Conseil de Défense : le rapport déclassifié sur les Frères musulmans en intégralité
Le 21 mai 2025, un rapport confidentiel intitulé « Frères musulmans et islamisme politique en France » a été présenté au gouvernement, puis examiné en Conseil de défense.
Le 21 mai 2025, un rapport confidentiel intitulé « Frères musulmans et islamisme politique en France » a été présenté au gouvernement, puis examiné en Conseil de défense. Rédigé par deux hauts fonctionnaires, ce document de plus de 60 pages ne parle ni de terrorisme, ni de séparatisme violent. Il s’attaque à une dynamique autrement plus insidieuse : l’enracinement d’une idéologie islamiste intégraliste dans le quotidien des structures françaises.
Son objet ? Décrire, analyser, et nommer une mouvance trop souvent mal comprise : le frérisme. Ce courant, héritier des Frères musulmans fondés en Égypte en 1928, s’adapte à son environnement, s’organise sur le temps long et se développe sous le seuil de détection classique des outils de lutte contre l’islamisme.
Frères musulmans : une organisation à cercles concentriques
Au cœur du rapport, une description limpide d’un mode de structuration méconnu. La confrérie fonctionne selon « des cercles concentriques dont le centre est constitué d’un “cercle restreint” de militants assermentés». Autour de ce noyau, gravite une galaxie plus diffuse d’influence et de relais idéologiques, désignée comme la « mouvance frériste ».
Cette distinction est importante. Le frérisme ne désigne pas seulement l’adhésion à une organisation formelle, mais aussi l’adhésion à des logiques, des langages, des pratiques, sans nécessairement revendiquer l’appartenance au noyau central. C’est cette souplesse organisationnelle qui rend le phénomène difficile à appréhender. Il ne s’agit pas d’une armée, mais d’un archipel.
Une stratégie d’influence territoriale progressive
Loin d’une stratégie de confrontation, le frérisme agit par infiltration. Le rapport décrit une dynamique fondée sur l’implantation locale et l’adaptation stratégique. En Europe, les Frères musulmans « capitalisent […] sur une dynamique désormais ancienne » : les institutions communautaires.
Il ne s’agit pas de s’enfermer dans des enclaves, mais d’investir les structures sociales existantes. Associations, écoles, lieux de culte, centres culturels, clubs sportifs deviennent autant de points d’appui pour une influence organisée. Cette présence « renforcée par une nouvelle génération de prédicateurs » permet une diffusion culturelle et religieuse ciblée, agile, et médiatiquement compatible.
Les enfants en première ligne du projet frériste
La jeunesse est au cœur de cette stratégie. Le rapport insiste sur « la rigorisation de la pratique religieuse» chez les plus jeunes, avec une mention spécifique à « l’explosion du nombre de jeunes filles portant une abaya et l’augmentation massive et visible du nombre de petites filles portant le voile ».
Cette observation n’est pas anecdotique. Elle met en lumière une influence qui ne vise pas seulement les individus mais les structures d’éducation, de transmission, de socialisation. L’objectif est clair : forger très tôt des repères religieux conservateurs, en rupture progressive avec les normes républicaines.
Une subversion sans violence mais avec méthode
Ce qui rend le frérisme redoutable, c’est son invisibilité relative. Loin des discours de rupture, c’est dans le glissement progressif des normes, dans la normalisation d’un contre-discours religieux politique, que s’installe la menace. Un lent travail d’érosion idéologique.
La dernière partie du rapport n’est pas seulement analytique. Elle formule des recommandations. Les auteurs appellent à « mieux appréhender la menace, documenter ses structures, connaître les aspirations de la population musulmane et lui adresser des messages forts ».
C’est une stratégie d’intelligence politique qui est proposée. Parmi les priorités : « une prise de conscience des effets de l’islamisme en France » et « un discours laïque renouvelé ». L’enjeu est de reconstruire un récit républicain fort, audible et cohérent.
Le rapport « Frères musulmans et islamisme politique en France » documente un phénomène invisible à l’œil nu, mais bien réel. Il ne décrit ni un coup d’État ni un projet violent. Il décrit un travail d’influence, un enracinement idéologique, une conquête culturelle progressive.
C’est une alerte froide et rigoureuse. Une alerte qui, si elle est entendue, pourrait permettre à la République de se défendre, non pas contre une menace spectaculaire, mais contre une lente et méthodique transformation de ses fondations.
Défense : « Lorient tient une place prépondérante »
Dans le cadre d’une mission d’information, les députés Damien Girard et Thomas Gassilloud ont passé la journée, lundi 19 mai 2025, chez Naval Group et à la base aéronavale de Lann-Bihoué.
Les députés Thomas Gassilloud (deuxième en partant de la gauche) et Damien Girard (au centre) en visite chez Naval Group. | NAVAL GROUP
par Stéphane Bacro – Ouest-France – Publié le
Vers quel modèle l’Armée française doit-elle se tourner dans les années à venir ? Vaste question sur laquelle Damien Girard, député de la circonscription de Lorient (Morbihan) et son collègue du Rhône, Thomas Gassilloud, planchent depuis le mois de janvier.
Dans le cadre de leur mission d’information, les deux parlementaires ont passé la journée, lundi 19 mai 2025, chez Naval Group et à la base d’aéronautique navale de Lann-Bihoué. « Les réflexions venant du terrain sont toujours riches d’enseignements », pointe Damien Girard.
« Lorient tient une place prépondérante en matière de défense, rappelle Thomas Gassiloud. Car c’est ici que sont construits les bâtiments de surface de premier rang de la Marine nationale. Les frégates livrées par Naval Group sont indispensables à la sécurisation du trafic maritime. Notre dissuasion repose également sur la base de Lann-Bihoué. Ses avions permettent de sécuriser la sortie de nos sous-marins depuis l’île Longue et de repérer les éventuels sous-marins russes. »
Comment équilibrer le plan de charge chez Naval Group ?
Les deux lieux sont également indispensables à l’économie locale, puisque Naval Group et la base de Lann-Bihoué emploient, chacun, environ 2 000 personnes. Avec pour chaque structure ses problématiques. Notamment celle du plan de charge chez Naval Group. « L’entreprise se trouve actuellement dans un léger creux, mais il est impératif de maintenir la masse de salariés afin de ne pas perdre les compétences », souligne Damien Girard.
Une à deux frégates de défense et d’intervention sortent, chaque année, de chez Naval Group. | THIERRY CREUX / OUEST-FRANCE
D’où cette réflexion de l’élu écologiste. «Naval Group produit à la fois des frégates pour la Marine nationale (à raison d’une tous les deux ans), et pour d’autres pays (la Grèce). Les bateaux sont construits une fois les commandes passées. On pourrait imaginer fonctionner différemment comme le fait l’Italie, en ayant des frégates en surnuméraire et en cédant certaines en fonction des besoins d’autres pays. D’autant que l’on sait que le carnet de commandes va se remplir dans les six à neuf mois à venir, et que la capacité à livrer rapidement est importante. »
Damien Girard et Thomas Gassilloud présenteront leur rapport d’information le 11 juin en commission défense, à l’Assemblée nationale.
*Samuel Henry s’exprime en son nom propre. Samuel Henry est officier de l’armée de Terre, actuellement stagiaire à l’Ecole de Guerre (Paris). L’an passé, il a soutenu une thèse sur les biais cognitifs dans la planification militaire. Il explore depuis plusieurs années nos mécaniques cognitives et leurs effets dans la prise de décision et dans le domaine des manipulations de l’information.
La diffusion de faux contenus n’est plus anodine, tant par son caractère massif, que par les effets induits sur les opinions publiques et sur la vie de nos démocraties. Le terme « désinformation » fait désormais florès pour désigner ce phénomène accéléré par l’usage immodéré des réseaux sociaux. Si la désinformation agit d’abord sur nos croyances et dans un cadre virtuel, sa propagation peut avoir des effets réels dans le monde matériel. C’est de cette matérialité de la désinformation qu’il est question.
Documenté et pédagogue, Samuel Henry offre des clés pour comprendre un sujet majeur.
FRANCE, le 2 octobre 2023. « Punaises de lit. PERSONA NON GRATA. » titre le journal Libération. La recrudescence de punaises de lit devient un sujet public. Dans l’espace privé, de nombreuses personnes croient voir leur logement infesté. Certains individus en perdent momentanément le sommeil. Le sujet devient un enjeu politique : un projet de loi est envisagé. L’invasion virtuelle a des effets réels. Pourtant, hormis quelques vidéos qui font le buzz sur les réseaux sociaux, la prétendue invasion de punaises de lit est loin d’être prouvée.
Illustration 1 – La Une de Libération, le 2 octobre 2023. La matérialité des punaises de lit.
Copyright Libération, 2023
Cinq mois plus tard, au début du mois de mars 2024, les responsables politiques français dénoncent officiellement ce qui s’est avéré être une manœuvre de désinformation « artificiellement amplifiée sur les réseaux sociaux par des comptes dont il a été établi qu’ils sont d’inspiration ou d’origine russe [1] ». La Russie, adversaire de la France sur le plan informationnel, s’est contentée de prendre le train de nos peurs en marche, afin d’amplifier une mauvaise rumeur. Et ça marche !
La désinformation surfe sur des peurs virtuelles, mais ses effets dans la sphère politique et privé sont bien réels. L’illusion des punaises de lits illustre un problème concret. Alors que la désinformation agit d’abord sur nos esprits et concerne la diffusion de faux contenu, la notion de matérialité a une double acception : matériel (au sens de concret) et vérifiable. Evoquer la matérialité de la désinformation convoque un double paradoxe. D’une part, c’est opposer l’immatériel des contenus de l’information aux effets concrets de nos choix. D’autre part, c’est affirmer l’idée d’effets vérifiables à ce déluge de contenus non-vérifiés.
Comment la matérialité de la désinformation nous renseigne sur la lutte à mener ?
Si la désinformation est de prime abord une matière qui échappe et qui semble floue ou immatérielle (I), ses effets concrets sont cependant bien réels (II). Dès lors, anticiper la matérialité de la désinformation semble être une clé judicieuse pour mieux lutter contre les manipulations de l’information (III).
I. La désinformation : une matière qui échappe
Une matière galvaudée
La désinformation est un terme que personne n’entend de la même oreille. Selon l’acception que l’on retient, elle peut soit être confondue avec l’onomatopée « fake news [2] » de Donald Trump, ou, plus sérieusement être définie comme une « diffusion volontaire et intentionnelle d’une fausse information en sachant qu’elle est fausse ». Toujours est-il que cette définition demeure assez peu connue du grand public. L’usage du terme désinformation est suffisamment galvaudé pour qu’il puisse aussi bien englober les fausses nouvelles diffusées sciemment que les accusations péremptoires utilisées pour discréditer un adversaire politique. Bien souvent, le fait de qualifier dans un débat public un fait ou une information comme de la « désinformation » permet de censurer facilement n’importe quel contradicteur. Tout l’enjeu de la sensibilisation à la désinformation consiste donc à repositionner la véracité des faits sans s’ériger en arbitre subjectif. Plusieurs versions des faits peuvent parfois cohabiter. Elles peuvent alors donner lieu à des vérités sélectionnées ; c’est-à-dire des faits qui ne sont pas faux en eux-mêmes, mais dont l’évocation sélective oriente les perceptions. Il s’agit là encore d’une logique de manipulation des perceptions, sans que les faits en eux-mêmes ne soient strictement réfutables. C’est pourquoi, pour lutter contre la désinformation, s’attaquer strictement au contenu n’est pas toujours la solution.
Pour lutter, étudier la propagation plutôt que la vérité matérielle
Chez les Britanniques, l’ « information warfare » est aussi appelée « political warfare ». Se faire l’arbitre du vrai confine à l’action politique. C’est pourquoi, en France, l’agence VIGINUM, responsable depuis 2021 de la détection des manœuvres informationnelles de nos adversaires, caractérise les manœuvres informationnelles plutôt que les contenus. En démocratie, une agence gouvernementale responsable de lutter contre la désinformation ne peut pas être l’arbitre du vrai. En revanche, sans préjuger de la véracité des contenus, il est possible de caractériser l’amplification artificielle d’un contenu sur les réseaux sociaux. Ce genre d’action – une manœuvre inauthentique coordonnée – atteste d’une volonté de nuire de la part de nos adversaires et permet de les exposer. Le mensonge se caractérise donc par le mode de propagation, plutôt que par la matière du contenu. Même la lutte contre la désinformation consiste à étudier la mécanique de propagation plutôt que la matière !
Illustration 2 – L’ouvrage « Warfare by words » (Penguin, 1942).
Son auteur, Ivor Thomas explique très bien le caractère politique de l’information warfare.
Affaiblir la démocratie et faire advenir la post-vérité
L’important n’est plus la véracité du message, mais d’exposer le plus souvent possible la cible à votre message d’influence. D’abord faire naître le doute, puis imposer votre récit par une diffusion massive, afin de remporter la partie. L’inversion accusatoire (« whataboutism » en anglais) illustre parfaitement cette « diffusion du doute ». Ainsi, nos adversaires sont particulièrement performants pour dresser des « accusations en miroir », ou plus prosaïquement, une stratégie du « C’est celui qui dit qui y est. » La Russie est accusée d’attaquer un pays souverain en violation de l’ordre international ? Il lui suffit d’accuser en retour. Expliquer que l’OTAN s’est montré agressive. Expliquer que les Ukrainiens sont des « nazis ». Expliquer que les droits des peuples du Donbass sont violés depuis plusieurs années. La multiplication de ces accusations dilue l’accusation initiale dans un océan de vérités alternatives. L’effet final est de lasser le public, de défaire son rapport à la vérité, avant de défaire les cœurs et les esprits.
Illustration 3 – Sempé. L’inversion accusatoire : une stratégie aussi puérile qu’efficace
« L’agent d’influence n’est jamais pour, toujours contre, sans autre but que de donner du jeu, du mou, tout décoller, dénouer, défaire, déverrouiller. » explique un agent soviétique dans le roman « Le montage » (Vladimir Volkoff, éd. Julliard – L’Age d’homme, 1982). Cette technique d’influence est appelée « technique du fil de fer ». Ce fil de fer, c’est notre rapport à la vérité. A force de le tordre, l’avalanche de désinformation finit par le casser. « Le sujet idéal de la domination totalitaire n’est ni le nazi convaincu, ni le communiste convaincu, mais celui pour qui les distinctions entre fait et fiction et entre vrai et faux n’existent plus. » écrivait Hannah Arendt. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui l’ère de la post-vérité : un monde où la distinction entre le vrai et le faux n’importent plus, tant le flux est assourdissant. Inonder la zone de merde (« Flood the zone with shit ») préconisait Steve Bannon. Il s’agit d’inonder l’auditoire de « fake news » afin de susciter la confusion et de lasser les journalistes et les communautés de « fact-checking ». La diffusion massive de contenus de désinformation pourrait faire advenir ce monde-là – et ses effets seraient matériels.
II. Des effets souvent immatériels mais toujours réels
Une action réelle sur le domaine virtuel de nos croyances et de nos représentations
Les actions de désinformation agissent d’abord sur un espace virtuel, celui de nos cadres de représentation et de nos croyances. Chez les héritiers des Soviétiques, ce genre d’action est appelé mesures actives, depuis l’époque de la Tcheka (1917-1922). Les mesures actives [3] sont des actions informationnelles qui ont pour objet de faire évoluer la vision d’un auditoire sur un sujet. L’addition de ces manœuvres permet in fine de faire évoluer le cadre de croyance. Un dicton du KGB illustre ce principe : « La goutte d’eau creuse la pierre, non par la force, mais en tombant souvent. ». Cette récurrence est appelée « bruit de fond » dans le domaine de la lutte informationnelle. Un peu à la manière d’une contrebasse ou d’un piano dans un orchestre de jazz, le bruit de fond permet d’assurer la permanence du rythme de la manœuvre d’influence.
L’effet du bruit de fond est démontré en psychologie sociale, depuis 1968 par Robert Zajonc [4]. « L’effet de simple exposition », tel que ce chercheur en psychologie sociale le baptise, est la tendance que nous avons à évaluer plus favorablement des informations familières, quels que soient la signification ou le crédit que nous accordons à ces informations. Le bruit de fond de la désinformation devient persistant par un autre effet documenté : l’effet d’influence continu. Les premières recherches sur l’effet d’influence continue datent de 1994 grâce à Hollyn Johnson et Colleen Seifert [5]. Leurs expériences démontrent qu’une information démentie et désormais tenue pour fausse par une audience, continue à guider inconsciemment le raisonnement d’une partie de l’audience, comme s’il n’y avait jamais eu de démenti. Comme le disait le philosophe Francis Bacon, « Calomniez ! Calomniez ! Il en restera toujours quelque chose » dans l’esprit de l’auditoire.
L’effet final : priver de la souveraineté, sans que le territoire ne soit pris
Le pouvoir de l’influence n’est pas nouveau. Le stratège Sun-Tzu (IV e siècle avant J-C) expliquait : « Soumettre l’ennemi sans ensanglanter la lame, voilà le fin du fin. ». Les ressources de l’influence permettent d’envisager cette soumission, ou plutôt la démission de l’adversaire. Comme l’a affirmé le général russe Valeri Guerassimov (1955 – ) « Les ressources de l’information permettent de priver l’adversaire de sa souveraineté sans que le territoire ennemi ne soit pris. ». C’est une nouvelle forme de stratégie indirecte, consistant à « gagner la bataille avant de l’engager » pour reprendre les mots de Sun Tzu. Avec Donald Trump au pouvoir, les mesures de contrôle réflexif déployées par la Russie semblent porter leurs fruits. Les Etats-Unis, le principal compétiteur de la Russie, sont désormais dirigés par un homme qui a fait l’objet de mesures actives des services russes, et qui laisse dire que l’Ukraine a provoqué l’invasion russe sur son sol et est responsable du conflit, en laissant élire le « dictateur » Zelensky à sa tête [6].
« Une bataille perdue, c’est une bataille qu’on croit perdue. » L’adage du maréchal de Saxe (1696-1750) n’a pas vieilli. Les contenus de désinformation peuvent littéralement défaire nos sociétés lorsqu’ils échappent à notre discernement, mais ils peuvent aussi, au contraire, susciter une envie de « faire bloc », une envie de demeurer souverains. Pour ce faire, la désinformation doit être combattue avant que ses effets ne se matérialisent.
Lorsque c’est matériel, c’est souvent trop tard
Lorsque la désinformation se matérialise, il est souvent trop tard. Si la population ne trouve plus le sommeil, c’est que l’hypothèse des punaises de lit est complètement ancrée dans les esprits. Si la population refuse de se faire vacciner, c’est que le scepticisme anti-vax triomphe. Si, comme en Roumanie en 2024, la population se choisit un candidat populiste, qui passe de 1% d’intentions de vote à la majorité des suffrages en six semaines, c’est que la rationalité démocratique est vaincue. Après avoir renforcé les peurs, après avoir altéré les croyances, après avoir convaincu les individus d’agir, la désinformation finit par se concrétiser au travers de conséquences matérielles : des insomnies, la recrudescence d’une épidémie ou encore un résultat électoral populiste. La matérialisation n’est que l’ultime effet de la désinformation. Lorsqu’elle advient, c’est qu’il est souvent trop tard pour agir. L’annulation de l’élection de Calin Georgescu en Roumanie au motif d’interférences étrangères dans la campagne a permis à l’intéressé de dénoncer un « déni de démocratie ». Et d’ouvrir un boulevard pour le candidat d’extrême droite qui se présente à sa suite.
Aux Etats-Unis, lorsque la foule donne l’assaut sur le Capitole (6 janvier 2021), il est trop tard pour agir contre les rumeurs et les fausses nouvelles. Dans l’échelle de viralité (« breakout scale ») construite par Ben Nimmo [7] pour évaluer la dangerosité des faux contenus, la matérialisation par l’action violente est d’ailleurs l’ultime degré de viralité auquel un contenu peut prétendre. L’échelle se divise en six « paliers de viralité » :
1. Une plateforme, pas de propagation.
2. Deux plateformes pas de propagation ou une plateforme et début de propagation.
3. Plusieurs plateformes, propagation.
4. Reprise médiatique.
5. Amplification par une personnalité publique.
6. Réponse politique ou Appel à la violence.
Illustration 4 – L’échelle de viralité de Ben Nimmo, toujours utilisée pour caractériser la manœuvre adverse
La matérialité est le signe d’un contenu de désinformation qui triomphe. On ne peut que souhaiter que la désinformation reste en deçà du stade 6, aux stades des rumeurs. Finalement, anticiper la matérialité des contenus de désinformation, permet de mieux limiter leurs effets.
Illustration 5 – États-Unis, 6 janvier 2021. L’assaut sur le capitole : illustration de la matérialité de la désinformation, stade ultime de propagation
III. Anticiper la matérialité
Ouvrir les yeux avant la matérialisation
C’est pourquoi il est essentiel d’ouvrir les yeux avant la matérialisation. « On ne combat pas un incendie les yeux fermés », entendait-on aux prémices du Covid pour justifier le besoin de tests de dépistage. Il en va de même pour les contenus de désinformation. Ils doivent être détectés et exposés dès qu’ils atteignent un certain seuil de viralité. C’est le travail essentiel que réalisent les équipes de VIGINUM. Pourtant, en dépit de nos capacités d’analyse, certaines données demeurent encore invisibles à nos yeux. Il est par exemple impossible d’estimer le volume et la proportion des contenus produits par intelligence artificielle que nous rencontrons au quotidien. De même, il est encore impossible de connaître avec exactitude le fonctionnement de l’algorithme de recommandation des plateformes. Ce sont donc les règles invisibles des algorithmes qui déterminent ce qui nous est donné à voir et à ne pas voir. Sur ces questions, il paraît essentiel de légiférer pour ne plus être aveugles. [8]
Ou plutôt pour ne plus être borgne, car il y a malgré tout des phénomènes qui sont observés et documentés en détail. Ainsi, 70% des contenus visionnés sur YouTube sont directement suggérés par l’algorithme de recommandation [9]. Par ailleurs, une fausse nouvelle se répand six fois plus vite et plus profondément qu’une information classique [10]. Sans surprise, nous sommes plutôt enclins à écouter l’arbre qui tombe, plutôt que la forêt qui pousse [11] ; les contenus construits pour devenir viraux sont souvent empreints de négativité. Ils se répandent ainsi plus facilement, dopés par la peur, la colère ou l’indignation qu’ils suscitent chez les utilisateurs. Enfin, une récente étude a également démontré que la représentation politique du monde que vous forgez sur X n’est en rien conforme à la réalité [12].
Reconnaître la réalité, sans attendre la matérialité
L’enjeu de la désinformation consiste finalement à reconnaître sa réalité, sans attendre d’observer sa matérialité. Un peu comme certains déclaraient « ne pas croire au Covid », il se trouve encore des individus qui « ne croient pas à la désinformation ». Ce déni est très pratique car il déresponsabilise. Une enquête de 2019 avait d’ailleurs souligné que ce refus de croire aux effets matériels avaient des conséquences sur la propagation des contenus. Ainsi la population de plus de soixante-cinq ans relaie davantage les faux contenus [13], car elle envisage moins les effets réels de la propagation de ces contenus. C’est l’illusion qu’un mauvais contenu peut rester une « bonne blague ».
Le cauchemar de Saint-Exupéry
De fait, il est difficile de croire que notre clic peut finir par influencer une mécanique électorale. Il est aussi difficile de croire que notre simple bulletin peut décider du sort d’une élection, pourtant nous votons. Nous reconnaissons l’incidence infinitésimale de ce geste. Nous gagnerions sans doute alors à comprendre que, lorsque nous facilitons la diffusion d’un contenu, nous votons. Puisque ce vote peut avoir de l’effet, il est opportun de s’interroger : « Qu’attend-t-on de moi ? ». Telle est la question pertinente, plutôt que « Suis-je d’accord ? ». Si chaque utilisateur effectuait ce questionnement, la propagation des contenus serait vraisemblablement plus rationnelle et moins manipulable. D’autant que les statistiques des réseaux sociaux (metrics) permettent de sonder une population en temps réel sur ses opinions. En réagissant à chaud sur les réseaux sociaux, nous autorisons leurs propriétaires à nous sonder et à nous influencer en direct, sans jamais avoir ouvertement consenti à une telle situation. C’est un vote inconscient mais permanent que nous effectuons. L’analyse de nos données permet de cataloguer la population en un vivier influençable. Antoine de Saint-Exupéry affirmait qu’une « industrie basée sur le profit tend à créer – par l’éducation – des hommes pour le chewing-gum et non du chewing-gum pour les hommes ». L’écrivain rêvait de demeurer dans un monde où on fait du chewing-gum pour les hommes. Las ! Moins d’un siècle plus tard, l’exploitation systématique et semi-consentie des données de navigation accouche d’un monde où l’on utilise les hommes pour leurs cookies. Nous vivons en quelque sorte le cauchemar de Saint-Exupéry.
La réalité incontournable, finalement, est que la désinformation est devenue le premier sujet de préoccupation stratégique [14]. Le premier terrain que laboure la désinformation est celui de nos croyances, de nos peurs et de nos représentations. Un domaine immatériel, mais bien réel. L’un des enjeux de la lutte contre les manipulations de l’information est de reconnaître ce fléau réel, pour le combattre et le contrer, avant qu’il ne se matérialise. C’est pourquoi il est primordial d’ouvrir les yeux, d’exiger l’accès aux données, de continuer à détecter les actions informationnelles adverses et d’exposer celle qui le méritent. Ce combat, le citoyen ne le mène pas seul. Il peut exiger que la législation soit plus dure envers les plateformes. Exigeons que le consentement à l’utilisation de nos données par les plateformes soit explicitement sollicité. Exigeons la transparence sur le fonctionnement des algorithmes de recommandations. Exigeons des possibilités de paramétrages dans la vitesse de navigation ou dans les modalités d’affichages des statistiques. Exigeons davantage de taxes, qui viendraient financer des médias de confiance. Aujourd’hui, chaque utilisateur délègue aux plateformes le choix éditorial des contenus qui lui est proposé. Nous sommes arrivés à cet état de fait parce que nous n’avions pas réfléchi aux effets induits, à leur matérialité. Il est temps de reconnaître la réalité des effets sur nos démocraties. Il est temps de mieux analyser, mieux légiférer et mieux propager.
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Plus
. Edward Bernays, « Propaganda », H. Liveright, 1928.
. Stephen Brill, « The death of truth », Knopf, 2024.
. Bruno Patino, « La civilisation du poisson rouge », Grasset, 2019.
. Ivor Thomas, « Warfare by words », Penguin, 1942.
. Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Alexandre Escorcia, Marine Guillaume, Janina Herrera, « Les manipulations de l’information, un défi pour nos démocratie »s, Carnets du CAPS, 2018.
« Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde » (Albert Camus). Et, c’est bien le mal qui ronge nos sociétés occidentales. La France ne fait pas exception à la règle. Une chape de politiquement correct, de langage aseptisé, de mots choisis … pèse sur les esprits de nos jours. En un mot, il y a des mots que l’on ne peut plus prononcer sous peine de subir lynchage médiatique, de se voir réduit au silence avec une efficacité redoutable. Comme le souligne George Orwell dans sa préface de La ferme des animaux, « Le véritable ennemi, c’est l’esprit réduit à l’état de gramophone ». Aussi bien la sphère de la politique intérieure que celle de la politique extérieure n’échappent à ces vents mauvais qui bâillonnent durablement L’esprit des lumières et la sacro-sainte liberté d’expression. Jusque dans un passé très récent, il était incongru de soutenir que notre Douce France se portait mal et qu’elle perdait tout crédit sur la scène internationale. Mais, les faits sont têtus. Le réel est incontournable. Le roi est nu. Rien n’y fait, y compris notre Mozart de la finance pour sauver ce qui l’être encore à l’intérieur de nos frontières comme notre Mozart de la diplomatie hors de ces mêmes frontières tant existe un lien étroit entre le dedans et le dehors. Comme le rappelle le général de Gaulle : « Il n’y a pas de réalité internationalequi ne soit d’abord une réalité nationale ».
Les vicissitudes de la politique intérieure : le Mozart de la finance
Bien qu’elle apparaisse de plus en plus comme l’homme malade de l’Europe, la France se permet de donner des leçons de bonne gouvernance à la terre entière.
La France homme malade de l’Europe
Le constat sans appel du Premier ministre François Bayrou, lors de sa conférence de presse du 15 avril 2025, sonne comme un coup de tonnerre dans un ciel bleu[1]. Le ton est donné avec la devise affichée derrière l’orateur : « La vérité pour agir ». Le Béarnais est à la recherche des 40 milliards d’euros pour boucler le budget 2026[2]. Comment en sommes-nous arrivés à ce point alors que les duettistes, Gabriel Attal et Bruno Le Maire jurent, il y a peu encore, que la situation des finances de notre pays est satisfaisante en dépit des appréciations de moins en moins encourageantes, au fil du temps, des fameuses agences de notation ? La France vit au-dessus de ses moyens. Elle se drogue au déficit de ses finances publiques et de son commerce extérieur. Elle est incapable de procéder aux réformes indispensables pour remettre le pays sur les rails des limites de 3% posées par l’Union européenne. Le tableau ne serait pas complet si nous n’évoquions la transformation lente mais sûre de notre pays en un narco-état complétée par des attaques sans précédent contre les prisons ; la multiplication des règlements de compte entre bandes rivales, y compris dans la France périphérique ; une insécurité croissante[3] ; une immigration peu ou mal maîtrisée ; des services publics essentiels (santé, éducation, justice, police …) en capilotade ; une crise de l’autorité ; une crise de confiance des citoyens dans la politique et la justice, une crise morale de grande ampleur … Tous maux qui ne sont pas ou peu traités à la racine !
La France donneuse de leçon
Nonobstant, ce triste constat, « la France embêteuse du monde » si bien croquée par Jean Giraudoux dans L’Impromptu de Paris (1937) chapitre tel ou tel avec morgue sur la mauvaise conduite de sa politique intérieure, largo sensu. Emmanuel Macron excelle dans le rôle de Père Fouettard, ce personnage imaginaire que la légende représente aux côtés du Père Noël, armé de verges pour corriger les enfants indisciplinés. Il reçoit, à jet continu, les mauvais élèves en son Palais de l’Élysée pour leur faire la leçon, les chapitrer (Cf. visite controversé du président syrien, 7 mai 2025). Il présente la France en parangon de vertus contrairement à son premier ministre qui tient des propos inquiétants, alarmistes sur l’état de la France, qui soigne la dramaturgie du « comité d’alerte du budget ». Nonobstant ce lourd handicap interne, sur l’archipel du buzz, Jupiter excelle comme si de rien n’était. Depuis la dissolution de l’Assemblé nationale qui tourne à la Berezina, le président de la République laisse le soin de prendre les mauvaises décisions internes à son chef de gouvernement. Contrairement à tous les organismes indépendants qui font crédit au président argentin et à la présidente du conseil italien des bons résultats obtenus en matière budgétaire et financière, le chef de l’État les ignore superbement. Incroyable mais vrai. Comment donner des satisfécits à des membres de « l’internationale réactionnaire » ? C’est moralement impossible. Ils ne peuvent en aucun cas servir de bon exemple à la France arrogante que stigmatisent nos partenaires.
Combien de temps encore pensons-nous nous permettre d’ignorer que la déliquescence de notre situation intérieure n’emporte pas de conséquences fâcheuses[4], fatales sur notre politique extérieure, quoi qu’en dise notre Mozart de la diplomatie ?
Les vicissitudes de la politique extérieure : le Mozart de la diplomatie
D’une France sûre d’elle-même sur le plan international, nous passons, lentement mais sûrement, à une France sûre de rien en raison de lourds handicaps cumulés telle la confusion entre politique étrangère et diplomatie et le lest de notre situation intérieure dégradée.
La France sûre d’elle-même
Comment caractériser la politique étrangère d’un pays ? Par la conception générale des besoins de la nation, conception dérivant des nécessités de l’instinct de conservation, des modalités mouvantes de l’intérêt économique et stratégique et de l’état de l’opinion publique modifié à son tour par divers facteurs tels que l’ardeur ou la lassitude, les préjugés et les sympathies, l’ambition ou le souvenir d’une gloire passée. Une politique étrangère vaut par la cohérence de son dessein, une diplomatie par l’agilité de ses mouvements. La grande force de la politique gaullo-mitterrandienne, qui s’étend sur un demi-siècle, c’est de ne pas vouloir plaire à tout le monde. Elle reste marquée par plusieurs traits cumulatifs : prise en compte du temps long dans une perspective historique, dans une vision stratégique ; recherche d’une approche globale des problèmes internationaux ; attachement viscéral à l’indépendance nationale ; conjugaison harmonieuse de l’intérêt national et de l’intérêt général en raison d’une conception universelle de la mission de la France à travers ses idées et sa langue ; triomphe de la raison sur la passion ; conviction que le droit prime la force pour défendre la construction d’un ordre mondial sans le saper en même temps par un recours inconsidéré aux méthodes coercitives ; subtil cocktail entre parole et silence (la politique étrangère se nourrit d’un certain secret) destinée à préserver au maximum ses marges de manœuvre en particulier dans la recherche d’un équilibre délicat entre intérêts économiques et droits de l’homme…
La France sûre de rien
Au fil des décennies, des années les plus récentes, cette approche de l’action internationale de la France s’érode en raison d’une confusion entre politique extérieure et diplomatie et du lourd handicap tenant à la volatilité de la politique intérieure. La diplomatie est un moyen, une méthode. Elle cherche, par le raisonnement, par la conciliation et le marchandage des intérêts, à empêcher les grands conflits d’éclater. La diplomatie, c’est l’intermédiaire dont se sert la politique étrangère pour parvenir à ses buts par une entente et pour éviter la guerre. Lorsque l’accord est impossible, la diplomatie, instrument pacifique, devient inutile ; la politique étrangère, dont la sanction finale est la guerre, reste seule efficace. Ainsi, l’objectif de la diplomatie est de contribuer à l’édification d’un ordre international renforçant la paix et la sécurité internationales conformément aux objectifs de la Charte des Nations unies. Si la politique étrangère reflète des valeurs à travers une vision cohérente, la diplomatie recherche l’efficacité grâce à une méthodologie singulière. Or, Emmanuel Macron a trop tendance à confondre politique étrangère et diplomatie. Qui plus est, sa marge de manœuvre est de plus en plus grevée par la dégradation continue de notre situation intérieure sur les plans sécuritaire, économique, financier, social … Comment faire entendre une voix crédible de la France dans le concert des nations ? Nous administrons des leçons de droit et de morale à la terre entière sans pour autant balayer devant notre porte, dans un exercice de « diplomatie-fiction ». Jupiter excelle dans son rôle de mouche du coche de la scène internationale.
L’étrange défaite
« Gérer le déclin d’un empire en ruine représente l’une des plus formidables gageures de la diplomatie (Henry Kissinger, 1996). Même si comparaison n’est pas raison, tel est l’un des principaux défis que doit relever la diplomatie française si elle ne veut pas s’effacer. Elle doit s’interroger sur l’adéquation de ses moyens à ses fins ; la faisabilité de ses initiatives dans leurs dimensions géopolitique et financière ; l’importance de ses intérêts bien compris ; la cohérence avec l’action de l’Union européenne, de l’OTAN, de l’ONU ; la fiabilité de sa parole sur la scène mondiale… En un mot, elle doit se poser la question de sa crédibilité. Apporte-t-elle les réponses idoines aux problèmes qu’elle entend contribuer à résoudre ? Le problème est profond. À quand le lancement d’une véritable réflexion sur la diplomatie française par des experts indépendants posant un diagnostic sans tabou de ses maux suivi de l’exposé des remèdes pour qu’elle retrouve sa place dans le monde ? Nous n’en sommes pas encore là alors que nos problèmes internes ne trouvent pas de solutions structurelles. D’ici là, nous serons contraints de naviguer à vue dans la cour des déclassés du concert des nations. De l’intérieur à l’extérieur, il n’y a qu’un pas. Nous assistons aujourd’hui à la projection d’un film qui a pour titre La France qui tombe[5].
[1] Mariama Darame, Budget ! Bayrou décrit une situation « intenable », Le Monde, 17 avril 2025, p. 11.
[2] Erik Emptaz, Comment trouver 40 milliards d’économies ? Le couple Macron-Bayrou ponctionne à merveille !, Le Canard enchaîné, 16 avril 2025, p. 1.
[3] Alienor de Pompignan, Une semaine en France : la litanie macabre d’un pays à la dérive, www.bvoltaire.fr , 18 avril 2025.
[4] Mariama Daramé, Macron entend revenir sur la scène nationale, Le Monde, 7 mai 2025, p. 7.
[5] Nicolas Baverez, La France qui tombe, Perrin, 2003.
(*) Vincent Gourvil est le pseudonyme d’un haut fonctionnaire, par ailleurs Docteur en sciences politiques.
La stratégie militaire est-elle guidée par des lois immuables ? Ou change-t-elle de nature avec le temps et selon les pays ? L’analyse du général Benoît Durieux, codirecteur, avec l’historien Olivier Wieviorka, d’un livre somme : Les Maîtres de la stratégie. De Sun Zi à Warden (Seuil).
Entretien avec le général Benoît Durieux Propos recueillis par Charles-Henri d’Andigné
Pourquoi ce livre ? Deux facteurs nous ont incités à publier cet ouvrage. D’abord l’évolution très rapide du contexte géopolitique : plus que jamais, nous avons besoin de penser, de parler stratégie. Ensuite, un tel ouvrage n’existait pas en France, ni d’ailleurs aux États-Unis, à savoir un ouvrage qui analyse les réflexions des principaux auteurs dans ce domaine.
Il y a de nombreuses définitions de la stratégie dans votre ouvrage. Quelle est la vôtre ?
La stratégie est la combinaison dans le temps d’actions militaires et non militaires pour atteindre un objectif politique avec des ressources limitées, dans un contexte de compétition ou de conflit. Nous avons ainsi affaire à trois dialectiques : celle du présent et de l’avenir, du court terme et du long terme ; ensuite, la dialectique entre nous et notre adversaire, qui a comme nous des objectifs, une volonté et des raisons de se battre – ce que l’Occident a tendance à oublier ; la troisième dialectique, c’est entre les moyens matériels et les fins politiques : quel est le bon degré d’ambition, et quels moyens faut-il mettre en œuvre pour y parvenir.
Concernant les raisons de se battre de l’adversaire, que l’Occident appréhende mal, à quoi faites-vous allusion ? Si vous prenez l’opération de la communauté internationale en Afghanistan, ou celle de la France au Sahel, je pense que nous n’avons pas suffisamment prêté attention aux objectifs de nos adversaires. Quand on se limite à ses propres objectifs pour penser l’action, et que l’on considère l’adversaire comme un « terroriste », on se comporte comme un policier vis-à-vis d’un délinquant, pas comme un stratège. Dans le cas d’un djihadiste, il faut considérer sérieusement les mobiles qui sont les siens. Nul ne risque sa vie sans raisons. Tant qu’on n’a pas compris ces raisons en question, on court au-devant de grands déboires.
Comment s’articulent le politique et le militaire dans une réflexion stratégique ? C’est le dirigeant politique qui décide, bien entendu. Mais il serait simpliste et faux d’imaginer que le politique imagine la solution et que le militaire l’exécute. En cas de crise grave, le politique pense recourir à la force ; le militaire propose alors des options stratégiques, à savoir des options militaires qui ont une dimension politique. Il y a donc un dialogue entre le politique et le militaire. Et le politique pourra décider, in fine, de renoncer à l’action militaire envisagée.
Vous faites la distinction entre les stratégistes et les stratèges ; peu nombreux sont ceux qui sont les deux en même temps. Il y a Foch…
Le stratège est sur le terrain, à la manœuvre. Le stratégiste élabore une réflexion à partir des stratégies. Certains sont les deux, comme Foch, en effet. Clausewitz est un stratégiste, bien sûr, mais, sans parvenir aux plus hautes responsabilités militaires, il a tout de même occupé des postes assez importants. Est-ce pour autant un stratège ? Il y a Mao, qui s’inscrit dans cette liste, il y a le général Beaufre, qui a écrit sur la stratégie et qui a été stratège. Bernard Brodie n’a été que stratégiste. La plupart des personnalités présentées dans notre livre ont exercé des responsabilités dans le domaine de la guerre.
Alexandre de Marenches, directeur des services secrets pendant onze ans, regrettait qu’en France on fasse étudier aux militaires Clausewitz et non pas Sun Zi. A-t-il été entendu, et êtes-vous d’accord avec lui ?
Je crains que Marenches n’ait été très optimiste : dans mes études militaires, étant jeune, je n’ai jamais étudié Clausewitz ! Mais depuis quelques années, à l’École de guerre comme au Centre des hautes études militaires, l’accent a été mis sur la stratégie : on y étudie et Clausewitz et Sun Zi. Et oui, je suis d’accord sur la nécessité pour un militaire de connaître Sun Zi. En sachant qu’il est très difficile à lire, contrairement à ce que l’on pourrait croire au regard de la brièveté de L’art de la guerre. D’où la nécessité de passer par un spécialiste comme Yann Couderc, qui lui consacre un chapitre de notre livre, pour interpréter sa pensée.
Pourquoi Clausewitz, dont vous êtes un spécialiste, est-il aussi connu ? Clausewitz a été très lu en France après la guerre franco-prussienne de 1870. Les Français, qui cherchaient à comprendre leur défaite, voyaient dans Clausewitz l’inspirateur des victoires prussiennes, l’analyste de Napoléon – celui qui avait su percer le secret de ses victoires. Et après une éclipse, il a connu un regain d’intérêt dans les années 1970, notamment grâce à Raymond Aron. Enfin, il a été très lu dans les cercles marxistes : le lien entre guerre et politique trouvait des échos dans la théorie marxiste.
Le chapitre sur Machiavel fait ressortir l’importance de l’aspect moral de la stratégie militaire… On ne trouve pas cet élément dans toutes les contributions, mais on le trouve chez Sun Zi, chez Machiavel en effet, chez Clausewitz, chez Guibert, chez Foch, chez Beaufre… C’est une constante. Tous ces auteurs soulignent le rôle de la volonté, mais pas seulement celle du chef, celle aussi du soldat et de la collectivité. La guerre, ce n’est pas seulement deux généraux qui s’affrontent et qui jouent aux échecs. L’aspect moral et psychologique est très important. Il est même premier chez tous les auteurs de la guerre révolutionnaire, Mao, Galula, Lacheroy…
Y a-t-il une mondialisation de la stratégie, ou bien y a-t-il encore une école française, une école allemande, une école américaine… ?
La stratégie, à partir du moment où elle envisage l’affrontement contre l’autre, est nécessairement internationale. Si nous avons choisi ces auteurs, c’est que nous avons considéré qu’ils faisaient partie d’une sorte de patrimoine commun de l’humanité en matière de réflexion stratégique. Néanmoins, cela n’empêche pas que perdurent des cultures stratégiques. En Europe, on n’envisage pas la guerre de la même façon que les Américains, par exemple. La société américaine est née de l’affrontement avec la force occupante britannique. D’où une méfiance américaine qui a longtemps existé contre l’institution militaire. La guerre, pour les Américains, doit être faite très vite, avec toute la violence nécessaire, pour ramener les boys à la maison. Et comme les États-Unis sont une île-continent, les militaires ne vivent pas à côté du pays à qui ils ont fait la guerre (Irak, Afghanistan, etc.). Si vous êtes français et que vous faites la guerre aux Allemands, le jour d’après, les Allemands seront toujours là, il vous faudra vivre avec… Si vous l’oubliez, vous le payez très cher très longtemps. C’est un des éléments qui expliquent les différences d’approches.
Est-on passé, au xixe siècle, de la guerre à l’ancienne à la guerre totale ? D’un côté, une guerre contre des adversaires avec qui on fera la paix, et de l’autre, une guerre d’anéantissement, où l’adversaire est un ennemi absolu à éradiquer. Ce qui aurait des conséquences sur la stratégie…
Tant Machiavel que Clausewitz considèrent qu’il y a deux types de guerre : les guerres qui visent à conquérir un territoire, et officialisées par des négociations. Et puis les guerres qui visent à anéantir l’adversaire (la guerre totale, où toute la société est mise à contribution, c’est autre chose ; elle n’a jamais existé, c’est une tendance). La Première Guerre mondiale commence comme une guerre du premier type. Et peu à peu, elle va basculer dans une guerre du deuxième type, où le but est d’éliminer l’adversaire. Mais cela ne veut pas dire que la guerre de la première espèce est morte à l’époque contemporaine.
Un certain nombre de stratégistes (Foch, Mahan…) parlent du rôle important de la culture générale. Qu’en pensez-vous ?
Cela me semble essentiel. De Gaulle disait que la culture générale est la meilleure école de commandement. C’est indispensable, parce que, pour réfléchir sur la guerre et la paix, donc sur la stratégie, il faut d’abord connaître l’histoire, et, le plus possible, comprendre les sociétés. La guerre n’est pas un acte technique indépendant du reste. Il faut comprendre la société, la sienne propre et celle de l’adversaire. Il faut comprendre l’économie, également. Il faut comprendre la politique, l’art, que sais-je. Tout cela, que l’on regroupe sous l’expression « culture générale », est essentiel pour appréhender les uns et les autres et élaborer une stratégie.
RETEX SOFINS 2025 : un point sur les conférences organisées par l’état-major du commandement des opérations spéciales (COS)
La 7ème édition du SOFINS qui s’est tenue sur le camp de Souge du 1 au 3 avril derniers, a accueilli une série de conférences organisée par l’état-major du COS et des commandements d’armées qui lui sont rattachés (brigade des forces spéciales air -BFSA, commandement des actions spéciales terre -CAST, force maritime des fusiliers marins et commandos -FORFUSCO, 1ère chefferie du service de santé des armées pour les forces spéciales -CSS1).
Ces dernières ont porté sur de très nombreux sujets allant de la place des opérations spéciales dans la haute intensité, en passant par les enjeux de l’externalisation en zone grise militarisée, la place de l’intelligence artificielle dans la conflictualité de demain, les conséquences pour les opérateurs des forces spéciales (FS) de l’avènement d’interventions menées dans des conditions climatiques extrêmes, les enjeux associés à l’usage intensif de drones, ainsi que les conséquences du retour de la haute intensité pour la chaîne santé et les composantes de milieu terrestre et maritime.
Différentes personnalités – militaires et civils – sont ainsi intervenu dans ce cadre : commandeurs, décideurs, opérateurs et médecins issus de la communauté des opérations spéciales ou d’entités de premier ordre du ministère des armées et de l’OTAN (centre expert du commandement interarmées -CECIA, Agence pour l’innovation de défense -AID, Service de santé des armées, structure Otaniennes,), mais aussi chercheurs issus de l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS), de l’Institut français des relations internationales (IFRI) et de l’Université de technologie de Troyes (UTT).
Les FS, filles de la HI
L’esprit d’innovation et la recherche d’adaptation aux nouveaux enjeux induits pour les opérations spéciales (OS) par le retour de la guerre de haute intensité (HI) ont été les fils directeurs de l’ensemble desdites conférences. Elles ont été notamment l’occasion de rappeler que les OS sont historiquement nées de la HI, comme par exemple la création des célèbres SAS Britanniques : pour rappel, le Special Air Service (SAS) était en effet une unité de forces spéciales des forces armées britanniques, mise au point en 1941 en Égypte par le lieutenant David Stirling. Cette unité s’est fait connaître pendant la Seconde Guerre mondiale en se livrant à des raids audacieux menés sur les arrières des lignes allemandes en Afrique du Nord. Dissoute à la fin de la guerre, l’unité fut recréée au Royaume-Uni en 1947. Elle est considérée comme l’une des références mondiales en matière de forces spéciales et d’unité de contre-terrorisme. A noter que durant la Seconde Guerre mondiale les régiments SAS étaient placés sous le commandement d’officiers français.
Les OS ont en un sens été le précurseur de l’approche dite multi-milieux multi-champs dans les armées, la conflictualité moderne s’inscrivant à l’heure actuelle dans de multiples milieux et champs, interconnectés les uns aux autres : milieux terrestre, maritime, aérien, mais aussi extra-atmosphérique et cyber ainsi que dans les champs informationnel et électromagnétique, c’est que l’on nomme le M2MC.
S’inscrire dans la manœuvre globale HEM
L’un des enjeux majeurs pour les FS d’aujourd’hui et de demain réside dans le fait de travailler en complément de la manœuvre globale conduite par les forces conventionnelles dans le cadre de l’hypothèse d’un engagement majeur (HEM) pour les armées françaises. En ce sens, le retour de la HI conduit nécessairement le COS à agir autrement qu’à l’époque de l’asymétrie et du contre-terrorisme ayant dominé les vingt dernières années.
L’hypothèse d’un engagement majeur conduirait donc les FS à proposer des modes opératoires à différents niveaux ainsi qu’à différent moments de la conduite des hostilités. Dans un contexte d’engagement majeur, les FS pourraient être amenées à agir en amont de la HI dans cette zone d’incertitude que l’on nomme aujourd’hui la zone grise militarisée (ZGM[1]) en proposant des effets qui permettraient de prendre l’ascendant sur le ou les compétiteurs stratégiques. Puis d’agir de manière intégrée et combinée avec les forces armées conventionnelles lors de la conduite des hostilités.
En ce qui concerne les commandos marine de la FORFUSCO, chaque bâtiment de la marine nationale constitue déjà une plateforme potentielle pour les opérations spéciales, en particulier dans le cadre de la lutte contre le trafic de stupéfiants (NARCOPS[2]). Une généralisation de ce modus operandi permettrait de fait à l’état-major des armées (EMA) de renforcer encore davantage la capacité d’action de la mer vers la terre pour les armées françaises.
Confronter l’extrême
La confrontation à des milieux réputés extrêmes ou difficiles est aussi un sujet majeur de préoccupation pour les FS. Que l’on parle de jungle, de haute montagne, de zone de grand froid ou de zone désertique, l’adaptation des opérateurs et du matériel aux milieux abrasifs et au réchauffement climatique est d’ores et déjà un sujet d’attention et de préoccupation majeure[3]. Ecoles de rigueur, de rusticité et de résilience, le combat en milieu extrême implique une préparation particulière pour l’opérateur des FS, préparation à la fois physique, psychologique et technologique.
La question de la gestion du stress aussi bien que celle de la santé (éviter l’hypothermie par exemple) aussi bien que celle de l’approvisionnement ou du maintien des liaisons et moyens de communication sont au cœur des enjeux de la conflictualité de demain dans ces milieux où l’humain et le matériel sont soumis à très rudes épreuves. C’est tout autant la préparation physique des opérateurs que le renouveau de leur équipement matériel qui est ici sollicité. Afin de permettre la mise en œuvre de certaines technologies de rupture la recherche duale (civilo-militaire) doit ici être fortement sollicitée afin de permettre le développement de nouvelles solutions.
Favoriser le recours aux technologies disruptives
Enfin, la question de l’usage des drones ainsi que celle de l’intelligence artificielle fut au cœur de toutes les attentions lors des différentes tables rondes tant ces deux vecteurs technologiques s’imposent comme de véritables Game Changer opérationnels ainsi que le prouvent les retours d’expériences de l’actuel conflit russo-ukrainien. Comment par exemple permettre un ciblage de qualité en zone aérienne saturée ou continuer de permettre la furtivité en infiltration ou en exfiltration ? Comment parvenir à démarquer des véhicules ? Comment parvenir à leurrer l’ennemi dans un champ de bataille numérisé et quadrillé par des moyens technologiques de plus en plus puissants ? Autant de questions qui constituent les enjeux de la guerre de demain et qui sont déjà des pistes de recherche pour mettre au point des solutions innovantes pour les forces spéciales.Seuil de renouvellement organique RH : s’inscrire dans la durée
Enfin la question de la capacité à durer s’est également trouvée au cœur des débats. Là encore, la question des ressources humaines et du seuil de renouvellement organique constitue un défi majeur de la haute intensité pour les OS. Le maintien d’un vivier d’opérateurs de très haute qualité dans l’armée d’active, ainsi que la montée en puissance d’une réserve opérationnelle choisie, composée de compléments individuels à haute valeur ajoutée, s’imposent là aussi, à l’instar de l’ensemble des forces conventionnelles, comme un axe d’effort pour le monde des forces spéciales.
Notes :
[1] Sur cette question lire : Christophe Prazuck, En deçà de la guerre, au-delà de la paix : les zones grises, revue de défense nationale, n°828, 2020 ; Laurent Bansept, Le retour de la haute intensité en Ukraine, Quels enseignements pour les forces terrestres ?, études de l’IFRI n°111 ; Romain Petit, Spécial trente ans du COS : FS et ZGM, Opérationnels SLDS, mai 2022 (https://operationnels.com/2022/05/23/special-30-ans-du-cos-fs-et-sgm/).
[3] Sur ces questions voir par exemple les travaux menés par l’équipe de Julia Tasse de l’IRIS, ainsi que les études menées par le Human Adaptation Institut de Christian Clot.
Le 9 mai 2025, jour de la fête de l’Europe, le président français Emmanuel Macron et le Premier ministre polonais Donald Tusk ont signé à Nancy un traité pour une coopération et une amitié renforcées entre la Pologne et la France. Dans quelle mesure ce traité acte-t-il la consolidation des relations entre Paris et Varsovie ? Dans quel contexte celui-ci s’inscrit-il ? Quel peut-être ses répercussions sur les programmes d’armement communs et le développement d’une base industrielle et technologique de défense (BITD) européenne ? Le point avec Louise Souverbie, chercheuse à l’IRIS.
En quoi ce traité marque-t-il une évolution significative des relations bilatérales franco-polonaises, notamment dans le domaine de la défense ? Plus largement, dans quelle mesure le traité de Nancy peut-il être perçu comme une tentative de partenariat multiforme dépassant le domaine militaire ?
La signature de ce traité s’inscrit dans la continuité du rapprochement opéré entre la France et la Pologne au cours des derniers mois – et même des deux dernières années, après une période de relative crispation depuis 2015.
Un premier traité d’amitié et de solidarité avait été signé en 1991 et complété en 2008 par un Partenariat stratégique – deux documents de moindre ampleur et datés par rapport aux réalités politiques et géopolitiques du continent et des deux pays. Le début des années 2010 avait déjà été marqué par une tendance au rapprochement au niveau politique, notamment à partir de 2012 avec des échanges réguliers entre les présidents François Hollande et Bronisław Komoroski, ainsi que les ministres de la Défense Jean-Yves Le Drian et Tomasz Siemoniak. En parallèle, des entreprises du secteur de la défense, telles qu’Airbus (European Aeronautic Defence and Space Company à l’époque), avaient tenté de s’implanter sur le marché polonais – en témoigne le rachat de l’avioniste polonais PZL-Okęcie dès 2001. Airbus Helicopter devait fournir à la Pologne 50 hélicoptères Caracal dans le cadre d’un contrat de plus de 3 milliards d’euros, avant l’annonce de la rupture des négociations par Varsovie en 2016 à la suite du changement de gouvernement.
Le retour au pouvoir du parti eurosceptique de Jarosław Kaczyński Droit et Justice (PiS) en 2015 a en effet marqué un tournant dans les relations franco-polonaises, tant au niveau politique qu’industriel. L’« épisode des Caracals » a non seulement entrainé une action par Airbus devant un tribunal arbitral international mais a aussi eu d’importantes répercussions au niveau diplomatique. En parallèle, la coopération franco-polonaise s’est dégradée au niveau européen, puisque Varsovie a initialement rejeté le projet franco-allemand de lancement de la Coopération structurée permanente. En 2017, la France n’a donc pas non plus proposé à la Pologne de se joindre à l’Initiative européenne d’intervention. De plus, les déclarations du président Emmanuel Macron sur la « mort cérébrale de l’OTAN », en 2019, ont étéparticulièrement mal reçues en Pologne et ont alimenté la détérioration des relations stratégiques et la réticence polonaise à coopérer avec la France dans le domaine de la défense.
Un premier rapprochement s’est opéré en 2020 avec une déclaration conjointe sur la coopération en matière européenne, notamment industrielle, suivie d’une déclaration d’intention de coopération dans le domaine spatial en 2021. L’année suivante, la Pologne a fait l’acquisition de deux satellites d’observation français auprès d’Airbus Defence and Space. Le traité de Nancy entend d’ailleurs prolonger cette coopération dans le domaine spatial, mentionné à plusieurs reprises comme une aire de coopération prioritaire.
Le timide retour à la coopération à partir de 2020 était néanmoins limité par la difficulté des relations au niveau politique et les divergences de vues opposant les chefs d’État des deux pays sur des sujets clés comme l’Europe de la défense, la relation transatlantique et l’attitude à l’égard la Russie. L’invasion massive de l’Ukraine par la Russie à partir de 2022, la défaite du PiS aux élections législatives de l’automne 2023 et enfin l’attitude de Donald Trump depuis son retour à la Maison-Blanche en 2024 ont donc contribué au rapprochement progressif des positions françaises et polonaises sur ces dossiers ainsi qu’à une amélioration fondamentale des relations bilatérales au plus haut niveau.
Le traité signé le 9 mai à Nancy vient désormais acter ce rapprochement. Le document est comparable en termes d’ampleur et d’ambition aux traités signés par la France avec d’autres partenaires stratégiques européens : l’Allemagne (traité dit « d’Aix-la-Chapelle » en 2019), l’Italie (traité de Quirinal en 2021) et l’Espagne (traité de Barcelone en 2023). Le texte instaure un sommet bilatéral annuel présidé par le Premier ministre polonais et le président français et vise à fournir un cadre pour le renforcement de la coopération entre les deux pays dans tous les domaines : Union européenne, politique étrangère, sécurité et défense, politique migratoire, justice et affaires intérieures, industrie et numérique, développement durable et protection de l’environnement, infrastructures, énergie, agriculture, recherche, culture, éducation…
Dans quel contexte international s’inscrit la signature du traité de Nancy scellant la coopération franco-polonaise ? À quelles inquiétudes stratégiques cette alliance cherche-t-elle à répondre et quelles réponses propose-t-elle ?
Le rapprochement entre Paris et Varsovie est indubitablement lié aux bouleversements de la sécurité européenne par la guerre d’agression russe en Ukraine, couplé à la possibilité de plus en plus concrète d’un désengagement américain du continent. Cette double menace a eu pour conséquence de réaligner progressivement les analyses et priorités stratégiques françaises et polonaises. Le rapprochement des dernières années résulte donc d’une convergence des intérêts français et polonais. Pour Varsovie, il s’agit de renforcer son poids au sein de l’Union européenne (UE) et de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) en approfondissant des partenariats bilatéraux avec des États membres influents, ainsi que de diversifier ses garanties de sécurité face à l’incertitude croissante entourant l’engagement américain. Pour Paris, cette dynamique offre l’opportunité d’ancrer ses relations avec l’Europe centrale et orientale, dans un contexte où le centre de gravité stratégique du continent tend à se déplacer vers l’est.
D’une part, Paris a donc entrepris de recalibrer sa politique étrangère vis-à-vis de la région et a adopté un discours de plus en plus ferme sur la Russie, regagnant ainsi en crédibilité dans les capitales orientales. La visite présidentielle française en Ukraine à l’été 2022 et surtout le discours du président Emmanuel Macron au forum Globsec à Bratislava en 2023 ont été bénéficié d’une forte visibilité et ont été reçus positivement en Pologne. Désormais, Paris est donc davantage perçue comme un partenaire, voire un pourvoyeur de sécurité potentiel au sein de l’UE. Réciproquement, dans la perspective d’une réélection de Donald Trump et sous l’impulsion pro-européenne de Donald Tusk, la Pologne s’est efforcée depuis 2023 de revitaliser ses relations avec les pays européens. La stratégie de partenariats internationaux de Varsovie pour garantir la sécurité de son territoire vise à la fois l’ancrage américain dans la sécurité européenne – notamment par l’élargissement de la présence militaire des États-Unis sur son sol – et le développement de coopérations opérationnelles accrues avec ses partenaires européens les plus proches.
Le traité de Nancy établit une analyse commune des menaces et rappelle l’architecture de sécurité européenne dans laquelle il s’inscrit. Ces deux fondamentaux sont posés dès le préambule, qui souligne à la fois « la menace sécuritaire persistante que fait peser la guerre d’agression russe contre l’Ukraine » et « le rôle de l’OTAN en tant que fondement de la défense collective de la [Pologne] et de la [France] ». La vision commune pour la sécurité européenne est précisée dans les articles sur la coopération au sein de l’UE (article 2) et sur la sécurité et la défense (article 4). Les deux pays y affirment une volonté de renforcer la défense européenne, qui doit passer par une complémentarité entre l’UE et l’OTAN. Le traité s’en tient à l’objectif de renforcer le fameux « pilier européen de l’OTAN », sans aller jusqu’à une européanisation de l’organisation. La nécessité pour l’Europe d’assumer davantage la responsabilité de sa propre défense ainsi que le développement d’une capacité d’action autonome est néanmoins soulignée. En termes de menaces identifiées, l’accent est mis dans le traité sur les cyberattaques et les attaques informationnelles.
Les garanties de sécurité mutuelles rappelées par le traité s’inscrivent donc dans le cadre multilatéral de l’OTAN et celui de l’UE. Le Premier ministre Donald Tusk avait annoncé, peu avant la signature du traité, que celui-ci aurait pour essence même une clause de soutien mutuel en cas d’agression. Si cette disposition est effectivement présente à l’article 4.2 du document, celui-ci n’introduit pas véritablement de nouvelle garantie, puisqu’il rappelle en fait simplement les engagements pris au titre de l’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord et de l’article 42§7 du Traité sur l’Union européenne. Il précise néanmoins que l’assistance mutuelle est mise en œuvre « y compris par des moyens militaires ». Les garanties de sécurité que pourrait fournir la France à la Pologne ne sont pas précisées dans le traité, qui n’aborde pas l’éventualité d’un déploiement de troupes françaises en Pologne (même s’il prévoit des missions et déploiements conjoints) ni ne mentionne le sujet complexe de la dissuasion nucléaire.
Jusqu’où la coopération militaire s’étend-elle à l’issue de cet accord entre la France et la Pologne ? Quelles implications ce traité peut-il avoir sur les programmes d’armement communs et le développement d’une base industrielle et technologique de défense (BITD) européenne ?
Le rapprochement sur le plan politique depuis 2023 ne s’est pas pour l’instant traduit par des contrats et/ou des coopérations majeures entre la France et la Pologne dans le domaine de l’armement. Thales participe au programme de frégates polonais en fournissant le système de gestion de combat et les radars qui équiperont les trois navires de facture polono-britannique. Safran a également fait son entrée sur le marché polonais avec la fourniture de systèmes de navigation inertielle pour les plateformes antiaériennes et poursuit le développement de sa coopération avec la BITD polonaise. Ces exemples restent limités en comparaison des contrats passés auprès de l’industrie américaine ou sud-coréenne.
L’institutionnalisation du rapprochement politico-stratégique par le traité de Nancy pourrait désormais fournir les bases d’une coopération approfondie dans le domaine de l’armement. Le traité prévoit un renforcement de la coopération dans le domaine de l’innovation et de la recherche et développement (R&D) dual (IA, quantique, technologies spatiales, nouvelles énergies, etc.) ainsi que de l’armement à travers des projets capacitaires conjoints, sans préciser lesquels. Le directeur général de l’armement Emmanuel Chiva a déjà rencontré en mars cette année le vice-ministre de la Défense polonaise Paweł Bejda en vue de renforcer la coopération industrielle et militaire entre la France et la Pologne, remettant sur la table à cette occasion la proposition de Naval Group pour le marché des sous-marins polonais. Le président du groupe Airbus, Guillaume Faury, a quant à lui échangé avec le ministre de la Défense polonais pour renforcer la coopération avec la Pologne, qui pourrait entrer au capital du groupe et dont l’armée cherche à acquérir une capacité de ravitaillement en vol. La concrétisation de ces opportunités dépendra de la capacité des entreprises françaises à proposer des coopérations incluant à un niveau suffisant l’industrie polonaise.
Au niveau européen, le traité de Nancy témoigne d’un effort de convergence entre la France et la Pologne, qui parviennent à articuler une position commune malgré des intérêts parfois divergents en matière d’industrie de défense. Varsovie considère en effet que l’objectif prioritaire des initiatives européennes devrait être de renforcer les capacités militaires du continent à court terme, y compris au moyen d’acquisitions et de coopérations avec des pays tiers. De plus, si la Pologne soutient le renforcement de l’industrie de défense européenne, elle souhaite néanmoins garantir que la BITD nationale en développement ait d’abord le temps de monter en compétences au moyen de transferts de technologie, proposés aujourd’hui par des pays comme la Corée du Sud. Le traité de Nancy promeut donc « l’établissement progressif d’une préférence européenne par l’acquisition d’équipements de défense conçus et produits par la BITD européenne », « compatible avec le développement des programmes nationaux d’acquisition de défense des Parties ». La conciliation des visions française et polonaise du renforcement de l’industrie de défense européenne est affaire de temporalité. À terme, les deux parties ont intérêt à la réduction des dépendances stratégiques et des lacunes capacitaires grâce à une BITD européenne plus autonome et capable de « fournir des équipements dans les quantités et aux rythmes accélérés qui sont nécessaires ».
Afin de traduire en pratique les orientations prévues par le traité en matière de défense et de sécurité, Paris et Varsovie prévoient d’établir un programme de coopération. La mise en œuvre effective du traité de Nancy dépendra de la capacité des deux parties à traduire leurs engagements politiques en coopérations concrètes et durables.
*directeur de recherche à l’IRIS, spécialisé sur les questions de défense européenne. Il est responsable du Programme Industrie de défense et de haute technologie. Il est également conseiller scientifique d’ARES Group.
Ses travaux de recherche portent sur la défense européenne, l’Europe de la Défense, la coopération en matière de défense et d’armement, la stratégie de défense et le changement dans les appareils de défense.
Avant de rejoindre l’IRIS, Maxime Cordet a travaillé à la Direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) du ministère des Armées, en tant que chargé de mission du Département Union européenne. Il a coordonné et participé à la politique française dans la Coopération structurée permanente, le Fonds européen de Défense, la mobilité militaire et la mise en œuvre de l’assistance mutuelle au sein de l’Union européenne.
Maxime Cordet est diplômé de l’École d’affaires publiques de l’Institut d’études politiques de Paris (Sciences Po).
Le terme de mobilité militaire a émergé depuis déjà longtemps, tant au sein de l’Union européenne (UE) que de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN)[1], comme le domaine d’action devant permettre le mouvement à la fois rapide et en masse des forces armées. Les politiques menées dans le domaine se concentrent sur le continent européen, mais nous pouvons également considérer, comme c’est le cas à l’UE, qu’il s’agit de permettre les mouvements dans le cadre d’une opération de la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) et ainsi, partout où les intérêts de sécurité de l’Union sont en jeu.
Beaucoup d’initiatives ont déjà été lancées dans ces cadres, mais des difficultés majeures sont encore relevées par les militaires se déplaçant en Europe. En matière de développement capacitaire, elles sont structurelles et affectent gravement la crédibilité des Européens à se défendre ou à s’engager militairement pour défendre leurs intérêts. Le livre blanc européen tout juste publié souligne bien cet enjeu et place la mobilité militaire comme priorité capacitaire pour que les Européens soient prêts à se défendre à l’horizon 2030. Pour le mettre en œuvre, une nouvelle communication conjointe de la Commission européenne et du Service européen de l’Action extérieure (SEAE) devrait être publiée en juin afin de proposer des mesures.
La création d’une Agence européenne de mobilité stratégique, elle-même propriétaire de moyens de transport et d’équipements logistiques, doit faire partie des propositions pour que l’UE facilite de manière concrète les déplacements des forces en Europe.
Constat : beaucoup d’initiatives, qui n’ont pas encore porté tous leurs fruits
À l’UE, les politiques se mettent en place tant dans le champ communautaire qu’intergouvernemental :
La Commission européenne dispose depuis 2021 d’une enveloppe budgétaire dédiée au financement des infrastructures de transport à usage dual (tant civil que militaire) de 1,5 milliard d’euros. Ce fonds fait partie du Mécanisme d’interconnexion en Europe (MIE), une politique pilotée par la DG MOVE, en lien avec l’État-major de l’UE (EMUE) pour assurer que les projets répondent bien à des besoins militaires (par exemple, la rénovation du terminal ferroviaire connecté au port de La Rochelle, ou encore des portions du Rail Baltica dans les États baltes). Les trois appels à projets qui ont été lancés à ce jour ont utilisé la totalité de l’enveloppe. Certaines limites de ce fonds sont connues, notamment le fait qu’il ne finance que des infrastructures à usage dual et non purement militaire, ce qui serait nécessaire. Mais une majorité d’États demandent une augmentation de l’enveloppe dédiée pour le prochain Cadre financier pluriannuel (CFP).
Dans le champ intergouvernemental, deux projets de la Coopération structurée permanente (CSP) traitent du sujet. Le premier, intitulé simplement Military Mobility, est piloté par les Pays-Bas et constitue un forum de coordination de toutes les politiques européennes en la matière, avec la présence de la Commission, l’Agence européenne de défense (AED), le SEAE et même l’OTAN et plusieurs États alliés (États-Unis, Canada, Norvège, Royaume-Uni). Le second est Network of Logistic Hubs in Support of Operations (NetLogHubs), et a pour objectif la consolidation d’un réseau de centres logistiques militaires en Europe, grâce à la déclaration des services logistiques (carburant, pièces détachées, logements, ravitaillement divers, etc.) des bases européennes sur une même plateforme, pour que les armées connaissent les moyens et les stocks présents et ainsi leur faciliter les déplacements à travers le continent.
Des projets capacitaires sont également en cours dans la CSP et participeront directement à la mobilité militaire dans les décennies à venir. Le Future Mid-size Tactical Cargo (FMTC) coordonné par la France a pour objectif de définir la future capacité européenne de transport tactique en replacement des CASA et des C-130. Le second, Strategic Air Transport for OutsizedCargo (SATOC), coordonné par l’Allemagne, vise l’étude d’une solution européenne pour le transport stratégique hors-gabarit pour remplacer à terme les appareils vieillissants de l’entreprise ukrainienne Antonov utilisés par plusieurs Alliés. Les deux projets bénéficient du Fonds européen de défense (FEDef) pour leur étude amont.
De plus, l’AED appuie les États membres en matière capacitaire, mais également en matière d’harmonisation des procédures de passage de frontières, point-clé de la mobilité militaire. Par exemple, les États européens rencontrent encore des difficultés à délivrer rapidement les autorisations de transit terrestre d’une autre armée sur leur sol ou même de survol. D’autres blocages concernent les réglementations différentes concernant le transport de matières dangereuses. Des arrangements techniques ont été signés en ce sens par la plupart des États membres afin d’harmoniser toutes ces procédures, mais la mise en œuvre de ces arrangements n’est pas encore effective dans la plupart des États.
De manière globale, la Commission et les États coopèrent bien en la matière. Couvrant tant le champ intergouvernemental que communautaire, un plan d’action pour la mobilité militaire a couvert la période 2018-2022 et un second a été rédigé pour 2022-2026. Ces deux plans ont été accompagnés de pledges politiques, l’un en 2018 et l’autre en 2024. Ils énoncent tous la nécessité de progresser en la matière, et plus précisément dans les domaines suivants : les infrastructures de transport (dont de l’énergie, et y compris leur cybersécurité) et de stockage, les matériels et moyens de mobilité, les procédures de franchissement des frontières intérieures (dans les trois milieux) et la coordination et la mutualisation des moyens (notamment avec l’OTAN).
Des difficultés capacitaires structurelles affectent la crédibilité des Européens
Les armées européennes font partie des forces les plus déployées dans le monde et ont acquis une expérience significative en matière de mobilité et de logistique, tant dans la phase de déploiement rapide que de soutien sur la durée. Elles font ainsi le constat de freins persistants pour leur mobilité, notamment sur le territoire européen.
Dans les premières phases d’un déploiement rapide, les moyens de transport aérien stratégique sont indispensables, mais sont lacunaires. Le contrat de la « Solution internationale pour le transport aérien stratégique » (SALIS) permet à certains pays de bénéficier de 5 appareils An-124 Antonov, basés à Leipzig, et vieillissants – d’autant plus qu’Antonov est une entreprise ukrainienne, sous forte pression. Ce type d’appareil est également particulièrement utile pour transporter de grandes quantités de matériel, ou encore des véhicules et même des hélicoptères, beaucoup plus rapidement que par voie terrestre ou maritime. Cependant, ces appareils ne sont pas utiles aux forces européennes en permanence, ce qui rend peu soutenables le développement, la production et l’acquisition d’une telle capacité seulement pour des besoins militaires et en faible quantité au niveau national.
Dans les phases suivantes, lorsqu’il faut apporter du soutien et l’approvisionnement des forces déployées sur le théâtre, un manque capacitaire en matière de transport de matériel est aussi à déplorer. Cela concerne principalement les trains et les navires de gros tonnage (rouliers). Les armées recourent aujourd’hui largement à l’externalisation, mais reposer sur des opérateurs privés peut s’avérer plus difficile en cas de conflit. En effet, les moyens civils seraient aussi la cible d’attaques, d’autant plus quand ils transportent des forces ou du matériel de guerre, et les entreprises pourraient légitimement limiter leurs activités à cette fin au vu des risques (freinant également l’implication des assurances et des banques ou du moins augmentant leurs prix). La concurrence des livraisons avec le secteur civil se ferait également sentir en temps de guerre, hors moyens légaux étatiques pour les contraindre (priorisation de la commande ou réquisition) – ce qui ne renforce pas l’attractivité des commandes militaires pour ces entreprises.
Mais assurer une meilleure mobilité militaire est également une question de crédibilité opérationnelle et donc, participerait à l’idée d’une dissuasion conventionnelle : les capacités européennes actuelles (sans parler des infrastructures de transport et de stockage, y compris énergétique) ne constituent pas un élément de crédibilité d’un engagement militaire sur le sol européen. Par ailleurs, l’un des principaux retours d’expérience du conflit en Ukraine rappelle aux Européens le caractère vital des capacités de logistique et d’approvisionnement[2]. Cela pourrait être la principale source de faiblesse des Européens en cas d’engagement majeur.
Le livre blanc européen consacre la mobilité militaire au même niveau que les autres priorités du réarmement de l’Europe
Le Livre blanc commun de la Commission européenne et du SEAE, publié le 19 mars 2025, place la mobilité militaire comme l’une des quatre missions pour lesquelles l’UE apporte sa valeur ajoutée en cas d’affrontement majeur en 2030. Le sujet est compris dans deux des sept priorités de financement capacitaire identifiées dans le document : dans sa dimension infrastructurelle d’abord, et dans la priorité « Facilitateurs stratégiques et protection des infrastructures critiques, » avec le transport stratégique, le ravitaillement aérien et les infrastructures pour l’énergie opérationnelle. Quelques éléments supplémentaires peuvent être énoncés ici :
Le livre blanc mentionne que la mobilité militaire participe à notre préparation, mais aussi à notre dissuasion.
C’est un axe d’effort qui sera également bénéfique au secteur civil (usage dual des infrastructures).
Quatre corridors prioritaires sont identifiés par la Commission, dans les trois milieux, ainsi que 500 hot-spotsà améliorer. En matière de transport de l’énergie, le livre blanc en appelle aux États membres et à l’OTAN pour compléter la cartographie des besoins.
De plus, les corridors seraient étendus à l’Ukraine, tant pour faciliter l’assistance militaire qu’en tant que garantie de sécurité durable.
La Commission devrait lister toutes les législations européennes ayant un impact sur la mobilité militaire (par exemple, sur le sujet de la prise de participation d’acteurs potentiellement malveillants dans des infrastructures critiques) et proposer des modifications.
La disponibilité de moyens spécialisés et à usage dual est aussi mentionnée.
Les projets infrastructurels bénéficieraient aussi d’une meilleure prévisibilité des financements européens.
Enfin, la mobilité militaire est ciblée dans l’instrument de prêt SAFE[3].
La Commission et le SEAE devraient enfin proposer une communication conjointe d’ici la fin de l’année sur la mobilité militaire pour proposer la mise en œuvre de nouvelles actions.
Proposition pour passer à la vitesse supérieure : la création d’une Agence européenne de mobilité stratégique (European Strategic Mobility Agency – ESMA)
L’agence disposerait de moyens et matériels proprespour fournir des services ou bien les louer aux armées. Ces moyens et matériels seraient des véhicules terrestres plus ou moins lourds, des trains, des wagons et des containers pour le transport terrestre, des avions de transport de différentes tailles (notamment hors-gabarit) pour la voie aérienne, et des rouliers notamment pour la voie maritime.
Les moyens et services seraient à usage dual : le secteur commercial civil pourrait également demander de louer les moyens et bénéficier des services. Cet usage dual permettrait d’assurer la soutenabilité économique de l’agence. Les activités militaires seraient néanmoins prioritaires, en particulier en cas de crise. Par ailleurs, la gestion de crise civile pourrait également être un motif de priorisation et la protection civile un domaine dans lequel les moyens de l’agence pourraient être utilisés.
Son statut juridique serait un défi à relever :
Dans le cas d’une agence de l’UE (comme Frontex par exemple), celle-ci peut déjà disposer (acquérir et louer) de moyens propres. La difficulté juridique résiderait donc plutôt dans l’activité commerciale en parallèle des services rendus aux armées.
Une organisation internationale publique indépendante juridiquement de l’UE, bien que fortement liée, serait donc peut-être préférable. Cela faciliterait également l’utilisation de l’agence par des États non-membres qui s’associeraient au projet. Néanmoins, le format juridique pour permettre une telle activité serait innovant.
Une solution pourrait être le partenariat public-privé : les États et la Commission créeraient avec des entreprises privées une entité permettant la fourniture des services aux armées d’une part et l’activité commerciale d’autre part (modèle proche d’HeliDax en France par exemple, mais largement innovant à l’échelle européenne).
D’autres formes juridiques innovantes sont probablement à envisager, sans changer les traités de l’UE.
Sa gouvernance serait hybride, avec un comité exécutif composé de représentants des États membres participants, de la Commission, de l’EMUE et de l’AED, ainsi que des entreprises participantes.
Son budget serait composé de contributions nationales minimales au prorata du PIB afin d’atteindre le minimum viable pour le fonctionnement de l’agence (hors pays qui refuseraient de participer), et une contribution nationale supplémentaire serait laissée libre aux États pour bénéficier de davantage de services (davantage d’heures de vol, le service de carburant, mais aussi une priorité sur la location par exemple).
Le périmètre des actions réalisées par les armées avec les moyens de l’agence serait le territoire européen, mais aussi les mouvements nécessaires dans les opérations et missions de la PSDC depuis ou vers l’Europe.
L’agence disposerait également de son propre personnel capable d’opérer les moyens. Néanmoins, les armées pourraient aussi les utiliser avec leurs militaires.
Dans le cadre de missions militaires, et en fonction du type de mission, les armées devraient assurer la protection des moyens et matériels, en les remettant à l’agence dans l’état d’origine, et compensant financièrement l’agence sinon.
L’entretien et le maintien en condition opérationnelle seraient à la charge de l’agence. La fourniture de carburant pourrait également faire partie des services, y compris le ravitaillement en vol.
Les mouvements militaires avec des moyens de l’agence disposeraient d’une liberté de transit et de survol sur le territoire des États membres reconnaissant et participant au fonctionnement de l’agence.
L’agence nécessiterait un investissement de départ conséquent de la part des États membres, avec plusieurs années de montée en puissance. Il faudrait que les moyens aériens soient localisés sur des aéroports, les moyens terrestres le long d’axes logistiques majeurs, et les rouliers dans les principaux ports européens.
Par ailleurs, le matériel acquis par l’entité ne peut être considéré comme du matériel de guerre et soumis aux contrôles export nationaux. La question se pose surtout pour les aéronefs, en prenant l’exemple susmentionné : SATOC (ou A800M) doit absolument être un appareil utilisé dans le secteur commercial, et doit faire partie des moyens acquis par l’agence.
Conclusion
Il est grand temps que la mobilité militaire et la logistique soient érigées en priorité de la défense européenne. Le livre blanc est à la hauteur de cet enjeu. Mais il faut réussir à le mettre en œuvre.
La création d’une Agence européenne de mobilité stratégique pourrait répondre au besoin des armées en leur permettant une plus grande agilité et rapidité de mouvements, et en bénéficiant d’investissements communs dans des moyens mutualisés. De surcroit, elle faciliterait l’opérationnalisation de la Capacité de Déploiement rapide, ainsi que l’efficacité de toutes les missions et opérations de la PSDC. Elle montrerait surtout la force et la plus-value de l’échelon européen dans la défense sans remettre en cause les prérogatives nationales en la matière. Enfin, elle renforcerait la défense de l’Europe dans la nouvelle ère de contestation des intérêts européens dans laquelle nous venons d’entrer.
Le statut juridique d’une telle entité représente un défi. Néanmoins, si elle voit le jour, elle démontrera toute la pertinence et la nécessité d’une plus grande interpénétration entre monde militaire et monde civil d’une part, et entre le secteur public et privé d’autre part, afin de décupler notre puissance collective en Europe.
[1] Les États membres et alliés s’accordent très largement sur la coopération entre l’UE et l’OTAN dans le domaine, avec des États non-membres qui participent des projets UE (CSP) par exemple.
Face au retour de la guerre de haute intensité, notamment en Ukraine, le corps d’armée redevient un échelon essentiel. Seul capable de coordonner plusieurs divisions, il permet une manœuvre interarmes et multi-milieux cohérente à grande échelle. La France entend se positionner comme nation-cadre d’un tel outil de puissance.
Exercice militaire de l’armée française à Toulouse en février 2020 Fred Marie/Shutterstock.com
L’armée de Terre vise la constitution d’un corps d’armée pleinement opérationnel à échéance 2030. Ce projet structurant implique une montée en puissance capacitaire, une régénération des forces et des arbitrages cruciaux dans les priorités d’acquisition.
Être nation-cadre d’un corps d’armée, c’est peser dans les plans de guerre, influer sur les opérations et asseoir son leadership en coalition. Même en temps de paix, ce rôle envoie un signal stratégique fort et renforce l’interopérabilité avec les alliés.
Aucun pays européen ne peut aujourd’hui armer seul un corps d’armée complet. La France doit donc structurer des partenariats solides pour relever ce défi. Un rehaussement du contrat opérationnel national et le recours à la réserve deviennent des options à envisager.
C’est à Napoléon que l’on doit en 1803 l’invention du corps d’armée, échelon de commandement clé dans l’organisation de la Grande armée. Il répond alors au besoin de diviser l’armée en sous-éléments à la fois mobiles et autonomes, c’est-à-dire capables d’engager un combat seul jusqu’à la concentration des autres colonnes en marche. Au contraire de la division qui lui est inférieure, le corps d’armée regroupe donc l’ensemble des armes de l’époque : infanterie, cavalerie, artillerie, génie et train. Par la suite, le corps d’armée conserve une place centrale dans les systèmes militaires des grands conflits européens puis mondiaux de 1870 à la Seconde Guerre mondiale, le plus souvent englobé dans des armées encore plus imposantes. Pendant la guerre froide, il est encore au coeur du dispositif otanien en tant que pion de référence de la « défense de l’avant » face au Pacte de Varsovie, rassemblant autour de 60 000 hommes. Dans le cas français, l’armée de Terre comptait jusqu’aux années 1990 trois corps d’armée (CA), intégrés au sein de la 1re Armée française, ainsi qu’un quatrième sous la forme de la Force d’action rapide (FAR).
Au tournant du XXIe siècle, les réductions successives des effectifs militaires ont conduit à voir cette grande unité quitter l’horizon des armées européennes, davantage habituées à compter leurs déploiements en centaines d’hommes (bataillon), au mieux en milliers (brigade) pour les opérations extérieures les plus dimensionnantes. La guerre de haute intensité sur le sol européen et le renforcement de la menace russe, conjugués à la perspective de désengagement américain, remettent en lumière ce niveau de commandement, seul à même de coordonner l’engagement d’un grand volume de forces (en dizaines, voire centaines de milliers de soldats pour les scénarios les plus dimensionnants en matière de défense collective) et d’intégrer l’ensemble des effets dans tous les champs et milieux.
Ce passage à l’échelle soulève cependant nombre de difficultés, d’ordre militaire mais également politique, puisqu’il comporte une dimension multinationale. Ce Briefing se propose d’examiner les défis à surmonter dès lors que la France entend être « nation-cadre » d’un CA « de combat », c’est-à-dire à pleine capacité opérationnelle (« warfighting corps ») et les leviers qu’elle peut utiliser dans un contexte où, à ce jour, aucun pays européen ne peut armer seul une unité de cette envergure.
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Le 22 avril 2025, une attaque dans la vallée de Baisaran, au Cachemire indien, a tué vingt-six personnes, dont un ressortissant népalais. Le groupe de la Résistance du Cachemire a revendiqué l’opération, affirmant que les victimes étaient des agents des services de sécurité indiens. Cette attaque ravive les lignes de fracture d’un conflit ancien dans un contexte régional tendu.
Le 22 avril 2025, une attaque d’une brutalité inédite depuis près de deux décennies a ensanglanté la vallée de Baisaran, dans la région touristique de Pahalgam, au Cachemire indien. Vingt-six personnes, dont un ressortissant népalais, ont été tuées par des tirs nourris alors qu’elles visitaient cette station prisée. Le groupe peu connu de la Résistance du Cachemire a revendiqué l’opération, affirmant que les victimes étaient en réalité des agents liés aux services de sécurité indiens, et dénonçant un prétendu projet de colonisation démographique orchestré par New Delhi. Si cette attaque marque un pic de violence dans la région, elle ravive surtout les lignes de fracture d’un conflit ancien, complexe, et aujourd’hui réactivé dans un contexte régional tendu.
Un conflit ancien
Le conflit du Cachemire plonge ses racines dans la partition de l’Empire britannique des Indes en 1947. Le maharaja du Jammu-et-Cachemire, hindou à la tête d’un État majoritairement musulman, choisit de rattacher son territoire à l’Union indienne. Le Pakistan, né au nom de l’identité musulmane du sous-continent, conteste ce choix, déclenchant la première guerre indo-pakistanaise. Depuis, le Cachemire est une terre traversée par une ligne de contrôle, revendiquée intégralement par les deux puissances nucléaires. Ce contentieux irrésolu structure depuis plus de soixante-quinze ans une rivalité faite de cycles de guerre ouverte, d’insurrections et d’attentats sanglants.
Cachemire
L’attaque de Pahalgam s’inscrit dans une série d’événements marquants. En mars 2000, le massacre de 35 sikhs à Chittisinghpura, perpétré par des hommes en uniforme, avait choqué l’opinion publique. Deux ans plus tard, l’attentat contre la base de Kaluchak fit 34 morts parmi les familles de soldats. En novembre 2008, l’Inde connut l’un de ses traumatismes les plus profonds avec les attaques coordonnées de Mumbai, où dix terroristes venus du Pakistan par la mer tuèrent 166 personnes et en blessèrent plus de 300, en ciblant hôtels, gares, cafés et un centre juif. Ces attaques, revendiquées par le groupe Lashkar-e-Taiba, marquèrent un tournant dans la perception mondiale de la menace terroriste en Asie du Sud. En août 2017, huit pèlerins hindous furent tués lors d’une attaque visant un bus revenant du sanctuaire d’Amarnath. Enfin, en février 2019, un kamikaze tua 40 paramilitaires indiens à Pulwama, provoquant des frappes aériennes de représailles de l’Inde sur Balakot, au Pakistan.
La riposte de l’Inde
La riposte indienne a été immédiate. Des mesures punitives ont été prises contre Islamabad : suspension du traité de l’Indus, fermeture du poste frontalier de Wagah, réduction des effectifs diplomatiques pakistanais à New Delhi. Le ministre de la Défense, Rajnath Singh, a réuni les chefs d’état-major pour une évaluation stratégique d’urgence dans le Jammu-et-Cachemire.
Cette nouvelle poussée de fièvre survient alors que le Pakistan traverse une crise profonde. Son économie est au bord de l’asphyxie : dette extérieure massive, inflation record, insécurité énergétique. Sur le plan diplomatique, Islamabad est encerclé par des tensions. Tout d’abord avec l’Iran, en raison d’opérations militaires transfrontalières au Baloutchistan. Ensuite avec l’Afghanistan, où les talibans refusent de livrer les chefs du TTP (Tehrik-e-Taliban Pakistan, Mouvement des talibans du Pakistan), groupe islamiste armé fondé en 2007, distinct des talibans afghans mais partageant avec eux une idéologie et des origines tribales communes dans les zones frontalières.
Dans ce contexte, le recours au levier cachemiri peut être perçu par certains segments de l’appareil sécuritaire pakistanais comme un moyen de détourner l’attention intérieure ou de tester les lignes rouges indiennes.
La complexité du Pakistan
Cependant, il serait erroné de considérer le Pakistan comme un bloc monolithique. Son appareil sécuritaire est profondément fragmenté. L’armée, institution centrale depuis l’indépendance, exerce une influence tentaculaire bien au-delà des questions de défense : elle contrôle des pans entiers de l’économie, oriente la politique étrangère et domine le renseignement à travers l’ISI (Inter-Services Intelligence), accusé de mener une double stratégie : coopération officielle avec l’Occident dans la lutte antiterroriste, et soutien tacite à certains groupes jihadistes en Afghanistan ou au Cachemire.
Face à cette fragmentation de la gouvernance, le pouvoir civil, souvent marginalisé, peine à imposer une ligne claire. Le ministère de l’Intérieur, les polices provinciales et les autorités locales sont parfois réduits à de simples organes d’exécution, sans réelle autonomie. Certaines zones tribales, notamment au Khyber Pakhtunkhwa ou au Baloutchistan, échappent partiellement au contrôle de l’État central et deviennent des terrains d’action pour des groupes armés, tantôt tolérés, tantôt combattus. Cette architecture éclatée explique en partie l’ambiguïté de la politique pakistanaise vis-à-vis du TTP ou de Lashkar-e-Taiba. Il ne s’agit pas seulement d’un double jeu cynique, mais une absence de consensus interne où des logiques contradictoires sont à l’œuvre : sécurité intérieure, stratégie régionale, et diplomatie globale. L’ombre de l’État profond pakistanais plane sur ces événements, nourrissant la défiance et minant toute perspective de normalisation et l’hypothèse d’éléments dissidents, de groupes agissant dans les interstices de l’autorité pakistanaise ou de réseaux transnationaux échappant à tout contrôle étatique ne peut être écartée.
Ce climat de tension coïncide avec une séquence diplomatique délicate. La veille de l’attentat, la secrétaire d’État adjointe américaine, Elizabeth Vance, était à New Delhi pour discuter des relations stratégiques indo-américaines dans un contexte de rivalité croissante avec la Chine. Dans un hasard cruel du calendrier, le vice-président des États-Unis, JD Vance, effectuait sa première visite officielle en Inde du 21 au 24 avril, au moment même où l’attentat secouait la région. Prévue pour porter sur le commerce, la défense, l’énergie et les technologies stratégiques, la visite s’est vite recentrée sur les enjeux sécuritaires.
La Maison-Blanche a exprimé son indignation et réaffirmé son « entière solidarité » avec l’Inde, tout en annonçant un renforcement de la coopération bilatérale en matière de sécurité. Cette convergence entre diplomatie stratégique et solidarité antiterroriste risque toutefois d’exacerber les tensions régionales, notamment dans un Pakistan de plus en plus marginalisé par les grandes puissances. L’Inde, au cœur de la stratégie russe de contournement des sanctions, mais aussi rivale géopolitique structurelle de Pékin, s’impose ainsi comme un acteur-clé de la reconfiguration globale en cours, ce qui ne fait qu’alimenter les ressentiments pakistanais.