffisance de l’artillerie ukrainienne qui est préoccupante.

Si ces deux paris sont réussis, l’Ukraine se sera rapprochée de son objectif stratégique militaire de destruction de l’armée russe et de son objectif politique de libération totale de ses territoires. Elle se sera rapprochée aussi d’objets à « très forte gravité » politique comme les deux républiques séparatistes, la Crimée ou simplement l’ébranlement du pouvoir poutinien. Or, en politique comme en physique l’approche de la forte gravité transforme la physique à son approche. Nul doute que la branloire pérenne risque de bouger très fort à ce moment-là sans que personne à ce stade sache dans quel sens. Nul doute aussi que ces deux défis ne sont pas relevés, la branloire bougera également.

 

Considérations sur l’évolution du conflit en Ukraine par le Colonel (e.r.) Gilles Lemaire

Considérations sur l’évolution du conflit en Ukraine.                                                                     

 

Le 10 janvier 1942, la STAVKA signe la directive n°3. Tous les commandants de fronts et d’armée doivent utiliser les groupes de choc pour des actions offensives en concentrant leurs forces sur un front étroit afin d’acquérir une supériorité numérique. Idéalement, l’attaque sera menée sur 30 km de front[1].

À ce moment, la Wehrmacht a failli prendre Moscou, elle a atteint les premières gares de tramway de la capitale soviétique, mais elle est à bout de ressources, épuisée par une campagne dont la dimension avait échappé à ses concepteurs. La Russie, surprise par cette guerre lancée par un allié dont on avait voulu ignorer l’agressivité, avait tenté de faire face, malgré des pertes catastrophiques et des centaines de milliers de prisonniers. Les deux antagonistes sont épuisés. Le 5 décembre 1941, par des températures de −20 °C, les divisions sibériennes menées par le général Joukov ont lancé la contre-attaque[2]. Les Allemands sont contraints de reculer sur plus d’une centaine de kilomètres. C’est la bataille de Moscou. L’OKW organise une défense « en hérisson », en attendant de reprendre l’offensive au printemps. Pendant tout l’hiver, l’armée rouge lance alors des offensives limitées pour épuiser une Wehrmacht encerclée dans ses hérissons. Offensives coûteuses, lancées par l’infanterie sans soucis des pertes, selon cette directive n°3.

Le mimétisme actuellement affiché par la partie russe pour rejouer en Ukraine la « grande guerre patriotique » amène à l’utilisation des mêmes procédés de combat après le choc de l’opération Barbarossa.

« Nous finirons la guerre avec des lance-pierres » selon les paroles du chanteur Guy Beart[3]. Nous y sommes ! 

Les deux armées, épuisées au bout d’une année de guerre dévorant moyens matériels humains, en viennent à un mode dégradé, présentant des caractères passéistes avec, côté russe, une surconsommation d’infanterie lancée à l’assaut avec un appui écrasant d’artillerie. D’une artillerie conventionnelle, exigeant un grand nombre de projectiles et jouant la saturation plus que la destruction. Infanterie sortant des tranchées, sans appui de chars de combat, agissant essentiellement en zone urbaine, là où l’appui indirect adverse est difficile. Il n’y a plus de munitions intelligentes. Nous sommes en 1915.

Si l’on veut revenir à 1918 et à un champ de bataille plus dynamique, il faut des chars. Les matériels blindés appelés en renfort côté allié sont ceux des années 60 : chars Leopard 1 allemand, équivalent à notre AMX 30 qui a été ferraillé sur nos champs de tir et ailleurs. Chars Leopard 2, Challenger britannique et Abrams des années 70, plus modernes, cependant. Côté russe, après les T72 et T80, on a vu réapparaître des T62. Des T54-55 ont été observés en convoi ferroviaire. Ces sigles désignant l’année de conception des engins.

Cette situation résulte de la faillite, dans les deux camps, de la stratégie génétique qui, au côté de la stratégie opérationnelle, doit pourvoir aux moyens propres à conduire les opérations. Il n’y a plus de munitions, coté OTAN, selon une toute récente déclaration de son secrétaire général. Les Russes ont perdu 1700 chars et un nombre considérable d’engins blindés d’accompagnement. Ils ne peuvent les renouveler avant plusieurs mois. Leur consommation d’obus d’artillerie évaluée il y a quelque temps à 20 000 obus par jour a été diminuée par deux.

C’est le caractère inattendu de ce conflit qui conduit à cette situation. Les Russes ont cru mener une promenade militaire le 24 février 2022. L’échec les amène à recourir à des stocks dont la qualité est sujette à caution dans un pays particulièrement corrompu. Ils pallient cette insuffisance par une mobilisation importante en pensant ainsi submerger le dispositif adverse. Comme au cours de l’hiver 1942. Cette démarche s’avère insuffisante. Les pertes occasionnées peuvent à court ou moyen terme atteindre le moral des assaillants et la population en général.

Selon tous les observateurs, en l’absence de but de guerre clairement défini côté russe, face à la résolution ukrainienne de reconquérir les territoires envahis (Donbass et Crimée), le conflit peut durer encore longtemps.

Sans solution négociée, c’est la stratégie génétique, c’est-à-dire la capacité de produire des armements qualitativement supérieurs, et notamment en matière d’acquisition du renseignement et de gestion du champ de bataille, qui fera la différence. Si ce projet ne peut être atteint, c’est l’armée la plus apte à conduire les opérations en mode dégradé qui parviendra à ses fins.

Grande anecdote du moment : les chars de combat et avions d’armes, réclamés à grands cris par certains, ne conduisent plus obligatoirement à « l’évènement » au sens napoléonien du terme. C’est la maitrise de la conduite informatisée de la bataille (C4ISR[4]) qui y conduit. Les blindés sont nécessaires, mais ils ne sont plus déterminants. Ils ne font qu’accompagner ce basculement des combats, en répondant au principe de « stratification des modèles » décrit par le général Poirier[5] : l’évolution des techniques amène à faire cohabiter, sans les remplacer entièrement, les armements les plus modernes avec les plus anciens. Ainsi le couteau-baïonnette du grenadier-voltigeur, héritant des formes primitives de la guerre, cohabite dans la panoplie du combattant avec les actuels moyens de la cyberguerre… et avec l’arme nucléaire.  

par le Colonel (e.r.) Gilles LEMAIRE – publié le 16 février 2023


[1] In « La guerre totale à l’Est » Boris Laurent, ed. Chronos

[2]  Cette contre-attaque intervient lorsque les Allemands sont à l’entrée de Moscou, début décembre 1941. Ce sont les divisions sibériennes qui interviennent : celles-ci étaient stationnées en Extrême-Orient face au Japon. Elles sont devenues disponibles depuis que ce dernier a attaqué l’Amérique et que Staline sait qu’il ne craint rien de ce côté. Après le dégagement de Moscou intervient cette directive qui fixe les modalités opératives en attendant les beaux jours.

[3] « Le Grand Chambardement » par Guy Béart.

[4] C4ISR : sigle utilisé pour représenter un ensemble de fonctions militaires définies par C4 (Computerized Command, Control, Communications en 2007, anciennement Command, Control, Communications, Computers), I (Intelligence -renseignement militaire) et S (Surveillance), R (Reconnaissance),

[5] In « Essais de stratégie théorique », Institut de stratégie comparée, 1982.

L’ offensive d’hiver par Michel Goya

L’ offensive d’hiver

Members of the Ukrainian forces participate in an urban combat training exercise, organised by the Ukraine Ministry of Internal Affairs, within the exclusion zone in the abandoned city of Pripyat, Ukraine, on Friday, Feb. 4, 2022. Russia denies any plans to invade Ukraine, saying the forces are on routine maneuvers, but it has warned Kyiv against making any military move against the separatist regions Moscow backs in the Donbas area. Photographer: Ethan Swope/Bloomberg via Getty Images

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 14 février 2023

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On évoque beaucoup la possibilité d’une nouvelle grande opération offensive russe, à l’occasion notamment de l’anniversaire du début de la guerre le 24 février prochain. Outre que les différentes dates attendues avec angoisse durant cette guerre n’ont guère été fertiles en évènements particuliers, il est quand même très probable que cette grande opération offensive a déjà commencé. Nous y sommes entrés progressivement par une augmentation graduelle du nombre d’attaques jusqu’à un seuil critique où la majorité des moyens sont engagés. Si l’habitude est respectée, nous en sortirons dans deux ou trois mois.

Contournement impossible, percée difficile

Cette offensive russe d’hiver ressemble tellement à celle d’avril à juin que l’on peut la baptiser « deuxième offensive du Donbass » avec probablement le même objectif de conquête complète de la province de Donetsk et toujours le même flou sur l’objectif politique recherché au-delà de cet objectif militaire.

Cette nouvelle offensive a lieu simplement sur une ligne de front plus réduite qu’en avril puisque la tête de pont de Kherson a disparu et que les Russes ont été presque entièrement chassés de la province de Kharkiv, mais elle a lieu uniquement « plein fer » sur cette ligne. Il est vrai qu’il est difficile pour les Russes, comme pour les Ukrainiens d’ailleurs, de faire autrement.

On ne peut projeter de forces par-dessus la ligne par une opération aéroportée ou héliportée, par manque de moyens de transport pour les Ukrainiens et surtout pour tous par la densité des défenses antiaériennes qui rendrait l’expérience extrêmement périlleuse. Il n’est pas possible non plus de contourner par la mer à la manière du débarquement américain à Inchon en Corée en septembre 1950. Là encore, les moyens manquent pour réaliser des opérations amphibies de grande ampleur et les côtes sont trop dangereuses d’accès. Et puis, même y parvenant, il faudrait par air ou par mer, être capable d’alimenter, tenir puis agrandir la tête de pont formée, et ce n’est pas évident. Un franchissement offensif du Dniepr d’un côté comme de l’autre engendrerait des problèmes similaires, tant l’obstacle est important. Les Russes y sont parvenus un peu par surprise au tout de début de la guerre, avant de se retrouver bloqués puis refoulés. Ils ne bénéficieraient plus, ni les Ukrainiens, de telles conditions favorables.

Les Russes peuvent enfin tenter de contourner la ligne de front en passant par leur frontière ou celle de la Biélorussie qui constituent des murs politiques infranchissables pour les Ukrainiens. L’état-major de la 2e armée a été installé en Biélorussie avec peut-être 8 à 10 000 hommes. On assiste aussi à une concentration de forces dans la province de Belgorod, sans doute sous le commandement de la 20e armée. À ce stade, c’est clairement insuffisant pour imaginer menacer à nouveau Kiev. Ces deux armées sont surtout des cadres de formation de troupes à l’heure actuelle, et dans le cas de la province de Belgorod participent à la promotion de l’idée que la Russie et même la Biélorussie sont menacées. D’un point de vue ukrainien, même si agite cette menace, car il faut toujours stimuler l’attention des Occidentaux et leur désir d’aider, il est probable que l’on aimerait bien que les Russes tentent à nouveau de pénétrer en Ukraine par ces côtés afin de leur infliger presque à coup sûr une défaite majeure.

NTM en Ukraine

Car il n’y a pas que des questions de géographie ou d’équipements adaptés. Il y a aussi ce qu’une armée est réellement capable de faire face à un ennemi donné ce que l’on appeler la « puissance relative ». C’est fondamentalement l’association d’une masse de moyens et de compétences. Ces compétences elles-mêmes peuvent évoluer selon plusieurs facteurs. L’un d’entre eux est l’incitation à apprendre, s’adapter, innover. Cette incitation évolue en fonction de l’ampleur des défis à résoudre et de la confiance que l’on a à y parvenir. Sans stress organisationnel, disons en temps de paix, l’incitation à évoluer est beaucoup plus faible qu’alors qu’il y a des missions dangereuses et des défis multiples à résoudre. Autrement dit, les leçons sont plus chères, mais on apprend et on évolue beaucoup plus vite lorsqu’on combat pour de vrai, justement parce que les leçons sont chères. Le niveau tactique moyen (NTM) progresse et si en parallèle le nombre d’unités augmente, la puissance relative de l’armée augmente au carré.

Bien évidemment, cette incitation va produire des effets plus ou moins importants en fonction de l’écosystème d’apprentissage. Face à des défis similaires, certaines armées vont plus progresser et plus vite que d’autres selon, sans entrer dans le détail, leur capacité interne à susciter, promouvoir puis imposer des idées nouvelles. À cet égard, et même s’il ne faut pas l’idéaliser dans ce domaine, l’armée ukrainienne a incontestablement une plus grande propension à apprendre et innover que l’armée russe. Après un an de guerre, ce constat est inchangé.

Un autre facteur essentiel est le niveau de pertes. Il est difficile de capitaliser une expérience collective quand trop de membres meurent ou disparaissent parce que blessés ou mutés ailleurs. Le 23 mars 1918, la IIIe armée française est engagée en Picardie au secours de la Force expéditionnaire britannique (BEF). Les divisions mobiles allemandes viennent de percer les lignes de défense et il faut donc les affronter en terrain libre hors de la zone des tranchées. Face à ce nouveau défi, les artilleurs français s’en sortent plutôt bien car il y a encore parmi eux beaucoup de vétérans de 1914. Innover, c’est parfois se souvenir et il leur suffit de puiser dans les expériences passées analogues pour trouver des solutions. Les fantassins français en revanche, qui subissent depuis le début des pertes très supérieures à celle des artilleurs, n’ont de leur côté plus de vétérans de 1914. Ils ne connaissent que le combat de tranchées et il leur faut tout réinventer sous le feu.

Pourquoi parler de cela à l’occasion de cette offensive d’hiver en Ukraine ? Parce que le NTM est une donnée stratégique suprême. L’armée russe en Ukraine est maintenant plus nombreuse qu’à l’été avec l’arrivée des mobilisés, les mobiks. Elle dispose même peut-être de 180 bataillons de manœuvre, mais le taux de perte et de turn over a été tél que ces bataillons, certes très hétérogènes entre un bataillon de mobiks et une unité de Wagner + (hors ex-prisonniers), restent d’une qualité tactique médiocre. Quand une unité, pourtant d’élite au départ, comme la 155e brigade d’infanterie navale doit être reconstituée deux fois, on peut imaginer qu’elle a eu du mal à capitaliser sur son expérience ou par exemple que les soldats formés au feu et qui auraient pu constituer de bons sous-officiers ne sont simplement plus là. Le NTM conditionne largement la forme des combats. Avec des soldats, des cadres et des états-majors bien formés on peut organiser des combats ou des batailles complexes, sans cela c’est impossible. Dans ce cas, il n’y a que deux solutions, soit on attend pour rehausser le niveau tactique moyen et pouvoir ensuite organiser des opérations plus ambitieuses, soit on attaque tout de suite mais très pauvrement tactiquement.

Face aux offensives ukrainiennes de l’automne, les Russes ont réussi une « Hindenburg 1917 », du moins ils en ont réussi les premières phases avec la mise en place d’une solide ligne de défense sur le front et la mobilisation des forces en arrière. À l’abri de ce bouclier, les Allemands avaient alors tenté d’étouffer le Royaume-Uni par la guerre sous-marine à outrance. On peut la comparer à la campagne des missiles sur le réseau énergétique ukrainien. Mais ils ont surtout travaillé. Après avoir récupéré des forces du front russe, ils ont durant l’hiver 1917-1918 la patience de reconstituer une masse de manœuvre à base de divisions recomplétées, réorganisées et entraînées pendant des semaines sur de nouvelles méthodes. Le problème pour eux est que les Alliés ont également beaucoup travaillé dans cette période. Les opérations de 1918 se trouvent de part et d’autre d’un niveau de complexité impossible à atteindre avec les compétences de 1916 à l’époque des batailles de Verdun ou de La Somme. Il est d’ailleurs probable que dès les années 1920, après la démobilisation des forces on ne soit déjà plus capable de les organiser.

Bref, devant ce dilemme, par pression politique ou pour prendre l’initiative les stratèges russes ont décidé d’attaquer tout de suite et donc très pauvrement à base, comme d’avril à juin, d’assaut de bataillons sous appui d’artillerie, mais avec peu de fantassins compétents et trois fois moins d’obus. Disons-le tout de suite, cela se paye mécaniquement de lourdes pertes, trois fois plus chaque jour que pendant la première bataille du Donbass selon les chiffres ukrainiens, il est vrai à prendre toujours avec précautions. Les Russes restent donc sciemment dans une trappe à incompétence.

L’assommoir arithmétique

Ces attaques ont lieu sur l’ensemble du théâtre d’opérations avec une distribution des forces russes plutôt dense et équitable, autrement dit dispersée et sans deuxième échelon. Cela indique déjà qu’il n’y a pas de volonté réelle de percer, mais simplement de pousser et à défaut de fixer et d’user.

On se souvient que le secteur de Kherson avait été très renforcé au cours de l’été, trop sans doute. On y retrouve toujours les 49e armée et 5e armée, plus le 22e corps d’armée et qui tiennent la rive droite du Dniepr avec des forces réduites. En arrière, la petite 29e armée sert de réserve à proximité de la Crimée. C’est un ensemble disparate privé de la plupart de ses unités de manœuvre les plus lourdes au profit bataillons légers, une vingtaine au total. Le premier échelon sert de « mur du Dniepr » et mène surtout une bataille d’artillerie et de commandos le long du front. L’arrière sert sans doute surtout de zone de réserve et reconstitution. On y trouve notamment plusieurs divisions et brigades d’assaut par air éprouvées par les combats.

Le secteur de Zaporijjia est plus actif. La 35e armée, réduite, tient la centrale nucléaire d’Enerhodar et la rive sud du Dniepr, mais la 36e armée a renforcé la 58e armée sur la ligne de contact. L’ensemble, qui représente entre 30 et 40 bataillons de manœuvre, est insuffisant pour une opération offensive de grande envergure, mais permet de mener des attaques locales sur Orikhiv et Vuhledar, qui fait partie de l’oblast de Donetsk. Ce sont deux points clés de la zone. Orikhiv est un carrefour routier important qui commande toute la manœuvre à l’ouest du front de Zaporijjia, sa possession offrirait à la fois une base de départ éventuelle pour des attaques futures ou au contraire en priverait les Ukrainiens. Vuhledar de son côté est surtout une base de feux, et peut-être plus tard de manœuvre, ukrainienne qui menace avec l’artillerie à longue portée tout le réseau de communication entre Donetsk-ville et Marioupol. Sa conquête, qui est loin d’être réalisée, soulagerait l’approvisionnement de toute la zone sud occupée par les Russes, un axe d’autant plus important que celui venant de Crimée a été endommagé. En résumé, la mission du secteur de Zaporajjia semble être surtout de rectifier la ligne à son avantage en s’emparant de point clés et en fixant le maximum de forces ukrainiennes au profit de l’attaque principale.

Cette attaque principale a lieu évidemment dans le Donbass dont les deux provinces forment en réalité trois secteurs regroupant plus d’une centaine de bataillons de manœuvre. Le plus au sud, le secteur de Donetsk-ville, est occupé par la 8e armée russe et le 1er corps d’armée DNR et vise, comme depuis le début de la guerre, à repousser les forces ukrainiennes au-delà de la ville et hors de la position fortifiée qu’ils tiennent depuis 2015. Il s’agit plus d’une opération de pression, aux gains limités à quelques villages, que d’une tentative de percée et de dislocation. Le secteur le plus au nord est celui de la province de Kharkiv. On y trouve la 1ère armée blindée de la garde, la 4e division blindée en particulier, et les 14e et 68e corps d’armée. Sa mission semble être de protéger la frontière de la province de Louhansk, en débordant par le nord de la ligne de contact à l’intérieure de la province de Kharkiv. Son objectif immédiat est le bourg de Dvoritchna en tête de pont au-delà de la rivière Oskil et son objectif ultérieur semble être Koupiansk. Plus au sud la 41e armée russe tient la région de Svatove.

L’effort russe est porté entre les deux, sur un secteur que l’on peut baptiser « Kreminna-Bakhmut » du nom des deux batailles aux extrémités d’une opération offensive générale en direction de Sloviansk-Kramatorsk. L’effort à Kreminna est porté par la 20e armée et le 3e corps d’armée, avec la 7e division d’assaut par air (VDV) comme fer de lance. Il s’agit de ce côté de repousser les Ukrainiens vers la rivière Oskil et de pénétrer à nouveau dans la zone forestière de la rivière Donets en direction de Lyman et Siversk. L’effort est appuyé au sud depuis Lysychansk par le 2e corps d’armée LNR renforcé de bataillons de mobilisés russes. De son côté, l’effort à Bakhmut est porté par la société Wagner, dont les effectifs sur place équivalent à celui d’une armée régulière russe, mais renforcée de la 106e division d’assaut aérien et de brigades d’artillerie de la 8e armée. L’attaque sur Bakhmut progresse lentement, mais inexorablement au nord et surtout au sud-ouest de la ville. La zone tenue par les Ukrainiens commence à former nettement une poche qui n’est plus par ailleurs alimentée que par un petit axe. La question de l’abandon de Bakhmut ou d’une contre-attaque par les Ukrainiens se pose forcément.

En résumé, d’un point de vue russe l’offensive progresse et use l’armée ukrainienne. Grâce à un apport régulier de forces par une mobilisation désormais sans limites des hommes et de l’industrie, le général Gérasimov peut espérer par une pression continue conquérir le Donbass pour l’été 2023. Il sera temps alors en fonction des rapports de forces de décider de l’évolution des buts stratégiques. Dans tous les cas, alors que le pays résiste à la pression extérieure des sanctions et qu’il n’y a pas de troubles internes, le temps semble jouer en faveur de l’assommoir arithmétique russe.

On compare parfois le conflit en Ukraine avec la guerre de l’hiver 1939-1940 entre l’URSS et la Finlande, en faisant le parallèle entre la détermination et des succès des Finlandais et des Ukrainiens face à un envahisseur incomparablement plus puissant. On oublie de mentionner que les Soviétiques l’ont finalement emporté par une débauche de moyens et de sacrifices. Après des mois d’efforts et 350 000 morts ou blessés (six fois plus que les défenseurs) les Soviétiques ont finalement percé la ligne Mannerheim et poussé le gouvernement finlandais à reconnaître sa défaite et négocier défavorablement. C’est très probablement comme cela que l’on voit les choses à Moscou. L’expérience de cette guerre tend pourtant à montrer que les prévisions au-delà de trois mois ne valent pas grand-chose.

La guerre se fait toujours au moins à deux, la prochaine fois, on parlera du camp ukrainien.

Criminalité et délinquance, Un bilan catastrophique

Criminalité et délinquance,
Un bilan catastrophique

 

par Eric Stemmelen (*) – Esprit Surcouf – publié le 10 février 2023

https://espritsurcouf.fr/securie_criminalite-et-delinquance-un-bilan-catastrophique_par_eric-stemmelen_n207-100223/ Commissaire divisionnaire honoraire de la Police Nationale


Comme tout policier, l’auteur se plaint d’une répression trop molle et du laxisme de la Justice (et pas seulement de la Justice). On pourrait en sourire. Mais la violence des chiffres qu’il nous assène et la pertinence de ses remarques nous interpellent. Ses propos sont si riches que nous publierons son article en deux parties. Cette semaine : un constat brut.

La sécurité est  un élément fondamental de la vie en société, elle est  indispensable à l’exercice des principes fondamentaux de la République : liberté, égalité, fraternité. Elle est expressément inscrite dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (article 2 mais aussi 12 et 13). Mais le développement, constant et inquiétant, d’une insécurité générale  est manifeste. Il touche l’ensemble de la population, notamment les plus faibles.

Des pans entiers de notre territoire échappent désormais aux lois de la République, et vivent sous la coupe d’individus ayant édictés leurs propres règles de vie, basées sur les profits criminels ou sur des régressions communautaristes, et comportant l’usage systématique de la violence et de l’intimidation. Cette situation s’est progressivement développée à partir des années 70 dans certains quartiers des grandes villes et dans certaines banlieues. Les différents gouvernements, de droite comme de gauche, n’en ont jamais pris la mesure et n’ont jamais apporté des solutions concrètes et efficaces. Bien au contraire, plutôt que de s’attaquer aux racines du mal, les autorités ont systématiquement privilégié la culture de l’excuse et de la tolérance.

 

LES CHIFFRES DES SCIENTIFIQUES

La criminalité réelle en France ne peut s’apprécier qu’au travers des études de victimation. Elles révèlent que 90 % des vols de voiture font l’objet d’une plainte (et pour cause, les assurances sont là pour rembourser, mais elles exigent le récépissé de la plainte). Mais seulement 20  à 30 %  des vols sans effractions dans les résidences principales font l’objet de plaintes. Et 90 % des violences sexuelles hors ménages ainsi que 90 % des actes de vandalisme contre les logements ne font l’objet d’aucune plainte, et donc d’aucune poursuite,  et encore moins de condamnation.

Les infractions à la législation sur les stupéfiants sont au nombre de 200 000 chaque année, alors que l’on estime à près de 14 000 000 les personnes consommatrices occasionnelles de cannabis, et à 550 000 les consommateurs journaliers. Plus de 40% des français, à  l’âge de 17 ans, ont déjà essayé le cannabis, et sont ainsi en tête des jeunes consommateurs dans toute l’Europe, malgré une législation française assez répressive mais manifestement pas ou peu appliquée.

 

Photo D.R.

Les auteurs d’actes de violence sont de plus en plus jeunes mais aussi de plus en plus violents. Chaque année, 230 000 mineurs ont affaire à la justice pour des infractions pénales, mais 29 % seulement sont réellement poursuivis. Les autres voient leurs affaires classées sans suite (alors que les auteurs sont identifiés)  ou bénéficient d’alternative aux poursuites. La prison est rarissime puisque  seuls 3000 mineurs sont incarcérés, soit moins de 2% des mis en cause.

Les mineurs sont responsables de 28% des vols (délits), 28% des viols (crimes), et de plus d’un tiers de toutes les infractions de destructions et de dégradations de biens. 7% des mineurs commettent des délits en état de multi-réitération ou de multi-récidive. Il y a ainsi 16 000 mineurs au minimum qui sont en situation d’échec total de réinsertion. Les services de la Protection judiciaire de la justice prennent en charge chaque année 90 000 mineurs. Comme pour les majeurs la justice fonctionne lentement : entre l’interpellation d’un mineur pour délit et son jugement en première instance (sans parler de l’appel ou de la cassation) il s’écoule en moyenne 20 mois !

 

LES CHIFFRES DES AUTORITES

Depuis 1972, le ministère de l’Intérieur recense les crimes et délits enregistrés par les services de police et de gendarmerie. Ces données ne mesurent pas l’ensemble de la délinquance car les victimes ne déposent pas toujours plainte, on l’a déjà vu,  et les contraventions ne sont pas comptabilisées, ni les infractions routières, douanières, fiscales et du droit du travail (c’est pourquoi, depuis 2007, les enquêtes de victimation ont été conduites pour avoir une meilleure appréhension de la réalité).

Si, en 2022, les services du ministère de l’intérieur ont comptabilisés 3 500 000 crimes et délits, la criminalité réelle est estimée supérieure à dix millions de faits commis. A titre d’exemple, les infractions de violence qui entrainent un traumatisme traité médicalement n’aboutissent qu’à 25 % de plaintes quand elles sont commises hors ménage, et à seulement 10% quand elles sont commises dans le cadre familial. Les coups et blessures volontaires sont en hausse constante avec plus de 300 000 faits constatés avec dépôt de plaintes. Mais le chiffre réel est bien supérieur car beaucoup d’infractions ne sont jamais comptabilisées, soit par absence de plaintes, soit par absence de constatations par les services de police et de gendarmerie, soit par transformation des plaintes en mention de main courante. 40% des personnes condamnées à une peine de prison ferme  pour des faits de violence commettent un délit similaire à leur sortie de prison.

En 2022, les départements les plus dangereux de France étaient Paris (avec 12% de risques d’être victime d’un crime ou d’un délit) suivis de la Seine Saint Denis, des Bouches du Rhône, du Rhône, des Hauts de Seine. En ce qui concerne les coups et blessures volontaires, c’est la Seine Saint Denis qui arrive en tête, suivie du Nord, des Bouches du Rhône, de Paris et du Pas de Calais. Les villes les plus dangereuses sont Lyon (8% de crimes et délits) suivi de Saint Denis, Lille, Bordeaux, Paris. Pour les coups et blessures volontaires, arrive en tête Douai, suivi de Valenciennes, Lens.

Photo Pixabay

L’index du crime en Europe (Europe Crime Index), qui fait la synthèse des données en provenance d’Eurostat au sein de l’Union Européenne et  du Conseil de l’Europe, donne la prévalence criminelle pour les infractions graves (homicides, vols à main armée etc…). Il classe la France en tête des pays criminogènes avec un index de 46,39 à comparer au Royaume Uni (42,72), à l’Allemagne (34,51), à la Suisse (21,37).

Face à cette situation qui s’est progressivement développée depuis des dizaines d’années, aucun gouvernement n’a voulu apporter de solutions concrètes  et efficaces. Bien au contraire la culture de l’excuse et de la tolérance a toujours été privilégiée, comme celle de mettre en avant les problèmes de logement comme cause essentielle de la criminalité.

DISCOURS INADAPTES

La phrase d’Albert Camus écrite en 1944 : «  Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde » est plus que jamais d’actualité.

Les termes de communication employés par les autorités et par les médias traduisent au minimum une gêne à voir la réalité en face : On parle de banlieues, de quartiers difficiles, de quartiers sensibles, de zones à problème, de jeunes agissant en groupe etc.….par peur de stigmatiser et de discriminer une catégorie de la population, sous le prétexte détourné du principe constitutionnel de l’égalité. Ainsi, le mot « jeune » couvre la classe d’âge de 12 à 30 ans.

Dans l’immense majorité des cas, les quartiers difficiles sont des quartiers qui regroupent une majorité de population issue de l’immigration, venue de l’Afrique sub-saharienne et du Maghreb. Les jeunes de ces quartiers, enfants de ces immigrés, sont quasiment tous des citoyens français. Personne ne pense en parlant de « jeunes » aux asiatiques, aux européens ou à nos ressortissants des DOM/COM.  Les  médias parlent facilement de l’origine ethnique des victimes en et publient leurs identités, photos comprises. Par contre ces mêmes médias ne parlent jamais de l’origine ethnique des agresseurs. Sauf quand les faits se déroulent aux Etats Unis, où les commentateurs emploient le mot afro-américains ou latino-américain. Qui a jamais entendu sur une antenne française le terme d’afro-français ?

Les visages des agresseurs sont systématiquement floutés comme les identités, seuls parfois les prénoms sont indiqués.  C’est la même attitude qui aboutit, en matière de grande criminalité et de terrorisme, à parler du « passé de petit délinquant » pour des voyous qui sont en fait des criminels ou  des délinquants multirécidivistes. Cette minoration constante de la dangerosité participe à la culture de l’excuse.

Cette même désinformation par l’emploi de mots inappropriés se constate quand on parle d’incivilités au lieu d’infractions pénales. La notion d’incivilité est sociologique et élude la gravité de l’infraction pénale en fondant ces déviances dans la fatalité du fonctionnement social. L’emploi du mot « incivilité » vise en réalité à dépénaliser entièrement l’infraction. L’emploi du mot incivilité  porte dans sa nature même la quasi-certitude de ne pas avoir de sanction pénale appliquée. Or les insultes, les violences physiques, les tapages nocturnes, les tags, les jets d’ordure par les fenêtres ne sont pas des incivilités, mais des infractions pénales…qui ne seront que très rarement réprimées à leur juste mesure.

En 40 ans la criminalité a été multipliée par 4, pas les places de prison. Mais encore plus inquiétant, les infractions les plus traumatisantes, à savoir les atteintes aux personnes, se sont multipliées par 10 depuis les années soixante.

(*) Eric Stemmelen, commissaire divisionnaire honoraire, a effectué sa carrière en France et à l’étranger. En France, d’abord à la direction centrale de la police judiciaire, puis dans les organismes de formation et enfin au service des voyages officiels. Responsable de la sécurité des sommets internationaux et des conférences internationales, chargé de la protection rapprochée des Chefs d’Etat et de Gouvernements étrangers, il a été  mis comme expert à la disposition du ministère des affaires étrangères, pour la sécurité des ambassades françaises, de leur personnel et des communautés françaises dans de nombreuses capitales (Beyrouth, Kaboul, Brazzaville, Pristina, entre autres). Diplômé de l’Académie Nationale du FBI, auditeur de l’IHESI, il est aujourd’hui consultant et expert dans les domaines de la  Sécurité (au Conseil de l’Europe, par exemple). 

Emmelin2575@gmail.com

Problématique de la « Cultural War » aux Etats-Unis

Problématique de la « Cultural War » aux Etats-Unis

 
par G. Dewellet G. R; Kouakou & Frederic Bourdeau (MSIE 39 EGEEcole de Guerre économique) – publié le 10 février 2023

Remise en cause de Blocs ayant structuré le monde ; changements structurels des doctrines militaires, particulièrement dans le monde occidental projeté dans des conflits asymétriques à l’opposé de ce que le siècle précédent avait proposé ; avancées technologiques majeures, notamment dans le domaine des NTIC, entraînant jusqu’à nos jours un accroissement des échanges et une vélocité de l’information que le monde n’avait jamais connue…

Le XXIème siècle, comme le XXème, a commencé sur des changements géo-économiques d’une violence rare, entraînant une remise en cause des ordres établis qui semblaient immuables et qui étaient les conséquences de la stupeur qu’avait entraîné la fin de la Seconde Guerre Mondiale.Certaines «anciennes grandes puissances», comme feu le bloc soviétique, ne l’étaient plus, d’autres localisées en Europe, citons à minima le Royaume-Uni et la France, perdaient de leur superbe tout en maintenant un positionnement sur la scène internationale, et d’autres aussi, et surtout, poursuivaient ou initiaient leur «dynamique de puissance» : les BRICS.

La première décennie, qui observe une continuité avec celle des années 1990 s’offre comme une vitrine des changements auxquels nos contemporains sont et seront confrontés dans les années à venir. Le monde connu change, et changera de manière radicale sans retour en arrière, au moins avant de très nombreuses années. Les forts devaient devenir moyens, et de nouveaux équilibres devaient voir le jour.

A cet égard, l’image apocalyptique et hautement symbolique de la première puissance mondiale, touchée le 11 septembre 2001, pour la première fois de son Histoire sur son sol, marque sensiblement et dans la chair l’avènement de ce qui semblait déjà une nouvelle ère : celle de ceux qui doivent se faire entendre.  Sans tenter de rédiger une liste d’événements qui ne se serait de toute façon que difficilement exhaustive, les vingt années écoulées nous en exposent à toutes les échelles, prouvant que ce siècle est résolument celui de la «revendication».

L’émergence d’une « cultural war »

Les actes de violences, de rébellions, de guerre civile ou de résistance armée ou non, ont cours dans l’humanité et n’ont certes pas attendu notre époque pour être effectués : les guerres de religion, la résistance espagnole contre l’Empire français, l’IRA et la résistance irlandaise contre le Royaume-Uni, la Résistance face à l’Allemagne Nazi, les marches contre la ségrégation aux Etats-Unis et les mouvements représentés par Martin Luther King ou par Malcom X… Le XXème siècle en a concentré sur de courtes périodes. Toutefois, notre époque avec l’essor continu et permanent des NTIC, notamment d’internet, a offert l’opportunité aux masses d’être au courant rapidement d’événements lointains géographiquement. Le corollaire de ce fait réside dans la possibilité pour chaque individu de proposer une information en retour aux masses.

Si, à l’aube de ce siècle, les techniques n’étaient pas aussi abouties qu’elles le sont au début des années 2020, force est de constater qu’elles ont précipitées les revendications de multiples groupes, jadis supposés discrets, dans le grand « champ informationnel »: Al Qaïda et ses ramifications, Boko Haram, sont des exemples de groupes armés communément considérés comme terroristes qui ont eu le loisir de « profiter » des avancées techniques de ce monde et de se hisser dans la « cour des puissances » en exprimant leur velléités et leurs multiples revendications. Ces entités, mais aussi les Etats ont pu faire montre de leurs intérêts ou de leur volonté des déstabiliser ceux des autres grâce à l’essor de ces techniques : les ouïgours en Chine, les Rohingyas en Birmanie, sont des causes portées à ce jour par des élus occidentaux, loin physiquement et politiquement des préoccupations des nations extrême-orientales.  

Après un XXème siècle marqué par des horreurs dont le point d’orgue réside, en occident (et pour l’occident d’ailleurs), dans l’holocauste des juifs européens par l’Allemagne nazie, une des vertus cardinales consécutive à cette pensée devient la défense des plus petits, où qu’ils soient, sans d’ailleurs parfois (souvent) comprendre le contexte politico-culturel et en calquant des pensées exogènes à une situation précise. Si des Etats, des organisations s’emparent des moyens informationnels, les individus, nécessairement, sont en capacités de le faire. Dans un contexte général de possibilité offerte de faire état de ses revendications au plus grand nombre, «les masses» ont également profité de ces opportunités d’exploiter l’information : la prendre, comme la créer.

La conquête du terrain immatériel

La création des réseaux sociaux dont Facebook, fondé en 2004 et accessible au plus grand nombre en 2006, et Twitter, fondé aussi en 2006, sont les représentants les plus éminents, a permis à chaque personne du monde entier d’exprimer sa vérité et son émotion. Les sites culturels collaboratifs, aussi, tel Wikipedia autorise autant l’accès à l’information et à la connaissance, que la possibilité de faire valoir son point de vue et son analyse.  

Il paraît dans le même temps nécessaire d’évoquer l’évidence : ces moyens sont également des entreprises, issues du même pays : les Etats-Unis. Nous évoquions, en préambule de ce propos, la remise en cause majeure de ce que furent le XXème siècle durant les blocs et leur puissance. Les Etats-Unis, consciemment ou inconsciemment, semblent avoir compris la nécessité d’être en pointe dans ces technologies, il y a une vingtaine d’années, encore naissantes, et de nos jours, durablement établies. Il semble ici difficilement concevable de ne pas, donc, évoquer les supports d’accès à l’information et aux moyens de communiquer que sont les GAFAM. Nous avons certes souligné la création de Facebook, mais il est inimaginable de ne pas citer aussi Google et son portefeuille multitâches, dont Youtube et Gmail sont parmi les éléments les plus importants de notre temps. Qui pourrait aujourd’hui évoluer dans notre époque, sans les accès devenus quasiment essentiels offerts par les plateformes précitées ? Ce qui résistent à cette « pression moderne » qu’est : « l’injonction à la connexion permanente » ne se trouvent pas dans les jeunes générations, qui s’expriment sur des réseaux, où la création artistique est tout aussi prégnante que celle de se créer une « famille numérique ». L’intérêt social de plateformes comme Instagram ou Tiktok est d’autant plus certain qu’il permet aussi à des individus d’horizons lointains de se retrouver dans des causes communes, ou tout du moins dans des intérêts communs.

Dimension fondamentale du comportement des puissances dans la grande compétition mondiale, cette conquête du terrain immatérielle, conceptualisée par Christian Harbulot dans la 3ème édition du Manuel d’Intelligence Économique, est une des voies ouvertes depuis vingt ans dans la confrontation économique internationale.

La révolution de l’échelle de temps

La liste précédente n’est évidemment pas non plus exhaustive, et évoque d’ailleurs une plateforme non étasunienne, TikTok (plateforme chinoise). Nous pourrions en citer d’autres, telles que des plateformes russes ou même françaises (Rutube et Dailymotion respectivement). Cependant, notre propos consiste à exposer que l’ensemble des acteurs politiques, économiques, institutionnels, à la possibilité de trouver, d’exploiter, de donner, de l’information et de se regrouper par groupe d’intérêts. Entreprise, partis politiques, Etats, ONG, organisations politiques, individus : tous sont consommateurs et peuvent être acteurs actifs ou passifs de l’information. Précisément, les Sociétés n’ont jamais dans l’Histoire été aussi rapidement soumises aux changements : dans leurs essences et leur structuration. Toute l’ont été, et les civilisations et les cultures changent, évoluent, meurent parfois, rebondissent parfois aussi, et en occident, la dite mort de l’Empire romain ou en tout cas sa transformation et sa dilution dans les nations chrétiennes européennes, sont un exemple semblant probant. Ces changements sont sur des échelles de temps de plusieurs décennies voire plusieurs siècles. Sans que ce soit regrettable ou acceptable, le changement de perception qu’ont les sociétés occidentales sur elles-mêmes et donc sur le monde, l’Occident étant encore aujourd’hui une vitrine culturelle pour l’ensemble des continents (même si les événements très récents, en Afrique, en Asie, et à l’Est du continent européen accélèrent cette « chute ») via le formidable soft power de sa première puissance : les Etats-Unis, est vertigineux. La nécessaire revendication des populations longtemps reléguées au second plan dans leurs pays, comme les populations noires aux Etats-Unis ou homosexuelles globalement dans le monde, ont trouvé des échos dans les opinions publiques accrus par l’émergence puis l’utilisation forte à propos des réseaux et plateformes si avant évoquées. Plateformes qui ont aussi activement autorisé l’expansion des idées liées à la défense des minorités, ethniques, sexuelles, culturelles, religieuses, à partir de paradigmes essentiellement occidentaux, en choisissant sciemment la mise en avant de tels combats ou telles discriminations et en en masquant parfois la contextualisation.

L’opposition des contextes civilisationnels

Ainsi, nous pouvons évoquer ici l’idéologie woke, « éveillée », qui présente de plus en plus d’adeptes ou en tout cas de relais, par les moyens de communications traditionnels mais aussi et principalement par les vecteurs numériques de communication, très souvent d’origine californienne. Soulignons pour exemple l’émoi qu’a suscité l’épisode de la mort de George Floyd en France et en Europe. L’importation du mouvement Black Lives Matter dans nos contrées fut autant symptomatique de la puissance des réseaux sociaux (américains), que de l’emprise culturelle étasunienne sur les esprits européens. Nonobstant le peu d’analyse de ce dramatique incident, les contextes historico-culturels radicalement différents des deux espaces civilisationnels occidentaux s’étendant sur les rives opposées de l’Atlantique, n’empêchèrent pas la prolifération d’un combat ethnico politique sans doute noble, mais profondément étranger à la réalité européenne.

Les réseaux sociaux, les plateformes de « diffusion en flux continu » ou streaming : Amazon Prime, Netflix, Disney +, toutes états-uniennes également, participent de la diffusion d’idées qui remettent en cause les fondements des cultures occidentales et qui rejaillissent souvent contre l’occident lui-même quand les acteurs d’autres aires culturelles se saisissent des faiblesses que les occidentaux créent eux-mêmes, pensant pourtant le faire au nom de valeurs «réparatrices».

Nous évoquions précédemment Boko Haram. Boko Haram ou le groupe sunnite pour la prédication et le djihad, est une organisation terroriste ayant prêté allégeance à l’Etat islamique en 2015, dont la traduction en français serait la suivante : «l’éducation occidentale est un péché». Avec, tous les effets que cela peut avoir sur leurs actions à l’encontre de population accusée d’être par essence proches des occidentaux : les chrétiens ou (rarement au regard du nombre) les juifs.

Puissance et … décadence

La position privilégiée des États-Unis d’Amérique leur offre une « fenêtre de puissance » inouïe, sur le monde entier, par la diffusion de leurs idées ; idées qui, dans l’ensemble du monde « blanc » semble acceptée comme loi. Précisons-le encore une fois : il n’est pas pertinent d’être froidement favorable ou défavorable à telle idée ou telle idéologie ; il est en revanche nécessaire de se demander comment des idées liées à des situations étrangères peuvent être prises pour « argent comptant » dans nos sociétés ? Mais pour se poser cette question qui aurait pour finalité d’analyser dans le détail chaque fait cité, en en analysant encore d’autres, il convient d’étudier comment les États-Unis, d’où paraissent issues les idéologies woke (et avec elles l’ensemble des idéologies vouées à l’émancipation du fait minoritaire), en sont arrivés à porter des messages ouvertement contradictoires : puissance et décadence ? En amenant avec eux dans un premier temps l’ensemble de l’occident, mais aussi par ricochet, une partie du monde ouvert à son influence.

La puissance d’une nation ne s’observe pas uniquement à ses capacités financières ou militaires, mais aussi à sa capacité intrinsèque à fédérer d’abord autour d’un roc de valeurs civilisationnelles. Un État puissant, est d’abord un État qui suscite une adhésion forte.

À l’occasion des funérailles de la reine Elisabeth II, l’expérience que le Royaume-Uni, associé à certaines nations du Commonwealth (le Canada surtout) a donné au plus de 4 milliards de personnes les ayant suivies, est significative.

En comprenant ce qui dans la construction des États-Unis, permet cette évolution, il devient possible de s’en prémunir. Et surement, de retrouver le chemin d’abord de la connaissance de soi, de la fierté, de l’influence, et donc…de la puissance.

Armées : Il faut changer de modèle !

Armées : Il faut changer de modèle !

par Xavier Guilhou (*) – Esprit Surcouf – publié le 10 février 2023
Expert international en prévention des risques,
pilotage de crises, et aide à la décision stratégique.

https://espritsurcouf.fr/defense_armees-il-faut-changer-de-modele_par_le-capitaine-de-vaisseau-h-xavier-guilhou_n207-100223/



Avant le Covid, déjà, les commentaires militaires croulaient sous l’expression « haute intensité ». La guerre de haute intensité est là désormais, on la voit tous les jours, depuis un an, en Ukraine. Et bien des responsables de constater avec effarement que l’armée française aurait été incapable de mener une guerre pareille pendant si longtemps. Pour l’auteur, aucun doute : il faut repenser nos armées !
 

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« Nous sommes sur l’os… ! ». Qui n’a pas entendu nos grands chefs utiliser cette expression pour préciser que nous n’avons plus de marges de manœuvre sur le plan capacitaire, voire que nous sommes bien en deçà de l’acceptable pour assurer les missions assignées à nos armées. Il est évident qu’après trois décennies de rabotage budgétaire nous ne pouvons qu’être en limite basse en termes de suffisance opérationnelle (moyens, munitions, stocks stratégiques, personnels…) et que, pour reprendre un terme de marins, « nous talonnons ! ». A ce rythme, la prochaine étape est « l’échouage ».

La guerre en Ukraine sert de révélateur dans tous les domaines et a la vertu de réveiller les consciences endormies par des années de « dividendes de la paix ». Pourtant les signaux précurseurs n’ont pas manqué, mais chaque fois le relativisme et la bureaucratie ont effectué leur travail de neutralisation et de normalisation pour continuer à tirer vers le bas nos postures de défense. De fait « nous sommes bien sur l’os » et il nous faut avant tout « remettre de l’épaisseur », à tous les niveaux, pour combler ou compenser ces faiblesses structurelles. La projection de corps expéditionnaires tous azimuts n’est plus dans nos moyens. Nous devons nous recentrer sur la défense de nos intérêts vitaux, la protection de notre territoire et remuscler notre dissuasion. Il faut changer de méthode et surtout de modèle !

CAPACITES NOUVELLES

Certes nous avons développé des capacités marginales à très forte valeur-ajoutée pour « faire autrement » quand nous ne pouvions plus « faire normalement ». Ce fut le cas au cours de ces trois décennies avec la montée en puissance des opérations spéciales. Par leurs performances indéniables, notamment dans la lutte « anti-terroriste » en Orient et en Afrique, elles ont assuré au pouvoir politique la garantie d’une posture opérationnelle à succès, avec une forte résonnance médiatique auprès des opinions publiques. Cela a plutôt bien fonctionné. Dans ce contexte les OPEX ont au moins eu le mérite de permettre à toutes ces composantes de se tester et d’acquérir une courbe d’expérience considérable.

Mais avec l’Ukraine nous passons à autre chose et le travail « sur-mesure » de nos forces spéciales doit désormais s’intégrer dans des schémas complexes de combat de haute intensité, avec un retour aux confrontations de masse sur des lignes de front, que nous n’avons plus connues depuis les grandes guerres mondiales.

Il en fut de même avec les deux fonctions essentielles que sont le renseignement et la logistique, armes souvent considérées comme secondaires dans notre culture militaire , mais qui se sont avérées cruciales pour accompagner nos projections de corps expéditionnaires sur des conflits hybrides, au sein d’alliances, sur des terres lointaines (Afghanistan, nœud syriaque, Sahel). Ces composantes souvent qualifiées de soutiens, alors qu’elles sont des précurseurs qui conditionnent le succès des opérations,  ont permis sur le terrain de faire preuve de réactivité et d’inventivité dans les modes d’action, face à de nouveaux modes d’adversités (cf. les techniques de guérillas pratiquées par les groupes islamiques, mais aussi les méthodes de désinformation et déstabilisation des Sociétés Militaires Privées comme Wagner, ainsi que l’utilisation de technologies duales et des réseaux sociaux).

 

La nouvelle tourelle d’un véhicule blindé : un concentré de high-tech. Photo Arquus, nicolas Broquedis.

Nous avons aussi compensé la baisse de nos moyens avec de la haute technologie et une professionnalisation remarquable de nos forces. Nos armées sont réduites en nombre, mais elles sont plus performantes du fait des technologies embarquées et du niveau de formation de nos combattants. Ce qui suppose aussi un niveau de soutien et de maintenance non négligeable (pour un soldat au combat il en faut en moyenne neuf en soutien). Néanmoins, pour nos spécialistes, avec les moyens actuels, nous ne pourrions tenir qu’un front de 80 kms, soit Dunkerque – Lille, là où nos anciens furent en mesure de tenir un front de 750 kms lors de la première guerre mondiale. Et que penser de nos capacités de feu qui n’excéderaient pas une semaine en termes de stock de munitions…

CAPACITES A RESISTER

De nouveau le conflit en Ukraine, et surtout les risques de confrontations pressenties en Mer de Chine et en Méditerranée orientale, posent la question des masses critiques et du niveau de rusticité qu’il faudrait désormais être en mesure d’assumer face à des armées qui utilisent des centaines de milliers d’hommes et un déluge de feu sans précédent pour arriver à leurs fins.

Ces armées ont recours à la conscription et à la mobilisation de réserves considérables. Par ailleurs elles se battent avec des doctrines basiques similaires à celles de la guerre de 1914, que nous qualifions certes d’archaïques et de barbares, mais qui s’avèrent dimensionnantes actuellement dans les conflits. Au cours de l’été 2022, les Ukrainiens ont tiré 6000 à 7000 obus d’artillerie par jour selon un haut responsable de l’Otan. Dans le même temps les Russes en tiraient 40 000 ou 50 000. A titre de comparaison les Etats Unis ne produisent que 15 000 obus par mois…

 

Sur cette photo, une centaine d’obus. Les russes auraient tiré, en une seule journée, cinq cents fois le contenu de cette photo. Photo Tsahal

De notre côté nous n’avons plus la conscription et nous avons des réserves qui sont réduites à la portion congrue malgré tous les effets d’annonce vertueux de ces dernières années… Nous faisons confiance à l’intelligence embarquée dans nos moyens, qui sont de plus en plus sophistiqués, en prétendant que cela sera suffisant pour casser ces armées « ringardes » dotées d’équipements datant de la guerre froide… Les évènements nous démontrent qu’il faut faire preuve d’un peu plus d’humilité, ces armées n’ayant pas la même notion de l’attrition et de la vie humaine que nous. Avec une société soumise à la religion du « bien-être », et soyons honnêtes peu résiliente, nous ne remplissons pas les mêmes critères en termes de résistance morale et physique que ces adversaires qui n’ont pas nos états d’âme…

Certes nous avons l’impression actuellement que le corps politique, pas seulement en France mais sur tout le continent européen, subi un électrochoc devant l’intensité et la brutalité des combats en Ukraine. Que n’ont-ils eu les mêmes réactions lors des évènements dans les Balkans, qui ont fait, rappelons-le, de l’ordre de 100 000 morts (200 000 selon les médias) ? Il en fut de même au Moyen-Orient avec les enchainements post-Irak sur le nœud syriaque qui ont fait quasiment le même nombre de victimes. Nous sommes déjà au-dessus de ces seuils pour l’Ukraine 

A chaque fois les niveaux de brutalité et d’inhumanité ont augmenté, franchissant des seuils que les ONG et les organisations internationales n’ont cessé de recenser et d’expliciter pour alerter nos dirigeants. La réponse de ces derniers fut l’invention sémantique des « lignes rouges » à ne pas franchir, mais sans postures réelles et crédibles… Tous ces théâtres d’opération furent des laboratoires, notamment pour les armées Russes et Turques, qui désormais stressent notre flanc oriental et méridional. Heureusement que la posture de dissuasion nucléaire, dont la crédibilité repose sur la permanence à la mer de nos SNLE et sur les capacités de frappes de nos composantes aéroportées ( FAS et FAN), n’a pas subi le même niveau d’altération, voire de destruction systématique, que pour nos moyens conventionnels.

Aujourd’hui le temps n’est plus aux lamentations mais à la reconstruction d’un modèle, en s’appuyant sur cette épaisseur tactique qu’offrent  les composantes à forte valeur ajoutée dont nous avons parlé. Il est évident que ces moyens, en s’intégrant intelligemment dans des schémas plus élaborés de combat de haute intensité, peuvent devenir des « démultiplicateurs de forces ».

Chronique initialement publiée sur le site de Xavier Guilhou : www.xavierguilhou.com
Dans un second article, l’auteur donnera quelques pistes pour un nouveau modèle d’armée

Source photo bandeau de l’article : ©LaureFanjeau

(*) Xavier Guilhou, spécialiste international reconnu depuis 40 ans dans les domaines de la prévention des risques, du pilotage de crises, et l’aide à la décision stratégique. Ancien responsable de la DGSE (dans les années 1980), fortement engagé dans la montée en puissance des Opérations Spéciales (COS) dans la décennie 1990, a une longue expérience de terrain. Il a par ailleurs exercé pendant 15 ans des fonctions exécutives et opérationnelles au sein de grands groupes français (Schneider Electric) et a conseillé depuis 2004 des Etats et des réseaux vitaux en matière de pilotage de crise et de géostratégie. Il est auditeur de l’IHEDN et capitaine de vaisseau (h). cf. son site www.xavierguilhou.com

Pour en finir avec la cobelligérance

Pour en finir avec la cobelligérance

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 7 février 2023

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Une des rares victoires russes de la confrontation avec l’« Occident global » est d’avoir réussi à introduire le mot « cobelligérant » dans le débat. Dans les faits, ce mot n’apparaît que très rarement dans les affaires stratégiques et pour cause puisqu’il désigne le fait d’être en guerre contre un ennemi commun sans alliance militaire formelle, ce qui n’arrive que très rarement. L’Union soviétique attaquant la Pologne deux semaines après l’Allemagne en septembre 1939 en constitue un exemple. Le terme « cobelligérant » a pourtant été utilisé très tôt par la diplomatie russe dès lors que des pays ont décidé d’aider l’Ukraine envahie, et surtout de l’aider militairement. Il s’agissait alors d’abord de démontrer qu’en aidant militairement l’Ukraine, les pays occidentaux ne devenaient pas complètement des « ennemis », puisque le terme n’était prudemment pas utilisé, mais plutôt des « presque ennemis » s’approchant dangereusement du seuil de la guerre ouverte, ce qui personne ne veut. Une aide jugée trop « escalatoire », sans que l’on sache trop en quoi, susciterait alors des réactions du même ordre, sans que l’on sache non plus lesquelles. Bref, il s’agissait d’introduire l’idée, portée ensuite par les sympathisants conscients ou non, que « l’aide c’est la guerre ».

Les gouvernements se sont crûs obligés de répondre à l’accusation. En France, la ministre des armées employait le terme dès le 1er mars pour expliquer qu’au grand jamais ce ne serait le cas (ce qui est une évidence, au pire on serait alliés dans une guerre que la Russie nous aurait déclaré). Emmanuel Macron expliquait dès le 7 mars vouloir « stopper cette guerre sans devenir nous-mêmes des belligérants » tandis que plusieurs personnalités politiques d’opposition estimaient que simplement fournir des armements à l’Ukraine « ferait de nous des cobelligérants ». On rappellera qu’en France la ligne de comportement vis-à-vis de la Russie, telle qu’elle est exprimée dans tous les Livres blancs et revues stratégiques depuis 2008 est, malgré les attaques et l’intrusion en tout genre, le « dialogue ferme ». A ce stade de la guerre russo-ukrainienne, il s’agit donc encore de « persuader » la Russie d’arrêter son invasion par un calcul coûts-profits. On cherche à faire monter les coûts pour la Russie par des sanctions économiques et on aide l’Ukraine à se défendre, obligation morale si on veut que le droit international soit respecté et ce qui a aussi pour effet de faire monter les coûts militaires pour la Russie.

C’est à ce moment-là aussi que l’on se répand en explications sur la distinction entre équipements non létaux et armes qui elles-mêmes sont forcément « défensives », ou encore « non escalatoires » car non agressives. Cela rappelle immanquablement les débats de l’entre-deux-guerres sur le thème « le char est-il une arme offensive ? » et si c’est le cas, un État pacifique doit-il en posséder ? N’est-ce pas une provocation, une menace pour les voisins ? Ligne Maginot = bien ; chars de bataille = pas bien. C’est évidemment absurde, ce sont les opérations qui sont offensives ou défensives, pas les moyens qui y sont utilisés. Les armes « défensives » ou « offensives », pour ne pas dire « offensantes », ont cependant encore de beaux jours devant elle.

Dans les faits, les choses sont pourtant simples. Soutenir un État en guerre sans combattre soi-même n’est pas être en guerre contre l’ennemi de cet État. Quand l’Union soviétique fournit au Nord-Vietnam en guerre contre les États-Unis, le Sud-Vietnam et leurs alliés des centaines de milliers de tonnes d’équipements pour une valeur totale pour 1965-1975 d’environ 110 milliards d’euros actuels, personne ne songe à la qualifier de cobelligérante. Idem pour la Chine qui fait la même chose à moindre échelle. Et pourtant, des milliers de soldats américains vont périr directement à cause de cette aide comme par exemple l’énorme capacité de défense aérienne – canons, missiles et avions de chasse – fournie. Ces choses paraissent comme normales et évidentes dans la cadre de la guerre froide. Cela n’empêche pas dans le même temps des relations diplomatiques presque normales entre Soviétiques et Américains et même des accords importants, comme ceux relatifs à la limitation des armements nucléaires.

On rétorquera que le territoire des États-Unis n’était pas menacé par cette aide, et qu’il n’y avait donc pas au Vietnam d’enjeux vitaux engagés pour les Américains. Malgré des discours grandiloquents du genre « le sud-est asiatique est l’avenir du monde et si on ne combat pas il sera sous le contrôle des communistes chinois, ce qui est inacceptable », ce qui est à peu près la teneur du discours sur l’état de l’Union de Nixon en 1970, cela est vrai. Lorsque les Russes ont voulu déployer des missiles armés nucléairement à Cuba, les réactions ont été plus vives que lorsqu’ils ont été placés en Europe de l’Est, et si la guerre s’était passée au Mexique plutôt qu’au Vietnam, les perceptions auraient sans doute été différentes. Car et c’est bien là toute la difficulté du jeu subtil de l’escalade qui réside, comme au poker, dans sa subjectivité. On ne sait pas forcément très bien ce qui peut provoquer une réaction adverse – pas « ennemie » précisons-bien puisqu’il n’y a pas guerre, mais c’est souvent pareil en temps de guerre – d’autant plus que les choses peuvent évoluer dans le temps ou que l’on ne se comprend pas forcément très bien.

Au début d’octobre 1950, après avoir vaincu l’armée nord-coréenne dans le sud, les Américains et Sud-Coréens décident de pénétrer en Corée en Nord afin de réunifier le pays. Cela ne plaît ni à l’Union soviétique, ni surtout à la Chine populaire qui multiplie les gestes – déclarations, mouvements de troupes, parades – pour faire comprendre qu’elle est prête à entrer en guerre pour sauver la Corée du Nord. Tout cela paraît trop sibyllin aux Américains qui poursuivent la conquête du Nord. Début novembre, les Chinois effectuent même un ultime avertissement conventionnel en attaquant les forces américaines en pointe, avant de se replier derrière la limite du fleuve Yalu. Les Américains interprètent cela comme un signe de faiblesse et continuent. A la fin du mois, les Chinois lancent donc une offensive générale qui inflige une sévère défaite aux Américains. Cet évènement contribuera plus tard à dissuader ces derniers d’envahir le Nord-Vietnam.

On ne sait pas forcément comment l’adversaire perçoit les choses, à moins d’avoir des renseignements de première main. Et encore une taupe dans le premier cercle du pouvoir adverse peut aussi se tromper et dans tous les cas joue pour son propre compte. On suppute aussi sur ce que cet adversaire peut faire. Si on considère qu’il est impuissant, par manque de moyens ou de volonté, il n’y a, en théorie, aucune limite à l’aide à apporter au pays soutenu puisqu’il n’y aura pas de réaction. Mais dans le cas de la Russie, c’est peu probable. On a donc tâtonné avec l’Ukraine. On a aidé et puis on a vu ce qui se passait. 

Reprenons les trois critères de décision évoqués récemment par Emmanuel Macron quant à l’envoi de chars Leclerc en Ukraine : utile, non escalatoire et sans nous affaiblir. Lorsque la guerre commence en février 2022, on envoie d’abord des équipements légers comme des missiles antichars ou antiaériens portables. C’est évidemment tactiquement utile et ce d’autant plus que c’est assez rapidement absorbable par les forces ukrainiennes. Cela ne nous affaiblit pas trop dans un contexte où on estime généralement que cela ne suffira pas à arrêter les Russes. Il faut peut-être en garder sous le coude au cas où la guerre s’étendrait en Europe de l’Est. On s’empresse aussi de qualifier tout cela de « défensif » pour réduire le coefficient escalatoire de l’aide (CEA) et on se prépare à toutes les rétorsions possibles dans les champs de la confrontation (cyberespace, économie, influence, etc.). Finalement, non seulement la Russie réagit peu, hormis par ses déclarations et une carte nucléaire faible (mise en alerte modérée sans menace concrète), mais en plus les Ukrainiens résistent.

Que faire ? Vladimir Poutine ne renonce évidemment pas devant les coûts induits. Bien que très éloignées des objectifs initiaux, les forces russes ont quand même conquis des territoires non négligeables en Ukraine. Et, puis à partir d’un certain seuil, les coûts incitent même à poursuivre, ne serait-ce que pour les justifier ou « se refaire ». Poutine n’est donc étrangement pas persuadé par notre diplomatie que « cela ne vaut pas le coup » et ne retire pas ses forces.

On reste dans un schéma de guerre conventionnelle industrielle tout à fait classique, qui lorsqu’elle ne se termine pas très vite (et se transforme éventuellement en guérilla comme en Irak en 2003) a tendance à durer très longtemps. Il faut trouver autre chose. Les Russes imposent une longue guerre d’usure et de positions. On y répond par une aide plus massive. On s’affaiblit forcément un peu tant l’hypothèse d’avoir à mener ou soutenir une guerre conventionnelle longue n’a pas été anticipée. Il n’y a ni stocks ni capacité à remonter en puissance très vite et aider massivement avec des équipements lourds, comme les pièces d’artillerie qui constituent l’urgence du moment, c’est forcément prendre dans notre muscle. Dans le même temps, la Russie perd aussi ses muscles en Ukraine et ne représente plus dans l’immédiat une menace pour les pays d’Europe de l’est.

Et puis, la Russie n’a pas beaucoup réagi à la première vague de soutien militaire, par crainte également de l’escalade ou peut-être simplement parce qu’elle ne pouvait pas faire grand-chose. Elle se contente de ressortir la carte nucléaire et d’ajouter le thème « poursuivre l’aide à l’Ukraine, c’est faire durer ses souffrances » au discours initial. Cela permet à des personnalités en mal d’existence exprimer leur détestation des « va-t-en guerre », mais seulement s’ils sont ukrainiens ou occidentaux. En même temps, cela tombe bien puisque ce conflit dont tout le monde perçoit la dangerosité est peut-être le premier où il n’y a justement pas de courant interventionniste comme on a pu en connaître dans le passé depuis les conflits en ex-Yougoslavie. La très grande majorité de la population soutient l’idée d’aider l’Ukraine, mais personne ne veut faire la guerre à la Russie. On voit donc des Don Quichotte s’élancer contre des monstres imaginaires, qui ont au moins le mérite de permettre de combattre sans autre risque que le ridicule.

Peu de réactions russes donc, et aucune ligne rouge réellement tracée, mais on ne sait jamais. Il y a un consensus pour estimer que le CEA sera élevé si les armes fournies peuvent servir à attaquer en masse et en profondeur (escalade verticale d’intensité) le sol russe (escalade horizontale géographique). On considère alors, sans doute avec raison, que cela nourrirait le discours russe selon lequel cette « opération spéciale » est bien une guerre défensive contre une agression existentielle de l’OTAN, atténuerait les échecs en Ukraine (« ce n’est pas l’Ukraine, c’est tout l’Occident global qui est contre nous ») et justifierait la stalinisation complète du pays ainsi qu’une montée aux extrêmes. Les armes fournies sont donc « bridées », techniquement (pas de munitions à trop longue portée) et politiquement avec la garantie, sous peine de cessation de crédit, de ne pas les utiliser pour attaquer ouvertement la Russie. A cet égard, la fourniture de chars de bataille, à part le fait de nourrir les fantasmes sur les Panzerdivisionen, ne présente pas de CEA particulier, en tout cas moins que des lance-roquettes multiples par exemple. On n’imagine pas une seconde les brigades blindées ukrainiennes foncer vers Kursk. Ce n’est jamais une bonne idée et les Ukrainiens le savent puisqu’ils étaient dans les rangs de l’Armée rouge. Les avions de combat dont on parle maintenant, c’est un peu autre chose puisqu’ils ont la possibilité, à condition de franchir une défense du ciel très dense, de pénétrer en profondeur dans le territoire russe. CEA plus élevé pour une utilité moindre, cela méritera sans doute plus de débats que pour les chars de bataille.

Soyons un peu clairs dans le flou de l’avenir. Après un tel investissement, une défaite de l’Ukraine serait également une défaite majeure pour nous, pour notre position dans le monde, mais aussi pour le droit international qui pourrait être bafoué impunément. La menace russe peut-être affaiblie un temps par l’effort, et peut-être toujours engluée dans une guérilla sans fin en Ukraine, se reporterait immanquablement sur l’Europe qui est désormais et pour longtemps considérée comme un adversaire par la Russie. Il est vrai que ce sera sans aucune doute encore également le cas si la Russie perd, humiliée ou pas, avec ou sans garanties de sécurité. Il faudra au passage peut-être expliquer un jour par quoi un pays comme la Russie, accessoirement la plus grande puissance nucléaire au monde, peut-il vraiment être menacé. Et puis il y a les fameux troubles russes qu’il faut éviter. Comme si on pouvait quelque chose au fait que la Russie soit devenue un pré-Game of Thrones attendant la mort du roi vieillissant entouré de purs bandits avec leurs armées comme les Zolotov, Prigojine ou Kadyrov, de services de Siloviki rivaux également armés ou d’oligarques mafieux. Dans un an ou dans dix ans, il y aura forcément des troubles en Russie. Ce n’est pas une bonne nouvelle, mais le fait d’aider ou pas l’Ukraine n’y change pas grand-chose. Au pire, on peut se dire qu’il vaut mieux que ce pays soit dans notre camps à ce moment-là.

Donc, continuons à aider l’Ukraine et le plus massivement sera le mieux si on veut des résultats décisifs dans pas trop longtemps, et puis adaptons nous aux problèmes à venir en gardant le cap de nos intérêts stratégiques. Or, des problèmes à résoudre, il y en aura beaucoup. Pour y faire face, il vaudra mieux être costaud militairement et pour une fois y avoir un peu réfléchi avant.