À quoi ressembleraient les armées françaises avec 3 % de PIB ?

À quoi ressembleraient les armées françaises avec 3 % de PIB ?

« Il faut amener l’effort de défense pour les armées françaises à 3 % du PIB, comme pendant la guerre froide ! » Cette phrase, vous l’avez certainement entendue ces derniers mois, si vous suivez l’actualité défense française ou européenne.

En effet, les évolutions de la menace, en particulier en Europe, et même concernant la dissuasion nucléaire, jettent le doute sur la pertinence du seuil des 2 % visé par la LPM 2024-2030, qui semble incapable de donner aux armées les moyens nécessaires pour accomplir raisonnablement leurs missions à venir.

Comme c’est souvent le cas, ce type de certitudes s’appuie davantage sur un puissant ressenti, ainsi que sur certains raccourcis historiques, économiques, sociaux et même militaires, que sur une analyse construite de l’hypothèse.

Alors, à quoi pourraient ressembler les Armées françaises, si celles-ci venaient, effectivement, à disposer d’un budget équivalent à 3 % du PIB du pays ? Cette hypothèse est-elle efficace pour répondre aux menaces ? Surtout, est-elle réaliste et applicable, face aux nombreux défis et aux contraintes auxquelles les armées doivent répondre ?

Sommaire

L’évolution de l’effort de défense français de la Guerre Froide aux bénéfices de la Paix

De 1950 à 1970, les dépenses de défense de la France, représentaient, en moyenne, 5 % de la richesse produite chaque année par le pays. Ce taux, très élevé, s’explique par l’action conjuguée de la guerre Froide et de la menace soviétique, particulièrement pressante sur cette période, mais également par les deux guerres coloniales auxquelles elles ont participé, en Indochine puis en Algérie.

Mirage IV
Le Mirage IV a porté la composante aérienne de la Dissuasion frnaçaise de 1964 à 2005

Surtout, sur la même période, le pays s’est reconstruit des conséquences de la Seconde Guerre mondiale et de l’occupation allemande, avec un très important effort de réindustrialisation et dans certains domaines technologiques, dont le nucléaire, ce qui transforma profondément l’économie du pays.

Ainsi, le PIB par habitant en France est passé de 10 500 à presque 16 000 $ sur la décennie 1960-1970. Le PIB du pays, quant à lui, est aussi passé de 15 Md$ en 1950 à 126 Md$ en 1970, pour s’envoler à 1060 Md$ en 1990, et 2650 Md$ en 2022. Même compensé de l’inflation, on comprend les raisons qui obligeaient la France à consacrer de tels pourcentages à son effort de défense jusqu’en 1970, et une partie des raisons ayant entrainé la baisse de cet effort, à partir de 1980.

Difficile, dans ces conditions, de comparer l’effort de défense en 1970 de 3,06 %, et celui qui est consacré aujourd’hui à cette même fonction par le pays, tant les contextes économiques, sociaux, politiques, industriels, technologiques et même internationaux, sont sans comparaison avec ce qu’ils étaient alors.

Les limites du seuil à 2 % du PIB pour l’effort de défense français

Pour autant, les armées en reconstruction, avec un effort de défense autour de 2%, apparaissent bien inadaptées pour répondre aux enjeux sécuritaires qui se dessinent, en particulier depuis la transformation de l’économie et de la société russe, mettant les armées et l’industrie de défense, au cœur de l’action de l’état.

SNLE Triomphant
Le SNLE Triomphant doit rester indétectable pour assurer sa mission de dissuasion

Et pour cause, avec un effort de défense à 2 % PIB, la dissuasion française ne pourra s’appuyer que sur 4 SNLE et deux escadrons de bombardement stratégique, l’Armée de Terre sur une forte opérationnelle terrestre forte de seulement 77 000 militaires d’active, renforcé, il est vrai, par une grande partie des 80 000 gardes nationaux.

Cette force est armée d’uniquement 200 chars de combat, 600 véhicules de combat d’infanterie et à peine plus d’une centaine de systèmes d’artillerie, et 10 à 20 lance-roquettes à longue portée, soit bien moins que ce que produit l’industrie de défense russe en une seule année.

La Marine nationale n’est pas mieux lotie, avec son unique porte-avions, une aberration opérationnelle, ses six sous-marins d’attaque, ses trois porte-hélicoptères dont un servant de navire école, et sa quinzaine de frégates de premier rang, pour un pays dont la métropole a trois façades maritimes, et qui a la plus grande zone économique exclusive repartie sur tous les océans de la planète.

L’Armée de l’Air et de l’Espace, enfin, a dû ramener sa chasse à 185 appareils, dont une trentaine sont consacrées à la seule mission nucléaire, une cinquantaine d’avions de transport tactique et stratégique, une quinzaine d’avions ravitailleurs et quatre Awacs, moins de dix batteries antiaériennes et antimissiles à longue portée. Elle ne dispose même plus d’appareils d’entrainement à hautes performances, pour la formation de ses pilotes de chasse, et l’entrainement des pilotes et abonnés dans les escadrons.

Rafale Armée de l'Air
Avec seulement 185 avions de combat, l’Armée de l’Air et de l’Espace ne dispose pas du format nécessaire pour soutenir, sur la durée, un conflit de haute intensité.

La défense étant un exercice relatif, il convient de comparer ce format des armées françaises à 2 % PIB, fortes de 208 000 hommes, avec les armées russes, disposant d’un budget de 110 Md$ équivalent à 10 % du PIB, fortes de 1,5 million d’hommes, alignant 12 SNLE, plus de 500 missiles stratégiques ICBM, une centaine de bombardiers stratégiques, 2500 à 3500 chars, 5000 véhicules de combat blindés et d’infanterie, plus de 2000 canons automoteur et lance-roquettes, 300 batteries antiaériennes à longue portée, et un millier d’avions de combat.

Certes, la France n’est pas seule pour s’opposer à la menace russe en Europe, et beaucoup de pays produisent d’importants efforts pour rééquilibrer le rapport de force défavorable. Pour autant, les armées françaises disposent, en Europe, de moyens détenus, à part par elles, uniquement par l’allié américain, voire par les britanniques dans certains cas.

Quelles pourraient être les armées françaises si la France consacrait 3 % au budget des armées.

Dans ce contexte, porter l’effort de défense à 3 %, permettrait-il de rétablir un rapport de force favorable, face à la menace russe et mondiale, en Europe et ailleurs ? Ce serait, comme nous le verrons, probablement le cas.

Ainsi, les évolutions de format des armées, en passant de 2 à 3% du PIB, seraient bien plus sensibles qu’elles ne le furent en passant de 1,5 à 2 %, de 2016 à 2024. En effet, à l’issue de cette première hausse, qui permit avant tout de ramener les armées à un point d’équilibre budgétaire sur le format qui est le leur, les forces françaises respectent toujours les volumes visés par le Livre Blanc de 2013, que ce soit en termes d’hommes, de blindés, d’avions et de navires.

Armées françaises Leclerc
La LPM 2024-2030 ne prévoit ni de remplacer le char Leclerc, ni d’augmenter les 200 exemplaires devant être modernisés, dans l’attente du MGCS qui devrait arriver au delà de 2040.

À l’inverse, passer à 3 %, permettrait de s’appuyer sur l’ensemble des investissements de fonctionnement et de développement déjà couverts par le passage à 2 %, pour consacrer les efforts, précisément, à une évolution de format sensible. Car, avec un PIB 2023 de 2650 Md€, un effort de défense à 3 % permettrait au budget des armées de passer de 47 Md€ à presque 80 Md€, soit une plus-value de 30 Md€.

Une dissuasion française à nouveau dimensionnée pour contenir la menace russe

Face à la menace russe, et la possible réorganisation de la dissuasion européenne, un budget défense à 80 Md€, permettrait d’augmenter sensiblement le potentiel opérationnel de la dissuasion française, en passant notamment de 4 à 6 SNLE.

Avec 6 SNLE, la Marine nationale pourrait, en effet, maintenir en permanence deux navires à la mer, et un troisième en alerte à 24 heures, sur une durée illimitée, contre un navire en patrouille, et un en alerte aujourd’hui.

Or, la montée en puissance de la flotte sous-marine russe, mais également l’arrivée aussi massive qu’inévitable de drones sous-marins de surveillance, augmenteront, dans les années à venir, le risque qu’un SNLE à la mer puisse être compromis, donc incapable d’assurer sa mission de dissuasion.

Or, si un sous-marin nucléaire lanceur d’engins à la mer a, admettons, 1 % de se faire détecter lors de sa patrouille par ces nouveaux moyens, un risque que l’on peut juger relativement faible, cela signifie également que la posture de dissuasion française, donc européenne, serait menacée 3,5 jours par an. Il suffirait à l’adversaire d’être un minimum patient, pour éliminer potentiellement ce risque.

Iskander-M Russe
La dissuasion française doit disposer d’un système équivalent au système balistique sol-sol à courte portée Iskander-M pour disposer de l’ensemble du vocabulaire requis pour le dialogue de dissuasion avec Moscou.

Avec 2 navires à la mer, le risque que les deux navires soient, simultanément, compromis, ne représente plus que 0,01 % du temps, soit à peine 1 jour tous les trente ans. Le rapport au temps, ici, pour une crise qui se déroule sur plusieurs mois, voire une ou deux années, plaide effectivement, dans ce contexte, pour une flotte à 6 SNLE, plutôt que 4.

Au-delà de la flotte océanique stratégique, la posture de dissuasion française pourrait voir sa composante aérienne passer de 2 à 3 escadrons, et de doter à nouveau l’Armée de Terre de régiments dotés de missiles balistiques à courte portée et capacités nucléaires, pour répondre à la menace des Iskander-M russe.

Enfin, il conviendrait de permettre aux missiles de croisière navals, le MdCN et son futur remplaçant, de transporter, au besoin, une tête nucléaire, là encore, pour se doter de capacités en miroir de celles en service en Russie, et ainsi disposer d’un vocabulaire de dissuasion aussi fourni que peut l’être celui de Moscou.

Une nouvelle division blindée pour l’Armée de Terre

L’Armée de terre serait, en bien des domaines, celle qui bénéficierait le plus d’un passage à un effort de défens à 3 % PIB. Elle pourrait, ainsi, se doter d’une troisième division organique qui, pour le coup, serait conçue comme une division blindée, avec une brigade blindée de rupture, deux brigades d’infanterie mécanisée, et une brigade de soutien, soit une force de 40 000 hommes, 350 chars de combat, 700 véhicules de combat d’infanterie et blindés de combat et de reconnaissance, 1500 blindés multirôles Griffon et Serval, une centaine de tubes de 155 mm, autant de mortiers et de pièces de DCA mobiles, ainsi que quarante hélicoptères.

Division blindée france
L’Armée de Terre ne dispose que de deux brigades lourdes, disposant d’un régiment de chars.

Conçue spécifiquement pour être employée en Europe orientale face à un adversaire symétrique, cette division pourrait être très majoritairement constituée de régiments de Garde nationaux, ou de conscrits choisis (ce qui sera abordé plus bas), pour répondre à un risque de très haute intensité, mais dont la probabilité demeure faible.

En outre, une brigade mécanisée supplémentaire, elle aussi composée majoritairement de gardes nationaux et de conscrits choisis, serait intégrée à chaque division existante, avec l’objectif de renforcer la masse de ces divisions, et surtout d’assurer les capacités de rotation des forces et des matériels, au niveau organique de la division, avec des forces déjà intégrées.

En procédant ainsi, la Force Opérationnelle Terrestre serait doublée, pour atteindre 150 000 hommes, mais verrait certains de ses moyens tripler, comme les chars de combat et l’artillerie. Certains nouveaux moyens pourraient également rejoindre les brigades de l’Armée de terre, comme, on peut l’espérer, dans le domaine de la défense antiaérienne et des drones.

Permanence du Groupe aéronaval et des flottilles d’action navale de la Marine nationale

La Marine nationale verrait sensiblement ses moyens augmenter, sans atteindre une évolution aussi importante que celle de l’Armée de Terre. Elle recevrait, ainsi, deux sous-marins nucléaires d’attaque supplémentaires, sans qu’il soit vraiment possible, cependant, d’aller au-delà, eu égard à la difficulté de créer des tranches nucléaires dans les équipages, d’autant que 2 SNLE supplémentaires ont été évoqués précédemment.

PANG Marine Nationale
La Marine nationale n’aura qu’un unique porte-avions nucléaire de nouvelle génération, ce qui pose de serieux problèmes quant à la disponibilité du groupe aéronaval.

Pour renforcer la flotte sous-marine, face à la trentaine de sous-marins nucléaires russes, et autant de sous-marins conventionnels, celle-ci se verrait dotée d’une flottille de sous-marins conventionnels et/ou de drones sous-marins de grande taille. Ces navires devront assurer la protection des arsenaux, de la base sous-marine stratégique de l’ile-longue, et éventuellement de certains territoires ultramarins, et ainsi libérer la flotte de SNA de ces tâches.

La flotte de surface, elle, verrait ses capacités s’étendre, notamment avec l’entrée en service de deux porte-avions légers, des navires de 40 000 tonnes à propulsion conventionnelle, destinés à assurer la permanence opérationnelle du groupe aéronavale aux côtés du porte-avions nucléaire, sans avoir les couts de ce dernier, et ayant l’immense avantage de pouvoir être potentiellement exportés.

La flottille de frégates serait, elle aussi, étendue, avec deux frégates antiaériennes et cinq frégates anti-sous-marines supplémentaires, ainsi que 11 corvettes lourdes ou frégates légères, pour remplacer les frégates de surveillance et les frégates légères furtives. La flotte de patrouilleurs et d’OPV, elle, demeurerait inchangée.

Doublement de la chasse et de la défense antimissile de l’Armée de l’Air et de l’Espace

L’Armée de l’air et de l’Espace pourrait, enfin, retrouver un format suffisant pour s’engager dans un conflit de haute intensité, avec une douzaine d’escadrons de chasse tactique, en plus des trois escadrons de chasse stratégiques déjà abordés, soit 240 chasseurs tactiques pour un total de 300 avions de combat, contre 185 aujourd’hui.

Rafale Neuron
L’acquisition de drones de combat et de remote carrier est indispensable pour permettre à l’Armée de l’Air et à la MArine nationale d’évoluer dans des espaces contestés.

Ces escadrons pourront, en outre, recevoir le futur drone de combat du Rafale F5, probablement 200 à 300 exemplaires, et plusieurs centaines de drones aéroportés légers Remote Carrier, pour disposer d’une importante capacité de suppression des défenses adverses.

La flotte de transport et de soutien, elle aussi, croitrait conséquemment, avec une flotte de transport amenée à 60 appareils contre 45, 25 avions ravitailleurs contre 15, et 6 avions Awacs contre 4. La flotte d’hélicoptères, notamment pour les missions SAR, évoluerait proportionnellement à la flotte de chasse.

La défense antiaérienne et antimissile pourrait être renforcée, notamment pour pouvoir, le cas échéant, mettre en œuvre un bouclier antimissile sur un large périmètre, alors que les défenses antiaériennes à courte et moyenne portée évolueraient proportionnellement aux besoins, c’est-à-dire à l’évolution de la menace, et du nombre de bases et de sites à protéger.

Enfin, dans le domaine spatial, l’AAE pourrait se voir doter de satellites de reconnaissance et de communication supplémentaires, tant pour en étendre la couverture que pour couvrir le risque d’attrition.

40 000 militaires d’active, 40 000 gardes nationaux et 80 000 conscrits sélectionnés supplémentaires, pour 28 Md€ de surinvestissements par an

la mise en œuvre de l’ensemble de ces évolutions, nécessiteraient un profond changement dans le format des armées. Celles-ci devront, en effet, recruter 40 000 militaires d’active supplémentaires pour atteindre les 250 000 hommes et femmes en 2035. Ces militaires formeront essentiellement les cadres des nouvelles unités, et capacités ainsi créées, en particulier au sein de l’Armée de terre, et permettront de renforcer certaines capacités exclusivement aux mains des militaires d’active, comme en matière de dissuasion.

Recrutement armées françaises
Le recrutement et la fidelisation des effectifs est un défi pour toutes les armées occidentales.

L’essentiel de l’évolution du format, quant à lui, s’appuierait sur une nouvelle augmentation de la réserve opérationnelle, qui passerait des 80 000 visés par la LPM 2024-2030, à 120 000 Gardes nationaux en 2035, mais aussi par la mise en place, comme dans les pays scandinaves, d’une conscription obligatoire sélective, n’intégrant que 10 % d’une classe d’âge, soit 80 000 jeunes par an.

La mise en œuvre de ce format nécessiterait au minimum 10 ans, probablement 15, en particulier pour ne pas venir sur-dimensionner inutilement les capacités de l’industrie de défense française, et que son format de sortie, corresponde effectivement aux besoins de renouvellement des équipements des armées, et du marché international potentiellement adressable.

En matière de surcouts, étalés sur 10 ans, les couts d’acquisition des équipements représentent entre 16 et 18 Md€ annuels linéarisées, les couts de maintenance et d’entrainement 5 à 6 Md€ à termes, et les surcouts concernant les ressources humaines, 7 à 9 Md€, pour un total de 28 Md€ (en euro 2024), à 35 Md€ (en euro 2035 probables), soit dans le périmètre budgétaire libéré par le passage à un effort de défense à 3 % PIB.

Des défis difficiles à relever pour atteindre ces objectifs

On le voit, passer à un effort de défense à 3 % PIB, induirait une évolution de format très sensible des armées françaises, avec parfois des capacités multipliées par deux, comme dans le cas de la FOT, de la flotte de chasse, ou du potentiel aéronaval.

Haute intensité Leclerc
Pour accroitre les capacités opérationnelles, il sera indispensable d’accoitre sensiblement les effectifs, donc de relever le défi RH des armées.

Pour autant, la mise en œuvre d’un tel objectif, se heurte à de nombreuses difficultés et obstacles, qui ne peuvent être ignorés, et qui sont loin d’avoir des solutions évidentes.

L’écueil des ressources humaines et le retour à une conscription obligatoire sélective

Le premier, et certainement le plus important, n’est autre que les grandes difficultés que rencontrent les armées, aujourd’hui, pour attirer des candidats satisfaisants, pour armer l’ensemble des postes disponibles, alors que le format est restreint. Dans ce contexte, comment imaginer pouvoir recruter les 40 000 militaires d’actives, et les plus de 100 000 réservistes d’active indispensables à la mise en place du nouveau format ?

L’obstacle est, certes, de taille, mais il n’est pas sans solution. En premier lieu, le passage à 3 % PIB libère davantage de crédits qu’employés par le changement de format. Les crédits supplémentaires, de l’ordre de 3 Md€/an, peuvent être employés pour accroitre l’attractivité de la fonction militaire.

En second lieu, une telle transformation des armées françaises, et les acquisitions de matériels qui seront annoncées, engendreront une attractivité renforcée de la fonction militaire, mais aussi de nombreuses occasions de communiquer sur l’évolution du risque international, et la nécessité de participer à l’effort de défense. Ce type de message, dans ce type de contexte, a souvent fait émerger de nombreuses vocations par le passé.

Recrutement Armée de terre
L’évolution du format des armées permettra de multiplier les supports de communication pour améliorer le recrutement.

Enfin, l’hypothèse retenue, ici, est de s’appuyer sur un retour à la conscription, une mesure probablement indispensable pour répondre aux enjeux. Cependant, il ne s’agirait pas de remettre en œuvre le service militaire tel qu’il était connu, en France, par le passé, mais de s’appuyer sur un service militaire obligatoire, mais sélectif, comme mis en oeuvre, avec succès, dans les pays scandinaves depuis plusieurs années.

Associés à une image sélective extrêmement valorisante pour la future vie professionnelle, les conscrits sélectionnés ne viendraient pas, ainsi, saturer les infrastructures des armées, qui pourront faire évoluer le nombre de conscrits à leurs infrastructures disponibles et besoins existants. En outre, les armées sélectionnant les candidats, les difficultés rencontrés par le Service militaire par le passé, en matière d’encadrement, seraient largement diminuées.

Enfin, le service militaire sélectif, a le potentiel de créer une base très efficace pour améliorer le recrutement des armées, et de la Garde Nationale, permettant d’atteindre bien plus aisément les objectifs préalablement établis dans ces deux domaines.

La transformation de l’outil industriel de défense et le défi de la Supply Chain

Le second défi majeur à relever, pour parvenir à mettre en œuvre une évolution aussi importante, concerne la transformation de l’outil industriel de défense, qui va devoir livrer, sur une période relativement courte, un nombre très élevé d’équipements parfois très complexes, et nécessitant des infrastructures industrielles rares et très onéreuses, ainsi qu’une main d’œuvre qualifiée, tout aussi rare, et tout aussi onéreuse.

Nexter usine
L’industrie de défense française devra évoluer en volume et capacités, mais de manière raisonnée.

Dans le même temps, cette transformation de l’outil industriel, doit aussi se faire de manière raisonnée, afin que l’outil résultant, en sortie de cette phase de croissance rapide, puisse être maintenu en activité, par l’action conjuguée du renouvellement des équipements des armées françaises, ainsi que les commandes à l’exportation.

Enfin, cette évolution raisonnée et contrôlée de l’outil industriel, doit concerner aussi bien les grands groupes de la BITD, tels Nexter, Thales, Dassault ou Naval Group, que l’ensemble de la Supply Chain. Or, si ces grands groupes ne rencontreront certainement aucune difficulté pour financer leur croissance, ce n’est pas le cas de cette Supply Chain, que l’on sait être sévèrement handicapée, aujourd’hui, par le manque de soutien du secteur bancaire.

Pour donner à corps à cet objectif, il sera donc indispensable de résoudre le problème d’accès au crédit des ETI et PME de la BITD auprès du réseau bancaire national, probablement par des voix légales et avec la mise en place d’un système de garantie d’état, sous couvert d’une grande cause nationale.

Comment financer l’effort de défense face à la dette et aux déficits ?

Reste, évidemment, l’écueil du financement qu’une telle augmentation du budget des armées, ne manquera pas de faire émerger, face à la situation socio-économique du pays, et en particulier concernant sa dette souveraine, et son déficit public.

Naval Group Lorient FDI
Le recrutement de la main d’oeuvre sépcialisée par l’indsutrie de défense, sera également un enjeu d’une transformation importante des armées françaises.

Pour autant, en tant que lecteur assidu de Meta-Defense, vous savez que plusieurs solutions peuvent être envisagées, pour que le « Quoiqu’il en coute Défense« , que le passage de l’effort de défense à 3 % entrainerait, ne se solde pas, comme pour le Covid, par l’explosion de la dette et des déficits.

Le principe de la « Défense à Valorisation Positive« , permettrait déjà de sensiblement diminuer le poids budgétaire de cette hausse des investissements engendrerait sur les finances publiques. Il s’agit, ni plus ni moins, que de tenir compte des recettes sociales et fiscales, mais également des économies sociales, que l’augmentation des dépenses d’état va engendrer, par la création d’emplois directs, indirects et induits, dans les armées, la BITD, la Supply Chain et la société civile.

Selon les démonstrations déjà effectuées, ce montant atteint et dépasse les 50 % des sommes investies dans l’industrie de défense, et 30 % concernant les dépenses d’effectifs. En tenant compte de la hausse probable des exportations d’équipements de défense français, consécutives de la hausse des commandes françaises et des capacités industrielles disponibles, le retour budgétaire d’état sur l’investissement industriel peut atteindre, et même dépasser, les 75 %, et venir flirter avec les 100 %, si l’on considère les économies sociales conséquences de la création d’emplois dans la BITD.

Le second axe pour réduire les effets de cette hausse des investissements défense français, sur la dette souveraine et les déficits sociaux, repose sur l’intervention de l’Union européenne sur son propre périmètre. Il serait possible, de cette manière, de sortir du déficit de calcul, la différence d’investissement entre les 2 % visés par la LPM, et les 3 % évoqués ici, du fait du rôle que les armées françaises auraient concernant la sécurité européenne, notamment en termes de dissuasion.

Conclusion

Nous voilà au terme de cette longue analyse. Il apparait, comme évoqué, que si la France a bien connu un effort de défense de 3 % de son PIB, voire davantage, par le passé, la justification de la soutenabilité d’un tel effort, par cette seule référence historique, est bien insuffisante, tant les différences sont nombreuses concernant l’ensemble des données économiques et sociales entre les deux époques.

MMP Akeron Armée de terre
À quoi ressembleraient les armées françaises avec 3 % de PIB ? 17

En revanche, les Armées françaises pourraient, effectivement, avoir un format et des capacités opérationnelles, donc dissuasives, bien plus importantes, y compris proportionnellement parlant, en passant de 2 à 3 % d’effort de défense, alors que l’ensemble des défaillances constatées aujourd’hui, les concernant, y trouveraient leurs solutions.

Pour y parvenir, il sera cependant nécessaire de relever de très nombreux défis, particulièrement complexes. Non que la tâche soit impossible, d’ailleurs. Il existe, en effet, des solutions efficaces tant pour répondre aux difficultés de recrutement, que pour financer la mesure sans creuser les déficits, et pour accompagner l’indispensable changement de format de la BITD.

De fait, amener l’effort de défense français à 3 % du PIB est, effectivement, possible, et certainement plus que souhaitable. Mais il faudra bien plus qu’une simple conviction, exprimée avec passion, pour y parvenir. Comme c’est souvent le cas pour les questions de défense.

Article du 15 février en version intégrale jusqu’au 2 aout 2024.

Donald Trump exigera un effort de défense de 3% PIB aux européens s’il est élu

Donald Trump exigera un effort de défense de 3% PIB aux européens s’il est élu

Pour Donald Trump, l’effort de défense des pays européens constitue, depuis de nombreuses années, l’un de ses thèmes de campagne préférés. Flattant l’ego de son électorat, il dénonce le trop faible niveau des investissements défense en Europe, obligeant les États-Unis à protéger ces pays, et aux contribuables américains, de payer pour la sécurité des allemands, belges et roumains.

Le candidat Républicain pour la campagne présidentielle 2024, avait déjà menacé les européens de cesser de les protéger, s’ils ne « payaient pas ce qu’ils devaient aux États-Unis ». Il est revenu sur ce thème, à l’occasion de son intervention devant la national Guard Association.

Pour l’occasion, il a promis d’exiger, rien de moins, des européens, qu’ils dépensent au moins 3 % de leur PIB dans le cadre de l’OTAN. Il est donc utile de revenir sur le fonctionnement de l’Alliance Atlantique, et sur le pouvoir dont disposent effectivement les États-Unis, vis-à-vis des états-membres, pour comprendre la portée de ces menaces, bien plus réelles qu’il n’y parait de prime abord.

Sommaire

Le sous-investissement des européens au sein de l’OTAN : un thème récurrent pour Donald Trump depuis 2016

Le thème du sous-investissement chronique des pays européens membres de l’OTAN, est un sujet récurrent pour Donald Trump. Déjà, lors de la campagne pour les élections présidentielles de 2016, il avait mené plusieurs charges contre les capitales européennes, accusées de faire reposer leur sécurité sur la protection américaine, sans jamais les payer en retour.

Donald Trump Merkel 2020
Les relations entre Donald Trump et Angela Merkel ont longtemps été difficiles.

Lors de son mandat présidentiel, il s’était à plusieurs reprises montré particulièrement véhément vis-à-vis de ses homologues européens, provoquant notamment une sourde colère de la part de la chancelière allemande, Angela Merkel.

C’est suite à cet épisode que celle-ci s’engagea, aux côtés d’Emmanuel Macron nouvellement élu, dans plusieurs grands programmes de défense franco-allemands, comme SCAF, MGCS ou CIFS, tout en soutenant l’émergence d’une Europe de la Défense, et même d’une armée européenne.

Comme souvent avec Donald Trump, ces agressions ne durèrent qu’un temps. Et une fois les relations germano-américaines apaisées, à partir de 2018, A. Merkel prit certaines distances avec les positions exprimées peu de temps avant cela, ceci menant à l’abandon de plusieurs des programmes lancés peu de temps auparavant, comme MAWS et Tigre 3, parfois au profit d’équipements américains.

Cependant, si, en 2020, seuls 5 pays européens avaient effectivement atteint, ou dépassé, un effort de défense représentant 2 % du PIB, imposé lors du sommet de l’OTAN de Londres de 2014, la situation est très différente aujourd’hui. Ainsi, en 2023, 10 pays européens atteignaient ou dépassaient ce seuil, alors qu’ils seront, selon l’OTAN, 23 en 2024.

À l’exception de certains pays, comme la Belgique, l’Espagne ou l’Italie, qui n’ont pas produit de trajectoire budgétaire pour respecter cet objectif pour 2025, l’effort de défense européen a augmenté, en moyenne, de plus de 40 % depuis 2017, la moyenne européenne s’établissant à 2,15 % du PIB pour 2024.

L’Europe ne sera plus en situation de faiblesse militaire d’ici à 2030

Au-delà de cette progression remarquable depuis 2017, beaucoup de pays se sont engagés dans une trajectoire visant à encore davantage augmenter leur effort de défense d’ici à 2030, pour atteindre alors, en Europe, un effort de défense moyen de 2,4 % de PIB.

OTAN effort de défense par pays 2024
En 2024, 23 pays européens auront atteint l’objectif d’un effort de défense supérieur ou égal à 2% PIB exprimés en $ 2015 (source OTAN).

Ce faisant, l’Europe, ou plutôt les pays européens membres de l’OTAN, disposeront d’un budget annuel défense entre 550 et 600 Md$, soit 65 % du budget des États-Unis, pour un écart de seulement 0,45 % du PIB, si l’effort de défense US restait à 2,9 % PIB comme aujourd’hui.

En outre, il serait quatre fois plus important que le budget de la défense russe, de quoi compenser l’écart d’efficacité d’investissement entre les deux blocs. En d’autres termes, sur la simple trajectoire actuellement suivie, les Européens seront parvenus, d’ici à 2030, à neutraliser la menace militaire conventionnelle Russe, ne dépendant plus des États-Unis que pour la dissuasion, et certaines capacités de renseignement, de commandement et de communication.

Il faudra, évidemment, plusieurs années avant que les hausses d’investissements en Europe, permettent de faire évoluer sensiblement le rapport de force. Toutefois, cette trajectoire est largement suffisante pour permettre, au besoin, aux forces américaines de réduire sensiblement leur empreinte sur le sol européen, dans les années à venir.

S’il retourne à la Maison-Blanche, Donald Trump promet d’imposer aux européens un effort de défense à 3 % PIB

Logiquement, donc, Donald Trump devrait avoir toutes les raisons d’être satisfait de cette trajectoire européenne, d’autant que parallèlement, dans le Pacifique, l’Australie, la Corée du Sud et le Japon ont, eux aussi, sensiblement accrus leurs moyens dans ce domaine.

Pourtant, à l’occasion de son intervention devant la National Guard Association, lors de sa conférence annuelle qui se tenait, cette année, à Detroit, l’ancien président, et candidat républicain aux élections présidentielles de novembre 2024, s’en est à nouveau pris vivement aux Européens, et à leur effort de défense.

OTAN Sommet de Bruxelles 2019
Sommet de Bruxelles de l’OTAN en 2019.

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Les opinions européenne et française dans la guerre hybride

Les opinions européenne et française dans la guerre hybride

Par Laurent Chamontin – Diploweb – publié le 27 août 2024  

https://www.diploweb.com/7-Les-opinions-europeenne-et.html


Laurent Chamontin (1964-2020), était diplômé de l’École Polytechnique. Il a vécu et voyagé dans le monde russe. Il est l’auteur de « L’empire sans limites – pouvoir et société dans le monde russe » (préface d’isabelle Facon – Éditions de l’Aube – 2014), et de « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol », éditions Diploweb 2016.

Longtemps avant la relance de la guerre d’agression russe le 24 février 2022, Laurent Chamontin (1964-2020) a vu juste sur la Russie de Poutine et ses ambitions impériales à l’encontre de l’Ukraine. Il fait partie des quelques experts qui ont mis à disposition des faits à considérer et des analyses à intégrer pour ne pas être surpris. En accès gratuit, le Diploweb a publié dès août 2016 son ouvrage « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol ». L. Chamontin alertait non seulement sur les visions impériales de Moscou mais aussi sur les dangers de la désinformation russe, (Cf. Chapitre 6. « La guerre de l’information à la russe, et comment s’en défendre »). Créé en 2021, le Service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum) ne cesse depuis de mettre à jour des actions de désinformation russes à l’encontre de la France. Chapitre par chapitre, la publication numérique de l’ouvrage de L. Chamontin a été achevée en février 2017 par le chapitre « Le rôle crucial de l’Europe dans la résolution de la crise ukrainienne ». Après la publication numérique gratuite, le Diploweb en assuré la publication aux formats Kindle et livre papier, par Amazon. Sous ces trois formats, le livre « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol » a reçu un bel accueil. Ce dont témoigne d’ailleurs en creux sur Amazon la hargne de quelques trolls pro-russes aux commentaires pathétiques, hommages involontaires à la pertinence d’une pensée critique argumentée et toujours nuancée. Ce qui les gêne, c’est la mise à disposition d’éléments de connaissance qui réduisent l’efficacité de leurs manipulations mentales.

Laurent Chamontin est décédé le 15 avril 2020 de la combinaison d’un cancer et du Covid-19. Il nous manque humainement et intellectuellement tant sa lucidité aurait été la bienvenue pour éclairer la relance de la guerre russe en Ukraine. Cette dernière exerce des effets de long terme sur la reconfiguration stratégique de l’Europe géographique. C’est pourquoi il est utile de (re)lire un auteur qui avait su en distinguer les signes annonciateurs. La grâce de l’écriture et les possibilités de la publication internet permettent de remettre en avant son analyse contextualisée, puisque chaque page HTML porte en pied la date de publication initiale. Chacun saura trouver dans ces lignes rédigées en 2016 des réflexions pour aujourd’hui.

L’opinion européenne a été prise à froid par la crise russo-ukrainienne : soumise à un feu roulant de propagande et au travail de sape des groupes de pression du Kremlin, au sujet de pays qu’elle connaît mal, elle peine encore aujourd’hui à admettre la réalité et l’importance du conflit. Dans le cas français, se surimposent à tout ceci une tradition anti-américaine parfois très excessive, et une russophilie qui n’a rien de répréhensible en soi mais qui ne facilite pas la compréhension de la singularité russe, ni d’ailleurs celle des causes de la chute de l’URSS. Il s’agit ici d’un ensemble de facteurs pesants, même si au total l’opinion n’a pas trop mal résisté au choc.

Une opinion prise à froid par les évènements

LE MONDE CHANGE, et il change vite. Le public découvre avec stupeur que la mondialisation heureuse, celle des plages de l’île Maurice, a aussi sa face noire. Cette prise de conscience est spécialement pénible pour les Européens, qui ont la malchance stratégique d’être entourés de deux zones où la modernisation est particulièrement laborieuse – nous aurons l’occasion d’y revenir en conclusion.
Depuis en fait le début des printemps arabes en 2011, les habitants de notre continent sont quotidiennement confrontés à des crises qui les concernent mais se déroulent dans des pays qu’ils connaissent mal, dont il faut apprendre à toute vitesse la géographie, la composition ethnique et la culture.

En ce qui concerne l’espace anciennement soviétique, il faut de plus tenir compte d’une réalité qui a évolué brusquement au début des années quatre-vingt-dix, mettant le public, ou du moins sa part la plus âgée, face à des pays nouveaux, qu’il a du mal à se représenter.
Parmi ceux-ci, la Russie fait bien sûr ici exception, du fait de la continuité qu’elle a maintenue avec l’Empire via l’URSS sur le plan des perceptions, et aussi du fait qu’elle conserve bon nombre des attributs soviétiques de la puissance – une taille encore suffisante pour être le plus vaste pays du Monde, l’arme nucléaire, et un siège au conseil de sécurité de l’ONU, pour ne citer que les principaux.
Comme nous l’avons détaillé au chapitre précédent, face à ce contexte complexe et angoissant, l’opinion est de plus soumise au travail de sape des groupes de pression du Kremlin, avec une dissymétrie fondamentale, puisqu’une action en sens inverse se heurte à des difficultés considérables du fait du verrouillage autoritaire de la société russe ; et elle doit faire face à ses propres démons, ceux qui par haine d’eux-mêmes font de l’Occident la source de tous les maux.
Cependant, le désarroi du citoyen provient aussi d’une difficulté importante à comprendre le point de vue de l’autre ; pour le dire schématiquement, l’idée que Moscou puisse choisir la voie de l’aventurisme militaire au détriment de la croissance et de la stabilité à ses frontières, qui est pourtant un fait patent, est rarement menée jusqu’à ses ultimes conséquences, dans la mesure où il est difficile de se représenter la forme de rationalité qui la sous-tend.
D’où par exemple la floraison de propositions [1] qui prônent la reconnaissance du fait accompli en Crimée, au nom du « réalisme ». Passons sur le fait que ces propositions font bon marché du fait inouï qu’un membre permanent du conseil de sécurité ait bafoué un accord lié à la non-prolifération (la Russie ayant garanti les frontières de l’Ukraine en échange de la dénucléarisation de cette dernière) ; au-delà de cette désinvolture, elles signalent aussi une incapacité complète à comprendre la nature de la menace.

Encore une fois, l’option d’une fuite en avant mettant Moscou aux prises avec l’OTAN ou une déstabilisation complète de la zone ne peuvent pas être aujourd’hui complètement exclues, compte tenu de ce que nous avons appris des blocages de la société russe et de l’instabilité intrinsèque qui en découle. Le fait de donner une prime au premier pas, sans de très solides contreparties qui ne sont jamais mentionnées, ne fait dans un tel contexte qu’augmenter la sensation d’impunité et donc le danger.
Au fond, le Narcisse postmoderne, l’hédoniste de la guerre à zéro mort imaginait paresseusement que les États post-soviétiques s’aligneraient à plus ou moins long terme sur son mode de vie, d’autant que ses dépenses militaires étaient au plus bas et que l’OTAN s’était judicieusement abstenue d’installer des bases aux frontières de la Russie. Au-delà d’une résistance à la réalité pénible de l’augmentation du risque, certes compréhensible après les dévastations de la Seconde Guerre mondiale, les conflits qui surviennent à ses portes ont de la peine à se frayer un chemin dans une psychologie qui favorise le relativisme des opinions, la psychologie de ceux qui pratiquent «  la fuite devant l’épreuve de la coexistence conflictuelle  » selon Marcel Gauchet [2].

Quand on est dépolitisé aussi profondément que notre Narcisse, et fermement convaincu que rien ne justifie de mourir pour des idées, qu’on ignore les réalités consternantes de l’État friable post-soviétique, les martyrs de l’Euromaïdan comme l’idolâtrie dont Vladimir Poutine est l’objet en Russie sont des réalités difficilement appréhendables.
Cela n’empêche pas d’ailleurs la résurgence périodique du mythe de l’homme fort, ou providentiel, dont le maître du Kremlin est soudain censé représenter l’archétype ; il faut y voir la réaction d’une opinion, confrontée aux lenteurs d’une société aux processus complexes, et soudain tentée par les vertus du court-circuit.
L’enthousiasme soudain pour un sauveur, plus doué pour mettre en scène sa résolution à la télévision que pour se soucier des conséquences de ses actes, dont le président George W. Bush est un exemple aussi emblématique que déplorable, est un phénomène indéniable.
Il est clair qu’il est difficile de construire un nouvel aéroport (ou de décider d’abandonner ce projet) avec des procédures de concertation exhaustives comme nous en avons en France ; mais il est également assuré que la mise en scène de la pacification de la Tchétchénie par Vladimir Poutine, pour totale qu’elle soit, a fait des victimes par dizaines de milliers. En d’autres termes, le récit du héros pliant la réalité à ses désirs est tout à fait incompatible avec l’exercice des valeurs démocratiques d’écoute et de concertation.
Malgré cet argument de bon sens, il est à craindre que le spectre de G. W. Bush ne vienne encore longtemps polluer le jeu démocratique, y compris dans les sociétés libérales ; c’est en particulier vrai dans le cas français où subsiste dans une partie de l’opinion une nostalgie bonapartiste, que les conditions de la prise de décision dans le Monde moderne rendent de plus en plus surannée.


Un livre également édité par Diploweb.com via Amazon, format papier et format Kindle

7 - Les opinions européenne et française dans la guerre hybride
L. Chamontin. Ukraine et Russie. Pour comprendre.
Laurent Chamontin, « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol », éditions Diploweb 2016. Un classique également disponible sur Amazon format papier et format Kindle

Laurent Chamontin, « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol », éditions Diploweb 2016. Un classique également disponible sur Amazon format papier et format Kindle


Le cas de la France

Cela sort de notre propos, mais il faut quand même le rappeler en préambule : les États-Unis, pour n’être pas exempts de toute critique, par exemple au sujet de l’intervention en Irak, cultivent des valeurs de démocratie et de liberté ; ils garantissent la libre circulation sur les mers, la sécurité de l’Europe et jouent un rôle crucial dans la lutte contre la prolifération nucléaire.
L’antiaméricanisme français, qui prend sans doute sa source dans le recul de la puissance nationale au XXème siècle et dans le deuil laborieux auquel il contraint, a cependant le privilège inégalable d’être dans certains milieux érigé en dogme ; comme nous l’avons évoqué plus haut, la guerre en Ukraine, dans cette optique, est surtout vue comme une occasion de régler des comptes avec l’oncle Sam, ce qui a pour effet déplorable de détourner de la compréhension de ce qui se passe en réalité.

Il faut cependant mentionner, à côté de cet antiaméricanisme pathologique, une certaine tradition de russophilie française, transférée de l’Empire à l’URSS puis à la Fédération de Russie, qui a pour elle le poids de la géopolitique et de l’Histoire, conserve sa force jusqu’à aujourd’hui, et n’a rien de répréhensible en soi.
De fait, l’éloignement entre les deux pays permet aux Français d’attribuer spontanément à leur contrepartie un statut de puissance lointaine, et leur évite donc de se confronter aux inconvénients de leur voisinage, ce qui n’est pas le cas des Baltes ou des Polonais. Dans les faits, de l’alliance franco-russe de 1894 jusqu’en 1945, Moscou a joué pour Paris le rôle d’une puissance de contrepoids face à l’Allemagne ; et, dans les années soixante, la relation entretenue avec le Kremlin a permis au général De Gaulle de cultiver sa différence par rapport aux États-Unis, dans un contexte où ceux-ci tendaient un peu trop à considérer l’Europe comme quantité négligeable.
Dans la mesure où certains « gaullistes » d’aujourd’hui se laissent attirer par les sirènes du culte de Vladimir Poutine, il importe au passage de préciser quelques points à ce sujet, et en premier lieu, que l’homme du 18 juin est l’auteur de la déclaration définitive selon laquelle «  un État digne de ce nom n’a pas d’amis  » ; ensuite, qu’il était un lecteur averti de Custine [3], et qu’à ce titre il n’avait aucune illusion sur l’Union Soviétique, ni sur l’ouverture de la civilisation russe à la démocratie libérale ; et enfin, qu’il était porteur d’une vision et d’un sens de l’honneur dont l’ensemble de notre propos suggère qu’ils pourraient ne pas être le lot de l’homme du Kremlin.

Cependant les excès de la russophilie française ne se limitent pas au culte de Vladimir Poutine, qui ne concerne au fond que les bonapartistes que nous évoquions plus haut.
Tout au long du XXème siècle, le public français aura ainsi été abreuvé de thèses progressistes sur la révolution russe, censée être une étape majeure sur le chemin de la société sans classes. Cette grille explicative s’appuyait sur une vision abstraite du développement des sociétés humaines, supposé suivre les mêmes étapes dans toutes les aires culturelles.
Sans doute faut-il attribuer à ce contexte particulier le fait que l’Histoire de la Russie des tsars de l’Américain Richard Pipes [4], dont l’approche est complètement différente, ait dû attendre pendant près de quarante ans une traduction dans notre langue, même si bien sûr l’antipathie déclarée de Pipes pour l’expérience soviétique a aussi joué son rôle. Il ne faisait pas bon, dans les années soixante-dix, être qualifié de « réactionnaire ».
Quoi qu’il en soit, l’un des mérites de cet ouvrage fondamental est de mettre en évidence les continuités essentielles qui existent entre la Russie impériale et l’URSS en matière de développement étatique – en d’autres termes, il souligne de manière convaincante le caractère très russe de la révolution de 1917 et de l’expérience soviétique qui s’en est ensuivie, ainsi que la continuité du développement de l’État policier…
Dans une société française dont l’un des travers est de s’accrocher à des vérités supposées sacrées (l’Algérie française, les Ardennes infranchissables…) au prix de démentis cinglants, une thèse de ce type se heurte à la conviction rarement interrogée selon laquelle la Russie est un pays européen.

Il est pourtant utile, pour comprendre la Russie telle qu’elle est, de se pénétrer du fait suivant, difficilement contestable : que la construction de l’État russe, dans sa logique, n’a rien à voir avec l’État de droit, des origines à nos jours – un fait qui suffit à en faire une civilisation sui generis, certes influencée par l’Europe, mais tout à fait inassimilable à celle-ci.
De même, il faut sans doute soupçonner l’existence d’une inavouée nostalgie pour le modèle soviétique de l’emploi à vie dans une partie de la société française, pour expliquer un certain manque de curiosité à l’égard des causes et des conséquences de la chute de l’URSS – lesquelles, comme nous l’avons rappelé, brossent un tableau très éloigné des lendemains qui chantent de la propagande communiste…

Tout ceci explique l’acceptation aisée par l’opinion des discours de certains intellectuels français qui ont pour caractéristiques de mettre en avant une hypothétique «  marche de la Russie vers l’Europe  », à laquelle nous n’aurions pas suffisamment prêté attention, d’ignorer complètement le fait national ukrainien, pourtant difficilement contestable d’après les données que nous avons présentées, et de rester d’une discrétion de violette sur les logiques de prédation qui font l’instabilité fondamentale de l’État russe. On a connu Hélène Carrère d’Encausse, chef de file de ce courant d’interprétation [5], plus inspirée à d’autres époques…

Le public français est ainsi maintenu dans une ignorance regrettable d’intérêts nationaux qui ne s’arrêtent plus depuis longtemps à la frontière du Rhin : quand la Russie, en juillet 2015, déplace de quelques centaines de mètres la ligne de démarcation entre l’Ossétie du sud et la Géorgie, elle met la main sur un tronçon d’oléoduc qui approvisionne l’Occident en pétrole de la mer Caspienne. A-t-on prêté ici à cet incident l’attention qu’il méritait ?…
Ce que nous avons passé ici en revue, c’est un ensemble de facteurs pesants, qu’il ne faut pas ignorer et qui ne pourront évoluer que sur le long terme ; cependant, encore une fois, les opinions n’ont pas trop mal résisté au choc, ce qui est à mettre au crédit de la démocratie en tant que système. C’est un point sur lequel il va falloir maintenant bâtir, tant le rôle de l’Europe sera déterminant dans la suite de la crise, comme nous allons le voir maintenant.


Encadré 8

Que nous apprend sur la France l’affaire des « Mistral » ? par Bernard Grua, porte-parole du collectif « No mistrals for Putin »

En 2008, peu de temps après la guerre menée par le Kremlin contre la Géorgie, certains membres de l’État-Major russe font part de leur souhait d’acquérir des BPC (Bâtiments de Projection et Commandement) Mistral. Concrètement il s’agit d’acheter le nec plus ultra des navires d’invasion, ceux-ci étant construits par la France au chantier STX de Saint Nazaire. L’amiral Vyssotsky, chef d’Etat-Major de la Marine, déclare, que, dotées d’un navire de la trempe du Mistral, les troupes russes auraient gagné la guerre éclair menée contre la Géorgie « en quarante minutes au lieu de vingt-six heures »…
En dépit de l’opposition de nos partenaires de l’OTAN, et plus particulièrement des voisins de la Russie, devant la matérialisation de la menace stratégique qu’elle représente, en dépit de la désapprobation de nombres d’officiers généraux français, malgré la réprobation du syndicat CFDT de STX, le Président Nicolas Sarkozy finit par céder à toutes les exigences russes, y compris le système « Senit-9 » de pilotage tactique.
Le 25 janvier 2011, le gouvernement Fillon signe un contrat de 1,2 milliards d’Euros prévoyant la livraison de deux navires d’invasion Mistral (Vladivostok – automne 2014 et Sébastopol – automne 2015) équipés du « Senit-9 » ainsi que d’une flottille d’engins de débarquement.

Ce contrat militaire, le plus gros signé par une puissance occidentale depuis la fin de la Deuxième mondiale avec l’ex-URSS permet au constructeur, le chantier STX de Saint Nazaire, de garnir son carnet de commandes, désespérément vide à cette époque, fournissant ainsi du travail à environ 2 000 employés et sous-traitants.
Trois ans plus tard, la situation a bien changé : la Russie de Vladimir Poutine ayant annexé la Crimée, le gouvernement français se retrouve dans une situation de plus en plus inconfortable, avec la perspective de la livraison prochaine du premier BPC. Quant au chantier STX, ses perspectives économiques se sont considérablement redressées depuis 2011 ; il bénéfice d’un carnet de commande pléthorique et se trouve dans une situation de plein emploi.
Sur le plan international, au fur et à mesure que l’échéance approche, un seul pays, la Russie, se montre ouvertement favorable à la livraison. La plupart des États occidentaux et le Japon font connaître leur opposition, d’autant plus vivement qu’ils sont proches géographiquement de la Russie. Les autres pays sont neutres. À moins de se rapprocher encore plus clairement du régime de Poutine, la France est donc très isolée.

Il faut également compter avec l’émergence en mai 2014 du collectif « No Mistrals for Putin« , mouvement démocratique et décentralisé, lancé par une poignée de Français, qui lutte seul contre la livraison des Mistral. On peut y voir un exemple particulièrement encourageant d’une mobilisation endogène de la société civile ayant su rassembler par-delà les frontières un groupe de citoyens qui partagent les mêmes valeurs et une même vision consciente de l’Histoire en train de s’écrire, Histoire dans laquelle ils décident d’être acteurs.
Cependant, au sein de ce collectif créé en France, la part des Français reste faible : l’analyse des sympathisants de la communauté Facebook montre que ceux-ci ne constituent que 8 % du total, et qu’en termes de nombre de fans rapporté à la population totale, notre pays ne se trouve qu’à la 7ème place…

Bien plus, à de très rares exceptions près, aucune ONG, aucun homme politique, aucune association ne participent au mouvement contre la livraison des Mistral dans la patrie des droits de l’Homme. Le PS et le Gouvernement, après quelques mois cacophoniques, se voient imposer un mutisme absolu. Le Front National, le reste de l’extrême droite, les communistes, une bonne partie de l’extrême gauche et la plupart des hommes politiques de droite sont ouvertement pour la livraison, quand ils ne relayaient pas directement et consciemment la propagande du Moscou.

Entre juillet 2014 et septembre 2015, la presse du Kremlin, notamment par l’intermédiaire de « Sputnik« , paraissant en de nombreuses langues dont le français, se déchaîne littéralement en cherchant à affoler la population sur les conséquences d’une non-livraison. Ce pilonnage est repris par tous les médias ou blogs favorables au Kremlin avant de finir comme une vérité établie dans la pensée commune, reprise par les médias « mainstream ».
Quant au gouvernement, certes dans une position délicate, il met fort longtemps à sortir d’une position très ambiguë, illustrée par deux faits caractéristiques entre tant d’autres : l’annonce par François Hollande le 22 juillet 2014, 5 jours après la destruction du vol MH17 par un missile russe, de la décision ferme de livrer le Vladivostok en octobre de la même année ; et le 14 novembre 2014, le passage sous pavillon russe du Vladivostok, brutalement désactivé sans qu’on connaisse le fin mot de l’histoire quand « No Mistrals for Putin » a levé le lièvre.

Bien loin des explications par l’assujettissement à l’impérialisme américain, on peut raisonnablement penser que ce sont les représentants des pays européens à l’OTAN et au sein de l’UE qui font véritablement fait pencher la balance en faveur de l’abandon de la livraison, de même que les marchés polonais. La destruction du vol MH17, en juillet 2014 et l’implication du Kremlin dans la boucherie de la bataille d’Ilovaïsk, Donbass, en août 2014 y tiennent, de plus, une part considérable.
La victoire que représente l’abandon de la livraison sans préjudice financier majeur nous montre que, pour les grands défis internationaux, l’Etat français doit sortir de son mutisme et de ses « éléments de langage » afin de communiquer, à la population, les observations tangibles et prouvées dont il a connaissance. Elle nous force à reconnaître qu’il est inacceptable de laisser une puissance hostile occuper le champ médiatique français, déserté par ceux qui ont la charge de notre pays.


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Table des matières

Introduction. Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol

1 – Aux racines du conflit : la décomposition de l’URSS

2 – Géopolitique de l’ »Etranger proche »

3 – L’Ukraine : émergence d’un nouvel État-nation

4 – « Euromaïdan » : une lame de fond

5 – Russie : les risques d’une puissance instable

6 – La guerre de l’information à la russe, et comment s’en défendre

7 – Les opinions européenne et française dans la guerre hybride

Conclusion. Le rôle crucial de l’Europe dans la résolution de la crise ukrainienne

La stratégie britannique dans un monde en mutation : passé, présent et futur. par John Bew

La stratégie britannique dans un monde en mutation : passé, présent et futur. par John Bew

Par Gabrielle GROS, John BEW , Louis GAUTIER, le 20 août 2024  

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John Bew, Professeur d’Histoire et de politique étrangère au département des War Studies du King’s College de Londres au Royaume-Uni. Louis Gautier, directeur de la Chaire Grands enjeux stratégiques contemporains, professeur associé à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Synthèse en français de la conférence par Gabrielle Gros pour Diploweb.com.

Quelles sont les fondations de la grande stratégie britannique ? Quels sont les grands dilemmes de cette stratégie ? Comment le Royaume-Uni pense-t-il sa stratégie aujourd’hui ? John Bew, Professeur d’Histoire et de politique étrangère au département des War Studies du King’s College de Londres apporte ses réponses.

Conférence organisée par la Chaire Grands enjeux stratégiques contemporains, le 11 mars 2024 en Sorbonne. La Chaire a pour objectif de mieux ancrer les études stratégiques dans le paysage universitaire français, de donner la parole à tous et d’établir des relations avec de grandes universités étrangères afin de pérenniser les activités d’enseignement, d’assurer le passage de relais à de nouvelles générations et de contribuer au rayonnement de la pensée stratégique française. Pour ce faire elle organise son 11e cycle de conférences du 22 janvier au 25 mars 2024. John Bew est Professeur d’Histoire et de politique étrangère au département des « War Studies  » du King’s College de Londres (Royaume-Uni). Il s’exprime en anglais. Synthèse en français par Gabrielle Gros pour Diploweb.com.

Cette vidéo peut être diffusé en amphi pour nourrir un cours et un débat. Voir sur youtube

Synthèse en français pour Diploweb.com de la conférence du Professeur John Bew, par Gabrielle Gros

Quelles sont les fondations de la grande stratégie britannique ? Quels sont les grands dilemmes de cette stratégie ? Comment le Royaume-Uni pense-t-il sa stratégie aujourd’hui ? Avant de répondre à ces questions, le Professeur John Bew revient sur la définition d’une « grande stratégie » qui désigne une réflexion de long terme ; une « big picture » comme disent les Anglais. Son but est d’assurer paix, sécurité et prospérité à une nation dans le temps long. Ce terme est utilisé pour la première fois à la fin du XIXème siècle et cristallisé dans les années 1930 grâce à Basil Liddell Hart [1] pour qui ce terme désigne une stratégie supérieure, au-delà du militaire, pour approfondir la mobilisation et la quête de la ressource. La stratégie doit calculer et développer les ressources économiques ainsi que la main d’œuvre de la nation. En effet, les ressources matérielles et morales nécessaires pour promouvoir l’esprit volontaire du peuple peuvent se révéler plus utiles que la possession de formes plus concrètes de puissance. Il semble donc qu’il existe un besoin de former un ensemble d’idées délibérées et cohérentes quand à ce qu’une nation cherche à accomplir dans le monde.

Comprise et partagée avec d’autres grands stratèges comme Napoléon ou Guillaume II, la stratégie britannique a exercé une influence considérable de l’essor à la déchéance de l’empire. Si l’échec de la sécurité collective des années 1920 et 1930 a mené à la Seconde Guerre mondiale, l’idée d’une grande stratégie de la paix émerge de cette période et se retrouve dans les Nations Unies. L’ampleur alors significative de l’influence britannique permet de comprendre les concepts de sécurité européens d’abord, mais également américains du fait de la proximité stratégique des deux pays. Cette entente, improbable au regard de l’Histoire et de la construction même des États-Unis comme une superpuissance anti-impérialiste et antibritannique, s’est d’abord projetée contre la peur de la puissance française. Mais in fine la Grande Bretagne aura joué un grand rôle dans la construction de la grande stratégie américaine. Cela devient particulièrement visible au travers de la relative schizophrénie [2] entretenue par les deux puissances à l’égard des problèmes européens. Pour les Britanniques, celle-ci s’accompagne d’une peur d’y être emmêlés et plus globalement une peur des impulsions négatives et des étrangers malgré le désir de propriété, de commerce et de croissance de la puissance maritime. Néanmoins, après le processus de formation difficile de l’empire britannique, en particulier en lien avec les tensions religieuses et ethniques dans les îles, la Grande Bretagne est, après 1715, une puissance de rang moyen qui entretient au long du XVIIIème siècle une stratégie politique européenne continentale pour le moins active.

 
John Bew
Professeur d’Histoire et de politique étrangère au département des War Studies du King’s College de Londres au Royaume-Uni. Crédit : Chaire Grands Enjeux Stratégiques Contemporains

Notons que la perte de l’Amérique en 1783 représente un choc politique considérable qui implique la professionnalisation de la politique étrangère britannique au moyen du Foreign Office. En outre, la Révolution française marque un nouveau tournant des relations franco-britanniques à l’aube de l’avènement de Napoléon qui met en difficulté les concepts de guerre et de nation au sein d’une Europe dynastique. Les quelques six coalitions formées pour mettre à mal l’empire napoléonien ont la particularité de faire ressortir les pires cauchemars stratégiques britanniques : la peur de l’invasion par la marine française, la peur d’être coupés du commerce ou encore la peur que la maison de Hanovre soit isolée. Ainsi l’État britannique se transforme par le défi français.

Par ailleurs la peur d’un arbitrage par les grandes puissances éveille le génie des stratèges britanniques qui tentent de définir la position de la Grande-Bretagne vis-à-vis de l’Europe. Après 1815, la politique étrangère britannique vise à essayer de façonner la politique européenne pour continuer à travailler dans le système du congrès de Vienne et pour que les Russes, jugés hyperactifs, évitent de fondre sur l’Europe. Mais la Grande-Bretagne est rapidement considérée trop proche de l’Europe anti-démocratique et trop encline à respecter les ordres des empereurs. Aussi, afin de maintenir sa crédibilité en termes de politique étrangère, Robert Stewart Castlereagh [3] signe le premier divorce entre la Grande-Bretagne et l’Europe dans les state papers de 1820. Pêché originel ou manœuvre temporaire, la prise de distance qui résulte de cet acte a de fortes conséquences sur l’expansion de l’Empire. Un comité parlementaire juge d’ailleurs en 1870 que le Royaume-Uni doit cesser de se développer face à la concurrence et au grand jeu stratégique.

Dans cette lignée, le XXème siècle est le témoin la fin de l’isolement splendide, processus qui agite la diplomatie britannique [4] en proie avec l’idée de paix autocratique. Alors que l’empire s’affaiblit au lendemain de la Première Guerre mondiale, émerge l’idée de créer un ordre mondial où chacun est protégé. À en croire W. Churchill, il fallait en effet choisir entre l’ordre mondial et l’anarchie. Le projet de l’ordre international est remarquablement vendu aux américains par les Britanniques qui participent à l’organisation d’un système multilatéral après 1945, accompagné d’une sécurité collective qui repose sur les États-Unis. Dès lors, la politique étrangère britannique devient lisible car appuyée sur l’alliance avec la première puissance mondiale. Ainsi l’empire devient-il le Commonwealth, grand pilier stratégique guidé par une idée de moins en moins stratégique de sa politique étrangère. Selon Dean Acheson [5] en effet, « La Grande Bretagne a perdu son empire et n’a pas trouvé son rôle ».

En ce début de XXIe siècle la sécurité britannique fait face à de grands dilemmes en lien avec les grands enjeux transnationaux qui requièrent la possibilité d’y allouer des ressources. Ainsi de grandes stratégies ont été élaborées comme la fin des négociations des accords de libre-échange entre l’Union européenne et la Grande-Bretagne en mars 2021. Ainsi émerge un cadre stratégique s’appuyant sur quatre piliers : d’abord maintenir l’avantage grâce à la science et à la technologie, ensuite donner forme à l’ordre international de l’avenir, puis renforcer la sécurité et la défense aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays et enfin renforcer la notion de résilience au pays comme à l’étranger.

En 2023 a été ajouté à l’« Integrated Review » une révision de cette stratégie car l’ordre international avait connu de nouveaux enjeux qui étaient une source de préoccupation. Cette révision relève que les quatre grandes tendances se sont amplifiées et posent de plus en plus de menaces. La question du nucléaire et de l’arsenal s’y pose car engagement a été pris d’atteindre 2,5% du budget alloué à la défense, notamment dans le cadre de la nécessité de faire face à la Chine. Pour cela il existe un consensus bipartisan autour des positions de politique étrangère malgré une dimension activiste croissante depuis 2019. Les enseignements de la période de l’entre deux guerres témoignent du fait que la prévision est un élément essentiel d’une grande stratégie. Cette notion de planification a d’autant plus retrouvé sa raison d’être qu’elle a de la concurrence à une échelle mondiale. Aussi si nous devions faire usage des dix prochaines années de manière fructueuse comparée à la période 1904-1914 consacrée à la recherche d’alliés contre le risque de guerre, il faudrait repenser la capacité de mobiliser les ressources mondiales pour aboutir à de plus grands succès dans l’art de conduire les affaires d’états en termes diplomatiques et sécuritaires afin d’éviter certaines des formes les plus déprimantes des prévisions qui nous sont assénées.

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Offensive ukrainienne en Russie : succès tactique mais erreur stratégique

Offensive ukrainienne en Russie : succès tactique mais erreur stratégique

par Olivier DUJARDIN – CF2R – NOTE D’ACTUALITÉ N°646 / août 2024

https://cf2r.org/actualite/offensive-ukrainienne-en-russie-succes-tactique-mais-erreur-strategique/


La concentration de forces ukrainiennes dans la région de Sumy n’était pas passée inaperçue, de nombreuses sources en faisaient état. Ce qui a surpris, en revanche, c’est l’emploi inattendu de cette force militaire. On aurait pu penser que ce rassemblement avait pour objectif de réduire le saillant créé par les Russes dans la région de Kharkiv, ou qu’il s’agissait d’une préparation en vue d’une hypothétique attaque russe dans le secteur de Sumy, une possibilité évoquée par les autorités ukrainiennes il y a quelques semaines.

Le choix de l’état-major ukrainien d’envahir le territoire russe, une première depuis 1941, a pris tout le monde de court, à commencer par les Russes, mais aussi les plus proches alliés de l’Ukraine. C’est la première vraie surprise militaire de l’année 2024. En effet, compte tenu du manque chronique de troupes sur le front et des difficultés des Ukrainiens à stabiliser la poussée russe dans le Donbass, il ne semblait pas évident que Kiev choisisse d’ouvrir un nouveau front.

Le succès tactique de cette opération est indéniable. L’Ukraine a rapidement pris le contrôle de plusieurs dizaines de localités, s’enfonçant parfois de plus de trente kilomètres à l’intérieur du territoire russe. Cette attaque éclair a été menée dans un secteur vulnérable et peu protégé de la frontière russe, en coordination avec des frappes massives de drones dans la région de Koursk. Des moyens significatifs de guerre électronique ont été déployés pour neutraliser autant que possible les capacités des drones russes, tandis qu’une importante défense sol-air, incluant deux batteries Patriot, a été mise en place pour couvrir l’avancée des troupes.

L’Ukraine a mobilisé cinq brigades pour cette opération : la 61e brigade mécanisée détachée du front de Kharkiv, la 80e brigade d’assaut aérien prélevée sur le front de Bakhmut, la 22e brigade mécanisée retirée du front de Klishchiivka, la 116e brigade mécanisée venue du front de Vovchansk, et la 103e brigade territoriale initialement stationnée à Sumy. En réserve, la 88e brigade mécanisée, chargée de la protection de la frontière nord, a également été mobilisée. Cela représente un effectif de 15 000 à 20 000 soldats ukrainiens engagés dans l’opération. Environ 10 000 à 12 000 hommes auraient franchi la frontière, bien plus que le millier d’hommes annoncé initialement par le ministère russe de la Défense.

Les forces ukrainiennes n’ont rencontré que peu de résistance, écrasant les quelques centaines de gardes-frontières russes et leur infligeant de lourdes pertes. Cependant, elles en ont également subi, avec la destruction de plusieurs dizaines de véhicules, principalement en raison de l’intervention de l’aviation, des hélicoptères de combat et des munitions rôdeuses russes. En parallèle, les forces ukrainiennes multiplient les incursions en territoire russe, comme dans les régions de Belgorod et de Koursk, avec, entre autres, l’appui de volontaires géorgiens.

Cette offensive s’est déroulée simultanément avec une tentative de débarquement sur la péninsule de Kinbourn, en mer Noire. Cependant, cette opération a été rapidement repoussée. La grosse dizaine d’embarcations engagée dans cette tentative n’a fait l’objet que d’une faible couverture médiatique de la part de Kiev, qui s’est contentée de diffuser une vidéo montrant les embarcations en mer[1].

Quel est l’objectif de cette attaque ?

L’objectif stratégique de cette attaque en territoire russe reste flou. Plusieurs hypothèses ont été avancées pour expliquer cette initiative :

cette opération aurait pour objectif de contraindre les Russes à dégarnir le front du Donbass, soulageant ainsi la pression sur les forces ukrainiennes dans cette région. Cependant, cet effet escompté pourrait ne pas se matérialiser. L’opération se déroulant sur son sol, l’état-major russe peut déployer des forces non engagées sur le front ukrainien, comme les unités de conscrits. De plus, l’armée russe dispose encore de réserves significatives. Au mieux, cette action pourrait perturber la rotation de ses unités au front, mais probablement sans impact majeur. En tout cas, à ce jour, aucune des unités russes déployées en renfort n’a été prélevée sur un autre front ;

l’opération aurait pour but de couper l’approvisionnement en gaz de l’Union Européenne en sabotant les gazoducs de la région. Cependant, cette idée semble peu plausible. Les gazoducs en question traversent l’Ukraine et, si les Ukrainiens avaient voulu interrompre le flux, ils auraient pu le faire directement depuis leur propre territoire. S’ils s’en sont abstenus, cela s’explique par le fait qu’ils continuent à percevoir des frais de transit payés par les Russes, ce qui rend cette hypothèse peu crédible ;

– on peut penser que cette offensive ukrainienne vise à imiter l’opération russe dans la région de Kharkiv, en cherchant à s’emparer de territoires qui serviraient de levier lors de futures négociations. Cette stratégie pourrait avoir du sens, mais elle suppose que les Ukrainiens parviendront à maintenir ces positions sur le long terme, ce qui nécessiterait des ressources humaines et matérielles importantes, dont ils manquent déjà, pour renforcer leurs positions et compenser l’attrition. L’observation de certains équipements de génie déployés par les Ukrainiens dans la zone pourrait indiquer une intention de s’y retrancher durablement, mais cela reste à confirmer ;

– une autre hypothèse pourrait être que cette opération vise à déstabiliser le pouvoir russe en le discréditant, dans l’espoir de provoquer des soulèvements ou des protestations parmi la population russe. Cependant, cet objectif semble peu fondé. Vladimir Poutine a déjà surmonté de nombreuses crises sans que son pouvoir ne soit véritablement menacé et, historiquement, une attaque sur un pays tend plutôt à unir la population autour de ses dirigeants. Il est donc possible que cette offensive ait l’effet inverse de celui escompté, en renforçant le soutien à la guerre au sein de la population russe ;

– une dernière explication pourrait être que cette offensive a été menée dans un but politique, cherchant à détourner l’attention des revers subis par l’armée ukrainienne sur le front du Donbass au cours des derniers mois, tout en essayant de remonter le moral de la population ukrainienne. Bien que très plausible, cette raison semble être l’une des plus discutables pour justifier une telle opération car, lancer une offensive principalement pour des raisons de communication ou de moral pourrait s’avérer être une stratégie risquée et peu judicieuse.

Une potentielle erreur stratégique

En temps de conflit, il est généralement logique que ce soit la partie disposant de la supériorité numérique qui cherche à étendre le front et non celle qui peine déjà à maintenir la ligne existante. Actuellement, l’armée ukrainienne rencontre de sérieuses difficultés dans le Donbass : elle manque de troupes, a du mal à assurer la rotation de ses unités et peine toujours à stabiliser la ligne de front. Dans ce contexte, il est compréhensible que les autorités russes n’aient pas pris au sérieux les renseignements concernant cette offensive, tant elle semble aller à l’encontre des principes militaires de base.

Cependant, il ne faut pas oublier que les Russes eux-mêmes ont dérogé à cette logique en lançant l’invasion de l’Ukraine en 2022 avec seulement 120 000 à 150 000 soldats, ce qui a conduit aux difficultés que l’on connaît aujourd’hui. Pour mener son offensive, l’état-major ukrainien a dû retirer des unités de qualité et du matériel déjà en pénurie sur le front du Donbass. Ce choix délibéré d’affaiblir encore davantage une ligne de front déjà fragile est extrêmement risqué. L’Ukraine se retrouve maintenant à devoir défendre un front allongé d’une centaine de kilomètres supplémentaires, ce qui nécessitera des hommes, du matériel et des munitions, éléments dont elle manque déjà cruellement.

Avec probablement moins de 20 000 hommes engagés dans cette opération, l’armée ukrainienne ne pouvait espérer aller très loin sans diluer ses forces sauf à recevoir de très importants renforts que l’on ne voit pas venir. Plus le terrain à couvrir est vaste, plus il est nécessaire d’avoir des troupes pour le défendre efficacement. Il semble donc que l’étendue maximale de leur avancée ait été atteinte aux environs du 12-13 août 2024, bien loin de la ville de Koursk ou de sa centrale nucléaire.

Dès lors, l’armée ukrainienne devra faire face à des renforts russes et à un bombardement intensif par des moyens aéroportés (avions et drones) ainsi que par l’artillerie. Sans retranchement ni positions fortifiées, comme le montrent les vidéos de soldats ukrainiens creusant des tranchées en urgence[2], sa situation pourrait devenir très difficile comme le montrent les nombreuses vidéos de ses colonnes prises dans des embuscades[3]. Cela pourrait finir par coûter plus cher aux Ukrainiens qu’aux Russes, en termes de pertes humaines et de matériel.

De son côté, la Russie doit répondre à l’avancée ukrainienne mais, militairement parlant, elle n’a pas nécessairement intérêt à éliminer ce saillant trop rapidement. En effet, ce saillant peut servir à diluer les moyens militaires ukrainiens, dans la continuité de la stratégie russe amorcée avec son offensive limitée dans la région de Kharkiv qui a pour but d’accélérer l’usure des forces ukrainiennes. Néanmoins, les considérations politiques pourraient influencer la réponse russe, la poussant à adopter d’autres mesures.

Il est peu probable que cette situation mène à une escalade nucléaire, étant donné que le territoire conquis par les Ukrainiens est relativement modeste avec un rectangle d’une quarantaine de kilomètres de large sur une profondeur d’une quinzaine de kilomètres en moyenne. En comparaison de la vaste étendue de la Russie et de la faible valeur stratégique du terrain conquis, rien ne justifie une montée aux extrêmes. La dynamique aurait été différente si les Ukrainiens avaient réussi à capturer des villes importantes telles que Koursk, Briansk, Belgorod ou Voronej.

À ce stade, l’offensive ukrainienne semble peu affecter les opérations russes dans le Donbass où les avancées se poursuivent et semblent même s’accélérer, mettant désormais en danger la ville de Pokrovsk, un nœud logistique crucial pour les Ukrainiens.

Une opération qui n’est pas sans rappeler celle sur la rive orientale du Dniepr

En octobre 2023, malgré l’échec de leur contre-offensive, les Ukrainiens ont surpris en lançant une opération amphibie sur la rive orientale du Dniepr depuis Kherson, visant à établir des têtes de pont à Krinky, Dachi et sur les îles voisines. Pour cette opération, ils ont mobilisé d’abord 3, puis 4 brigades d’infanterie de marine. Ils ont exploité la destruction du barrage de Kakhovka, le risque de submersion qui aurait pu balayer leurs troupes ayant été éliminé.

Après avoir avancé de quelques kilomètres, l’offensive ukrainienne s’est rapidement heurtée à des renforts russes. Les objectifs affichés pour cette opération étaient semblables à ceux de l’offensive que l’on observe aujourd’hui dans la région de Koursk : détourner les effectifs russes de leur objectif et déstabiliser le pouvoir russe. Cependant, cette action n’a ni détourné les forces russes de leurs priorités principales, ni remis en cause la position de Poutine. Elle a simplement détourné l’attention des échecs de la contre-offensive et a temporairement renforcé le moral ukrainien au moment où la Russie capturait Avdiivka.

Dix mois plus tard, cette opération n’a laissé que des vestiges. Les têtes de pont ont été évacuées en urgence lorsqu’il a fallu réagir face à l’avancée russe vers Kharkiv. En termes stratégiques, les Ukrainiens n’ont rien gagné, sauf une usure inutile de leurs brigades d’infanterie de marine. Bien qu’ils aient réussi à causer de l’attrition du côté russe, cela a été principalement réalisé à l’aide de drones et d’artillerie depuis la rive occidentale du Dniepr, rendant la présence des têtes de pont superflue pour atteindre ces objectifs.

L’opération en cours dans le région de Koursk risque bien de se finir de la même manière, si ce n’est que le risque pris par Kiev est beaucoup plus important de par le volume des forces engagées.

Le pont de Crimée, une autre erreur stratégique potentielle ?

Depuis le début de l’invasion russe, le pont de Crimée est devenu une cible prioritaire pour les Ukrainiens. Cet ouvrage est un symbole puissant de l’annexion de la Crimée et représente une voie logistique cruciale, bien que non unique. En effet, des alternatives telles que le pont terrestre au nord de la mer d’Azov et les liaisons maritimes pourraient pallier une éventuelle destruction de celui-ci.

Consciente de son importance stratégique et symbolique, la Russie a déployé des moyens considérables pour protéger le pont. Ces mesures comprennent des systèmes de défense sol/air et des moyens physiques renforcés pour sécuriser l’infrastructure.

Attaquer cet ouvrage présente donc des défis significatifs. Une opération réussie nécessiterait une grande quantité de munitions adaptées pour percer les défenses en utilisant des stratégies de saturation, une diversité des axes d’attaque et une utilisation de différents types de munitions (missiles balistiques, de croisière, drones…). L’objectif serait de causer des dommages suffisamment importants pour interrompre l’usage du pont jusqu’à ce que des réparations soient effectuées. Bien que complexe, une telle opération reste envisageable si elle est exécutée avec une planification méticuleuse et une coordination efficace.

Bien que régulièrement annoncée, une nouvelle attaque du pont de Crimée n’a pas eu lieu jusqu’à présent. L’armée ukrainienne semble attendre le « bon moment », mais il est difficile de déterminer ce que pourrait être ce moment optimal, surtout sachant que tous les axes logistiques russes disponibles sont déjà ciblés.

Une autre hypothèse est que les Ukrainiens reconnaissent les risques stratégiques liés à une telle attaque. En effet, la riposte russe serait prévisible : en réponse à la destruction du pont de Crimée, les Russes pourraient envisager de détruire la quinzaine de ponts qui enjambent le Dniepr, lesquels sont vitaux pour les communications et les approvisionnements ukrainiens. Cela couperait efficacement les troupes ukrainiennes situées sur la rive orientale du fleuve de leurs lignes de ravitaillement, compliquant et ralentissant considérablement leurs opérations.

De plus, on peut s’interroger sur le fait que la Russie n’ait pas encore attaqué les ponts traversant le Dniepr pour affaiblir l’armée ukrainienne. Une réponse possible pourrait être l’existence d’un accord tacite entre les deux parties, où chacune garde en « otage » les ponts stratégiques de l’autre. Cela expliquerait le peu d’empressement des Ukrainiens à détruire le pont de Crimée comme la préservation des ponts sur le Dniepr jusqu’à présent.

Ce n’est pas la première fois que l’armée ukrainienne crée la surprise en lançant des opérations dans des endroits inattendus. Malheureusement, il semble que ces actions soient, une fois de plus, motivées par des objectifs principalement politiques et médiatiques, plutôt que par une stratégie militaire bien réfléchie. Le gouvernement à Kiev semble privilégier les coups d’éclat, des « coups de com », qui ont peu ou pas d’impact réel sur le cours de la guerre. En se concentrant sur des actions spectaculaires mais peu efficaces, le pouvoir politique risque de compromettre l’efficacité de ses forces armées, en les épuisant dans des opérations qui, bien que remarquables, sans véritable stratégie sous-jacente.

Cette tendance à se focaliser sur le « génie tactique ukrainien » occulte la finalité stratégique qui devrait guider les choix militaires. Les guerres ne se gagnent pas à coup de scoops médiatiques ni de symboles. La stratégie ukrainienne dans ce conflit devient de plus en plus obscure, les actions entreprises semblant parfois contre-productives à long terme. Obtenir le « prix du public » est peut-être gratifiant mais cela n’offre aucun avantage opérationnel. On peut se demander si cette approche est le résultat de la dépendance du pays vis-à-vis de ses sponsors étrangers ou si le gouvernement ukrainien a fini par croire en sa propre propagande


[1] https://www.youtube.com/watch?v=GwGYom8K2yM

[2] https://www.youtube.com/watch?v=hQzWQ1_Ar64

[3] https://www.youtube.com/watch?v=7GeOgVFei5I

Les BRICS se renforcent à l’approche du prochain sommet

Les BRICS se renforcent à l’approche du prochain sommet

par Alex Wang* – Revue Conflits – publié le 20 août 2024

https://www.revueconflits.com/les-brics-se-renforcent-a-lapproche-du-prochain-sommet/


Le prochain sommet des BRICS doit se tenir en octobre en Russie. À l’approche de ce sommet, de nouveaux États ont demandé à intégrer le groupe. Les échanges économiques et le système indépendant de paiements sont également en cours de renforcement.

De nouveaux candidats pour intégrer le groupe

Le prochain sommet des BRICS devrait se tenir dans la région russe de Kazan en octobre. Le 16e sommet verra la participation de quatre pays nouvellement intronisés : les Émirats arabes unis, l’Égypte, l’Iran et l’Éthiopie. L’alliance de neuf membres décidera de l’orientation du groupe lors du prochain sommet et s’engagera en faveur d’un partenariat plus solide.

Une poignée de pays en développement d’Asie, d’Afrique, d’Europe de l’Est et d’Amérique latine ont exprimé leur intérêt à rejoindre le groupe BRICS en 2024. Anton Kobyakov, conseiller présidentiel russe, a confirmé lors d’une dernière conférence de presse que 59 pays ont exprimé leur intérêt à rejoindre les BRICS en 2024.[1] Citons quelques-uns dans la liste : la Turquie, le Venezuela, la Thaïlande et la Malaisie.

La Turquie veut adhérer aux BRICS. C’est ce qu’a déclaré son ministre des Affaires étrangères Hakan Fidan lors de sa visite en Chine, le premier déplacement à Pékin d’un responsable politique turc de premier plan depuis douze ans.[2] Ce geste a un impact considérable étant donné que la Turquie est un membre de l’OTAN et un aspirant de l’Union européenne depuis des années.

Dans un communiqué commun publié à l’issue d’une rencontre tenue à Pékin, entre le président chinois Xi Jinping et le président vénézuélien Nicolas Maduro, ce dernier a réitéré, lors de leur rencontre, l’intérêt de son pays à rejoindre les BRICS.[3] Cette candidature, plus celle de Colombie et de Bolivie, jette une pierre dans l’arrière-cour des États-Unis.

La Malaisie et la Thaïlande ont également annoncé qu’elles demanderaient à devenir membres des BRICS. C’est une victoire pour la multipolarité.[4] Le Premier ministre malaisien a annoncé le 18 juin que la Malaisie s’apprêtait à rejoindre les BRICS. Cette déclaration est survenue quelques heures avant la venue en Malaisie du Premier ministre chinois.

Commerce explosif entre les pays BRICS

Le commerce entre les nations BRICS devrait atteindre 500 milliards de dollars en 2024, marquant une progression notable.[5]  En 2023, les échanges commerciaux au sein du groupe ont fortement augmenté grâce à de nouveaux accords et au renouvellement de partenariats, renforçant leur position internationale.

Selon la Banque Mondiale, bien que ce chiffre reste en dessous de la moyenne mondiale, la croissance des BRICS est constante et prometteuse, ouvrant la voie à de futurs accords commerciaux. L’initiative clé des BRICS est leur projet de dédollarisation, visant à réduire leur dépendance au dollar américain en favorisant l’utilisation de leurs propres monnaies.

La Chine et la Russie mènent ces efforts, avec des actions concrètes pour réaliser ce projet. Lors du 15e sommet des BRICS à Johannesburg, cinq nouveaux pays exportateurs de pétrole ont été intégrés. Si les BRICS réussissent à convaincre d’autres pays de régler leurs paiements pétroliers en monnaies locales, l’impact sur le dollar américain pourrait être significatif. L’élimination du statut de monnaie globale du dollar est un objectif à long terme des BRICS.

Un système de paiement indépendant

Après des années de discussion, les BRICS ont enfin annoncé la création d’un nouveau système de paiement[6] pour réduire l’influence du dollar sur leurs économies. Initialement prévu pour utiliser le système russe SPFS, ce projet s’appuiera finalement sur la blockchain et les cryptomonnaies. Cette initiative vise à renforcer l’autonomie des BRICS dans la finance internationale et à diminuer leur dépendance au dollar américain et aux systèmes financiers occidentaux comme SWIFT. Les discussions laissent place à des actions concrètes, permettant l’utilisation des monnaies des BRICS ou d’une nouvelle monnaie commune éventuelle.

Ce développement est un élément clé de l’agenda 2024 des BRICS, qui vise à renforcer leur rôle sur la scène financière mondiale et à s’affranchir du dollar. Ces derniers mois, l’alliance a multiplié les initiatives en ce sens. Selon de récentes informations, le ministère russe des Finances collabore avec la Banque de Russie et les partenaires des BRICS pour développer la plateforme de paiement multilatérale BRICS Bridge, destinée à améliorer l’efficacité du système monétaire mondial. Dans l’ensemble, les efforts des BRICS pour sortir du dollar vont au-delà de la création d’un système de paiement.

Le Parlement des BRICS

Récemment, Vladimir Poutine a avancé l’idée de construire à l’avenir son propre Parlement des BRICS.[7]

Comme tout le monde le sait, les BRICS sont une alliance plutôt économique. Si cette déclaration reflète l’état d’esprit des tous les leaders des BRICS, cela signifie qu’ils vont passer, d’une initiative économique conjoncturelle à une alliance politique plus organisée donc plus efficace.

L’établissement du Parlement permettrait la transformation des BRICS en une organisation digne de ce nom au lieu, comme actuellement, des réunions annuelles.

Le lien entre les BRICS sera plus serré et plus formel, aidant à mieux gérer la disparité des priorités des membres et les résolutions des conflits internes. En même temps, il y aurait plus de disciplines dans la mise en place des décisions collectives.

Vis-à-vis de l’extérieur, ce groupe aurait un front uni, ayant des positons plus cohérents et plus consistants dans les discussions internationales et contre les éventuelles sanctions unilatérales. Ce Parlement serait aussi une plateforme d’expérimentation pour une gouvernance mondiale d’un nouveau genre.

BRICS et SCO (Shanghai Cooperation Organisation)

Fondée en 2001 par la Chine, la Russie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan, SCO a accueilli l’Inde et le Pakistan en 2016, l’Iran en 2021, et le Bélarus en 2024. Elle vise à assurer la sécurité collective contre le terrorisme, l’extrémisme et le séparatisme.

Les BRICS élargissent leur coopération à presque tous les domaines, y compris potentiellement la sécurité dans les régions initiales et au-delà, pour inclure, par exemple, le besoin de protéger les ouvrages BRI en Amérique latine (par exemple, le port de Chancay[8]) et en Afrique notamment dans l’Est. Il est donc envisageable qu’un rapprochement, voire une fusion, entre les BRICS et la SCO puisse se produire à l’avenir.

BRICS et UE

Les BRICS et l’UE devraient et peuvent se dialoguer davantage. Un article très intéressant de Henri Malosse en a résumé les possibilités.[9]

L’idée des BRICS comme alternative à l’hégémonie américaine pourrait attirer les partisans de l’intégration européenne. Des tentatives de rapprochement entre l’Europe et les BRICS ont déjà eu lieu, comme durant la présidence grecque de l’UE. L’attrait des BRICS se ressent aussi en Europe, avec des pays comme la Serbie envisagés comme futurs membres des BRICS tout en étant candidats à l’UE.

L’Union européenne aurait peu d’intérêt à s’aligner complètement sur les positions américaines et devrait plutôt explorer des opportunités de collaboration avec les BRICS, au lieu de les considérer comme des rivaux ou des ennemis. De plus, une présidence américaine potentiellement plus isolationniste compliquerait davantage la situation pour l’Europe.

Par exemple, en ce qui concernant l’Afrique, il serait pertinent d’explorer des synergies entre l’aide européenne à l’Afrique et l’assistance des BRICS, en respectant les principes de non-ingérence et l’identité culturelle et politique des pays africains. Cette coopération pourrait offrir des opportunités prometteuses pour des collaborations constructives entre l’UE et les BRICS.


[1] Vinod Dsouza, 59 Countries Show Interest To Join BRICS in 2024, Watcher.Guru, June 11, 2024.

[2] Euro topics, Turquie : les BRICS plutôt que l’UE ? 10 juin 2024.

[3] La Chine salue l’intention du Venezuela de rejoindre les BRICS, Islam Uddin, Anadolu Ajansi, 14.09.2023

[4] Sarang Shidore, Southeast Asia in BRICS Is Good for the Global Order, The club’s expansion affirms the Global South’s hedging strategy—and sends a message to the great powers, FP, July 4, 2024

[5] Commerce explosif entre les pays BRICS : Vers les 500 milliards de dollars ! Agence BD OR, 29 décembre 2023

[6] Luc José Adjinacou, BRICS : Vers un système de paiement basé sur la blockchain et les cryptos, Mar 05, 2024

[7] Elena Teslova, Poutine : les BRICS pourraient créer leur propre parlement à l’avenir, AA, 11.07.2024

[8] Alex Wang, Le port de Chancay au Pérou : une pierre chinoise dans l’arrière-cour des États-Unis ? Revue Conflits, le 25 mars 2024

[9] Henri Malosse, Les Brics élargissent leur influence et leur attractivité, Revue Conflits, le 14 mai, 2024

 

Alex Wang

*Titulaire de deux doctorats (philosophie et ingénierie) et familier des domaines clés de la NTIC, Alex Wang est ancien cadre dirigeant d’une entreprise high tech du CAC 40. Il est également un observateur attentif des évolutions géopolitiques et écologiques

«Campagnes de désinformation, cyberattaques, ingérences… le combat hybride a déjà commencé, à nous d’y faire face»

«Campagnes de désinformation, cyberattaques, ingérences… le combat hybride a déjà commencé, à nous d’y faire face»

https://www.lefigaro.fr/vox/monde/le-combat-hybride-a-deja-commence-a-nous-d-y-faire-face-20240725


Vladimir Poutine à Moscou, en Russie, le 12 juin 2024.

Vladimir Poutine à Moscou, en Russie, le 12 juin 2024. SERGEI GUNEYEV / AFP

FIGAROVOX/TRIBUNE – La France doit faire face à une guerre hybride menée par la Russie, qui pourrait engendrer, si notre pays n’en prend pas la peine mesure, une «fragmentation de la nation», estime le commandant Olivier Martin.

Olivier Martin est commandant des Transmissions/Guerre électronique. Il prépare actuellement un doctorat sur les guerres hybrides.


«La France ne le sait pas, mais nous sommes en guerre». Si ce mot prêté à François Mitterrand n’évoquait que l’économie, il prend un tour plus littéral et concret aujourd’hui face à la Russie. Pourtant, nous n’en avons que très partiellement conscience.

Comment l’expliquer ? Cette guerre est hybride et contourne l’usage de la force. Elle relève d’une stratégie intégrale indirecte. Elle agit sous le seuil de riposte conventionnelle en combinant influence, lutte informationnelle et actions discrètes voire secrètes. Elle tire profit d’un champ de bataille multimilieux et multichamps, ouvert à l’art combinatoire. Elle cible principalement la «base arrière» : ensemble de l’appui aux forces de combat au sein d’une société. Mode d’action récurrent, sa modernité réside dans sa capacité et ses moyens de fragmenter de la cohésion nationale.

À l’aune des campagnes de désinformation et de manipulation en France, la guerre a déjà commencé. Il nous faut apprendre à voir ce nouvel art de la guerre et y faire face.

Officiellement, nous ne sommes pas en guerre. L’entrée en guerre (article 35 de la Constitution) n’a pas été invoquée. Ni notre société, ni notre économie ne sont sur le pied de guerre. Malgré les combats en Ukraine, nous agissons comme si le rêve d’une paix perpétuelle ne s’était pas éloigné. Nos sociétés ont cru aux dividendes de la paix, conduisant à une démobilisation des esprits et à une intolérance à la guerre, signe d’un pacifisme exacerbé.

Pourtant, nous sommes en «état de guerre», au sens kantien du terme : dans cet entre-deux d’un «ni guerre ni paix» pouvant mener aux extrêmes. La guerre hybride est ambiguë. Elle évite une confrontation directe par des opérations sous le seuil de riposte armée. Le ciblage de la «base arrière» française est à l’œuvre via les réseaux sociaux, des cyberattaques, des manœuvres économiques, énergétiques…En témoignent les ingérences étrangères sur les élections ou sur les hommes politiques, les rapports de Viginum et des services de renseignement. L’implication de «Doppelgänger» dans l’amplification et la diffusion des images des tags représentant des étoiles de David à Paris l’illustre parfaitement.

La guerre hybride vise le délitement des liens entre la population, le gouvernement et les armées.

Olivier Martin

La situation sécuritaire tend à un paradoxe presque métaphysique, à l’image du chat de Schrödinger : à la fois mort et vivant. Cet «état de guerre» explique notre aveuglement. Il repose sur un biais : notre incapacité à saisir un changement sans modification brutale. Leibniz l’illustrait par l’exemple de la corde qui se rompt : nous ne prenons conscience de la fragilisation de la corde qu’au moment où elle cède. Or, cette dégradation suit un lent processus. À l’image du passage de la paix à la guerre, nous cherchons l’événement déclencheur. Mais dans ce nouveau paradigme de la «guerre avant la guerre», il ne viendra peut-être pas.

L’hyper-connectivité dans un monde globalisé a engendré de nouveaux champs de confrontation, notamment informationnel et cyber, permettant une manipulation de masse. Ce ciblage vise l’opinion publique et in fine ses décideurs. Sixième fonction stratégique en France, l’influence est une «arme» par procuration pour nos compétiteurs. La force armée n’est plus l’ultime recours. Le militaire n’en détient plus le monopole. L’arrière est au front, alors «qu’on ne sent ni l’odeur de la poudre ni celle du sang» (La guerre hors limites de Qiao Liang et Wang Xiangsui).

La guerre hybride contourne l’usage de la force en raison d’un double blocage. L’équilibre de la terreur nucléaire implique une première impasse. Arme de non-emploi, elle n’efface pas la possibilité de la force mais la rend inacceptable tant le déséquilibre entre les gains et les pertes est abyssal. Le second est le rapport coût-efficacité des forces conventionnelles. L’attaque du fort au fort rend insupportable les coûts humains et matériels jusqu’au renouvellement de la question du seuil nucléaire. Or, le ciblage hybride évite cette dialectique de l’hostilité en restant sous le seuil de la riposte armée. Ainsi, la maskirovka use de moyens non militaires voire évite la lutte interétatique. Elle illustre la non-linéarité, chère au général Gerasimov, des conflits actuels : l’action armée ne vient, au besoin, que couronner cette stratégie. Les «petits hommes verts» en Crimée en 2014 en sont un cas d’école.

Ce ciblage ne vise pas la destruction des forces mais la fragmentation de la nation pour réduire en amont la capacité et la volonté de résistance. Elle ne veut pas convaincre par les armes (rationnel), mais persuader (émotionnel). L’objectif est le même : priver l’adversaire de sa liberté d’action. Pour reprendre la trinité clausewitzienne, la guerre hybride vise le délitement des liens entre la population, le gouvernement et les armées. L’isolement d’une de ces parties doit rendre impossible toute coordination. La soumission doit être acceptable dans cette nouvelle version de la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave. Ceci n’est pas sans rappeler la stratégie russe en Ukraine.

Cette stratégie indirecte, volontairement ambiguë, entretient un sentiment illusoire de sécurité pour mieux frapper et étouffer les forces morales de la nation.

Olivier Martin

Les pays baltes et leur «défense globale» nous montrent la voie. Cette stratégie cumulative utilise tous les moyens pour renforcer leur défense. Son pilier central réside dans sa population. Il faut s’en inspirer pour durcir nos structures technologiques, économiques et militaires. Un renforcement de la cohésion nationale, c’est-à-dire de cette «sainte trinité», met en échec le ciblage ennemi. Cette résilience s’appelait naguère forces morales. Cela suppose un vaste chantier de réduction de l’archipélisation sociale, de l’insécurité économique, du séparatisme : autant de fragilités connues, autant de voies d’accès pour la guerre hybride adverse.

Cible de choix dans le domaine militaire, il s’agit de consolider le «système combattant» : le militaire et son environnement de combat, entendu comme le tout qu’il forme avec ce qu’il défend (famille, valeurs, etc.). Cette préservation de la capacité à s’engager repose sur l’assurance d’une prise en charge collective de cette base arrière avant le seuil d’affrontement et par l’étanchéité informationnelle du front et de l’arrière une fois franchi.

Face à cette hybridité tentaculaire, et sans verser dans la paranoïa ou le fantasme d’une «cinquième colonne» qui ferait le jeu de nos adversaires, une approche systémique n’a de sens qu’interministérielle. Une réponse efficace suppose une interconnexion des services et le partage de l’information. Le conseil de défense et de sécurité nationale paraît être l’instance stratégique de bon niveau pour coordonner la réponse française. À l’instar de la stratégie intégrale prônée par le général Poirier, il s’agit d’opérer dans une triple dimension : culturelle, économique et militaire. Face à la guerre hybride, une nation ne connaît que des postes de combat. Cela signifie se protéger, attaquer pour punir l’adversaire, voire le dissuader.

Le combat hybride a déjà commencé. Bien que parfois indistinct, le ciblage de notre société est déjà à l’œuvre. Cette stratégie indirecte, volontairement ambiguë, entretient un sentiment illusoire de sécurité pour mieux frapper et étouffer les forces morales de la nation. Sans renier nos valeurs démocratiques ou renoncer à nos libertés, le défi est d’y faire face collectivement et de démontrer que le courage civique n’a pas déserté le monde occidental.

Rafale, Caesar, Scorpene : quand les armées ne voulaient pas des 3 stars des exportations françaises

Rafale, Caesar, Scorpene : quand les armées ne voulaient pas des 3 stars des exportations françaises

 

Depuis une dizaine d’années, l’industrie de défense française est engagée dans une dynamique porteuse particulièrement efficace à l’exportation, l’ayant amenée sur la seconde marche du podium mondial, après les États-Unis, mais devant la Russie.

Si la France exporte une grande variété d’équipements, allant du missile antichar au sous-marin, en passant par l’obus d’artillerie et l’avion de chasse, trois équipements se démarquent et portent, en grande partie, la progression des exportations françaises de défense aujourd’hui.

Ainsi, le chasseur Rafale, le sous-marin Scorpene et le canon Caesar, font régulièrement les gros titres, en France comme ailleurs, pour leurs succès internationaux. Si, désormais, tous se félicitent de ces succès, qu’on attribue volontiers à l’innovation et la détermination française, peu savent, en revanche, que ces trois équipements ont eu des débuts pour le moins difficiles, lorsque les armées françaises n’en voulaient pas.

Sommaire

Les stars de l’exportation des équipements de défense français

Il est, aujourd’hui, incontestable que le Rafale, le Scorpene et le Caesar, portent, à eux trois, la dynamique d’exportation française en matière d’armement, grâce à des contrats qui se chiffrent en centaines de millions, voire en milliards d’euros, mais également en entrainant, avec eux, d’importants contrats d’équipements et de maintenance, ruisselant dans toute la BITD (Base Industrielle et Technologie Défense).

Rafale Qatar
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Ainsi, après une quinzaine d’années de vaches maigres et d’inquiétudes industrielles et politiques, le Rafale de Dassault Aviation, s’est imposé, avec 300 appareils commandés sur la scène internationale, comme le plus grand succès européen d’exportation d’avions de combat depuis le Mirage F1, dans les années 70 et 80, et comme l’avion de chasse moderne le plus exporté aujourd’hui, après le F-35 américain.

De même, le sous-marin Scorpene, avec 16 navires commandés (bientôt 19 avec la commande indienne) par 5 forces navales, dépasse déjà le précédent record français détenu par la Daphnée dans les années 60, et vient directement menacer le Type 214 allemand, successeur du Type 209 qui détient le record occidental de sous-marins exportés dans les années 80 et 90.

Le canon Caesar, enfin, est devenu le plus grand succès à l’exportation de KNDS France (Ex-Nexter Ex-GIAT), et le système d’artillerie moderne européen le plus exporté ces trente dernières années, ne cédant, à l’échelle de la planète, qu’au K9 Thunder sud-coréen.

Chose encore plus rare, pour un équipement français, le Caesar est en passe de s’imposer comme un équipement standard au sein de l’OTAN, alors que cinq forces armées européennes, en plus de la France, ont déjà signé des commandes en ce sens (Belgique, Estonie, Lituanie, République tchèque et France), et que deux autres ont signé des lettres d’intention en ce sens (Croatie et Slovénie).

Il est toutefois particulièrement intéressant de constater que ces trois équipements qui, aujourd’hui, portent les exportations françaises en matière d’équipements de défense, et qui rapportent plusieurs milliards d’euros de production industrielle export, chaque année, à la balance commerciale nationale, ont connu des débuts particulièrement difficiles.

En effet, les armées françaises, ou certaines d’entre elles, n’en voulaient pas !

La Marine nationale préférait le F/A-18 Hornet au Rafale M en 1993

Lorsqu’il est question des débuts difficiles du Rafale, et de ses différents échecs commerciaux de 1997 à 2015, au Maroc, au Brésil ou encore aux Pays-Bas, il est fréquent de se voir rappeler la phrase désormais ô combien « pas prophétique » du ministre de la Défense Hervé Morin en 2010, lorsqu’il jugeait l’appareil trop compliqué et trop cher pour pouvoir être exporté.

Mirage 2000-9 EAU
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Cette position ministérielle avait, il est vrai, à ce point inquiété Dassault Aviation, que l’industriel préféra sacrifier la ligne d’assemblage du Mirage 2000, après l’échec de l’appareil en Pologne, même si certains marchés potentiels se profilaient déjà en Europe de l’Est et en Asie, à moyen terme, pour le monomoteur français.

En effet, l’avionneur français craignait que le gouvernement français, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, abandonne le Rafale pour une version modernisée du Mirage 2000, comme pouvait l’être le Mirage 2000-9 vendu aux Émirats arabes unis.

Le fait est, en procédant ainsi, Dassault obligea le ministère de la Défense à respecter ses engagements de commandes minimum de Rafale, avec 11 appareils par an, pour maintenir la ligne de production active, jusqu’à la première commande Égyptienne, en 2015, suivie, depuis, par beaucoup d’autres.

Quelques années plus tôt, cependant, c’est bien le ministère de la Défense, et son locataire, François Léotard, qui sauvèrent le programme Rafale, plus spécifiquement, le Rafale Marine. En effet, en 1993, l’ensemble de l’état-major, rue Royale, n’avait qu’une idée en tête : sortir du programme Rafale, pour pouvoir acheter des F/A-18 Hornet américains.

Il est vrai qu’à ce moment-là, l’aéronavale française était face à une évolution très incertaine, en particulier à court terme. Ainsi, les deux porte-avions français, embarquaient toujours des chasseurs de troisième génération, le Super-Étendard d’attaque, le F-8 Crusader de supériorité aérienne, et l’Étendard-4P de reconnaissance.

FA 18 Hornet foch 1 Exportations d'armes | Analyses Défense | Articles gratuits
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Ces appareils, mis en œuvre en Irak trois ans plus tôt, étaient alors largement dépassés face à une défense aérienne ou une chasse moderne, et face au groupe aérien embarqué américain, alignant F-14, F-18, A-6 et A-7.

De fait, lorsque l’US Navy proposa à la Marine nationale, une flotte d’une soixantaine de F/A-18 Hornet en occasion récente, pour le prix de moins de vingt Rafale M, tout l’état-major, ou presque, s’est mobilisé pour tenter de faire pression sur le ministère, et laisser le programme Rafale à la seule Armée de l’Air.

Or, le retrait de la Marine de ce programme aurait non seulement fait porter son développement sur la seule Armée de l’air, mais cela aurait, également, augmenté le prix unitaire de l’appareil, avec, à la clé, une réduction du volume de production. De fait, avec le retrait de la Marine, le programme Rafale pouvait, tout simplement, péricliter.

Le ministère de la Défense décida cependant de rejeter l’offre américaine, et de poursuivre le programme Rafale comme prévu. Notons qu’aujourd’hui, les Rafale M du premier lot, au standard F1, ont été portés au standard F3R multirôle, et volent toujours, alors que l’US Navy a retiré du service l’ensemble de ses Hornet.

Le Caesar, le système d’artillerie révolutionnaire conçu par GIAT dans le dos de l’Armée de terre

Si la Marine nationale a tenté de se retirer du programme Rafale pour se tourner vers un chasseur américain, l’Armée de terre, elle, a tout simplement ignoré, pendant plusieurs années, le canon Caesar, et n’a consenti à en commander que cinq exemplaires, initialement, pour lancer la carrière internationale du système d’artillerie conçu par GIAT.

AuF1 Armée de terre
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Il est vrai que quand le concept du Caesar est apparu dans l’esprit des ingénieurs français, l’Armée de terre percevait encore le reliquat de ses nouveaux canons automoteurs AuF1 GCT, dont elle était particulièrement satisfaite, un temps au moins. En outre, elle venait de lancer l’acquisition du canon tracté TrF1, pour soutenir les éléments projetés.

De fait, le besoin d’un nouveau système, tout innovant fut-il, était loin d’être la priorité de l’état-major de l’Armée de terre. Surtout que le programme Caesar semblait devoir relever des défis impossibles.

En effet, il s’agissait non seulement de franchir le cap des tubes de 52 calibres, ce qui entrainait de nombreuses évolutions, notamment au niveau de la culasse, mais aussi de parvenir à installer ce canon sur un châssis 6×6 susceptible de résister aux contraintes mécaniques du tir.

Le Caesar avait, force est de le reconnaitre, des ambitions particulièrement élevées, devant assurer un tir soutenu de 155 mm, avec une grande précision et une portée de 40 km, tout en pouvant embarquer, en monobloc, à bord d’un avion C130. À vrai dire, pas grand monde, en dehors des ingénieurs de GIAT, ne pensaient alors la chose possible. Pas question, donc, de dépenser des crédits dans ce programme.

caesar ukraine
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Ces derniers avaient, pourtant, déjà résolu le problème, en ajoutant un faux châssis au châssis principal du camion UNIMOG 6×6 sélectionné, car seul à répondre aux exigences françaises alors. Celui-ci permettait d’absorber une grande partie des efforts mécaniques lors du tir, alors qu’avec d’autres innovations, le Caesar passait de concept farfelu, à système d’armes efficace et redoutable.

En dépit de ces avancées, et de la présentation officielle du Caesar lors du salon Eurosatory 1994, l’Armée de terre n’était toujours pas convaincue. Le ministre de la Défense, Alain Richard, consenti toutefois à en acquérir cinq exemplaires, pour lancer la carrière internationale du système.

Ce ne sera qu’une fois les premiers exemplaires livrés et expérimentés, que l’Armée de Terre prit la mesure du potentiel de ce nouveau système, d’abord pour remplacer les TrF1, puis pour devenir la pièce d’artillerie standard de ses régiments, en remplaçant les AuF1.

Même aujourd’hui, la Marine nationale ne veut pas entendre parler du Scorpene, ni d’un quelconque sous-marin à propulsion conventionnelle.

Si le ministère de la Défense est parvenu à sauver le programme Rafale, et à faire adopter le Caesar par l’Armée de Terre, personne, en revanche, n’a réussi à faire changer de point de vue la Marine nationale, sur la question des sous-marins à propulsion conventionnelle.

SNA Rubis lors des essais de plongée en 1982
SNA Rubis lors des essais de plongée en 1982

Depuis qu’elle a reçu son premier sous-marin nucléaire d’attaque, le Rubis, en 1983, celle-ci considère, en effet, qu’il lui serait très inefficace de se doter d’une flotte mixte, alliant SNA et sous-marins d’attaque à propulsion conventionnelle, ou SSK. Pour elle, un SNA peut faire tout ce que fait un SSK, en mieux, et un plus rapide, alors que l’inverse n’est pas vrai.

De fait, même si on venait à proposer à la Royale deux SSK plutôt qu’un SNA, soit sensiblement la même enveloppe budgétaire, celle-ci refuserait sans le moindre doute.

Pourtant, le SNA a un immense défaut : il ne s’exporte pas. Or, la flotte de 6 SNA et de 4 SNLE, ne suffit pas pour garantir la pérennité et l’évolution des compétences sous-marines de Naval Group et de sa chaine de sous-traitance et d’équipements, pourtant indispensables à la dissuasion française.

D’ailleurs, la Grande-Bretagne, second, et seul pays opérant une flotte sous-marine nationale à propulsion nucléaire comparable à celle de la France, avec 7 SNA et 4 SNLE, a dû se tourner vers certaines technologies américaines, pour concentrer ses investissements de R&D pour maintenir sa filière industrielle.

Scorpene chili
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Naval Group, alors DCNS, prit un parti différent, en poursuivant la conception, la fabrication et l’exportation de sous-marins à propulsion conventionnelle, un exemple unique sur la planète. En effet, tous les industriels construisant des SSK dans le monde, peuvent s’appuyer sur une commande nationale pour concevoir et fabriquer leurs premiers exemplaires.

C’est le cas de la Chine avec le Type 39A, la Russie avec les 636.3 et 677, l’Allemagne avec le Type 214 et Type 212/CD, de la Suède avec le A26, l’Espagne avec le S80 plus et de la Corée du Sud avec le KSS-III, tous proposant à l’export des sous-marins en service, dérivés de modèles en service ou bientôt en service, dans leur propre marine.

Naval group, pour sa part, est parvenue à faire du Scorpene, un modèle initialement codéveloppé avec l’Espagne, avant de devenir exclusivement français, un véritable succès international. Celui-ci a d’ailleurs dépassé le record de 15 sous-marins français exportés établi par la Daphnée dans les années 60, et vient désormais flirter avec les ventes de Type 214 de l’allemand TKMS, pourtant champion absolu des exportations de sous-marins depuis les années 70 et 80 avec le Type 209.

Il fallut, cependant, beaucoup de détermination, et une certaine dose de chances, pour convaincre Santiago et la Marine chilienne, ses premiers clients, d’acquérir les deux premiers Scorpene, pour lancer la carrière internationale du modèle, alors que la Marine nationale refusait, et refuse toujours, de s’en équiper.

Le puissant lien entre l’attractivité à l’exportation et la mise en œuvre d’un armement par les armées nationales

Pourtant, un équipement militaire majeur, comme un sous-marin ou un avion de combat, bénéficie grandement d’être mis en œuvre par ses armées d’origine, pour son attractivité internationale.

TKMS Type 212CD
Type 212 CD de TKMS

En effet, une commande nationale permet de porter une grande partie de la R&D du modèle, et donc d’en faire un système financièrement compétitif face à la concurrence internationale.

Ainsi, lors de la compétition norvégienne en 2018, Berlin s’assura du succès de TKMS, en annonçant la commande de 2 sous-marins du même modèle pour la Bundesmarine, et en portant 66 % des couts de R&D pour son développement. Ne pouvant s’aligner, Naval Group et le Scorpene, pourtant favoris jusque-là, durent se résigner à abandonner la compétition.

En second lieu, un sous-marin, un avion de combat ou un navire en service dans les armées nationales d’origine, peut prétendre à une meilleure évolutivité, et à une maintenance sécurisée, puisque l’industriel doit, avant tout, assurer ces aspects pour ses propres forces. Ce sont ces paradigmes qui amenèrent la Marine hellénique à exiger des FDI très proches de celles en service au sein de la Marine nationale, pour son programme de frégates.

Enfin, disposer d’un équipement, au sein des armées nationales, permet d’en faire la promotion lors des exercices internationaux, mais aussi lors des conflits. Ainsi, le Rafale et le Caesar sont devenus d’autant plus attractifs qu’ils avaient montré leur efficacité opérationnelle au Levant et en Afrique, obtenant au passage le fameux qualificatif « Combat Proven ».

Peut-on refonder le lien entre les armées et l’industrie de défense au bénéfice des deux ?

Bien évidemment, la commande nationale n’entraine pas le succès international. Toutefois, elle ouvre des opportunités commerciales accrues et renforcées, dans les compétitions et discussions avec les armées partenaires, souvent inaccessibles aux équipements destinés exclusivement à l’exportation.

Russie checkmate
Le Checkmate russe n’a toujours pas concaincu a l’export, alors que les forces aériennes russes restent à distance de ce programme.

Cela vaut, d’ailleurs, aussi bien pour les équipements français que pour les autres. Ainsi, le Mig-35 et le JF-31 chinois n’ont toujours pas convaincu sur la scène internationale, alors que le Su-35s, et le J-10C, rencontrent davantage de succès, nonobstant les conditions spécifiques des exportations d’équipements de défens de la Russie et de la Chine.

On peut, dès lors, s’interroger du succès qu’aurait pu rencontrer le Scorpene, ou la corvette Gowind 2500, si la Marine nationale s’était équipée de quelques exemplaires ?

Néanmoins, aujourd’hui, les Armées françaises n’ont aucun intérêt, en dehors de répondre à d’éventuelles exigences du ministère des Armées, pour s’équiper de ces équipements, et, plus largement, pour soutenir l’émergence de nouveaux équipements, n’entrant pas strictement dans son calendrier d’acquisition.

Pourtant, ces exportations représentent un enjeu majeur pour préserver l’autonomie stratégique française, avec une BITD capable de produire la presque totalité des équipements de défense nécessaires, la commande française, seule, ne suffisant pas à cela.

Il conviendrait donc d’imaginer des mécanismes permettant aux armées de retirer des bénéfices directs du succès des exportations françaises, l’amenant à réviser leur stratégie d’équipements pour soutenir l’émergence de ces nouveaux équipements, y compris en participant à leur développement.

Gowind 2500
Quel aurait été la carrière internationale de la corvette Gowind 2500 si la France en avait acquis 4 exemplaires, pour sécuriser les abords des arsenaux français ?

Certains pays, comme la Corée du Sud et la Turquie, ont institutionnalisé ce lien, leurs armées commandant, quasiment systématiquement, mais souvent en petites quantités, les équipements produits par leur BITD respective, tant à des fins d’expérimentation opérationnelle, que pour soutenir leurs exportations. Ceci créé, d’ailleurs, un tempo technologique beaucoup plus soutenu pour l’industrie de défense dans ces deux pays.

Une solution, en France, serait de créer un fond ministériel destiné à cette fonction, régénéré par les succès enregistrés à l’exportation de la BITD, par une évaluation et captation des recettes budgétaires ainsi générées. Ce mécanisme budgétaire serait assez proche, dans sa mise œuvre, des recettes variables employées dans les années 2010 pour compléter le financement du ministère de la Défense, par la vente d’infrastructures ou de licences télécom.

Conclusion

On le voit, le succès que rencontre aujourd’hui le Rafale, le Scorpene ou le canon Caesar, doivent bien davantage à la détermination de leurs industriels d’origine, et parfois d’un coup de pouce politique de la part du ministère de la Défense, que du soutien des Armées elles-mêmes.

Il ne s’agit, évidemment, de jeter l’opprobre sur les Armées françaises et leurs état-majors, qui doivent, depuis plusieurs décennies, déployer des trésors d’inventivité pour parvenir à optimiser les programmes industriels indispensables à leur modernisation, avec des budgets sans marge de manœuvre.

Ateliers Rafale Mérignac
Rafale, Caesar, Scorpene : quand les armées ne voulaient pas des 3 stars des exportations françaises 20

Pour résoudre ce problème, et se préparer à absorber le choc que vont représenter l’arrivée des nouvelles BITD chinoises, coréennes ou turques, ainsi que la montée en puissance des offres industrielles allemandes, italiennes ou encore, espagnoles et polonaises, il conviendrait de mettre en œuvre un dispositif dégageant, justement, ces marges de manœuvre, et qui bénéficieraient simultanément aux armées et aux industriels, sans surcouts pour l’état.

Des solutions, en ce sens, peuvent être imaginées, même dans un cadre aussi contraint que celui de la France aujourd’hui. Encore faut-il que le problème soit étudié au bon niveau, par les politiques comme par les industriels eux-mêmes, et bien entendu, par les Armées.

Article du 15 juillet en version intégrale jusqu’au 24 aout 2024

Trump ou pas, la menace russe est désormais le problème des armées européennes

Trump ou pas, la menace russe est désormais le problème des armées européennes

Alors que les menaces proférées par Donald Trump à l’encontre des Européens continuent de défrayer la chronique, un rapport des services de renseignement extérieurs russes, dresse un tableau des plus inquiétants concernant le potentiel industriel militaire européen en développement dans les années à venir, face à celui des armées russes.

En effet, selon ce rapport, en dépit des annonces et déclarations politiques, les européens ne parviendraient pas, par manque de munitions, à contenir la menace russe dans les années à venir, en appliquant les plans qui sont les leurs aujourd’hui, et il leur faudra quinze ans pour être en mesure de mener un conflit majeur.

Cette faiblesse structurelle européenne créera, selon le rapport des services de renseignement extérieurs russes, de nombreuses opportunités pour que Moscou puisse exploiter son rapport de force favorable, pour tenter de prendre l’avantage sur l’UE et l’OTAN. Car de toute évidence, que Trump soit ou non élu en novembre prochain, les européens devront contenir seuls, et à court terme, la menace russe.

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L’électrochoc Trump pour sortir les européens de leur léthargie volontaire

Quatre jours après avoir été prononcées, les menaces faites par Donald Trump, à l’encontre des pays membres de l’OTAN, à l’occasion d’un discours lors des primaires républicaines, continuent de faire la une des chaines d’information et grands sites d’information européens.

menace russe trump
Les menaces préférées par D. Trump ont fait l’effet d’un électrochoc en Europe.

Il faut dire que la menace de retirer la protection américaine aux pays qui ne « paieraient pas ce qu’ils doivent aux États-Unis« , a sorti brutalement de leur torpeur un grand nombre de dirigeants européens, persuadés que la protection que leur confèrent les États-Unis depuis 75 ans maintenant, était inamovible et illimitée, et qu’il leur suffisait d’acheter quelques avions et missiles américains, pour assurer leur sécurité.

De fait, un certain vent de panique est venu souffler dans les chancelleries européennes, entrainant des réactions allant de la prise de conscience violente, à une certaine forme de déni peu convaincant, voulant se persuader que la menace est purement électorale, voire que le peuple américain, et ses représentants au Congrès, ne laisseraient pas Donald Trump prendre une telle posture, s’il venait à remporter les prochaines élections.

Pourtant, les données actuellement disponibles, montrent qu’une victoire de Donald Trump, à la Maison-Blanche, mais aussi dans les deux chambres américaines, est de plus en plus possible, alors que la candidature Biden est remise en question en raison de l’âge du président, et que les alternatives, comme Kamala Harris, sont systématiquement données perdantes face à Trump.

Or, si Donald Trump venait à s’imposer lors des prochaines élections, et qu’il détenait la majorité au Sénat et la Chambre des Représentants, les risques qu’il puisse, effectivement, mettre en œuvre son projet, sont très élevées, d’autant qu’il en a fait un thème récurrent de sa campagne et un argument majeur de sa réélection.

L’indispensable basculement des armées américaines vers le Pacifique face à la Chine

Si les positions de Trump font l’effet d’un électrochoc sur les européens, elles sont loin d’être les seules à venir remettre en question la protection, par les armées US, de l’Europe. En effet, comme abordé à plusieurs reprises sur ce site, le Pentagone sera, bientôt, contraint d’effectuer un redéploiement majeur de ses forces déployées en Europe, en Afrique, et au Moyen-Orient, pour concentrer l’immense majorité de ses moyens militaires face au théâtre Pacifique.

Marine chinoise Type 055 Type 052D Type 056
La montée en puissance de l’Armée Populaire de Libération chinoise va imposer aux armées américaines de concentrer tout leurs moyens sur le théâtre Pacifique.

Pire encore, si un conflit venait à éclater en Europe, Washington serait certainement dans l’incapacité de venir renforcer, de manière significative, le dispositif européen, au risque de donner à Pékin l’opportunité de déclencher une action militaire contre laquelle les armées US n’auraient plus les moyens de réagir, et de perdre, ainsi, sur les deux tableaux.

Les différences, avec les menaces faites par Donald Trump, sont tout de même significatives. En effet, dans le cas d’un redéploiement américain encadré, le bouclier antimissile, et surtout, le parapluie nucléaire américain, demeurerait en place, contenant de fait un potentiel chantage nucléaire russe, qui devrait, autrement, être contenu par les seuls moyens français et britanniques.

En outre, les armées US pourraient continuer à alimenter leurs alliés en matière de renseignement et de communication, en particulier grâce à la galaxie de satellites en cours de déploiement, alors que les européens auraient l’assurance de pouvoir s’appuyer sur l’industrie américaine de défense, tout au moins pour un temps, tant que cela ne viendra pas menacer le bon fonctionnement des armées US face à l’APL.

En revanche, que Trump mette ou pas en œuvre ses menaces, il ne fait guère de doutes qu’à compter de 2025, probablement avant, les européens devront assurer eux-mêmes leur propre sécurité, et contenir la Russie, sans pouvoir compter sur une aide conventionnelle américaine significative dans ce domaine.

Les armées européennes doivent anticiper et accompagner le désengagement américain, plutôt que le subir

Il apparait, de ce qui précède, que le retrait des armées américaines d’Europe, a un caractère inéluctable et indépendant du résultat des élections présidentielles à venir. Ne pouvant agir ni sur les électeurs américains, ni sur les impératifs des États-Unis en matière de défense, et la priorité donnée au théâtre pacifique et la Chine dans ce domaine, les européens n’ont d’autres choix, que d’accompagner au mieux ce désengagement, plutôt que de le subir.

Armées US en Europe
Les armées américaines n’uront très bientot d’autre choix que de quitter l’Europe pour se redéployer face à la Chine.

La première étape, pour y parvenir, serait de mettre fins aux faux espoirs, et aux dénis de réalité, que l’on peut percevoir, encore, dans les déclarations de certains dirigeants européens, comme Olaf Scholz. Il s’agit, en effet, d’anticiper cette transformation, dans toute son urgence, y compris en agissant bien avant l’élection possible de Trump.

Cette prise de conscience suppose, d’ailleurs, un effort de bonne volonté de la part des États-Unis, qui doivent aussi, de leurs côtés, reconnaitre le plus rapidement possible, la nécessité de ce désengagement, et ne pas mettre les européens devant le fait accompli, comme ils le firent en Afghanistan, ou plus récemment, en Ukraine.

Les européens, de leurs côtés, sont en devoir de considérer, dès à présent, l’hypothèse de devoir contenir la menace russe, sans s’appuyer sur les États-Unis, y compris en matière industrielle et technologique.

Cela suppose, évidemment, la mise en œuvre d’un vaste plan de réinvestissement industriel, de sorte à être en mesure de soutenir un conflit majeur de longue durée, le cas échéant, et de repenser le format des armées, pour contenir une armée forte de près de 2,5 millions d’hommes, soit les 1,5 million de militaires d’active et le million de réservistes russes.

Le renseignement extérieur russe estime qu’il faudra 15 ans aux européens pour mener une guerre de haute intensité

En effet, la faiblesse des européens, dans ces deux domaines, aiguise désormais jusqu’aux appétits des services de renseignement russes. Ainsi, un récent rapport des services de renseignement extérieur, le SVR, a présenté un tableau pour le moins inquiétant, mais pas nécessairement exagéré, des capacités des industries de défense européennes, aujourd’hui, et dans les années à venir.

Nexter production munition
Selon le SVR russe, il faudra quinz ans à l’indsutrie de défense européenne, pour être en mesure de soutenir un conflit de haute intensité face à la Russie.

Selon lui, les européens ne seront pas en mesure de prendre le relais des États-Unis pour soutenir l’Ukraine dans le domaine des munitions, avant 2025, créant une fenêtre d’opportunités pour les armées russes pour agir dans ce créneau face à des armées ukrainiennes, qui seront certainement sous-équipées, en manque de munitions, et donc probablement proche de l’effondrement capacitaire et moral.

Si le soutien à l’Ukraine est déjà, en soi, un problème important pour les européens, la reconstruction de leurs capacités industrielles de défense, face à la Russie, l’est encore davantage. En effet, selon ce même rapport, il faudra quinze ans aux européens, pour reconstruire une industrie de défense suffisante pour soutenir un conflit majeur face à la Russie.

Si les services de renseignement russes ne préconisent pas d’action militaire contre l’Europe pour exploiter cette faiblesse, ce n’est pas leur rôle, ils préconisent, cependant, d’exploiter cette faiblesse relative sensible, pour déstabiliser, voire briser, les alliances qui existent en Europe, en détachant, un à un, les pays les plus vulnérables ou exposés, de l’UE et de l’OTAN, en agitant la menace militaire, et en menant, simultanément, des actions de déstabilisation politique.

Nous voila prévenu ! Alors que certains estiment encore que la Russie n’est pas un adversaire des européens, de toute évidence, l’Europe est désormais l’adversaire à abattre pour Moscou, ses services de renseignement, et ses armées.

Le rôle stratégique de l’aide européenne à l’Ukraine pour contenir la menace russe

Ce rapport fait écho à d’autres rapports, occidentaux cette fois, particulièrement pessimistes quant à l’avenir du conflit en Ukraine. Selon ceux-ci, l’action conjuguée de l’arrêt de l’aide militaire américaine, les difficultés de l’industrie européenne pour prendre le relais de Washington dans ce domaine, et celles rencontrées par les Armées ukrainiennes pour renouveler leurs effectifs, dessinent des perspectives des plus inquiétantes dans les mois à venir pour Kyiv, alors que, dans le même temps, Moscou peut s’appuyer sur une industrie en pleine croissance, et une population docile et mobilisée.

Caesar Ukraine
L’aide militaire européenne à l’Ukraine va devoir très rapidement se substituer à l’aide américaine, pour éviter l’effondrement des armées de Kyiv.

Certes, les armées ukrainiennes peuvent toujours s’appuyer sur la plus-value conférée par leur posture défensive, engendrant bien plus de pertes chez l’attaquant que chez le défenseur, pour des gains territoriaux limités.

Toutefois, le potentiel militaire ukrainien semble s’user bien plus rapidement que celui des russes, de sorte que l’hypothèse d’une rupture n’est plus à exclure, sauf à ce que les européens parviennent à augmenter rapidement, et de manière très conséquente, leur soutien militaire, et ce, sans attendre que les États-Unis fassent de même, comme évoqué, là encore, par Olaf Scholz.

En effet, si les lignes défensives ukrainiennes venaient à céder, la chute du pouvoir politique, donc du pays, ne peut probablement pas être évitée. Dans l’hypothèse d’une victoire russe en Ukraine, Moscou disposerait alors d’un outil militaire susceptible d’être rapidement régénéré, par son industrie, et tout aussi rapidement redéployé, pour venir menacer certains pays européens, sans que ceux-ci puissent y répondre de manière symétrique.

Rappelons, à ce titre, qu’il ne fallut, en 1945, que 3 mois aux armées russes, pour déplacer plusieurs corps d’armées du théâtre européen, à la frontière avec la Corée et la Mandchourie, face à l’Empire du Japon, à 8 000 km de là, après la victoire alliée contre l’Allemagne Nazie.

De fait, déplacer de mille ou deux mille kilomètres le dispositif russe face à l’Ukraine, est largement à la portée des armées et chemin de fer russes, en quelques semaines seulement. En outre, une fois le pouvoir politique ukrainien tombé, les armées russes pourront aisément venir se déployer sur les frontières occidentales du pays, bordant la Pologne, la Hongrie, la Slovaquie, ou encore la Roumanie, quatre pays de l’OTAN et de l’UE, et la Moldavie, candidate à l’adhésion.

Russie tank
En cas de victoire en Ukraine, les armées auront une position très favorable pour miltiplier les menaces et les actions de destabilisation contre les pays européens, avec un rapport de force très favorable.

De fait, le soutien européen à l’Ukraine représente, aujourd’hui, un impératif de portée stratégique pour l’Europe, et les européens, et leur sécurité, pour contenir et limiter la menace russe immédiate, alors même qu’aucune armée européenne n’est effectivement prête à s’engager dans un conflit de haute intensité aujourd’hui.

Un changement radical de calendrier s’impose pour la modernisation des armées et de l’industrie de défense européennes

De toute évidence, et de ce qui précède, un changement radical de calendrier s’impose concernant la modernisation des armées européennes, pour répondre à la dynamique de la menace qui se dessine.

Non seulement, les européens doivent-ils mobiliser leurs moyens pour garantir la résistance des armées ukrainiennes face aux coups de boutoirs russes, mais aussi, doivent-ils réviser en profondeur les calendriers qui, aujourd’hui, encadrent la modernisation de leurs forces, et le redéploiement industriel qui l’accompagne.

Loin de représenter une opportunité commerciale ou politique, comme plusieurs dirigeants européens continuent de la considérer, l’évolution de la menace russe, cumulée à l’inévitable retrait américain du théâtre européen, constitue un enjeu sécuritaire existentiel pour l’ensemble des organes politiques mis en place depuis 70 années pour assurer la sureté du vieux continent, qui ne résisteront pas à un rapport de force trop défavorable en faveur de la Russie, sans une protection américaine de plus en plus incertaine.

2S35 Koalitsiia
2024 verra l’arrivée de nouveaux materiels russes, comme le canon 2S35 Koalitsiia, aux perfomrnances comprables à celles des systèmes européens.

En particulier, les européens, et plus spécifiquement les économies les plus importantes du vieux continent, doivent accroitre leurs investissements en matière de défense, avec des objectifs à court terme, dans les 5 ans à venir, et non se contenter de projets à long terme, au-delà de 2040, alors que le pic de la crise se situera probablement entre 2027 et 2032.

Surtout, les dirigeants européens doivent cesser de considérer avec dédain les alertes des services de renseignement, des armées, et du pouvoir politique des pays d’Europe de l’Est les plus concernés, qui sont en première ligne face à cette menace, et bien souvent, qui connaissent le mieux la Russie.

C’est à cette condition, et seulement celle-ci, que l’Europe pourra traverser les crises qui se dessinent dans les années à venir, et qui ont un pouvoir déstructurant plus que considérable.

 

Article du 13 février en version intégrale jusqu’au 23 aout 2024

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Coup à Koursk par Michel Goya

Coup à Koursk

par Michel Goya – La voie de l’épée – publié le 14 août 2024

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Nous sommes le 15 septembre 1918. Alors que des combats gigantesques font rage sur le front de France, un coup de tonnerre survient en Macédoine. Après des mois de préparation et en profitant du départ de la plupart des forces allemandes du secteur, le général Franchet d’Espèrey commandant les Armées alliées en Orient lance soldats serbes et français à l’assaut du plateau de Kravitza, du mont Dobropolje et du système fortifié du Sokol. L’opération, qui était très contestée à Paris comme détournant des ressources précieuses du front principal français, est un grand succès immédiatement et brillamment exploité. Il constitue même une des très rares percées de toute la guerre. L’armée bulgare s’effondre et Sofia demande à arrêter les combats le 29 septembre. L’offensive ne s’arrête plus et en liaison avec d’autres opérations menace dangereusement les empires ottoman et austro-hongrois.

De l’intérêt ou non des opérations périphériques

Lorsqu’au cours d’un conflit le front principal se trouve bloqué, les regards des états-majors se portent toujours vers d’autres possibilités de faire mal à l’ennemi. Le front principal en Ukraine se trouve depuis un peu plus de deux ans maintenant le long d’une ligne longeant les limites des deux provinces de Louhansk et Donetsk puis coupant en deux celle de Zaporijjia jusqu’au fleuve Dniepr. C’est là qu’au moins 70 % des forces des deux adversaires sont concentrées afin de procéder à des opérations de conquête ou de défense de territoire. Depuis mi-novembre 2022, les évolutions sur ce front principal sont minimes de part et d’autre, se chiffrant à quelques km2 gagnés ou perdus chaque jour pour s’emparer de villages ou au mieux de petites villes comme Bakhmut. C’est bien là que se décidera sans doute le sort de la guerre, mais les choses s’y passent lentement. Les choses s’y passent également plutôt en faveur des Russes qui grignotent inexorablement le terrain et s’approchent dangereusement d’objectifs importants, comme Pokrovsk dans le Donbass.

Dans ces conditions il n’y a guère d’autres solutions pour les Ukrainiens que de défendre le front principal en essayant de faire payer le plus cher possible chaque km2 perdu et de prendre l’initiative partout où c’est possible afin de faire mal à l’ennemi. À force d’user ainsi les forces de l’adversaire tout en renforçant les siennes avec l’aide des pays alliés, il sera alors possible de reprendre plus tard l’ascendant sur l’ennemi sur le front principal.

N’importe quel officier d’état-major exposant à Moscou les possibilités ukrainiennes dans ce sens a dû forcément expliquer à ses chefs que les Ukrainiens pouvaient mener de nombreuses opérations périphériques au front principal : frappes de drones ou de missiles sur le territoire russe, raids et frappes le long des côtes de la mer Noire, raids de franchissement au-delà du Dniepr, attaque de la Transnistrie en accord avec le gouvernement moldave ou encore attaques dans les provinces limitrophes de Belgorod, Koursk et Briansk. Notons que le même officier aura présenté également les possibilités russes en la matière, depuis les frappes de missiles et drones dans la profondeur, jusqu’à des attaques depuis la Biélorussie ou depuis les provinces limitrophes de l’Ukraine, comme par exemple l’attaque limitée dans la province de Kharkiv en mai dernier.

Aussi lorsqu’une de ces attaques ukrainiennes est survenue le 6 août 2024 dans la province de Koursk, cela n’aurait dû surprendre personne. Et pourtant elle a provoqué de profondes secousses en Russie, où on imaginait sans doute cela impossible non pas militairement, mais politiquement. Attaquer le sol de la Russie d’Europe pour la première fois depuis la Grande Guerre patriotique ne pouvait semble-t-il qu’engendrer une escalade importante, c’est-à-dire une déclaration de guerre, la loi martiale, l’envoi des conscrits à la bataille et la mobilisation générale sans même parler de l’emploi éventuel de l’arme nucléaire. C’est la raison pour laquelle les alliés occidentaux avec les États-Unis en tête interdisaient aux Ukrainiens de tenter quoi que ce soit qui puisse provoquer cela. Ils interdisaient même d’employer les armes fournies pour frapper le sol russe. On se souvient que lors des raids minuscules menés en au printemps 2023 dans la province de Belgorod par des miliciens russes combattant aux côtés des Ukrainiens, certains s’étaient émus que ces hommes utilisent des fusils d’origine belge ou des véhicules légers américains. N’allait-on pas être considérés de « cobelligérants » et cela n’allait-il pas provoquer une colère terrible de Vladimir Poutine ?

Cette fois les Ukrainiens ont placé tout le monde devant le fait accompli en lançant un groupement mobile opérationnel dans la province russe de Koursk, avec de l’équipement occidental et en faisant fi de toutes les frileuses restrictions d’emploi des armes, dont on ne voit pas bien par ailleurs comment elles pourraient encore tenir désormais. Les Alliés pris de court ont été obligés de suivre, surtout lorsqu’ils se sont aperçus qu’au contraire de l’escalade attendue, Vladimir Poutine minimisait l’évènement et la traitait comme une grande affaire de police. Poutine a clairement plus peur de la mobilisation guerrière de son pays que les Occidentaux, essentiellement pour des raisons de politique intérieure.

Assaut, percée et exploitation

L’audace ukrainienne et l’habileté technique à masquer les préparatifs d’une offensive importante ont totalement surpris les Russes qui n’avaient guère préparé la défense de leur propre territoire…ou ont parfois décidé d’utiliser l’argent prévu à cet effet à des fins plus personnelles. Il semble qu’outre le classique camouflage-dispersion des forces, les Ukrainiens soient parvenus à aveugler tout ou partie les capteurs russes, par drones, guerre électronique et infiltration d’équipes de rangers dont c’est peut-être le premier emploi opérationnel. Le retour de l’infanterie légère et furtive, logique dans un champ de bataille jugée transparent, est à souligner une nouvelle fois.

Le 6 août, le groupe mobile opérationnel (GMO) ukrainien perce la frontière en six endroits avec semble-t-il autant de bataillons interarmes. Les faibles défenses des gardes-frontières sont rapidement débordées, près de 300 hommes, des conscrits pour l’essentiel, sont capturés. Pendant ce temps, les équipes de rangers et de forces spéciales s’infiltrent plusieurs dizaines de kilomètres en avant des forces mécanisées afin de renseigner sur le terrain et l’ennemi, de semer la confusion et de tendre des embuscades, directement ou en liaison avec l’artillerie à longue portée. Les bataillons mécanisés eux-mêmes engagent des sections interarmes de reconnaissance en avant. L’ensemble est survolé par les drones, qui font office d’aviation légère de reconnaissance et d’appui, et suivi de quelques batteries de mortiers (point faible ukrainien) pour l’appui au plus près et évolue sous bulle de protection antiaérienne et d’appui d’artillerie des bataillons de brigade et de brigades autonomes restées en Ukraine. Il n’est pas exclu qu’une patrouille d’avions F-16 soit également engagée en défense du ciel depuis la région de Soumy. Des frappes d’interdiction en profondeur sont planifiées pour encager autant que possible la zone d’opérations, comme celle, très destructrice, réalisée sur la base aérienne de Lipetsk le 9 août. Cette phase initiale témoigne déjà de la bonne maitrise ukrainienne des opérations mobiles complexes. Les Ukrainiens restent visiblement supérieurs aux Russes dans le combat de manœuvre, et ont donc tout intérêt à le privilégier.

Opérationnellement, la Russie réagit logiquement en ordonnant aux quelques forces encore sur place de tenir fermement toutes les localités et en envoyant sur place les forces aériennes et toutes les troupes en armes disponibles afin de freiner les forces ukrainiennes. Les forces aériennes russes, toujours très dépendantes des ordres d’un commandement au sol alors dans la confusion, ne savent pas très bien où frapper. On parle d’au moins un hélicoptère perdu par la percussion d’un drone, sans doute une première très intéressante. On signale l’emploi de missiles Iskander sur les forces de reconnaissance ukrainiennes, ce qui revient à chasser des moustiques au marteau et témoigne un peu de la fébrilité qui règne alors au sein du commandement russe.

Les bataillons interarmes ukrainiens progressent au rythme rapide de 3 à 4 kilomètres par jour, freinées principalement par la résistance dans les localités en proportion du volume de celles-ci. A l’ouest de la poche, c’est la petite ville de Soudja qui nécessite plusieurs jours de combat pour être prise ; à l’est, les russes utilisent Korvenovo comme point d’ancrage. Les Ukrainiens sont visiblement en offensive divagante, sans objectif précis mais en progressant partout où c’est possible d’où la forme de main que prend la carte de la zone d’action ukrainienne, qui n’est pas encore une zone contrôlée au regard de la densité des forces engagées. A J+6, on compte une trentaine de compagnies de manœuvre mécanisées ou de reconnaissance pour plus de 900 km2, soit une trentaine de km2 par unité, ce qui est considérable. Bien sûr, ces unités élémentaires regroupées par trois, quatre ou cinq dans des bataillons interarmes, ne sont pas réparties sur tout le secteur mais concentrées sur les trois faces de la poche avec un effort particulier à l’Est face à la province de Belgorod sans doute pour faire face au plus gros des forces russes, le 277e régiment d’infanterie déjà sur place et la 810e brigade d’infanterie navale envoyée en urgence. De ce côté, la ville de Soudja est finalement prise, et un bataillon de la 22e brigade peut progresser sur la route R200 en direction très lointaine de Koursk et un bataillon de la 92e longe la frontière à l’Est en direction encore plus lointaine de Belgorod. A l’ouest de la poche, les Russes s’accrochent à Korenovo où ils engagent leurs renforts face à la 82e brigade ukrainienne. La situation est plus fluide au nord de la poche avec la 80e brigade ukrainienne en pointe en direction, également lointaine, de Lgov, qui est fortifiée. La 80e brigade fait de plus en plus face aux unités de la 98e division aéroportée russe.

Au bout d’une semaine de combat, la défense russe se densifie progressivement, avec déjà 7 brigades ou régiments signalés, alors que les brigades ukrainiennes s’éloignent de plus en plus de leurs appuis et soutiens. Il leur sera possible de progresser quelques jours, sans imaginer pouvoir atteindre des objectifs stratégiques comme la ville de Koursk, son aérodrome et sa centrale nucléaire. La ligne de contact est destinée mécaniquement à se cristalliser en ligne de front. On ne sait pas encore qu’elle est la décision prévue par les Ukrainiens à ce moment-là entre repli derrière la frontière, et l’opération Triangle blanc aura été un grand raid de cosaques, résistance mobile sur tous les points de contact avec le risque d’être finalement refoulé par la force et avec pertes ou enfin installation sur la ligne la plus défendable possible en territoire russe afin de conserver malgré tout un gage de territoire et de créer un nouveau front fixant un grande nombre d’unités russes dans une région qui en était dépourvue. On verra alors seulement si cette opération, pour l’instant un succès opérationnel très clair pour les Ukrainiens, produira des effets stratégiques importants. En clair, on verra si cette opération périphérique valait le coup alors que les choses deviennent critiques sur le front principal.