A la date d’août 2024, l’Ukraine a reçu plus de 300 milliards d’euros[1] d’aide des pays européens, des États-Unis et d’autres alliés. L’Union européenne prévoit également de lui octroyer 35 milliards d’euros supplémentaires en 2025[2].
Certains considèrent que cet engagement financier est justifié, estimant que l’avenir de l’Europe se joue en Ukraine : « les véritables enjeux du conflit en Ukraine dépassent les questions de territoires et visent à remettre en cause notre modèle européen de société démocratique. (…) La cessation des hostilités ne servirait qu’à permettre à la Russie de reconstituer ses forces afin de repartir à l’assaut de ses voisins occidentaux, à commencer par les pays baltes et la Pologne[3] ».
Face à ces arguments et à d’autres qui vont dans le même sens, évoquant une guerre existentielle pour l’Europe et insistant sur la nécessité de soutenir l’Ukraine à tout prix, se pose toutefois la question de leur pertinence : les raisons avancées sont-elles réellement fondées ? Étudions-les une à une.
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« La guerre d’Ukraine est une remise en cause de notre modèle de société démocratique »
Cette affirmation est souvent relayée, mais l’argumentation reste floue : en quoi la défaite de l’Ukraine ou l’installation d’un gouvernement pro-russe menacerait-elle notre modèle de société démocratique ? L’Ukraine a déjà connu des gouvernements « pro-russes » sans que cela ait affecté nos institutions. D’ailleurs, nos relations avec des États peu démocratiques, comme les monarchies du Golfe, ne semblent pas remettre en cause notre propre modèle. Si l’Ukraine se situe géographiquement en Europe, l’impact de cette proximité reste limité, notamment sur le plan économique : en 2021, les échanges commerciaux entre la France et l’Ukraine n’étaient que de 2,1 milliards d’euros[4], bien en deçà des 4,8 milliards avec l’Arabie saoudite[5]. Ces échanges commerciaux montrent que les relations avec un pays peu démocratique ne posent pas nécessairement de dilemme moral. Nous ne partageons pas les mêmes valeurs, et après ?
Alors oui, la Russie essaie d’influencer les opinions publiques européennes. Mais là encore, la propagande russe, tant dénoncée, est à relativiser. Tous les médias russes ont été censurés et nous sommes bien davantage exposés à la propagande ukrainienne, sauf si l’on considère de manière totalement manichéenne que seuls les Russes mentent. De plus, la propagande russe qui nous parvient est automatiquement présentée comme telle, dénoncée et décortiquée. On aimerait, de la part de nos médias, autant de rigueur face à la propagande ukrainienne ou même américaine. L’affrontement dans le domaine communicationnel n’est qu’un pan de notre affrontement indirect avec Moscou. Les jours où les choses s’apaiseront diplomatiquement avec la Russie, nous verrons aussi cette guerre de communication se calmer.
Moscou n’a que faire de notre modèle de société. Les Russes ont le leur et nous le nôtre. Cela n’a jamais empêché les deux États d’entretenir des relations diplomatiques et économiques.
Donc non, dire que « les véritables enjeux du conflit en Ukraine dépassent les questions de territoires et visent à remettre en cause notre modèle européen de société démocratique » est un leurre qui ne repose sur aucun argument solide.
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« Arrêter les armées russes en Ukraine, c’est empêcher la guerre en Europe »
Un autre argument-phare assure que, si la Russie remporte la guerre en Ukraine, elle ne s’arrêtera pas là et nos propres pays deviendront alors des cibles. Selon cette logique, prôner la paix reviendrait à offrir à la Russie le temps de se préparer à mieux nous agresser par la suite. Cette vision est souvent comparée à « l’esprit munichois » – une analogie qui frôle le point Godwin[6] –, rappelant les erreurs passées d’apaisement qui rendraient la guerre inévitable. Mais une question essentielle reste en suspens : pourquoi la Russie voudrait-elle attaquer la Pologne, les États baltes ou la Finlande ?
Quel projet stratégique pourrait justifier pour Moscou une offensive contre des pays européens ? L’idée du rêve de reconstitution de l’empire soviétique est souvent invoquée par certains experts, mais cette hypothèse repose davantage sur des projections que sur des faits concrets. Poutine cherche sans aucun doute à maintenir la Russie comme une puissance mondiale crainte et respectée, mais cela est bien différent d’une ambition expansionniste visant à soumettre militairement l’Europe.
Certes, il est légitime de considérer le cas des pays baltes, où existent des minorités russophones importantes. Cependant, l’adhésion de ces États à l’OTAN rendrait une attaque russe extrêmement risquée, si tant est que Moscou en ait les capacités militaires et humaines. La Moldavie pourrait éventuellement être un objectif, mais encore faudrait-il que les forces russes soient capables d’y parvenir, un défi majeur étant donné leur situation actuelle sur le front ukrainien et la distance qu’il leur resterait à parcourir. Conquérir et occuper un pays hostile exige des ressources humaines que la Russie ne possède pas – que ce soit pour la Pologne, la Finlande, ou même l’Ukraine entière.
L’argument selon lequel soutenir militairement l’Ukraine aujourd’hui permettrait de protéger l’Europe d’un conflit futur avec la Russie relève donc davantage de la peur que de la réalité. Ceux qui promeuvent cette vision sont souvent les mêmes qui brocardent la performance militaire russe en Ukraine. Il est incohérent de railler l’armée russe pour ses faiblesses tout en la présentant comme une menace pour l’Europe entière. En réalité, cette prétendue menace russe joue sur des peurs irrationnelles et justifie ainsi le soutien militaire et financier à l’Ukraine auprès de nos populations.
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« Soutenir les Ukrainiens est une question morale, au nom de nos valeurs »
La Russie a attaqué militairement et violé les frontières d’un pays qui ne la menaçait pas directement, enfreignant par là-même le droit international ainsi que les mémorandums de Budapest. L’armée russe a également commis et commet des crimes de guerre lors de ce conflit. C’est une réalité tout à fait condamnable sur le principe, mais il ne faudrait pas non plus oublier que l’armée ukrainienne a commis et commet également des crimes de guerre. Malheureusement, toute guerre expose à ce genre de « dérapages » et les exemples récents ne manquent pas.
Maintenant, ces violations du droit international ne sont pas l’exclusivité de la Russie et l’indignation qui touche nos opinions n’est pas vraiment du même ordre selon qui commet ces actes. Personne ne songe à appliquer des sanctions à la Turquie, ni à critiquer publiquement Ankara pour son invasion et son occupation illégale de l’île de Chypre depuis 1974. Nous semblons nous en accommoder très bien. Nous pourrions parler de l’invasion de l’Irak en 2003 et des crimes de guerre perpétrés en toute impunité par l’armée américaine (prison d’Abu Ghraïb par exemple) sans que cela n’ait provoqué de grandes protestations chez nous. Que dire de la situation actuelle à Gaza et au Sud-Liban, si ce n’est que, là encore, les protestations sont pour le moins modestes malgré les très graves crimes de guerre qui y sont commis. Personne n’a envisagé d’imposer de lourdes sanctions économiques à l’État d’Israël et ni à inculper son Premier ministre et la démarche de la Cour pénale international semble au point mort malgré la demande émise. De même, nous continuons à soutenir Paul Kagamé, président du Rwanda, qui appuie le mouvement M23 responsable de très graves exactions en République démocratique du Congo. Et la liste des exemples pourrait continuer, car elle est encore longue.
Certes, il y a bien sûr les nouveaux « missionnaires » des plateaux TV, défendant l’idée de l’universalisme de nos « valeurs » qui devraient s’imposer au monde et qu’il convient donc d’inculquer à tous, à coups de canons s’il le faut. Mais de quoi s’agit-il quand on nous parle de la défense de « nos valeurs » ? De quelles valeurs parle-t-on exactement vu qu’elles semblent à géométrie très variable ? Cet argument n’apparaît alors que comme un argument moral destiné à susciter l’émotion, bien éloigné d’une réflexion équitable quant aux principes de justice.
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« Il convient de faire respecter le droit international »
En théorie, l’ONU est censée instaurer un certain ordre mondial auquel chaque État doit se conformer. Cependant, dans la réalité, le monde n’a jamais été véritablement régi par le droit, mais bien par la loi du plus fort. La géopolitique pourrait se résumer par une réplique célèbre d’Audiard dans 100 000 dollars au soleil où le personnage de Jean-Paul Belmondo déclare : « Tu sais, quand les types de 130 kilos disent certaines choses, ceux de 60 kilos les écoutent. »
Transposée au contexte international, cette citation pourrait devenir : « Quand les pays dotés de l’arme nucléaire parlent, ceux qui n’en disposent pas écoutent. » Même si cette vision est simpliste, car la dissuasion conventionnelle joue également un rôle important, il n’en demeure pas moins que seuls trois pays – les États-Unis, la Russie et la Chine – ont réellement la capacité d’imposer leur volonté. La France et la Grande-Bretagne quant à elles ne disposent pas de moyens de dissuasion conventionnelle suffisamment importants et se trouvent donc reléguées au second rôle de dans l’ombre de la puissance américaine. Quant aux autres États, ils se placent plus ou moins dans l’orbite de l’un de ces trois blocs ou, s’ils sont suffisamment puissants comme l’Inde, parviennent à maintenir une position d’équilibre.
Il ne s’agit pas ici de cynisme, mais d’une simple observation de la réalité. Si la géopolitique mondiale fonctionnait autrement, il n’existerait pas de membres permanents au Conseil de sécurité de l’ONU avec un droit de veto, ce privilège permettant à ces nations de s’affranchir du droit international quand cela sert leurs intérêts. En définitive, ce qui prime dans les relations internationales, ce n’est pas la stricte adhésion aux règles, mais la protection de ses intérêts et la préservation de sa sphère d’influence.
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« Les États sont libres de nouer les alliances qu’ils souhaitent »
Cet argument est souvent évoqué : l’Ukraine, en tant que pays souverain, devrait pouvoir choisir librement ses alliances, que ce soit avec l’OTAN ou l’Union européenne, sans devoir en référer à Moscou. Théoriquement, cela semble parfaitement justifié, mais la réalité est plus complexe.
Les États-Unis, durant la Guerre froide, ont largement façonné leur « étranger proche » – le continent américain –, intervenant directement pour s’assurer de la loyauté des gouvernements. Ils n’ont pas hésité à orchestrer des coups d’État et à soutenir des régimes dictatoriaux pour préserver leur influence régionale. Cette politique persiste aujourd’hui : l’embargo sur Cuba, par exemple, n’a pas de justification sécuritaire directe – l’armée cubaine n’a jamais représenté une réelle menace pour les États-Unis – mais relève de cette logique de contrôle de leur voisinage.
La Chine adopte une approche similaire en renforçant sa présence en mer de Chine méridionale, construisant des îles artificielles qu’elle militarise. Cette stratégie s’étend également à la Corée du Nord dont l’existence, en tant que zone tampon avec la Corée du Sud, offre à Pékin une profondeur stratégique précieuse. En somme, à l’instar des États-Unis sur le continent américain, la Chine façonne son voisinage immédiat en Asie pour préserver ses intérêts stratégiques.
De son côté, la Russie considère l’OTAN comme une menace potentielle depuis des décennies[7]. Dès les années 1990, les désaccords se sont multipliés et l’intervention de l’Alliance en 1999 contre la Serbie a renforcé sa perception d’une organisation perçue comme agressive et soumise aux intérêts américains. Sa progression vers ses frontières est vue par Moscou comme une atteinte directe à sa sécurité. Bien que le Kremlin instrumentalise en partie cette méfiance pour consolider son régime, cette attitude découle aussi d’une frustration ancienne liée à son exclusion progressive du système de sécurité européen, auquel elle souhaitait pourtant être intégrée.
Le Kremlin estime que l’OTAN ignore les intérêts de sécurité de la Russie et refuse de la considérer d’égal à égal. Certains analystes russes considèrent les interventions de l’OTAN en Afghanistan et en Libye comme des actions de déstabilisation de la région, minant la crédibilité de l’Alliance. Que cette vision soit fondée ou non, il est essentiel de comprendre que c’est là la perception de Moscou. George Friedman[8] rappelle l’importance de la « profondeur géographique » pour l’état-major russe, soulignant que son immense territoire a toujours joué un rôle clé dans la résistance aux tentatives d’invasion au fil de l’histoire. Moscou attribue donc une importance stratégique aux zones tampons pour assurer sa sécurité, une logique qui n’est pas si différente de celle des États-Unis ou de la Chine, qui cherchent également à établir des « glacis protecteurs. »
Historiquement, les grandes puissances ont toujours agi de la sorte, soumettant leurs voisins moins puissants pour s’assurer une profondeur stratégique face à leurs rivaux géostratégiques. En réalité, le choix des alliances a rarement été libre pour les pays, mais souvent influencé, voire imposé, par la puissance dominante de leur sphère régionale.
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« Soutenir l’Ukraine pour lui permettre d’obtenir un rapport de force favorable en vue des négociations »
Cet argument a émergé lorsque l’évidence s’est imposée : l’Ukraine ne pouvait plus raisonnablement espérer une victoire militaire décisive face à la Russie ni atteindre ses objectifs de guerre. Désormais, l’objectif de l’Occident est de renforcer la position militaire de Kiev pour lui permettre d’imposer un rapport de force favorable et obtenir une paix « juste », selon les termes de Zelensky, bien que les contours de cette paix restent indéfinis. Concrètement, cela impliquerait un prolongement du conflit jusqu’à ce que la Russie se voit contrainte à des concessions majeures envers l’Ukraine.
Or, sur le terrain, la situation militaire semble se dégrader de plus en plus vite pour l’Ukraine[9] et l’aide militaire des pays occidentaux se réduit progressivement. Il apparaît ainsi peu probable que des pourparlers se concluent sans d’importantes concessions ukrainiennes. Cette évolution amène à s’interroger sur les réels bénéfices d’une poursuite de la guerre pour l’Ukraine, alors que les semaines et mois à venir pourraient voir une détérioration encore plus marquée de sa situation militaire.
Cet argument paraît donc manquer de pertinence et vient s’ajouter à une suite de justifications de plus en plus discutables pour éviter de poser la question de fond sur les véritables raisons du soutien à l’Ukraine et les objectifs concrets poursuivis.
Si les arguments avancés pour justifier notre soutien à l’Ukraine semblent discutables, pourquoi notre gouvernement et ceux d’autres pays européens se montrent-ils si investis dans cette cause ? Et, plus encore, pourquoi n’énoncent-ils pas clairement les raisons réelles de cet engagement ? Peut-être que ces motivations cachées sont moins liées aux intérêts stratégiques européens qu’à ceux de Washington ? Le sabotage des gazoducs Nord Stream n’est plus attribué à la Russie et les enquêtes diligentées par les riverains de la Baltique sont abandonnées les unes après les autres sans avoir rien donné, ce qui est peut-être un indice parmi d’autres du véritable responsable… Chacun se fera son opinion sur ces questions.
Aujourd’hui, le débat ne devrait pas uniquement porter sur la poursuite ou non du soutien à l’Ukraine, mais sur les motivations véritables qui le justifient. Les citoyens ont le droit de comprendre les raisons de cette aide, notamment en France, dans un contexte où les décisions budgétaires de 2025 imposeront 60 milliards d’euros d’économie alors même que 3 milliards ont été transférés à Kiev en 2024. N’est-ce pas précisément cette transparence qui est censée nous différencier des régimes autoritaires comme celui de la Russie ?
Cette réflexion n’implique pas un rejet du soutien à l’Ukraine, mais appelle plutôt à poser des objectifs clairs et réalistes. Le soutien militaire et financier ne peut se prolonger efficacement que si nos moyens financiers, industriels et militaires[10] sont pris en compte. Comme le souligne Pascal Boniface[11], « il ne faut pas confondre le souhaitable et le possible ». Nous pouvons nourrir de nombreuses aspirations, mais seules celles réalisables méritent d’être poursuivies.
Enfin, il devient nécessaire de cesser de brandir une morale façonnée pour la circonstance, nous incitant à aider l’Ukraine « aussi longtemps qu’il le faudra ». Une position durable exige des justifications honnêtes et des objectifs concrets surtout à l’heure où les États-Unis de Donald Trump pourraient se détourner de la question ukrainienne et nous laisser seuls dans cette posture.
[1] https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2024/08/20/l-allemagne-fait-partie-des-pays-qui-ont-le-plus-aide-l-ukraine-depuis-le-debut-de-l-invasion-russe_6126677_4355775.html
[2] https://www.lemonde.fr/international/article/2024/10/10/les-europeens-s-accordent-sur-une-nouvelle-aide-financiere-a-l-ukraine_6347851_3210.html
[3] https://www.senat.fr/rap/r23-254/r23-254-syn.pdf
[4] https://www.tresor.economie.gouv.fr/Pays/UA/relations-commerciales-bilaterales-france-ukraine
[5] https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/2023/10/22/les-echanges-commerciaux-bilateraux-entre-la-france-et-l-arabie-saoudite-au-1er-semestre-2023
[6] https://fr.wikipedia.org/wiki/Loi_de_Godwin
[7] https://www.areion24.news/2020/05/06/la-russie-et-son-environnement-securitaire/
[8] Politologue américain, fondateur et ancien dirigeant de la société de renseignement Stratfor.
[9] https://cf2r.org/actualite/situation-militaire-critique-pour-lukraine-quelles-options/
[10] https://cf2r.org/reflexion/laide-occidentale-peut-elle-priverkiev-dune-victoire/
[11] https://www.youtube.com/watch?v=ilO15MREl0A