Les terres rares, nouvel enjeu de puissance et terrain d’affrontement stratégique ?

Les terres rares, nouvel enjeu de puissance et terrain d’affrontement stratégique ?

Par AB PICTORIS, Clément Alberni – Diploweb – publié le 23 octobre 2024

https://www.diploweb.com/Carte-commentee-Les-terres-rares-nouvel-enjeu-de-puissance-et-terrain-d-affrontement-strategique.html


AB Pictoris est une entreprise française fondée par Blanche Lambert, cartographe indépendante. Passionnée de cartographie et de géopolitique, elle a obtenu un Master en Géopolitique (parcours cyber, IFG, Paris VIII) et en Géostratégie (Sciences Po Aix) après une licence de Géographie et Aménagement du Territoire (Paris I).
Clément Alberni est diplômé d’un Master en Histoire et Relations internationales, de l’Université Catholique de Lille. Après un stage au Ministère des Armées, il occupe chez AB Pictoris un poste d’analyste-cartographe dans le cadre d’un stage se déroulant d’août à octobre 2024.

La République populaire de Chine est le leader historique de la production de terres rares. Les Etats-Unis mettent en oeuvre une volonté de reprendre le contrôle stratégique par l’autonomisation. L’Union européenne tente une stratégie de réduction de la dépendance mais se trouve face à ses propres limites. Autrement dit, les terres rares en disent long sur les dynamiques de puissance aujourd’hui.

Carte disponible sous deux formats : JPG et PDF haute qualité d’impression.

« Le Moyen-Orient a son pétrole, la Chine a ses terres rares », cette phrase prononcée en 1992 par Deng Xiaoping, alors dirigeant de la République populaire de Chine, illustre l’importance stratégique de ces métaux, même s’ils sont encore trop méconnus aujourd’hui.

Les terres rares, utilisées dans de nombreux objets électroniques et numériques (téléphones portables, disques durs, écrans, vélos ou voitures électriques, turbines d’éoliennes, robots), sont devenues incontournables. Sur le marché des terres rares, la Chine occupe aujourd’hui une position dominante et place, notamment l’Europe et la France, dans un rapport de dépendance marqué. Revenons sur les enjeux géopolitiques et les perspectives à moyen-long terme autour de ces matériaux dont l’importance ne cesse de croître depuis plusieurs décennies.

 
Carte. Les terres rares, nouvel enjeu de puissance et terrain d’affrontement stratégique
La République populaire de Chine, leader historique de la production de terres rares. Les Etats-Unis, une volonté de reprendre le contrôle stratégique par l’autonomisation. L’Union européenne, une stratégie de réduction de la dépendance face à ses propres limites. Conception AB Pictoris et C. Alberni. Réalisation C. Alberni pour AB Pictoris. Voir la carte au format PDF haute qualité d’impression
Alberni/AB Pictoris

Une définition des terres rares

Rémy Sabathié, géo-politologue et auteur de l’ouvrage La France et les Terres rares [1] le décrit comme “Un groupe restreint de 17 éléments de la classification périodique de Mendeleïev (94 éléments), soit environ 18% des éléments connus.“

Il s’agit plus précisément de 15 lanthanides – lanthane, cérium, praséodyme, néodyme, prométhium, samarium, europium, gadolinium, terbium, dysprosium, holmium,erbium, thulium, ytterbium, lutécium – auxquels il faut ajouter le scandium et l’yttrium qui ne sont pas à proprement parler des terres rares mais qui leur sont assimilés.

Ces terres rares (qui seront appelés REE ou ETR) sont des métaux, issus de minéraux, et donc extraits des sous-sols. Pour autant, une de leurs principales caractéristiques est leur faible concentration dans la terre. Ainsi, pour ne récupérer qu’une toute petite quantité de terres rares, il est nécessaire d’en traiter de très gros volumes. De plus, l’obtention d’un produit pur est un processus long, coûteux en énergie et très polluant. Les applications industrielles des terres rares nécessitent des niveaux de pureté très élevés, jusqu’à 99,9% [2]. Les effets de l’activité minière des terres rares sur l’environnement (spécialement les argiles latéritiques d’ion-adsorption) portent principalement sur une destruction sévère de la végétation ainsi qu’une dégradation importante des sols et de la qualité des eaux [3].

Toujours selon Rémy Sabathié, les terres rares se regroupent en deux sous-catégories, les terres rares légères, et les terres rares lourdes, qui sont considérées comme beaucoup plus rares car « présentes dans les couches géologiques dans des concentrations encore plus faibles que les terres rares légères ».

Aujourd’hui, près de 90% des réserves connues de terres rares sont réparties entre quatre pays. En effet, selon les données de Statista en 2022, la Chine dispose d’environ 44 000 tonnes d’oxydes de terres rares, soit environ 37% des réserves totales, le Vietnam dispose d’environ 22 000 tonnes (environ 20%), tandis que le Brésil et la Russie disposent de 21 000 tonnes (environ 15%) chacun.

Analysons les enjeux autour des terres rares sous le prisme de la domination chinoise, et des stratégies adoptées en retour par les États-Unis et l’Union européenne.

La position dominante de la Chine sur le marché des terres rares

Dans sa note, “La Chine et les terres rares : son rôle critique dans la nouvelle économie”, le chercheur John Seaman affirme que “la domination de la Chine dans la production de terres rares illustre la compétition qui se joue autour des ressources minérales dans un monde toujours plus axé sur le numérique et le bas-carbone”. En effet, ce dernier ajoute qu’au cours des deux dernières décennies, la Chine a été à l’origine de 80 à 95 % de la production mondiale de terres rares [4].

Bien que les États-Unis aient été les premiers producteurs mondiaux de terres rares au début des années 1980, la majorité de la production mondiale a basculé en Chine à partir du milieu des années 1990.

Cette évolution favorable s’explique d’abord par différentes décisions du gouvernement chinois comme la modernisation économique marquée par une exploitation intense des ressources naturelles, la réglementation de l’industrie sur les acteurs du marché intérieur et la limitation des conditions d’accès à l’exploitation par des étrangers. En parallèle, la relative libéralisation du commerce et de l’investissement a encouragé les entreprises chinoises dans l’acquisition d’un savoir-faire technologique étranger dans le secteur des terres rares. Cette avance technologique a conduit la Chine à une domination progressive des chaînes de valeurs [5] permettant l’utilisation de certains types de terres rares. C’est le cas des éléments Nfdeb, utilisés dans des domaines tels que l’automobile et l’aéronautique.

Cette domination s’accentue encore à mesure que d’autres producteurs, notamment aux États-Unis, ferment leurs mines en raison de la concurrence chinoise et des préoccupations environnementales montantes. Dans les années 2000, la Chine continue d’améliorer sa position dominante sur le marché, atteignant près de 95 % de la production mondiale [6] de terres rares. Elle développe également des capacités de traitement sophistiquées, ce qui lui permet de contrôler non seulement l’extraction, mais aussi le raffinement des terres rares, une étape cruciale dans la chaîne de valeur.

Dès l’année 2005, la mise en place de quotas d’exportation et la restriction de ventes de terres rares par la Chine, officiellement pour des raisons environnementales, mais également pour favoriser les industries locales utilisant ces matériaux et ainsi conserver sa domination sur le marché, alertent quant à la capacité de nuisance chinoise.

Au cours de l’année 2010, un incident diplomatique sino-japonais provoque un embargo chinois [7] sur les terres rares et marque un tournant dans la prise de conscience mondiale concernant la dépendance envers l’État chinois. La capacité de la Chine à influencer ce marché pousse de nombreux pays à repenser leurs stratégies d’approvisionnement pour se prémunir contre l’éventuelle utilisation des terres rares comme un outil de pression politique ou économique. Ainsi, de nouveaux projets miniers sont relancés ou initiés (Australie, aux États-Unis et au Canada) pour réduire la dépendance à l’égard de Pékin. En parallèle, les recherches sur le recyclage des terres rares et le développement de matériaux de substitution s’intensifient.

Dans un contexte de tensions économiques exacerbées, les États-Unis réagissent et mettent en place une stratégie qui vise à développer leur capacité à maîtriser les différents éléments de la chaîne de valeurs sur certaines terres rares, tout en cherchant des solutions alternatives d’approvisionnement, dans le but de réduire leur niveau de dépendance vis à vis de la Chine.

Les États-Unis, une stratégie d’autonomisation et de diversification des approvisionnements

A la veille de la transition énergétique, du tournant vers des technologies plus respectueuses de l’environnement et du développement du numérique, les minerais et les métaux occupent une place de plus en plus centrale dans le développement économique. Dans ce contexte, la sécurisation des approvisionnements et l’organisation de chaînes de valeurs durables est indispensable.

Les États-Unis, principaux concurrents de la Chine, ont emboîté le pas du Japon (précurseur de la mise en place de politiques publiques pour gérer cette dépendance) en adoptant une stratégie à deux dimensions [8]. La première, visant à relancer l’industrie américaine, la seconde visant à établir une coopération internationale spécifique et pouvant parfois s’imbriquer avec d’autres alliances préexistantes comme le Quad [9], regroupant les États-Unis, le Japon, l’Inde et l’Australie.

Les terres rares en disent long sur les dynamiques de puissance aujourd’hui

Le volet portant sur la relance de l’industrie a été initié durant le mandat de Donald Trump. En décembre 2017, ce dernier signe l’Executive Order 13817 [10] visant à établir un inventaire complet des minerais critiques pour apporter une réponse rapide et adaptée sur l’approvisionnement, le traitement et le recyclage de ces métaux. L’étude a permis de dégager les (24) buts à atteindre, des recommandations (61) et 6 domaines d’action [11]. Le nouvel Executive Order publié le 30 septembre 2020 en est une traduction législative concrète. Ce dernier demande « l’utilisation de tous les pouvoirs (des ministères concernés) afin d’accélérer la délivrance de permis et l’achèvement des projets permettant l’expansion et la protection de la chaîne d’approvisionnement minière domestique ».

Sur le plan de la coopération extérieure, les États-Unis développent leurs relations bilatérales avec l’Australie, le Canada et le Brésil pour diversifier leurs sources d’approvisionnement. En parallèle, ils continuent de structurer leur relations avec le Groenland, l’une des rares régions du monde abritant des ressources encore inexploitées et regorgeant de métaux rares [12]. Les enjeux sont considérables dans cette région autonome qui cherche à obtenir son indépendance, et qui voit déjà de nombreux pays comme la Russie, la Chine et les États-Unis se positionner.

L’administration Biden poursuit les politiques engagées en mettant l’accent sur des leviers comme le développement des technologies alternatives aux terres rares et l’amélioration de l’efficacité des procédés de production, ainsi que la promotion du recyclage des terres rares à partir de produits électroniques usagés et autres matériaux. Il est certain que la relance de l’industrie américaine prendra des années avant de produire des effets significatifs. D’ici là il s’agit de réduire la dépendance vis-à-vis des sources primaires tout en diminuant l’impact environnemental de l’extraction minière.

L’Union européenne, une stratégie de réduction de la dépendance face à ses propres limites

Dès le début du XXIe siècle, les instances décisionnelles de l’Union européenne (UE) ont manifesté un intérêt croissant pour les terres rares, en réaction à une transformation significative de la chaîne d’approvisionnement mondiale qui s’est produite au cours des années 1990, et leur nouvelle dépendance à la République populaire de Chine. Ainsi en 2023, le site français Vie Publique affirme que “Sur toute la chaîne de valeur des terres rares, la France et l’Europe sont dans un rapport de dépendance marqué par rapport à la Chine. La situation peut même être qualifiée d’instable et de dangereuse face aux possibilités de restriction de la Chine sur ses exportations à base de terres rares, en raison de la hausse prévue de la consommation chinoise. [13]

Depuis la prise de conscience de ce retard important, l’Union européenne élabore une stratégie visant à réduire sa dépendance et à sécuriser ses approvisionnements en ces matériaux indispensables pour les technologies vertes et numériques. Elle lance en 2020, à l’initiative de la commission européenne, une première phase à travers le “Plan d’action sur les matières premières critiques” qui répond à quatre objectifs :

. développer des chaînes de valeur résilientes pour les écosystèmes industriels de l’UE ;

. réduire la dépendance vis-à-vis les matières premières critiques primaires grâce à l’utilisation circulaire des ressources, des produits durables et de l’innovation ;

. renforcer l’approvisionnement domestique de matières premières dans l’UE ;

. diversifier l’approvisionnement auprès des pays tiers et éliminer les distorsions du commerce international, en respectant pleinement les obligations internationales de l’UE.

Pour se donner les moyens d’y parvenir, elle se fixe 10 engagements concrets à moyen-long terme (cf article source [14]). Parmi ces objectifs, le plan prévoit la création d’une alliance européenne des matières premières. Créée en 2020, l’alliance européenne pour les matières premières fédère les industriels du secteur et identifie des projets d’extraction et de recyclage de terres rares en Europe.

Dans la continuité de ce plan d’action, le Conseil européen, institution qui réunit les chefs d’État ou chefs de gouvernement des vingt-sept États membres de l’Union européenne (précision importante pour souligner le poids politique de cette décision), adopte le Critical Raw Material Act [15], une réglementation qui matérialise la stratégie de l’Union sur ces matières essentielles au fonctionnement et à l’intégrité d’un large éventail d’écosystèmes industriels. Une stratégie qui, pour rappel, repose sur trois piliers : accroître et diversifier l’approvisionnement de l’UE en matières premières critiques, renforcer la circularité y compris le recyclage, soutenir la recherche et l’innovation en matière d’utilisation efficace des ressources et de mise au point de substituts.

Le texte rappelle cependant que si l’UE ne sera jamais autosuffisante, elle vise à diversifier son approvisionnement [16].

Malgré les efforts de l’Union européenne, plusieurs défis internes freinent la mise en œuvre d’une stratégie cohérente et efficace. Le principal défi est celui de l’hétérogénéité entre ses États membres qui ont des priorités industrielles et économiques divergentes, ce qui complique la coordination des efforts au niveau européen. Certains pays, comme l’Allemagne, sont fortement engagés dans le développement de technologies vertes et sont particulièrement intéressés par l’accès sécurisé aux terres rares pour alimenter leur industrie des énergies renouvelables. D’autres, en revanche, comme les pays d’Europe de l’Est, sont plus préoccupés par les implications économiques et sociales de l’exploitation minière, et sont moins disposés à accepter des projets d’envergure. Ces divergences se manifestent également dans la manière dont les États membres abordent les partenariats internationaux.

Enfin, l’impact environnemental et les déchets générés à différentes étapes (extraction, raffinage) de la chaîne de valeur des terres rares sont un problème majeur. L’Union accélère sa transition vers une industrie verte et durable, et doit parvenir à trouver un équilibre entre le respect des normes environnementales, les revendications sanitaires de ses citoyens, et la nécessité de s’autonomiser avec la mise en place de nouveaux projets d’exploitation minière sur son sol.

Pour surmonter ces obstacles, l’UE devra non seulement renforcer la coordination entre ses États membres, mais aussi développer des solutions innovantes pour minimiser l’impact environnemental de l’exploitation minière. La mise en place de standards environnementaux européens doit permettre d’harmoniser les pratiques minières à travers l’Union, tout en respectant les attentes des citoyens en matière de durabilité. La capacité de réponse à ces problématiques apparaît d’autant plus importante que l’UE prévoit une explosion de la demande en matières premières critiques d’ici 2030 et 2050, pour certains comme l’aluminium, le cuivre, le nickel elle devrait être multiplié par 10 [17]. Du côté des métaux rares, un rapport de l’association européenne des métaux [18] prévoit des augmentations de la demande vertigineuse : + 3 500 % pour le lithium, + 2 600 % pour le dysprosium , + 330 % pour le cobalt.

Ainsi, la Chine est aujourd’hui en position de forte domination sur le marché, une position dont l’utilisation comme arme diplomatique est à relativiser. Cependant, les efforts investis par les États-Unis et l’Union européenne, qui tendent à réduire leur dépendance et à combler ce retard, témoignent de l’importance à venir des terres rares. Ces nouvelles stratégies, dont les effets mettront plusieurs années à se produire, sont indispensables, dans un contexte d’augmentation exponentiel de la demande globale des précieux métaux. Cet enjeu aujourd’hui majeur sera demain un enjeu hautement stratégique pour les États.

Voir la carte au format PDF haute qualité d’impression

Copyright 2024-Alberni-Ab Pictoris

Titre du document :
Carte. Les terres rares, nouvel enjeu de puissance et terrain d’affrontement stratégique
La République populaire de Chine, leader historique de la production de terres rares. Les Etats-Unis, une volonté de reprendre le contrôle stratégique par l’autonomisation. L’Union européenne, une stratégie de réduction de la dépendance face à ses propres limites. Conception AB Pictoris et C. Alberni. Réalisation C. Alberni pour AB Pictoris.Document ajouté le 21 octobre 2024
Document JPEG ; 380565 ko
Taille : 1200 x 837 px

La Chine est leader historique de la production de terres rares. Les Etats-Unis mettent en oeuvre une volonté de reprendre le contrôle stratégique par l’autonomisation. L’UE affiche une stratégie de réduction de la dépendance mais se trouve face à ses propres limites.


[1] Sabathié, R. (2016). La France et les Terres rares. Les Éditions du Net.

[2] CNRS. (2010, 6 août). Les terres rares : Quels impacts ? ÉcoInfo. https://ecoinfo.cnrs.fr/2010/08/06/les-terres-rares-quels-impacts/

[3] Wong, M. H., Wong, J. W. C., & Baker, A. J. M. (2014). Impacts of rare earth mining on the environment and the effects of ecological measures on soil. In Remediation and management of degraded lands (chap. 10).

[4] Vasselier, A. (2021). Chine et terres rares : Un rôle critique dans la nouvelle économie. Ifri. https://www.ifri.org/fr/publications/notes-de-lifri/chine-terres-rares-role-critique-nouvelle-economie

[5] La chaîne de valeur est l’ensemble des étapes déterminant la capacité d’un domaine d’activité stratégique (DAS), d’une entreprise ou d’une organisation à obtenir un avantage concurrentiel.

[6] Humphries, M. (2010). Rare earth elements : The global supply chain. Congressional Research Service.

[7] Le Monde. (2010, 23 septembre). Tension Pékin-Tokyo : La Chine suspend ses exportations de terres rares vers le Japon. https://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2010/09/23/tension-pekin-tokyo-la-chine-suspend-ses-exportations-de-terres-rares-vers-le-japon_1414929_3216.html

[8] Laplane, M. (2021). Stratégie et souveraineté minérale américaine (p.3). Ifri. https://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/laplane_strategie_souverainete_minerale_americaine_2021.pdf

[9] Géoconfluences. (2021). Quadrilateral pour la sécurité (Quad) : Dialogue quadrilatéral. Géoconfluences. https://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/quad-dialogue-quadrilateral-pour-la-securite

[10] Executive Office of the President. (2017, 26 décembre). A federal strategy to ensure secure and reliable supplies of critical minerals. Federal Register. https://www.federalregister.gov/documents/2017/12/26/2017-27700/a-federal-strategy-to-ensure-secure-and-reliable-supplies-of-critical-minerals

[11] 1. Faire progresser la R&D et le déploiement de solutions tout au long des chaînes d’approvisionnement en minerais critiques 2. Renforcer les chaînes d’approvisionnement en minéraux critiques des États-Unis et le tissu industriel de la défense 3. Améliorer les règles du commerce international ainsi que la coopération toutes deux liées aux minerais critiques 4. Améliorer la connaissance autour des ressources minérales critiques nationales 5. Améliorer l’accès aux ressources minérales sur les terres fédérales et réduire les délais de délivrance des permis fédéraux 6. Augmenter la main-d’œuvre américaine dans l’industrie des minerais critiques.

[12] Le Monde. (2022, 28 juillet). Le Groenland, nouvel eldorado des terres rares. Le Monde. https://www.lemonde.fr/economie/article/2022/07/28/le-groenland-nouvel-eldorado-des-terres-rares_6136429_3234.html

[13] Vie publique. (2022, 9 février). Terres rares : Quels enjeux pour la France et l’Europe ? Vie Publique. https://www.vie-publique.fr/parole-dexpert/289457-terres-rares-quels-enjeux-pour-la-france-et-leurope#terres-rares-les-enjeux-du-futur

[14] Comité économique et social européen. (2023). Résilience des matières premières critiques : La voie à suivre pour un renforcement de la sécurité et de la durabilité. https://www.eesc.europa.eu/fr/our-work/opinions-information-reports/opinions/resilience-des-matieres-premieres-critiques-la-voie-suivre-pour-un-renforcement-de-la-securite-et-de-la-durabilite

[15] Conseil de l’Union européenne. (2024). Critical raw materials. https://www.consilium.europa.eu/fr/infographics/critical-raw-materials/

[16] Actuellement, pour certaines matières premières critiques, l’UE dépend uniquement d’un seul pays : la Chine fournit 100 % de l’approvisionnement de l’UE en terres rares lourdes, la Turquie fournit 98 % de l’approvisionnement de l’UE en bore, l’Afrique du Sud fournit 71 % des besoins de l’UE en platine

[17] Conseil de l’Union européenne. (2024). Critical raw materials. (Paragraphe 5. L’avenir de la demande) (https://www.consilium.europa.eu/fr/infographics/critical-raw-materials/

[18] Eurometaux. (2022). Policymaker summary report. https://eurometaux.eu/media/20ad5yza/2022-policymaker-summary-report-final.pdf

Un exemple oublié de projection de puissance de l’armée française

Un exemple oublié de projection de puissance de l’armée française

par Paul-Alexandre Vix (SIE28 de l’EGE) – Ecole de Guerre économique – publié le 22 octobre 2024

https://www.ege.fr/infoguerre/un-exemple-oublie-de-projection-de-puissance-de-larmee-francaise


Le contexte actuel, induit par la guerre russo-ukrainienne, est propice aux questionnements en ce qui concerne les capacités d’approvisionnement et de projection de puissance de l’armée française. En effet, les deux ans de conflits aux frontières de l’Europe ont mis à jour les manquements des États européen en termes de souveraineté, au premier rang desquelles, la France. De cette situation, deux éléments émergent : l’absence de contrôle sur notre environnement sécuritaire régional d’une part et les soubresauts de notre appareil de défense d’autre part. Ceux-ci soulignent un raté stratégique en ce qui concerne la politique étrangère française et la projection de nos intérêts géopolitiques au niveau continental. De cela découle un rapport de force défavorable à la France, tant vis-à-vis de ses alliés traditionnels que de ses ennemies et rivaux, sur les plans économiques, diplomatiques et militaires. 

Cette situation apparaît comme l’écho d’un épisode marquant de l’histoire géostratégique française survenu au lendemain de la défaite de 1871.

Si tout le monde a connaissance des membres de la Triple-Entente, peu connaissent les circonstances et la manière dont s’est construite l’alliance franco-russe qui fut le ciment de la Triple-Entente. Loin d’aller de soi, elle fut l’enchainement d’un grand nombre de manœuvres en sous-main de la France cherchant à pousser toujours plus la Russie vers une confrontation avec l’Allemagne, ceci afin de laver l’affront de la guerre franco-prussienne de 1870-1871. Avant d’entreprendre une analyse sur la manière dont la France a su avec brio s’emparer de l’industrie militaire russe et forcer la main des autorités Tsaristes concernant une guerre avec l’Allemagne, il convient de revenir sur quelques éléments de contexte afin d’éclaircir ces zones d’ombres.

 

Comment la France a poussé la Russie à s’opposer à l’Allemagne entre 1893 et 1914

La stratégie d’influence diplomatico-économique de la France germe au lendemain de la défaite du Second Empire face à la Prusse. Vaincue et humiliée, la France se retrouve isolée politiquement à travers l’alliance des empires : Allemagne, Austro-Hongrie et Russie. Une stratégie allemande qui réussit tant que Bismarck est au pouvoir, le chancelier allemand est parfaitement conscient que la France ne peut en rester là. Toutefois, il ne peut concilier les intérêts divergents russes et austro-hongrois [1]. Très vite, les deux empires s’affrontent sur des questions territoriales. La première fissure dans le plan de Bismarck apparaît en 1878 alors même que l’Empire Ottoman vient d’être vaincu et qu’il se voit imposer par la Russie le traité de San Stefano à la suite de l’occupation de sa capitale par les forces russes. Ce traité prévoit d’amputer l’Empire Ottoman d’une grande partie de son territoire européen au profit de la création d’une grande principauté de Bulgarie et d’un agrandissement de la principauté de Serbie, du Monténégro et de Roumanie.

Devant la menace que représentent ces modifications territoriales, l’Autriche s’inquiète de voir de potentiels États alliés à la Russie sur sa frontière méridionale. Quant à la Grande-Bretagne elle ne souhaite pas que la Russie parvienne à avoir un accès à la Méditerranée comme elle l’avait souhaité en 1856 lors de la Guerre de Crimée. Le traité de San Stefano est alors réaménagé au profit de l’Autriche-Hongrie et de la Grande-Bretagne, une fissure se crée entre la Russie et l’Autriche-Hongrie, amenant à la fin de l’accord de 1873 qui unissait l’Allemagne, la Russie et l’Autriche-Hongrie. Une deuxième fissure se crée en 1885 lors de la Crise balkanique qui ruine toutes les ambitions russes et permet à l’Autriche de mettre un prétendant des plus favorables à son autorité sur le trône de Bulgarie. Malgré un traité de réassurance germano-russe en 1887 exprimant une neutralité des deux pays en cas d’attaque française ou autrichienne, le retrait en 1890 de Bismarck et l’absence d’une signature du traité de réassurance de l’entente des trois empereurs permet à la Russie de se retrouver libre de toute contrainte diplomatique [2]. 

En cette année 1890, la France entre en jeu et s’apprête à poser les bases d’une coopération qui change le destin de tout l’empire russe. D’autant que l’influence française s’apprête à bouleverser les projets stratégiques de la Russie, qui consistent jusque-là à atteindre la Méditerranée et la sécurisation des territoires d’Orient. Lors de ce qui apparaît comme des manœuvres de l’armée russe, le Général Raoul De Boisdeffre, alors chef d’État-Major général des armées françaises, entend de la part des généraux russes à la tête des manœuvres que la Russie est ouverte à la négociation d’une convention militaire franco-russe [3]. Si la France tient le début d’une occasion de se venger de l’Allemagne, la Russie n’est pas pressée de s’engager de manière concrète. Entre juillet et août 1891 Alexandre Ribot, alors ministre des Affaires étrangères français, et son homologue russe, Nicolas de Giers, signent un traité de coopération franco-russe, néanmoins dépourvue de convention militaire de nature terrestre ou navale [4].

 

France et Russie : Nouer des liens pour mieux bâtir une convention propre aux intérêts français

La situation se débloque entre le mois de juillet et le 17 août 1892, après de nombreuses discussions entre le Général Raoul Le Mouton de Boisdeffre et le Général Nicolas Obroutchev chef d’état-major général des Armées de la Russie donnant lieu à une convention militaire secrète franco-russe [5]. À cet instant, la France qui désire récupérer les territoires perdus en 1871 et sa place sur la scène internationale, comprend qu’il serait de bon augure de mettre en place une stratégie qui implique la Russie afin d’inverser le rapport de force qui oppose la France aux Empires Centraux. La stratégie de la France concernant la Russie s’énumère en plusieurs points : mise en place d’une chaine de dépendance militaro-industriel, encerclement cognitif des élites russes pour diriger les buts de guerre contre l’Allemagne, mise en place d’une politique de soumission par la dette. La France chercher à utiliser la Russie tel un bouclier qui encaisserait le choc de l’armée allemande en cas de conflit, tandis que la Russie voit en la France une source non négligeable d’approvisionnement en matériel militaire et des investissements financiers pour rattraper le retard accumulé en termes de développement national. Pour se faire, elle a déjà pu compter sur de multiples emprunts sur les marchés boursiers français dès 1862 [6]. Le 10 décembre 1888, elle emprunte 500 millions de francs avec un intérêt de 4% auprès de la France [7]. Cette dépendance économique de la Russie envers la France, s’avère très utile dans les années 1900 car elle pose les bases de la soumission par la dette que la France veut imposer à la Russie.

Officiellement la Duplice signée le 7 octobre 1879 spécifie qu’en cas d’attaque de la France, l’Allemagne et l’Autriche garantissent une neutralité réciproque en cas d’agression française. Pour la convention militaire franco-russe, l’intérêt de la France prend le dessus sur les intérêts russes. En effet, quel que soit le cas de figure impliquant l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie ou l’Italie, la finalité étant une attaque de la France et de la Russie à l’encontre de l’Allemagne [8]. Un tour de force qui démontre la supériorité de la France dans le rapport de force qui la lie à la Russie et qui marque également la première étape de la stratégie d’influence française. De plus, la France s’assure auprès de la Russie qu’au moindre signal d’alerte en provenance d’un des membres de la Triplice, les armées françaises et russes ont pour consigne commune de se mettre en marche vers leurs frontières [9]. La France renforce encore son influence sur la Russie en l’obligeant selon la troisième clause de la convention militaire à déployer 700 000 à 800 000 hommes contre l’Allemagne alors même que la Russie n’a aucun intérêt à combattre cette dernière [10]. Gardant à l’esprit que, pour la Russie, sacrifier un grand nombre de ses soldats dans des combats contre l’Allemagne n’a aucun intérêt, la France n’hésite pas à faire inscrire en cinquième clause dans la convention militaire l’idée qu’aucune paix séparée ne peut être signée [11]. La France veut s’assurer de pouvoir utiliser son bouclier russe jusqu’à la fin du conflit et pour se faire prend des garanties plutôt que de faire confiance à son partenaire de l’Est. Cependant, afin de mieux faire accepter à la Russie l’idée de lier son destin à celui de la France, la convention militaire franco-russe est présentée comme une réponse à une situation donnée pendant une période limitée [12]. La dernière clause précise que toutes les clauses précédentes doivent être tenues secrètes malgré l’annonce officielle de l’alliance franco-russe le 27 décembre 1893. Cela constitue une manière de tester la fiabilité de l’allié russe et de voir si ce dernier est capable de ne pas divulguer d’informations stratégiques.

 

L’alliance franco-russe : un projet international de puissance, y compris maritime 

Afin de montrer à la face du monde qu’un rapprochement franco-russe a lieu, on multiplie les démonstrations. La première est celle de la visite de la flotte française à Cronstadt en 1892 commandée par l’amiral Gervais alors chef d’état-major général de la marine. Il se rend à proximité de St-Pétersbourg et est reçu par le Tsar Alexandre III en personne afin d’exprimer les liens qui unissent désormais Français et Russes. En réponse à cette visite française, la Russie envoie une flotte russe de la Baltique à Toulon en 1893 commandée par l’Amiral Avellan qui est suivie en 1896 d’une visite du couple impérial à Paris. Le Tsar Nicolas II et la Tsarine Alexandra posent la première pierre du pont Alexandre III le 7 octobre en l’honneur de l’amitié franco-russe. Sa construction s’étend de 1897 à 1900 concomitamment à celle du Pont de la Trinité à St-Pétersbourg qui est terminé en 1903 et dont la première pierre est posée par Félix Faure alors président de la République française. De plus, afin de faire passer le message à la Triplice, Français et Russes organisent d’importantes manœuvres dans l’Est de la France auxquelles des officiers étrangers sont autorisés à assister notamment austro-hongrois, allemands et italiens [13].

Les cérémonies d’apparat étant terminées, Mikhaïl Miraviov, alors ministre des Affaires Étrangères du Tsar Nicolas II, propose au Pape Léon XIII une conférence internationale pour la paix. Si la raison officielle est de mettre un terme aux « armements incessants et de rechercher les moyens de prévenir des calamités qui menacent le monde entier », le contenu quant à lui est mûrement pensé pour être favorable à la France et à la Russie. Elle se déroule le 18 mai 1899 à la Cour permanente d’arbitrage de la Haye qui doit réguler les conflits à venir. Concrètement la Russie réussit le tour de force d’affaiblir l’Allemagne et la prive de nombreuses technologies militaires sous le prétexte qu’elles sont trop meurtrières pour être utilisées au combat. Une action largement soutenue par la majorité des pays participants à cette convention mais qui laisse à penser aux yeux de tous que désormais l’Allemagne est l’ennemi principal de la Russie [14].

La convention militaire franco-russe prévoit des rencontres annuelles entre 1905 et 1913 calées sur les dates des contingences propres à la vie militaire. Elles ont pour objectif d’harmoniser les objectifs militaires des deux pays et d’établir une stratégie commune. Un des éléments du rapport de force qui lie la France et la Russie dans ces conférences, est l’utilisation de la langue française. Bien qu’elle soit la langue diplomatique et internationale utilisée, elle demeure comme unique langue utilisée lors des conférences franco-russe. Grâce à ces conférences, la France parvient à impliquer la Russie dans une convention navale commune visant à établir une stratégie concrète en prévision d’une guerre maritime avec l’Allemagne [15].

 

La France infiltre la Russie pour mieux la contrôler et l’orienter vers les intérêts français

L’influence exercée par la France sur la Russie a permis de rééquilibrer en partie le rapport de force continental. L’alliance des empires centraux est à présent contrebalancée par l’entente franco-russe, entente qui a déjà permis d’affaiblir en partie le processus d’armement allemand. La guerre Russo-japonaise permet toutefois à la France de pousser davantage sa stratégie russe et de mettre en place un rapport de force favorable, caractérisé par des éléments tangibles de contrainte, vis-à-vis de la Russie et ce au service de ses buts de guerre contre l’Allemagne. La France s’étant illustré par sa combattivité lors de la Guerre de Crimée de 1853-1856 face aux Russes. Ces derniers à la suite du traumatisme de la guerre russo-japonaise décident de se rapprocher encore davantage de l’armée française afin de combler les lacunes de l’armée russe, tout en profitant de l’expérience du combat de la France. Pour la France, une telle situation est tout à son avantage. Elle a l’occasion unique d’imposer sa vision et ses concepts à l’armée russe en se cachant derrière le prétexte de vouloir aider un allié dans le besoin. Pourtant les Français n’oublient pas que le 23 juillet 1905 à Bjorkö en Finlande, la Russie a signé une alliance défensive avec l’Allemagne [16]. Bien qu’elle ait renoncée à cette alliance, l’action de Nicolas II n’a pas échappé à la vigilance française.

Afin qu’une telle surprise ne se reproduise plus, l’État-Major français fait pression lors des conférences annuelles avec l’État-Major russe pour organiser une structure interalliée qui permet d’uniformiser la pensée et les connaissances stratégiques des officiers. Une telle organisation voit le jour en 1908 et instaure un échange de stagiaires entre les deux pays. Officiellement le projet prévoit un stage de 6 mois au sein de l’armée alliée (officiers subalternes), consistant à découvrir la vie des troupes, à assister à des cours d’instructions sur l’art militaire et sur les conceptions tactiques. Officieusement, les choses ne sont pas ce qu’elles semblent êtres, les officiers stagiaires français réalisent en réalité un véritable travail d’encerclement cognitif et de renseignement. Les informations recueillies portent sur des descriptions concernant l’état d’esprit des Russes à l’égard de la France mais également sur des personnalités jugées utiles aux intérêts français [17].

D’autre part les stages débutent le 1er avril, or c’est à ce moment que commencent la plupart des manœuvres de l’armée russe qui durent jusqu’en septembre. Cela permet aux éléments français de recueillir les informations stratégiques liées aux besoins d’approvisionnement et d’armement de l’armée russe. De plus, la présence de militaires français lors des manœuvres russes permet de distiller les conceptions tactiques de l’armée française auprès des officiers du Tsar. Pour se faire, ils n’hésitaient pas à réaliser une intense campagne d’influence vantant l’art militaire français et l’intérêt de n’utiliser que lui, pour mieux se coordonner. De cette manière, la France parvient à imposer ses conceptions militaires à la Russie sous couvert d’une harmonisation des normes et des valeurs, elle impose en réalité une mise sous tutelle à l’armée russe.

 

Construction de l’influence à travers le pouvoir industriel et économique

Une fois cet encerclement cognitif réalisé, la suite logique est d’acheter le matériel français dont les stagiaires ont tant vanté les mérites. Ils ont créé la demande, il ne manque plus que l’offre, après tout, les forces russes savent déjà que la France dispose d’une capacité à produire en masse de l’armement de qualité. La première commande en armement date du 23 décembre 1891 à propos de l’achat de 500 000 fusils Mosin-Nagant [18]. Si la production d’armes a été particulièrement lente dans les années qui ont suivi, elle connait une véritable explosion en 1909. Entre 1909 et 1910 la Russie acquiert massivement des pièces d’artillerie auprès de l’entreprise française Schneider. Par la suite elle achète des milliers de mitrailleuses à la maison française Hotchkiss [19]. Conformément aux observations des stagiaires français sur les défenses côtières de la Russie, les autorités russes achètent des tourelles à éclipses types 75 pour leurs places fortes pour la somme de 2,5 millions de francs (1 000 000 millions de roubles) auprès de la Compagnie des Forges de Châtillon, de Commentry et Neuve-Maison et de la Compagnie des Forges et Aciéries de la Marine et d’Homécourt. Grâce aux diverses commandes passées, le secteur de l’armement en Russie est très largement dominé par les entreprises Schneider et la Compagnie du Creusot qui ont une emprise économique ayant un poids considérable dans le rapport de force entre l’Empire Russe et la France.

Cependant si les Français disposent d’un savoir-faire inégalé en termes de fabrication, les Russes disposent de la meilleure utilisation tactique [20]. C’est pourquoi dès 1912, la France scrute avec attention les évolutions technologiques navales de la marine russe. Elle en profite tant pour améliorer sa propre marine que pour inciter la Russie à dépenser toujours davantage d’argent dans la formation d’une marine capable de rivaliser avec la puissante marine allemande. Une véritable campagne d’influence initiée dans un premier temps par les ministres de la Guerre et des Affaires Étrangères français puis dans un second temps par les entreprises françaises d’armement. Une incitation qui permet au budget d’investissement russe de passé de 223 millions de francs à 692 millions de francs entre 1907 et 1913 concernant la marine militaire [21].

 

L’incitation à s’équiper « français »

De plus, en 1913 la Russie souhaite également développer le nombre d’automobiles qu’elle possède. Pour se faire, elle fait un appel d’offre à toutes les entreprises d’Europe, la France vigilante rappelle que les entreprises allemandes sont exclues dans la mesure où ces achats visent à constituer un stock militaire ayant vocation à faire la guerre contre le Reich allemand [22]. Le Général Joffre insiste lourdement afin que les entreprises françaises soient favorisées dans le choix des appels d’offre.

C’est ce soutien de l’appareil militaire qui a permis aux fournisseurs français de devenir l’unique choix de l’armée russe en termes d’achats. En effet, l’État-Major général français n’hésite pas à rappeler que les entreprises françaises disposent de succursales en Russie et qu’il est donc plus facile de sécuriser la production de matériel, si elle est directement produite en Russie. D’autant que l’influence des grands industriels français soutenus par l’État permet d’obtenir l’appui de la haute aristocratie russe dont le Grand-Duc Serge, qui se trouvait être le Grand-Maître de l’Artillerie russe. Il estime que le Creusot est « la première maison du monde du point de vue de l’artillerie » [23].

 

La préservation des secrets industriels

Un soutien, ô combien inestimable car l’État français n’hésite pas à intervenir en faveur de la préservation des secrets industriels nationaux. En effet, dans l’objectif d’éviter le risque de rétro engineering, les Français restent particulièrement vigilants quant à l’espionnage industriel ou à d’éventuels vols de technologies. La Russie devenant un partenaire trop gourmand, souhaitant sans doute en profiter pour rééquilibrer le rapport de force qu’elle partage avec la France. L’État français n’hésite pas à rappeler que les entreprises françaises sont les seules détentrices de ce savoir-faire et qu’à ce titre, elles sont les plus compétentes à gérer la production d’armement. De ce fait, la France conserve un rapport de force favorable vis-à-vis de la Russie tout en développant conjointement son emprise économique et cognitive sur les cercles dirigeants et militaires russes. [24].

 

L’aéronautique russe : le savoir-faire français à son plein potentiel

Sous couvert de partager une technologie en pleine effervescence, la France et plus largement les entreprises françaises exportent le savoir-faire et l’expérience française en Russie afin de préparer la Russie à affronter l’Allemagne dans les airs. Dès 1913 dans le cadre des stages interalliés, les officiers russes sont formés dans les écoles d’aviation française notamment au sein du 2ème groupe d’aéronautique de Reims [25]. Encore une fois cette formation sur des appareils français n’est que la conséquence logique des ventes d’avions de combat par les entreprises françaises auprès de l’État-Major russe. Néanmoins, les tentatives russes de créer des moteurs ou des avions avec de meilleures performances que ceux des Français, poussent ces derniers à rivaliser d’ingéniosité pour conserver leur position dominante sur le marché de l’armement en Russie [26]. L’idée étant que la France doit conserver la chaîne de dépendance qu’elle a su imposée à la Russie. 

 

Le domaine ferroviaire : orienter les déplacements des troupes russes vers l’Allemagne

Pour la France, il est essentiel que la Russie puisse envoyer de manière massive et rapide des troupes sur le front Est, afin de combattre l’Allemagne. Si elle n’a pas à bataillé pour construire de nouvelles voies de chemin de fer, elle doit en revanche rivaliser d’ingéniosité pour accroître considérablement la capacité de transport de l’armée russe. Un problème qui en cache un autre, dans la mesure où le système ferroviaire russe est si obsolète qu’effectuer des travaux implique un coût très élevé. La Russie ne disposant pas des moyens financiers suffisants pour s’en charger, elle est contrainte de se financer auprès de la France, ce qui l’amène à faire des choix concernant la création ou la rénovation des voies de chemins de fer, renforçant par-là l’emprise financière française et son influence dans la mise en place des nouveaux chemins de fer. Cet apport financier est utilisé afin de favoriser des lignes ferroviaires allant vers les ports mais également celles en direction de l’Extrême-Orient afin de prévenir une éventuelle attaque japonaise [27]. Comprenant que l’État-Major russe tente de se soustraire à l’influence française, la France propose à des acteurs privés de s’occuper des lignes ferroviaires jugées non stratégiques (blé, Extrême-Orient) et de se concentrer sur les lignes stratégiques au niveau étatique [28]. La Russie refusant cette alternative, l’État français décide de conditionner des prêts bancaires à la réalisation des voies de chemin de fer qui sont conformes aux intérêts français [29]. Ce conditionnement financier s’accompagne d’un intense encerclement cognitif visant à rappeler que l’ennemi prioritaire est l’Allemagne et qu’à ce titre, il faut concentrer toutes les forces et ressources disponibles contre elle [30]. Ne pouvant se passer de ce soutien financier salvateur la Russie n’a d’autres choix que de céder devant la pression de la France. Dès lors, la Russie renforce alors l’inégalité dans le rapport de force qu’elle a avec la France, la confortant dans une situation de dépendance encore plus forte qu’avant. La Russie ne pouvant plus se défaire de l’emprise économique et financière de la France sur sa politique industrielle d’armement et de développement des infrastructures du territoire de l’empire russe. Elle se retrouve prisonnière d’un encerclement cognitif, économique, financier et logistique imposé par l’armée française et par les industriels français, l’empêchant de concevoir une alternative à la proposition française. 

 

La transformation des buts de guerre russes

Le vainqueur de ce rapport de force est indéniablement la France en atteste les premières batailles de la Première Guerre mondiale de 1914, la Russie entre en guerre contre l’Allemagne et s’engage corps et âmes dans cette lutte. La stratégie de la France a fonctionné puisque l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie perdent près de 1,8 millions d’hommes en combattant sur le front russe. Un sacrifice élevé permettant à l’armée française de ne pas subir de plein fouet, la machine de guerre allemande en occupant une partie significative de l’armée sur le front de l’Est. L’identification des principaux acteurs de décision combinée à différentes manœuvres d’encerclement cognitif ont conduit à une mise sous dépendance de l’armée russe par l’armée française et les industriels français. L’harmonisation des normes et des conceptions militaires a quant à elle permis de concentrer l’attention des élites russes en direction d’une guerre avec l’Allemagne aux côtés des Français au lieu d’une guerre centrée uniquement sur l’Autriche-Hongrie conformément aux intérêts russes, transformant totalement les buts de guerre russes au profit de la France. De plus, la stratégie française en Russie est une victoire dans deux rapports de force. Tout d’abord, elle sort victorieuse d’une guerre contre l’Allemagne alors que dix ans auparavant elle était isolée diplomatiquement et humiliée. Elle a pu aligner la Russie sur ses intérêts sans devoir respecter les intérêts russes, d’autant que ses industries ont pleinement profités des emprunts financiers russes pour vendre massivement leur matériel de guerre. Quant à la Russie, le rapport de force avec la France amena à un changement brutal de ses objectifs stratégiques, accompagné d’un endettement phénoménal suivi d’une guerre contre l’Allemagne qui favorise la révolution et la perte de territoire. La stratégie française fut si efficace, que la Russie n’est pas parvenue à contrebalancer le rapport de force avec la France et cela eu des conséquences extrêmement négatives.

 

Paul-Alexandre Vix (SIE28 de l’EGE)


Notes : 

[1] : Mougel, François-Charles, et Séverine Pacteau. « Chapitre IV. L’hégémonie européenne (1870-1890) », François-Charles Mougel éd., Histoire des relations internationales. Presses Universitaires de France, 2021, p. 33.

[2] : Ibid. p. 35.

[3] : Archive SHD, GR 7 N 1484 : Missions militaires françaises et attachés militaires (1890-1899) ; correspondance, minutes, notes, mémoires, rapports sur la Russie (capitaine Matton 1890).

[4] : Ibid.

[5] : Ibid.

[6] : Alfred Neymarck, Les dettes publiques européennes, Paris, Guillaumin, 1887, p. 75.

[7] : Archive SHD, GR 7 N 1484 : Missions militaires françaises et attachés militaires (1890-1899) ; correspondance, minutes, notes, mémoires, rapports sur la Russie (capitaine Matton 1890).

[8] : Ibid.

[9] : Archive SHD, GR 7 N 1484 : Missions militaires françaises et attachés militaires (1890-1899) ; correspondance, minutes, notes, mémoires, rapports sur la Russie (capitaine Matton, 1892).

[10] : Ibid.

[11] : Ibid.

[12] : Ibid.

[13] : Armée et marine : revue hebdomadaire illustrée des armées de terre du 20 octobre 1901, P. 742.

[14] : Convention (II) concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre et son Annexe : Règlement concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre. La Haye, 29 juillet 1899.

[15] : Archive SHD, GR/7/N/1484 : Missions militaires françaises et attachés militaires (1890-1899) ; correspondance, minutes, notes, mémoires, rapports sur la Russie (capitaine Matton, 1892),

[16] : Milza, P. (2014). Chapitre 6. Naissance de la Triple Entente. Dans :  P. Milza, Les relations internationales de 1871 à 1914, Paris: Armand Colin, p. 153.

[17] : Archive SHD, GR 7 N 1485 : Note de l’État-Major des Armées, 2ème bureau concernant les stages, mars 1911.

[18] : Manfred A. Z, « Quelle fut la cause de l’Alliance franco-russe ? », Cahiers du monde russe et soviétique, op. cit., p. 153.

[19] : Archive SHD, GR 7 N 1539 : Note E.M.A 2ème bureau Artillerie (confidentiel), Paris 7 octobre 1909.

[20] : Archive SHD, GR 7 N 1478 : St-Pétersbourg, 4 juin 1913, rapport de l’attaché militaire adjoint, le Capitaine Wehrlin à l’E.M.A 2ème bureau.

[21] : Archive S.H.M, SS EA 162 : Rapport de l’attaché naval, le lieutenant de Vaisseau Gallaud, St-Pétersbourg, 31 décembre 1913.

[22] : Archive SHD, GR 7 N 1539 : Rapport de l’attaché militaire adjoint, le Commandant Wehrlin, St-Pétersbourg, 9 avril 1914.

[23] : Archive S.H.M, BB7 120 : Rapport de l’attaché naval, le Lieutenant de Vaisseau Gallaud à E.M.A Ière section, St-Pétersbourg, 6 novembre 1912.

[24] : Archive SHD, GR 7 N 1486, Paris, 20 mai 1913, lettre du ministre des Affaires étrangères à M. le ministre de la Guerre.

[25] : Archive S.H.D, GR 7 N 1487 : Paris, 21 mai 1913, 4ème Direction Génie Section Aéronautique, note pour l’E.M.A, 2ème bureau.

[26] : Archive S.H.M, BB7 122 : Renseignements confidentiels fournis à l’attaché naval à St-Pétersbourg, E.M.G Ière section.

[27] : Archive SHD, GR 7 N 1540 : E.M.A 2ème bureau, Plan d’études de voies ferrées nouvelles en Russie (1911).

[28] : Archive S.H.D, GR 7 N 1478 : Lettre du Capitaine Wehrlin à E.M.A 2ème bureau, St-Pétersbourg 26 octobre 1913.

[29] : Ibid.

[30] : Archive S.H.D, GR 7 N 1540 : Juillet 1913, E.M.A 2ème bureau section russe, note sur l’utilisation des chemins de fer russes pour la concentration.

 

Sources  

Ouvrages : 

  • Alfred Neymarck, Les dettes publiques européennes, Paris, Guillaumin, 1887, p. 307
  • Manfred A. Z, « Quelle fut la cause de l’Alliance franco-russe ? », Cahiers du monde russe et soviétique, op. cit., p. 153.
  • Milza, P. Les relations internationales de 1871 à 1914, Paris : Armand Colin, 2014, p. 175.
  • Mougel, François-Charles, et Séverine Pacteau, Histoire des relations internationales. Presses Universitaires de France, 2021, p. 127.

Revue de presse militaire : 

  • Armée et marine : revue hebdomadaire illustrée des armées de terre du 20 octobre 1901, p. 742.

Convention de la Croix Rouge : 

  • Convention (II) concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre et son Annexe : Règlement concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre. La Haye, 29 juillet 1899.

Archives du Service Historique de la Défense au Château de Vincennes : 

  • Archive SHD, GR 7 N 1478 : St-Pétersbourg, 4 juin 1913, rapport de l’attaché militaire adjoint.
  • Archive SHD, GR 7 N 1484 : Missions militaires françaises et attachés militaires (1890-1899) ; correspondance, minutes, notes, mémoires, rapports sur la Russie.
  • Archive SHD, GR 7 N 1485 : Note de l’État-Major des Armées, 2ème bureau concernant les stages.
  • Archive SHD, GR 7 N 1486 : lettre du ministre des Affaires étrangères à M. le ministre de la Guerre.
  • Archive S.H.D, GR 7 N 1487 : 4ème Direction Génie Section Aéronautique.
  • Archive SHD, GR 7 N 1539 : Note E.M.A 2ème bureau Artillerie.
  • Archive SHD, GR 7 N 1540 : E.M.A 2ème bureau.

 

Archives du Service Historique de la Marine (rattaché maintenant au SHD) : 

  • Archive S.H.M, BB7 120 : Rapport de l’attaché naval.
  • Archive S.H.M, BB7 122 : E.M.G Ière section.
  • Archive S.H.M, SS EA 162 : Rapport de l’attaché naval.

La Suède et le Royaume-Uni a bord de l’initiative européenne sur les frappes longue portée

La Suède et le Royaume-Uni a bord de l’initiative européenne sur les frappes longue portée

par – Forces opérations Blog – publié le

Deux pays ont formalisé leur entrée dans l’ « European Long Range Strike Approach » (ELSA), initiative lancée en juillet dernier par la France pour progresser conjointement sur le développement de la frappe longue portée de demain. 

La famille d’ELSA s’agrandit. La Suède et le Royaume-Uni, deux pays dont l’adhésion était pressentie, ont rejoint le quatuor initial formé par la France, l’Allemagne, l’Italie et la Pologne à l’occasion d’une réunion des ministres de la Défense de l’OTAN organisée cette semaine à Bruxelles. 

Ensemble, les six acolytes plancheront sur un nouveau missile de croisière terrestre doté d’une portée de 1000 à 2000 km. Il s’agira de « jouer un rôle clé dans la défense de l’Europe d’ici les années 2030 », pointe un partenaire britannique pour qui il est également question de « travailler plus étroitement avec ses alliés européens dans des domaines clés de la sécurité ». 

« La guerre en Ukraine a montré que des capacités de frappe en profondeur à longue portée sont nécessaires non seulement à des fins de dissuasion, mais aussi pour empêcher un ennemi de lancer des attaques suffisamment hors de portée pour que nous ne puissions l’arrêter », commentait le ministre de la Défense suédois Pål Jonson en marge de la signature d’une lettre d’intention. Reste à éclaircir le cas de l’Espagne, septième partenaire potentiel mentionné en amont de la signature intervenue mi-juillet.

« La question se pose : devons-nous, nous aussi, posséder ce type d’arme ? Nous voyons bien que ce type d’arme prend tout son sens si c’est un pilier européen de la Défense qui est capable de le développer et ensuite de le posséder », notait à ce sujet le chef d’état-major des armées, le général Thierry Burkhard, en audition parlementaire.

Chaque pays dispose de son lot d’acteurs industriels susceptibles d’amener les briques nécessaires. Le champion européen MBDA, par exemple, a déjà progressé sur la question en dévoilant au salon Eurosatory un « Land Cruise Missile », application terrestre du missile de croisière naval (MdCN).

Côté français, ELSA se veut complémentaire d’un programme national de frappe longue portée terrestre (FLP-T), effort de remplacement du lance-roquettes unitaire pour lequel la livraison d’un démonstrateur est espérée d’ici 18 mois. La notification d’une étude auprès d’industriels français, attendue en 2024, doit encore se matérialiser afin d’avancer sur la piste d’une solution souveraine. 

Crédits image : MBDA

Reconstruire des partenariats stables en Afrique à partir du cas malien

Reconstruire des partenariats stables en Afrique à partir du cas malien

par Gildas Lemarchand – Revue Conflits – publié le 21 octobre 2024

https://www.revueconflits.com/reconstruire-des-partenariats-stables-en-afrique-a-partir-du-cas-malien/


Onze ans après le début de l’intervention française, quatre ans après le premier coup d’État militaire au Mali, l’addition de problèmes sécuritaires que connaît le Sahel demeure. Sortie du cœur immédiat des préoccupations françaises, l’Afrique de l’Ouest reste l’espace d’une compétition renouvelée.

Dans le cadre d’une opposition Nord-Sud rendue lumineuse par la guerre russo-ukrainienne[1], les influences militaires russe et turque y trouvent un espace d’expression aussi fertile que celles religieuses des États du Golfe.

Pour un léger inventaire des évènements les plus récents, les Groupes Armés Terroristes (GAT) ont récemment mené une double attaque à Bamako, visant l’aéroport et l’école de Gendarmerie.  Les groupes indépendantistes ont également fait la preuve de leur adaptation aux putschs, au déploiement de Wagner, ainsi qu’à la perte de Kidal à la fin 2022. L’embuscade de Tin Zaouatine de fin juillet en témoigne amplement. Si elle enlève 84 hommes à Wagner et 47 aux Forces Armées Maliennes (FAMA), elle rend aussi possible la réunion de rebelles nigériens et maliens dans le même lieu le mois suivant afin de définir des axes communs de lutte contre les juntes. Bamako, Ouagadougou et Niamey sont en effet rassemblés depuis un an sous la bannière de l’Alliance des États du Sahel (AES) : nouvelle entente sécuritaire – peut-être un jour monétaire – concomitante à la sortie de ces pays du G5. Cela étant, la vague de rupture engagée par ces trois pays via une série de coups d’État entre 2020 et 2023 s’étend à toute la région. La rhétorique souverainiste à teinte anti-française atteint ainsi Dakar avec l’élection de Diomaye en avril dernier. À l’autre extrémité du Sahel francophone, le Tchad se prépare à accueillir des troupes hongroises sur son sol.

Battue en brèche, l’heure est à la réinvention des partenariats[2]. Les conclusions qui sont tirées de ce revers concernent cependant tous les pays qui ont pour volonté d’intervenir en Afrique : tout soupçon de domination est désormais condamné[3]. Dans ce nouveau concert, Paris hésite jusqu’à la passivité. Entre un alignement forcené dans un pôle occidental, au risque d’y perdre son identité et son indépendance stratégique, et le refus du manichéisme qui se traduirait par un regain de crédibilité comme par une reprise de sa tradition d’équilibre et de réinvention des Relations internationales[4]. Une des voies d’expression de cette deuxième option est précisément le Sud. Après avoir été conçus comme un pré-carré, puis comme un espace à démocratiser, les pays africains envoient leur message de souveraineté. Dans ce cadre, l’article qui suit s’applique à penser ces derniers en partenaires.

Errements français et césure malienne

Il est toutefois évident que la refondation de ces coopérations ne peut se concevoir qu’à l’aune des dernières tribulations. Il ne s’agit pas de sombrer dans l’uchronie, mais simplement d’appréhender les incompréhensions successives qui ont mené à un tel revers dans les relations franco-africaines. Quelques enseignements peuvent être tirés des décisions politiques, en particulier dans le cas malien.

À l’origine du déchirement entre Paris et Bamako, on trouve des divergences dans les « buts de guerre ». Alors que la France souhaite éviter qu’un sanctuaire djihadiste ne s’établisse au Sahel, le Mali compte s’appuyer sur l’intervention pour liquider définitivement le problème de l’Azawad.  Cette discordance trouve un premier écho dans la définition des groupes armés. Dès le début de la guerre en 2011, Mohamed Ag Najim et Bilal Ag Acharif[5] s’imposent en leaders de l’indépendantisme. Ag Ghali, tenu à l’écart, verse désormais dans le djihadisme en fondant Ansar Dine. Premier désaccord entre Paris et Bamako : l’État-hôte n’y voit que deux types du même séparatisme. La France accepte pourtant les services des groupes indépendantistes en 2013 et l’alliance tacite entre les Daoussak et Paris dure même tout le long de l’opération. L’Accord d’Alger de 2015 consacre définitivement les groupes indépendantistes comme des interlocuteurs légitimes. Certains Groupes Armés Signataires (GAS) entretiennent pourtant des relations avec les GAT[6]. À partir de là, Bamako ne fait que subir cette catégorisation, n’ayant pas les moyens d’évoquer l’unité, ni le courage de trouver une solution fédérale. Par la suite, la question des négociations avec des groupes djihadistes devient un des principaux points de discorde. Dès 2020, la junte nouvellement arrivée au pouvoir libère en effet 200 djihadistes. Pour elle, le Jama’at Nusrat al-Islam wal-Muslimin (JNIM) obéit à des logiques très communautaires qui rendent, avec le passé diplomatique d’Iyad Ag Ghali[7], audible l’idée d’entrer en tractations. Universaliste et engagée contre le djihadisme, la France continuera d’appliquer au conflit ses propres clés de lecture qui ne seront jamais celles de l’État malien. Un certain « manque de courtoisie » est à relever. Cette expression, décrivant la volonté de Paris d’imposer des solutions purement françaises, est employée auprès du Chef d’État-major des Armées mi-2022 par ses homologues du golfe de Guinée.

La présence française est encore caractérisée par une absence d’opération de communication. Cela témoigne d’une posture trop morale de Paris, mais aussi d’une trop grande confiance dans sa popularité. Aidé par l’accueil malien de 2013, l’Élysée est convaincu d’avoir une assise suffisamment ancrée. La France subit pourtant une véritable guerre d’influence tout au long de son intervention. À Gossi, Paris passe enfin à la contre-offensive en avril 2022. Quelques jours avant de remettre les clés de la base aux FAMA, des personnels russes sont enregistrés par un drone en train d’ensevelir des corps. Le but était de faire croire à la communauté internationale que Barkhane avait eu recours aux massacres dans sa guerre au Mali. Malheureusement, Paris ne porte le conflit sur ce terrain qu’en quittant le pays. Depuis 2013 pourtant, la France est suspectée par Bamako de porter un projet de partition du pays favorable à l’Azawad, d’avancer ses pions par le biais d’un agenda caché. Elle empêche alors les FAMA de pénétrer dans certaines villes par crainte de massacres[8]. La rumeur ne cesse d’enfler tout le long de l’intervention. S’y ajoute la campagne d’influence russe qui naît en Centrafrique en 2013, au Sénégal en 2015, et au Mali en 2017. L’institutionnalisation du discours anti-français n’a lieu qu’en octobre 2020. La ville de Farabougou est alors assiégée pendant un mois à 80 kilomètres de la capitale. La junte, qui a justifié son coup d’État par son activisme sécuritaire, n’a d’autre choix que de trouver un responsable exogène. D’urbain, le discours anti-français devient gouvernemental. L’exemple malien sert de base rhétorique à toute une série de pays voisins.

De ces principaux points, quelques non-dits de la rupture méritent d’être soulignés. De l’absence de courtoisie que constitue le fait de vouloir imposer ses clés de lecture, les pays clament que le fait de rester se fait désormais à leurs conditions. De ce qu’a coûté l’absence d’opération d’influence de la France, on sait déjà qu’elle ne sera plus jamais seule dans ce qu’elle a longtemps considéré comme un espace exclusif. Mettant en avant une communauté de destin, en valorisant l’histoire et en séduisant des diasporas, l’Élysée croit longtemps que son avantage comparatif en Afrique lui y confère une place de droit. Désormais elle doit prouver, en concurrençant les autres acteurs, que le rôle qu’elle peut y jouer est constructif.

Les options d’une présence rénovée

Largement échaudée, la France garde comme luxe de ses revers de ne plus choisir que des partenaires proactifs sur les sujets de sécurité et de gouvernance. À cet égard, pour le Sahel l’exemple mauritanien est particulièrement parlant. Investie sur les questions théologiques, Nouakchott utilise sa profondeur stratégique pour mettre en place une zone militaire, des groupements spéciaux d’intervention ainsi que des unités méharistes. Elle muselle par ailleurs toute communication sur un apport extérieur en termes de sécurité, en même temps qu’elle diversifie ses partenariats[9]. Appuyée sur des pays volontaires, Paris réarticule sa présence à partir de ses bases régionales pour y mener une sorte de « leadership from behind » à la française. Le modèle des bases en Afrique de l’Ouest est également rénové. Avec des effectifs réduits et concentrés sur des opérations de formation, Abidjan et Dakar sont destinées à rayonner dans toute la sous-région.

Au Sénégal, on l’a vu, la rhétorique souverainiste africaine est portée au pouvoir avec l’élection de Diomaye Faye. Le premier geste du président à l’égard de la communauté internationale est de déclarer que « le Sénégal restera l’allié sûr et fiable de tous les partenaires étrangers respectueux ». Cette citation est caractéristique du message envoyé en creux par ces pays d’Afrique. Le défi de l’émergence est en effet difficile à relever sans aide. Autrement dit, certaines portes restent ouvertes, mais encore une fois aux conditions locales. Concernant cette question du développement, la France doit regagner sa crédibilité dans le domaine. Des années d’opération ont participé à un dévoiement de l’aide au profit de gouvernements jouissant d’une rente sécuritaire. Confortant l’État dans son absence de gestion, l’aide internationale est alors devenue une compétition d’ego des bailleurs sur les sommes débloquées. Mahamat Idriss Déby ne s’y trompe pas en lançant à Macron en 2023 : « aidez-nous sur le plan social par des coopérations économiques, industrielles, culturelles, éducatives, sanitaires […] alors nous resterons votre meilleur allié en Afrique ». Conscient du poids du verrou sécuritaire tchadien, il l’est aussi de la dérive de l’aide au développement dans la région. Un accroissement aveugle des aides ne suffit donc plus.

On le comprend, les axiomes des partenariats dans la région restent des gages dans les domaines de la sécurité et du développement. À cet égard, isolée dans une Union européenne (UE) considérée initialement comme un levier de puissance, délaissée par Berlin comme par l’axe Washington – Londres – Varsovie, Paris pourrait trouver au Sud un espace de regain de crédibilité sur la scène internationale. Si l’idée d’un partenariat respectueux peut paraître crédule, c’est sans compter sur la naissance d’une politique italienne volontariste et pour l’instant couronnée de succès. Dès son discours d’investiture, Meloni met en avant la nécessité de mettre en place une véritable politique africaine : le plan Mattei. Celui-ci se présente comme une méthode d’approche dont découle une structure de coordination dès fin 2023. Il se matérialise surtout par la conférence Italie-Afrique en janvier 2024, à laquelle vingt-six chefs d’États africains sont présents. L’idée est de mettre en avant une « diplomatie du sourire », un dialogue sur un pied d’égalité absolu et des gains partagés. Des partenariats de haut niveau jouxtent une aide au développement orientée localement. L’un des premiers effets pour Rome est une meilleure régulation de l’immigration[10]. L’Italie est également engagée dans une mission de formation militaire au Niger depuis 2017, toujours en cours malgré le coup d’État de 2023, ce qui atteste d’une lecture propre de l’État-major italien. Au niveau du minutage, cette position est adoptée en période de réorientation énergétique : Rome se veut un catalyseur des ressources africaines vers l’Europe. Elle s’engouffre encore dans un besoin évident de liaison entre les deux continents au moment où la France semble sortie du jeu.

Pour tous les pays du sud de l’UE, le continent africain reste une priorité, qu’il s’agisse des questions migratoires, économiques, énergétiques ou tout simplement de la proximité géographique. Afin d’y mener une politique ambitieuse, la France doit d’abord regagner sa crédibilité auprès des opinions locales. L’exemple italien est inspirant pour l’égalité complète instituée entre les acteurs. Celle-ci a pour corollaire la reprise en main de la notion de rapport de force, trop longtemps délaissée par la diplomatie au profit de la mise en avant d’impératifs sociaux ou de valeurs libérales. La France focaliserait a priori son action sur les pays du golfe de Guinée. Le partenariat global Nord-Sud serait porteur de gains conséquents pour les pays méditerranéens de l’UE : souveraineté réaffirmée et maîtrise sécuritaire de ses abords.

Conclusion

Manque de courtoisie et absence d’opération d’influence ont donc conditionné l’échec de la France au Sahel. Un autre point a également précipité la sortie de la France de la région : le discours à géométrie variable. Pressant les colonels de Bamako d’impératifs de transition, l’Élysée est mis devant ses incohérences à l’occasion de la mort d’Idriss Déby en avril 2021. Elle soutient en effet son fils Mahamat, Général d’Armée, à la tête du Conseil de transition, puis dans son élection à la présidence du Tchad. Cette différence de traitement a fourni une série d’arguments aux juntes et encouragé des reproches surréalistes. Elle parachève surtout l’image arrogante de la France, accusée de choisir les régimes en fonction de ses intérêts. Déjà lassées par des armées inopérantes, les militaires français plaident, dès la généralisation du discours anti-français, pour un retrait des forces. Quoi qu’il en soit, la France se heurte sur le continent à l’influence d’autres puissances, Russie, Chine, Turquie, mais aussi États-Unis. Pour éviter l’isolement, il paraît clair qu’établir une stratégie ambitieuse et de long terme s’impose. Un partenariat Nord-Sud suivant l’exemple italien permettrait non seulement à la France de regagner sa crédibilité, mais aussi de faire valoir son expertise auprès de l’Europe méditerranéenne. Cette option a pour avantage de ne pas contrevenir à nos engagements actuels, mais aussi de se placer dans la continuité et le respect de notre tradition stratégique. Le moment est plus indiqué qu’il n’y paraît. La volonté de souveraineté de certains États africains peut prendre des formes incompréhensibles. On pense ainsi à la Centrafrique qui se tourne vers la cryptomonnaie en 2022, ou aux efforts actuels de l’AES sur des passeports communs. Cela étant, le message envoyé appelle aussi à des partenariats plus réalistes qui seront désormais soumis aux conditions locales. Même à ce prix, les concurrents se multiplient, décuplant la certitude du continent de compter dans ce début de siècle où les camps s’organisent.

[1] Emmanuel Todd, La défaite de l’Occident, Paris, Gallimard, 2023.

[2] Revue de la Défense Nationale, Afrique, France, une nouvelle relation…, numéro 860, mai 2023.

[3] Général Bruno Clément-Bollée, « Fini, l’Afrique dominée, place à l’Afrique souveraine et son message : l’Afrique aux Africains ! », Le Monde, 26 janvier 2023.

[4] Pascal Boniface, Le gaullo-mitterrandisme, un concept toujours pertinent, Revue internationale et stratégique, N° 109, 2018, pp.22-35.

[5] Respectivement chef militaire et secrétaire général du Mouvement National de Libération de l’Azawad (MNLA) créé en 2011.

[6] Des membres du HCUA sont par exemple accusés d’avoir participé à l’attaque de Tongo Tongo et de profiter des prises sur l’Armée nigérienne, voir RFI, Mali : le Niger accuse des membres du HCUA de complicité avec les terroristes, http://www.rfi.fr/fr/afrique/20190919-mali-le-niger-accuse-membres-hcua-complicite-terroristes, mis en ligne le 19 septembre 2019.

[7] Ancien cadre de la légion verte libyenne, leader de la révolte des années 1990, principal artisan des Accords de Tamanrasset en 1991, il devient par la suite représentant consulaire du Mali et négociateur pour Bamako dans les années 2000. Il fonde Ansar Dine en 2012 et le JNIM en 2017.

[8] Marc-André Boisvert, « Autopsie d’une défaillance : cohésion, discipline et leadership au sein des Forces armées maliennes en 2012-2013 », présentation lors du colloque « Les nouveaux visages des armées africaines », Paris, IRSEM, 5-6 octobre 2016.

[9] Membres du dialogue méditerranéen de l’OTAN, elle signe un accord de défense secret avec la Russie en 2021 et accepte les opérations de formation de la France. Le pays n’a pas connu d’attaque depuis 2011.

[10] D’après les statistiques du ministère de l’Intérieur italien, à la date du 16 septembre 2024, le nombre d’entrées de migrants en Italie a baissé de 65,4 % par rapport à 2023 et de 33,8 % par rapport à 2022.

Les mers : lieux de tous les conflits, durant les guerres comme en temps de paix

Les mers : lieux de tous les conflits, durant les guerres comme en temps de paix

Par La rédaction d’Armées.comPublié le 21 octobre 2024

Armee Preparatifs En Cours Pour Le Nouveau Porte Avions De Nouvelle Generation En France
Les mers : lieux de tous les conflits, durant les guerres comme en temps de paix – © Armees.com

La maîtrise des océans est depuis toujours un enjeu majeur pour les puissances mondiales. Mais aujourd’hui, dans un contexte de tensions géopolitiques au plus haut en Europe et au Moyen-Orient, le contrôle des routes maritimes revêt une importance stratégique capitale pour la sécurité internationale, le commerce mondial et la projection de puissance militaire.

L’US Navy demeure la force navale prédominante sur la scène internationale. Avec environ 300 navires de combat, dont onze porte-avions nucléaires de classe Nimitz et Gerald R. Ford, et une aviation navale forte de près de 4 000 aéronefs militaires opérationnels, elle assure une présence constante sur l’ensemble des océans. Une capacité de projection de puissance qui permet aux États-Unis de protéger leurs intérêts stratégiques et de garantir la liberté de navigation, essentielle au commerce international. Toutefois, la montée en puissance de la marine chinoise, qui modernise rapidement sa flotte et étend sa zone d’influence, remet en question l’équilibre des forces navales mondiales.

L’impact économique des conflits sur le transport maritime

Si la marine et la sécurité des mers sont si stratégiques, c’est que le transport maritime est le pilier de l’économie mondiale. Il représente environ 80 % du commerce international en valeur et 90 % en volume. Les navires transportent des marchandises variées, des conteneurs aux vracs liquides comme les hydrocarbures (39 % du total) et les vracs solides tels que les minerais, le charbon et les céréales (21 % du trafic total). Sans compter, évidemment, le transport de produits finis dont une grande partie de ce qui est acheté sur Internet.

De fait, les détroits stratégiques, comme Bab el-Mandeb et Ormuz, sont des points de passage essentiels pour le commerce mondial et la distribution des ressources énergétiques. Le détroit de Bab el-Mandeb, situé entre le Yémen et Djibouti, voit transiter entre 12 % et 15 % du trafic maritime mondial. Les rebelles Houthis du Yémen, soutenus par l’Iran, ont menacé d’attaquer les navires à destination d’Israël empruntant ce détroit, en représailles aux actions israéliennes dans la bande de Gaza. Ces menaces ont déjà conduit à des attaques contre des navires commerciaux, provoquant une réorientation des routes maritimes.

Face à ces risques, les compagnies maritimes ont choisi de contourner l’Afrique par le Cap de Bonne-Espérance, allongeant les trajets de plusieurs milliers de kilomètres, ce qui engendre une augmentation significative des coûts opérationnels et des délais de livraison. Les primes d’assurance maritime ont également flambé. Les armateurs doivent en effet souscrire plusieurs types d’assurances pour leurs navires :

L’assurance corps de navire : couvre les dommages matériels subis par le navire.

L’assurance de la cargaison : protège les marchandises transportées contre les pertes ou les dommages.

L’assurance protection et indemnisation (P&I) : couvre la responsabilité civile pour les dommages causés à des tiers, y compris les dommages environnementaux.

Dans les zones à haut risque, les primes pour ces assurances ont été multipliées par cinq à dix. Selon des sources spécialisées, les taux d’assurance pour les navires traversant la mer Rouge ont atteint des niveaux sans précédent. Par exemple, une prime de guerre, qui s’ajoute aux assurances traditionnelles dans les zones de conflit, peut représenter jusqu’à 0,4 % de la valeur du navire par voyage, contre 0,02 % en temps normal. Pour un navire valant 100 millions de dollars, une telle différence signifie une prime passant de 20 000 à 400 000 dollars par voyage.

Défis pour les forces navales face aux menaces asymétriques

Le détroit d’Ormuz est une autre zone stratégique sensible. Situé entre l’Iran et Oman, il est le passage obligé pour environ 20 % de la demande mondiale de pétrole et un tiers du gaz naturel liquéfié. Une escalade du conflit impliquant l’Iran pourrait conduire à la fermeture de ce détroit, ce qui aurait des conséquences désastreuses sur les marchés énergétiques mondiaux. Les oléoducs terrestres existants ne peuvent pas compenser le flux interrompu, et l’absence de voies alternatives suffisantes accentue la vulnérabilité de cette route maritime.

La capacité des forces navales occidentales à sécuriser ces détroits est mise à l’épreuve. Malgré sa puissance, l’US Navy a rencontré des difficultés pour contrer les menaces asymétriques posées par les Houthis. Ces derniers utilisent des tactiques non conventionnelles, comme des embarcations rapides chargées d’explosifs, des missiles anti-navires et des drones maritimes, rendant la défense complexe. L’Iran, de son côté, possède des capacités militaires loin d’être négligeables, avec une stratégie de déni d’accès/déni de zone (A2/AD) dans le Golfe Persique. Son arsenal comprend des missiles balistiques, des mines navales, des sous-marins de poche et des navires rapides équipés de missiles, ce qui constitue une menace crédible pour la navigation commerciale et militaire.

La question du transport du pétrole russe pour contourner les sanctions

En Europe de l’Est, le conflit entre l’Ukraine et la Russie a également des répercussions sur la sécurité maritime. L’Union européenne, le G7 et l’Australie ont imposé un embargo sur le pétrole russe transporté par voie maritime, assorti d’un plafonnement du prix à 60 dollars le baril. Pour contourner ces sanctions, la Russie a constitué une « flotte fantôme » composée de plus de 200 navires opérant sous des pavillons de complaisance ou sans identification claire. Ces navires transportent environ 1,7 million de barils de pétrole par jour vers des pays n’appliquant pas les sanctions, tels que la Chine et l’Inde.

Cette flotte clandestine représente un risque majeur pour la sécurité maritime et l’environnement. En effet, ces navires sont souvent âgés et moins bien entretenus que d’autres. C’est notamment le cas quand ils ne sont pas couverts par de grands assureurs. En cas d’accident, il n’y aurait alors aucune garantie que les dommages environnementaux, comme les marées noires, soient indemnisés. De plus, l’absence de suivi et de transparence rend difficile la prévention des incidents et, en cas de besoin, la coordination des secours.

Une situation qui pourrait bien se dégrader : l’Union européenne, dans un futur paquet de sanctions, pourrait renforcer les sanctions qui touchent les assurances de la flotte clandestine, notamment en s’attaquant aux grands assureurs russes. De quoi, potentiellement, réduire encore un peu le niveau déjà bas d’assurance pour ces navires, ce qui aurait pour conséquence d’augmenter les risques d’accidents

Vers une stratégie de défense maritime coordonnée

Les compagnies d’assurance occidentales sont confrontées à des défis importants. Certaines, malgré les sanctions, continuent d’assurer des navires transportant du pétrole russe au-delà du prix plafonné, enfreignant les réglementations en vigueur. Cette situation crée une distorsion du marché et affaiblit l’efficacité des sanctions économiques. Les assureurs qui respectent les sanctions voient leurs parts de marché diminuer face à une concurrence moins scrupuleuse, ce qui peut les inciter à revoir leurs positions.

Les forces navales doivent adapter leurs stratégies et leurs capacités opérationnelles. La lutte contre les menaces asymétriques nécessite le développement de nouveaux moyens, tels que des systèmes de surveillance avancés, des drones de surface et sous-marins, ainsi que des équipements de guerre électronique. La coopération internationale est également essentielle. Des opérations conjointes, comme l’opération « Sentinelle » dans le Golfe Persique, permettent de mutualiser les ressources et d’améliorer la coordination entre les différentes marines impliquées.

L’Union européenne et la France, en particulier, ont un rôle à jouer. Elles doivent renforcer leur présence navale dans les zones stratégiques, investir dans la modernisation de leurs flottes et développer des partenariats avec les pays riverains pour assurer la sécurité des routes maritimes. Une approche diplomatique proactive est également nécessaire pour désamorcer les tensions et promouvoir des solutions pacifiques aux conflits.

L’escouade de réserve côtière de La Rochelle aux ordres du commandant Gagnard

L’escouade de réserve côtière de La Rochelle aux ordres du commandant Gagnard

Suite de mon récent post consacré à la flottille de réserve côtière de l’Atlantique, avec une prise de commandement à La Rochelle (voir ci-dessus), le 16 octobre.

Le capitaine de corvette Anthony Gagnard a officiellement pris le commandement de la deuxième escouade de réserve côtière de la façade atlantique, la première étant celle de Bayonne où une prise de commandement aura lieu le 2 novembre.

Photo CECLANT

Cet officier né en 1980, est entré dans la Marine via l’école de maistrance, en 1998. Il a commandé, à partir de 2016, le patrouilleur de service public (PSP) Flamant, basé à Cherbourg. Le capitaine de corvette Anthony Gagnard a conclu sa carrière d’officier d’active au sein de l’état-major de la force d’action navale à Brest.

Comme il vient de quitter la marine après 26 ans de service, c’est bien en tant que réserviste qu’il a pris le commandement de l’ERC de La Rochelle.

L’OTAN et l’Europe dans la stratégie américaine

L’OTAN et l’Europe dans la stratégie américaine

Giuseppe GAGLIANO* – TRIBUNE LIBRE N°160 / octobre 2024 – CF2R

https://cf2r.org/tribune/lotan-et-leurope-dans-la-strategie-americaine/

*Président du Centro Studi Strategici Carlo De Cristoforis (Côme, Italie). Membre du comité des conseillers scientifiques internationaux du CF2R.


Au cours des dernières décennies, l’OTAN s’est révélée être un instrument fondamental dans la stratégie géopolitique des États-Unis pour maintenir le contrôle sur le Rimland européen et sur les industries militaires du continent. La théorie géopolitique, développée par des figures telles que Halford Mackinder et Nicholas Spykman, identifie dans le contrôle des régions côtières européennes et asiatiques une clé pour empêcher l’émergence de rivaux potentiels capables de défier l’hégémonie mondiale des États-Unis. Selon cette vision, l’Europe, avec son potentiel économique et industriel, représente une zone d’intérêt stratégique qui doit rester sous contrôle afin d’éviter qu’elle ne devienne une puissance indépendante ou pire, qu’elle collabore étroitement avec la Russie, créant un axe qui affaiblirait la domination américaine.

L’OTAN, née dans le contexte de la Guerre froide, avait pour mission principale de contenir l’expansion soviétique et de protéger l’Europe occidentale des menaces du bloc communiste. Cependant, avec la fin de la Guerre froide et la dissolution de l’Union soviétique, l’alliance a maintenu sa centralité en tant qu’instrument de contrôle géopolitique, en particulier vis-à-vis de la Russie et de ses aspirations à redevenir un acteur majeur sur la scène internationale. Plus qu’une simple alliance défensive entre égaux, l’OTAN a fini par représenter une forme d’influence directe des États-Unis sur les politiques de sécurité et de défense européennes.

Entretenir la dépendance militaire et énergétique de l’Europe

L’un des aspects centraux de ce contrôle est le monopole que les États-Unis exercent sur l’industrie militaire européenne. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, avec le Plan Marshall, les États-Unis ont fourni une aide militaire et économique massive à l’Europe, s’assurant ainsi une position privilégiée dans la fourniture d’armes et de technologies aux pays européens. Cela s’est traduit par une dépendance qui, avec le temps, est devenue systématique : les armées européennes, au lieu de développer leur propre industrie de défense autonome et compétitive, ont souvent choisi d’acheter des armes américaines.

Un exemple emblématique de ce processus est le « Pacte du Siècle » de 1975, lorsque plusieurs pays européens, dont la Belgique, les Pays-Bas, le Danemark et la Norvège, ont été poussés à acheter le chasseur américain F-16, bien que des alternatives européennes telles que le Mirage F-1 français ou le Saab Viggen suédois, tous deux mieux adaptés aux besoins des forces aériennes européennes, étaient disponibles. Ce scénario s’est répété à de nombreuses reprises, comme dans le cas de l’achat des F-35 par la Belgique en 2018, où le gouvernement de Bruxelles a choisi le chasseur américain malgré sa réputation peu fiable et difficile à moderniser, rejetant des options européennes comme le Rafale français ou le Typhoon d’Eurofighter.

Ce phénomène ne se limite pas seulement à l’achat de systèmes d’armes, mais s’étend au contrôle des principales industries militaires européennes. Grâce à des acquisitions et des fusions, des groupes financiers américains ont absorbé bon nombre des entreprises européennes opérant dans le secteur de la défense. L’un des cas les plus significatifs est l’acquisition de la division aéronautique Fiat Avio par des investisseurs américains, une opération qui a permis aux États-Unis de mettre la main sur des technologies stratégiques utilisées dans des projets tels que l’Eurofighter et l’Airbus A400M, ainsi que dans le programme spatial européen Ariane.

La pénétration américaine dans l’industrie militaire européenne ne s’est pas arrêtée là. Des entreprises allemandes comme MTU Aero Engines, qui produit des composants pour l’Eurofighter, ont été acquises par des groupes américains, tout comme la suédoise Bofors et l’espagnole Santa Bárbara Blindados, productrice des chars Leopard 2-E. Cette stratégie a conduit à une dépendance accrue de l’Europe vis-à-vis de la technologie militaire américaine, rendant difficile pour les pays européens de développer une industrie de défense compétitive et autonome.

L’objectif principal de cette stratégie est évident : empêcher l’Europe de développer une capacité de défense indépendante et empêcher toute collaboration étroite entre l’Europe et la Russie, une éventualité que Washington considère comme une menace pour son hégémonie mondiale. La rupture des relations entre l’Europe et la Russie a toujours été une priorité stratégique pour les États-Unis et le conflit en Ukraine n’est que le dernier exemple de cette politique. Le sabotage des gazoducs en mer Baltique, qui a interrompu les approvisionnements énergétiques russes vers l’Europe, et l’isolement de régions stratégiques telles que le Donbass et la mer Noire, démontrent clairement l’intention de Washington d’empêcher une coopération économique et stratégique entre l’Allemagne et la Russie.

Sur le plan énergétique, l’Europe se trouve aujourd’hui dans une position vulnérable, avec ses approvisionnements en gaz fortement compromis. Le conflit israélo-palestinien a encore compliqué la situation, empêchant l’exploitation de gisements de gaz en Méditerranée orientale, ce qui pourrait avoir des répercussions durables sur la sécurité énergétique européenne. Cet isolement énergétique, combiné au contrôle américain des industries militaires, laisse l’Europe dans une position de dépendance qu’elle aura du mal à surmonter sans un changement radical de stratégie politique et industrielle.

En définitive, le contrôle que les États-Unis exercent sur l’Europe à travers l’OTAN n’est pas seulement une question de sécurité, mais représente un obstacle structurel au développement d’une Europe autonome et compétitive. La survie de l’OTAN et son influence croissante, notamment après la fin de la Guerre froide, montrent que l’Europe est considérée par Washington non pas comme un allié égal, mais comme une région à contrôler et à gérer pour éviter qu’elle ne devienne un rival mondial. La dépendance militaire, énergétique et industrielle de l’Europe vis-à-vis des États-Unis est le résultat de décennies de politiques visant à maintenir le continent fragmenté et faible, incapable de développer sa propre vision stratégique autonome.

La volonté de l’OTAN de renforcer ses capacités confrontée à de multiples difficultés

L’analyse stratégico-militaire et économique des plans de renforcement de l’OTAN, tels qu’ils ont été récemment révélés, permet de mettre en lumière une série de complexités et de contradictions qui reflètent les difficultés structurelles des alliances militaires dans le contexte d’une crise internationale en constante évolution. La proposition d’augmenter le nombre de brigades de l’OTAN de 82 à 131 d’ici 2030, comme mentionné dans le document confidentiel cité par Die Welt[1], est clairement une réponse à l’escalade des tensions entre l’Occident et la Russie, notamment après l’invasion de l’Ukraine. Un tel renforcement se justifie aux yeux de l’alliance par la perception d’un risque croissant d’affrontement direct avec Moscou, alimenté par l’implication croissante de l’OTAN dans le soutien logistique et militaire à Kiev. Cependant, ce plan se heurte à un certain nombre de difficultés économiques, sociales et politiques, qui pourraient rendre sa mise en œuvre difficile.

D’un point de vue géopolitique, l’idée d’un renforcement des capacités militaires de l’OTAN découle de la nécessité de répondre à la menace d’une éventuelle attaque russe contre l’Europe, bien que le Kremlin continue de nier avoir une telle intention, la qualifiant de propagande occidentale visant à justifier des dépenses militaires supplémentaires. Cette politique de l’Alliance reflète la polarisation croissante entre la Russie et l’Occident, alimentée par la guerre en Ukraine et la rhétorique agressive qui domine le discours international. La décision de l’OTAN d’augmenter le nombre de brigades et de commandements militaires, ainsi que de renforcer la défense aérienne et le nombre d’hélicoptères[2], s’inscrit dans une logique de préparation à un conflit de longue durée, qui pourrait toutefois ne pas être perçu comme imminent par les opinions publiques des États membres. En effet, bien que les gouvernements occidentaux soient engagés à renforcer leurs capacités défensives, le soutien populaire à ces mesures reste incertain, notamment dans un contexte de difficultés économiques, de récession et de crise énergétique.

L’aspect économique est en effet crucial. L’Europe traverse une période de désindustrialisation et d’augmentation des coûts énergétiques, ce qui rend difficile le financement d’un vaste programme de réarmement. Le plan de renforcement de l’OTAN nécessiterait des investissements bien au-delà des 2% du PIB, un seuil que beaucoup de pays peinent déjà à atteindre. Seuls 23 des 32 membres de l’OTAN respectent actuellement cette exigence et parmi les principaux contrevenants figurent des nations comme l’Italie, l’Espagne et la Belgique. Cela met en évidence une disparité claire entre les pays les plus riches et ceux plus petits ou économiquement fragiles, qui pourraient ne pas être en mesure de supporter le poids financier requis. En outre, le plan implique que les grandes nations, telles que l’Italie, la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne, devraient constituer au moins trois ou quatre nouvelles brigades chacune, ce qui nécessite des ressources supplémentaires et pourrait ne pas être bien accueilli par les opinions publiques nationales, de plus en plus sceptiques quant aux dépenses militaires.

Le plan de l’OTAN pourrait par ailleurs s’avérer irréalisable en raison de facteurs internes aux armées occidentales. L’un des défis les plus importants concerne la pénurie de personnel militaire, un problème qui affecte presque toutes les forces armées de l’Occident. Ces dernières années, il y a eu un déclin des vocations militaires dans tous les principaux pays de l’OTAN, avec un exode de personnel qualifié et une diminution des recrutements. Cette tendance est particulièrement grave dans des pays comme le Royaume-Uni, où le nombre de soldats en service est à son plus bas niveau historique, et aux États-Unis, qui n’atteignent plus leurs objectifs de recrutement depuis des années. Les marines occidentales connaissent également de graves difficultés, avec de nombreux navires laissés à quai par manque d’équipages. Dans ce contexte, augmenter le nombre de brigades et renforcer les capacités militaires semble être un objectif difficile à atteindre, voire utopique. L’OTAN pourrait ainsi se trouver confrontée à un dilemme : comment concilier l’ambition de renforcer ses défenses avec la réalité d’une pénurie de ressources humaines et financières ?

Un autre aspect à prendre en compte est la capacité des nations de l’OTAN à soutenir un long programme de réarmement dans un contexte d’incertitude économique et politique. Le soutien militaire à l’Ukraine, de plus en plus critiqué par les opinions publiques européennes, combiné aux difficultés économiques internes, pourrait réduire le consensus politique en faveur de telles mesures. Dans de nombreux pays européens, les citoyens demandent « du beurre » plutôt que « des canons », c’est-à-dire une plus grande attention aux politiques économiques et sociales plutôt qu’à des programmes de défense coûteux. Cette dynamique pourrait affaiblir la détermination des gouvernements à s’engager dans le renforcement des forces armées, en particulier si le risque d’une invasion russe est perçu comme lointain ou exagéré.

En conclusion, bien que le plan de renforcement de l’OTAN soit une réponse logique aux tensions croissantes avec la Russie, il risque de rester davantage un vœu pieux qu’une réalité concrète. La combinaison de difficultés économiques, de pénurie de personnel militaire et d’un consensus politique incertain rend ce projet difficile à réaliser, voire impossible. L’OTAN devra donc faire face à des défis importants dans les années à venir, en cherchant à équilibrer les besoins en matière de sécurité avec les ressources limitées dont disposent ses membres.


[1] https://www.agenzianova.com/fr/news/Le-monde-de-l%27OTAN-est-prêt-à-demander-aux-États-membres-une-augmentation-des-troupes-et-des-armes-pour-se-protéger-de-Moscou/

[2] https://www.nato.int/cps/fr/natohq/news_227685.htm

Guerre en Ukraine : Gazprom, aide française… Le point sur la nuit

Guerre en Ukraine : Gazprom, aide française… Le point sur la nuit

Le gouvernement hongrois a annoncé négocier avec Gazprom pour des livraisons de gaz russe en 2025. L’aide française à l’Ukraine devrait dépasser les deux milliards d’euros en 2024. Retour sur les événements qui ont marqué la nuit du lundi 14 au mardi 15 octobre 2024.

Le gouvernement hongrois et le géant énergétique public russe Gazprom sont en négociations pour conclure un contrat prévoyant des livraisons supplémentaires de gaz à la Hongrie en 2025.
Le gouvernement hongrois et le géant énergétique public russe Gazprom sont en négociations pour conclure un contrat prévoyant des livraisons supplémentaires de gaz à la Hongrie en 2025. | FILIP SINGER / EPA-EFE

Selon le ministre français des Armées Sébastien Lecornu, l’aide militaire française à l’Ukraine dépassera deux milliards d’euros en 2024, mais n’ira pas jusqu’aux trois milliards évoqués en début d’année.

Des centaines d’organisations ont reçu des alertes à la bombe lundi, forçant certains bâtiments publics à évacuer. Ces menaces interviennent vraisemblablement à la suite d’une enquête journalistique du média Radio Free Europe sur l’emploi de jeunes Ukrainiens par les services de renseignement russes pour incendier les voitures de membres de l’armée.

La Hongrie discute avec Gazprom pour des livraisons de gaz en 2025

Le gouvernement hongrois et le géant énergétique public russe Gazprom sont en négociations pour conclure un contrat prévoyant des livraisons supplémentaires de gaz à la Hongrie en 2025, a déclaré le ministre hongrois des Affaires étrangères Peter Szijjarto, cité mardi par l’agence de presse russe RIA.

Gazprom a annoncé la semaine dernière avoir signé un mémorandum d’entente avec Budapest en vue d’une possible augmentation des ventes de gaz russe. Le groupe n’a pas donné de détails.

Le chef de la diplomatie hongroise a par ailleurs fait savoir que Budapest mettrait son veto à toute sanction de l’Union européenne contre Moscou si les exemptions permettant à la Hongrie de se procurer du gaz russe sont révoquées. « Habituellement les sanctions sont examinées tous les six mois. Et tant que les sanctions (visant la Russie) sont en place, ces exemptions doivent rester applicables, parce qu’autrement nous mettrons notre veto aux sanctions », a-t-il dit.

Plus de 2 milliards d’euros d’aide française à l’Ukraine en 2024

L’aide militaire française à l’Ukraine dépassera deux milliards d’euros en 2024, notamment grâce à l’utilisation d’intérêts d’avoirs russes gelés, mais n’atteindra pas le maximum de trois milliards envisagé dans un accord de sécurité conclu avec Kiev, a affirmé lundi le ministre des Armées Sébastien Lecornu.

« Il était arrêté politiquement au début de l’année 2024 que cette aide pouvait aller jusqu’à trois milliards d’euros. Dans les faits, nous serons au-dessus de deux milliards d’euros, mais pas à trois milliards d’euros », a annoncé le ministre devant les députés de la commission de la Défense.

La France avait garanti son soutien à l’Ukraine dans un accord bilatéral de sécurité conclu le 16 février entre Paris et Kiev. L’aide militaire française a atteint 1,7 milliard d’euros en 2022 et 2,1 milliards en 2023, selon Paris.

Des organisations ukrainiennes menacées après une enquête journalistique

Des centaines d’écoles, d’entreprises, d’ambassades ou encore de médias ukrainiens ont reçu des alertes à la bombe par mail lundi, entraînant l’évacuation de bâtiments publics. Ces menaces semblent liées à une enquête menée par le média Radio Free Europe, montrant comment les services de renseignement russes ont recruté des jeunes Ukrainiens, dont des mineurs, pour incendier les véhicules de membres de l’armée et de dirigeants de centres de conscription.

« J’ai placé plusieurs engins explosifs dans votre bâtiment, et il va bientôt exploser », disait le message reçu par le média ukrainien The Kyiv Independent, également visé par ces menaces.

Radio Free Europe rapporte que des officiers de la police nationale ukrainienne ont inspecté leurs locaux, sans trouver trace d’engin explosif. Les messages de menaces comportaient les noms des trois journalistes auteurs de l’enquête, Iryna Sysak, Valeria Yegoshyna et Yulia Khymerik. « Nous ne nous laisserons pas intimider et nous soutiendrons nos journalistes qui continueront à informer le public ukrainien sans crainte ni faveur », a réagi Stephen Capus, président de Radio Free Europe.

Missiles balistiques à la Russie : des sanctions « injustifiées » selon l’Iran

L’Union européenne a annoncé lundi avoir décidé de prendre des sanctions contre l’Iran, accusé de livrer des missiles balistiques à la Russie dans sa guerre contre l’Ukraine. Le Royaume-Uni a annoncé de son côté des sanctions contre plusieurs dirigeants de l’armée iranienne après l’attaque de missiles lancée par l’Iran contre Israël le 1er octobre.

Le porte-parole du ministère iranien des Affaires étrangères, Esmail Baghaei, a rejeté mardi ces sanctions, les qualifiant d’« injustifiées et contraires au droit international ».

« Il a également souligné le droit inaliénable de l’Iran à la défense et à la coopération militaire avec d’autres pays, y compris la Russie », a rapporté l’agence de presse officielle iranienne Irna.

L’affaire Nord Stream (1/2) : la piste douteuse de l’Andromeda, et les indices d’une opération états-uno-norvégienne

L’affaire Nord Stream (1/2) : la piste douteuse de l’Andromeda, et les indices d’une opération états-uno-norvégienne

Shares
Sabotage des gazoducs Nord Stream

L’affaire Nord Stream (1/2) : la piste douteuse de l’Andromeda, et les indices d’une opération états-uno-norvégienne

Par Maxime Chaix – le Diplomate Média – publié le 1er octobre 2024

https://lediplomate.media/2024/10/affaire-nord-stream-1-2/maxime-chaix/monde/russie-et-ukraine/


Le 14 août dernier, nous avons appris que l’Allemagne avait émis un mandat d’arrêt européen contre un ressortissant ukrainien accusé d’avoir fait partie d’un commando qui aurait exécuté, en septembre 2022, le sabotage de trois des quatre gazoducs Nord Stream. Le même jour, le Wall Street Journal publiait un article affirmant qu’il s’agissait d’une « opération ukrainienne [ayant] coûté environ 300 000 dollars, selon des personnes qui y ont participé. Elle impliquait [l’Andromeda,] un petit yacht loué par un équipage de six membres, dont des plongeurs civils formés [au sabotage sous-marin]. L’un d’eux était une femme, dont la présence a contribué à créer l’illusion qu’ils étaient un groupe d’amis en croisière de plaisance. “J’éclate de rire à chaque fois que je lis des spéculations dans les médias sur une énorme opération impliquant des services secrets, des sous-marins, des drones et des satellites”, a déclaré un officier qui a participé à ce plan. “Toute cette affaire est née d’une nuit bien arrosée et de la détermination inébranlable de quelques personnes qui avaient le courage de risquer leur vie pour leur pays.” »

Toujours d’après le Wall Street Journal, « Volodymyr Zelensky avait initialement approuvé ce plan, selon un officier impliqué dans cette mission et trois personnes proches du dossier. Mais plus tard, lorsque la CIA en a pris connaissance et a demandé au Président ukrainien de stopper l’opération, il a ordonné d’y mettre fin, d’après ces sources. Cependant, le commandant en chef de Zelensky, Valeriy Zaloujny, qui dirigeait cet effort, a malgré tout décidé de le concrétiser. » Outre le fait improbable de confier une telle opération à une équipe partiellement composée de plongeurs civils, qui auraient navigué en mer Baltique avec le drapeau ukrainien accroché sur le mât de l’Andromeda, qui étaient mal équipés et qui n’auraient pas nettoyé ce bateau après y avoir transporté des explosifs, il est à noter que cet article disculpe opportunément la CIA autant que le Président Zelensky. En d’autres termes, son ex-chef d’état-major des armées Valeriy Zaloujny est présenté comme le seul responsable de ce sabotage, ce qui permet subtilement ne pas faire porter la responsabilité de cet acte de guerre sur les autorités présidentielles ukrainiennes, ni sur l’administration Biden.

Or, de solides indices jamais relayés par les médias grand public occidentaux viennent renforcer le retentissant article de Seymour Hersh publié en février 2023, et accusant le gouvernement des États-Unis d’avoir clandestinement détruit trois des quatre gazoducs Nord Stream. Ces indices suggèrent également que ce sabotage fût potentiellement planifié avec l’aide de l’OTAN et des services spéciaux norvégiens, mais exécuté uniquement par des spécialistes états-uniens, et non grâce à un Poseidon P8-A de la Marine norvégienne, tel que Seymour Hersh l’avait affirmé. Après avoir exposé ce faisceau d’indices, nous expliquerons pourquoi cet acte de sabotage industriel sans précédent favorisera de manière durable et décisive 1) les exportations de gaz naturel de la Norvège vers l’Europe via le Baltic Pipe, un gazoduc construit par le Danemark et la Pologne, et inauguré le lendemain des attaques contre Nord Stream, et 2) les importations de gaz naturel liquéfié des États-Unis par les pays d’Europe centrale et orientale via l’architecture de l’Initiative des Trois Mers, un projet soutenu par Washington et élaboré par l’Atlantic Council à partir de 2014, lancé par la Pologne et la Croatie l’année suivante, et grâce auquel le Baltic Pipe livre du gaz norvégien via le territoire polonais depuis début octobre 2022.

Le conspirationnisme antirusse et la « zone d’exclusion intellectuelle » qu’est l’affaire Nord Stream

Avant d’expliquer et de documenter ces arguments clés, il convient de rappeler que, immédiatement après les attaques contre Nord Stream, une cohorte d’experts, de politiciens et de journalistes occidentaux ont accusé sans preuve Vladimir Poutine d’être l’instigateur de ce sabotage. Fondées sur de simples raisonnements sophistiques, ces allégations auraient dû être rejetées comme des théories du complot par des autorités et des médias occidentaux pourtant obsédés par la vérification des faits et la lutte contre les fausses informations. Cependant, et sans surprise, la presse dominante en Occident a largement diffusé ces analyses biaisées sans aucune conséquence en termes de réputation pour les auteurs de ces accusations, même après qu’elles furent discréditées au profit de l’hypothèse tout aussi douteuse du voilier Andromeda loué par une équipe de plongeurs ukrainiens. Comme l’a observé FAIR.org en octobre 2022, après les attaques contre l’infrastructure Nord Stream, « une grande partie de la presse a docilement répété la ligne officielle occidentale. Le Washington Post a rapidement publié un article titré “Les dirigeants européens accusent la Russie de sabotage après les explosions de Nord Stream”, ne citant que des responsables de l’UE qui affirmaient que, bien qu’ils n’avaient aucune preuve de l’implication russe, “seule le Kremlin avait la motivation, les équipements sous-marins et la capacité” [de planifier et d’exécuter cette attaque – une évaluation totalement inexacte, tel que nous le démontrerons]. Une grande partie des médias ont dirigé leurs soupçons vers la Russie, y compris Bloomberg, Vox, l’Associated Presset la plupart des chaînes d’information. À de rares exceptions près, toute spéculation sur l’implication [éventuelle] des États-Unis fut manifestement considérée comme une “zone d’exclusion intellectuelle”. »

Comme l’on pouvait s’y attendre, les médias occidentaux ont été appuyés dans cette offensive de désinformation par plusieurs think tanks militaristes et antirusses. Par exemple, seulement deux jours après cet événement, le chercheur Daniel Kochis écrivait sur le site de la Heritage Foundation – un cercle de réflexion notoirement belliciste –, que « l’arsenal de guerre de la Russie [semblait alors] inclure le sabotage de pipelines sous-marins (…) [, ce qui] devrait être clairement interprété comme un autre exemple frappant de la manière dont la Russie continu[ait] à utiliser tous les outils à sa disposition pour faire pression sur l’Occident et le déstabiliser. Poutine considère sa guerre en Ukraine et ses attaques plus larges contre le monde occidental comme un conflit à long terme qui ne sera pas résolu de sitôt, et c’est pourquoi il est prêt à littéralement couper les liens avec l’Europe en sabotant les mêmes gazoducs Nord Stream dans lesquels il a investi tant d’argent (y compris en achetant de l’influence) et de capital politique et diplomatique il n’y a pas si longtemps. » Alors que l’hypothèse d’une responsabilité russe dans ce sabotage est désormais écartée en privé comme en public par la plupart des autorités occidentales, cet article n’a pas été modifié ni retiré jusqu’à présent.

Au lendemain de cette attaque, Elisabeth Braw, une chercheuse du tout aussi belliciste think tank American Enterprise Institute, écrivait que « le coupable semble être le gouvernement russe. Avec les pays européens réduisant leurs importations de gaz en provenance de Russie, les pipelines n’étaient de toute façon pas pleinement utilisés, d’autant plus que l’Allemagne a refusé d’homologuer Nord Stream 2 [deux jours avant l’invasion russe du 24 février 2022 en Ukraine]. Par ailleurs, Moscou tente désespérément de faire peur à l’Occident. À plusieurs reprises (…), des responsables russes – y compris Vladimir Poutine –, ont brandi la menace nucléaire dans le but d’effrayer les gouvernements occidentaux pour qu’ils stoppent leur soutien militaire à l’Ukraine. Mais cela n’a pas fonctionné. Désormais, la Russie semble tester une nouvelle stratégie : causer discrètement des dommages à la mer Baltique, un petit océan déjà extrêmement pollué. » Cependant, nous allons constater que des indices disponibles en source ouverte suggèrent non pas un complot russe – un scénario désormais écarté par des responsables de la diplomatie et des services de renseignement occidentaux –, mais une potentielle opération clandestine des États-Unis et de la Norvège, tel que nous le résumerons à travers cette analyse.

Les révélations sous-médiatisées et malhonnêtement discréditées de Seymour Hersh

Le 8 février 2023, le célèbre journaliste d’investigation Seymour Hersh rapporta que la CIA, avec l’aide de l’OTAN, de la Marine états-unienne et des services spéciaux norvégiens, aurait planifié et exécuté une opération clandestine pour détruire les gazoducs Nord Stream. Sans surprise, l’article de Hersh a été soit largement ignoré aux États-Unis, soit rejeté avec des arguments discutables et des tentatives malhonnêtes de discréditer son auteur. Comme il l’a affirmé dans son article, « des plongeurs de la marine [états-unienne], opérant sous la couverture d’un exercice estival de l’OTAN largement médiatisé, et connu sous le nom de BALTOPS 22, ont mis en place les charges explosives déclenchées à distance qui, trois mois plus tard, ont détruit trois des quatre gazoducs Nord Stream, selon une source ayant une connaissance directe de cette planification opérationnelle. (…) La Norvège était l’endroit idéal pour baser la mission. Ces dernières années, au cœur de la crise Est-Ouest, l’armée états-unienne a considérablement renforcé sa présence sur le territoire norvégien, dont la frontière occidentale s’étend sur 2 250 kilomètres le long de l’océan Atlantique Nord et fusionne au-dessus du cercle polaire avec la Russie. Le Pentagone a créé des emplois bien rémunérés et signé divers contrats, malgré quelques controverses locales, en investissant des centaines de millions de dollars pour étendre et moderniser les installations navales et aériennes états-uniennes en Norvège. »

Dans cet article, Hersh écrivit que les services spéciaux norvégiens auraient participé à la planification de ce sabotage, et qu’ils « avaient trouvé une solution à la question cruciale de savoir quand [cette] opération devait avoir lieu. Chaque mois de juin, depuis 21 ans, la Sixième Flotte états-unienne, dont le navire amiral est basé dans la ville italienne de Gaeta, au sud de Rome, parraine un exercice majeur de l’OTAN en mer Baltique impliquant des dizaines de navires alliés de toute la région. Organisé en juin, il serait nommé Baltic Operations 22, ou BALTOPS 22. Les Norvégiens ont suggéré que cet exercice constituerait la couverture idéale pour poser les mines. (…) Leurs partenaires états-uniens ont fourni un élément crucial : ils ont convaincu les planificateurs de la Sixième Flotte d’ajouter au programme un exercice de recherche et de développement. L’exercice, tel que rendu public par l’U.S. Navy, impliquait la Sixième Flotte en collaboration avec les “centres de recherche et de guerre” de la Marine. L’événement en mer se tiendrait au large de l’île de Bornholm [– dans la même zone où les pipelines Nord Stream ont été détruits –,] et impliquerait des équipes de plongeurs de l’OTAN déployant des mines, avec des unités concurrentes utilisant les dernières technologies sous-marines pour les localiser et les détruire », tel qu’annoncé par l’U.S. Navy elle-même.

Toujours selon Hersh, alors que les explosifs devaient initialement se déclencher 48 heures après BALTOPS 22, l’administration Biden aurait décidé de reporter le sabotage en déclenchant ces bombes à distance via « une bouée sonar larguée par un avion à la dernière minute », affirmant que ce système aurait été activé trois mois plus tard, « le 26 septembre 2022, [après] qu’un avion de surveillance [Boeing P-8A Poseidon] de la marine norvégienne [et de fabrication états-unienne] ait effectué un vol de routine et largué une bouée sonar. Le signal s’est propagé sous l’eau, d’abord vers Nord Stream 2, puis vers Nord Stream 1. Quelques heures plus tard, les explosifs C4 à forte puissance ont été déclenchés et trois des quatre gazoducs ont été mis hors service. » Produite par le chercheur suédois Ola Tunander, une importante enquête en deux volets confirme la plausibilité des principaux arguments de Hersh, bien que ce spécialiste ait une autre hypothèse sur les auteurs du déclenchement des explosifs ayant détruit ces gazoducs.

Les indices d’une opération états-unienne « pas si secrète », et la douteuse piste de l’Andromeda

Tel que documenté par Ola Tunander, chaque nuit entre le 22 et le 25 septembre 2022, un « P-8A [Poseidon] immatriculé aux États-Unis, mais avec une “identité masquée”, (…) a quitté la base navale de Cuxhaven/Nordholz, dans le nord de l’Allemagne » et a survolé deux fois la zone du sabotage, tandis qu’un hélicoptère militaire états-unien, un « Sikorsky MH-60R Seahawk (…) survolait pendant des heures le sud-est de la mer Baltique. Il aurait été en mesure de capter tout signal émis par une bouée sonar larguée par un P-8A Poseidon. » Cette même mission a été répétée durant la nuit des 23/24 septembre et celle des 24/25 septembre. Comme il l’a expliqué dans un autre article, « nous savons qu’un avion Poseidon états-unien a quitté la base aérienne navale de Keflavik pour la mer Baltique [environ] deux heures avant que la première explosion n’ait lieu à 02h03 CEST (heure d’été d’Europe centrale) le 26 septembre 2022, et que cet avion devait couvrir la zone à l’est de Bornholm pendant plusieurs heures dans la nuit et la matinée du 26 septembre, avant la première explosion. Nous le savons car un avion ravitailleur états-unien a été envoyé d’Allemagne pour ravitailler le Poseidon au-dessus de la Pologne exactement à la même minute que la première explosion sur le Nord Stream 2, ce qui supposait que le Poseidon devait être utilisé pour une période prolongée. » Comme l’a observé en février 2024 le spécialiste des questions militaires Laurent Lagneau, « le fait qu’un avion de patrouille maritime P-8A Poseidon [états-unien] volait au-dessus de la Baltique peu avant les explosions pouvait (…) susciter des interrogations… d’autant plus qu’il avait coupé son transpondeur », un fait également détecté par Tunander.

Confirmant l’argument de Hersh selon lequel ce sabotage a été préparé et exécuté par des acteurs étatiques – une évaluation partagée par les enquêteurs officiels suédois et danois –, Ola Tunander a conclu à l’issue de ses recherches approfondies que «toute cette opération a été planifiée à l’avance [par les services spéciaux états-uniens]. Cela n’indique pas seulement [leur] connaissance préalable de l’explosion, mais (…) du moment exact de la première détonation. On n’envoie pas sans raison un Poseidon depuis l’Islande vers la mer Baltique en pleine nuit [, appuyé par] un avion ravitailleur [qui décolle à la même minute que l’explosion initiale] afin d’assurer une opération de longue durée. » Tunander a pu ainsi cumuler de nombreux indices trahissant ce qu’il perçoit comme une « vaste et (…) arrogante opération états-unienne impliquant l’usage [d’équipements de] haute technologie, [mais] pas si secrète. » En effet, les missions nocturnes suspectes de l’U.S. Navy qu’il a détectées entre le 22/23 et le 24/25 septembre au-dessus de la mer Baltique – et qui impliquaient chacune deux survols de la zone de Bornholm –, étaient traçables sur FlightRadar24.com. Elles n’étaient donc pas véritablement furtives. Un tel manque de discrétion fut observable dans le périple maritime, en mer Baltique, de l’équipe d’Ukrainiens aujourd’hui accusée par l’Allemagne et les médias grand public occidentaux d’avoir saboté les gazoducs Nord Stream. Dans l’un de ses articles, Tunander estima que les « plongeurs ukrainiens à bord de l’Andromeda [, qui auraient été commandés par le chef d’état-major des armées Valeriy Zaloujny,] ont peut-être joué un rôle dans cette affaire, mais plutôt en tant que couverture pour la véritable opération. »

Cet argument est corroboré par de multiples sources officielles occidentales indiquant que la piste du voilier Andromeda n’est pas crédible, du moins pour expliquer qui étaient les planificateurs et les auteurs de cette attaque. Tel que rapporté par le New York Times en avril 2013, « après que des saboteurs ont gravement endommagé les gazoducs Nord Stream en septembre dernier, les autorités allemandes se sont concentrées sur un voilier loué [dont l’équipage] semblait avoir participé à la pose d’engins explosifs en profondeur sous la mer Baltique. Or, après des mois d’enquête, ces autorités judiciaires soupçonnent désormais que le yacht de 15 mètres, l’Andromeda, n’était probablement pas le seul navire utilisé dans cette attaque audacieuse. Ils estiment également que ce bateau pourrait avoir été un leurre, mis en mer pour détourner l’attention des véritables auteurs, qui sont toujours en fuite, selon des responsables informés d’une investigation dirigée par le Procureur général d’Allemagne. Ils se sont exprimés anonymement pour partager des détails sur l’enquête en cours, y compris des doutes sur le rôle de l’Andromeda qui n’avaient pas encore été rapportés [par d’autres médias]. (…) Des responsables états-uniens et européens ont déclaré qu’ils ne savaient toujours pas avec certitude qui était à l’origine de l’attaque sous-marine [contre l’infrastructure Nord Stream]. Mais plusieurs d’entre eux ont affirmé qu’ils partageaient le scepticisme allemand quant à l’idée qu’un équipage de six personnes à bord d’un seul voilier ait posé les centaines de kilos d’explosifs qui ont désactivé Nord Stream 1 et une partie de Nord Stream 2, un ensemble de gazoducs plus récent qui n’avait pas encore commencé à livrer du gaz aux clients. »

Comme l’a ajouté le New York Times dans cet important article, «des experts ont noté que, bien que poser manuellement des explosifs sur les gazoducs soit théoriquement possible, même des plongeurs expérimentés auraient du mal à s’immerger à plus de 60 mètres de profondeur et à remonter lentement à la surface pour laisser le temps à leur corps de se décompresser. Une telle opération aurait nécessité plusieurs plongées, exposant l’Andromeda à une détection par des navires à proximité. La mission aurait été plus facile à dissimuler et à réaliser en utilisant des véhicules submersibles télépilotés ou de petits sous-marins, ont déclaré des experts en plongée et en récupération ayant travaillé dans la zone de l’explosion, caractérisée par des mers agitées et un trafic maritime dense. » Discréditant d’avance l’article douteux du Wall Street Journal paru l’année suivante, ces expertises tendent à conforter les révélations sous-médiatisées de Seymour Hersh, tandis que le récit du « groupe pro-ukrainien » de l’Andromeda a été largement diffusé dans les médias occidentaux un mois plus tard, malgré son manque flagrant de crédibilité. Pointant la Norvège comme un allié des États-Unis qui serait impliqué dans les préparatifs de ce sabotage, Hersh affirma que les planificateurs norvégiens auraient proposé le « vaste exercice de l’OTAN en mer Baltique (…) [nommé] BALTOPS 22 (…) [comme] la couverture idéale pour poser les mines. » Bien sûr, ces allégations doivent être prouvées par d’autres sources que Seymour Hersh, et si possible par une institution judicaire. Cependant, le comportement suspect du Premier Ministre norvégien après sa visite aux États-Unis avec son Ministre de la Défense – et ce quelques jours seulement avant ce sabotage –, ne peut que renforcer les soupçons légitimes d’une opération possiblement planifiée par les États-Unis et la Norvège contre les gazoducs Nord Stream, comme nous allons l’expliquer.

Le Premier Ministre norvégien était-il au courant de la destruction imminente de Nord Stream ?

Deux jours après le sabotage de l’infrastructure Nord Stream, James Crisp spécula dans The Telegraph, avec un argumentaire qui aurait certainement été qualifié de théorie du complot si ces accusations avaient visé Washington, que Poutine cherchait « à briser le moral [des Européens] pour que [leurs] gouvernements (…) subissent la pression des électeurs en colère, craignant une chute brutale des températures cet hiver. Le timing était parfait. Un nouveau gazoduc entre la Norvège et la Pologne [nommé le Baltic Pipe] a été inauguré le [27 septembre], tout près du gazoduc Nord Stream 2, alors que la nouvelle du sabotage présumé était annoncée. » Dans ce contexte, comme Ola Tunander l’a souligné dans sa première enquête complétant l’article de Hersh à propos de cette attaque, il est extrêmement important d’analyser le comportement de Jonas Gahr Støre, le Premier Ministre norvégien, quelques jours avant que le sabotage ne soit commis.

En effet, ce dernier était inexplicablement absent de l’inauguration du Baltic Pipe le 27 septembre 2022, soit le lendemain de l’attaque contre Nord Stream, bien qu’il s’agissait d’une cérémonie de la plus haute importance, décrite par Tunander comme « un évènement norvégo-polono-danois des plus médiatisés, probablement l’inauguration la plus capitale pour la Norvège ces dernières années. Jonas Gahr Støre aurait dû y être présent, mais il ne l’était pas. » Ayant initialement annoncé sa participation à cette cérémonie le 20 septembre, l’annulation soudaine et inexpliquée de Støre le 22 septembre, juste avant son départ des États-Unis, soulève de sérieuses questions jusqu’à présent irrésolues. L’agenda officiel de Støre avant cet événement détaillait ses rencontres aux États-Unis – avec son Ministre de la Défense –, jusqu’au 23 septembre, suivies d’activités non spécifiées en Norvège jusqu’au lendemain du sabotage de Nord Stream. Par conséquent, l’annulation discrète de sa participation prévue à l’inauguration du Baltic Pipe à la fin de son voyage aux États-Unis est indéniablement suspecte.

Comme l’a observé Tunander, « le 20 septembre, le Bureau du Premier Ministre norvégien avait annoncé que le Premier Ministre Støre se rendrait en Pologne, à Szczecin, le 27 septembre pour l’inauguration du Baltic Pipe, le gazoduc [norvégo-polono-danois]. (…) Cependant, le Bureau du Premier Ministre a modifié cette annonce le 22 septembre, en déclarant que le Ministre du Pétrole et de l’Énergie, [Terje] Aasland, remplacerait le Premier Ministre Støre. Cet avis n’a pas été publié dans le calendrier gouvernemental habituel. L’annonce initiale du voyage de Støre à Szczecin a été retirée de son agenda. Où se trouvait le Premier Ministre Støre durant cette période ? Le dimanche 18 septembre, Støre et son Ministre de la Défense, Bjørn Arild Gram, se sont rendus aux États-Unis. Le lendemain, ils ont visité le porte-avions états-unien USS Gerald R. Ford et le Commandement des Forces Conjointes de l’OTAN à Norfolk, près de Washington DC. Ils ont été guidés par Carlos Del Toro, le Secrétaire de la Marine états-unienne, [c’est-à-dire de l’U.S. Navy accusée par Hersh et Tunander d’être impliquée dans le sabotage de Nord Stream]. Ils ont visité le quartier général de la Deuxième Flotte des États-Unis et du Commandement de l’OTAN, où ils ont également rencontré des officiers norvégiens. Le soir, le Premier Ministre Støre a rendu visite à Nancy Pelosi et à Mitch McConnell au Congrès. Le 20 septembre, Støre a assisté à l’ouverture de l’Assemblée générale des Nations Unies à New York et il a eu une réunion avec le Secrétaire général de l’ONU, António Guterres. Støre a prononcé le discours de la Norvège devant l’Assemblée générale le 22 septembre, ainsi qu’au Conseil de Sécurité le même jour. Le soir, il a participé à une réunion transatlantique des Ministres des Affaires étrangères dirigée par [le Secrétaire d’État] Antony Blinken, avant de rentrer en Norvège. » Décidée à la fin de sa visite aux États-Unis, après sa rencontre avec le Secrétaire de l’U.S. Navy Del Toro, puis avec le principal architecte de la guerre par procuration de l’OTAN en Ukraine Antony Blinken, son absence inexpliquée à l’inauguration du Baltic Pipe ne prouve pas, mais suggère fortement – à la lumière des éléments précités –, sa possible pré-connaissance d’un sabotage imminent de l’infrastructure Nord Stream.

Tel qu’analysé par Tunander, « le problème de Støre était qu’une attaque contre (…) [ces] gazoducs le 26 septembre rendrait impossible sa participation à la cérémonie d’inauguration [du Baltic Pipe] en Pologne [le lendemain]. Sa participation à l’évènement de Szczecin risquait d’être perçue comme une célébration norvégienne de la destruction de Nord Stream, (…) comme si la Norvège fêtait l’élimination de la Russie en tant que principal concurrent gazier de la Norvège, et comme si l’Europe entrait désormais dans une nouvelle ère avec le gaz russe remplacé par du gaz occidental [, y compris grâce au Baltic Pipe]. Nous savons que les dirigeants polonais étaient plus qu’heureux de célébrer la destruction de Nord Stream. Le député européen polonais et président de sa délégation auprès des États-Unis, l’ancien Ministre de la Défense et des Affaires étrangères Radosław Sikorski, a écrit sur Twitter le 27 septembre, juste après l’attaque contre les gazoducs : “Merci, les USA”. Peu de temps après, le Premier Ministre polonais Mateusz Morawiecki l’a critiqué pour ce tweet, le qualifiant d’irresponsable, mais si un ministre ou un politicien norvégien avait exprimé un tel sentiment, cela aurait provoqué un tollé majeur. (…) La présence de Støre à Szczecin aurait été tout aussi scandaleuse, attirant l’attention sur les bénéfices accrus de la Norvège après la destruction des gazoducs germano-russes. »

Sur le long terme, la Norvège et les États-Unis bénéficieront de la destruction de Nord Stream

À la suite de l’invasion illégale de l’Ukraine par la Russie en février 2022, « la Norvège a continuellement renforcé sa position en tant que principal fournisseur [gazier du continent] européen. Le pays a augmenté ses exportations vers l’Allemagne à des niveaux sans précédent, représentant 48 % des importations de gaz au cours des neuf premiers mois de 2023, contre moins de 20 % il y a moins de deux ans », selon HighNorthNews.com. Comme l’a observé le New York Times en avril 2023, « alors que la Russie réduisait ses exportations de gaz naturel l’année dernière, la Norvège les augmentait, devenant désormais le principal fournisseur de ce combustible en Europe. La Norvège fournit également de plus grandes quantités de pétrole à ses voisins, remplaçant le carburant russe sous embargo. “La guerre et la situation énergétique actuelle ont montré que l’énergie norvégienne est extrêmement importante pour l’Europe”, a déclaré Kristin Fejerskov Kragseth, directrice générale de Petoro, une entreprise publique qui gère les actifs pétroliers norvégiens. “Nous avons toujours été importants”, a-t-elle ajouté, “mais peut-être que nous ne le réalisions pas”. »

Il faut souligner que la hausse de la demande européenne en gaz norvégien ne résulte pas du sabotage des gazoducs, sachant que le gouvernement allemand avait refusé d’homologuer Nord Stream 2 juste avant l’invasion russe de l’Ukraine. De plus, en septembre 2022, « la Russie avait réduit ses approvisionnements en gaz via Nord Stream 1 pendant plusieurs mois. En juin [de la même année], elle avait diminué les livraisons par ce gazoduc de 75 % – passant de 170 millions de mètres cubes de gaz par jour à environ 40 millions. En juillet [2022], la Russie l’a fermé pendant 10 jours, invoquant la nécessité de travaux de maintenance. Lors de sa réouverture, le flux avait été réduit de moitié à 20 millions de mètres cubes par jour. Fin août [2022], elle a complètement arrêté Nord Stream 1, prétextant des problèmes d’équipement. Le gazoduc n’avait pas été rouvert depuis », si bien que le gaz qu’il contenait ne circulait plus vers l’Allemagne et l’Europe lorsqu’il a été détruit. Cependant, cette attaque sans précédent contre l’infrastructure énergétique européenne a probablement éliminé toute possibilité d’exportations massives de gaz russe vers l’UE à l’avenir, tout en privant le Kremlin d’un levier d’influence majeur sur l’Europe. Ce fait diminue davantage la plausibilité d’une implication russe dans cette attaque. En effet, ce sabotage a consolidé de manière décisive la position de la Norvège en tant que principal fournisseur de gaz à l’Europe sur le long terme, tandis que le GNL exporté par les États-Unis est devenu une nouvelle source majeure de substitution au gaz russe. Il est également à noter que la Commission européenne prévoit d’arrêter toutes les importations de gaz russe à l’horizon 2027.

Dans un tel contexte, il est difficile d’expliquer l’annulation soudaine – et non justifiée par une urgence publiquement connue –, de la participation du Premier Ministre norvégien à l’inauguration du Baltic Pipe autrement que par sa possible pré-connaissance de l’opération contre les gazoducs Nord Stream. Bien entendu, ce soupçon n’aurait pas nécessairement de pertinence si Seymour Hersh n’avait pas suggéré la complicité potentielle de la Norvège dans la préparation de ces attaques. Cependant, les services spéciaux norvégiens ont-ils participé à leur mise en œuvre ? Sur cette question cruciale, Hersh a affirmé qu’un P8-A Poseidon de la Marine norvégienne aurait été l’avion qui a largué la bouée sonar pour déclencher les explosifs. Tunander a une évaluation différente, basée sur son enquête approfondie qui révèle les sorties nocturnes hautement suspectes de plusieurs P8-A de la Marine états-unienne au-dessus de la mer Baltique entre le 8 et le 26 septembre 2022 – en particulier les nuits du 22/23 et du 24/25 septembre, tel que documenté précédemment.

Selon lui, « le fait que les pipelines aient été mis hors service la veille de l’inauguration du gazoduc [norvégo-polono-danois] (…) peut s’expliquer d’une manière ou d’une autre, et il est certain que l’on n’aurait pas pu, du point de vue norvégien, choisir un jour pire que celui-ci. (…) Peut-être que quelqu’un, (…) y compris le Premier Ministre Støre lui-même, a fait marche arrière, en estimant que la Norvège “n’était pas prête à s’en charger”, parce que les États-Unis avaient livré leurs P-8A Poseidon trop tard. Le 22 septembre, cinq jours avant la cérémonie d’inauguration du Baltic Pipe norvégo-polono-danois à Szczecin, (…) et après une journée complète de visites avec le Secrétaire de la Marine des États-Unis (…) à la base navale de Norfolk, près de Washington, puis [peu] après sa rencontre avec le Secrétaire d’État Antony Blinken, Støre a inexplicablement annulé sa participation à cet évènement. » Dès lors, il est possible que l’utilisation d’un P8-A norvégien alléguée par Hersh ait été refusée par Støre après avoir été initialement prévue pour couvrir les probables architectes états-uniens de cette opération – du moins si l’on considère avec le sérieux qu’il mérite le « Merci, les USA » tweeté par l’influent député polonais et figure néoconservatrice Radosław Sikorski à la suite du sabotage de Nord Stream.

Dans la seconde partie de cette analyse, nous replacerons cette attaque et la mise en service, dès le lendemain, du Baltic Pipe dans le plus large contexte géostratégique de la méconnue Initiative des Trois Mers (ITM), dont la Pologne est un acteur central, et qui permet à la Norvège d’amplifier ses exportations de gaz naturel vers l’Europe centrale et méridionale depuis début octobre 2022. Nous reviendrons alors sur la vieille obsession stratégique de Washington, qui est d’empêcher tout rapprochement durable entre l’Allemagne et la Russie. En substance, cet objectif clé est en train d’être parachevé grâce à la guerre en Ukraine provoquée par les néoconservateurs états-uniens – en particulier depuis le coup d’État du Maïdan de février 2014 –, au redéploiement irresponsable de l’OTAN en Europe de l’Est et dans les pays baltes à partir de 2015, et au sabotage de Nord Stream qui est opportunément attribué au général Valeriy Zaloujny par les médias occidentaux.


Sabotage des gazoducs Nord Stream
Maxime Chaix

Journaliste indépendant, essayiste et traducteur, Maxime Chaix est spécialisé dans l’étude approfondie des opérations clandestines occidentales, de la politique étrangère des États-Unis et de l’instrumentalisation étatique du terrorisme islamiste. Entre 2009 et 2015, il a traduit trois ouvrages de l’universitaire, essayiste et ancien diplomate canadien Peter Dale Scott. En 2019, il a publié son premier essai, intitulé La guerre de l’ombre en Syrie, aux Éditions Erick Bonnier. Déplorant le soutien irréfléchi de la majorité des médias français pour le militarisme de Washington et de ses principaux alliés, dont l’État français, Maxime Chaix pratique un journalisme à l’anglo-saxonne, résolument critique envers les excès militaires occidentaux et le conformisme universitaire, politique et médiatique qui les légitime.

L’affaire Nord Stream (2/2) : un sabotage qui a replacé l’Initiative des Trois Mers au centre du jeu

L’affaire Nord Stream (2/2) : un sabotage qui a replacé l’Initiative des Trois Mers au centre du jeu

Initiative des Trois Mers
EXCLUSIF : Photographie jamais publiée de plongeurs d’une force spéciale européenne (Sabotage, rens..).
Ils sont équipés avec le système recycleur à circuit fermé (CC), on peut voir ici au premier plan le système de dos.
Photo Jean-Paul Louis Ney.

L’affaire Nord Stream (2/2) : un sabotage qui a replacé l’Initiative des Trois Mers au centre du jeu

Par Maxime Chaix – Le Diplomate – publié le 8 octobre 2024

https://lediplomate.media/2024/10/laffaire-nord-stream-2-2/maxime-chaix/monde/russie-et-ukraine/


L’Initiative des Trois Mers : un substitut à Nord Stream impulsé par Washington

Dans la première partie de cette analyse, nous avons exposé un faisceau d’indices solides qui tendent à indiquer non pas une responsabilité russe ou ukrainienne dans la destruction de trois des quatre gazoducs Nord Stream, mais une possible opération clandestine états-uno-norvégienne. À travers cette seconde et dernière partie, nous expliquerons pourquoi cet acte de sabotage industriel sans précédent favorisera de manière durable et décisive 1) les exportations de gaz naturel de la Norvège vers l’Europe via le Baltic Pipe, un gazoduc construit par le Danemark et la Pologne, et inauguré le lendemain des attaques contre Nord Stream, et 2) les importations de gaz naturel liquéfié des États-Unis par les pays d’Europe centrale et orientale via l’architecture de l’Initiative des Trois Mers (ITM), un projet soutenu par Washington et élaboré par l’Atlantic Council à partir de 2014, lancé par la Pologne et la Croatie l’année suivante, et grâce auquel le Baltic Pipe livre du gaz norvégien via le territoire polonais depuis début octobre 2022. Alors que l’influent député polonais Radosław Sikorski avait tweeté « Merci, les USA » au lendemain du sabotage de Nord Stream – c’est-à-dire le jour de l’inauguration du Baltic Pipe –, il est crucial de s’intéresser de plus près à la Pologne, et plus largement à l’Europe centrale et orientale dont elle est un acteur majeur, en particulier dans le cadre de l’ITM et de la redirection des flux gaziers que ce projet transnational concrétise au détriment du gaz russe et de la relation russo-allemande.

Ayant depuis longtemps la réputation d’être un néoconservateur, Sikorski n’a pas été sanctionné pour avoir sous-entendu sur Twitter que l’administration Biden était à l’origine de l’attaque contre Nord Stream. En effet, il est redevenu Ministre des Affaires étrangères de la Pologne en décembre 2023. Ce puissant politicien, dont les liens intimes avec Washington sont bien connus, n’était pas le seul décideur occidental à exprimer sa grande satisfaction après le sabotage de Nord Stream. Quatre jours après cet événement, le notoirement belliciste Secrétaire d’État Antony Blinken qualifia publiquement cette destruction de « formidable opportunité de supprimer une fois pour toutes la dépendance [européenne] à l’énergie russe et d’ainsi ôter à Vladimir Poutine l’arme de l’énergie utilisée pour faire avancer ses desseins impérialistes. Cela est très important et cela offre une formidable opportunité stratégique pour les années à venir. » Admise ouvertement et à plusieurs reprises, cette ambition états-unienne se concrétise grâce à l’Initiative des Trois Mers, un projet transnational lancé et soutenu par les États-Unis, dont l’objectif principal est de mettre fin à la dépendance de l’Union européenne au gaz russe en réorientant les flux énergétiques du nord de l’Europe – spécifiquement le gaz norvégien via le Baltic Pipe – vers le centre et le sud du continent, et même au-delà.

Élaboré et promu par l’Atlantic Council depuis 2014, lancé par la Pologne et la Croatie en 2015, et impliquant actuellement treize pays d’Europe centrale, orientale et méridionale, le projet ITM a récemment ajouté la Grèce et la mer Égée comme quatrième zone maritime dans cette architecture transnationale en développement. En 2017, cette politique a été décrite par son principal concepteur et ancien haut gradé du Pentagone comme « “un projet visant à unifier la région d’Europe entre la Baltique, l’Adriatique, (…) la mer Noire [, et désormais la mer Égée] grâce à des infrastructures énergétiques (…) [qui] devraient être une priorité stratégique pour l’administration [Trump]”, selon le général des Marines à la retraite James L. Jones, président du Brent Scowcroft Center on International Security de l’Atlantic Council, lors du sommet de l’organisation à Istanbul le 28 avril [2017]. “C’est un projet véritablement transatlantique qui a d’énormes ramifications géopolitiques, géostratégiques et géoéconomiques”, a affirmé Jones, qui a été Conseiller à la Sécurité nationale sous l’administration Obama. Par conséquent, il a soutenu que “nous devons cultiver l’intérêt de la nouvelle administration états-unienne [pour ces enjeux]. En renforçant la région des Trois Mers, et par extension le reste de l’Europe, cette initiative renforcera l’ensemble de la communauté transatlantique”, a-t-il ajouté. »

Comme l’a souligné le général Jones lors de ce sommet, « l’Initiative des Trois Mers vise à unir les douze [, et désormais treize] pays de l’Union européenne en Europe orientale et centrale en créant une infrastructure Nord-Sud dans les secteurs des télécommunications, de l’énergie et des transports. Bien que cette initiative ne soit pas directement punitive envers la Russie, selon Jones, elle est conçue pour atténuer l’influence du Kremlin dans le secteur énergétique européen, que Moscou a exercée au détriment des États membres de l’UE. » L’objectif de capter l’attention de l’administration Trump sur ce projet a été atteint, puisque le Président lui-même a assisté au sommet de Varsovie dédié à l’Initiative des Trois Mers en juillet 2017. À cette occasion, Trump a vertement critiqué l’Allemagne pour le développement de Nord Stream 2, ce qui a conduit à un intérêt croissant de Berlin pour le projet ITM. En conséquence, au cours du mois de juillet 2021, l’Allemagne a exprimé sa volonté de l’intégrer dans les « politiques et instruments d’investissement de l’Union européenne ».

L’année précédente, le Secrétaire d’État de Trump, Mike Pompeo, avait annoncé que le gouvernement des États-Unis « envisage[ait] de fournir jusqu’à 1 milliard de dollars de financement aux pays d’Europe centrale et orientale participant à l’Initiative des Trois Mers. Notre objectif [était] assez simple : (…) dynamiser les investissements du secteur privé dans le domaine de l’énergie pour protéger la liberté et la démocratie à travers le monde. » Lancée en février 2020, cette promesse d’aide financière états-unienne ne s’est jamais concrétisée, sachant que Trump a perdu les élections au début du mois de novembre de cette même année. Cependant, d’importants investissements ne sont plus nécessaires pour les exportations de gaz naturel liquéfié (GNL) états-unien vers le continent européen car, comme l’ont expliqué en mars dernier les chercheurs Paweł Czyżak et Nolan Theisen, « la capacité mondiale d’infrastructure pour le GNL semble croître bien plus que la demande de gaz réelle, en particulier sur le continent européen – le plus grand marché pour les exportations états-uniennes de GNL. Les données d’Europe centrale et orientale montrent que, dès 2025, la capacité d’importation de GNL dans les pays de l’Initiative des Trois Mers dépassera les importations historiques de gaz russe par gazoduc. Cela signifie que la consommation de GNL dans la région devra non seulement remplacer le gaz russe, mais également croître au-delà de ce niveau. » En résumé, la politique des Trois Mers lancée sous l’administration Obama et soutenue par le cabinet Trump a gagné une plus grande pertinence stratégique pour les décideurs de Washington après l’invasion russe de l’Ukraine, mais sans nécessiter d’importants investissements de la part des États-Unis.

Le 20 juin 2022, trois jours après la fin de l’exercice BALTOPS 22 commandé par l’OTAN – et qui pourrait avoir servi de couverture pour piéger les gazoducs Nord Stream –, le Secrétaire d’État Antony Blinken déclara que « la guerre d’agression du gouvernement russe contre l’Ukraine a rendu le développement de l’Initiative des Trois Mers encore plus urgent – pour tous ses membres et partenaires, et pour chacun des domaines d’intervention de ce plan : l’énergie, le transport et les communications numériques. Même avant [l’invasion russe de l’Ukraine lancée le] 24 février [2022], la concrétisation d’une plus grande sécurité énergétique nécessitait la diversification des sources, des routes d’approvisionnement et des types d’énergie. L’embargo de l’Union européenne sur le pétrole russe et son plan visant à réduire considérablement les importations de gaz naturel russe ont rendu ce travail indispensable. Une plus grande indépendance énergétique rendra les États membres moins vulnérables à la coercition du Kremlin. Et cela privera le gouvernement russe de ressources massives qu’il a utilisées pour financer son attaque contre l’indépendance de l’Ukraine et d’autres pays ces dernières années. » Le mois précédent, il avait été annoncé que le « gazoduc Pologne-Lituanie, c’est-à-dire l’interconnexion transfrontalière reliant les systèmes polonais et lituanien de transmission de gaz, venait d’être mis en service. Il [permettra] également de transporter du gaz vers la Lettonie et l’Estonie. Cette infrastructure gazière stratégique et essentielle est une étape importante pour l’Initiative des Trois Mers et pour l’Union européenne », un projet décrit par les autorités polonaises comme « la réaction la plus forte et la plus adaptée face aux actions de la Russie. »

Tel que détaillé sur le site officiel de l’Initiative des Trois Mers en mai 2024, la Pologne cherche également à parachever la « diversification des sources d’approvisionnement en gaz et l’intégration des infrastructures gazières dans la région des Trois Mers avec la mise en œuvre du projet Baltic Pipe et des interconnexions transfrontalières [entre la] République de Pologne [et la] République slovaque (…) [, ainsi qu’entre la Pologne et] l’Ukraine ». En d’autres termes, le Baltic Pipe inauguré le lendemain du sabotage de Nord Stream joue désormais un rôle clé dans cette stratégie visant à réduire la dépendance européenne au gaz russe, « surtout compte tenu de l’opposition farouche de la Pologne aux gazoducs [Nord Stream] », comme l’ont observé FAIR.org. Dans le même temps, la Croatie, la Hongrie, la Lituanie et la Slovénie étendent également leurs infrastructures gazières, tandis que la Croatie, la Lituanie et la Lettonie développent des terminaux de GNL qui favoriseraient les exportations de gaz naturel liquéfié états-unien de plus en plus massives vers le continent européen.

Grâce au sabotage de Nord Stream, l’Initiative des Trois Mers affaiblira l’Allemagne au profit de la Pologne

Jusqu’à récemment, le développement de l’Initiative des Trois Mers a rencontré plusieurs obstacles. Parmi eux, il est important de noter que Berlin s’y est longtemps opposée, principalement en raison de ses craintes que ce projet 1) ait un impact négatif sur l’économie allemande, 2) augmente de manière disproportionnée l’influence des États-Unis et leurs exportations de gaz en Europe centrale et orientale, et 3) affaiblisse la pertinence de l’architecture Nord Stream. Comme l’a expliqué le chercheur Martin Dahl en décembre 2019, « la mise en œuvre de projets d’infrastructures sur l’axe Nord-Sud à l’est de la frontière allemande, qui renforcerait la capacité des ports baltes non allemands et déplacerait une partie du transport routier vers l’Europe centrale et orientale, augmenterait la concurrence et pourrait réduire les bénéfices des entreprises allemandes. Également dans le domaine de l’énergie, les plans de l’Initiative des Trois Mers entrent en conflit avec les intérêts allemands dans les gazoducs Nord Stream. » Depuis que la majeure partie de cette infrastructure est devenue « un tas de métal au fond de la [mer Baltique] », pour reprendre les termes provocateurs de la Sous-secrétaire d’État Victoria Nuland en janvier 2022, l’obstacle Nord Stream a été éliminé. À l’avenir, il serait certainement préjudiciable pour l’Allemagne de ne pas accroître son implication dans l’Initiative des Trois Mers – ne serait-ce que pour gagner de l’influence dans son développement, notamment dans les domaines du transport, des infrastructures portuaires et, depuis la destruction de trois des quatre gazoducs de Nord Stream, de la sécurité énergétique.

Le sabotage de Nord Stream a rempli un objectif stratégique majeur de Washington : empêcher tout rapprochement germano-russe

Le 30 avril 2024, le Secrétaire d’État Antony Blinken a déclaré lors du Forum économique mondial à Riyad que « l’Europe s’est éloignée de sa dépendance à l’énergie russe de manière extraordinaire, et ce en l’espace de seulement deux ans », sans mentionner le fait pourtant crucial que le sabotage des gazoducs Nord Stream, l’Initiative des Trois Mers et le Baltic Pipe ont été des facteurs clés dans la réalisation de ce vieil objectif stratégique de Washington. Dix ans plus tôt, c’est-à-dire en 2014, l’ancienne Secrétaire d’État Condoleezza Rice avait en effet affirmé que « les Européens devront remplacer leur dépendance au gaz russe par du gaz états-unien, notamment du GNL, ce qui supposerait l’élimination des gazoducs Nord Stream. Pour Condoleezza Rice, le plus important était de mettre fin à la collaboration russo-européenne et d’éliminer leur “union gazière et industrielle” – en d’autres termes, de couper la Russie de l’Europe. » Confirmant cette ambition majeure de Washington, George Friedman – le fondateur de la « CIA privée » Stratfor –, expliqua l’année suivante que, « pour les Américains, la peur la plus centrale est (…) la combinaison de la technologie et du capital allemands avec les ressources naturelles et la main-d’œuvre russes – la seule combinaison qui, depuis des siècles, terrifie les États-Unis. Alors quelles sont les conséquences de tout cela ? Eh bien, les États-Unis ont déjà montré leurs cartes : c’est la ligne des pays allant de la Baltique à la mer Noire », comme le confirme le développement continu de l’Initiative des Trois Mers dans cette région et le redéploiement provocateur de l’OTAN dans cette même zone, une stratégie résumée en 2015 par Friedman comme l’imposition d’un « cordon sanitaire » antirusse.

Comme l’a observé en mars 2023 le journaliste polonais Agaton Koziński, « la politique d’endiguement des pulsions agressives du Kremlin porte ses fruits. Depuis que les pays de l’Europe centrale et orientale ont assumé la charge principale de ces mesures [de soutien massif à l’Ukraine contre la Russie], l’équilibre des pouvoirs en Europe a commencé à changer. Ce n’est pas seulement le Chancelier Scholz qui l’a remarqué. “La visite du Président Biden en Pologne au mois de février 2023 est perçue comme une correction face à la domination écrasante des États membres occidentaux dans la politique de l’UE”, a écrit le professeur John Keiger, historien à l’Université de Cambridge, dans l’hebdomadaire The Spectator. “L’époque où un Président français comme Jacques Chirac pouvait dire aux États d’Europe de l’Est qu’ils feraient bien de se taire est révolue”, a-t-il ajouté. On entend la même rengaine ailleurs. “Une chose est claire : un important pivot vers le flanc est de l’OTAN est en cours”, a écrit Roger Boyes, rédacteur international du quotidien britannique The Times. “On a vraiment l’impression que, sur le continent européen, le centre de gravité s’est déplacé vers l’Est”, a commenté le général Ben Hodges, ancien commandant de l’armée états-unienne en Europe. »

Dans le discours susmentionné, George Friedman souligna le fait qu’au début de l’année 2015, ce même « général Ben Hodges, alors commandant de l’U.S. Army en Europe, a visité l’Ukraine. Il a annoncé que des instructeurs états-uniens allaient officiellement arriver, et non plus officieusement. Il a même accroché des médailles à des combattants ukrainiens ce qui, selon le protocole militaire, ne peut normalement pas être fait à des étrangers, mais [le général Hodges] l’a fait, montrant que [les forces militaires ukrainiennes] étaient “son” armée. Il est ensuite parti et, dans les pays baltes, il a annoncé que les États-Unis allaient pré-positionner des blindés, de l’artillerie et d’autres équipements dans les pays baltes, en Pologne, en Roumanie et en Bulgarie, ce qui est un point très intéressant. Donc (…) hier, les États-Unis ont annoncé qu’ils enverraient des armes, bien sûr, ce soir ils le nieront, mais les armes seront envoyées. Dans tout cela, les États-Unis ont agi en dehors du cadre de l’OTAN parce que l’OTAN doit obtenir un vote unanime à cent pour cent. »

Il ajouta un point crucial, soulignant que de nombreux stratèges occidentaux et lui-même étaient parfaitement conscients que la politique agressive des États-Unis en Ukraine et au sein de l’Europe centrale et orientale – c’est-à-dire de la mer Baltique à la mer Noire –, était perçue par la Russie comme une menace existentielle. En effet, il résuma son propos en expliquant que « la question qui se pos[ait] pour les Russes [en 2015] était la suivante : garderont-ils une zone tampon qui soit au moins neutre, ou l’Occident pénétrera-t-il tellement loin en Ukraine qu’il se trouvera à 100 kilomètres de Stalingrad et à 500 kilomètres de Moscou ? Pour la Russie, le statut de l’Ukraine est une menace existentielle, et les Russes ne peuvent pas lâcher sur ce point. Pour les États-Unis, si la Russie garde l’Ukraine, où s’arrêtera-t-elle ? Il n’est donc pas surprenant que le général Hodges, qui a été désigné pour essuyer les critiques engendrées par [cette stratégie], parle de pré-positionner des troupes en Roumanie, en Bulgarie, en Pologne et dans les pays baltes. C’est l’Intermarium, de la mer Noire à la mer Baltique, dont rêvait [l’ancien Premier Ministre polonais Józef] Piłsudski. C’est la solution pour les États-Unis », dont la mise en œuvre sur le plan énergétique a été grandement facilitée par l’Initiative des Trois Mers – un projet qui, selon les propos du général Hodges en avril 2020, « accentuerait l’indépendance énergétique de l’Europe centrale et orientale (…) [dans un contexte de] concurrence entre grandes puissances dans le domaine économique ». Comme nous l’avons documenté dans la première partie de cette analyse, le sabotage de l’infrastructure Nord Stream fut un facteur clé dans l’implémentation de cette stratégie disruptive ouvertement soutenue par les États-Unis. Cependant, la « zone d’exclusion intellectuelle » qui entoure cette attaque a garanti jusqu’à présent le fait que cet événement reste irrésolu, malgré de solides indices suggérant une possible responsabilité centrale de Washington dans cet acte de guerre non seulement contre la Russie, mais également contre l’Allemagne et les autres pays européens qui ont co-développé cette infrastructure.


 

Initiative des Trois Mers
Maxime Chaix

Journaliste indépendant, essayiste et traducteur, Maxime Chaix est spécialisé dans l’étude approfondie des opérations clandestines occidentales, de la politique étrangère des États-Unis et de l’instrumentalisation étatique du terrorisme islamiste. Entre 2009 et 2015, il a traduit trois ouvrages de l’universitaire, essayiste et ancien diplomate canadien Peter Dale Scott. En 2019, il a publié son premier essai, intitulé La guerre de l’ombre en Syrie, aux Éditions Erick Bonnier. Déplorant le soutien irréfléchi de la majorité des médias français pour le militarisme de Washington et de ses principaux alliés, dont l’État français, Maxime Chaix pratique un journalisme à l’anglo-saxonne, résolument critique envers les excès militaires occidentaux et le conformisme universitaire, politique et médiatique qui les légitime.