Tribune d’un officier de Gendarmerie : pour un “agent” de l’État, agir en conscience est-il un affront à la cause républicaine ?

Tribune d’un officier de Gendarmerie : pour un “agent” de l’État, agir en conscience est-il un affront à la cause républicaine ?


Véhicule de Gendarmerie
Illustration

Un officier d’active de Gendarmerie nous a transmis cette tribune dans laquelle il livre ses réflexions sur la doctrine de la Gendarmerie.

Dans l’ombre des institutions républicaines, là où le devoir se mêle à la conscience, une question insidieuse se faufile : un Gendarme, peut-il encore, en son âme et conscience, servir la République sans se sentir en contradiction avec elle ?

Depuis toujours, la mission de service public est érigée en idéal absolu, gravée dans les consciences des militaires comme un serment sacré. Pourtant, derrière cette noble ambition se dresse un autre impératif, plus silencieux, mais tout aussi pesant : celui de la soumission à la machine républicaine. Mais qu’advient-il lorsque la volonté politique, aveuglée par ses ambitions, se heurte à la réalité du terrain ?

Trop souvent, hélas, l’idéalisme des décideurs semble déconnecté des besoins tangibles. Et dans cette déconnexion, les décisions, prises à la hâte et en haut lieu, risquent de s’éloigner de l’intérêt général, celui qu’elles prétendent pourtant défendre.

Dans bien des administrations, ce constat est une source de désillusion. La Gendarmerie nationale, corps militaire longtemps réputé pour sa loyauté et son silence, n’y échappe pas. Si certains ont osé briser ce mutisme, ils restent encore trop rares, tandis que la majorité demeure en retrait, retenant en eux ce goût amer d’impuissance. La “loyauté » républicaine, comme un carcan invisible, les enchaîne à leur devoir, les privant de la liberté d’exprimer leur désarroi.

Depuis plusieurs années, les priorités politiques semblent avoir pris le pas sur le sens profond de nos missions. Une perte de repères s’installe, s’immisce au cœur même de notre conscience professionnelle, fragilisant nos convictions. Nos chefs, jadis guides éclairés, sont eux-mêmes ébranlés, tiraillés entre leur devoir de loyauté et leur liberté de conscience, aujourd’hui réduite à une ombre vacillante. Le glissement est évident : de “serviteurs” de la République, nous sommes devenus ses “instruments”, obéissants à des injonctions qui parfois nous échappent.

Les directives se multiplient, souvent portées par des plans d’action de grande envergure, mais dénuées de sens pour ceux qui arpentent le terrain, jour après jour. Cette avalanche de décisions, détachées des réalités, finit par miner l’adhésion des troupes. Et cette désaffection, imperceptible au premier regard, s’étend peu à peu dans les rangs.

Voici donc, sans fard ni embellissement, quelques points de tension, des interrogations non résolues, que l’on murmure tout bas mais qui mériteraient d’être criées tout haut :

– Le rattachement de la Gendarmerie au ministère de l’Intérieur, une décision dont les effets se font sentir chaque jour.

– Les réformes sur le temps de travail, des mesures textuelles qui alourdissent un peu plus la charge des militaires.

L’identité militaire, qui se dilue, entre tradition et modernité.

– Le syndrome du “bon élève”, ce besoin constant de prouver sa valeur, au détriment parfois de l’autonomie.

– Les liens complexes avec l’autorité administrative, qui semblent parfois peser davantage que le bien commun.

– La lutte entre la prévention de voie publique et le poids du judiciaire, une bataille silencieuse mais constante.

– La longévité de la Gendarmerie face à la Police nationale, une question d’équilibre des forces et des moyens.

Enfin, et surtout, la volonté du politique, si souvent en décalage avec la réalité du terrain, qui érode peu à peu la quête de sens des Gendarmes.

Dans un contexte de tensions sociales et d’instabilité politique croissante, cette lente dégradation, déjà bien amorcée, pourrait-elle encore susciter l’intérêt chez les décideurs, ou sommes-nous condamnés au silence ?

La quête de Sens ou la soumission républicaine : réflexions sur la doctrine de la Gendarmerie

Dans l’intimité silencieuse de mon bureau, une question me ronge, obsédante, presque impertinente. Ai-je encore le droit de me poser des questions, de douter, face à l’Institution à laquelle je voue mon quotidien ? Qu’on ne s’y méprenne pas, mes mots ne sont ni une révolte ni une revendication militante. Ils sont le fruit d’une réflexion, sincère, lucide, sur ce qu’est devenue la Gendarmerie, ce bastion séculaire qui vacille sous le poids des changements.

Les réformes se sont succédé, bouleversant les fondations mêmes de notre maison. Loi du 3 août 2009, PSQ, DGE, PVP… (politique de sécurité du quotidien, dispositif de gestion de l’évènement, présence voie publique) des sigles qui défilent comme des promesses, mais qui, sur le terrain, créent un gouffre. Un gouffre entre la réalité politique, façonnée dans les couloirs feutrés du pouvoir, et la dure réalité opérationnelle que nous vivons chaque jour.

Le fossé se creuse, et avec lui, le malaise grandit. Nous, gendarmes, sommes appelés à “l’intelligence des territoires”, à l’adaptation, à l’initiative locale. Mais ces belles intentions se heurtent sans cesse à des directives nationales, aveugles aux particularités de nos territoires. Nous sommes devenus les exécutants d’ordres venus d’en haut, sans qu’un regard ne soit posé sur ce qui fait la singularité de chaque ville, de chaque route que nous arpentons. La DGE, la PVP… autant d’outils qui, bien qu’essentiels sur le papier, se transforment en carcans sur le terrain.

Prenons l’exemple de la sécurisation des églises ou des écoles. Nous voilà sommés, sans ménagement, de placer un gendarme devant chaque lieu de culte, devant chaque établissement. La directive est formelle, rigide. Mais, à l’heure où nos ressources s’amenuisent et où chaque mission en chasse une autre, comment pouvons-nous répondre à cette demande ? Nous ne sommes pas des surhommes, et la réalité finit par nous rattraper. Pourtant, qui, parmi ceux qui nous dirigent, s’est posé la question du rapport bénéfice-risque ? Qui a pris le temps de réfléchir à la faisabilité, à l’impact réel sur le terrain ? Non, cela n’a pas d’importance. L’ordre est politique, et donc, il ne peut être contesté.

Nous ne demandons pas à désobéir. La loyauté, nous l’avons ancrée dans notre ADN. Mais à force de suivre aveuglément, sans jamais remettre en question, ne risquons-nous pas de perdre ce qui fait notre essence même ? La prise de risque, l’initiative, ne sont plus encouragées. Chaque échelon supérieur interfère, empêche, verrouille les décisions locales. Le commandement unique, cet héritage qui a forgé notre Institution, semble aujourd’hui menacé.

Les « spécialistes » se multiplient. Chaque domaine a désormais son référent, son expert. Cela pourrait sembler vertueux, une montée en compétence, un gage de professionnalisme. Mais à quel prix ? La polyvalence, autrefois notre force, est en train de disparaître. Nos brigadiers, ces hommes et ces femmes capables de tout, se retrouvent enfermés dans des rôles cloisonnés, incapables d’agir avec la liberté d’antan.

Un autre exemple, plus subtil mais tout aussi parlant : la fameuse PVP. Cette volonté de rapprocher la Gendarmerie de ses citoyens, de renouer le lien, est louable. Mais sur le terrain, que constatons- nous ? Une pression statistique qui déforme la réalité. Les chiffres augmentent, mais qu’en est-il du véritable impact ? Nos outils ne reflètent pas notre quotidien, ils alimentent une vision déconnectée, une illusion qui fait dire aux élus : “On ne vous voit pas assez”. Cette perception est peut-être juste dans certains territoires, mais pas partout. Et pourtant, pour satisfaire cette soif de chiffres, nous trichons, nous adaptons nos rapports, non par malhonnêteté, mais par obligation.

Et là réside le nœud du problème. Nous avons cessé d’être des acteurs de notre propre mission.

Nous disons ce que nos chefs veulent entendre. Nous validons, nous acquiesçons, par peur de remettre en question, par crainte de compromettre une carrière. Le courage intellectuel a cédé le pas à l’obéissance aveugle.

Notre liberté d’action, tant enseignée, tant valorisée, s’est évaporée, étouffée sous le poids de la hiérarchie et de la bureaucratie.

L’immédiateté gouverne tout

Cette situation n’est pas nouvelle, mais elle s’aggrave. L’immédiateté gouverne tout. Chaque événement, chaque incident est scruté par tous les échelons, avant même que les premiers éléments ne remontent aux responsables opérationnels. L’urgence devient la norme, et avec elle, une infobésité qui nous submerge. Les mails, les comptes-rendus, les ordres qui se bousculent… tout devient prioritaire, tout devient urgent. Et dans ce flot continu d’informations, nous ne faisons plus que réagir, sans jamais anticiper.

À cela s’ajoute la “communication”. Celle qui flatte l’ego, qui alimente le narcissisme de certains, qui pensent réinventer le métier. Ces “influenceurs”, comme ils aiment à se nommer, réduisent notre engagement à des images, des slogans. La médiocrité s’installe, insidieusement.

Enfin, une réforme de la déconcentration est en marche, voulue par le président de la République, avec pour ambition de simplifier l’action publique. Mais peut-on vraiment y croire ? Les bonnes intentions sont là, certes, mais sur le terrain, la réalité est toute autre. Les autres administrations ne suivent pas, la cadence n’est pas la même, et nous, gendarmes, continuons de crouler sous nos dossiers, sous les heures “bureau”, sous les enquêtes qui s’empilent.

Malgré tout, il nous est demandé de rester fidèles, de continuer à servir, sans questionner. Mais est- ce cela, être loyal ? Est-ce accepter sans jamais remettre en question ? Sommes-nous condamnés à une soumission aveugle, à ne plus nous appartenir, à sacrifier ce qui faisait de nous des gendarmes et non des policiers ?

La policisation de notre Institution est en marche. Et avec elle, c’est peut-être notre âme que nous perdons.

Jean Ceymon

L’Europe coalisée contre la France : Les deux Bruxelles contre la France (1/2)

L’Europe coalisée contre la France : Les deux Bruxelles contre la France (1/2)

OPINION – Où va l’Union européenne dans le domaine de l’industrie de la défense ? Selon le groupe Vauban, la création d’un marché unique au niveau européen ouvrira la porte aux industriels américains, israéliens et sud-coréens avec la création d’une autorité centralisée européenne de l’industrie de défense. Elle permettra une « coordination améliorée pour agréger l’acquisition de systèmes américains par des groupes d’États-Membres de l’UE », selon une recommandation du rapport Draghi. C’est pour cela que la France doit quitter et l’OTAN et l’Union européenne, selon le groupe Vauban.

« L'Europe ne faisant pas le poids face à l'OTAN, la seule issue à ce conflit, déjà palpable à Bruxelles, sera une supranationalité soigneusement encadrée ou recadrée par les Etats-Unis pour, à la fois, assoir leur leadership politique en Europe (un théâtre d'opération majeur pour eux quoiqu'en dise) et s'assurer des parts dominantes dans le marché européen de la Défense » (Le groupe Vauban)
« L’Europe ne faisant pas le poids face à l’OTAN, la seule issue à ce conflit, déjà palpable à Bruxelles, sera une supranationalité soigneusement encadrée ou recadrée par les Etats-Unis pour, à la fois, assoir leur leadership politique en Europe (un théâtre d’opération majeur pour eux quoiqu’en dise) et s’assurer des parts dominantes dans le marché européen de la Défense » (Le groupe Vauban) (Crédits : Commission européenne)

 

Dans sa longue histoire, la France s’est régulièrement retrouvée seule face à une Europe coalisée contre elle : la force de son État-nation, de son génie diplomatique et militaire et de son rayonnement culturel lui a toujours permis d’y faire face. Les guerres de Louis XIV puis celles de la Révolution et de l’Empire, jusqu’aux décisions diplomatiques et militaires du général de Gaulle, en témoignent. L’Histoire se répète aujourd’hui sous d’autres formes, moins épiques mais tout aussi décisives : la résurrection de la Communauté Européenne de Défense de 1952, l’alliance germano-italienne dans le domaine terrestre (avant son prolongement ultérieur dans le domaine naval), et l’accord germano-britannique de Trinity House, prenant à revers le Traité de Lancaster House et celui d’Aix-la-Chapelle, en sont trois récentes manifestations.

Au terme de ces développements, la France n’est nulle part dans une Europe qu’elle prétend pourtant bâtir mais qu’elle n’a ni volonté ni constance pour la guider vers le sens de ses intérêts.

Bruxelles la fédérale ou la « volière des cabris »

L’âme de la première coalition anti-française est à Bruxelles. S’arrogeant des compétences qu’aucun traité ne lui reconnaît, la Commission européenne, pourtant gardienne des traités, use et abuse des mêmes procédés, dénoncés en son temps par la France lors de la politique de la chaise vide (mai – juillet 1965) : utilisant avec zèle son droit d’initiative, elle prend prétexte du marché intérieur pour réglementer le domaine de la défense, sanctuaire pourtant exclusif des États-nations.

Avec ses manières à la fois arbitraires et bureaucratiques mais toujours opaques, car avançant masquée, elle promet à ce secteur le même sort que les autres domaines dont elle s’est occupée depuis 1958 : la ruine totale au profit de la concurrence extra-européenne. L’agriculture, les transports, l’énergie, la métallurgie, l’automobile ont été sacrifiés sur l’autel de ses décisions et de ses convictions : les mêmes remèdes produisant les mêmes causes, la défense ne fera pas exception.

En ce sens, le rapport Draghi et la nomination d’un Commissaire européen à la défense accélèrent le processus, amorcé en 1952 avec la CED. La marche fédérale de von der Leyen consiste en cinq étapes claires dont la caractéristique commune est de reposer sur des principes tous aussi faux que néfastes aux systèmes de défense de chaque État-membre :

  • D’abord, proclamer l’urgence en raison de la guerre en Ukraine et de la menace russe (voire du résultat redouté des élections américaines) : ce sentiment d’urgence, déjà utilisé lors de la crise du COVID pour faire de la santé – domaine intergouvernemental – un domaine communautaire, est la pédale d’accélérateur destinée à éviter les débats et prendre de court des États toujours aussi lents à réagir.
  • Cantonner ensuite les États aux seules questions de doctrine et d’emploi des forces, en détachant soigneusement les questions d’armement de ces domaines : la Commission s’affirme ainsi compétente en matière d’industrie de défense au nom de ses prérogatives générales en matière de marché intérieur, notamment dans le domaine de l’industrie et de la technologie ; or, sans industrie d’armement, il ne saurait être question de politique de défense et encore moins de capacités militaires. Cette séparation des composantes de la défense est une négation pure de la doctrine française, qui a toujours établi que pour bien faire la guerre, il faut soi-même être capable en national de concevoir, développer, produire et entretenir ses propres matériels ; cette politique industrielle a créé deux instruments efficaces : la DGA et des champions nationaux, maîtres d’œuvre de la dissuasion ;
  • Poursuivre l’élan avec la création d’un marché unique de la défense au nom de l’efficacité ; gouverné avec les mêmes principes ultra-libéraux qui l’ont toujours guidé, ce marché unique s’ouvrira sans réciprocité à la concurrence extra-européenne (américaine, israélienne et sud-coréenne, voire turque) au nom d’accords de commerce internationaux conclus sous la seule autorité de la Commission ; ce « single market for defence », censé « accroître la capacité de production et de soutenir les achats conjoints d’équipements européens » – ne résoudra rien car les racines du mal européen ne sont pas à rechercher dans les monopoles nationaux, mais bel et bien dans d’autres raisons que la Commission se refuse évidemment de mentionner : dans le désarmement généralisé que chaque pays a délibérément voulu ; dans des investissements de lâche confort extra-européens, américain, israélien et désormais sud-coréen, acquisitions qui ruinent toute préférence européenne pour les 50 ans à venir ; dans la mauvaise méthode de coopération dans les programmes où le plus incompétent des industriels devait toujours recevoir une part égale et qui finissent toujours par des retards, des surcoûts, des sous-performances (NH90, Tigre, A400M, Eurodrone, Eurofighter, etc) et des pertes d’emplois qualifiés (Airbus Defense & space actuellement).
  • Créer en parallèle une autorité centralisée européenne de l’industrie de défense (« centralised EU Defence Industry Authority ») pour faire « une programmation et des achats d’armement en commun, i.e. c’est-à-dire pour acheter en central au profit des États-Membres » (recommandation n° 9 du rapport Draghi, cité comme référence dans la lettre de mission de Mme von der Leyen vers Andrius Kubilius). Cette autorité permettra évidemment une « coordination améliorée pour agréger l’acquisition de systèmes américains par des groupes d’États-Membres de l’UE » (recommandation n°10 du rapport Draghi) : la préférence européenne est ainsi sacrifiée par ceux qui devraient la défendre…
  • Achever enfin la « véritable Union de Défense Européenne », nouvelle expression d’une Communauté Européenne de Défense qui verra, à son apogée la création d’une armée européenne sous la direction d’un Commissaire européen à la défense, prenant lui-même ses ordres auprès du SACEUR américain à l’OTAN.

L’Europe sous les fourches caudines américaines

Ce schéma n’est ni imaginaire ni exagéré : c’est très exactement l’Europe de la Défense que dessine le rapport Draghi et que M. Kubilius s’efforcera, pas à pas, de concrétiser durant son mandat. En ruinant assurément le secteur de l’industrie d’armement en Europe, il détruira l’objectif même recherché : la défense de l’Europe par elle-même. Que nombre d’États-membres n’aient pas protesté, se conçoit : comme le disait le général De Gaulle [1], « les Allemands, les Italiens, les Belges, les Pays-Bas sont dominés par les Américains ».

Mais il est tragique de constater qu’en France, il n’y aura plus communistes et gaullistes – ou un Mendès-France – pour faire échec à cette CED nouvelle version. Les communistes ont disparu et les gaullistes, depuis Jacques Chirac, se sont ralliés à la fédéralisation de l’Europe tout maintenant la doctrine de dissuasion française, refusant de voir que l’une sacrifie délibérément l’autre. Aucun parti, y compris le RN, ne va jouer le rôle-clé qu’il aurait pu jouer sur ce dossier, à l’instar de celui joué par le gaullisme en 1954.

Cette marche à la supranationalité ne sera donc pas freinée par les États-membres sans géopolitique ni par les partis souverainistes sans courage, mais bel et bien recadrée par ceux-là même à qui elles profitent in fine : l’OTAN et les Etats-Unis, car ce que Madame von Der Leyen n’a pas voulu voir ou dire, c’est que sa CED à elle, en faisant doublon à l’OTAN, se condamne d’elle-même.

  • Les capacités ? C’est l’OTAN.
  • Les normes pour l’industrie d’armement ? C’est encore l’OTAN.
  • La structure de commandement ? C’est toujours l’OTAN.
  • La force d’intervention ? C’est évidemment l’OTAN.

L’Europe ne faisant pas le poids face à l’OTAN, la seule issue à ce conflit, déjà palpable à Bruxelles, sera une supranationalité soigneusement encadrée ou recadrée par les Etats-Unis pour, à la fois, assoir leur leadership politique en Europe (un théâtre d’opération majeur pour eux quoiqu’en dise) et s’assurer des parts dominantes dans le marché européen de la Défense. « To get the U.S in, the Soviets out and the Germans down » : cette définition cynique de l’OTAN formulée par le premier Secrétaire-Général de l’OTAN, Lord Ismay, reste toujours d’actualité.

L’Europe de la défense de Mme von der Leyen se dissoudra donc dans le pilier européen de l’OTAN, donnant ainsi raison au général De Gaulle : « Vous savez ce que ça veut dire, la supranationalité ? La domination des Américains. L’Europe supranationale, c’est l’Europe sous commandement Américain » [2].

La seule initiative qui subsistera sera la communautarisation forcée de l’industrie de défense des États-membres, annoncée dès le 8 juillet 2017 par Mme Goulard, éphémère ministre de la défense française : « Si nous voulons faire l’Europe de la défense, il va y avoir des restructurations à opérer, faire des choix de compatibilité et, à terme, des choix qui pourraient passer dans un premier temps pour aboutir à privilégier des consortiums dans lesquels les Français ne sont pas toujours leaders ». La perte de souveraineté industrielle assumée est toujours d’actualité si l’on en croit MM. Cingolani et Folgiero, respectivement PDG de Leonardo et de Fincantieri qui ont repris récemment la même antienne…tout en s’assurant que cette Europe industrielle-là se fera sous leur tutelle [3].

Au bilan, la seule « politique de la chaise vide » que la France aura faite, n’a pas été le fruit d’une décision d’un ministre de la défense français qui s’affiche gaulliste, mais de quelques industriels tricolores qui ont refusé de signer leur arrêt de mort sur l’autel de la fédéralisation de l’industrie d’armement. Deux d’entre eux sont les maîtres d’œuvre de la dissuasion : ce n’est pas un hasard tant la CED de Mme von Der Leyen est négatrice de la doctrine de dissuasion nationale qui suppose la souveraineté intégrale et non la servitude volontaire aux deux Bruxelles.

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[1] C’était de Gaulle, Alain Peyrefitte, Tome II, page 296
[2] Op.cit.
[3] Propos extrêmement clairs de M. Cingolani, Corriere della Serra, 27 octobre 2024, liant perte de souveraineté et leadership« Dans l’espace, comme dans la défense, ce qui est petit n’est pas beau et même une taille moyenne comme la nôtre ne suffit pas : les entreprises européennes doivent s’allier, sacrifiant leur souveraineté sur le petit marché intérieur pour pouvoir rivaliser ensemble sur l’immense marché mondial. Leonardo fait office de sherpa dans ce domaine et avec Rheinmetall, nous avons atteint un premier sommet historique ».

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[*] Le groupe Vauban regroupe une vingtaine de spécialistes des questions de défense.

Rapport Niinistö : « Plus sûrs ensemble : renforcer la préparation et l’état de préparation civils et militaires de l’Europe »

Rapport Niinistö : « Plus sûrs ensemble : renforcer la préparation et l’état de préparation civils et militaires de l’Europe »

par Giuseppe Gagliano* –  CF2R – NOTE D’ACTUALITÉ N°657 / octobre 2024

https://cf2r.org/actualite/rapport-niinisto-plus-surs-ensemble-renforcer-la-preparation-et-letat-de-preparation-civils-et-militaires-de-leurope/

*Président du Centro Studi Strategici Carlo De Cristoforis (Côme, Italie). Membre du comité des conseillers scientifiques internationaux du CF2R.


Le récent rapport de Sauli Niinistö, ancien président de la Finlande, commandé par Ursula von der Leyen pour évaluer la préparation de l’Union européenne face aux crises et aux conflits, dessine une vision qui pourrait représenter un tournant politique, stratégique et en matière de renseignement pour l’Union européenne.

Politiquement, la proposition de créer un service de renseignement européen démontre une reconnaissance croissante au sein de l’UE de la nécessité de construire une défense intégrée et autonome, réduisant ainsi la dépendance vis-à-vis des États membres et des alliés étrangers, en particulier les États-Unis. La demande d’une structure de renseignement unifiée répond au besoin de défendre le territoire européen contre des menaces internes et externes de manière plus efficace, améliorant la capacité de réponse collective. Cependant, l’idée d’une agence de renseignement centralisée se heurte aux préoccupations de certains États membres, qui pourraient craindre une perte de souveraineté concernant leurs capacités de renseignement et leur sécurité nationale.

D’un point de vue stratégique, la proposition de Niinistö arrive à un moment crucial, avec le conflit en Ukraine qui continue de menacer la stabilité de tout le continent et les activités russes qui demeurent une menace pour les États membres de l’UE. La Russie a intensifié ses opérations de renseignement et de sabotage dans les pays de l’Union, profitant de la fragmentation des réponses des différents pays. Dans ce contexte, la création d’une agence de renseignement européenne pourrait non seulement améliorer le flux d’informations entre les États membres, mais aussi renforcer la résilience contre les attaques informatiques, les sabotages d’infrastructures critiques et les opérations clandestines. La proposition d’un système « anti-sabotage » mentionnée par Niinistö, visant à protéger les infrastructures essentielles, montre comment l’UE évolue vers un concept de défense plus large, qui ne concerne pas seulement la dimension militaire mais aussi la sauvegarde des ressources et des réseaux internes. La guerre en Ukraine a clairement montré la vulnérabilité des infrastructures critiques, comme les gazoducs et les réseaux de communication sous-marins, incitant l’UE à adopter une approche proactive pour éviter d’autres perturbations et interruptions à l’avenir.

Du point de vue du renseignement, le projet de Niinistö s’inspire probablement des modèles déjà utilisés par les alliés occidentaux, comme le réseau des « Five Eyes » entre les États-Unis, le Royaume-Uni, le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, qui partagent largement le renseignement pour coordonner leur protection. Bien que l’UE dispose déjà de mécanismes de partage d’informations entre les États membres, l’établissement d’une agence de renseignement pleinement opérationnelle représenterait un changement de paradigme, en consolidant et en standardisant les processus de collecte, d’analyse et de diffusion des informations. Niinistö souligne également la nécessité de renforcer le contre-espionnage au sein des institutions européennes, notamment à Bruxelles, ville devenue un point central pour les opérations de renseignement de nombreuses puissances étrangères, en particulier russes, en raison de la présence des institutions communautaires et d’ambassades. La recommandation d’un service de renseignement européen vise donc non seulement à protéger les citoyens et les infrastructures de l’UE, mais aussi à garantir l’intégrité et la sécurité de ses propres institutions.

Les propos de Niinistö reflètent le besoin croissant de confiance et de coopération entre les États membres, essentiel pour faire face efficacement aux menaces modernes. Cependant, il existe un scepticisme quant à la possibilité de mettre en place une véritable agence de renseignement européenne, car certains États membres considèrent le partage de renseignement comme une question de souveraineté nationale. Von der Leyen a déjà reconnu que la collecte de renseignement est traditionnellement une prérogative des États nationaux, et de nombreux pays pourraient voir d’un mauvais œil une entité supranationale traitant de questions aussi sensibles. Cette réticence souligne une fois de plus les limites de l’UE à surmonter les barrières nationales dans des domaines clés de la sécurité et de la défense, et montre que, bien qu’il y ait une vision claire de renforcement de l’autonomie stratégique, la réaliser sera loin d’être simple. En définitive, le rapport de Niinistö pose les bases d’une discussion critique et nécessaire sur l’autonomie stratégique de l’UE, dans un contexte mondial où la coopération entre les États européens sera cruciale pour faire face aux défis de sécurité posés par les puissances rivales.

Le rapport de Sauli Niinistö et la proposition de créer une agence de renseignement unique au niveau européen offrent de nombreux sujets de réflexion. D’une part, les avantages de cette initiative sont évidents : une agence de renseignement centralisée permettrait à l’Union européenne de répondre de manière plus coordonnée et rapide aux menaces communes, telles que le terrorisme, le sabotage et les opérations d’espionnage. Une structure unifiée pourrait réduire la fragmentation des informations entre les différents services nationaux, garantissant un flux plus rapide et fiable de données stratégiques et opérationnelles. Cela permettrait aux États membres de prendre des décisions éclairées et fondées sur la base de renseignements complets et partagés. Une agence unique pourrait également renforcer la sécurité des institutions européennes, notamment à Bruxelles. En outre, une initiative de ce type représenterait un pas en avant vers l’autonomie stratégique de l’UE, réduisant en partie la dépendance aux informations provenant d’alliés extérieurs, notamment des États-Unis.

Cependant, les inconvénients sont tout aussi importants. Tout d’abord, il existe un problème de confiance : de nombreux États membres pourraient hésiter à partager intégralement leurs informations avec une entité supranationale, craignant des fuites de données ou la possibilité que des informations sensibles tombent entre de mauvaises mains. La tradition historique des services de renseignement nationaux, considérés comme un symbole de souveraineté et de sécurité, pourrait se heurter à l’idée de céder un pouvoir décisionnel et opérationnel à une agence centrale européenne. De plus, la création d’une agence de renseignement commune pourrait ne pas garantir pleinement l’indépendance de l’UE vis-à-vis de l’influence américaine. Au contraire, une structure de renseignement centralisée pourrait faciliter le conditionnement extérieur, car les États-Unis pourraient chercher à établir des relations privilégiées avec l’agence européenne pour garder le contrôle d’informations sensibles et orienter les choix politiques et de sécurité européens. La force de l’alliance transatlantique, consacrée par des décennies de collaboration et de liens économiques et militaires, rendrait difficile pour l’UE de se libérer complètement de l’influence de Washington, qui pourrait exercer des pressions ou accéder indirectement aux informations recueillies par l’agence européenne à travers des accords ou des partenariats bilatéraux.

En définitive, la création d’une agence de renseignement unique pourrait représenter un progrès important pour la sécurité européenne, mais générer également des complexités importantes qui ne doivent pas être sous-estimées. Pour atteindre une véritable indépendance stratégique, l’UE devrait non seulement développer une structure opérationnelle centralisée, mais aussi garantir une protection adéquate contre les interférences extérieures, en maintenant une gestion autonome et confidentielle de ses propres informations. Le succès de ce projet dépendra de la capacité de l’UE à construire une agence qui sache combiner efficacement collaboration et confidentialité, en respectant les souverainetés nationales et en résistant aux possibles conditionnements extérieurs, afin que l’Europe puisse véritablement consolider son rôle d’acteur indépendant et stratégiquement autonome sur la scène internationale.

Notre défense ne doit pas être sacrifiée sur l’autel des économies budgétaires !

Notre défense ne doit pas être sacrifiée sur l’autel des économies budgétaires !

OPINION – Dans un monde où les tensions géopolitiques se multiplient et où la violence de certains États (Russie, Azerbaïdjan, Israël… ) est complètement désinhibée, le président de la commission de la défense nationale Jean-Michel Jacques recommande de de « respecter à l’euro près la trajectoire actée par la LPM 2024-2030 ». Renoncer menacerait l’outil militaire de la France et aurait pour conséquence aussi de fragiliser l’Europe toute entière. Par Jean-Michel Jacques, député du Morbihan, président de la commission de la défense nationale et des forces armées et rapporteur de la loi de programmation militaire 2024-2030.

« Il n'y a aucun gras dans la trajectoire » financière de la loi de programmation militaire. (Jean-Michel Jacques, ici sur la photo avec le ministre des Armées, Sébastien Lecornu)
« Il n’y a aucun gras dans la trajectoire » financière de la loi de programmation militaire. (Jean-Michel Jacques, ici sur la photo avec le ministre des Armées, Sébastien Lecornu) (Crédits : Jean-Michel Jacques)

 

« L’effort de défense est évidemment nécessaire et doit être poursuivi » : le Premier ministre Michel Barnier l’a rappelé lors de son discours de politique générale le 1er octobre dernier, et s’est par ailleurs engagé à mettre en œuvre la loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030. Cette exigence est avant tout une preuve de lucidité au regard du contexte géostratégique. Cela implique de respecter à l’euro près la trajectoire actée par la LPM 2024-2030, c’est-à-dire de consentir à 413 milliards d’euros de besoins programmés sur la période, à un budget de la défense de 50,5 milliards d’euros pour l’an prochain et porter ce budget à 2% du PIB d’ici à 2025.

Si l’équilibre budgétaire de notre pays implique une réduction de certaines dépenses publiques, cela ne doit pas se faire au détriment de notre outil militaire et de notre autonomie stratégique. Il en va de notre sécurité, de la place de la France dans le monde mais aussi, en partie, de celle de l’Europe.

Pour un respect de la trajectoire financière de la LPM

Face au retour de la guerre en Europe, à la multiplication des menaces hybrides, à la fragmentation de l’ordre international ou au recours assumé à la violence par de trop nombreux acteurs, la France doit pouvoir compter sur des forces armées solides, réactives et cohérentes, prêtes à répondre à un brusque changement de notre situation sécuritaire, en Europe comme dans nos outre-mer ou auprès de l’un de nos partenaires stratégiques. C’est le cap fixé pour la transformation des armées par la loi de programmation militaire 2024-2030.

C’est le prix de notre liberté et la garantie de notre souveraineté. Cela a un coût, qui se matérialisera par une augmentation progressive du budget de la défense, lequel passera de 47,2 milliards d’euros en 2024 à 67,4 milliards d’euros en 2030. Un coût que les Français doivent savoir taillé au plus juste : il n’y a « aucun gras » dans cette trajectoire. Croire que la paix serait mieux assurée en baissant nos efforts et en pariant sur la bonne volonté d’États aux politiques révisionnistes ou expansionnistes déclarées serait une dangereuse illusion.

Comme l’a rappelé le Chef d’état-major des armées encore récemment : « Ne croyons pas que nous allons revenir au monde d’avant. Ce qui se met en place, nous allons devoir vivre avec ». Il n’y a pas de meilleure manière de le faire qu’en respectant à l’euro près la trajectoire fixée pour que les armées françaises soient prêtes à s’engager s’il le faut dans des guerres de haute intensité et à combattre dans tous les champs de conflictualité qu’on pourrait lui imposer, qu’ils soient physiques (terre, air, mer, spatial…) ou immatériels (cyber, informationnel…).

Un renoncement menacerait la défense nationale

L’effort français n’est pas isolé et de lui dépend la place qu’aura demain la France dans le monde. La France n’est pas la seule à constater le besoin d’un réarmement affirmé. Tous ses voisins le font : c’est vrai de la Grande-Bretagne à la Pologne en passant par l’Allemagne et la Lituanie. Soyons les fervents défenseurs de l’autonomie d’analyse, de
décision et d’action qui fait la puissance de nos armées. Assumons la modernisation de notre dissuasion, clé de voûte de notre défense, dans toutes ses composantes et dans une logique de stricte suffisance. Conservons à la France son statut de puissance d’équilibres et de Nation-cadre.

N’oublions jamais que tout renoncement menacerait notre défense nationale mais remettrait aussi en jeu la place singulière que la France a su bâtir au profit d’une Europe plus forte et plus autonome. Trahir les engagements que nous avons consenti en faveur de nos armés serait une erreur d’appréciation qui aurait pour conséquence aussi de fragiliser l’Europe toute entière.

Un budget vital pour la France

Le budget des armées est un budget vital pour la Nation aux retombées économiques importantes pour nos territoires. Après des décennies de sous-investissement, l’impulsion donnée depuis 2017 a eu non seulement un impact positif sur la modernisation de nos capacités et le quotidien de nos militaires, mais également sur les entreprises et les emplois dans nos territoires. Nous avons la chance de pouvoir compter sur une base industrielle et technologique parmi les plus larges d’Europe dont les savoir-faire sont reconnus et qui contribue positivement à notre balance commerciale tous les ans.

Gardons à l’esprit que chaque denier investi dans notre défense est créateur de croissance pour notre pays à court et à long terme ! Un euro pour notre défense aujourd’hui, ce sont deux euros de richesse créés dans dix ans : force est de constater qu’il s’agit donc là d’un retour d’investissement gagnant ! En ces temps troubles, l’enjeu est grand pour notre pays. Pour garantir la sécurité des Français, l’intégrité de notre territoire et de notre place dans le monde, continuons sur le cap tracé par la LPM 2024-2030 : oui, prolongeons l’engagement politique exigeant que nous avons pris pour nos armées et, oui, garantissons sa concrétisation par un respect à l’euro près de la trajectoire budgétaire décidée.

Reconstruire des partenariats stables en Afrique à partir du cas malien

Reconstruire des partenariats stables en Afrique à partir du cas malien

par Gildas Lemarchand – Revue Conflits – publié le 21 octobre 2024

https://www.revueconflits.com/reconstruire-des-partenariats-stables-en-afrique-a-partir-du-cas-malien/


Onze ans après le début de l’intervention française, quatre ans après le premier coup d’État militaire au Mali, l’addition de problèmes sécuritaires que connaît le Sahel demeure. Sortie du cœur immédiat des préoccupations françaises, l’Afrique de l’Ouest reste l’espace d’une compétition renouvelée.

Dans le cadre d’une opposition Nord-Sud rendue lumineuse par la guerre russo-ukrainienne[1], les influences militaires russe et turque y trouvent un espace d’expression aussi fertile que celles religieuses des États du Golfe.

Pour un léger inventaire des évènements les plus récents, les Groupes Armés Terroristes (GAT) ont récemment mené une double attaque à Bamako, visant l’aéroport et l’école de Gendarmerie.  Les groupes indépendantistes ont également fait la preuve de leur adaptation aux putschs, au déploiement de Wagner, ainsi qu’à la perte de Kidal à la fin 2022. L’embuscade de Tin Zaouatine de fin juillet en témoigne amplement. Si elle enlève 84 hommes à Wagner et 47 aux Forces Armées Maliennes (FAMA), elle rend aussi possible la réunion de rebelles nigériens et maliens dans le même lieu le mois suivant afin de définir des axes communs de lutte contre les juntes. Bamako, Ouagadougou et Niamey sont en effet rassemblés depuis un an sous la bannière de l’Alliance des États du Sahel (AES) : nouvelle entente sécuritaire – peut-être un jour monétaire – concomitante à la sortie de ces pays du G5. Cela étant, la vague de rupture engagée par ces trois pays via une série de coups d’État entre 2020 et 2023 s’étend à toute la région. La rhétorique souverainiste à teinte anti-française atteint ainsi Dakar avec l’élection de Diomaye en avril dernier. À l’autre extrémité du Sahel francophone, le Tchad se prépare à accueillir des troupes hongroises sur son sol.

Battue en brèche, l’heure est à la réinvention des partenariats[2]. Les conclusions qui sont tirées de ce revers concernent cependant tous les pays qui ont pour volonté d’intervenir en Afrique : tout soupçon de domination est désormais condamné[3]. Dans ce nouveau concert, Paris hésite jusqu’à la passivité. Entre un alignement forcené dans un pôle occidental, au risque d’y perdre son identité et son indépendance stratégique, et le refus du manichéisme qui se traduirait par un regain de crédibilité comme par une reprise de sa tradition d’équilibre et de réinvention des Relations internationales[4]. Une des voies d’expression de cette deuxième option est précisément le Sud. Après avoir été conçus comme un pré-carré, puis comme un espace à démocratiser, les pays africains envoient leur message de souveraineté. Dans ce cadre, l’article qui suit s’applique à penser ces derniers en partenaires.

Errements français et césure malienne

Il est toutefois évident que la refondation de ces coopérations ne peut se concevoir qu’à l’aune des dernières tribulations. Il ne s’agit pas de sombrer dans l’uchronie, mais simplement d’appréhender les incompréhensions successives qui ont mené à un tel revers dans les relations franco-africaines. Quelques enseignements peuvent être tirés des décisions politiques, en particulier dans le cas malien.

À l’origine du déchirement entre Paris et Bamako, on trouve des divergences dans les « buts de guerre ». Alors que la France souhaite éviter qu’un sanctuaire djihadiste ne s’établisse au Sahel, le Mali compte s’appuyer sur l’intervention pour liquider définitivement le problème de l’Azawad.  Cette discordance trouve un premier écho dans la définition des groupes armés. Dès le début de la guerre en 2011, Mohamed Ag Najim et Bilal Ag Acharif[5] s’imposent en leaders de l’indépendantisme. Ag Ghali, tenu à l’écart, verse désormais dans le djihadisme en fondant Ansar Dine. Premier désaccord entre Paris et Bamako : l’État-hôte n’y voit que deux types du même séparatisme. La France accepte pourtant les services des groupes indépendantistes en 2013 et l’alliance tacite entre les Daoussak et Paris dure même tout le long de l’opération. L’Accord d’Alger de 2015 consacre définitivement les groupes indépendantistes comme des interlocuteurs légitimes. Certains Groupes Armés Signataires (GAS) entretiennent pourtant des relations avec les GAT[6]. À partir de là, Bamako ne fait que subir cette catégorisation, n’ayant pas les moyens d’évoquer l’unité, ni le courage de trouver une solution fédérale. Par la suite, la question des négociations avec des groupes djihadistes devient un des principaux points de discorde. Dès 2020, la junte nouvellement arrivée au pouvoir libère en effet 200 djihadistes. Pour elle, le Jama’at Nusrat al-Islam wal-Muslimin (JNIM) obéit à des logiques très communautaires qui rendent, avec le passé diplomatique d’Iyad Ag Ghali[7], audible l’idée d’entrer en tractations. Universaliste et engagée contre le djihadisme, la France continuera d’appliquer au conflit ses propres clés de lecture qui ne seront jamais celles de l’État malien. Un certain « manque de courtoisie » est à relever. Cette expression, décrivant la volonté de Paris d’imposer des solutions purement françaises, est employée auprès du Chef d’État-major des Armées mi-2022 par ses homologues du golfe de Guinée.

La présence française est encore caractérisée par une absence d’opération de communication. Cela témoigne d’une posture trop morale de Paris, mais aussi d’une trop grande confiance dans sa popularité. Aidé par l’accueil malien de 2013, l’Élysée est convaincu d’avoir une assise suffisamment ancrée. La France subit pourtant une véritable guerre d’influence tout au long de son intervention. À Gossi, Paris passe enfin à la contre-offensive en avril 2022. Quelques jours avant de remettre les clés de la base aux FAMA, des personnels russes sont enregistrés par un drone en train d’ensevelir des corps. Le but était de faire croire à la communauté internationale que Barkhane avait eu recours aux massacres dans sa guerre au Mali. Malheureusement, Paris ne porte le conflit sur ce terrain qu’en quittant le pays. Depuis 2013 pourtant, la France est suspectée par Bamako de porter un projet de partition du pays favorable à l’Azawad, d’avancer ses pions par le biais d’un agenda caché. Elle empêche alors les FAMA de pénétrer dans certaines villes par crainte de massacres[8]. La rumeur ne cesse d’enfler tout le long de l’intervention. S’y ajoute la campagne d’influence russe qui naît en Centrafrique en 2013, au Sénégal en 2015, et au Mali en 2017. L’institutionnalisation du discours anti-français n’a lieu qu’en octobre 2020. La ville de Farabougou est alors assiégée pendant un mois à 80 kilomètres de la capitale. La junte, qui a justifié son coup d’État par son activisme sécuritaire, n’a d’autre choix que de trouver un responsable exogène. D’urbain, le discours anti-français devient gouvernemental. L’exemple malien sert de base rhétorique à toute une série de pays voisins.

De ces principaux points, quelques non-dits de la rupture méritent d’être soulignés. De l’absence de courtoisie que constitue le fait de vouloir imposer ses clés de lecture, les pays clament que le fait de rester se fait désormais à leurs conditions. De ce qu’a coûté l’absence d’opération d’influence de la France, on sait déjà qu’elle ne sera plus jamais seule dans ce qu’elle a longtemps considéré comme un espace exclusif. Mettant en avant une communauté de destin, en valorisant l’histoire et en séduisant des diasporas, l’Élysée croit longtemps que son avantage comparatif en Afrique lui y confère une place de droit. Désormais elle doit prouver, en concurrençant les autres acteurs, que le rôle qu’elle peut y jouer est constructif.

Les options d’une présence rénovée

Largement échaudée, la France garde comme luxe de ses revers de ne plus choisir que des partenaires proactifs sur les sujets de sécurité et de gouvernance. À cet égard, pour le Sahel l’exemple mauritanien est particulièrement parlant. Investie sur les questions théologiques, Nouakchott utilise sa profondeur stratégique pour mettre en place une zone militaire, des groupements spéciaux d’intervention ainsi que des unités méharistes. Elle muselle par ailleurs toute communication sur un apport extérieur en termes de sécurité, en même temps qu’elle diversifie ses partenariats[9]. Appuyée sur des pays volontaires, Paris réarticule sa présence à partir de ses bases régionales pour y mener une sorte de « leadership from behind » à la française. Le modèle des bases en Afrique de l’Ouest est également rénové. Avec des effectifs réduits et concentrés sur des opérations de formation, Abidjan et Dakar sont destinées à rayonner dans toute la sous-région.

Au Sénégal, on l’a vu, la rhétorique souverainiste africaine est portée au pouvoir avec l’élection de Diomaye Faye. Le premier geste du président à l’égard de la communauté internationale est de déclarer que « le Sénégal restera l’allié sûr et fiable de tous les partenaires étrangers respectueux ». Cette citation est caractéristique du message envoyé en creux par ces pays d’Afrique. Le défi de l’émergence est en effet difficile à relever sans aide. Autrement dit, certaines portes restent ouvertes, mais encore une fois aux conditions locales. Concernant cette question du développement, la France doit regagner sa crédibilité dans le domaine. Des années d’opération ont participé à un dévoiement de l’aide au profit de gouvernements jouissant d’une rente sécuritaire. Confortant l’État dans son absence de gestion, l’aide internationale est alors devenue une compétition d’ego des bailleurs sur les sommes débloquées. Mahamat Idriss Déby ne s’y trompe pas en lançant à Macron en 2023 : « aidez-nous sur le plan social par des coopérations économiques, industrielles, culturelles, éducatives, sanitaires […] alors nous resterons votre meilleur allié en Afrique ». Conscient du poids du verrou sécuritaire tchadien, il l’est aussi de la dérive de l’aide au développement dans la région. Un accroissement aveugle des aides ne suffit donc plus.

On le comprend, les axiomes des partenariats dans la région restent des gages dans les domaines de la sécurité et du développement. À cet égard, isolée dans une Union européenne (UE) considérée initialement comme un levier de puissance, délaissée par Berlin comme par l’axe Washington – Londres – Varsovie, Paris pourrait trouver au Sud un espace de regain de crédibilité sur la scène internationale. Si l’idée d’un partenariat respectueux peut paraître crédule, c’est sans compter sur la naissance d’une politique italienne volontariste et pour l’instant couronnée de succès. Dès son discours d’investiture, Meloni met en avant la nécessité de mettre en place une véritable politique africaine : le plan Mattei. Celui-ci se présente comme une méthode d’approche dont découle une structure de coordination dès fin 2023. Il se matérialise surtout par la conférence Italie-Afrique en janvier 2024, à laquelle vingt-six chefs d’États africains sont présents. L’idée est de mettre en avant une « diplomatie du sourire », un dialogue sur un pied d’égalité absolu et des gains partagés. Des partenariats de haut niveau jouxtent une aide au développement orientée localement. L’un des premiers effets pour Rome est une meilleure régulation de l’immigration[10]. L’Italie est également engagée dans une mission de formation militaire au Niger depuis 2017, toujours en cours malgré le coup d’État de 2023, ce qui atteste d’une lecture propre de l’État-major italien. Au niveau du minutage, cette position est adoptée en période de réorientation énergétique : Rome se veut un catalyseur des ressources africaines vers l’Europe. Elle s’engouffre encore dans un besoin évident de liaison entre les deux continents au moment où la France semble sortie du jeu.

Pour tous les pays du sud de l’UE, le continent africain reste une priorité, qu’il s’agisse des questions migratoires, économiques, énergétiques ou tout simplement de la proximité géographique. Afin d’y mener une politique ambitieuse, la France doit d’abord regagner sa crédibilité auprès des opinions locales. L’exemple italien est inspirant pour l’égalité complète instituée entre les acteurs. Celle-ci a pour corollaire la reprise en main de la notion de rapport de force, trop longtemps délaissée par la diplomatie au profit de la mise en avant d’impératifs sociaux ou de valeurs libérales. La France focaliserait a priori son action sur les pays du golfe de Guinée. Le partenariat global Nord-Sud serait porteur de gains conséquents pour les pays méditerranéens de l’UE : souveraineté réaffirmée et maîtrise sécuritaire de ses abords.

Conclusion

Manque de courtoisie et absence d’opération d’influence ont donc conditionné l’échec de la France au Sahel. Un autre point a également précipité la sortie de la France de la région : le discours à géométrie variable. Pressant les colonels de Bamako d’impératifs de transition, l’Élysée est mis devant ses incohérences à l’occasion de la mort d’Idriss Déby en avril 2021. Elle soutient en effet son fils Mahamat, Général d’Armée, à la tête du Conseil de transition, puis dans son élection à la présidence du Tchad. Cette différence de traitement a fourni une série d’arguments aux juntes et encouragé des reproches surréalistes. Elle parachève surtout l’image arrogante de la France, accusée de choisir les régimes en fonction de ses intérêts. Déjà lassées par des armées inopérantes, les militaires français plaident, dès la généralisation du discours anti-français, pour un retrait des forces. Quoi qu’il en soit, la France se heurte sur le continent à l’influence d’autres puissances, Russie, Chine, Turquie, mais aussi États-Unis. Pour éviter l’isolement, il paraît clair qu’établir une stratégie ambitieuse et de long terme s’impose. Un partenariat Nord-Sud suivant l’exemple italien permettrait non seulement à la France de regagner sa crédibilité, mais aussi de faire valoir son expertise auprès de l’Europe méditerranéenne. Cette option a pour avantage de ne pas contrevenir à nos engagements actuels, mais aussi de se placer dans la continuité et le respect de notre tradition stratégique. Le moment est plus indiqué qu’il n’y paraît. La volonté de souveraineté de certains États africains peut prendre des formes incompréhensibles. On pense ainsi à la Centrafrique qui se tourne vers la cryptomonnaie en 2022, ou aux efforts actuels de l’AES sur des passeports communs. Cela étant, le message envoyé appelle aussi à des partenariats plus réalistes qui seront désormais soumis aux conditions locales. Même à ce prix, les concurrents se multiplient, décuplant la certitude du continent de compter dans ce début de siècle où les camps s’organisent.

[1] Emmanuel Todd, La défaite de l’Occident, Paris, Gallimard, 2023.

[2] Revue de la Défense Nationale, Afrique, France, une nouvelle relation…, numéro 860, mai 2023.

[3] Général Bruno Clément-Bollée, « Fini, l’Afrique dominée, place à l’Afrique souveraine et son message : l’Afrique aux Africains ! », Le Monde, 26 janvier 2023.

[4] Pascal Boniface, Le gaullo-mitterrandisme, un concept toujours pertinent, Revue internationale et stratégique, N° 109, 2018, pp.22-35.

[5] Respectivement chef militaire et secrétaire général du Mouvement National de Libération de l’Azawad (MNLA) créé en 2011.

[6] Des membres du HCUA sont par exemple accusés d’avoir participé à l’attaque de Tongo Tongo et de profiter des prises sur l’Armée nigérienne, voir RFI, Mali : le Niger accuse des membres du HCUA de complicité avec les terroristes, http://www.rfi.fr/fr/afrique/20190919-mali-le-niger-accuse-membres-hcua-complicite-terroristes, mis en ligne le 19 septembre 2019.

[7] Ancien cadre de la légion verte libyenne, leader de la révolte des années 1990, principal artisan des Accords de Tamanrasset en 1991, il devient par la suite représentant consulaire du Mali et négociateur pour Bamako dans les années 2000. Il fonde Ansar Dine en 2012 et le JNIM en 2017.

[8] Marc-André Boisvert, « Autopsie d’une défaillance : cohésion, discipline et leadership au sein des Forces armées maliennes en 2012-2013 », présentation lors du colloque « Les nouveaux visages des armées africaines », Paris, IRSEM, 5-6 octobre 2016.

[9] Membres du dialogue méditerranéen de l’OTAN, elle signe un accord de défense secret avec la Russie en 2021 et accepte les opérations de formation de la France. Le pays n’a pas connu d’attaque depuis 2011.

[10] D’après les statistiques du ministère de l’Intérieur italien, à la date du 16 septembre 2024, le nombre d’entrées de migrants en Italie a baissé de 65,4 % par rapport à 2023 et de 33,8 % par rapport à 2022.

L’OTAN et l’Europe dans la stratégie américaine

L’OTAN et l’Europe dans la stratégie américaine

Giuseppe GAGLIANO* – TRIBUNE LIBRE N°160 / octobre 2024 – CF2R

https://cf2r.org/tribune/lotan-et-leurope-dans-la-strategie-americaine/

*Président du Centro Studi Strategici Carlo De Cristoforis (Côme, Italie). Membre du comité des conseillers scientifiques internationaux du CF2R.


Au cours des dernières décennies, l’OTAN s’est révélée être un instrument fondamental dans la stratégie géopolitique des États-Unis pour maintenir le contrôle sur le Rimland européen et sur les industries militaires du continent. La théorie géopolitique, développée par des figures telles que Halford Mackinder et Nicholas Spykman, identifie dans le contrôle des régions côtières européennes et asiatiques une clé pour empêcher l’émergence de rivaux potentiels capables de défier l’hégémonie mondiale des États-Unis. Selon cette vision, l’Europe, avec son potentiel économique et industriel, représente une zone d’intérêt stratégique qui doit rester sous contrôle afin d’éviter qu’elle ne devienne une puissance indépendante ou pire, qu’elle collabore étroitement avec la Russie, créant un axe qui affaiblirait la domination américaine.

L’OTAN, née dans le contexte de la Guerre froide, avait pour mission principale de contenir l’expansion soviétique et de protéger l’Europe occidentale des menaces du bloc communiste. Cependant, avec la fin de la Guerre froide et la dissolution de l’Union soviétique, l’alliance a maintenu sa centralité en tant qu’instrument de contrôle géopolitique, en particulier vis-à-vis de la Russie et de ses aspirations à redevenir un acteur majeur sur la scène internationale. Plus qu’une simple alliance défensive entre égaux, l’OTAN a fini par représenter une forme d’influence directe des États-Unis sur les politiques de sécurité et de défense européennes.

Entretenir la dépendance militaire et énergétique de l’Europe

L’un des aspects centraux de ce contrôle est le monopole que les États-Unis exercent sur l’industrie militaire européenne. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, avec le Plan Marshall, les États-Unis ont fourni une aide militaire et économique massive à l’Europe, s’assurant ainsi une position privilégiée dans la fourniture d’armes et de technologies aux pays européens. Cela s’est traduit par une dépendance qui, avec le temps, est devenue systématique : les armées européennes, au lieu de développer leur propre industrie de défense autonome et compétitive, ont souvent choisi d’acheter des armes américaines.

Un exemple emblématique de ce processus est le « Pacte du Siècle » de 1975, lorsque plusieurs pays européens, dont la Belgique, les Pays-Bas, le Danemark et la Norvège, ont été poussés à acheter le chasseur américain F-16, bien que des alternatives européennes telles que le Mirage F-1 français ou le Saab Viggen suédois, tous deux mieux adaptés aux besoins des forces aériennes européennes, étaient disponibles. Ce scénario s’est répété à de nombreuses reprises, comme dans le cas de l’achat des F-35 par la Belgique en 2018, où le gouvernement de Bruxelles a choisi le chasseur américain malgré sa réputation peu fiable et difficile à moderniser, rejetant des options européennes comme le Rafale français ou le Typhoon d’Eurofighter.

Ce phénomène ne se limite pas seulement à l’achat de systèmes d’armes, mais s’étend au contrôle des principales industries militaires européennes. Grâce à des acquisitions et des fusions, des groupes financiers américains ont absorbé bon nombre des entreprises européennes opérant dans le secteur de la défense. L’un des cas les plus significatifs est l’acquisition de la division aéronautique Fiat Avio par des investisseurs américains, une opération qui a permis aux États-Unis de mettre la main sur des technologies stratégiques utilisées dans des projets tels que l’Eurofighter et l’Airbus A400M, ainsi que dans le programme spatial européen Ariane.

La pénétration américaine dans l’industrie militaire européenne ne s’est pas arrêtée là. Des entreprises allemandes comme MTU Aero Engines, qui produit des composants pour l’Eurofighter, ont été acquises par des groupes américains, tout comme la suédoise Bofors et l’espagnole Santa Bárbara Blindados, productrice des chars Leopard 2-E. Cette stratégie a conduit à une dépendance accrue de l’Europe vis-à-vis de la technologie militaire américaine, rendant difficile pour les pays européens de développer une industrie de défense compétitive et autonome.

L’objectif principal de cette stratégie est évident : empêcher l’Europe de développer une capacité de défense indépendante et empêcher toute collaboration étroite entre l’Europe et la Russie, une éventualité que Washington considère comme une menace pour son hégémonie mondiale. La rupture des relations entre l’Europe et la Russie a toujours été une priorité stratégique pour les États-Unis et le conflit en Ukraine n’est que le dernier exemple de cette politique. Le sabotage des gazoducs en mer Baltique, qui a interrompu les approvisionnements énergétiques russes vers l’Europe, et l’isolement de régions stratégiques telles que le Donbass et la mer Noire, démontrent clairement l’intention de Washington d’empêcher une coopération économique et stratégique entre l’Allemagne et la Russie.

Sur le plan énergétique, l’Europe se trouve aujourd’hui dans une position vulnérable, avec ses approvisionnements en gaz fortement compromis. Le conflit israélo-palestinien a encore compliqué la situation, empêchant l’exploitation de gisements de gaz en Méditerranée orientale, ce qui pourrait avoir des répercussions durables sur la sécurité énergétique européenne. Cet isolement énergétique, combiné au contrôle américain des industries militaires, laisse l’Europe dans une position de dépendance qu’elle aura du mal à surmonter sans un changement radical de stratégie politique et industrielle.

En définitive, le contrôle que les États-Unis exercent sur l’Europe à travers l’OTAN n’est pas seulement une question de sécurité, mais représente un obstacle structurel au développement d’une Europe autonome et compétitive. La survie de l’OTAN et son influence croissante, notamment après la fin de la Guerre froide, montrent que l’Europe est considérée par Washington non pas comme un allié égal, mais comme une région à contrôler et à gérer pour éviter qu’elle ne devienne un rival mondial. La dépendance militaire, énergétique et industrielle de l’Europe vis-à-vis des États-Unis est le résultat de décennies de politiques visant à maintenir le continent fragmenté et faible, incapable de développer sa propre vision stratégique autonome.

La volonté de l’OTAN de renforcer ses capacités confrontée à de multiples difficultés

L’analyse stratégico-militaire et économique des plans de renforcement de l’OTAN, tels qu’ils ont été récemment révélés, permet de mettre en lumière une série de complexités et de contradictions qui reflètent les difficultés structurelles des alliances militaires dans le contexte d’une crise internationale en constante évolution. La proposition d’augmenter le nombre de brigades de l’OTAN de 82 à 131 d’ici 2030, comme mentionné dans le document confidentiel cité par Die Welt[1], est clairement une réponse à l’escalade des tensions entre l’Occident et la Russie, notamment après l’invasion de l’Ukraine. Un tel renforcement se justifie aux yeux de l’alliance par la perception d’un risque croissant d’affrontement direct avec Moscou, alimenté par l’implication croissante de l’OTAN dans le soutien logistique et militaire à Kiev. Cependant, ce plan se heurte à un certain nombre de difficultés économiques, sociales et politiques, qui pourraient rendre sa mise en œuvre difficile.

D’un point de vue géopolitique, l’idée d’un renforcement des capacités militaires de l’OTAN découle de la nécessité de répondre à la menace d’une éventuelle attaque russe contre l’Europe, bien que le Kremlin continue de nier avoir une telle intention, la qualifiant de propagande occidentale visant à justifier des dépenses militaires supplémentaires. Cette politique de l’Alliance reflète la polarisation croissante entre la Russie et l’Occident, alimentée par la guerre en Ukraine et la rhétorique agressive qui domine le discours international. La décision de l’OTAN d’augmenter le nombre de brigades et de commandements militaires, ainsi que de renforcer la défense aérienne et le nombre d’hélicoptères[2], s’inscrit dans une logique de préparation à un conflit de longue durée, qui pourrait toutefois ne pas être perçu comme imminent par les opinions publiques des États membres. En effet, bien que les gouvernements occidentaux soient engagés à renforcer leurs capacités défensives, le soutien populaire à ces mesures reste incertain, notamment dans un contexte de difficultés économiques, de récession et de crise énergétique.

L’aspect économique est en effet crucial. L’Europe traverse une période de désindustrialisation et d’augmentation des coûts énergétiques, ce qui rend difficile le financement d’un vaste programme de réarmement. Le plan de renforcement de l’OTAN nécessiterait des investissements bien au-delà des 2% du PIB, un seuil que beaucoup de pays peinent déjà à atteindre. Seuls 23 des 32 membres de l’OTAN respectent actuellement cette exigence et parmi les principaux contrevenants figurent des nations comme l’Italie, l’Espagne et la Belgique. Cela met en évidence une disparité claire entre les pays les plus riches et ceux plus petits ou économiquement fragiles, qui pourraient ne pas être en mesure de supporter le poids financier requis. En outre, le plan implique que les grandes nations, telles que l’Italie, la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne, devraient constituer au moins trois ou quatre nouvelles brigades chacune, ce qui nécessite des ressources supplémentaires et pourrait ne pas être bien accueilli par les opinions publiques nationales, de plus en plus sceptiques quant aux dépenses militaires.

Le plan de l’OTAN pourrait par ailleurs s’avérer irréalisable en raison de facteurs internes aux armées occidentales. L’un des défis les plus importants concerne la pénurie de personnel militaire, un problème qui affecte presque toutes les forces armées de l’Occident. Ces dernières années, il y a eu un déclin des vocations militaires dans tous les principaux pays de l’OTAN, avec un exode de personnel qualifié et une diminution des recrutements. Cette tendance est particulièrement grave dans des pays comme le Royaume-Uni, où le nombre de soldats en service est à son plus bas niveau historique, et aux États-Unis, qui n’atteignent plus leurs objectifs de recrutement depuis des années. Les marines occidentales connaissent également de graves difficultés, avec de nombreux navires laissés à quai par manque d’équipages. Dans ce contexte, augmenter le nombre de brigades et renforcer les capacités militaires semble être un objectif difficile à atteindre, voire utopique. L’OTAN pourrait ainsi se trouver confrontée à un dilemme : comment concilier l’ambition de renforcer ses défenses avec la réalité d’une pénurie de ressources humaines et financières ?

Un autre aspect à prendre en compte est la capacité des nations de l’OTAN à soutenir un long programme de réarmement dans un contexte d’incertitude économique et politique. Le soutien militaire à l’Ukraine, de plus en plus critiqué par les opinions publiques européennes, combiné aux difficultés économiques internes, pourrait réduire le consensus politique en faveur de telles mesures. Dans de nombreux pays européens, les citoyens demandent « du beurre » plutôt que « des canons », c’est-à-dire une plus grande attention aux politiques économiques et sociales plutôt qu’à des programmes de défense coûteux. Cette dynamique pourrait affaiblir la détermination des gouvernements à s’engager dans le renforcement des forces armées, en particulier si le risque d’une invasion russe est perçu comme lointain ou exagéré.

En conclusion, bien que le plan de renforcement de l’OTAN soit une réponse logique aux tensions croissantes avec la Russie, il risque de rester davantage un vœu pieux qu’une réalité concrète. La combinaison de difficultés économiques, de pénurie de personnel militaire et d’un consensus politique incertain rend ce projet difficile à réaliser, voire impossible. L’OTAN devra donc faire face à des défis importants dans les années à venir, en cherchant à équilibrer les besoins en matière de sécurité avec les ressources limitées dont disposent ses membres.


[1] https://www.agenzianova.com/fr/news/Le-monde-de-l%27OTAN-est-prêt-à-demander-aux-États-membres-une-augmentation-des-troupes-et-des-armes-pour-se-protéger-de-Moscou/

[2] https://www.nato.int/cps/fr/natohq/news_227685.htm

L’affaire Nord Stream (2/2) : un sabotage qui a replacé l’Initiative des Trois Mers au centre du jeu

L’affaire Nord Stream (2/2) : un sabotage qui a replacé l’Initiative des Trois Mers au centre du jeu

Initiative des Trois Mers
EXCLUSIF : Photographie jamais publiée de plongeurs d’une force spéciale européenne (Sabotage, rens..).
Ils sont équipés avec le système recycleur à circuit fermé (CC), on peut voir ici au premier plan le système de dos.
Photo Jean-Paul Louis Ney.

L’affaire Nord Stream (2/2) : un sabotage qui a replacé l’Initiative des Trois Mers au centre du jeu

Par Maxime Chaix – Le Diplomate – publié le 8 octobre 2024

https://lediplomate.media/2024/10/laffaire-nord-stream-2-2/maxime-chaix/monde/russie-et-ukraine/


L’Initiative des Trois Mers : un substitut à Nord Stream impulsé par Washington

Dans la première partie de cette analyse, nous avons exposé un faisceau d’indices solides qui tendent à indiquer non pas une responsabilité russe ou ukrainienne dans la destruction de trois des quatre gazoducs Nord Stream, mais une possible opération clandestine états-uno-norvégienne. À travers cette seconde et dernière partie, nous expliquerons pourquoi cet acte de sabotage industriel sans précédent favorisera de manière durable et décisive 1) les exportations de gaz naturel de la Norvège vers l’Europe via le Baltic Pipe, un gazoduc construit par le Danemark et la Pologne, et inauguré le lendemain des attaques contre Nord Stream, et 2) les importations de gaz naturel liquéfié des États-Unis par les pays d’Europe centrale et orientale via l’architecture de l’Initiative des Trois Mers (ITM), un projet soutenu par Washington et élaboré par l’Atlantic Council à partir de 2014, lancé par la Pologne et la Croatie l’année suivante, et grâce auquel le Baltic Pipe livre du gaz norvégien via le territoire polonais depuis début octobre 2022. Alors que l’influent député polonais Radosław Sikorski avait tweeté « Merci, les USA » au lendemain du sabotage de Nord Stream – c’est-à-dire le jour de l’inauguration du Baltic Pipe –, il est crucial de s’intéresser de plus près à la Pologne, et plus largement à l’Europe centrale et orientale dont elle est un acteur majeur, en particulier dans le cadre de l’ITM et de la redirection des flux gaziers que ce projet transnational concrétise au détriment du gaz russe et de la relation russo-allemande.

Ayant depuis longtemps la réputation d’être un néoconservateur, Sikorski n’a pas été sanctionné pour avoir sous-entendu sur Twitter que l’administration Biden était à l’origine de l’attaque contre Nord Stream. En effet, il est redevenu Ministre des Affaires étrangères de la Pologne en décembre 2023. Ce puissant politicien, dont les liens intimes avec Washington sont bien connus, n’était pas le seul décideur occidental à exprimer sa grande satisfaction après le sabotage de Nord Stream. Quatre jours après cet événement, le notoirement belliciste Secrétaire d’État Antony Blinken qualifia publiquement cette destruction de « formidable opportunité de supprimer une fois pour toutes la dépendance [européenne] à l’énergie russe et d’ainsi ôter à Vladimir Poutine l’arme de l’énergie utilisée pour faire avancer ses desseins impérialistes. Cela est très important et cela offre une formidable opportunité stratégique pour les années à venir. » Admise ouvertement et à plusieurs reprises, cette ambition états-unienne se concrétise grâce à l’Initiative des Trois Mers, un projet transnational lancé et soutenu par les États-Unis, dont l’objectif principal est de mettre fin à la dépendance de l’Union européenne au gaz russe en réorientant les flux énergétiques du nord de l’Europe – spécifiquement le gaz norvégien via le Baltic Pipe – vers le centre et le sud du continent, et même au-delà.

Élaboré et promu par l’Atlantic Council depuis 2014, lancé par la Pologne et la Croatie en 2015, et impliquant actuellement treize pays d’Europe centrale, orientale et méridionale, le projet ITM a récemment ajouté la Grèce et la mer Égée comme quatrième zone maritime dans cette architecture transnationale en développement. En 2017, cette politique a été décrite par son principal concepteur et ancien haut gradé du Pentagone comme « “un projet visant à unifier la région d’Europe entre la Baltique, l’Adriatique, (…) la mer Noire [, et désormais la mer Égée] grâce à des infrastructures énergétiques (…) [qui] devraient être une priorité stratégique pour l’administration [Trump]”, selon le général des Marines à la retraite James L. Jones, président du Brent Scowcroft Center on International Security de l’Atlantic Council, lors du sommet de l’organisation à Istanbul le 28 avril [2017]. “C’est un projet véritablement transatlantique qui a d’énormes ramifications géopolitiques, géostratégiques et géoéconomiques”, a affirmé Jones, qui a été Conseiller à la Sécurité nationale sous l’administration Obama. Par conséquent, il a soutenu que “nous devons cultiver l’intérêt de la nouvelle administration états-unienne [pour ces enjeux]. En renforçant la région des Trois Mers, et par extension le reste de l’Europe, cette initiative renforcera l’ensemble de la communauté transatlantique”, a-t-il ajouté. »

Comme l’a souligné le général Jones lors de ce sommet, « l’Initiative des Trois Mers vise à unir les douze [, et désormais treize] pays de l’Union européenne en Europe orientale et centrale en créant une infrastructure Nord-Sud dans les secteurs des télécommunications, de l’énergie et des transports. Bien que cette initiative ne soit pas directement punitive envers la Russie, selon Jones, elle est conçue pour atténuer l’influence du Kremlin dans le secteur énergétique européen, que Moscou a exercée au détriment des États membres de l’UE. » L’objectif de capter l’attention de l’administration Trump sur ce projet a été atteint, puisque le Président lui-même a assisté au sommet de Varsovie dédié à l’Initiative des Trois Mers en juillet 2017. À cette occasion, Trump a vertement critiqué l’Allemagne pour le développement de Nord Stream 2, ce qui a conduit à un intérêt croissant de Berlin pour le projet ITM. En conséquence, au cours du mois de juillet 2021, l’Allemagne a exprimé sa volonté de l’intégrer dans les « politiques et instruments d’investissement de l’Union européenne ».

L’année précédente, le Secrétaire d’État de Trump, Mike Pompeo, avait annoncé que le gouvernement des États-Unis « envisage[ait] de fournir jusqu’à 1 milliard de dollars de financement aux pays d’Europe centrale et orientale participant à l’Initiative des Trois Mers. Notre objectif [était] assez simple : (…) dynamiser les investissements du secteur privé dans le domaine de l’énergie pour protéger la liberté et la démocratie à travers le monde. » Lancée en février 2020, cette promesse d’aide financière états-unienne ne s’est jamais concrétisée, sachant que Trump a perdu les élections au début du mois de novembre de cette même année. Cependant, d’importants investissements ne sont plus nécessaires pour les exportations de gaz naturel liquéfié (GNL) états-unien vers le continent européen car, comme l’ont expliqué en mars dernier les chercheurs Paweł Czyżak et Nolan Theisen, « la capacité mondiale d’infrastructure pour le GNL semble croître bien plus que la demande de gaz réelle, en particulier sur le continent européen – le plus grand marché pour les exportations états-uniennes de GNL. Les données d’Europe centrale et orientale montrent que, dès 2025, la capacité d’importation de GNL dans les pays de l’Initiative des Trois Mers dépassera les importations historiques de gaz russe par gazoduc. Cela signifie que la consommation de GNL dans la région devra non seulement remplacer le gaz russe, mais également croître au-delà de ce niveau. » En résumé, la politique des Trois Mers lancée sous l’administration Obama et soutenue par le cabinet Trump a gagné une plus grande pertinence stratégique pour les décideurs de Washington après l’invasion russe de l’Ukraine, mais sans nécessiter d’importants investissements de la part des États-Unis.

Le 20 juin 2022, trois jours après la fin de l’exercice BALTOPS 22 commandé par l’OTAN – et qui pourrait avoir servi de couverture pour piéger les gazoducs Nord Stream –, le Secrétaire d’État Antony Blinken déclara que « la guerre d’agression du gouvernement russe contre l’Ukraine a rendu le développement de l’Initiative des Trois Mers encore plus urgent – pour tous ses membres et partenaires, et pour chacun des domaines d’intervention de ce plan : l’énergie, le transport et les communications numériques. Même avant [l’invasion russe de l’Ukraine lancée le] 24 février [2022], la concrétisation d’une plus grande sécurité énergétique nécessitait la diversification des sources, des routes d’approvisionnement et des types d’énergie. L’embargo de l’Union européenne sur le pétrole russe et son plan visant à réduire considérablement les importations de gaz naturel russe ont rendu ce travail indispensable. Une plus grande indépendance énergétique rendra les États membres moins vulnérables à la coercition du Kremlin. Et cela privera le gouvernement russe de ressources massives qu’il a utilisées pour financer son attaque contre l’indépendance de l’Ukraine et d’autres pays ces dernières années. » Le mois précédent, il avait été annoncé que le « gazoduc Pologne-Lituanie, c’est-à-dire l’interconnexion transfrontalière reliant les systèmes polonais et lituanien de transmission de gaz, venait d’être mis en service. Il [permettra] également de transporter du gaz vers la Lettonie et l’Estonie. Cette infrastructure gazière stratégique et essentielle est une étape importante pour l’Initiative des Trois Mers et pour l’Union européenne », un projet décrit par les autorités polonaises comme « la réaction la plus forte et la plus adaptée face aux actions de la Russie. »

Tel que détaillé sur le site officiel de l’Initiative des Trois Mers en mai 2024, la Pologne cherche également à parachever la « diversification des sources d’approvisionnement en gaz et l’intégration des infrastructures gazières dans la région des Trois Mers avec la mise en œuvre du projet Baltic Pipe et des interconnexions transfrontalières [entre la] République de Pologne [et la] République slovaque (…) [, ainsi qu’entre la Pologne et] l’Ukraine ». En d’autres termes, le Baltic Pipe inauguré le lendemain du sabotage de Nord Stream joue désormais un rôle clé dans cette stratégie visant à réduire la dépendance européenne au gaz russe, « surtout compte tenu de l’opposition farouche de la Pologne aux gazoducs [Nord Stream] », comme l’ont observé FAIR.org. Dans le même temps, la Croatie, la Hongrie, la Lituanie et la Slovénie étendent également leurs infrastructures gazières, tandis que la Croatie, la Lituanie et la Lettonie développent des terminaux de GNL qui favoriseraient les exportations de gaz naturel liquéfié états-unien de plus en plus massives vers le continent européen.

Grâce au sabotage de Nord Stream, l’Initiative des Trois Mers affaiblira l’Allemagne au profit de la Pologne

Jusqu’à récemment, le développement de l’Initiative des Trois Mers a rencontré plusieurs obstacles. Parmi eux, il est important de noter que Berlin s’y est longtemps opposée, principalement en raison de ses craintes que ce projet 1) ait un impact négatif sur l’économie allemande, 2) augmente de manière disproportionnée l’influence des États-Unis et leurs exportations de gaz en Europe centrale et orientale, et 3) affaiblisse la pertinence de l’architecture Nord Stream. Comme l’a expliqué le chercheur Martin Dahl en décembre 2019, « la mise en œuvre de projets d’infrastructures sur l’axe Nord-Sud à l’est de la frontière allemande, qui renforcerait la capacité des ports baltes non allemands et déplacerait une partie du transport routier vers l’Europe centrale et orientale, augmenterait la concurrence et pourrait réduire les bénéfices des entreprises allemandes. Également dans le domaine de l’énergie, les plans de l’Initiative des Trois Mers entrent en conflit avec les intérêts allemands dans les gazoducs Nord Stream. » Depuis que la majeure partie de cette infrastructure est devenue « un tas de métal au fond de la [mer Baltique] », pour reprendre les termes provocateurs de la Sous-secrétaire d’État Victoria Nuland en janvier 2022, l’obstacle Nord Stream a été éliminé. À l’avenir, il serait certainement préjudiciable pour l’Allemagne de ne pas accroître son implication dans l’Initiative des Trois Mers – ne serait-ce que pour gagner de l’influence dans son développement, notamment dans les domaines du transport, des infrastructures portuaires et, depuis la destruction de trois des quatre gazoducs de Nord Stream, de la sécurité énergétique.

Le sabotage de Nord Stream a rempli un objectif stratégique majeur de Washington : empêcher tout rapprochement germano-russe

Le 30 avril 2024, le Secrétaire d’État Antony Blinken a déclaré lors du Forum économique mondial à Riyad que « l’Europe s’est éloignée de sa dépendance à l’énergie russe de manière extraordinaire, et ce en l’espace de seulement deux ans », sans mentionner le fait pourtant crucial que le sabotage des gazoducs Nord Stream, l’Initiative des Trois Mers et le Baltic Pipe ont été des facteurs clés dans la réalisation de ce vieil objectif stratégique de Washington. Dix ans plus tôt, c’est-à-dire en 2014, l’ancienne Secrétaire d’État Condoleezza Rice avait en effet affirmé que « les Européens devront remplacer leur dépendance au gaz russe par du gaz états-unien, notamment du GNL, ce qui supposerait l’élimination des gazoducs Nord Stream. Pour Condoleezza Rice, le plus important était de mettre fin à la collaboration russo-européenne et d’éliminer leur “union gazière et industrielle” – en d’autres termes, de couper la Russie de l’Europe. » Confirmant cette ambition majeure de Washington, George Friedman – le fondateur de la « CIA privée » Stratfor –, expliqua l’année suivante que, « pour les Américains, la peur la plus centrale est (…) la combinaison de la technologie et du capital allemands avec les ressources naturelles et la main-d’œuvre russes – la seule combinaison qui, depuis des siècles, terrifie les États-Unis. Alors quelles sont les conséquences de tout cela ? Eh bien, les États-Unis ont déjà montré leurs cartes : c’est la ligne des pays allant de la Baltique à la mer Noire », comme le confirme le développement continu de l’Initiative des Trois Mers dans cette région et le redéploiement provocateur de l’OTAN dans cette même zone, une stratégie résumée en 2015 par Friedman comme l’imposition d’un « cordon sanitaire » antirusse.

Comme l’a observé en mars 2023 le journaliste polonais Agaton Koziński, « la politique d’endiguement des pulsions agressives du Kremlin porte ses fruits. Depuis que les pays de l’Europe centrale et orientale ont assumé la charge principale de ces mesures [de soutien massif à l’Ukraine contre la Russie], l’équilibre des pouvoirs en Europe a commencé à changer. Ce n’est pas seulement le Chancelier Scholz qui l’a remarqué. “La visite du Président Biden en Pologne au mois de février 2023 est perçue comme une correction face à la domination écrasante des États membres occidentaux dans la politique de l’UE”, a écrit le professeur John Keiger, historien à l’Université de Cambridge, dans l’hebdomadaire The Spectator. “L’époque où un Président français comme Jacques Chirac pouvait dire aux États d’Europe de l’Est qu’ils feraient bien de se taire est révolue”, a-t-il ajouté. On entend la même rengaine ailleurs. “Une chose est claire : un important pivot vers le flanc est de l’OTAN est en cours”, a écrit Roger Boyes, rédacteur international du quotidien britannique The Times. “On a vraiment l’impression que, sur le continent européen, le centre de gravité s’est déplacé vers l’Est”, a commenté le général Ben Hodges, ancien commandant de l’armée états-unienne en Europe. »

Dans le discours susmentionné, George Friedman souligna le fait qu’au début de l’année 2015, ce même « général Ben Hodges, alors commandant de l’U.S. Army en Europe, a visité l’Ukraine. Il a annoncé que des instructeurs états-uniens allaient officiellement arriver, et non plus officieusement. Il a même accroché des médailles à des combattants ukrainiens ce qui, selon le protocole militaire, ne peut normalement pas être fait à des étrangers, mais [le général Hodges] l’a fait, montrant que [les forces militaires ukrainiennes] étaient “son” armée. Il est ensuite parti et, dans les pays baltes, il a annoncé que les États-Unis allaient pré-positionner des blindés, de l’artillerie et d’autres équipements dans les pays baltes, en Pologne, en Roumanie et en Bulgarie, ce qui est un point très intéressant. Donc (…) hier, les États-Unis ont annoncé qu’ils enverraient des armes, bien sûr, ce soir ils le nieront, mais les armes seront envoyées. Dans tout cela, les États-Unis ont agi en dehors du cadre de l’OTAN parce que l’OTAN doit obtenir un vote unanime à cent pour cent. »

Il ajouta un point crucial, soulignant que de nombreux stratèges occidentaux et lui-même étaient parfaitement conscients que la politique agressive des États-Unis en Ukraine et au sein de l’Europe centrale et orientale – c’est-à-dire de la mer Baltique à la mer Noire –, était perçue par la Russie comme une menace existentielle. En effet, il résuma son propos en expliquant que « la question qui se pos[ait] pour les Russes [en 2015] était la suivante : garderont-ils une zone tampon qui soit au moins neutre, ou l’Occident pénétrera-t-il tellement loin en Ukraine qu’il se trouvera à 100 kilomètres de Stalingrad et à 500 kilomètres de Moscou ? Pour la Russie, le statut de l’Ukraine est une menace existentielle, et les Russes ne peuvent pas lâcher sur ce point. Pour les États-Unis, si la Russie garde l’Ukraine, où s’arrêtera-t-elle ? Il n’est donc pas surprenant que le général Hodges, qui a été désigné pour essuyer les critiques engendrées par [cette stratégie], parle de pré-positionner des troupes en Roumanie, en Bulgarie, en Pologne et dans les pays baltes. C’est l’Intermarium, de la mer Noire à la mer Baltique, dont rêvait [l’ancien Premier Ministre polonais Józef] Piłsudski. C’est la solution pour les États-Unis », dont la mise en œuvre sur le plan énergétique a été grandement facilitée par l’Initiative des Trois Mers – un projet qui, selon les propos du général Hodges en avril 2020, « accentuerait l’indépendance énergétique de l’Europe centrale et orientale (…) [dans un contexte de] concurrence entre grandes puissances dans le domaine économique ». Comme nous l’avons documenté dans la première partie de cette analyse, le sabotage de l’infrastructure Nord Stream fut un facteur clé dans l’implémentation de cette stratégie disruptive ouvertement soutenue par les États-Unis. Cependant, la « zone d’exclusion intellectuelle » qui entoure cette attaque a garanti jusqu’à présent le fait que cet événement reste irrésolu, malgré de solides indices suggérant une possible responsabilité centrale de Washington dans cet acte de guerre non seulement contre la Russie, mais également contre l’Allemagne et les autres pays européens qui ont co-développé cette infrastructure.


 

Initiative des Trois Mers
Maxime Chaix

Journaliste indépendant, essayiste et traducteur, Maxime Chaix est spécialisé dans l’étude approfondie des opérations clandestines occidentales, de la politique étrangère des États-Unis et de l’instrumentalisation étatique du terrorisme islamiste. Entre 2009 et 2015, il a traduit trois ouvrages de l’universitaire, essayiste et ancien diplomate canadien Peter Dale Scott. En 2019, il a publié son premier essai, intitulé La guerre de l’ombre en Syrie, aux Éditions Erick Bonnier. Déplorant le soutien irréfléchi de la majorité des médias français pour le militarisme de Washington et de ses principaux alliés, dont l’État français, Maxime Chaix pratique un journalisme à l’anglo-saxonne, résolument critique envers les excès militaires occidentaux et le conformisme universitaire, politique et médiatique qui les légitime.

 

Le quadrilatère de la guerre moderne par Michel Goya

Le quadrilatère de la guerre moderne

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 4 octobre 2024

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Pour son malheur, le quadrilatère Beyrouth-Damas-Deraa-Haïfa, correspondant à la superficie du département de la Gironde, a été l’un des plus importants laboratoires opérationnels de ces cinquante dernières années.

Feux du ciel et phalanges

Il y eut d’abord les combats sur le Golan en octobre 1973, et la résistance acharnée et victorieuse de quelques brigades blindées israéliennes face à une armée syrienne équipée et organisée à la manière soviétique. Cela apparaissait, pour tous les observateurs occidentaux — et sans doute aussi soviétiques — comme un modèle réduit de ce qui se passerait en Europe occidentale, et plus particulièrement en République fédérale allemande, en cas d’attaque du Pacte de Varsovie. On était même allé jusqu’au point où l’emploi de l’arme nucléaire avait pu être envisagé et signalé à l’ennemi. Cela a considérablement stimulé toutes les réflexions qui ont abouti notamment à la doctrine américaine AirLand Battle (ALB), dont la première version a été publiée en 1982, au moment même où Israël lançait l’opération Paix en Galilée au Liban.

Déclenchée le 6 juin, Paix en Galilée illustre alors parfaitement ce que les Américains envisagent de faire à bien plus grande échelle. Le 9 juin 1982, en combinant surveillance par drones, détection électronique, coordination aéroportée, brouillage et armes antiradars, l’armée israélienne détecte, aveugle, paralyse et détruit la défense aérienne syrienne, tant au sol qu’en vol. Les Israéliens acquièrent ainsi la suprématie aérienne dans la région pour les cinquante années à venir. En outre, grâce à une artillerie renouvelée, capable de frappes plus précises et en profondeur, Tsahal dispose d’une force de frappe écrasante et précise, qu’elle met également au service de six divisions blindées, transformées en lourdes phalanges interarmes écrasantes.

L’objectif premier de l’opération est de détruire la menace représentée par l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), solidement implantée dans le Sud-Liban et qui attaque régulièrement le nord d’Israël à coups de roquettes ou d’infiltrations de commandos. L’OLP, qui a commis l’erreur de vouloir s’organiser en une division mécanisée classique, est balayée en quelques jours, et ce qui reste de l’organisation est contraint de se replier à Beyrouth. Il en est de même pour les deux divisions blindées syriennes présentes alors au Liban. Bien que l’on soit loin de la fulgurance de la guerre des Six Jours, à la fin du mois de juin, il apparaît clairement qu’aucune armée de la région n’est plus capable de s’opposer à l’équivalent israélien de l’AirLand Battle en essayant de le combattre de la même manière. C’est toujours le cas aujourd’hui.

Tunnels, commandos et missiles

On réfléchit donc dès cette époque à une autre manière de faire. En analysant tous les combats contre Israël depuis plus de vingt ans, ainsi que ceux en cours entre l’Irak et l’Iran, on comprend d’abord qu’il n’y a guère d’autre solution pour s’opposer aux frappes aériennes que de se retrancher profondément dans le sol ou le sous-sol, ainsi que dans les villes. Les Syriens mettent en place un système fortifié le long de l’axe menant du Golan vers Damas. Le corps de bataille blindé syrien y est largement intégré et complété par l’équivalent de trois divisions de commandos. Tout le monde a en effet observé que, grâce à sa faible signature et ses capacités d’infiltration, l’infanterie légère a été la plus efficace contre les Israéliens. Dotés d’armes antichars modernes, ces fantassins légers peuvent former ce qu’on appelle alors en Europe une « technoguérilla », capable de harceler les forces les plus puissantes, conformément par exemple au concept de « non-bataille » du commandant Brossolet.

Cet ensemble est censé constituer un bouclier derrière lequel il sera possible d’user une armée israélienne, ou éventuellement occidentale, jugée puissante mais peu endurante et très sensible aux pertes humaines. On ne gagne pas cependant les guerres en se contentant de se défendre, il faut aussi donner des coups. Avec un ciel totalement dominé par l’ennemi, il est désormais inconcevable de lancer de grandes attaques blindées comme en octobre 1973, sous peine d’être détecté et anéanti immédiatement. On peut en revanche utiliser offensivement les commandos par le biais d’infiltrations.

Comme il est également impossible de lancer des raids aériens, on découvre les vertus des missiles balistiques fabriqués en masse par l’Union soviétique, tels que les FROG-7 à courte portée et surtout la famille des Scud. Conçu dans les années 1950 en s’inspirant du V2 allemand, le Scud (SS-1 Scud en code OTAN) est la kalachnikov des missiles, produit en masse et décliné en quatre versions soviétiques et de multiples versions locales. Les missiles balistiques présentent alors l’immense avantage d’être trop rapides pour être interceptés. Leur précision est très faible, mais ils permettent de frapper les villes avec une charge conventionnelle de presque une tonne d’explosifs, ou une charge chimique, voire nucléaire. Trois Scud avaient ainsi été tirés par les Égyptiens sur les ports israéliens en 1973, et des centaines ont été échangés entre l’Iran et l’Irak pendant plusieurs années. À condition d’en disposer en nombre suffisant pour effectuer des salves de plusieurs dizaines à la fois, cette force de frappe peut constituer une dissuasion du « faible au fort ». À défaut, elle permet de causer des pertes civiles intolérables tout en affirmant la détermination à poursuivre le combat simplement par la répétition des tirs. La Syrie, l’Irak et l’Iran se sont ainsi dotés d’un arsenal de missiles à longue portée, constamment perfectionné grâce aux nouvelles technologies de l’information, et ce malgré la fin de l’URSS.

Le développement militaire du Hezbollah

Le Liban des années 1980 est également le théâtre d’innovations de la part des organisations armées. Fondé en 1982 avec l’aide de la République islamique d’Iran et de la Syrie, le Hezbollah commence par mener une lutte clandestine particulièrement redoutable en utilisant des camions remplis de tonnes d’explosifs, conduits par des kamikazes. Chacun de ces engins devient l’équivalent d’une salve au ras du sol de plusieurs missiles de croisière. Le Hezbollah mène ainsi onze attaques de ce type, ciblant d’abord à plusieurs reprises les forces israéliennes, puis l’ambassade américaine à Beyrouth, ainsi que les contingents américains et français de la Force multinationale de sécurité de Beyrouth (FMSB). Les effets sont terribles, tant sur le plan tactique — avec un total de plus de 500 combattants ennemis tués — que stratégique, avec notamment le retrait honteux de la FMSB. Cela prouve qu’un groupe d’hommes déterminés peut faire plier certaines des armées les plus puissantes au monde. La leçon est vite retenue, et la tactique des attaques-suicides est adoptée par les organisations djihadistes. Le Hezbollah pratique également toute la gamme des actions clandestines, comme le détournement d’avions ou la prise d’otages occidentaux, utilisés pour négocier des échanges de prisonniers avec Israël.

Alors que l’armée israélienne se concentre, depuis 1985, sur la gestion d’une zone tampon au sud du Liban, le Hezbollah développe une force de guérilla plus classique à partir de ses bases dans la plaine de la Bekaa. Le combat est mené de manière très décentralisée par des groupes infiltrés, suffisamment autonomes. Ces groupes, de mieux en mieux entraînés et équipés, disposent de missiles antiaériens SAM-7 et antichars AT-3 et AT-4, atteignant ainsi le statut de « techno-guérilla ». De 5 combattants du Hezbollah tués pour 1 soldat israélien en 1990, le ratio tombe à 1,5 pour 1 en 1993.

Le Hezbollah est aussi le premier mouvement à utiliser massivement les engins explosifs improvisés, plus connus sous l’acronyme anglais IED, comme arme de harcèlement. Avec le temps, ces engins artisanaux deviennent de plus en plus sophistiqués et finissent par être responsables de la majorité des pertes israéliennes dans le Sud-Liban, y compris la mort du général Gerstein en février 1999. Ces IED réduisent la capacité de manœuvre des forces de Tsahal, qui se retrouvent de plus en plus retranchées et isolées.

Le Hezbollah se dote également d’un arsenal de roquettes à courte portée, qu’il utilise contre les bases israéliennes, mais aussi contre le nord d’Israël, reprenant ainsi les méthodes de harcèlement de l’OLP. On assiste alors à des embrasements ponctuels de quelques jours, comme en juillet 1993 ou en mars 1996, où des frappes aériennes et d’artillerie israéliennes répondent à des salves de centaines de roquettes et inversement.

De guerre lasse, Israël évacue le Sud-Liban en 2000, privilégiant désormais la protection offerte par une barrière de sécurité à la frontière et les actions à distance. Le Hezbollah occupe définitivement le terrain abandonné, consolide sa position de para-État libanais et se transforme à nouveau militairement, adoptant à son tour le modèle des « tunnels, commandos et missiles », toujours avec l’aide de l’Iran et de la Syrie. Le Hezbollah devient ainsi l’une des premières organisations armées, sinon la première, à se doter d’un arsenal de missiles balistiques.

La confrontation de 2006

La confrontation entre les deux grands modèles d’armée, initialement attendue en Syrie, intervient finalement au Liban en juillet 2006, à la suite d’une infiltration réussie d’un commando du Hezbollah, qui tend une embuscade sur le sol israélien. Alors que l’attention était concentrée sur Gaza, le gouvernement israélien saisit cette occasion pour tenter, selon sa nouvelle doctrine, non pas de détruire le Hezbollah, mais de l’écraser suffisamment par des raids aériens et terrestres pour le rendre inopérant pendant des années. L’arsenal de missiles balistiques du Hezbollah n’a donc pas dissuadé Israël.

Il est vrai que, bien que les missiles balistiques se soient beaucoup améliorés depuis l’époque soviétique, la défense antimissile israélienne a progressé encore plus rapidement, notamment après l’impuissance démontrée lors des 40 Scuds irakiens tombés sur le pays en 1990. En 2006, l’armée israélienne est capable d’intercepter des missiles balistiques, bien que cela soit plus difficile lorsque les tirs proviennent d’un avant-poste libanais, plutôt que du « troisième cercle » de menace, réduit alors à l’Iran. Cela rend l’action préventive d’autant plus tentante.

L’opération israélienne de 2006 débute donc par une campagne aérienne visant à neutraliser cet arsenal de missiles. Malgré cela, le Hezbollah parvient à lancer une centaine de roquettes chaque jour sur le nord d’Israël, et le complexe renseignements-frappes israélien n’est pas suffisamment précis pour éliminer cette menace. Un engagement terrestre devient donc inévitable.

Le problème est que le modèle AirLand Battle exige une grande maîtrise pour coordonner efficacement toute sa machinerie. Or, bien que Tsahal dispose encore des moyens, elle n’a plus les compétences nécessaires à ce moment-là. Comme mentionné précédemment, Tsahal est une armée à faible mémoire opérationnelle, et celle-ci est alors presque entièrement consacrée au maintien de l’ordre et à la lutte contre les organisations clandestines palestiniennes. Le dernier grand engagement, l’opération Rempart dans les villes de Cisjordanie en 2002, est déjà loin pour une armée de conscrits et de réservistes dont les moyens et l’entraînement ont également été réduits pour des raisons budgétaires.

Pour faire des économies, l’armée israélienne a adopté un système de soutien logistique similaire à celui des bases de défense en France à partir de 2008, un système qui se révèle totalement inadapté aux opérations à grande échelle.

En résumé, entre une prudence excessive pour éviter les pertes, une mauvaise coordination des forces et un chaos logistique, la guerre révèle que Tsahal n’est plus capable d’appliquer correctement le modèle ALB, et elle se heurte au modèle défensif du Hezbollah, qui fonctionne, lui, parfaitement. Au bout de 33 jours, les forces israéliennes atteignent les abords du fleuve Litani, mais elles continuent de subir des coups humiliants de l’infanterie du Hezbollah, tandis que les roquettes pleuvent toujours quotidiennement sur Israël. Avec la protection des blindés et l’énorme supériorité de feu israélienne, le ratio de pertes devrait être d’un soldat israélien pour au moins dix ennemis, mais il n’est que de 1 pour 4.

Une sortie diplomatique est finalement trouvée, en feignant de croire que la résolution 1701, prévoyant le désarmement du Hezbollah au Sud-Liban, sera mise en œuvre par les Forces armées libanaises.

ALB vs TCM

Fondamentalement, les modèles de forces n’ont pas changé depuis cette époque, ils se sont simplement perfectionnés. Malgré la réduction de ses moyens, l’armée de Terre israélienne a beaucoup travaillé pour retrouver des capacités de haute intensité, qu’elle a testées en 2008, 2014, et surtout en 2023-2024 à Gaza, face à une organisation comme le Hamas, qui s’était lui aussi efforcé d’adopter le modèle TCM (Tunnels, Commandos, Missiles). La diminution du volume des forces israéliennes a conduit à procéder par séquences, plutôt que par une action unique, ce qui a ralenti les opérations. Cependant, au prix de terribles souffrances civiles, le rapport de pertes a finalement atteint un soldat israélien pour 40 combattants ennemis.

Alors que l’opération Flèche du Nord est désormais lancée contre le Hezbollah, Tsahal est au sommet de ses capacités, avec une vingtaine de brigades de manœuvre actives ou de réserve, aguerries et maîtrisant parfaitement la combinaison des forces ainsi qu’une puissance de feu inégalée, à condition de continuer à être soutenue par les États-Unis. Le Hezbollah, de son côté, est plus puissant qu’en 2006 et aguerri par les combats d’infanterie en Syrie, bien qu’il ait combattu principalement contre d’autres organisations armées, et non contre une armée régulière. Sa structure, très décentralisée, pourrait cependant être affaiblie par les ravages causés dans son commandement, affectant ainsi ses capacités.

À ce stade, il est difficile de dire quel modèle, entre ALB ou TCM, finira par l’emporter au Liban, même si la détermination nouvelle israélienne semble faire pencher la balance de leur côté. On peut prédire cependant à coup sûr des dégâts et des pertes considérables pour tout le monde.

Un silence qui n’en finit pas !

Un silence qui n’en finit pas !

Blablachars – publié le jeudi 26 septembre 2024

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Le déclenchement de l’Opération Militaire Spéciale russe en Ukraine le 22 février 2022 a remis au goût du jour une forme de combat que beaucoup considéraient comme dépassé et inadapté à l’environnement stratégique du moment, marqué par des engagements lointains et des « guerres asymétriques ». Ce retour du combat blindé mécanisé, bien que marqué dans les premières semaines du conflit par les destructions de blindés russes, a suscité une prise de conscience au sein de nombreuses armées. Les enseignements du conflit ukrainien, objets de nombreuses analyses et commentaires ont naturellement suscité des débats au sein des instances dirigeantes (civiles et militaires) dans de nombreux pays. Une immense majorité de ces derniers, parfois éloignés du théâtre ukrainien ont ainsi décider de revoir la composition et l’équipement de leurs forces en créant, modernisant ou en renouvelant leur composante blindée mécanisée.

Se singularisant depuis de longues années par des choix atypiques déjà évoqués par Blablachars, l’armée de terre donne l’impression depuis 2022 de regarder ailleurs et d’ignorer une partie des enseignements du conflit ukrainien. Cette attitude, cohérente avec les choix faits depuis de longues années en matière d’équipements et de doctrine n’est pas sans conséquence pour nos forces terrestres, privées d’un véritable segment de décision. Il est évident que l’environnement budgétaire actuel ne permet d’envisager une modification en profondeur de cette situation, il n’explique pas le silence entourant depuis de longues années le char, son environnement et le combat blindé mécanisé. 
Ce silence entoure un éventuel projet de (re)création d’une véritable force blindée mécanisée. Le débat qui aurait pu avoir lieu autour de ce sujet aurait pu porter sur sa place, sa composition ou encore son équipement. Sur ce dernier point, les matériels évoqués, VCI (Véhicules de Combat d’Infanterie), engins du Génie ou encore les moyens d’artillerie blindés auraient pu être recensés et les industriels concernés auraient pu évoquer leur contribution au projet. L’élaboration du nouveau modèle de l’armée de terre aurait fourni une occasion unique d’aborder la place d’une composante blindée mécanisée dans le dispositif en cours de construction. Ainsi les modalités, le calendrier et le cout (financier, humain, matériel….) de la transformation d’une des deux brigades blindées existantes aurait pu constituer une source de débats autour de ces capacités supplémentaires, complémentaires de celles offertes par les brigades interarmes (BIA) les brigades spécialisées. Sur le plan industriel, les possibilités de « francisation » de matériels acquis sur étagère auraient procuré des éléments de réflexion et des échanges denses entre industriels et militaires, sous la houlette de la DGA, of course ! Au lieu de cela, nous poursuivons l’adoption d’engins médians dont la première qualité est de pouvoir embarquer à bord d’un A400M mais qui pourraient nous laisser fort dépourvus dans un scénario de haute intensité, en Europe ou ailleurs !
L’autre grand perdant de ce débat qui n’a pas lieu est le Leclerc, qui à défaut d’être modernisé continue d’encaisser les coups venus de toute part. Le denier en date a été porté par le Général Schill au cours du salon Eurosatory, avec  l’annonce de l’abandon de toute nouvelle modernisation. Cette décision condamne le char français à attendre en l’état son remplaçant germano-français jusqu’à son arrivée prévue en 2045 pour les plus optimistes, le Leclerc aura alors 51 ans ! Cette échéance pouvant connaitre un décalage car selon le CEMAT « Certains segments du programme MGCS pourraient glisser dans le temps pour des questions industrielles. » En mai 2023 le CEMAT avait confirmé que l’armée de terre était « par héritage est une armée de forces médianes ; mais aussi par culture, par esprit manœuvrier, par impératif stratégique ; cela ne signifie pas renoncer à la puissance, mais que la mobilité, la polyvalence et la cohérence sont recherchées en priorité« . L’esprit manœuvrier serait donc l’apanage des seules forces médianes, les « culs de plomb » en étant parfaitement incapables ! Après cette première estocade condamnant le Leclerc, un éventuel char de transition et tout engin non médian, un autre coup fut porté par le Ministre des Armées avec l’enterrement de première classe du projet de Leclerc Mk3, présenté dans un projet d’amendement sénatorial évoquant l’évolution du char ! Entre silence et condamnations, le Leclerc devrait bénéficier de quelques apports, sorte de pansements sur les plaies les plus visibles, comme les viseurs avec la récente adoption des PASEO ou encore la motorisation dont le remplacement devient chaque jour plus nécessaire. Paradoxalement, la décision de maintien en l’état du char Leclerc a été confirmée au cours d’une des éditions les plus « blindées » du Salon Eurosatory avec la présentation par de plusieurs industriels d’engins ou de projets dans le domaine. Parmi les nombreux exposants, le stand KNDS illustrait parfaitement le renouveau de la filière char avec pas moins de cinq engins présentés dont le Leclerc Evo, successeur naturel du Leclerc actuel et auquel l’armée de terre n’a semblé prêter qu’une attention plus que mesurée. Cette situation fortement préjudiciable sur le plan militaire est également lourde de conséquences pour les industriels concernés au moment où de nombreux pays affichent un intérêt marqué pour des engins innovants plus légers et mieux protégés face aux nouvelles menaces parmi lesquelles les drones et autres munitions téléopérées. 
Enfin le renoncement de l’armée de terre au combat blindé mécanisé est en train de faire disparaitre des doctrines d’emploi des différentes armes cette forme de combat. Alors que la haute intensité est remise à l’ordre du jour pour caractériser la moindre des activités, la manoeuvre blindée mécanisée a quasiment disparu, faute de moyens adéquats. Certes la constitution de GTIA (Groupements Tactiques Inter Armes) à dominante blindée ou infanterie continue de donner un caractère interarmes aux différentes actions, se heurtant dans certaines configurations au manque de moyens lourds, mécanisés capables d’encaisser et de porter des coups décisifs à l’ennemi. Nos équipages de Leclerc confrontés à une diminutions de leurs possibilités d’entrainement ont de plus en plus de difficultés à maitriser les savoir-faire du combat mécanisé. Il est loin le temps où les renforcements interarmes étaient quasiment systématiques dans les exercices dès le niveau compagnie ou bataillon. Les plus anciens se souviendront des 5ème Stade, ou Stade D au cours desquels les unités élémentaires aux ordres du capitaine et leurs renforcements étaient évalués sur un parcours de tir. 
Si elle devait s’engager sur un théâtre requérant des moyens lourds, l’armée de terre ne disposerait que de ses chars Leclerc vieillissant et de Jaguar (en cours de livraison) dotés du canon CTA de 40mm. Ces deux engins étant pour le premier soumis à des limitations de potentiel et de disponibilité affectant l’entrainement des équipages tandis que le second est en cours d’appropriation par les équipages. Pourtant, les derniers engagements de blindés ne devraient pas manquer d’interpeller. Que ce soit l’offensive ukrainienne dans la région de Koursk dans laquelle une centaine de blindés ont été engagés, ou les opérations de l’armée israélienne reposant sur un triptyque blindé seul apte à agir dans le chaos urbain constitué par les constructions dans la Bande de Gaza. Ces deux exemples démontrent une fois encore la nécessité de disposer à côté de moyens à roues, d’engins blindés mécanisés à chenille, la mise en oeuvre des uns n’excluant pas celle des  autres. Au-delà de ces deux conflits, des chars (parfois anciens) apparaissent aux quatre coins de la planète, certaines entités affichant parfois des matériels plus performants que les forces étatiques auxquelles elles s’opposent.
Un autre aspect de la situation actuelle est l’absence du char et de son environnement mécanisé dans les débats des différents organismes de réflexion. La (re)création d’un véritable segment de décision n’a jamais été évoquée dans les différentes interventions. Depuis le déclenchement du conflit en Ukraine, l’ensemble des sujets se rapportant aux différents aspects de cette guerre a été l’objet de nombreux débats dont la chose blindée semble avoir été soigneusement tenue à l’écart. Cette situation n’est pas nouvelle ; l’Opération Daguet à laquelle un GE 40 (Groupe d’Escadrons 40) constitué à la hâte, avait été greffé in extrémis, n’a eu aucune incidence sur l’armée de terre déjà engagée dans l’élimination de sa composante blindée mécanisée. Les décisions prises par des pays voisins, alliés ou plus lointains ne donnent lieu à aucun débat, ou commentaire ou suggestion. L’adoption des cope cages sur les blindés engagés en Ukraine a été observée de près par plusieurs pays dont Israël qui a en équipé ses chars en moins de 72 heures ! L’utilisation des systèmes de protection active, dont certains soulignent une efficacité limitée à 83%, reste peu commentée, peut-être par peur de contrarier les projets français ou de souligner le retard pris par notre pays dans ce domaine ! L’origine de la proposition de geste fort née dans le cerveau d’un chercheur de l’INSERM (Institut de Recherche Stratégique de l’École Militaire) montre le degré de considération apporté au char dans les cercles de réflexion, y compris les plus proches de la sphère militaire. Les seuls événements (à caractère historique) liés au char se déroulant en France sont à mettre au crédit du Musée des Blindés et d’associations de passionnés qui font revivre le temps d’un week-end une partie de l’histoire des blindés et de leurs équipages. Le salon Eurosatory n’empêche pas la tenue de salons spécialisés comme SOFINS ou d’événements comme le futur sommet international des Troupes de Montagne qui se tiendra les 12 et 13 février 2025. Serait-il iconoclaste d’envisager une activité similaire pour la communauté blindée au cours de laquelle retours d’expérience, pratiques et matériels pourraient être présentés.
Le silence mutique qui entoure depuis de longues années le char, son environnement, le combat blindé mécanisé, les matériels qui permettent de le mener et son utilité pour l’armée de terre ne semble pas prêt de cesser. Les succès remportés par les industriels étrangers sur le marché des blindés et les enseignements des conflits en cours ne semblent pas peser lourd face aux tropismes de notre armée ! Pourtant les vieilles lunes ne sont pas forcément celles que l’on croit, le combat blindé mécanisé étant certainement le plus moderne qui soit ! 

La stratégie indopacifique française (1ère partie)

La stratégie indopacifique française
(1ère partie)

Interview de Jérémy Bachelier (*) par Athénaïs Jalabert (*) – Esprti Surcouf – publié le 20 septembre 2024

https://espritsurcouf.fr/geopolitique-7/


L’Indo-Pacifique, qui englobe l’océan Indien et le Pacifique occidental, est devenue aujourd’hui un enjeu stratégique majeur pour les puissances mondiales au XXIe siècle. La France, avec ses territoires d’outre-mer tels que la Réunion, la Polynésie française et la Nouvelle-Calédonie, se positionne comme un acteur clé dans cette zone géopolitique cruciale.

 

Jérémy Bachelier, chercheur au Centre des Études de Sécurité (CES) de l’Ifri et membre du Laboratoire de Recherche sur la Défense (LRD), spécialiste des questions de puissance maritime,  de l’’action de l’État en mer, et de la présence française en Indopacifique, a bien voulu partager son analyse avec Athénaïs Jalabert.

La région Indo-Pacifique est en passe de devenir un théâtre d’opération au cœur de la rivalité sino-américaines mais aussi de contestations de puissances régionales. Aussi, la stratégie française dans la région viset-elle à renforcer la présence et l’influence de la France mais aussi à se positionner de manière claire et lisible face à ces dynamiques.

Genèse du concept d’Indopacifique

La notion d’Indopacifique est un concept né au milieu des années 2000, dans un contexte qui était celui du rapprochement entre le Japon et l’Inde : c’est par le Japon et plus particulièrement Shinzo Abe, ancien premier ministre japonais, appelait cette notion « la confluence des deux océans ». Par la suite, en 2007, ce dernier a évoqué cette notion même d’Indopacifique devant le Parlement indien, ce qui a été finalement, le lancement de ce concept. Le Japon a été vraiment celui qui a initié cette réflexion géostratégique inhérente à cette jonction des deux océans Pacifique et Indien, et à la continuité finalement qui était celle de ces deux océans, sur le plan notamment de la maritimisation.

Cela a été prolongé ensuite par l’Australie, puisque finalement l’Australie a été le premier pays, en 2013, à évoquer cette notion d’Indopacifique dans son Livre Blanc. Cela a été ensuite suivi par un certain nombre d’autres pays, notamment l’Inde, qui l’a évoqué à travers un sommet de l’ASEAN et à travers le Premier ministre Manamahan Singh, qui en 2012 l’a mentionné effectivement à la faveur d’un sommet auquel il participait.

Et puis après, c’est vraiment quelque chose qui a fait un peu effet boule de neige, les Américains ont effectivement, sous l’administration Trump, après Obama, considéré cette notion d’Indopacifique, puisqu’avant cela, Obama parlait plutôt de « pivot vers l’Asie » et ne mentionnait pas à proprement parler cette notion d’Indopacifique.

L’administration Trump a commencé à parler d’Indopacifique, ce qui en a fait sa concrétisation : cette appellation a provoqué un changement qui a été initié au niveau stratégique. Par exemple, on est passé de l’US PACOM à l’US INDOPACOM à Hawaï, pour la gouvernance de l’ensemble de cette région indopacifique au niveau militaire.

La France, quant à elle, est arrivée un peu plus tardivement sur cette notion mais a suivi tout de même avec grande attention ce qu’il s’est passé de 2007 avec Shinzo Abe jusqu’à cette création en 2018 de l’US INDOPACOM, sans vraiment entreprendre une démarche de conceptualisation de l’Indopacifique. Pour autant, il y avait déjà, dès 2013, un intérêt renouvelé dans le Livre Blanc français de cette notion, non pas « d’Indopacifique », mais « d’Asie-Pacifique », de fait des territoires ultramarins français dans le Pacifique Sud et au sud de l’océan Indien.

La France rappelait qu’elle était puissance souveraine et acteur de sécurité dans l’océan Indien et dans le Pacifique. Il y avait donc déjà, à la faveur de ce Livre blanc, une volonté renouvelée de prendre pied d’une manière plus structurante encore dans la région.

Cela a été effectivement évoqué ensuite par Jean-Yves Le Drian, qui était à l’époque ministre de la Défense, et qui a présenté la France non pas comme une puissance d’Indopacifique, mais comme une puissance de l’Asie-Pacifique. Et une fois que cette dynamique a été initiée, différentes étapes ont été observées : tout d’abord, de 2013 à 2015, un réinvestissement militaire de la marine nationale en particulier dans la région de l’océan Indien et de l’Asie, avec des opérations, des déploiements qui se sont très largement accentués et qui ont progressivement commencé à influencer le cercle des décideurs politico-militaires. C’est vraiment ensuite, en 2016, d’abord à la faveur du soutien à l’export pour les 36 Rafales que les Français ont vendus à l’Inde, puis ensuite le contrat des sous-marins avec l’Australie ainsi que le renouvellement des accords stratégiques à la faveur de cet export massif d’armement avec eux et avec l’Inde d’autre part, que véritablement, il y a eu un réinvestissement stratégique de la part de la France au sein de cette région de l’Indopacifique.

L’année 2016 a vraiment été le tournant même pour réinvestir cette région sur le plan de la défense et la sécurité de manière plus massive, couplé au fait qu’il y a eu une maritimisation du monde qui était déjà observée depuis les années 1990. Cette maritimisation s’est encore accentuée dans les années 2000 avec la montée en puissance de la Chine.

La notion d’Indopacifique augmente dans les esprits de manière progressive, d’abord sur le plan stratégique et ensuite sur le plan politique, notamment en 2018 durant le discours de Gordon Island par le Président Macron. Elle sera ensuite déclinée en 2019 puis en 2021, d’abord par une stratégie française de l’Indopacifique de la DGRIS, puis ensuite une stratégie qui sera à vocation interministérielle et essentiellement portée par le Quai d’Orsay. Une stratégie européenne de l’Indopacifique voit le jour, évidemment très largement instiguée par la France pour qu’elle puisse aboutir.

Ainsi, chaque pays a une vision géographique et/ou géostratégique de l’Indopacifique qui est très différente. Les États-Unis par exemple ne vont pas jusqu’aux côtes africaines mais s’arrêtent au milieu de l’océan Indien dès lors qu’ils partent de l’Indo-Pacifique.

La France, pour sa part, a une vision très exhaustive finalement de l’Indo-Pacifique. Elle consideère qu’elle inclut l’ensemble des océans Indiens et Pacifiques dans une continuité stratégique, là où les Américains, pour des raisons essentiellement de gouvernance militaire, se sont arrêtés effectivement au milieu de l’Océan Indien pour qu’il y ait plutôt une cohérence au niveau de la péninsule arabique sur le plan stratégique et qu’elle soit découplée de la cohérence que j’ai évoquée entre l’océan Indien et l’océan Pacifique. Tout cela dépend très largement des intérêts de chacun et de la vision qui est celle du monde de chacun des pays concernés.

La présence française dans l’Indopacifique

Sur le plan historique, la France possède plusieurs territoires ultramarins depuis maintenant plusieurs décennies, où ont été installées des forces militaires permanentes, des forces dites de souveraineté. Elles sont présentes à La Réunion, en Polynésie française, et puis à Nouméa, en Nouvelle-Calédonie, mais aussi des petits détachements comme à Mayotte. Ces forces ont un rôle très important en matière à la fois de surveillance de la Zone Economique Exclusive mais également en matière de migration clandestine en provenance des Comores, de Madagascar, du Mozambique, voire même de la Tanzanie. Cette présence militaire permanente permet déjà d’affirmer une forme de souveraineté et donc de jouer un rôle saillant dans cette région.

La présence dans la région s’est accentuée ensuite avec la création, par le gouvernement Sarkozy d’une base à Abu Dhabi qui a permis d’avoir un État-major pérenne alors qu’avant il était embarqué sur un bateau. Cet État-major à terre détient cette capacité d’être plus présent auprès des partenaires régionaux, ainsi que d’avoir un point d’appui logistique extrêmement important en Arabie vis-à-vis des flux énergétiques qui sont stratégiques pour la France.

Par la suite, la présence militaire de défense et de sécurité française s’est très largement accentuée avec des déploiements qui ont pris de l’ampleur entre 2013 et 2015, période un peu charnière où la France commençait à s’intéresser à la région. Mais cela ne changeait pas la donne quant à la posture française.

 Le renouvellement et l’intensification des partenariats stratégiques notamment avec l’Inde et l’Australie ont permis véritablement d’initier une forme de tactique au sein de Ministère des armées et d’amplifier très largement les déploiements aéronavals et aéromaritimes qui ont été mis en place dans cette région.

Si bien qu’il y a eu une intensification entre 2016 et 2021, cette dernière année est devenue une année faste en matière de déploiement opérationnel qui a été un petit peu jugulée par différentes difficultés à la fois sanitaires avec le COVID-19 et puis géostratégiques avec la guerre en Ukraine entre 2022. Mais aussi en 2024 si l’on considère le fait qu’il y avait des priorités qui étaient ailleurs. Ainsi, tous ces facteurs ont contraint effectivement de quelque peu la France mais pour autant la dynamique est bien présente et a vocation à perdurer : la marine nationale continue à déployer ses forces et puis cela s’est accentué plus récemment avec l’armée de l’air et les déploiements PEGASE (déploiement aérien en Indopacifique).

Les intérêts stratégiques français dans la région : une voie occidentale alternative 

Le thème même de position d’équilibre, quand il est traduit en anglais, est une notion appelé « balancing power ». « Balancing power” se réfère à une notion anglo-saxonne du XIXe siècle qui est tout à fait différente de ce que la France sous-entend par cette notion de position d’équilibre. Depuis la Revue nationale stratégique en 2022, il y a plusieurs équilibres qui sont recherchés : la France cherche à trouver entre plusieurs puissances émergentes une forme de stabilité et donc d’équilibre entre les puissances, que pourraient être dans le contexte actuel les États-Unis et la Chine. Sauf que la France n’a pas cette capacité à proprement parler de jouer une quelconque forme de balance vis-à-vis de grandes puissances avec la Chine et les États-Unis. Donc cette notion n’est pas très bien comprise puisqu’elle nous positionne pour certains comme une alternative, une troisième voie vis-à-vis d’un certain nombre de partenaires et d’alliés alors même que la France n’a pas vraiment cette ambition. La notion la plus adaptée serait que la France porte une voie occidentale alternative c’est-à-dire une dynamique de défense militaro-centrée comme peuvent l’être les États-Unis mais avec une posture plus inclusive, plus multilatérale et plus dans une recherche de compromis avec tous, qu’il soit compétiteur ou partenaire. L’idée est aussi d’éviter à terme d’arriver à une forme de bloc comme cela a pu être le cas durant la Guerre froide. La France proposerait différentes dimensions à la fois sur le plan des valeurs et de l’humanisme mais aussi sur le plan de l’export d’armement pour parler capacitaire d’avoir une alternative qui ne les oblige pas à choisir entre la Chine et les États-Unis.

La France n’a aucune intention d’être au milieu d’un théâtre géostratégique qui pourrait être celui de la Chine ou des Etats-Unis, elle est clairement un partenaire et un allié propre de celui des États-Unis, au sein de l’OTAN. Le fait d’avoir une proximité géographique, par les territoires ultramarins, avec la Chine ou d’autres puissances régionales, couplé à des enjeux globaux et économiques, ne permet pas de fermer la porte à des partenaires tel que la Chine. La négociation est le maître mot dans un monde globalisé. Du fait du partenariat stratégique extrêmement structurant avec les États-Unis, si demain il devait y avoir une analyse très simple de la part de la Chine sur Taïwan, il est fort à parier que la France jouerait un rôle direct et ou indirect auprès des États-Unis. Il est nécessaire également d’avoir clarification de la position de la France, qui a tenté d’être à plusieurs reprises notamment après les conférences de presse du Président Macron dans l’avion de retour de Chine et qui a été l’objet d’un certain nombre d’incompréhensions de la part des alliés et des compétiteurs comme l’Inde, les États-Unis et le Japon qui n’ont pas forcément très bien saisi la démarche que laissait le Président Macron à l’époque. Le fait d’avoir une position lisible vis-à-vis de nos partenaires réels dans la région permettra de pouvoir d’avoir des partenariats qui seront beaucoup plus aisés à mettre en œuvre, les alliés pourront plus facilement comprendre et s’associer à la démarche.

Dès lors, il y a trois types d’intérêts stratégiques qui se télescopent mais qui ne sont pas à niveau équivalent. Il y a d’abord les intérêts dits fondamentaux, ils ne sont pas vitaux au sens de dissuasion nucléaire mais fondamentaux car ce sont des intérêts souverains qui sont inhérents à la France dans ses territoires ultramarins vis-à-vis de l’intégrité territoriale et l’intégrité de son domaine maritime de 9 à 11 millions de kilomètres carrés de domaine maritime français qui se trouve dans la Pacifique. Cette grandeur rend le territoire difficile à surveiller et à maîtriser surtout face à la stabilité du voisinage notamment vers le Pacifique insulaire avec sa dialectique sino-américaine qui s’intensifie avec des îles insulaires comme au Salomon, et puis dans le voisinage du sud de l’océan Indien avec le canal du Mozambique  qui est un enjeu de taille étant un objet de convoitises de la part des pêcheurs étrangers notamment chinois, et aussi les ressources d’hydrocarbures potentielles importantes qui n’ont pas encore été exploitées.

En deuxième lieu, il existe les intérêts bi-stratégiques tels que la stabilité et la liberté des échanges économiques notamment entre l’Asie et l’Europe avec l’intérêt énergétique lié à la Péninsule Arabique et évidemment aux hydrocarbures et aux gaz en provenance du Golfe Arabo-Persique. Il y a aussi la liberté des échanges dont l’objectif premier est sur le plan maritime en ce qui concerne la marine nationale : de s’assurer que les flux maritimes de l’Asie à l’Europe puissent avoir lieu dans les meilleures conditions possibles sans qu’il n’y ait d’atteinte à la sécurité de ce flux. Par exemple, la prise d’otage du détroit de Bab-el-Mandeb par les iraniens est une entrave à ce flux la communauté maritime. La liberté de navigation est aussi un aspect important puisqu’il y a des atteintes à cette liberté qui sont observées notamment en mer de Chine méridionale via la poldérisation des Spratleys ou encore des Paracels de la part de la Chine mais aussi du Vietnam. Là où la France reste à des distances raisonnables et essaye de rester à un niveau de coercition vis-à-vis des revendications chinoises ou vietnamiennes, les Etats-Unis ont une réponse avec plus d’agressivité et pénétrante.

Le troisième aspect de ces intérêts touche à la sécurité environnementale et au changement climatique, la préservation de la biodiversité, finalement tout ce sur quoi la France essaie d’être motrice en la matière. Ce changement climatique et de cette perte de biodiversité touche essentiellement les pays du Pacifique insulaire tels que l’Indonésie et les Philippines lié directement à nos territoires ultramarins. On observe aujourd’hui environ 12 mm par an d’augmentation du niveau de la mer et donc il y a d’ici la fin du siècle un certain nombre de territoires qui vont être minimum submergés comme la Polynésie française. Cela fait donc parti aujourd’hui des grands enjeux structurants où il est nécessaire d’avoir cette capacité à maitriser l’exploitation et l’exploration des fonds marins.

Enfin, il y en a beaucoup d’autres intérêts comme évidemment la préservation du droit international et du droit de la mer en particulier s’agissant de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer qui est mis à mal aujourd’hui. Egalement, la prolifération des armes de destruction massive que ce soit à l’Extrême Orient avec la Corée du Nord ou l’Iran qui sont l’objet d’embargos de la part des Nations Unies : l’objectif est de participer à des opérations multinationales pour préserver ces intérêts et lutter contre cette prolifération.

La suite paraitra de l’entretien dans le numéro 142

(*) Le capitaine de frégate Jérémy Bachelier est chercheur au Centre des Etudes de Sécurité (CES) de l’Ifri et membre du Laboratoire de Recherche sur la Défense (LRD). Officier d’active dans la marine nationale, sa carrière professionnelle fut essentiellement tournée vers les opérations extérieures. Il a exercé des responsabilités à bord de 8 bâtiments de combat et en état-major. Il est spécialisé notamment sur les thématiques de puissance maritime, maritimisation et action de l’État en mer, sur la présence française en Indopacifique ainsi que le commandement et emploi des forces.
(*) Athénaïs Jalabert-Doury est actuellement étudiante en relations internationales à l’ILERI et stagiaire au sein de la revue Espritsurcouf. Elle se passionne notamment sur les sujets de sécurité internationale, plus particulièrement dans les zones géographiques des Amériques et de l’Europe.