Houthis : le retour de la menace  

Houthis : le retour de la menace

YEMEN USA ISRAEL PROTEST/ Houthi supporters hold up guns and chant slogans during an anti-USA and anti-Israel protest in Sana a, Yemen, 13 December 2024.IMAGO/ Sanaa Yemen Copyright: xHamzaxAlix//IMAGO_12330931/Credit:IMAGO/Hamza Ali/SIPA/2412141454

par Edouard Chaplault-Maestracci – Revue Conflits – publié le 29 mars 2025

https://www.revueconflits.com/houthis-le-retour-de-la-menace/


Fuite de documents aux États-Unis, attaques en mer Rouge : les houthis représentent toujours une menace majeure pour le trafic commercial

La guerre que se livrent Israël et le Hamas dans la bande de Gaza est intimement mêlée à un conflit plus large opposant la République islamique d’Iran à l’état hébreu et constituant une menace existentielle pour ce dernier. Un conflit qui se déroule dans l’ombre, à l’exception d’un échange inédit de tirs de missiles initiés par Téhéran le 1er octobre 2024 auquel a riposté Tel-Aviv le 26 du même mois. Tandis que le Mossad cherche, aux moyens d’assassinats ciblés, à s’assurer que l’Iran ne devienne pas une puissance nucléaire, l’État perse recourt de son côté aux services de proxys pour attaquer Israël. Ces principaux relais iraniens sont le Hamas dans la bande de Gaza, le Hezbollah au Liban, mais aussi les rebelles Houthis qui opèrent depuis le Yémen. Si Tsahal a mis le Hezbollah hors d’état de nuire et a considérablement affaibli le Hamas, les Houthis ont conservé l’intégralité de leur potentiel de nuisance. La menace qu’ils représentent est redevenue une préoccupation majeure autant que d’actualité depuis le 11 mars dernier.

Un potentiel de nuisance considérable

Avant de régner sur la quasi-totalité des 40 millions d’habitants que compte le Yémen, les Houthis constituaient un simple groupe de rebelles confiné dans le nord du pays et opposé au président Ali Abdullah Saleh. D’obédience chiite et affichant déjà des positions anti-occidentales, le groupe a résisté aux bombardements provenant d’Arabie Saoudite et des Émirats arabes unis, des puissances majoritairement sunnites, et s’est allié à Saleh afin de prendre Sanaa, la capitale, et de ce fait, le contrôle d’une grande partie du pays en 2014. Ce dernier a finalement été assassiné par les houthistes en 2017 après avoir tenté de s’allier aux Saoudiens.

Financés et formés par l’Iran, avec qui les Houthis partagent un agenda anti-occidental et un islam chiite, les miliciens houthistes se chargent depuis de promouvoir les intérêts iraniens dans la région. Cette haine partagée de l’Occident, qui se décline localement en la détestation d’Israël, s’est matérialisée au lendemain du pogrom du 7 octobre et a pris une ampleur telle que la réputation des Houthis et devenue mondiale.

À la tête d’une puissance comparable à « une puissante organisation militaire », selon un rapport de l’ONU cité par le Wall Street Journal[1], les Houthis ont profité de l’éclatement du conflit à Gaza pour harceler Israël aux moyens de missiles et de drones. Si ces attaques ont pour la grande majorité d’entre-elles été interceptées par le Dôme de fer israélien, c’est surtout par l’insécurité croissante que les Houthis font peser sur le commerce maritime transitant par la mer Rouge que ces derniers ont attiré l’attention de la communauté internationale, et notamment celle des États-Unis. L’administration Biden, confiante dans sa capacité à endiguer la menace houthiste, s’est trouvée confrontée à un ennemi plus coriace que prévu qui, en tirant à vue ses missiles et drones sur tout navire battant pavillon occidental, a durablement perturbé l’activité commerciale régionale, qui représente en temps normal 15% des échanges maritimes mondiaux. Cette instabilité a notamment engendré une hausse continue du cours du pétrole brut tout au long de l’année 2024[2].

En raison de la dégradation des conditions sécuritaires dans la mer Rouge, le coût d’acheminement des marchandises en provenance de Chine à destination de l’Occident a doublé. Tous les navires occidentaux sont devenus des cibles pour les miliciens houthistes qui n’ont pas hésité à procéder à des captures de bâtiments, comme ce fut le cas en novembre 2023 lorsque les terroristes se sont emparés du navire britannique baptisé le « Galaxy Leader ». Il aura fallu attendre le 22 janvier 2025 pour que les 25 membres d’équipage soient libérés.

Outre les pertes humaines, quatre marins ont été tués selon le ministère de la Défense américain[3], matérielles et économiques, l’Égypte accuse ainsi un manque à gagner de 800 millions de dollars par mois depuis novembre 2023 selon son Président[4], les attaques incessantes diligentées par les Houthis ont également fait craindre des dégâts environnementaux conséquents. Ce fut notamment le cas lorsqu’un navire pétrolier, le Sounion, qui transportait plus de 150.000 tonnes de pétrole brut, a été pris pour cible, engendrant la perspective imminente d’une catastrophe écologique[5].

À l’arrêt depuis le 19 janvier 2025, date du début de la fragile trêve à Gaza, les Houthis ont annoncé le 11 mars dernier leur volonté de cibler à nouveau les navires de commerce qu’ils considèrent comme liés à Israël, déclenchant aussitôt la réaction de l’administration Trump.

Les Houthis à l’épreuve de la méthode Donald Trump

De tous les proxys mis à contribution par l’Iran dans sa guerre indirecte face à Israël, les houthistes sont ceux qui ont subi le moins de pertes humaines et matérielles. Tsahal a rempli sa part du deal informel passé entre Joe Biden et Benyamin Netanyahou au début de la guerre de Gaza. Les forces israéliennes se sont en effet employé à décapiter le Hezbollah avec la mort de son chef Hassan Nasrallah et à considérablement affaiblir le Hamas en supprimant notamment Ismaïl Haniyeh, son chef politique, et Yahya Sinwar, cerveau des attaques terroristes du 7 octobre, ainsi qu’un nombre conséquent de militants du groupe terroriste ; environ 20.000 selon certaines sources[6].

Relativement épargnés par la stratégie de Joe Biden, les Houthis ont pu constater un changement d’approche dès le 15 mars et l’action militaire décisive et puissante déclenchée par Donald Trump à la suite des menaces proférées par le groupe terroriste le 11 mars. Le président américain avait prévenu les Houthis via son réseau Truth Social : « Vos attaques doivent s’arrêter dès aujourd’hui. Sinon, l’enfer va s’abattre sur vous d’une manière que vous n’avez jamais vue ».

Cette annonce s’est aussitôt traduite par de terribles frappes s’abattant sur plusieurs bastions des Houthis, faisant 53 morts et 98 blessés selon le ministère de la Santé du Yémen, contrôlé par les rebelles. Washington, qui affirme par ailleurs avoir éliminé plusieurs hauts responsables Houthis, a annoncé par la voix de Donald Trump sa volonté d’anéantir complètement le mouvement en ordonnant de nouvelles frappes. Trump a également intimé à l’Iran de cesser tout soutien au groupe yéménite.

Les Houthis, qui ont riposté en prenant pour cible, sans l’atteindre, le porte-avions américain USS Harry Truman, ont subi de nouvelles frappes le 20 mars touchant Hodeïda et Saada[7]. Ce revirement de l’administration américaine signifie également pour l’Iran la fin de l’approche Biden et donc celle de la stricte application de la « loi Obama[8] » en vertu de laquelle « L’Iran peut attaquer, mais personne ne peut attaquer l’Iran ».

La stratégie de Donald Trump, qualifié par de nombreux médias de « meilleur ami d’Israël », vise effectivement à annihiler les Houthis de manière à amoindrir la puissance de feu de la République islamique d’Iran et la menace existentielle qu’elle fait peser sur l’état hébreu. Le risque d’une hausse du cours du pétrole brut en cas de nouvelles perturbations du commerce maritime dans la mer Rouge n’a pas non plus échappé au 47e président des États-Unis, qui ne se départit jamais d’une approche transactionnelle des évènements internationaux. Désireux d’éviter un tel scénario pouvant faire resurgir le spectre de l’inflation, Donald Trump pourrait également profiter de la situation au Yémen pour définitivement éradiquer les Houthis.

Selon le magazine Foreign Policy[9], la mainmise des Houthis sur le pays est contestée par d’autres factions depuis deux ans. Les difficultés économiques traversées par le groupe terroriste ne lui permettront pas de subir les bombardements américains tout en luttant contre des factions rivales locales. De quoi provoquer la fin de la menace Houthis ? Certains observateurs leur prédisent un destin similaire à celui du Hezbollah ou du régime de Bachar el-Assad en Syrie.


[1] https://www.wsj.com/world/middle-east/how-the-houthis-went-from-ragtag-rebels-to-global-threat-5aa268d0?mod=Searchresults_pos15&page=2

[2] https://www.europe1.fr/economie/les-prix-du-petrole-montent-pousses-par-le-risque-geopolitique-en-mer-rouge-4222991

[3] https://www.cfr.org/article/siege-red-sea

[4] https://www.reuters.com/world/africa/egypt-suez-canal-monthly-revenue-losses-around-800-million-sisi-says-2025-03-17/

[5] https://www.ft.com/content/7f886279-fecb-4410-b402-fbf85b9411b1

[6] https://www.reuters.com/world/middle-east/how-many-palestinians-has-israels-gaza-offensive-killed-2025-01-15/

[7] https://www.timesofisrael.com/us-pounds-houthi-stronghold-as-group-claims-4th-attack-on-aircraft-carrier-group/

[8] https://www.wsj.com/opinion/trump-threatens-iran-with-the-end-of-obamas-law-threat-houthis-appeasement-768073fc

[9] https://foreignpolicy.com/2025/03/19/houthi-yemen-trump-iran-hezbollah-assad-gaza-airstrikes/

Massacres des alaouites en Syrie : l’illusion se dissipe

Massacres des alaouites en Syrie : l’illusion se dissipe

Photo: Moawia Atrash/dpa – urn:newsml:dpa.com:20090101:250309-911-012065 – //DPAPICTUREALLIANCE_DPA2780/Credit:Moawia Atrash/DPA/SIPA/2503091746

par Revue Conflits – publié le 11 mars 2025

https://www.revueconflits.com/massacres-des-alaouites-en-syrie-lillusion-se-dissipe/


Le 4 mars 2025, la Syrie bascule dans une nouvelle spirale de violences. À Lattaquié, Hayat Tahrir al-Sham (HTS) frappe durement les bastions alaouites, accusés de rébellion. Massacres, pillages et représailles sectaires se multiplient, tandis que le pays, livré à l’anarchie, menace de sombrer dans une guerre sans fin.

Le 4 mars 2025, la fragile illusion de stabilité en Syrie post-Assad a volé en éclats. À Lattaquié, ville côtière emblématique, un affrontement meurtrier a éclaté lorsque des membres de Hayat Tahrir al-Sham (HTS), le groupe islamiste sunnite dominant désormais le gouvernement de transition syrien, ont été tués près de Daatour, un quartier majoritairement alaouite.

La riposte fut rapide et impitoyable : HTS a encerclé la zone et déclenché un déluge d’armes lourdes à l’aube. Des témoignages oculaires et des images bouleversantes montrent des pick-up islamistes, hérissés d’armes, parcourant les rues à vive allure, tirant sans distinction sur les habitations et insultant les habitants. Dès le lendemain, la violence s’est intensifiée : des hélicoptères ont largué des bombes sur Dalieh, un village alaouite à l’est de Banias, lieu de pèlerinage réputé pour ses mausolées et son importance spirituelle, sans lien notable avec l’appareil militaire de l’ancien régime Assad.

Il ne s’agissait pas d’un simple accrochage isolé. Le 6 mars, HTS et ses alliés ont lancé une offensive à grande échelle le long de la côte ouest syrienne, visant les communautés alaouites de Tartous, Banias et les villages montagneux autour de Qadmous. Le prétexte invoqué était l’émergence d’une prétendue « insurrection alaouite » dirigée par Ghiath al-Dali, ancien général sous les ordres de Maher al-Assad, qui a annoncé la formation d’un « Conseil militaire » pour résister au nouveau régime. Mais cette rébellion naissante, limitée à des embuscades menées par des vestiges des forces d’Assad, n’a ni l’ampleur ni les moyens de contrôler la région. Elle a plutôt servi de justification commode à HTS pour orchestrer une campagne de vengeance sectaire, faisant des centaines de victimes civiles – hommes, femmes et enfants confondus.

La brutalité est sidérante. Dans le quartier al-Qoussour de Banias, un véritable pogrom s’est déroulé, avec des familles entières massacrées et des maisons pillées. À Qadmous, des convois pouvant atteindre 200 véhicules se scindent en unités plus petites pour envahir les villages, exterminant les habitants et dépouillant leurs foyers. Même les familles chrétiennes de Tartous n’ont pas été épargnées ; un prêtre et les siens figurent parmi les victimes. Les alaouites, secte musulmane hétérodoxe qui formait l’épine dorsale du régime de Bachar al-Assad, sont les cibles principales, perçus par les factions sunnites radicales comme des apostats méritant l’anéantissement.

Un vide de pouvoir engendre l’anarchie

Trois mois après la chute d’Assad le 8 décembre 2024, la Syrie a sombré dans un abîme sans loi. Le gouvernement de transition, dirigé par Ahmad al-Sharaa – plus connu sous le nom d’Abou Mohammed al-Jolani, ancien cadre d’al-Qaïda – n’a pas réussi à instaurer l’ordre. HTS, qui se présente comme l’armée de facto de la Syrie, manque de formation, de cohésion et de légitimité. Ses rangs sont renforcés par des combattants étrangers venus d’Albanie, d’Égypte, d’Algérie et même de France, signe que le régime repose sur des réseaux jihadistes extérieurs plutôt que sur une force nationale unifiée. Pendant ce temps, le système judiciaire s’est effondré : il n’existe ni codes juridiques, ni tribunaux opérationnels, ni cadre pour garantir la responsabilité. L’anarchie est totale.

Ce chaos tranche avec l’ère Assad. Malgré sa brutalité – massacres, élections truquées, répression omniprésente – le régime maintenait une relative sécurité intérieure et assurait une représentation des diverses communautés syriennes, incluant alaouites, chrétiens, druzes et kurdes. Aujourd’hui, cet équilibre précaire a disparu. Des groupes radicaux, se drapant du manteau de libérateurs, imposent leurs normes violentes, ciblant ceux qu’ils considèrent comme des obstacles à leur vision d’un État islamique sunnite.

Les alaouites : isolés et incompris

Les alaouites, environ 1,7 million de personnes soit 9 % de la population syrienne, sont particulièrement vulnérables. Retranchés dans les montagnes côtières, ils résistent avec des armes stockées avant la chute d’Assad. Leurs croyances religieuses – vénération d’Ali, incorporation d’éléments de la Trinité, rejet de pratiques comme le ramadan – les distinguent tant des sunnites que des chiites. Ils consomment de l’alcool, accordent une grande liberté aux femmes et partagent des affinités théologiques avec le christianisme, notamment une croyance en la vie éternelle. Ces différences alimentent depuis longtemps l’hostilité des musulmans orthodoxes, qui les qualifient d’hérétiques.

Sous Assad, les alaouites jouissaient d’une influence disproportionnée, héritage des politiques coloniales françaises qui avaient promu cette minorité pour contrebalancer la majorité sunnite. Leur soutien à Assad était toutefois pragmatique, non idéologique. Son alliance avec l’Iran et le Hezbollah, conclue par nécessité, ne reflète pas leur position. L’Iran représente même une menace pour leur autonomie, une subtilité que HTS et ses soutiens ignorent, assimilant la communauté aux choix géopolitiques d’Assad.

Indifférence régionale et mondiale

La réaction internationale est, au mieux, timorée. Lorsqu’Assad est tombé en décembre dernier, les médias arabes, notamment des pays du Golfe, ont salué l’ascension de HTS comme une victoire sur la tyrannie, masquant l’agenda islamiste. La Russie, ancien parrain d’Assad, a réclamé une réunion à l’ONU, mais l’Europe est restée muette, voulant croire en l’évolution démocratique d’al-Sharaa. Seuls Israël et les États-Unis ont exprimé un soutien aux minorités syriennes, après avoir contribué à faire tomber Assad.

Appelé au secours, Tel-Aviv conditionne son aide à la garantie que les alaouites n’entretiennent aucun lien avec le Hezbollah ou l’Iran – des liens que la plupart n’ont pas.

Les druzes et les kurdes, autres minorités, observent avec méfiance mais impuissance. Les druzes soutiennent les alaouites mais manquent de moyens pour intervenir, tandis que les kurdes se concentrent sur la défense de leurs propres villages. Face à cette tragédie, la communauté internationale doit agir : envoyer des observateurs pour documenter les exactions et déployer une force d’interposition, comme au Liban, pour garantir la sécurité. Sans État de droit, la Syrie risque de devenir un terrain fertile pour une guerre sectaire sans fin.

Pipelines entre sécurité énergétique et stratégies géopolitiques

Pipelines entre sécurité énergétique et stratégies géopolitiques

Eloïse Herbreteau (*) – Esprit Surcouf – publié le 7 mars 2025
Etudiante en en 3ème année de licence de sciences politiques

https://espritsurcouf.fr/geoplitique_pipelines-entre-securite-energetique-et-strategies-geopolitiques_par_eloise-herbreteau_n252-070325/

 


Le projet East African Crude Oil Pipeline qui se situe entre l’Ouganda et la Tanzanie orchestré par Total energie fait débat. En effet, EACOP sera le plus long oléoduc chauffé du monde, grand de près de 1 443 km. Cependant, ce projet suscite de nombreuses préoccupations, que ce soit de la société civile et des ONG environnementales. L’acheminement des matières premières par pipelines est un sujet central en géopolitique car il est quasi généralisé  à l’échelle mondiale. Cependant, son aspect transnational et écologique questionne. Nous pouvons nous demander, comment les réseaux de pipelines influencent-ils la sécurité énergétique des États et leurs stratégies géopolitiques ?

Les pipelines comme levier géopolitique

Il existe environ 2 millions de kilomètres de pipelines traversant le monde. Le contrôle de ces infrastructures permet à certains pays de détenir une part significative du pouvoir sur les flux énergétiques mondiaux, ce qui est particulièrement vrai pour les nations productrices de pétrole et de gaz, comme la Russie, les pays du Moyen-Orient ou ceux d’Asie centrale.

 La construction de nouveaux pipelines modifie les relations économiques et politiques entre les pays, car ces infrastructures créent des interdépendances. Ainsi, le contrôle des pipelines offre à un pays la possibilité de sécuriser ses approvisionnements énergétiques tout en réduisant sa vulnérabilité aux coupures potentielles. En effet, la dépendance des pays aux matières premières peut être utilisée comme un levier de pouvoir, établissant ainsi un axe de domination.

Dans le droit international, la construction des pipelines dépend généralement de l’accord des États concernés, qui négocient souvent les conditions de leur installation. Cela se reflète dans des accords comme celui du 12 août 2018, sur le statut de la mer caspienne signé par les chefs d’État de la Russie, de l’Iran, du Kazakhstan, de l’Azerbaïdjan et du Turkménistan, qui a permis la création du gazoduc transcaspien de 878 km.

 Un réseau de pipelines international nécessite une coopération minimale entre les États, matérialisée par l’« Intergovernmental Agreement » (IGA), accord intergouvernemental qui stipule les conditions de transit énergétique et l’engagement des États à garantir les terrains nécessaires pour son passage. Cet IGA est souvent accompagné de contrats entre la compagnie opératrice et chaque État hôte.

Cependant, il convient de noter que, bien que les pipelines sous-marins soient régis par des lois internationales solides, les pipelines terrestres ne bénéficient pas du même cadre juridique en droit international. Néanmoins, les perspectives de développement de ces infrastructures sont vastes et en constante évolution, comme en témoigne l’exemple des accords liés au Nord Stream 2.

Les enjeux géopolitiques : Europe, Moyen-Orient et Asie

Nous pouvons prendre le cas de l’Europe qui utilise les pipelines comme levier géopolitique. En effet, il y a divers pipelines qui acheminent les matières premières vers l’Europe que ce soit Nord stream 1 et 2, trans adriatic pipeline (indiquez sa longueur)…

Nous allons nous pencher sur le cas Nord Stream 1 et 2. En quelques chiffres, Nord Stream atteint 1 222 km de longueur, 55 milliards m3/a en capacité de transport entre Oust-Louga en Russie jusqu’à Greifswald en Allemagne. De ce fait, depuis le début de la guerre en Ukraine, les enjeux géopolitiques des pipelines reviennent sur le devant de la scène car en septembre 2022, Nord Stream 1 et 2 ont été sabotés occasionnant d’importantes fuites.

Les auteurs de ce sabotage ont fait l’objet de nombreuses spéculations. De nombreuses agences de presse soupçonnent un commando ukrainien. De plus, , depuis le début de la guerre en Ukraine, afin de réduire les exportations énergétiques  russes, , les pays européens se sont entendus pour suspendre leur flux via le Nord stream 2, illustrée par la citation de l’ancien ministre de l’économie français Bruno Le Maire « Nord Stream 2 pourra ouvrir le jour où le pouvoir russe respectera ses engagements internationaux et l’intégrité du territoire de l’Ukraine ».

Nord stream 2 fait polémique car il accroît la dépendance aux ressources russes et donc retire à l’Europe de la souveraineté en matières premières. Ce qui peut être dangereux lorsqu’il s’agit de conflits. Nord stream est un gazoduc maritime, il ne traverse ni les pays baltes, ni l’Ukraine. Il prive donc ces territoires de revenus de transport (estimés à 1,5 milliard d’euros par an).

Dans le contexte du Moyen-Orient, la situation est différente. On y observe  une distinction entre les grandes puissances pétrolières et les pays moins favorisés. Les pipelines sont au centre des enjeux géopolitiques et des débats. Prenons l’exemple du « Dolphin Pipeline », lancé en 1998 pour fournir du gaz qatari aux Émirats arabes unis. Ce projet a toutefois été source de tensions, notamment avec l’Arabie Saoudite qui a contesté en 2006 le passage du pipeline dans ses eaux territoriales. Le projet Dolphin a été officiellement lancé en 2004, avec la Mubadala Development Company (détentrice de 51 % des parts, appartenant à Abu Dhabi), le géant français Total et l’Américain Occidental Petroleum détenant chacun 24,5 % des parts. Le Qatar, quant à lui, fournit le gaz, et le pipeline est capable de transporter jusqu’à deux milliards de pieds cubes standard de gaz naturel par jour.

Le Dolphin Pipeline a traversé plusieurs crises, comme la « crise du Golfe » de 2017 à 2021, sans affecter son fonctionnement. Ce projet a émergé grâce à des considérations économiques et énergétiques significatives, avec une politique tarifaire au cœur des discussions. En 2022, le Qatar a dépassé les États-Unis en termes de production de gaz naturel. De plus, en participant au projet Dolphin, il a pu bénéficier d’un tarif avantageux, ne payant que 1,28 $ par million de BTU, alors que la moyenne mondiale était de 5 $.

En Asie, la Chine exerce une véritable domination sur les matières premières. En l’espace de quatre ans, sa capacité de stockage a augmenté, passant de 1,7 milliard à 2 milliards de tonnes. En 2023, la Chine a importé 16 % de matières premières en plus par rapport à l’année précédente. Plusieurs pipelines traversent l’Asie pour acheminer ces ressources, comme le China-Myanmar Oil and Gas Pipeline et le gazoduc d’Asie centrale. Ce dernier relie le Turkménistan à la région autonome du Xinjiang, à l’ouest de la Chine. Inauguré en 2009, ce gazoduc atteint 1 833 kilomètres de longueur et est conçu pour transporter 40 milliards de mètres cubes de gaz naturel par an vers la Chine

Le gaz en provenance du Turkménistan permet de répondre aux besoins énergétiques croissants de la Chine, dont la demande a augmenté de 2 % en 2023. Les pipelines jouent ainsi un rôle crucial dans la géopolitique asiatique, avec la Chine dominant le marché énergétique de la région. Par conséquent, elle est perçue par les Européens et les Américains comme un concurrent majeur menaçant leur souveraineté énergétique.

Les enjeux énergétiques deviennent de plus en plus centraux dans les relations internationales, soulevant la question de l’influence des pipelines sur la sécurité énergétique globale et leurs impacts sur les relations internationales.

Les pipelines et la transition énergétique

Même si nous savons que les pipelines sont soumis à des lois plus ou moins respectées, ils (pipelines est du masculin) sont également exposés aux crises géopolitiques tel que les Nord Stream 1 et 2.

Deutsch: Karte der Explosionen, die an den Nord-Stream-Pipelines am 26. September 2022 verursacht wurden.
05 october 2022
Source : Commons.wikimedia.org

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Les pipelines sont vus comme un axe de transaction très sécurisé et sûr pour assurer une bonne transaction de matière première entre les pays. Nous pouvons parler de “la théorie des pipelines”. Cette théorie repose sur le fait que les pipelines sont le transport d’hydrocarbures le plus sûr du monde. En effet, ils sont moins sujets aux accidents, aux problèmes météorologiques. Ils sont par ailleurs plus efficaces et rentables que des tankers et supertankers, car ils peuvent transporter une plus grande quantité en continu.

Les pipelines réduisent ainsi la dépendance à une route commerciale spécifique, évitent les zones sensibles qui jalonnent les routes maritimes tel le détroit de Malacca où plusieurs interruptions du trafic maritime ont été recensées en raison des actes de piraterie et de tensions locales.  Un pipeline qui passe par des zones plus stables peut assurer un approvisionnement plus sûr. Cela a conduit à des projets de pipelines transitant par des pays comme le Kazakhstan ou le Turkménistan pour assurer un flux énergétique continu vers la Chine ou l’Europe.Nous pouvons prendre aussi l’exemple du pipeline Myanmar-China offre à la Chine une route alternative pour accéder au pétrole et au gaz naturel en provenance du Moyen-Orient et de la région du Golfe, réduisant ainsi le risque de perturbations dues à des tensions maritimes mais aussi le Trans-Anatolian Natural Gas Pipeline (TANAP) qui permet d’acheminer du gaz naturel de l’Azerbaïdjan à travers la Turquie vers l’Europe, diversifiant les sources de gaz pour les pays européens.

Plus sûrs, les pipelines permettent une meilleure planification à long terme et garantissent ainsi une meilleure stabilité des prix. Ce qui nous renvoie aussi à la réduction des prix de transport environ 5 à 7$ dollar moins cher sur le baril de pétrole. Par rapport à un bâtiment de surface, ils permettent d’éviter les rejets de dioxyde de carbone, propice à la formation de gaz à effet de serre.moins de gaz à effet de serre : Selon une étude de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), les émissions moyennes du cycle de vie des oléoducs sont d’environ 18,5 grammes d’équivalent CO2 par mégajoule (gCO2e/MJ), tandis que la moyenne des gazoducs est d’environ 15,3 gCO2e/MJ. Ces valeurs varient en fonction du type et de la qualité du carburant, de la distance et du terrain du pipeline, ainsi que de l’efficacité et du taux de fuite du système.

Selon une étude du Département d’État américain, les alternatives au projet d’oléoduc Keystone XL, qui transportent le pétrole du Canada vers les États-Unis, sont le train, le camion ou une combinaison des deux. L’étude a révélé que ces alternatives entraîneraient 28 % à 42 % d’émissions de gaz à effet de serre en plus que le pipeline.

Nous ne pouvons pas parler de matières premières et d’énergie sans parler de transitions écologiques. En effet, dans l’essai d géographe suédois Andreas Malm Comment saboter un pipeline? (2020), l’auteur nous explique que le sabotage peut être une forme d’activisme écologique. Même si les pipelines ont beaucoup d’avantages, leurs constructions sont source de débat écologique. Cela englobe un large éventail de facteurs environnementaux qui peuvent être influencés par les pipelines, notamment l’utilisation des terres, la qualité de l’eau, la pollution de l’air et la perturbation de l’habitat de la faune.

Les écologistes soulignent les risques de marées noires et de fuites de pétrole, qui peuvent entraîner une contamination des plans d’eau et des sols, nuire aux écosystèmes et mettre la faune sauvage en danger. De plus, la construction de pipelines implique souvent la déforestation et la destruction d’habitats, ce qui aggrave encore l’impact sur la biodiversité. En effet, les pipelines sont remis en cause par la transition écologique vers les énergies renouvelables. Certains chercheurs estiment que les pipelines réduisent l’ascension des énergies renouvelables car les pipelines sont encouragés par davantage d’investissements.

On retiendra, in fin, que les pipelines sont des instruments géopolitiques clés, garantissant une sécurité énergétique et influençant les relations internationales. Ils permettent de sécuriser les approvisionnements en énergie tout en créant des interdépendances stratégiques. Cependant, leur impact environnemental, notamment en termes de pollution et de déforestation, ainsi que leur rôle dans la transition énergétique, suscitent des préoccupations croissantes. Les enjeux géopolitiques et écologiques liés aux pipelines illustrent la complexité des défis énergétiques mondiaux et la nécessité de trouver rapidement le point équilibre entre sécurité énergétique et durabilité environnementale.

Eloïse Herbreteau (*) est étudiante à l’Université catholique de l’Ouest (campus de Nantes) en 3ème année de licence de sciences politiques, le parcours géopolitique et stratégie internationale. Elle se spécialise en relations internationales. Héloïse Herbeteau est actuellement en stage de fin de licence au sein de la revue Espritsurcouf.

Liban – Europe : la route des migrants. Entretien exclusif avec un passeur

Liban – Europe : la route des migrants. Entretien exclusif avec un passeur

In this photo released by the Lebanese Army official website, a Lebanese army vessel rescues migrants in the Mediterranean Sea, near the shores of Tripoli, north Lebanon, Friday, Oct. 6, 2023. Lebanon’s state-run National News Agency says the army has rescued more than 100 migrants after their boat faced technical problems in the Mediterranean Sea. The agency says the boat called for help after it ran into difficulties Friday afternoon in Lebanese territorial waters.

 

par Pierre-Yves Baillet – Revue Confits – publié le 7 mars 2025


Typologie des migrants, coûts des passages, rôle des officiers et des forces de sécurité, un passeur libanais brise le silence et dévoile le fonctionnement de l’immigration clandestine. Un entretien exclusif.

La croissance des départs a alimenté un réseau de trafic humain illégal en plein essor, où même des membres de l’armée libanaise, des agences de renseignement et des forces de sécurité seraient impliqués. Des réseaux rivaux se disputent farouchement la domination de ce commerce qui devient de plus en plus lucratif. Dans ces réseaux clandestins, les tensions ethnico-religieuses s’effacent ainsi que la solidarité intra-communautaire. L’humain n’a plus de valeur, seul l’argent compte. Dans une interview exclusive pour Conflits, un passeur révèle les mécanismes cachés de ces réseaux, jetant un éclairage sur les alliances, les rivalités et le coût humain dévastateur d’un système mû par le désespoir et la corruption.

La guerre a-t-elle augmenté le nombre de personnes voulant fuir le pays ?

Oui, les chiffres ont triplé, et un nouveau type d’immigrant est apparu : les chiites. Après la guerre et leur déplacement forcé hors de leurs maisons et villages, ils ont également commencé à vouloir partir. Pendant des années, les migrants que nous avions étaient principalement des Syriens, des sunnites de Tripoli et des Palestiniens. Mais maintenant, ce sont aussi les familles chiites de Beyrouth et du sud qui souhaitent quitter le pays. Ils ont été encouragés après avoir commencé à interagir avec nous. Comme vous le savez, la division politique empêchait les chiites de venir dans le nord. Mais une fois qu’ils sont arrivés, ils ont compris que tout cela était politique et que nous ne les détestions pas. Cela les a encouragés à faire confiance aux passeurs du nord, sunnites, pour les emmener en bateau.

Parmi ces personnes, quelles sont les principales nationalités et/ou communautés ?

Il s’agit principalement de Palestiniens, de Syriens et de Libanais. Les plus nombreux sont les Syriens, suivis des Libanais, avec quelques Palestiniens et très peu de Soudanais. Les Palestiniens veulent partir, mais ils n’ont pas l’argent pour cela. Cependant, vous trouverez toujours trois à quatre Palestiniens dans chaque bateau. Les Syriens ont les fonds nécessaires grâce à leurs familles en Europe qui leur envoient de l’argent pour financer leur voyage, malgré les risques élevés. Je ne mentirai pas : le voyage est très risqué, car lorsqu’on voyage, il y a une forte probabilité d’être intercepté ou de ne pas atteindre l’Europe. Les Libanais viennent principalement du nord, mais nous voyons désormais des chiites qui souhaitent partir. En fait, le dernier bateau secouru par l’armée libanaise au large contenait des chiites. Ce n’était pas mon bateau, mais celui d’une connaissance.

Quel est le coût de la traversée ?

Le minimum est de 4 000 dollars et le maximum de 7 000 dollars, en fonction du prix du bateau, des garanties, du nombre de passagers et des pots-de-vin versés.

Que voulez-vous dire par « garantie » ?

Tout le monde ne paie pas à l’avance. Beaucoup, notamment ceux du nord, ne paient qu’une fois arrivés à destination et laissent l’argent en garantie auprès d’un tiers de confiance des deux parties. Ces personnes paient généralement plus, car nous prenons un risque : si elles n’atteignent pas leur destination finale, aucun paiement ne sera effectué. Quant aux Palestiniens et aux Syriens, nous exigeons généralement un paiement à l’avance. Les prix varient : pour les individus, cela peut atteindre 7 000 dollars ; pour les familles, les personnes âgées paient environ 5 000 et les enfants autour de 3 000 dollars. Il n’y a pas de prix fixe, car les tarifs dépendent de nombreux facteurs.

Certaines personnes ne paient même pas, car ce sont elles qui conduisent le bateau ou assistent le capitaine. Parfois, si le capitaine dépose simplement les passagers sur le rivage de l’UE et retourne avec le bateau, les prix sont réduits. Si nous achetons un bateau en excellent état et qu’il ne revient pas, les prix augmentent. Les pots-de-vin versés à la marine libanaise et à la sécurité générale influencent également les prix. Parfois, s’il y a peu de passagers ou si le bateau est en mauvais état, les prix augmentent. Et inversement, si le bateau est bondé et en état correct, les prix baissent. Nous savons généralement à l’avance combien cela coûtera. Contrairement à d’autres passeurs, je ne change pas les prix après les avoir fixés.

Quelle est la nature de vos interactions avec la police ou le personnel militaire que vous soudoyez ?

En général, nous n’avons pas de relations avec la police (les forces de sécurité intérieure) parce qu’elles n’opèrent pas le long des côtes ou des ports libanais. Ce sont principalement la Sûreté générale et l’armée libanaise/renseignements militaires qui sont impliqués. Rarement le département des renseignements (des FSI) enquête sur des cas de contrebande, mais c’est le plus difficile à traiter.

Je parle de mon expérience personnelle et non de celle des autres. J’ai toujours eu une relation avec l’armée libanaise et la Sûreté générale, car ma famille et moi avons travaillé pendant des années dans le port de Tripoli. En 2019, après la crise économique, les gens ont commencé à me demander un moyen de quitter le pays. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à envisager de les faire passer clandestinement, non seulement via les navires quittant le port, mais aussi par des bateaux au départ des côtes du nord. J’avais déjà de bonnes relations avec tout le monde, alors j’ai commencé à demander autour de moi et à chercher qui pouvait m’aider. Certains officiers/soldats ont accepté de coopérer avec moi. Ce qui m’a le plus aidé, c’est la crise économique, car les soldats et officiers avaient vraiment besoin d’argent. Comme vous le savez, ce sont des fonctionnaires, et leurs salaires ont été dévalués. Un officier qui gagnait autrefois 4 000 dollars par mois ne touche plus que l’équivalent de 500.

Pour être honnête, ils n’acceptent pas tous. Certains disent qu’ils veulent aider, mais changent d’avis. D’autres prétendent être prêts à coopérer, mais complotent en réalité pour vous piéger en flagrant délit. Cela m’est déjà arrivé : ils ont intercepté un bateau qui m’appartenait après m’avoir assuré qu’ils voulaient aider, et j’ai perdu plus de 75 000 dollars. Certains refusent même d’en parler. Tous les officiers et soldats ne sont pas pareils, mais j’ai réussi à construire mon propre réseau. Les relations avec les soldats/officiers sont toujours précaires. Si quelque chose tourne mal, aussi insignifiant soit-il, ils n’hésiteront pas à vous dénoncer. Je comprends les règles du jeu. Tout ce que je leur demande, c’est de me prévenir quand ils sont de service et d’éteindre les radars. Je m’occupe du reste.

Concernant la Sûreté générale, elle contrôle les ports ainsi que l’entrée et la sortie de chaque personne. Si j’ai quelqu’un recherché par les autorités (mais pas pour des crimes graves), ils ferment les yeux lorsqu’il quitte le pays. La plupart du temps, nous coordonnons avec les forces de sécurité, surtout si la personne est recherchée pour des accusations de terrorisme. Je tiens à rester dans les règles, car sinon, je risque d’être arrêté et accusé de terrorisme moi-même.

Comment établissez-vous ces relations ?

Je suis né et j’ai grandi dans le port de Tripoli. Ma famille et moi avons travaillé toute notre vie dans ce port, donc les relations existaient déjà. Après la crise, je les ai renforcées. Depuis, j’entretiens de bonnes relations avec toutes les forces de sécurité. Mais en fin de compte, ces relations reposent sur un intérêt mutuel : je fais passer des gens clandestinement et je suis payé, tandis qu’eux reçoivent de l’argent pour faciliter mon activité. Si demain je cesse de payer les services de renseignement libanais et la Sûreté générale, je serai le premier à être arrêté. Ils ouvriront des dizaines de dossiers contre moi, et je passerai sept ans en prison, alors qu’ils s’en sortiront sans problème. Le juge ne m’écoutera pas si je déclare qu’ils étaient impliqués dans la contrebande. La règle la plus importante dans la contrebande, que ce soit par voie terrestre ou maritime, est de toujours soudoyer les forces de sécurité, de toujours coordonner avec elles et de ne jamais agir dans leur dos. De nombreux passeurs ont pensé qu’ils pouvaient s’en passer. Le jour où ils ont cessé de payer, ils ont été arrêtés.

Combien cela coûte-t-il généralement de « sécuriser » la coopération des autorités ?

Il n’y a pas de tarifs fixes, mais croyez-moi, beaucoup d’argent est en jeu. Les gens pensent que les passeurs gagnent énormément d’argent, mais en réalité, ce n’est pas vrai, car les dépenses sont également très élevées. Entre l’achat du bateau, l’équipement GPS et satellite, et les pots-de-vin, on finit par gagner environ 30 à 50 000 dollars par bateau. Cependant, cela prend beaucoup de temps pour préparer un bateau et trouver des clients.

Aucun passeur ne peut gérer plus de trois ou quatre bateaux par an. Parfois, nous devons fusionner nos clients avec ceux d’un autre passeur. Les dépenses sont nombreuses, et la plus grande part revient à la fois au bateau et aux forces de sécurité. Au sein de ces forces, il faut principalement payer trois groupes :

  1. Les soldats de l’armée/garde-côtes et leurs officiers.
  2. Les officiers et soldats des renseignements libanais.
  3. Les officiers et soldats de la Sûreté générale.

Dans chaque cas, les paiements sont directs (lors de l’accord) et indirects (cadeaux, déjeuners, dîners). Parfois, après avoir payé, un soldat ou un officier est transféré ailleurs, et tout l’argent dépensé est perdu.

Certains officiers deviennent gourmands et exigent jusqu’à 50 000 dollars pour permettre au bateau de partir, prétextant qu’ils doivent payer d’autres officiers et soldats. Je sais que ce n’est pas toujours vrai, mais si je ne paie pas, le bateau ne quittera pas les eaux nationales. Je suis donc souvent contraint d’accepter leurs demandes.

Combien, environ ?

Il n’y a pas de prix exact, mais la fourchette se situe généralement entre 30 000 et 50 000 dollars, et parfois jusqu’à 60 000, selon les circonstances. C’est un vaste réseau impliquant de nombreux officiers et soldats, et j’aime m’y investir activement. Tout ce qui m’importe, c’est que mon bateau quitte les eaux nationales. Mais il est certain que la deuxième dépense la plus importante dans la contrebande concerne les forces de sécurité. Il faut nourrir beaucoup de monde. Si vous négligez quelqu’un et qu’il se fâche, vous perdez tout. Un jour, j’ai dû annuler un bateau parce qu’ils demandaient 1 000 dollars par personne. Cela faisait un total de 107 000 dollars. Si j’avais accepté, j’aurais perdu de l’argent. J’ai donc transféré les passagers à un autre passeur et touché 15 000 en tant qu’intermédiaire.

Faites-vous face à des refus de certains agents ? Si oui, comment gérez-vous ces situations ?

Oui, certains refusent d’être corrompus, mais la plupart acceptent, car ils sont dans le besoin. Pour ceux qui refusent, nous attendons qu’ils soient en congé ou absents, puis nous travaillons avec d’autres. En général, tout le monde finit par coopérer.

Nous avons un proverbe arabe : « Cherche, et tu trouveras un chemin. » Avec de l’argent, cela fonctionne comme par magie. Certains refusent parce qu’ils craignent que cela nuise à leurs promotions. Dans ce cas, ils nous facilitent le travail, mais demandent que les bateaux partent lorsqu’ils ne sont pas en poste. Ainsi, en cas de problème, ils restent irréprochables.

Notre activité est importante, et elle ne s’arrête pas à un refus d’un officier ou d’un soldat. Nous trouvons toujours un moyen de faire partir les bateaux du Liban. L’essentiel est de toujours garder les officiers satisfaits. Même si un soldat refuse de coopérer, il ne peut pas nous dénoncer, car il devra en référer à ses supérieurs, qui nous protègent.

Ces relations avec les autorités se retournent-elles parfois contre vous ?

Oui, très souvent. Si quelque chose se passe mal à n’importe quelle étape, c’est moi qui en paie le prix. Comme je l’ai dit, j’ai perdu un bateau valant 75 000 dollars. Parfois, je suis interrogé sur des événements dont je ne suis pas responsable ou sur des bateaux qui sont partis sans que je sois impliqué. Ils pensent que je joue un double jeu. Deux fois, mon domicile a été perquisitionné par des officiers que je connaissais, simplement pour me montrer leur pouvoir.

Je suis toujours sous leur radar, ce qui affecte parfois ma famille et moi. Mais c’est ainsi dans ce métier : il y a du bon et du mauvais dans chaque affaire.


Pierre-Yves Baillet, Journaliste indépendant spécialisé sur la géopolitique du Moyen-Orient.

Permanence de la menace de l’État islamique

Permanence de la menace de l’État islamique

par Alain Rodier – CF2R – Note d’actualité N°675 / février 2025

https://cf2r.org/actualite/permanence-de-la-menace-de-letat-islamique/


Le groupe État islamique (EI) continue d’être actif non seulement sur le terrain, mais aussi grâce à ses publications sur les réseaux sociaux en particulier via le centre médiatique Al-Hayat créé en 2014 en même temps que le « califat ». Ce dernier cible les publics étrangers et produit ses publications en anglais, allemand, russe, ourdou, indonésien, turc, bengali, chinois, bosniaque, kurde, ouïghour et français.

Des musulmans radicalisés souhaitant exprimer leurs frustrations et leur révolte par la violence sont encouragés par de ses discours actuels ou passés (plus rarement par ceux d’Al-Qaida qu’ils considèrent comme « ringard ») à se livrer à des attentats avec les moyens disponibles, généralement en lançant leur véhicule sur la foule ou, plus couramment, en utilisant des armes blanches. Ces moyens avaient déjà été « conseillés » par les sites islamistes-jihadistes au milieu des années 2010 par lemagazine Inspire d’Al-Qaida dans la péninsule arabique (AQPA) et dans les propos du porte-parole de l’époque de l’EI, le Syrien Abou Mohammed al-Adnani : « Si vous pouvez tuer un incroyant américain ou européen – en particulier les méchants et sales Français – ou un Australien ou un Canadien, ou tout (…) citoyen des pays qui sont entrés dans une coalition contre l’État islamique, alors comptez sur Allah et tuez-le de n’importe quelle manière. (…). Frappez sa tête avec une pierre, égorgez-le avec un couteau, écrasez-le avec votre voiture, jetez-le d’un lieu en hauteur, étranglez-le ou empoisonnez-le ». Les attentatsles plus meurtriers ont été ceux des camions lancés dans la foule le 16 juillet 2016 à Nice (86 morts, 458 blessés), le 19 décembre 2016 à Berlin (13 morts, 50 blessés) et le 31 mai 2017 à Kaboul (environ 90 morts et 400 blessés). La liste des attentats à l’arme blanche s’allonge elle aussi avec le temps. Parfois certains fidèles parviennent à se procurer des armes à feu et cela tourne au carnage.

Par contre, il est symptomatique de constater que les activistes qui passent à l’acte aujourd’hui ne recherchent plus systématiquement à mourir en « martyrs » comme c’était le cas pour leurs aînés qui étaient généralement équipés de vestes explosives (attentats du 13 novembre 2015 à Paris) où s’exposaient volontairement aux tirs de riposte des forces de l’ordre (attentats des 7 et 9 janvier 2015 à Paris).

Les risques début 2025

En 2024, le porte-parole officiel du mouvement, Abou Hudhayfah al-Ansari, a adressé le message suivant aux forces de la coalition anti-Daech : « vous vous réunissez pour trouver des solutions (…) ; il n’y en n’a pas (…). L’expansion continue au niveau global (…) la guerre américaine a commencé contre un petit groupe en Irak et aujourd’hui l’EI est en Afrique ». Dans un autre message, il prévient que des attaques seront menées à l’échelle globale. Les « loups solitaires » sont encouragés à viser spécifiquement des chrétiens et des juifs, surtout en Europe, aux États-Unis, à Jérusalem et en Palestine. Il a appelé à de nouvelles attaques contre les troupes américaines en Irak et a exhorté les cellules clandestines au Mozambique et aux Philippines à poursuivre leurs activités.

Le mois du Ramadan (qui débute cette année le 1er mars) est généralement favorable au déclenchement d’actions terroristes Cela est dû au fait que selon la tradition musulmane, le Ramadan est une période pendant laquelle Dieu donne la victoire aux croyants. Les jihadistes se réfèrent principalement à la bataille de Badr (624) qui at vu les disciples de Mahomet triompher d’une caravane de la tribu Quraysh. Ce mois sacré est aussi considéré comme une période durant laquelle toutes les actions des musulmans pieux sont davantage récompensées par Dieu.

Enfin, l’EI via le média anglophone non officiel Hallummu a appelé ses partisans à commettre des attentats dans les stades, soulignant que ce sont des « cibles faciles à atteindre » pour des « résultats énormes ».

En dehors de son sanctuaire moyen-oriental, l’EI a développé des « provinces » extérieures formées d’anciens activistes d’Al-Qaida et de nouvelles recrues attirés par ses succès et par sa propagande effrénée. Les plus importantes se trouvent dans le Sinaï (elle semble aujourd’hui en perte de vitesse), au Yémen, en Indonésie, sur le continent africain – qui en compte au moins cinq (État islamique dans le Grand Sahara, État islamique en Afrique de l’Ouest, État islamique en Afrique centrale, EI Somalie, EI Libye) et au Khorasan (EI-K) basé en Afghanistan et au Pakistan.

L’État islamique représente ainsi toujours une menace importante pour l’Iran, la Russie et la Turquie, comme le montrent les attaques de 2024 : double attentat du 3 janvier à Kerman, en Iran (94 morts, 284 blessés) ; attentats contre la salle de spectacles Crocus le 22 mars à Moscou (145 morts, 551 blessés). Il ne s’agit alors pas là de terrorisme endogène mais de petits commandos dépêchés de l’extérieur ou de cellules clandestines intérieures qui se sont rangées sous la bannière de l’EI. Dans le cas de Moscou, les activistes ont été capturés, mais à Kerman, ils se sont fait exploser avec leur ceinture piégée.

Les opérations de l’EI-K

De nombreuses actions terroristes ayant eu lieu en Europe ont été attribuées à l’EI-K mais dans le cas de l’attentat de Moscou de 2024, les principales revendications ont été estampillées « État islamique » et pas « État islamique au Khorasan » (EI-K), qui pourtant est la wilaya (province) à laquelle appartiendraient les activistes qui ont effectué l’attaque. Cela laisse à penser qu’il reste un « commandement central », sans doute toujours basé en Syrie et/ou en Irak, mais que les « provinces » ont une grande autonomie de décision. Quand l’opération est suffisamment spectaculaire, elle serait alors revendiquée au plus haut niveau. Par contre, le nouveau calife se fait très discret pour ne pas subir le sort de ses prédécesseurs, alors que les responsables des provinces extérieures sont en grande partie identifiés.

L’EI-K semble être la branche chargée de l’action internationale, un peu à l’image d’Al-Qaida dans la péninsule arabique (AQPA). Cela vient peut-être du fait que beaucoup de ses membres sont des Caucasiens pouvant passent inaperçus en Occident.

Son émir de l’EI-K serait toujours Sanaula Ghafari – alias Shahab al-Muhajir – bien qu’il ait été donné pour mort à plusieurs reprises. Il désigne les talibans au pouvoir à Kaboul comme des « alliés des deux camps », et appelle les « noyés dans le complotisme » à avancer de théories défaitistes » car cela participe à l’effondrement moral des populations et facilite la tâche des recruteurs. La choura de cette wilaya se déplacerait en permanence entre l’Afghanistan, le Pakistan, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan…

L’État islamique en Syrie

En Syrie et en Irak, malgré les craintes d’une résurgence locale, l’EI n’a pas lancé d’attaques à grande échelle ces dernières années, se contentant de mener des embuscades et des coups de main dans des régions reculées. Il n’a pas conquis de territoire majeur mais parvient à survivre car aucune résistance sérieuse ne lui est opposée.

Dans sa publication Al-Naba et dans une vidéo de 15 minutes, le groupe a récemment déclaré la guerre au nouveau gouvernement de Damas, qualifiant ses dirigeants de « pions » de « puissances étrangères ». Si sa capacité de combattre à grande échelle apparaît émoussée, sa résilience idéologique et sa capacité de guerre asymétrique demeurent préoccupantes. La persistance des menaces terroristes sur zone dépend donc non seulement de la force de l’EI, mais aussi de la stabilité de la Syrie.

Par contre, la capacité de l’EI à se régénérer en Syrie et en Irak dépend souvent des évasions de prisons ou de centres de rétention comme cela a été le cas lors de l’opération Abattre les murs menée par l’EI en 2013 en Irak.

Donc, une des questions les plus pressantes dans la Syrie post-Assad est le sort de milliers de combattants de l’EI et de leurs familles détenues dans les camps contrôlés par les Forces démocratiques syriennes (FDS), en particulier ceux d’al-Hol et d’al-Roj, dans le nord-est du pays. Construits pour abriter 5 000 réfugiés irakiens dans les années 1990, ils abritent aujourd’hui environ 70 000 personnes, dont 35 000 Syriens et un nombre similaire d’Irakiens, ainsi que 10 000 ressortissants de 30 à 40 autres pays.

Les FDS qui ont joué un rôle central dans les combats contre l’EI aux côtés de la coalition dirigée par les États-Unis, se trouvent dans une position précaire. Elles craignent un retrait américain, ce qui pourrait les rendre vulnérables à des attaque de l’EI et plus encore, à une action militaire turque d’envergure.

L’EI poursuit donc ses combats en Syrie, en Irak, sur le continent africain et en Afghanistan. Ailleurs, il inspire des convertis à sa cause à passer à l’action et continue de recruter de nouveaux combattants grâce à sa propagande. Curieusement, il ne s’est pas impliqué directement dans le soutien à la cause palestinienne – s’en servant uniquement pour victimiser, dans sa propagande, les musulmans du monde entier et se présenter comme leur seul défenseur.

Il ne faut pas se faire d’illusions : les actions terroristes d’origine salafiste-jihadiste vont perdurer dans le monde car l’idéologie mortifère prônée par l’EI ne parvient pas à trouver de contradiction convaincante et parce qu’il attire un nombre croissant d’adeptes sensibles à ses discours qu’ils considèrent comme « révolutionnaires ».

Danger de mort pour la minorité alaouite en Syrie

Danger de mort pour la minorité alaouite en Syrie

par Alexandre Goodarzy – Revue Conflits – publié le 21 février 2025

https://www.revueconflits.com/danger-de-mort-pour-la-minorite-alaouite-en-syrie/


La chute de Bachar al-Assad ouvre une période d’incertitude pour la Syrie. De nombreux témoignages font état d’attaques et d’enlèvements contre les alaouites, soutiens de l’ancien régime.

Assad s’est enfui, le tyran est tombé. Al-Joulani est maintenant à la tête d’une Syrie libre. La foule est en liesse, les slogans pro-Assad font désormais les louanges des nouveaux maîtres de Damas. Les vainqueurs ? Des types en treillis avec des patchs de l’État islamique, coiffés d’un bandeau sombre sur lequel on peut lire la shahada (profession de foi des musulmans). Les discours se veulent rassurants, les minorités seront bien sûr respectées. Il arrive que certains journaux accusent de propagandistes pro-Assad ceux qui évoquent le contraire, la plupart du temps, le sujet est tout simplement ignoré. Pas une ligne sur les massacres en cours dans certaines régions et villes de la nouvelle Syrie.

Et comment pourrait-il en être autrement ? Depuis 2011, tous les efforts de guerre sont menés pour faire tomber le tyran. Le mot d’ordre était « Tout sauf Assad ! » Les expériences irakienne, libyenne et avant cela iranienne ne nous auront décidément pas appris grand-chose.

Oppositions communautaires

Pourtant, les faits sont là, malgré les apparences. Dès les premières heures de la Révolution syrienne en 2011, les religieux sunnites braillaient depuis les mégaphones de leur mosquée lors de la prière du vendredi : « Les alaouites au tombeau et les chrétiens à Beirut ! » La semaine suivante ils demandaient d’élargir les tombeaux « pour y jeter aussi les chrétiens ! » Ces décrets religieux n’étaient pas sans fondements, ils venaient rappeler ce que trop de sunnites avaient oublié, mais que les wahhabites, les salafistes et les frères musulmans gardent toujours à l’esprit : la Fatwa d’Ibn Taymiyya (XIIIe siècle). Car si le chrétien avait le choix entre l’exil, le paiement de la jeziya (l’impôt sur les non musulmans) ou la conversion à l’islam, l’hérétique alaouite, lui n’avait que deux options, la conversion ou la mort : « Ils sont de plus grands mécréants que les Juifs et les chrétiens. […]et leur mal envers la Communauté de Mohammad est plus grand que le mal des mécréants qui sont en guerre avec les musulmans ».  Ainsi excommuniés, les alaouites sont désignés comme la cible numéro un du monde musulman. Deux siècles avant Taymiyya, al-Ghazali, sorte de Thomas d’Aquin de l’islam, rajoutait que « c’est un devoir de les tuer ». Au XIXe siècle, une autre fatwa stipulait que les musulmans peuvent prendre les alaouites comme esclaves. Un proverbe sunnite syrien révèle d’ailleurs que : « un alaouite, c’est mieux d’en tuer un que de prier toute la journée ».

Alaouites : une minorité méprisée

C’est la raison pour laquelle, depuis les premières dominations sunnites qui leur imposèrent la charia, en effet, les alaouites durent s’isoler dans les régions rurales jusqu’à la fin de l’Empire ottoman en 1924 pour échapper aux razzias et djihads continuels, au racket des propriétaires sunnites, ou tout simplement à l’ostracisme social et religieux.

Mais leur mal ne s’arrête pas là pour autant. Dans les années 1930 et 1940, on estime qu’un enfant alaouite sur quatre est de père sunnite parce que leur mère était prise comme domestique chez des notables sunnites qui employaient des fillettes alaouites, souvent dès l’âge de huit ans, avant de s’en servir comme maîtresses. Jusqu’à la toute fin des années 1960, les alaouites étaient utilisés comme esclaves par des sunnites.

La prise de pouvoir par Hafez al-Assad en 1970 va certes engendrer une certaine revanche sociale, mais est-ce que les deux millions d’alaouites en ont profité ? Il suffit de se promener dans le gouvernorat de Lattaquie, dans ses innombrables villages côtiers ou montagneux pour comprendre combien ce fantasme est grotesque. Les alaouites sont des gens pauvres, vivant dans de modestes habitats faits de parpaings souvent sans isolation. Ils vivent majoritairement d’agriculture et de pêche. Non seulement ils sont une grande majorité à ne pas avoir joui des privilèges du précédent pouvoir, mais, en plus, il serait complètement absurde de minorer le nombre de sunnites qui ont participé au maintien de ce même pouvoir.

Arrestations et attaques

Aujourd’hui les alaouites payent le prix fort du retour en force des sunnites. Prétendument pour pacifier le pays, des groupes armés et cagoulés procèdent actuellement au désarmement des civils dans tout le pays, mais, curieusement, les sunnites ne sont jamais concernés. Des hameaux peuplés d’alaouites sont désormais fantômes, car les visites sont régulièrement accompagnées d’exécutions où le religieux du groupe désigne qui doit mourir. Hayat Tahrir al Sham arrive chaque fois trop tard en exprimant aux familles défuntes leur regret de ne pas avoir pu intervenir à temps. On se réfugie alors dans les villes les plus proches, comme à Homs ou à Hama, mais, là encore, on tabasse, on humilie les alaouites. Comme « ce sont des chiens » on leur ordonne de se mettre à quatre pattes et d’aboyer. Toujours à Homs, une femme alaouite a été retrouvée les doigts coupés, le corps sans vie, pour avoir protesté contre le port du niqab dans l’université de la ville où elle enseignait depuis plusieurs années. À Damas, à l’hôpital 601, les médecins alaouites ont été renvoyés chez eux pour être remplacés par des sunnites. Au ministère des Finances, les chrétiens sont sommés d’enseigner tout ce qu’ils savent à leurs futurs remplaçants venus d’Idlib. Pourquoi ? « Parce que nous ne voulons plus de chrétiens ici » leur a-t-on répondu sèchement. Ce nouveau gouvernement est en train de remettre toutes les fonctions de l’État aux mains des sunnites et d’en chasser toutes les autres composantes de la société syrienne.

Il convient de rappeler que la haine d’une certaine frange sunnite sur les alaouites n’est pas liée à cinquante-quatre années de dictature. Elle est millénaire. Les Assad avaient apporté un demi-siècle de répit à leur communauté. Ils avaient inversé le rapport de force et permis à leur communauté de ne plus craindre pour leur vie. Mais cette époque est désormais révolue, ils vont à nouveau pouvoir être massacrés sans que cela n’émeuve personne. Les Syriens alaouites peuvent reprendre leur vie de martyr là où ils l’avaient laissée…

Brève histoire des Renseignements généraux (RG)

20/02/2025

https://aassdn.org/amicale/breve-histoire-des-renseignements-generaux-rg/


Les Renseignements généraux (RG) ont joué un rôle clé dans la collecte et l’analyse d’informations sur la vie institutionnelle, économique et sociale en France. Depuis leur origine sous Napoléon Ier jusqu’à leur intégration dans le renseignement territorial moderne, leur mission a évolué au gré des menaces et des enjeux de sécurité nationale. Retour sur l’histoire d’un service central à la fois discret et stratégique.

Avec pour lignes directrices la recherche de renseignement sur la vie institutionnelle, économique et sociale et les phénomènes susceptibles de porter atteinte à l’ordre public et à la sûreté générale, les Renseignements généraux ont vu leur périmètre d’action et leur organisation fluctuer au fil des temps.

La chute de la monarchie française en 1792 ouvre une période agitée, durant laquelle l’activité de police fait l’objet de nombreuses réorganisations. En février 1800, Bonaparte créé la Préfecture de police de Paris et sa division « Sûreté générale et police secrète », prémices du premier service organisé pour prendre en compte les activités de renseignement en France.  
En 1811, des « commissaires spéciaux [1] » sont attachés à la surveillance de l’opinion, des opérations de commerce, des mouvements des ports, des communications avec l’étranger, des associations politiques et religieuses.

Sous le Second Empire, Napoléon III édicte un décret qui place 30 commissaires spéciaux de police [2] sous la tutelle des préfets et du ministère de l’Intérieur. Outre la répression des infractions de droit commun, ils sont chargés du suivi de l’état de l’opinion publique. En 1861, de nouvelles directives viennent élargir leurs prérogatives, notamment en ce qui concerne la police des ressortissants étrangers et celle des ports et des frontières. Ces commissaires spéciaux constituent la première implantation territoriale durable de l’activité de renseignement.

La structuration progressive des RG

Confrontée aux mouvements anarchistes et aux attentats qu’elle ne parvient pas à endiguer seule, la police française commence à s’engager pleinement dans la coopération internationale, après l’assassinat de l’impératrice d’Autriche en 1898.

En 1907, une vaste réforme de l’organisation policière est engagée par Georges Clémenceau, alors Président du conseil et ministre de l’Intérieur. Ce dernier instaure des brigades régionales mobiles, plus connues sous le nom de « Brigades du Tigre », qui sont principalement chargées de lutter contre le crime organisé.  

En parallèle, il crée une autre brigade en charge de la police judiciaire et des renseignements généraux, placée au sein de la Sûreté générale. Le dispositif est complété, en 1911, par le nouveau service des renseignements généraux de police administrative qui a pour mission de prévenir les troubles à l’ordre public. 
Par ailleurs, le gouvernement encourage le développement à Paris d’un service de renseignement possédant des attributions similaires. Les Renseignements généraux de la préfecture de police (RGPP), ainsi que le service des renseignements généraux et des jeux, sont ainsi créés en 1913.

En avril 1937 sous le Front Populaire, le président du Conseil Léon Blum et le ministre de l’Intérieur Max Dormoy expérimentent une nouvelle Commission interministérielle du renseignement, réunie chaque semaine autour du président du Conseil, pour faciliter l’échange d’informations au plus haut niveau.

L’après-guerre impose de nouvelles missions

Dès novembre 1944, le Général de Gaulle restructure les services de renseignement et de contre-espionnage. Il crée la direction de la surveillance du territoire (DST) et confirme dans leurs missions les Renseignements généraux, placés au sein de la sûreté nationale. Le suivi de la vie politique, économique et sociale, ainsi que la surveillance des hippodromes et des établissements de jeux, leur sont confiés. 

L’appellation historique de « direction centrale des renseignements généraux » (DCRG) apparait en octobre 1968. Peu après, la DCRG intègre la nouvelle direction générale de la police nationale (DGPN) qui succède à la Sûreté nationale.

Au cours des années 70, les RG sont chargés de missions de recherche de renseignement concernant les phénomènes terroristes. Ils contribuent à l’identification des réseaux terroristes et notamment islamistes, en lien étroit avec la direction de la surveillance du territoire (DST) et les renseignements généraux de la préfecture de police (RGPP) à Paris.

Dans les années 90, les RG doivent également faire face aux phénomènes de violence urbaine, aux dérives sectaires ou au hooliganisme, qui ont une incidence sur la sécurité et l’ordre public. Ils s’intéressent aussi aux nouvelles formes de contestation sociale. Ils surveillent les groupements à risque ou les individus susceptibles de se livrer à des actions violentes, prônant des idéologies extrémistes, séparatistes (basques, corses), ou portant atteinte aux principes démocratiques. 
Le suivi de l’activité et du fonctionnement interne des partis politiques lui est retiré.

En dépit des activités et des cultures complémentaires des RG et de la DST, le contexte sécuritaire du début des années 2000 fait apparaître un besoin d’intensification de la coopération entre les services de renseignement du ministère de l’Intérieur. Une refonte des services de renseignement policier est décidée au plus haut niveau en 2007. La DCRG est alors supprimée par le décret n°2008-609 du 27 juin 2008.

Ses attributions sont en partie transférées à la direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), qui deviendra l’actuelle DGSI en 2014. À l’inverse, ses missions relatives à la vie institutionnelle, économique et sociale, et aux phénomènes de violence urbaine susceptibles d’intéresser l’ordre public sont confiées à la sous-direction de l’information générale (SDIG) de la DGPN. Ce service forme l’ossature de l’actuel service central du renseignement territorial (SCRT), créé en 2014. Simultanément, l’activité de contrôle des établissements de jeux et de courses est définitivement transférée à la police judiciaire (DCPJ).

[1] Créés par décret impérial du 25 mars 1811
[2] Créés par décret du 22 février 1855

Source : DGSI

Vers une criminalisation de la prise d’otages ?

Vers une criminalisation de la prise d’otages ?

Jean Daspry – CF2R – TRIBUNE LIBRE N°172 / janvier 2025

Pseudonyme d’un haut fonctionnaire français, docteur en sciences politiques

https://cf2r.org/tribune/vers-une-criminalisation-de-la-prise-dotages/


« L’expérience prouve qu’il est beaucoup plus facile de prendre des otages que de les relâcher » (André Frossard). C’est ce que doivent penser les preneurs d’otages et ceux qui en sont victimes. La prise d’otages est aussi vieille que le monde. Depuis la plus haute Antiquité, les otages sont consubstantiels aux relations entre puissants qui entendent disposer de garanties de la parole donnée. Jusqu’au XVIIIe siècle, les otages sont associés aux alliances et aux traités. Si l’avènement du droit international met entre parenthèses cette pratique, elle renaît de ses cendres à la faveur des guerres et, plus près de nous, avec l’irruption du terrorisme. Considérée comme un crime de guerre dès 1945, la prise d’otages – si elle persiste dans les relations entre États – est désormais le fait du terrorisme, qui y voit une sorte de duel[1]. Et, c’est bien de ce terrorisme qu’il soit l’apanage d’États ou de groupes dont il s’agit. L’actualité la plus récente fournit de multiples exemples d’une pratique pérenne et déroutante. Manifestement, les États semblent désemparés dans le traitement global et efficace du phénomène[2]. Existe-t-il des réponses envisageables ? Et si oui, lesquelles ?

LA PRISE D’OTAGES : UNE PRATIQUE PÉRENNE ET DÉROUTANTE

Confrontés à une pratique incontournable dans les relations internationales de ce siècle, les États semblent déconcertés dans la manière de la traiter.

Un élément incontournable du monde du XXIe siècle : la diplomatie des otages

Même s’ils n’épuisent pas le sujet, plusieurs exemples concrets actuels méritent d’être mentionnés pour prendre l’exacte mesure du phénomène de la prise d’otages au XXIe siècle.

L’écrivain franco-algérien Boualem Sansal, n’est-il pas pris en otage par les autorités algériennes en raison des positions adoptées par le président de la République, Emmanuel Macron sur la marocanité du Sahara occidental (déclaration du 30 juillet 2024 suivie d’une visite officielle au Maroc) ? Alger entend utiliser, celui qu’elle considère comme Algérien en moyen de pression (otage) pour amener Paris a quia. Une sorte de repentance de ses propos inadmissibles sur des sujets sensibles de l’autre côté de la Méditerranée. Ne soyons pas naïfs ! Ce ne sont pas les échanges de noms d’oiseaux qui mettront un terme à cette situation inadmissible. Situation qui laisse de marbre les droits de l’hommistes des dîners en ville et autres défenseurs des droits humains de salon. La question générale des réponses aux prises d’otages par des États clairement identifiés est posée dans toute son acuité. N’est-elle pas notre talon d’Achille ? Conduit-elle à une réflexion d’ensemble sur la problématique ? Gouverner, n’est-ce pas prévoir pour mieux anticiper et mieux se préparer au pire ? Nous n’en sommes pas encore là. Malheureusement pour les personnes prises en otage hier, aujourd’hui et, vraisemblablement, encore demain.

Les otages français en Iran ne constituent-ils pas une « monnaie d’échange » pour le régime des mollahs aux abois ?[3] Un odieux marchandage dont l’objectif principal est clair : faire vibrer la corde sensible humanitaire de l’opinion publique française et culpabiliser Paris pour son manque d’humanité dans la protection de ses ressortissants embastillés dans des conditions précaires[4]. Rappelons que, dans le passé, l’Iran n’hésite pas à faire prendre en otages des Français au Liban en faisant intervenir des groupes terroristes qui lui sont liés, comme le Hezbollah ! La liste est longue des méfaits imputables aux mollahs au pays du Cèdre. N’oublions pas la détention des membres de l’ambassade des États-Unis à Téhéran à partir du 4 novembre 1979 qui durera 444 jours ! Seule une réponse ferme et coordonnée de tous les États victimes de cet acte de piraterie des temps modernes permettrait de trancher le nœud gordien persan. Ne rêvons pas !

La guerre à Gaza, et ses ramifications au Liban, a pour point de départ chronologique la prise d’otages israéliens dont des franco-israéliens – principalement des civils innocents, y compris des femmes, des enfants, des bébés, des vieillards – par le Hamas, qualifié d’organisation terroriste, le 7 octobre 2023. Ces innocents sont soumis à des traitements dégradants et inhumains, au sens juridique du terme. Leur libération fait l’objet d’odieux marchandages qui, de facto si ce n’est de jure, conduisent à légitimer ex post cette pratique[5]. Elle aboutit, en contrepartie, à la libération de centaines de prisonniers palestiniens accusés, à tort ou à raison, de terrorisme. Ces derniers ne rêvent que d’en découdre avec Israël dès qu’ils seront libres et que l’occasion se présentera. La libération du soldat Gilat Shalit (citoyen franco-israélien capturé en 2006 et liberé en 2013) n’a été possible qu’au prix de la liberté accordée à un millier de Palestiniens. Parmi eux figurent certains des organisateurs du massacre du 7 octobre 2023. Ce point mérite d’être médité par Israël. Mais aussi par la France menacée par des terroristes ayant une idéologie proche de celle du Hamas, sans parler de ceux que l’on qualifie improprement « d’influenceurs » dans le cas de l’Algérie mais qui sont avant tout des propagateurs de haine. Méfions-nous du fameux « ça n’arrive qu’aux autres ! ». Ce vaste marchandage ne devrait-il pas constituer l’occasion d’une réflexion holistique sur le sujet entreprise dans la discrétion, seul gage de son efficacité à moyen et à long terme ? Seule une telle démarche permettrait de redonner cohérence à un tableau chaotique. Comme le souligne Edgar Morin : « La première et fondamentale résistance est celle de l’esprit. Elle nécessite de résister à tout mensonge asséné comme vérité (…). Elle exige de résister à la haine et au mépris. Elle prescrit le souci de comprendre la complexité des problèmes et des phénomènes plutôt que des visions partielles ou unilatérales. Elle requiert la recherche, la vérification des informations et l’acceptation des incertitudes »[6]. Le sociologue français ne fournit-il pas certaines pistes de réflexion et d’action à nos décideurs pris dans les urgences du temps médiatique ?

N’oublions pas les prises d’otages effectuées dans notre pays à l’occasion d’attentats terroristes sur notre sol depuis plusieurs décennies ![7] Le plus souvent, leurs auteurs se réclament également de l’idéologie frériste, phénomène bien documenté qui vaut à l’auteur d’un ouvrage scientifique sur le sujet de vivre sous la protection permanente de forces de sécurité[8]. Est-ce acceptable au pays de la liberté d’expression ? Qu’attendons-nous pour nous livrer à un exercice de retour d’expérience (« Retex ») des décennies passées sans le moindre tabou, comme le font les militaires après chaque opération ? Nous y apprendrions des choses intéressantes sur le passé pouvant orienter notre réflexion présente et notre posture future. Tel n’est-il pas l’objet d’une authentique approche prospective des relations internationales ? N’est-ce pas le contraire que nos dirigeants font, privilégiant en permanence les contraintes du temps court et médiatique aux exigences du temps long et stratégique ?

Face au phénomène d’une rare violence qui caractérise la prise d’otages, les États concernés pratiquent la politique du chien crevé au fil de l’eau ou diplomatie du dos rond.

Une pratique déroutante pour les États victimes : la diplomatie du dos rond

La liste des exemples présentée plus haut est loin d’être exhaustive si l’on souhaite dresser un panorama complet des actions terroristes accompagnées de leurs lots de prise d’otages occidentaux depuis la fin des années 1960. Hormis, certaines réflexions conduites par les services de renseignement, qui demeurent confidentielles par nature, la question n’a jamais fait l’objet – à notre connaissance – de rapports de l’exécutif, voire du Parlement. À titre d’exemple, le Sénat a publié, il y a quelques mois déjà, un rapport complet sur le phénomène du narcotrafic, clairvoyant à maints égards. Ne pourrait-il en être de même sur la question de la prise d’otages ?

Pourquoi ne pas s’atteler à l’étude et au traitement de la problématique du terrorisme et de ses prises d’otages qui intéresse la sécurité de nos concitoyens en France ou à l’étranger ? La France ne manque pas de bons esprits indépendants auxquels elle pourrait faire appel pour s’atteler au travail. Le temps presse. La Maison brûle et nous regardons ailleurs alors que notre pays n’est pas à l’abri de prises d’otages de grande ampleur de certains de ses concitoyens sur notre sol ou à l’étranger. Au pays de l’inflation des comités Théodule, des missions d’information sur tout et sur rien, des groupes spéciaux traitant de questions générales, des barnums à tout-va… il y aurait place pour un organisme en charge de faire la lumière sur les prises d’otages : état des lieux, propositions, y compris les plus iconoclastes.

Dans un monde fracturé, divisé, marqué au sceau de la conflictualité, la pratique des prises d’otages n’est pas en voie d’extinction. Chaque libération d’otages effectuée au prix de concessions importantes de la part des États concernés constitue un sérieux encouragement donné aux apprentis preneurs d’otages de poursuivre sur cette voie mortifère. Qui plus est, la faiblesse de la réaction des gouvernements touchés par ce phénomène ne peut que les conforter dans leur approche contraire à toutes les règles du droit humanitaire. Qu’importe. Ils connaissent nos faiblesses (notre inertie, notre droit, nos pudeurs de gazelle, nos idiots utiles…) et les utilisent à leur avantage. Comment les dissuader de poursuivre sur leur lancée ? En empruntant la voie ambitieuse de la rupture.

Une rupture avec les pratiques anciennes s’impose tant elles montrent leurs limites, leur inefficacité intrinsèque. La diplomatie du dos rond, du pas de vague, pour des raisons tenant à la sécurité bien comprise des otages, démontre sa vacuité. Nous ne pouvons que le déplorer. Dans le même temps, nous pourrions nous souvenir de ce que déclarait F.D. Roosevelt : « En politique, rien n’arrive par accident. Si cela arrive, vous pouvez être certains que cela a été planifié ». On ne saurait mieux dire dans le cas des prises d’otages par des États ou des groupes structurés. Ils apprécient à sa juste valeur le désarroi des familles d’otages et en tirent le meilleur profit[9]. Dans ce combat asymétrique, nous devrions essayer de rétablir un certain équilibre à notre avantage. Nous le pouvons à condition de le vouloir, pas seulement en paroles mais surtout dans nos actes.

La France, patrie des droits de l’homme, estime-t-elle tolérable cette pratique barbare ? Si tel n’est pas le cas, notre pays ne devrait-il pas prendre la tête d’une coalition de volontaires destinée à réfléchir et à tenter de trouver les réponses idoines à apporter à un phénomène récurrent (Algérie, Azerbaïdjan[10], Iran, Russie…). Un phénomène qui met dans l’embarras les familles d’otages qui font pression sur les gouvernements concernés pour obtenir la libération de leurs proches à n’importe quelle condition[11]. Il est grand temps de retrouver nos repères, de réveiller notre esprit critique. Penser, c’est parfois savoir dire non, se confronter à l’invraisemblable vérité ! Tel est le défi à relever à court, moyen et long terme. Le voulons-nous ? Le pouvons-nous ?

Alors qu’aucune inversion de tendance ne se dessine et que la situation tourne souvent au désastre en matière de prises d’otages, nous devons interroger notre cécité et repenser notre logiciel.

LA PRISE D’OTAGES : DES RÉPONSES CLAIRES ET DISSUASIVES

Comme souvent dans la pratique des relations internationales, il importe de ne pas mettre la charrue avant les bœufs. La définition précise du sujet doit précéder le périmètre de la réponse souhaitée et souhaitable dans une démarche en deux temps.

La définition du périmètre du sujet : la diplomatie du concret

Rien n’est possible sans savoir de quoi on parle. En un mot abandonner la langue de bois épaisse et les formules médiatiques creuses.

Sans se voiler la face sur la difficulté de l’exercice, la diplomatie française ne se grandirait-elle pas en prenant l’initiative sur cette problématique lancinante ? Surtout, alors qu’elle est à la peine dans plusieurs régions du monde où elle se pensait incontournable comme en Afrique[12]. Pareille démarche se situerait dans le droit fil de sa vocation de passeuse d’idées, de lanceuse d’alerte, en sa qualité d’étendard de la défense des droits humains. Mais aussi à son attachement indéfectible à un multilatéralisme efficace. À nos yeux, elle s’imposerait aux yeux du monde libre en prenant à bras le corps le traitement d’une pratique prégnante dans le concert des nations du XXIe siècle. Mais, ceci apparaît plus facile à dire qu’à faire au pays d’un certain conformisme ambiant.

Ignorer l’existence d’un problème ne constitue jamais le meilleur moyen de l’appréhender pour en être en mesure de mieux le traiter. Telle est la parabole attachée à la pratique de la diplomatie : le temps du diagnostic doit précéder celui du remède. Et si le premier est erroné, il y a de fortes chances que le second soit inadapté ou contre-productif. C’est pourquoi, il conviendrait de confier à un groupe de juristes spécialisés en droit international (au Quai d’Orsay et au ministère des Armées) et en matière de terrorisme (ministère de l’Intérieur en y ajoutant les experts, d’hier et d’aujourd’hui, de la DGSE et de la DGSI qui connaissent les arcanes de la problématique de la prise d’otages) le soin de faire le point sur l’approche juridique du concept de prise d’otages (textes déjà existants, déclarations éventuelles de l’ONU, de l’OTAN, de l’UE…) afin d’en dégager une définition acceptable par une majorité d’États. Une substantifique moëlle diplomatico-sécuritaire.

Même si les obstacles paraissent insurmontables, impossible n’est pas français. Apprenons à mettre des mots sur les maux. Juristes et diplomates sont qualifiés et outillés pour le faire. Nos décideurs devraient les réunir pour qu’ils préparent l’ébauche d’un texte de convention internationale définissant le crime de prise d’otages et les sanctions s’y attachant ainsi que les juridictions (existantes ou ad hoc) appelés à connaître de ces actes. En dépit de sa lourdeur, la judiciarisation internationale de la prise d’otages ne serait pas un exercice inutile. A minima, elle constituerait un message clair adressé aux apprentis sorciers et à leurs parrains. Cette phase préalable devrait être lancée à froid en dehors de toute publicité intempestive et de toute pression médiatique. De la discrétion avant toute chose. Telle est l’essence de la diplomatie à l’ancienne et de ses avantages incontestables.

La définition du périmètre de la réponse : la diplomatie de l’efficacité

Cette étape doit être la conséquence de la première. Elle doit être marquée au sceau de la globalité dans le temps et l’espace et éviter de sombrer dans la diplomatie du coup d’éclat.

Cette approche juridique du phénomène doit être replacée dans le contexte d’une démarche de boîte à outils pour le traitement global des prises d’otages. Les autres outils déjà utilisés sont les suivants : assassinats ciblés ou opérations « homo » conduites par les services de renseignement (comme la DGSE) des terroristes et preneurs d’otages ayant commis des crimes contre nos ressortissants ; dénonciation publique des fauteurs de trouble (« Naming and shaming ») : pressions de toute nature exercées sur les auteurs et complices… La première pratique est bien connue des Israéliens qui ne laissent aucun répit aux assassins. N’oublions pas la diplomatie de la carte postale[13]. C’est dans ce contexte que doit s’insérer la diplomatie juridique. La globalité et la cohérence de notre réponse est le gage de son succès.

Ensuite, pareille démarche devrait être précédée par un état des lieux objectif sur le phénomène des prises d’otages dans le monde : nombre, personnes visées, pays ou groupes à l’origine de ce phénomène… afin de ne pas parler dans le vide mais sur la base d’une documentation précise. À cette fin, il importe de disposer du retour d’expérience de la communauté du renseignement (actifs et retraités) qui a souvent été impliquée – discrètement le plus souvent – dans ce genre d’affaires sensibles. Leur contribution nous paraît incontournable pour définir les paramètres d’une approche concrète se situant au plus près de la réalité du phénomène au cours des dernières décennies. Rappelons que diplomatie et renseignement ne sont pas des métiers tout à fait étrangers, souvent complémentaires, parfois antagonistes. Et cela d’autant plus que « ce que nous sommes en train de vivre est plutôt de l’ordre d’une grande bascule et d’un grand bouleversement » (Emmanuel Macron). Tout ceci n’incite-t-il pas à la réflexion et à l’adaptation de notre diplomatie aux contraintes sécuritaires des temps mauvais ? Agir, c’est prendre appui sur le passé (l’Histoire) pour comprendre ce qui change aujourd’hui et demain. C’est aussi être à même de prévoir, d’anticiper, d’agir sur le long terme tout en ne négligeant pas le court terme.

Pour produire le maximum d’effets, l’équipe chargée de la rédaction d’un cadre juridique international devrait travailler sur deux questions clés que sont la vérification et la sanction. Les experts des questions politico-militaires savent d’expérience qu’un traité d’interdiction d’une activité déterminée ne peut produire tous ses effets qu’à deux conditions. Outre l’existence d’une définition précise et incontestable du phénomène, la première condition consiste à mettre en place un organisme indépendant et impartial chargé d’établir la réalité des faits allégués en dehors de toute pression extérieure. L’on connaît la célèbre formule de Ronald Reagan : « Trust but verify » (« faire confiance mais vérifier ») à propos des accords de désarmement nucléaire américano-soviétique durant la Guerre froide. La seconde condition a trait à la palette de sanctions envisagées contre les preneurs d’otages et surtout contre les États qui les encouragent ou/et les financent : traduction devant des juridictions internationales comme la Cour pénale internationale ; limitation des déplacements des plus hauts responsables des États concernés (cf. mesures frappant les dirigeants russes, israéliens et du Hamas au titre des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité) ; mise à l’écart des organisations internationales de la famille des Nations Unies ; gel des avoirs détenus dans les pays ayant adhéré à la convention… Cette liste est purement indicative. Elle pourrait s’enrichir d’autres mesures coercitives pénalisant durement les « États voyous » pour reprendre un langage suranné du temps du 43e président des États-Unis, Georges W. Bush que pourrait aisément reprendre le 47e président dès son investiture le 20 janvier 2025.

Enfin, et seulement après que les étapes précédentes aient été conduites à leur terme, convocation d’une conférence internationale à Paris préparée et non improvisée. On imagine le questionnement, l’inquiétude réelle dans ces États peu scrupuleux. Ainsi la France retrouverait sa vocation décrite par un diplomate-écrivain du nom de Jean Giraudoux à la veille de la Seconde Guerre mondiale dans une comédie aux accents très réalistes :

« Permets-moi de te dire que c’est sur ce point que tu as tort. Laisse-moi rire quand j’entends proclamer que la destinée de la France est d’être ici-bas l’organe de la retenue et de la pondération ! La destinée de la France est d’être l’embêteuse du monde. Elle a été créée, elle s’est créée pour déjouer dans le monde le complot des rôles établis, des systèmes éternels. Elle est la justice, mais dans la mesure où la justice consiste à empêcher d’avoir raison ceux qui ont raison trop longtemps. Elle est le bon sens, mais au jour où le bon sens est le dénonciateur, le redresseur de tort, le vengeur. Tant qu’il y aura une France digne de ce nom, la partie de l’univers ne sera pas jouée, les nations parvenues ne seront pas tranquilles, qu’elles aient conquis leur rang par le travail, la force ou le chantage. Il y a dans l’ordre, dans le calme, dans la richesse, un élément d’insulte à l’humanité et à la liberté que la France est là pour relever et punir. Dans l’application de la justice intégrale, elle vient immédiatement après Dieu, et chronologiquement avant lui. Son rôle n’est pas de choisir prudemment entre le mal et le bien, entre le possible et l’impossible. Alors elle est fichue. Son originalité n’est pas dans la balance, qui est la justice, mais dans les poids dont elle se sert pour arriver à l’équité, et qui peuvent être l’injustice… La mission de la France est remplie, si le soir en se couchant tout bourgeois consolidé, tout pasteur prospère, tout tyran accepté, se dit en ramenant son drap : tout n’irait pas trop mal, mais il y a cette sacrée France, car tu imagines la contrepartie de ce monologue dans le lit de l’exilé, du poète et de l’opprimé »[14].

Tout est dit et bien dit de la prétention à l’universalisme de la France éternelle. Dans le cas d’espèce, à la condition de remplir toutes les conditions énoncées plus haut, la conférence envisagée ne serait pas à ranger dans la catégorie de grand-messe de plus caractérisée par beaucoup d’incantations et peu de résultats tangibles. Elle ne déboucherait pas non plus sur un chef d’œuvre diplomatique, un monument d’hypocrisie. Elle se confronterait au réel dans ce qu’il a de plus trivial et, parfois, de dérangeant.

Cela enverrait un signal clair aux fauteurs de troubles et à leurs complices. On peut imaginer l’édiction de sanctions lourdes et dissuasives contre les preneurs d’otages, leurs donneurs d’ordre, leurs complices directs ou indirects mais aussi et surtout pour les chefs d’État des pays impliqués dans cette forme de guerre asymétrique. On pourrait envisager une mise au ban des Nations par la publication de listes noires des États coupables comme cela déjà est le cas pour le terrorisme. Cela leur donnerait matière à réflexion et aurait un effet dissuasif. L’on pense aussitôt à la duplicité du Qatar, qui abrite sur son sol plusieurs organisations terroristes qu’il finance manu larga, et joue les médiateurs entre le Hamas et Israël pour la libération des otages détenus à Gaza. Ceci ne l’empêche pas d’être courtisé par bon nombre de pays Occidentaux (dont la France) dont il sait corrompre habilement les élites, y compris celles ayant occupées les fonctions les plus prestigieuses dans la hiérarchie des États. Mais, voulons-nous et pouvons-nous utiliser cette carte dans notre jeu ? Qui veut la fin veut les moyens. Mais est-ce imaginable pour un président de la République attaché à la pratique du en même temps diplomatique et de l’indignation à géométrie variable ? Sans oublier l’essentiel, il n’apporte pas, le plus souvent, de solutions crédibles aux problèmes qu’il prétend résoudre. La « twitterisation » de la diplomatie érode la confiance dans notre Douce France.

La poursuite cette approche de la judiciarisation de la pratique de la prise d’otages conduirait à des choix délicats, mais salutaires en termes de sécurité intérieure et internationale. Où mettre le curseur ? Tel est le cas avant le lancement de toute négociation internationale importante. Cet exercice se révèle très salutaire tant il nous renvoie à nos incertitudes et à nos contradictions inhérentes à toute pratique diplomatique qu’elle soit bilatérale ou multilatérale. La problématique est souvent simple à énoncer, mais complexe à résoudre. La diplomatie, faut-il le rappeler, est l’art du possible, à défaut d’être celui du souhaitable. Son objectif affiché n’est-il pas de contribuer au renforcement de la sécurité collective, bien mal en point en ce début d’année 2025 ? Ce qui reste du système de sécurité collective mise en place en 1945 apparaît désormais en lambeau. Comme nous le rappelle Raymond Aron, cette démarche ambitieuse aurait pour principal objectif de « gagner la guerre limitée pour ne pas avoir à mener une guerre totale » dans un temps où nous sommes déjà entrés dans une nouvelle ère stratégique. Un temps nécessitant l’abandon des postures de surplomb, d’une communication faisant office d’action et le passage incontournable de l’ambition à l’action. Le signe du passage à une diplomatie efficace et crédible.

DE L’ESPRIT DE LA DIPLOMATIE À LA DIPLOMATIE DE L’ESPRIT

« Il y a deux classes de qualité qui entrent dans la composition de l’esprit et de l’honneur de la profession de diplomate : les qualités de l’âme et les qualités de l’esprit » (Talleyrand). Face au bouleversement du monde et à la révolution copernicienne qui l’accompagne, il faut chercher quelques clés de compréhension. Dans cette quête, nous avons plus que jamais besoin d’un retour de la diplomatie de l’esprit, loin du brouhaha médiatique et des postures politiciennes. Méfions-nous des bons sentiments qui affaiblissent la France ! On se rassure comme on peut en évitant les remises en cause douloureuses en louvoyant entre ligne claire et clair-obscur. C’est ce qui se passe aujourd’hui dans le domaine spécifique de la lutte contre le terrorisme et contre les prises d’otages alors que la géopolitique des otages rebat les cartes de la géopolitique mondiale. Avoir le courage de dire, la volonté de faire, telle devrait être la boussole stratégique de nos décideurs. Donner un cadre juridique international le plus large possible pour inquiéter parrains et auteurs des privateurs de liberté ! Tel devrait être l’objectif premier de la criminalisation de la prise d’otages.


[1] Gilles Ferragu, Otages, une histoire. De l’Antiquité à nos jours, Folio Histoire, 2020.

[2] Géraldine Woessner (propos recueillis par), Pierre Vermeren : « La France est considérée comme un État faible », Lepoint.fr, 18 janvier 2025.

[3] Jean-Pierre Perrin, « Iran : le régime tremble de toute part », Mediapart, 16 janvier 2025.

[4] Olivier Grondeau, « Si seulement l’innocence rendait immortel », Le Monde, 15 janvier 2025, p. 29.

[5] Samuel Forey/Piotr Smolar, « Israël Hamas : un accord fragile sous pression de Trump et Biden », Le Monde, 15 janvier 2025, pp. 2-3.

[6] Edgar Morin, « Face à la polycrise que traverse l’humanité, la première résistance est celle de l’esprit », Le Monde, 22 janvier 2024, p. 26.

[7] Louis Caprioli/Jean-François Clair/Michel Guérin, La DST sur le front de la guerre contre le terrorisme, Mareuil éditions, 2024.

[8] Florence Bergeaud-Blackler (Préface de Gilles Kepel), Le frérisme et ses réseaux, l’enquête, Odile Jacob, 2023.

[9] Samuel Forey/Raphaëlle Rérolle, « Israël-Gaza : l’attente des familles avant les premières libérations », Le Monde, 19-20 janvier 2025, p. 3.

[10] Faustine Vincent, « Huit anciens hauts dirigeants arméniens du Haut-Karabakh jugés en Azerbaïdjan », Le Monde, 19-20 janvier 2025, p. 6.

[11] Raphaëlle Rérolle, Les proches d’otages : « Nous avons perdu six mois », Le Monde, 17 janvier 2025, p. 3.

[12] Marc-Antoine Pérouse de Monclos, « En Afrique, l’Élysée se fait désormais dicter sa conduite », Le Monde, 17 janvier 2025, p. 27.

[13] Jean Daspry, « De la diplomatie des otages à la diplomatie de la carte postale ! », Tribune libre n°165, CF2R, 30 novembre 2024.

[14] Jean Giraudoux, L’impromptu de Paris, pièce en un acte, Grasset, 1937.

En Syrie, le pire est peut-être à venir. Entretien avec David Daoud.

En Syrie, le pire est peut-être à venir. Entretien avec David Daoud.

This photo, released by the Syrian official news agency SANA, shows the leader of Hayat Tahrir al-Sham Ahmad al-Sharaa, (Abu Mohammed al-Golani), right, as he meets with United Nations’ special envoy to Syria, Geir Pederson, in Damascus, Monday, Dec. 16, 2024. (SANA via AP)/XHM101/24351399979452/AP PROVIDES ACCESS TO THIS PUBLICLY DISTRIBUTED HANDOUT PHOTO PROVIDED BY SANA; MANDATORY CREDIT./2412161250

par Henrik Werenskiold – Entretien avec David Daoud – Revue Conflits – publié le 15 janvier 2025

https://www.revueconflits.com/en-syrie-le-pire-est-peut-etre-a-venir-entretien-avec-david-daoud/


Al-Jolani, le nouveau maître de la Syrie, présente une allure de modéré. Mais il demeure un homme formé dans la matrice islamiste. Il faut encore du temps pour voir s’il tolérera la liberté dans le pays ou s’il va exercer un régime de répression.

David Daoud est chercheur principal à la Foundation for Defense of Democracies, spécialisé dans le Liban et le Hezbollah. Auparavant, il a travaillé comme chercheur non résident à l’Atlantic Council, directeur de la recherche sur Israël, le Liban et la Syrie à United Against Nuclear Iran (UANI), et analyste de recherche à la FDD. Il a également travaillé en tant que membre du personnel au Capitole, où il a fourni des analyses sur des questions liées au Moyen-Orient, à Israël et à l’Iran.

Propos recueillis par Henrik Werenskiold

Que pensez-vous du djihadiste Abu Mohammed al-Jolani et de sa promesse d’être un islamiste modéré réformé ? Il dit toutes ces bonnes choses : qu’il protégera les minorités, que les femmes ne seront pas obligées de se couvrir. Il a même indiqué qu’il pourrait autoriser l’alcool. Est-il sincère ou n’est-ce qu’une façade ?

Je suppose que le problème n’est pas qu’il soit simplement un islamiste. C’est qu’il s’agit d’un ancien terroriste d’ISIS et d’Al-Qaïda, de sorte que l’histoire d’al-Jolani n’est pas très prometteuse en ce qui concerne son comportement futur. En ce qui concerne ce qu’il a dit au sujet de l’alcool, il n’a pas nécessairement dit que l’alcool serait autorisé. Il a dit qu’il appartiendrait aux assemblées législatives de décider de ce qui se passera, et qu’il se conformerait à leur décision.

Aujourd’hui, bien sûr, il fait tous ces gestes qui semblent prometteurs et positifs. Quelle est la part de sincérité et quelle est la part de pragmatisme tactique ? Difficile à dire. Nous sommes à peine deux semaines après la chute du régime d’Assad, ce qui n’est pas assez pour que nous puissions nous prononcer sur cet homme.

Il est en effet possible qu’il ait véritablement changé d’avis, mais c’est néanmoins peu probable. A-t-il eu sa propre vision sur le chemin de Damas, pour ainsi dire, et a-t-il changé complètement sa vision du monde ? Tout est possible, mais il est encore trop tôt pour l’affirmer avec certitude. Je pense donc que nous devons être prudents et attendre une action cohérente sur une certaine période, avant d’engager al-Jolani d’une manière qui le traite comme quelqu’un qui s’est repenti, qui a fondamentalement changé.

À l’heure actuelle, il prend le contrôle d’une Syrie fracturée, paralysée par des années de sanctions et de guerre civile. Ses besoins immédiats sont l’aide à la reconstruction, la levée des sanctions, le retour des affaires dans le pays. Tout cela nécessite de bonnes relations avec les pays extérieurs.

Si l’on considère deux exemples historiques de groupes islamistes terroristes, le Hezbollah et l’ISIS, le premier a réussi, tandis que le second n’a pas réussi. Lorsque ISIS est arrivée, il a dirigé ce qui était censé être un État, mais il l’a fait d’une manière ouvertement brutale, pour ne pas dire plus. Leur approche consistait à se battre avec le monde entier en même temps, et ils n’ont pas duré longtemps en tant qu’entité politique à cause de cela. Le modèle alternatif est le Hezbollah.

Pourriez-vous préciser ce que vous entendez par là ?

Dans les années 1980, le Hezbollah, en tant que force révolutionnaire, n’acceptait même pas la légitimité de l’État libanais. Techniquement, ce n’est toujours pas le cas. Pendant un certain temps, il a même tenté d’imposer la loi islamique aux chiites dans les régions qu’il contrôlait, mais rien de tout cela n’a fonctionné pour lui. Ainsi, lorsqu’il s’est agi d’élargir leur soutien aux chiites libanais, ou de tenter d’imposer la loi islamique, ils se sont heurtés à un refus.

Les Libanais ne voulaient pas soutenir le groupe sous cette forme, et le Hezbollah a donc renoncé à son idéologie pour des raisons pragmatiques. Aujourd’hui, lorsque l’on se rend dans les zones contrôlées par le Hezbollah au Liban, comme Tyr et ailleurs, on consomme de l’alcool et l’on peut voir des femmes en bikini sur les plages. Mais cela ne signifie pas que le Hezbollah s’est modéré – il s’agit simplement d’un jeu tactique.

Ils ont également cessé de s’appeler la « révolution islamique » au Liban, se rebaptisant la « résistance islamique » du pays. Cela leur a permis d’opérer dans le cadre du consensus libanais, plutôt que comme un groupe marginal, et d’accroître leur force à l’intérieur du système existant. Cela a également permis d’alléger la pression étrangère sur le groupe. Le Hezbollah a cessé d’enlever des fonctionnaires et des ressortissants étrangers au Liban. Au lieu de cela, il a concentré ses attaques terroristes et ses opérations militaires sur les Israéliens. Au cours des années 1990 et au début des années 2000, beaucoup ont dit que le Hezbollah s’était « libanisé », qu’il avait changé : il participait au processus politique et s’exprimait dans la langue de la politique libanaise.

Mais ces changements étaient entièrement tactiques, toujours pour les mêmes raisons. Ils ne voulaient pas unir le monde entier contre eux : les anciennes factions politiques du Liban, la Syrie, qui contrôlait le Liban, et la communauté internationale – à l’exception des États-Unis et d’Israël. Cette stratégie leur a donné la longévité et la marge de manœuvre nécessaire pour survivre. Elle leur a donné la marge de manœuvre nécessaire pour mettre progressivement en œuvre un programme politique islamiste dont la finalité est un modèle théocratique. Ils l’admettent, n’est-ce pas ? Ils veulent un État islamique au Liban basé sur le modèle iranien.

Quelle est la comparaison avec al-Jolani ?

Donc, si je suis al-Jolani, j’étudie ces deux modèles et ce à quoi ils ont conduit. Et si je suis intelligent, j’opte pour le modèle du Hezbollah après la guerre civile libanaise, parce que c’est celui qui a de la longévité. C’est celui qui promet de mettre en œuvre mon programme politique islamiste, même si cela prend plus de temps, mais cela ne signifie pas qu’il est modéré. Je considère toujours qu’il joue un jeu à très long terme.

Y a-t-il une chance qu’il ait réellement changé d’avis ? Peut-être, mais il faudra du temps pour le savoir. Il faut donc au moins attendre le mois de mars, date à laquelle l’actuel gouvernement intérimaire dirigé par le HTS est censé lancer un processus de transition, et voir comment les choses se dérouleront. Al-Jolani et le HTS permettront-ils la tenue d’élections libres et équitables ? Permettront-ils à toutes les forces politiques syriennes de s’affronter sur un pied d’égalité ? Lorsque les élections auront lieu, s’ils perdent, céderont-ils le pouvoir ? Aucune de ces questions ne peut trouver de réponse à court terme, il faudra un processus de contrôle et de vérification sur plusieurs années.

Mais commençons à voir quelques mesures avant de dire : « Il porte un costume, et c’est un si beau costume, et il s’est taillé la barbe. Il a dit qu’il allait permettre aux femmes d’aller à l’école, il a donc dû se modérer ». Ce sont des choses agréables à dire, mais cela ne veut pas dire qu’il a vraiment changé d’avis. Je veux dire, encore une fois, si l’on regarde le modèle iranien, le pourcentage de femmes dans les universités a considérablement augmenté sous la théocratie islamique par rapport à ce qu’il était sous le Shah. Mais cela ne veut pas dire que nous parlons d’un pays modéré, loin de là.

Vous dites donc qu’il ne s’agit peut-être que d’un jeu tactique visant à maximiser la possibilité d’atteindre l’objectif d’établir le célèbre califat mondial à un moment ultérieur ?

Oui, c’est tout à fait possible, mais cela ne signifie pas nécessairement qu’il y parviendra ou qu’il cherchera à instaurer un État islamique dans les cinq années à venir. Encore une fois, nous partons du principe que parce que ces groupes ont une certaine idéologie, ils vont poursuivre cet objectif final de manière irrationnelle. Je pense, encore une fois, qu’il existe des moyens plus intelligents de poursuivre cet objectif, et c’est ce qui me rend sceptique quant à sa nouvelle image de modéré.

Ce n’est pas parce qu’il est un musulman religieux. Ce n’est pas parce qu’il porte la barbe. C’est parce qu’il est issu d’un courant spécifique du salafisme-djihadisme. Il est issu d’un groupe et d’une idéologie spécifiques dont l’objectif final est une théocratie brutale. Et je ne pense pas que ces choses soient abandonnées très facilement, surtout en si peu de temps.

Alors, que pensez-vous de l’argument selon lequel il a un nouveau protecteur en Turquie et, dans une moindre mesure, au Qatar, qui va essentiellement le modérer ? Qu’ils remplaceront ses convictions salafistes et jihadistes par une branche de la politique des Frères musulmans. Pensez-vous qu’ils exerceront une influence modératrice sur lui ?

Je ne sais pas si je considère nécessairement les Frères musulmans comme modérés au sens propre du terme. Par rapport au salafisme-djihadisme à l’extrême, il s’agit d’un autre type d’islam extrême, mais ils poursuivent toujours les mêmes objectifs par des moyens pragmatiques, peut-être plus doux. Ceci étant dit, je ne sais pas à quoi ressemblerait un État purement Frères musulmans.

Nous avons un exemple à Gaza, car le Hamas est une émanation des Frères musulmans, une émanation autoproclamée des Frères musulmans. Ils ont imposé une sorte d’État de type Frères musulmans à Gaza, et ce n’était pas nécessairement une expérience agréable pour les habitants de Gaza eux-mêmes – indépendamment de ce qui se passait entre eux et Israël.

Je considère le modèle du Hezbollah comme un modèle approprié, parce qu’il me ramène à une interview que l’actuel secrétaire général Naim Qassem (alors secrétaire général adjoint) a donnée à Mayadeen en janvier 2016. On lui a demandé : « Quel est votre objectif final ? ». Et il a répondu quelque chose comme ceci :

Eh bien, écoutez, je suis un islamiste. Je suis un croyant. Bien sûr, je veux un État islamique. Et en tant qu’islamiste, je crois que la loi islamique est la meilleure façon d’organiser la société humaine. Et pas seulement pour les musulmans, mais aussi pour les chrétiens et les juifs, pour qu’ils obtiennent leurs droits et ce qu’il y a de mieux pour eux au sein du gouvernement et de la société. Mais je ne cherche pas à leur imposer cela par la force. Je cherche à les convaincre que c’est la meilleure façon pour eux de vivre leur vie.

Ils veulent donc que ce système soit imposé par le bulletin de vote plutôt que par la balle. Et cela les fait passer pour des modérés et des démocrates, n’est-ce pas ? Mais ils en sont loin. Une fois qu’ils sont au pouvoir, leur idéologie les oblige à abandonner la démocratie, même si elle est lente et pas nécessairement sanglante comme l’a fait, par exemple, ISIS. Il s’agit d’une sorte de coup d’État sans effusion de sang, où les gens portent leur oppresseur au pouvoir, parce que ce dernier les a convaincus que leur modèle est le seul qui fonctionne : C’est le seul modèle qui mettra de la nourriture sur votre table, qui fournira de l’électricité, et ainsi de suite.

Ainsi, en ce qui concerne les Qataris et les Turcs, je ne suis pas sûr que ce modèle soit plus modéré dans ses objectifs finaux. Il est plutôt plus pragmatique dans la poursuite de ces objectifs.

La Turquie joue un peu avec le feu. Je vois des liens avec la façon dont le Pakistan a été le protecteur des talibans, et ils ont fini par se retourner contre eux. Pensez-vous qu’Erdogan joue avec le feu ici, que les HTS pourraient venir le mordre plus tard ? Qu’il ne sera pas en mesure de les contrôler autant qu’il le pense ?

C’est un jeu intéressant que de jouer avec les forces politiques islamiques. Je sais qu’avec les Qataris, au moins, leur influence régionale passe par l’exploitation des forces de la religion, qui sont très fortes dans la région. Même si les gens ne prient pas cinq fois par jour ou ne boivent pas d’alcool, il existe toujours un certain traditionalisme et une nostalgie de la tradition. Et le Qatar a su exploiter cela. Cela ne s’est pas encore retourné contre le Qatar.

Avec la Turquie, ils font quelque chose de similaire. Les Turcs essaient de se positionner comme l’Iran des sunnites et de jouer sur la corde sensible des sunnites, pour simplifier un peu les choses. C’est pourquoi, pendant la guerre de Gaza, ils se font les champions de la Palestine et d’autres choses de ce genre.

À cet égard, je considère deux modèles. Le modèle saoudien et le modèle iranien. Les Iraniens choisissent très intelligemment leurs mandataires, car ils ne se basent pas nécessairement sur des incitations financières. Le Hezbollah et les milices chiites irakiennes qui sont fidèles à l’Iran ne le sont pas sur la base d’incitations financières, mais sur la base d’une idéologie. Ils croient sincèrement qu’Ali Khamenei est le Wali al-Faqih, c’est-à-dire le représentant de Dieu sur terre.

Par conséquent, si les sources de financement sont coupées, s’il y a un désaccord ou quoi que ce soit d’autre, il ne s’agit pas d’une relation normale entre deux acteurs qui ont des intérêts finalement divergents. Il s’agit d’une relation de type patron-serviteur où le second est loyal envers le premier, quoi qu’il arrive. En effet, les Iraniens ont bâti leur loyauté sur un système de croyances, et ils ont commodément cette figure religieuse qui est censée être la voix de Dieu. Encore une fois, je simplifie un peu les choses, mais c’est en gros ce à quoi cela se résume. Il existe un véritable système de croyances.

En quoi cela diffère-t-il de la Turquie ?

En ce qui concerne la Turquie, je sais qu’Erdogan veut se présenter comme une sorte de leader sunnite, mais il n’a pas la légitimité qu’Ali Khamenei a créée parmi les chiites. Il n’a pas nécessairement le même contrôle sur al-Jolani qu’Ali Khamenei sur ses pions. Je ne pense donc pas qu’al-Jolani se tourne vers lui comme les Frères musulmans idéalisent la vision du calife : l’ancien chef spirituel et mondain de l’islam sunnite combiné en un seul.

Il est donc toujours possible que les choses se passent comme elles se sont passées avec les Saoudiens. Les Saoudiens ont commencé à financer l’islamisme sunnite et les groupes extrémistes afin de contrer la révolution islamique en Iran et l’islamisme chiite politique. Mais cela leur a échappé, car leurs mandataires ne leur étaient pas subordonnés par l’idéologie, mais uniquement pour des raisons matérielles, contrairement aux Iraniens et à leurs mandataires.

Ces groupes et ces mosquées que les Saoudiens finançaient, cette idéologie dans laquelle ils injectaient de l’argent, ne regardaient pas la monarchie et la famille royale saoudiennes de la même manière que, par exemple, le Hezbollah regarde Ali Khamenei. Ils finançaient donc cette idéologie de plus en plus puriste et, lorsque les porteurs de cette idéologie ont examiné la famille royale saoudienne, ils ont constaté qu’elle n’était pas à la hauteur des idéaux de l’islam. Cette idéologie conclut que la famille royale saoudienne est corrompue, qu’elle est de mèche avec l’Occident infidèle, etc. C’est ainsi que l’on aboutit aux attaques d’ISIS contre l’Arabie saoudite.

Et au fur et à mesure que l’on progresse, c’est la conclusion logique. Je ne dis pas que les Saoudiens ont financé ISIS, mais ils ont financé la genèse d’une idéologie qui, au fil des années et des étapes, s’est métastasée en ISIS – sans doute de manière imprévisible – et cette idéologie s’est finalement retournée contre eux. Et à son apogée, il y a eu des attentats suicides et différentes attaques en Arabie saoudite même.

C’est donc une réelle possibilité pour la Turquie également. Si Erdogan continue à jouer ce jeu et que cette idéologie devient de plus en plus puriste, elle pourra alors se tourner vers la Turquie et dire : « Vous êtes tout aussi décadents et corrompus que tous les autres pays auxquels nous sommes censés nous opposer ». Et peut-être que cela ne se produira pas sous al-Jolani ou dans un avenir immédiat, mais dans une génération ou plus.

Je pense donc qu’il y a un élément de jeu avec le feu parce que la Turquie n’a pas le même contrôle sur une telle entité que, disons, l’Iran sur ses mandataires, quoi qu’il arrive. J’exagère un peu ici, mais si Khamenei décide soudainement de boire de l’alcool, cela serait presque perçu comme la bonne chose à faire par les mandataires, car il est considéré comme l’ombre de Dieu sur terre, pour ainsi dire. Erdogan, quant à lui, n’a pas cette autorité, loin de là.

Mais revenons à al-Jolani. Il compte dans ses rangs des combattants djihadistes très extrémistes, notamment des Ouzbeks, des Tadjiks, des Afghans et des Ouïghours. Comment réagiront-ils s’il devient trop modéré ? Risque-t-il que quelqu’un d’autre cherche à prendre sa place s’il ne répond pas à leur vision d’un État islamique puriste ?

Je pense que cela dépend vraiment de ce qu’il leur a promis et de leurs attentes, mais il y a ce risque. Cela dépend de ce qu’il leur a dit. Peut-être qu’il a eu ces discussions avec eux et qu’il a fixé les attentes comme il se doit, à savoir qu’ils ne chercheront pas à imposer ou à réaliser immédiatement leur objectif final ou leur vision d’un État islamique.

J’imagine qu’il a préparé quelque chose pour répondre à ces questions en interne. Peut-être en disant : « L’Émirat islamique que nous avions l’intention d’imposer ne peut pas l’être immédiatement. Il s’agira d’un processus, et les processus prennent du temps, mais nous poursuivrons ce processus en fonction des conditions de la Syrie plutôt que de rallumer une guerre civile ».

En outre, il est important de savoir comment il est perçu par ceux qui suivent l’autorité religieuse. Sont-ils prêts à faire preuve de pragmatisme dans la poursuite de leurs objectifs ? En ce qui concerne ses partisans djihadistes étrangers, il a déclaré qu’il fallait faire quelque chose pour démontrer la gratitude du peuple syrien à l’égard de ces personnes qui ont combattu et sont mortes pour la Syrie. Cela pourrait inclure la nationalité syrienne.

J’imagine que s’il est arrivé là où il est aujourd’hui, il s’est probablement préparé à cela, tout comme il joue ce long jeu avec l’Occident. Mais je ne pense pas que le Syrien moyen, même les plus traditionalistes, veuillent vivre sous la loi islamique. Donc, si al-Jolani est un dirigeant intelligent, ce que je pense, il comprend cet environnement.

C’est ce qui donne la longévité. C’est ce qui donne la durabilité. Si vous sortez d’une expérience de guerre civile, vous comprenez que même un tyran, même un autocrate qui n’est pas en phase avec la majorité de son peuple, sera déposé. C’est la leçon de Bachar el-Assad. Je veux dire, pour le dire très légèrement, qu’Assad est allé trop loin au-delà de ce que son peuple, le peuple syrien, pouvait tolérer. Cela a pris du temps, mais il a fini par être déposé.

Si al-Jolani a retenu ces leçons de l’histoire, il sait qu’il ne peut pas trop s’écarter de la ligne de démarcation avec les Syriens. Ses combattants en tiendront-ils compte ou le considéreront-ils comme un traître à la cause ? Cela reste à voir. Je pense que cela dépend du respect qu’ils lui portent, de son charisme interne et des attentes qu’il a créées. Il est donc difficile de dire ce qu’il faudra pour qu’ils l’assassinent ou se retournent contre lui.

Du point de vue des djihadistes extrémistes, il semble qu’ils gagnent sur tous les fronts. Ils ont gagné en Afghanistan, maintenant ils ont gagné en Syrie, ils gagnent au Sahel, ils poussent au Pakistan et ailleurs. Il semble que tout aille dans leur sens, et si vous êtes une personne très religieuse, pourriez-vous même avoir ce genre de considération ? Ne serait-ce pas comme une mission divine que d’imposer un État islamique strict, quelles qu’en soient les conséquences ?

Bien sûr, je comprends exactement ce que vous dites. Il est raisonnable de supposer que l’Afghanistan – ou toute autre théocratie islamique prise d’assaut par les djihadistes sunnites – représente un type de modèle qu’ils cherchent à poursuivre en fin de compte. Cependant, je pense que l’erreur que nous commettons est de supposer que leur idéologie conduit nécessairement à une poursuite irrationnelle d’un objectif final qui peut être irrationnel. Cela dit, je reconnais que l’objectif final lui-même est en effet très irrationnel.

Cela mis à part, les djihadistes peuvent être rationnels dans la poursuite de ces objectifs. Si leur but est de réussir, et de réussir vraiment – pas seulement de déposer quelqu’un et d’avoir ensuite un État islamique dans le chaos, mais d’enraciner véritablement un modèle -, alors ils feront preuve de patience. Et pour y parvenir, il existe différents modèles : le modèle du Hezbollah, mais aussi celui des Frères musulmans.

En Égypte, les Frères musulmans ont gagné par la voie des urnes, mais ils ont été déposés assez rapidement pour que nous n’ayons pas vu la plénitude du modèle qu’ils cherchaient à imposer au fil du temps. Mais nous avons des modèles où ils ont gagné par la voie des urnes, et Erdogan, dans une certaine mesure, est un Frère musulman discret. Il a gagné élection après élection, mais il a aussi terni la réputation de son pays. Il a gagné élection après élection, mais il a aussi bricolé le système au point qu’il ne peut plus être destitué. Il a mis en place des règles du jeu très strictes.

Donc, si je suis Jolani et que mon objectif final est un émirat islamique et que je m’assois avec ces types, je comprends. Mon objectif ne sera pas atteint du jour au lendemain. La Syrie est une société qui avait, dans une certaine mesure, la laïcité comme idéologie d’État. On peut dire que le baasisme est antireligieux. C’est une société où les femmes ne se couvrent pas, où l’alcool est autorisé, etc. Le pays est donc habitué à certaines normes qui ne changent pas facilement, même si le sunnite syrien moyen respecte l’islam et les traditions à sa manière. Par conséquent, si les HTS tentent de poursuivre immédiatement leur objectif final d’un État islamique, cela ne fonctionnera pas, car ils sont trop faibles à l’heure actuelle.

Ils pourraient subir un retour de bâton et perdre tout ce qu’ils ont accompli. Je ne pense donc pas que le djihadisme soit synonyme d’irrationalité. Nous supposons que ces personnes poursuivront leurs objectifs de manière irrationnelle plutôt que pragmatique parce qu’il s’agit d’extrémistes djihadistes visant à établir une théocratie brutale, mais ce n’est pas nécessairement le cas.

Qu’en est-il d’une organisation comme l’État islamique ? Était-elle rationnelle lorsqu’elle ravageait la région à l’époque ?

Non, donc je dirais que l’ISIS est le modèle irrationnel – le modèle qui a poursuivi ses objectifs irrationnels avec des moyens tout aussi irrationnels. Donc, si je suis Jolani et que je regarde l’histoire pour trouver un modèle qui maximise mes chances de réussite, je ne veux pas suivre le modèle de l’État islamique dès le départ. C’est peut-être mon objectif final, mais je ne veux pas commencer par-là, car je dois consolider mon emprise sur la société. Je dois habituer les gens à un certain mode de vie auquel ils ne sont pas habitués. Si je viens leur imposer cela, ce sera très probablement un échec.

Je voudrais à nouveau évoquer le modèle du Hezbollah. L’objectif final du Hezbollah est sans aucun doute d’imposer au Liban une théocratie de type islamique basée sur le modèle iranien. C’est leur objectif final, mais ils savent que cela doit se faire progressivement. Donc, pour l’instant, il y a de l’alcool, des femmes en bikini sur les plages, elles vont à l’université, etc.

Mais ils n’imposent pas, ils n’interdisent pas un certain style de vie pour l’instant, parce que leur objectif est de maximiser le lien de la société avec le parti, de maximiser son lien avec l’organisation. Ils créent alors ces « mécanismes de tapis roulant », comme j’aime à les appeler. Il y a les scouts, les écoles, les chaînes de télévision qui propagent leurs idées, les systèmes d’éducation religieuse. En bref, différentes choses qui fournissent aux gens toutes les nécessités d’une vie civile, mais ils endoctrinent lentement mais sûrement leur base de soutien, peut-être sur plusieurs générations, avec leur idéologie religieuse.

Les écoles gérées par le Hezbollah sont excellentes par rapport au système scolaire de la plupart des pays du Liban. Et si vous êtes un chiite pauvre, ils vous aideront à y envoyer votre enfant. Et peut-être que vous êtes un chiite qui est un Libanais typique – peut-être que vous priez parfois, peut-être que vous ne buvez pas d’alcool, mais vous n’êtes pas religieux au sens propre du terme. Vous ne cherchez pas à vivre pleinement le style de vie religieux.

Mais vous envoyez votre fils dans cette école parce qu’ils l’ont subventionnée pour vous, et il en sortira peut-être 5 % plus idéologique et plus engagé religieusement que vous. Super, c’est un succès pour eux. Et le Hezbollah travaillera à nouveau sur son fils pour le rendre encore plus religieux et conforme à ses préférences idéologiques. Je pense que c’est un modèle qui a plus de durabilité et de longévité.

Et encore, l’objectif final pourrait être barbare. Je ne nie pas que l’objectif final puisse être cauchemardesque. Je dis simplement que nous ne devrions pas supposer que parce que ces gens sont des djihadistes et des gens terribles, ils vont poursuivre leur objectif final d’une manière qui n’est pas intelligente. Et c’est en fait plus inquiétant pour moi, parce que cela donne aux Syriens un faux sentiment de sécurité, et à la communauté internationale un faux sentiment de sécurité.

Du point de vue des djihadistes, la prochaine étape logique pourrait être de s’implanter en Jordanie, ou peut-être en Égypte, pour propager leur révolution. Qu’en pensez-vous ?

Qui sait ? Je sais que les Jordaniens sont inquiets. Je ne sais pas si cela se produira dans l’immédiat. Mais la Jordanie est certainement plus vulnérable à une telle évolution. L’Égypte, en revanche, présente une dynamique intéressante. En effet, les Frères musulmans ont gagné sur le plan social et sociétal en Égypte. Mais même si leur mentalité a gagné, ils ont perdu en tant que marque. Je pense que l’Égyptien moyen réagit ‘hui avec dégoût si l’on parle des Frères musulmans.

Mais si l’on parle de loi islamique ou de tradition islamique en matière de droit, ils seront peut-être plus enclins à l’accepter. Et je pense qu’al-Sisi joue un jeu intéressant pour équilibrer tout cela. Il est lui-même un homme très religieux. Nous savons qu’il prie fréquemment. Mais il est également à la tête d’un État policier beaucoup plus cohérent et d’un appareil de sécurité plus puissant qu’en Jordanie.

En Jordanie, la légitimité du roi dépend de certains éléments qui peuvent être facilement ébranlés, et les forces islamistes du pays sont déjà puissantes. Je pense que le Front d’action islamique est aujourd’hui le plus grand parti au Parlement. Le dégoût qu’inspire à la société égyptienne la marque des Frères musulmans n’est donc pas le même en Jordanie.

La Jordanie est également une société beaucoup plus traditionnelle. Il suffit de regarder les crimes d’honneur. Il ne s’agit pas d’un phénomène arabe ou musulman, mais d’un phénomène jordano-palestinien. C’est également le cas dans la société israélo-arabe. C’est donc très spécifique à cette société, à ses traditions et à sa culture.

La société jordanienne est donc très traditionaliste. Et c’est un peu trompeur, presque, parce que la monarchie est si modérée. La monarchie n’a pas non plus une emprise aussi forte sur la société jordanienne que l’armée, al-Sisi et l’appareil d’État en Égypte. Je ne pense pas qu’il soit possible de créer un tel État policier en Jordanie.

La situation est trop compliquée pour que le roi puisse sévir et tenter de transformer la Jordanie en un État policier à part entière, plutôt qu’en un État policier souple. Je pense qu’il pourrait perdre sa légitimité. Il pourrait finir par se fracturer. Il y a donc des éléments en Jordanie qui, à mon avis, la rendent plus vulnérable aux forces politiques islamistes, même si elle est proche de la Syrie.

La société jordienne dispose donc d’un terrain potentiellement plus fertile pour la propagation éventuelle d’une révolution islamiste. La monarchie ne peut pas réprimer ou fermer la société aussi bien que l’État égyptien. Il y a aussi la proximité de la Syrie. Avec le temps, cela pourrait être un problème, mais je ne pense pas que cela devienne un problème dans l’immédiat.

Je pense que Jolani a d’autres chats à fouetter en ce moment. Et s’il commence à bricoler avec la Jordanie, sa capacité à convaincre l’Occident qu’il s’est modéré et qu’il devrait lever les sanctions sera compromise. En outre, les États-Unis et la Grande-Bretagne considèrent actuellement la Jordanie comme un « pilier de stabilité » dans la région. Par conséquent, s’il commence à s’en prendre à la Jordanie, ils ne lèveront pas les sanctions, ils les renforceront.

Tout dépend donc de l’intelligence avec laquelle Jolani veut jouer le jeu. Mais cela ne signifie pas qu’il ne poursuivra pas cet objectif à terme. Il n’y a rien que ces groupes islamistes détestent plus que les monarchies arabes traditionnelles. Au Levant, les Hachémites jordaniens sont le dernier vestige de ce type de monarchie arabe traditionnelle détestée. Alors oui, idéologiquement, c’est ce qu’il viserait. Idéologiquement, il voudrait voir cette règle tomber.

Il s’agit simplement, encore une fois, de poursuivre cet objectif de manière pragmatique ou d’agir de manière irrationnelle. Oubliez même les États-Unis et le Royaume-Uni – les Israéliens ont intérêt à maintenir la monarchie hachémite. Et ce ne serait pas la première fois qu’une menace de la Syrie à l’encontre de la monarchie jordanienne donnerait lieu à des représailles potentielles de la part d’Israël. C’est ce qui s’est passé en septembre 1970, lorsque la Syrie a envoyé des forces de l’autre côté de la frontière pour soutenir la guérilla palestinienne contre la monarchie hachémite, et que les Israéliens étaient prêts à déployer leur armée de l’air pour protéger le roi Hussein.

Nous avons donc déjà constaté que les Israéliens ne prennent aucun risque en ce qui concerne al-Jolani – ils ont détruit ce qui restait de l’armée syrienne en l’espace d’une semaine, afin d’éviter que ces armes ne tombent entre les mains d’al-Jolani. La zone tampon qu’ils ont occupée et le plateau du Golan sont des mesures préventives, car les Israéliens n’ont pas confiance en ce type. S’il s’en prend à la monarchie, la monarchie hachémite, je pense que les Israéliens interviendront tout autant pour s’assurer que la monarchie ne tombe pas.

Encore une fois, s’il n’est pas stupide, il le sait. Et quelque chose me dit qu’il n’est pas stupide. Mais encore une fois, cela ne signifie pas qu’il est modéré. Cela signifie qu’il sait comment poursuivre ses objectifs de manière plus intelligente.

Beaucoup de gens disent qu’il faut du temps pour découvrir les véritables intentions de Jolani. Combien de temps pensez-vous qu’il faille pour voir qui il est et quelles sont ses véritables intentions ?

Je pense que nous devons d’abord poser quelques jalons. Commençons par la transition de mars. Voyons comment ils la gèrent. Autoriseront-ils un discours politique libre et la dissidence dans le pays ? Commenceront-ils réellement à préparer les élections – et autoriseront-ils des élections libres et équitables ? Tout d’abord, voyons comment se déroule la période précédant les élections. Permettront-ils à la société syrienne de s’exprimer librement ? Autoriseront-ils les différents courants politiques ? Cela semble prendre des années, mais nous devons être patients et ne pas sauter sur la moindre miette de modération.

Dans ce contexte, nous parlons d’une société qui n’a pratiquement aucune expérience en matière d’organisation politique. Toute forme d’activisme politique a été brutalement écrasée, non seulement sous Bachar al-Assad, mais aussi depuis son père Hafez al-Assad. Il y a eu une petite ouverture au début des années 2000, puis dès que Bachar a vu que les gens le critiquaient trop, il a refermé la porte

Il s’agit donc d’une société qui a très peu d’expérience en matière d’organisation politique. Par conséquent, si M. Jolani se soucie réellement du peuple syrien, comme il l’a indiqué, le laissera-t-il compenser cette situation ? Permettra-t-il à ses opposants politiques de se développer de manière qu’ils puissent réellement rivaliser ?

En ce qui le concerne, il a au moins 10 ans d’expérience dans l’organisation politique et il est très populaire. Il a donc déjà beaucoup d’atouts en main, et il a indiqué qu’il essayait d’être juste. Voyons donc : procède-t-il de manière équitable d’ici au mois de mars et, après la transition, en s’occupant de la rédaction de la constitution ou des élections ?

En outre, le jour des élections, il est important de voir comment elles se déroulent. Sont-elles libres et équitables et dépourvues de fraude électorale ? Et s’il perd, ce qui est possible, sera-t-il prêt à se retirer ? Sera-t-il prêt à accepter sa perte de pouvoir s’il n’obtient pas le nombre de voix nécessaire ? Il s’agit donc d’un critère important pour disséquer ses véritables intentions, mais ce n’est pas le seul.

Car s’il remporte une victoire équitable, ce qui est possible, et devient président ou tout autre poste pour lequel il sera élu, nous verrons comment il gouverne. Continuons à observer son règne et la manière dont il traitera l’opposition politique au cours des années à venir. Dans ce scénario, il pourrait être judicieux de maintenir les sanctions à l’encontre de HTS.

Notre expérience de cet homme, après au moins dix ans d’expérience, est qu’il est un djihadiste, qui a commencé dans ISIS, puis est passé à Al-Qaïda, avant de se dissocier tactiquement d’Al-Qaïda. Ainsi, tout ce que nous savons de cet homme, c’est qu’il a ses racines dans des groupes terroristes. Alors, ayons au moins la moitié de ce temps – la moitié du temps qu’il a passé à être un terroriste – maintenant qu’il est au pouvoir, maintenant qu’il gouverne.

Je pense que nous avons besoin d’au moins autant de temps pour voir un modèle de comportement cohérent qui lui permette d’agir de manière modérée. Voyons au moins comment il gouverne pendant un mandat avant de nous faire une opinion. Des rumeurs circulent également sur le fait qu’il ne se présentera pas à l’élection présidentielle. Je ne sais pas, mais attendons de voir.

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Par le Dr. Romain Petit – Les doctrines chinoises et russes prônent l’instauration d’un nouvel ordre géostratégique mondial (5/5)

Cet article est le dernier de notre série « anatomie des conflits contemporains ». Point sur la guerre hybride russe.

Les stratégies hybrides de la Fédération de Russie comme levier de puissance

Les opérations hybrides russes sont à la fois intégrées aux opérations militaires conventionnelles et multiformes. Dès 2008, des cyberattaques avaient été menées en parallèle des opérations militaires conduites contre la Géorgie. Ces dernières avaient été menées par un groupement criminel appelé Russian Business Network (RBN), ainsi que par des hackers acquis à la cause de Poutine.

L’implication d’acteurs non-conventionnels est l’une des marques de fabrique de l’hybridité russe. Sociétés militaires privées (SMP), proxys, usines à Trolls, partisans ou militants, la Russie sous-traite de manière régulière une partie de ces actions de déstabilisation contre les puissances avec lesquelles elle est en compétition ou en conflit ouvert. L’exemple aujourd’hui le plus célèbre est incarnée par la SMP Wagner devenu depuis la mort de Prigojine l’Africa Corps (1). L’emploi d’unités paramilitaires dépourvues de signes d’appartenance distinctifs constituent une force de frappe semi-clandestine permettant de mener une série d’actions offensives dont le gouvernement russe peut nier être le commanditaire. Ainsi en 2014, des « petits hommes verts » s’étaient emparés de sites stratégiques à Sébastopol et Simféropol préparant ainsi l’annexion à venir de la Crimée par la Russie (2). Depuis la SMP Africa Corps (ex Wagner) n’a cessé d’exercer des actions d’influences ou d’ingérences en Lybie, en République Centrafricaine, en Syrie, au Mali, au Burkina Faso est la liste est loin d’être exhaustive. Usant de ruse et de tromperie, ces proxys mettent en œuvre des effets d’ébranlement contre leur adversaire, effets qui vont de la sidération de l’adversaire (stratégie du fait accompli) à son discrédit, voire à l’instauration d’un état insurrectionnel via notamment des moyens d’intoxication mentale de la population du pays adverse (3).

Pourvoyeur de violences, l’Africa Corps sert les intérêts russes de manière irrégulière et indirecte mais toujours de façon inféodée au Kremlin. Pourvoyeur également d’actions d’influence, cette organisation tend autant à séduire qu’à révulser – et, dans tous les cas, à subvertir les cœurs et les esprits, ceci dans le but d’inciter ou de dissuader à agir, ou à réagir à des actions menées ou programmées. Cette action de déstabilisation est menée la plupart du temps en complémentarité des actions militaires classiques comme la doctrine Guérassimov le laisse clairement entendre (4).

Cette carte est issue de la présentation d’un ouvrage
par l’institut de recherche polonais Institute for New Europe sur l’influence russe en Afrique en 2022 :
l’expansion russe sur ce continent s’est accélérée depuis.
(voir :  The military involvement of the Russian Federation in Africa. Contracts and agreements signed, May 23, 2022,
Dr. Aleksander Olech, Natalia Matiaszczyk, Leon Pińczak, Jan Sobieraj>>>
https://ine.org.pl/en/the-military-involvement-of-the-russian-federation-in-africa-contracts-and-agreements-signed/)

La guerre de persuasion commence au travers de nos écrans de téléphones portables

Il n’est de secret pour personne qu’il existe aujourd’hui un véritable « business de la désinformation » russe via des sites internet, la création d’avatars, voire le financement de certains influenceurs fonctionnant comme de véritables officines de propagande et de subversion sans parler des actes de corruption et de compromission traditionnels (5). Acteurs relais au niveau idéologique, l’objectif demeure de convaincre les populations des pays cibles et de relayer les narratifs officiels russes afin d’étendre l’influence et la légitimité du Kremlin. Le champ cognitif est plus que jamais un terrain de conflictualité. La guerre de persuasion a lieu tous les jours sur les écrans de nos téléphones portables. Un des enjeux majeurs associé à cette guerre de l’influence demeure la volonté de mettre à mal la capacité de discernement et la capacité de résilience d’une Nation et de ses membres.

La capacité de résilience d’une Nation réside notamment dans ses forces morales et une puissance comme la Russie sait parfaitement que les forces militaires sont fortement tributaires du secteur civil et du secteur commercial tant en temps de paix qu’en temps de conflit (6). Nuire à la cohésion nationale, produire des narratifs qui divisent et minent le moral de la population adverse constitue des moyens de guerre psychologique promptes à briser la capacité de résistance d’un pays.

En ce sens, les stratégies hybrides misent en œuvre par la Fédération de Russie constituent un véritable levier de puissance, notamment dans les champs immatériels de l’influence et du cyberespace. Leur efficacité explique pour partie la perte d’influence française au sein de la bande sahélo-saharienne, et ce, malgré le coût humain et matériel de l’opération Barkhane (7). La guerre idéologique qui battait son plein lors de la Guerre Froide connaît aujourd’hui un regain d’intensité dans une logique similaire de compétition de puissance qui fait feu de tous bois. Il nous appartient collectivement de n’entretenir aucune naïveté sur cet état de fait sans sombrer pour cela dans le complotisme et la paranoïa, autres maux néfastes mettant à mal également notre capacité de résilience collective.


Notes

(1) La référence au corps expéditionnaire commandé par le Maréchal Rommel durant la Seconde Guerre mondiale laisse songeur lorsque l’on sait que le narratif russe relatif à la guerre menée en Ukraine consiste notamment à « dénazifier » le pays…

(2) Sur cette question lire : https://operationnels.com/2022/11/15/hybridite-des-conflits-le-cas-ukrainien-i-de-viii/

(3) Pour aller plus loin : https://operationnels.com/2024/03/11/guerre-hybride-et-securite-globale/

(4) Avant d’être nommé à la tête de « l’opération spéciale militaire » en Ukraine, Guérassimov a été nommé chef de l’état-major général des forces armées russes en 2012. Il est l’auteur de la doctrine (portant son nom) qui définit les principes de la guerre non-linéaire ou hybride.

(5) Sur ces questions voire notamment le documentaire : Laure Pollez, Christophe Barreyre, L’Europe dans la main de Poutine ?, 2022, Arte éditions.

(6) A noter que le premier colloque de l’ACADEM de novembre 2023 (Académie de défense de l’Ecole militaire) portait sur les Forces morales de la Nation.

(7) https://operationnels.com/2019/04/20/anatomie-des-conflits-contemporains-barkhane-eviter-lenlisement-1-4/

Illustration issue de : Alexander Palmer, Joseph S. Bermudez Jr., and Jennifer Jun, Base Development in Mali Indicates Continued Russian Involvement, 10 décembre 2024 © https://www.csis.org/analysis/base-development-mali-indicates-continued-russian-involvement