Comment l’Europe du Sud a préparé sa propre submersion

Comment l’Europe du Sud a préparé sa propre submersion

par Tawfik Bourgou* – CF2R – publié le 16 mai 2024

https://cf2r.org/tribune/comment-leurope-du-sud-a-prepare-sa-propre-submersion/


*Politologue. Maître de Conférences habilité à diriger des recherches, Université Jean Moulin Lyon 3. Membre du Conseil Scientifique du CF2R

 

 

La création d’un « Hot Spot » en Tunisie et la labellisation de pays « sûrs » mises en œuvre par les pays européens, ou ceux de l’Union européenne, ne sont qu’un indicateur des impacts négatifs et dévastateurs des politiques occidentales dans sa proche périphérie au cours des treize dernières années. En agissant à la remorque des États-Unis, les Européens ont créé les conditions de leur propre submersion. Car en effet, s’il n’y avait pas eu ingérences destructrices dans la proche périphérie de l’Europe, les « Hot spots » n’auraient jamais été nécessaires.

Ce tragique aboutissement s’explique par une suite de fautes stratégiques commises par les occidentaux en dépit du bon sens, qui ont produit un effet boomerang auquel ne croyait pas les auteurs des ingénieries dévastatrices. Cet aboutissent augure d’un épisode encore plus dangereux pour l’Europe du Sud.

Immigrations massives déjà à l’œuvre, terrorismes, arrivée au pouvoir dans les pays de la périphérie des islamistes proches des Frères musulmans notoirement anti-occidentaux… tous ces évènements sont, au moins partiellement, les contrecoups de mauvaises politiques occidentales, principalement américaines, dans la proche périphérie de l’Europe, spécialement sur son flanc sud et sur sa frontière orientale – au Moyen-Orient, du Liban au le croissant fertile, jusqu’à la frontière de l’Iran.

Tout au long d’une dorsale qui va du Golfe arabo-persique jusqu’à la Mauritanie, on assiste à une suite de déflagrations dues à des ingérences souvent volontaires, mal calculées, et mal maitrisées. Certaines répondaient à une stratégie d’homogénéisation d’espaces que les « grands » stratèges occidentaux ne connaissaient même pas, ou à peine à travers de simples lectures de vulgarisation. Ce fut le cas au lendemain des évènements de 2010-2011, lorsque, sous influence des Frères musulmans, les États-Unis entreprirent de créer une zone contrôlée par la confrérie de l’Égypte à la Tunisie, supposé faire jonction symboliquement avec la Turquie de l’AKP.

A l’arrière de ce corridor qui n’a jamais pu se concrétiser, on observe un espace se caractérisant par des guerres, de destructions d’États, l’affaiblissement de sociétés et de remparts politiques annonçant une possible submersion de l’Europe du Sud à brève échéance.

Des fautes stratégiques certes, mais aussi certains agissements calculés ont produit ces effets dévastateurs et ont conduit à affaiblir durablement des alliés et à faire disparaitre d’anciens supplétifs et vassaux.

Pendant que les regards sont dirigés vers l’Ukraine et le Moyen-Orient, une montée des troubles subsahariens est en train d’avaler l’Afrique du Nord et le Maghreb, en particulier deux pays situés à quelques encablures de l’Europe : la Libye et la Tunisie. Les ingérences calculées, entre 2010 et 2024, sont l’action la plus immorale de l’histoire diplomatique et militaire de ces vingt-cinq dernières années. Elles sont à la source d’un dangereux processus qui va impacter l’Europe du Sud.

Dans ce processus, actions volontaires, faiblesses et vulnérabilités se sont combinées et se sont renforcés. Certaines sont dues à d’anciennes situations locales, mais le détonateur a été les désastreuses actions américaines menées entre 2003 et 2024 dans la proche périphérie de l’Europe du Sud. Ces ingérences, menées au nom de la « démocratisation », entre 2010 et 2024, ont abouti à des désastres économiques, politiques, sociaux et menacent de faire disparaitre plusieurs pays. « State Building » et « Democracy Building » ont engendré des zones grises, l’apparition de mafias, le développement des trafics de drogues et d’êtres humains, une dégradation des conditions de vie des populations et l’apparition de dictatures ouvertement anti-occidentales. Un désastre régional passé sous silence.  

Ces actions ont également entrainé une fragilisation de l’Europe Sud. L’Italie, la France, l’Espagne, feignent de ne pas voir les signes avant-coureurs d’un effondrement possible de la Tunisie, affaiblie par le jeu des États-Unis, du Qatar, de la Turquie, de l’Algérie et des milices libyennes. Son affaiblissement est surtout dû à la montée vers le nord des troubles subsahariens. La Tunisie est aujourd’hui confrontée à une invasion venant du sud qui remonte vers la côte méditerranéenne, en forçant tous les passages vers la Tunisie, via ses frontières avec l’Algérie et la Libye.

Nous assistons de facto à la submersion de l’Afrique du Nord par les migrants subsahariens fuyant les troubles politiques et ethnoreligieux de leurs pays d’origine. Le phénomène s’est accéléré en Tunisie ces dernières semaines, ce qui montre un délitement de tout le système frontalier. Plus rien ne peut bloquer la montée vers le nord des populations provenant d’un bassin démographique subsaharien de quelques centaines de millions. Si la Tunisie cède, cette masse humaine se déversera sur les côtes de la Méditerranée du Sud, face à la Sicile.

C’est désormais une question de temps. On observe que rien n’arrête désormais le passage des migrants remontant du Niger, du Soudan, de la Côte d’Ivoire, de Cameroun.

A l’est, l’Algérie, n’entrave pas leur passage à travers son territoire vers la Tunisie, et les milices libyennes le facilitent même, à l’Ouest, en lien avec les mafias tunisiennes.

Pour avoir affaibli la Tunisie et la Libye, pour avoir indirectement participé à la destruction de leurs économies, les États-Unis, mais surtout les pays d’Europe du Sud, se trouvent désormais face à une digue qui menace de lâcher, à un flux humain qui peut les impacter immédiatement et durablement. Un mouvement migratoire de même niveau, sinon plus important, que celui qui menace les Etats-Unis à partir du Mexique.

Six fautes stratégiques occidentales expliquent le naufrage actuel et annoncent une prochaine déflagration de dimension mondiale.

 

  1. Un pacte faustien avec l’islam politique

Le premier acte de cette longue suite de fautes stratégiques a certainement été le pacte signé avec les moudjahidines afghans il y a environ quarante-cinq ans, par l’intermédiaire des Saoudiens et des Pakistanais. Les États-Unis croyaient naïvement, rééditer ce qu’ils avaient déjà fait dans les guerres asiatiques qui consistait à se rapprocher de groupes armés luttant contre le même adversaire, et à leur fournir les moyens d’augmenter l’efficacité de leur action contre leur ennemi commun. On se rappellera longtemps de la tirade de Brzezinski s’adressant aux rebelles afghans leur affirmant qu’ils se battaient pour Dieu. A l’époque il n’avait pas précisé de quel Dieu il s’agissait.

Le résultat a été un pacte faustien avec tous les islamismes et surtout une appétence particulière pour les montages d’actions de guerres hybrides à la périphérie de l’URSS. C’est à la faveur de cet épisode qu’on découvre un modèle d’intervention qui sera par la suite dupliqué sur d’autres théâtres : une troupe combattante hétéroclite, un pays qui finance la guerre et un pays frontalier de la zone de conflit par lequel transite la logistique et qui, via ses élites au pouvoir, est autorisé à prélever sa dime. Une corruption s’installe ainsi, profitant de la zone grise toute proche. L’armée pakistanaise a été un des acteurs qui a le plus profité matériellement de la proximité de la guerre soviéto-afghane (1979-1989). A parti des années 2010, le parti tunisien Ennahdha a profité lui aussi de la manne qui passait par le sud de la Tunisie en direction de rebelles libyen de l’islamiste terroriste Abdelhakim Bel Haj, ancien pensionnaire de Guantanamo, grimé en démocrate pour les besoins de l’accommodement washingtonien avec l’islam politique. Ces bases-arrières de logistique et de renseignement se muent toujours en zones mafieuses et finissent toujours par gangrener tout un pays. La Tunisie est un exemple de plus.

L’implantation de mafias sur la frontière tunisienne est due à l’afflux de fonds et de matériels payés par le Qatar sur demande américaine et avec l’aide de pays européens. La fin de la guerre directe en Libye a laissé place à un système criminel qui a démoli l’économie du sud de la Tunisie, qui l’a intégrée dans les réseaux de l’immigration clandestine, dans l’économie du terrorisme et, plus récemment, dans celles du trafic des drogues dures qui submergent le pays depuis le golfe de Guinée.

L’Arabie saoudite et le Pakistan furent les premiers acteurs de ce modèle que les États-Unis vont dupliquer ensuite en Afghanistan avec l’État taliban. Ce sont les mouvements armés par Washington à l’occasion de ces guerres hybrides, qui sont au moins partiellement, derrière les attaques d’Al-Khobar (1996) de l’USS Cole (2000) et du 11 septembre 2001. Pourtant, cette méthode sera réutilisée en Syrie pour démolir le régime de Bachar Al Assad. La Jordanie et la Turquie ont en cette occasion servi de bases-arrières, les riches régimes du Golfe ont financé l’opération et la Tunisie a fourni la chair à canon. Ce pays a ainsi été offert aux islamistes par l’administration Obama. Mais ce mode d’action a échappé à ses créateurs et s’est reproduit à l’infini, notamment au Sahel où il vient de se reconstituer après les départs de la France et des États-Unis et commence à avancer dans le sillage des vagues migratoires subsahariennes vers l’Afrique du Nord et spécialement la Tunisie.

Sans le pacte faustien avec l’islam politique djihadiste, il n’y aurait pas eu le 11 septembre 2001, ni les attaques de Paris et de Nice. Ce modèle s’est retourné contre ses initiateurs, ainsi que l’illustre le chaos régnant au Yémen, au Soudan, en Libye, dans le Sahel et au Mali. Son prolongement vers l’espace occidental ne saurait tarder et contribuer à son effondrement

 

  1. Une destruction des États et leur confessionnalisation

La seconde faute stratégique a été la destruction de l’Irak par l’administration Bush junior. Cette guerre d’invasion a eu un double effet dévastateur de dimension planétaire. D’abord elle a rompu l’équilibre sunnites-chiites au Moyen-Orient, rendant possible ce qui n’était pas envisageable par les naïfs stratèges de la Maison Blanche : une jonction entre acteurs chiites et sunnites dans le combat contre l’Occident.

Depuis le 7 octobre 2024, le monde occidental découvre que le Hamas se coordonnait avec les Houthis et l’Iran chiite. Or, il était connu depuis 1979, que les Frères musulmans étaient une référence, au moins institutionnelle, pour la République Islamique et que depuis lors, leur coopération n’a jamais cessé.

Ainsi, quand Morsi prend le pouvoir en Égypte avec l’assentiment du couple Obama-Clinton, il entreprend de se rapprocher de l’Iran. En rompant cet équilibre Bush et ses stratèges ont créé une situation inédite au Moyen-Orient : la disparition d’un État arabe assurant un équilibre régional. En octroyant le rôle de puissance tutélaire à la Turquie, l’administration Obama va accentuer la mainmise de la confrérie sur les rouages du monde arabe, amenant d’ailleurs certains pays arabes du Golfe à chercher d’autres alliances et éviter ainsi le huis clos avec Washington. Sous influence des Frères musulmans depuis 2003 au moins, les administrations américaines successives se sont lourdement trompées de supplétif local.

La guerre en Irak a ainsi provoqué une onde de choc planétaire et symbolique : une guerre d’ingérence déclenchée au nom de loufoques motifs aboutissant à la multiplication de conflits régionaux. Ce conflit a créé un précédent, car il a vu une puissance majeure, les États-Unis, piétiner le droit international. Les analystes de la guerre en Ukraine soulignent que, délibérément oublieux de leur histoire, les États-Unis reprochent la même chose aux Russes. Surtout, la quasi-disparition de l’Irak a ouvert la porte à l’Iran, à la destruction de la Syrie et, par ricochet à celle du Liban. L’actuelle guerre secrète d’ingérence au Soudan va ouvrir un nouveau chapitre dangereux : la montée vers le nord de plus de 2,2 millions de personnes que l’Égypte ne pourra pas endiguer.

 

  1. Détruire un État et l’offrir en prébende à l’ennemi d’hier

C’est là un autre aspect des fautes stratégiques majeures des Occidentaux. Au départ l’impact devait être symbolique, mais il a finalement provoqué des bouleversements de dimension géopolitique. L’Occident, les États-Unis, feignent de l’ignorer. Cependant les effets de la déstabilisation de l’Afrique du Nord seront dévastateurs à très court terme pour les pays de l’Europe du Sud, principalement pour l’Italie. Historiquement, c’est vers 2003-2004 que les stratèges de la Maison-Blanche entreprennent de transformer la Tunisie – contre l’avis de son peuple d’ailleurs – dans une nouvelle action de pompier-pyromane.

A l’époque, se basant sur des indicateurs (taux d’alphabétisation, participation des femmes à la vie économiques, IDH, etc.), certains milieux washingtoniens décident de faire de la Tunisie le laboratoire central de leur stratégie transformationnelle de démocratisation. Ils initient alors des contacts avec les « opposants » au régime par l’entremise de Londres.

Les Britanniques englués dans leur Londonistan, voulant se débarrasser de leurs encombrants islamistes dans le sillage des attentats de Londres (2005), entreprennent alors de jeter des ponts entre les Frères musulmans tunisiens, qu’ils accueillent et protègent sur leur sol, et les services américains.

Après sa prise de fonction Obama, réactive cette action mais pas dans le même objectif que l’administration Bush. Les Sémocrates n’apprécient que modérément les États issus de la décolonisation, notamment l’État tunisien bourguibiste construit sur le modèle français. A la recherche d’un nouveau pacte avec les islamistes pour sortir d’Irak et d’Afghanistan, le couple Obama/Clinton, profite des troubles sociaux en Tunisie pour pousser plus en avant le projet d’un laboratoire nord-africain d’accommodement de la démocratie et de l’islam des frères musulmans.

C’est ainsi que lors de la réunion de Paris, en février 2011, en raison des troubles en Égypte, qu’il fut convenu de livrer la Tunisie à la nébuleuse islamiste qui n’a jamais eu pour intention d’appliquer les idées démocratiques.

Le projet de la « Democracy Building » dans sa version obamienne va avoir pour premier effet le démantèlement du système sécuritaire et du renseignement tunisien, ce qui aura pour conséquence l’afflux de djihadistes en Tunisie, les débuts d’une immigration clandestine – de plus en plus massive – vers l’Europe, et l’enracinement d’une mafia aux frontières du pays en lien avec la zone sahélo-saharienne.

La Tunisie connait alors des vagues d’attentats terroristes, parfois perpétrés par des Algériens ; puis l’Europe connaitra des attaques venant de Tunisie. En détruisant l’État tunisien et son système sécuritaire – parfois avec le consentement d’officines et de services de renseignement -, l’Occident rompt un premier rempart entre ses côtes et l’espace subsaharien où se joue aujourd’hui son propre avenir. Plus aucun État tampon ou rempart ne sépare l’Europe du Sud du plus grand bassin migratoire au monde.

Les tentatives de l’Italie de Georgia Melloni sont vouées à l’échec. Ses accords ont été conclus avec un régime faible à l’économie effondrée qui n’a aucune stratégie de protection de ses frontières, largement vassalisé par l’Algérie dont l’objectif est désormais de faire pression sur l’Europe via la Tunisie, quitte à la démolir. L’Algérie agit avec la Tunisie comme agissait jadis Hafez El-Assad contre l’Occident, via le Liban.

Quant à la Libye, sous la férule des turco-qataris, elle pousse, bénéficiant de la mansuétude américaine, des milliers de subsahariens vers la Tunisie pour faire chuter le régime de Saied et rétablir le régime les Frères musulmans, quitte à submerger l’Europe du Sud.

 

  1. Faire des guerres par convenance sans intérêt politique et sans solutions institutionnelles

La guerre de Libye fût certainement la guerre la plus bête et la plus dévastatrice. C’est celle qui a permis la naissance d’États-milices et de proto-États dans un espace qui va de la Mauritanie à la Somalie. Ce conflit, financé par le Qatar, est la principale cause de l’effondrement de l’ensemble du système sahélo-saharien. Œuvre des lubies de quelques aventuriers se rêvant en Lawrence du XXIe siècle, cette guerre a été plus dévastatrice que ne laissent entrevoir ses stigmates sur le théâtre libyen.

En intervenant en Libye, pour y installer les Frères musulmans sous la férule du Qatar et de la Turquie, l’administration Obama, mais aussi la France de Sarkozy ou le Royaume-Uni de Cameron ont fait preuve d’une méconnaissance totale de la défiance locale vis-à-vis des Frères musulmans et du rôle néfaste de la Turquie. Celle-ci a directement utilisé l’espace tuniso-libyen pour réduire la présence des pays européens dans le bassin occidental de la Méditerranée et pour créer une continuité avec sa partie orientale, s’ouvrant ainsi l’accès vers l’espace sahélien et l’Afrique subsaharienne qui les intéressaient économiquement.

Cependant, la guerre en Libye a provoqué l’effondrement de tout le système frontalier et l’effacement de la limite entre les espaces arabe, maghrébin, berbère et subsaharien. En intervenant en Libye, les États-Unis, la France et le Royaume-Uni ont cassé une limite historique. Une sorte de réédition en Libye, de la faute américaine commise en Irak qui a cassé la frontière historique et symbolique entre Perses et Arabes. C’est là une des explications de l’effondrement maghrébin en cours et de la prochaine submersion de l’Europe du Sud.

Le contrôle des frontières va passer des mains des États à celles des mafias et des ONG au financement parfois douteux et qui profitent de l’immigration massive se dirigeant vers l’Europe. L’intervention occidentale en Libye a permis la fusion des problématiques des mafias africaines et de l’immigration, de la traite des personnes humaines, de la drogue et de la prostitution, et des ONG occidentales agissant dans le domaine des secours en mer ou à terre. Ces dernières, comme les institutions onusiennes – notamment le HCR – sont devenues des supplétifs des réseaux criminels, politiques – et à terme terroristes – agissant à travers « l’industrie de l’immigration massive ».

Quatorze après cette intervention, la Libye est une zone grise où se prépare en partie la prochaine vague en direction de l’Europe du Sud, malgré les accords italo-libyens. En détruisant la Libye, le trio interventionniste a contribué à casser durablement la Tunisie. La frontière sud du pays, celle avec la Libye, est historiquement celle d’où sont venues certaines des invasions les plus destructrices qu’a connu la Tunisie et qui restent dans les mémoires collectives, notamment l’invasion hilalienne. C’est en partie par cette frontière contrôlée par les milices sous influence du Qatar et de la Turquie que remontent les vagues subsahariennes actuelles – notamment soudanaises – et qui menacent à brève échéance de faire imploser le pays. La mauvaise lecture française de l’intervention en Libye est un des facteurs explicatifs de son réengagement dans l’espace sahélien, de son échec politique et de son retrait massif. Mais là aussi, comme en Afrique du Nord, le rôle des États-Unis vis-à-vis de la France n’a jamais été neutre.

 

  1. Éliminer ses propres amis et alliés des espaces périphériques et des jeux régionaux

Depuis 2001, pour des raisons multiples, dans le cadre de la guerre contre le terrorisme (GWOT), les États-Unis se sont estimés plus légitimes pour intervenir dans certaines zones en raison de la nature de l’environnement qu’ils croyaient maitriser intellectuellement, dans le domaine de la guerre contre le terrorisme. En réalité, leur lecture des situations locales était partiellement fausses, notamment celles des lieux où seraient nées certaines des tentatives d’attaque contre les États-Unis, dont celle qui aboutit au 11 septembre 2001.

Alors que ces attaques ont été planifiées depuis l’espace afghano-pakistanais et menées par des Moyen-orientaux, durant des années l’administration Bush s’est obstinée à en situer l’origine entre l’Irak, le Maghreb et la Libye. Les États-Unis voulaient éviter – de se fâcher avec le Pakistan en raison de son importance dans l’acheminement des moyens nécessaires à leur présence en Afghanistan. Bien avant la guerre en Irak, l’administration Bush avait maladroitement tenté d’intégrer le Niger dans une sombre affaire, fabriquée de toutes pièces, pour prouver l’existence d’un trafic d’uranium entre le ce pays et l’Irak. Ce mensonge faisait fi des dénégations françaises, toutes fondées sur des renseignements fiables.

En incluant la zone MENA (Middle-East and North Africa) et l’espace sahélo-saharien dans le champ de leur guerre contre le terrorisme, les États-Unis y ont renforcé leur présence et leur rôle. De Djibouti au Burkina-Faso, ils ont alors commencé à réactiver un modèle de relations avec la France, typique de ce que fut l’alliance limitée, intéressée et piégeuse, durant la guerre d’Indochine. 2010 crée l’opportunité d’une implication plus forte des Etats-Unis dans pays et dans des espaces jusqu’alors en lien avec l’Europe et principalement avec la France. Dès lors, l’idée n’est pas l’intervention directe, mais un renversement des élites en s’appuyant sur des segments anti-européens, anti-français – essentiellement islamistes et nationalistes arabes – ou ethnicistes africanistes.

Négligeant la proximité géographique avec l’Europe, ainsi que la présence d’importantes diasporas de ces pays dans l’espace européen, les États-Unis, aidés dans certains cas par des think tanks, des « intellectuels » proches de la mouvance Frères musulmans et les mouvances ethnicistes africanistes, vont pousser, volontairement ou involontairement, le départ de la France et la fin de l’influence européenne dans cette vaste zone. Plusieurs pays européens, notamment l’Allemagne à travers certaines de ses fondations, ont participé à cet agenda américain. L’intermède de la guerre au Mali et la présence militaire française n’ont pas ralenti cette mise à l’écart et le remplacement des élites. Paradoxalement, bien que promues par Washington, elles seront les plus promptes à inviter la Chine et la Russie. Cela a été le cas en Afrique subsaharienne comme en Tunisie. Les Frères musulmans, dès leur arrivée au pouvoir, en allégeance totale vis-à-vis de l’axe Doha-Ankara-Washington, ont entrepris de démanteler l’influence de l’Europe et de la France, et sont mis à l’heure turque, tout en tissant des liens avec Pékin. De fait, la fin de la présence militaire française, facilitée indirectement par Washington, a créé un vide que les Américains se sont montrés incapables de remplir malgré le recours à la société de mercenaires Bancroft.

La présence économique européenne et française n’a pas été et ne pourra jamais être compensée par les États-Unis, la Chine ou la Russie, car Paris et Bruxelles y conduisaient une forme d’intervention étrangère aux génotypes de ces trois puissances.

L’échec d’une solution politique en Libye, l’implosion totale du Soudan, le départ des Français du Mali, du Niger et bientôt du Tchad plongent cette zone dans une situation chaotique : une combinaison djihadisme, de trafics de drogue et d’ immigration massive est déjà à l’œuvre. La jonction possible avec la guerre en Ukraine ou avec les troubles du Moyen-Orient, aujourd’hui hypothèse théorique, pourrait prendre forme à l’approche de l’été 2024.

 

  1. Faire des plus faibles les gardiens des verrous continentaux

L’ampleur de la déflagration qui se prépare amènera fatalement les Occidentaux, spécialement les pays de l’Europe du Sud, à intervenir, à brève échéance dans les pays de la rive sud de la Méditerranée. Où l’on observe, d’ouest en est, la montée d’une vague migratoire qui devient un outil entre les mains de ceux qui de près ou de loin veulent provoquer l’effondrement des États pour exercer une pression sur l’Europe du Sud. Ce qui se joue dans l’espace sahélo-saharien, en Libye et à aux frontières de la Tunisie, c’est simplement la paix civile dans la péninsule italienne et en France.

L’état d’Afrique du Nord le plus ciblé en raison de son affaiblissement, mais aussi en raison de l’enracinement des mafias de l’immigration clandestine sur son territoire et leur infiltration dans son administration, c’est la Tunisie. Le pays est aussi une cible des islamistes qui tentent de déstabiliser le régime Saeid depuis les frontières sud du pays. En 2021, le chef des islamistes tunisiens avait menacé l’Europe de vagues migratoires majeures, si elle venait à reconnaitre le coup d’État du 25 juillet 2021. Cette menace a déjà commencé à prendre forme en partie par l’entremise des milices de l’ouest libyen sous influence turco-qatarie. La perte du pouvoir en Tunisie a en effet privé les Frères musulmans du seul pays arabe qu’ils se targuaient de diriger. Elle prive également Washington du seul laboratoire d’accommodement de l’islam et de la démocratie, pourtant totalement et irrémédiablement incompatibles.

Afin de faire face à cette situation, entérinant le fait qu’ils ont perdu tout levier contre les pouvoirs africains pourvoyeurs de vagues migratoires, les pays d’Europe du Sud, spécialement l’Italie, se sont lancés dans une série d’accords pour créer des centres de rétention en hors d’Europe. Leur choix s’est porté sur la Tunisie largement détruite par l’interventionnisme américain et par une administration corrompue, elle-même relais des mafias subsahariennes de l’immigration clandestine. Ainsi, l’accord italo-libyen s’est mué en une pression migratoire contre la Tunisie. Les milices libyennes, dans le cadre de l’accord avec l’Italie, redirigent les flux de migrants vers la Tunisie pour la déstabiliser et provoquer son effondrement. Un aspect qui semble avoir échappé aux stratèges européens. D’autres proviennent d’Algérie, pays qui, dans une volonté de vassaliser la Tunisie, pousse chaque jour vers son territoire de nouvelles vagues de migrants.

L’Italie feint aussi de ne pas voir que depuis 2011, l’État tunisien a perdu le contrôle de la gestion des flux migratoires sur son sol. Le HCR est devenu de facto le gestionnaire de l’immigration transitant par ce pays. C’est là le résultat des conseils prodigués par l’Union européenne, l’Autriche et l’Allemagne. Cela n’empêche pas l’UE de reprocher à la Tunis sa perte de contrôle sur son sol… à laquelle elle a directement contribué !

De plus, le HCR, contre tous les usages et la coutume internationale, en total contradiction avec son statut et en violation de la souveraineté de l’État tunisien qui l’accueille, sous-traite son action à une ONG dirigée par un de ses ex-employés, le CTR, organisme à la gestion opaque, qui vit de la manne européenne. Un criant conflit d’intérêt, une corruption à peine dissimulée doublée d’un pillage des fonds versés par les contribuables européens.

*

Nous touchons là aux deux limites du plan européen qui sera à brève échéance un échec et qui va se traduire par le début d’une submersion massive.

La première limite c’est de rendre un pays, la Tunisie, responsable de la croissance démographique exponentielle de l’Afrique et de l’incurie des régimes subsahariens. Faire pression sur un pays en effondrement économique pour tenir une digue quand l’activité la plus lucrative de l’économie locale est la fraude et le contournement des actions de l’État, c’est tout simplement agir en amenant les réseaux criminels à créer de nouveaux marchés de contournement du « Hot Spot ». C’est aussi hâter l’émergence d’un système où vont se combiner toutes les fraudes possibles au détriment de l’État local et de l’Europe elle-même.

La seconde limite, c’est la volonté occidentale de préserver les États subsahariens quitte à démolir la Tunisie et à en faire une Somalie. Les pays africains bénéficient d’une mansuétude à laquelle le wokisme et l’afrocentrisme ne sont pas étrangers. L’Europe fait payer à la Tunisie ses fautes du passé en fermant les yeux sur les agissements des États subsahariens qui poussent leurs populations à partir vers l’Europe ou tout simplement à aller s’implanter de force en Tunisie, créant ainsi une situation de de quasi colonisation. En créant un « Hot Spot » en Tunisie, l’UE fait semblant de ne pas voir cette réalité, laquelle a déjà abouti à une explosion des tensions interethniques et à une dangereuse détestation de l’Europe et de l’Occident.

Le six fautes stratégiques que nous venons de décrire, au moins partiellement, viennent clore le chapitre des ingérences occidentales via des projets de démocratisation ou des actions militaires menées par pure convenance, sans aucun bénéfice pour les populations locales. Le chapitre « démocratisation » est définitivement fermé dans le monde arabe. C’est un échec total des États-Unis. Mais y croyaient-ils eux-mêmes ? Il est permis d’en douter profondément. En agissant avec autant de légèreté, les Américains et certains de leurs alliés, ont ouvert la boite de Pandore qui risque de provoquer à terme la déstabilisation de l’Europe du Sud.

Carte. 1/3 Tectonique de la plaque géopolitique européenne. Ouverture du projet communautaire à de nouveaux Etats après la dislocation du Bloc de l’Est (1991-2023)

Carte. 1/3 Tectonique de la plaque géopolitique européenne. Ouverture du projet communautaire à de nouveaux Etats après la dislocation du Bloc de l’Est (1991-2023)

Par AB PICTORIS, Pierre Verluise – Diploweb – publié le 9 mai 2024

https://www.diploweb.com/Carte-1-3-Tectonique-de-la-plaque-geopolitique-europeenne.html


Conception de la carte : Blanche Lambert et Pierre Verluise.
Réalisation de la carte : AB Pictoris. AB Pictoris est une jeune entreprise française fondée par Blanche Lambert, cartographe indépendante. Passionnée de cartographie et de géopolitique, elle a obtenu un Master en Géopolitique (parcours cyber, IFG, Paris VIII) et en Géostratégie (Sciences Po Aix) après une licence de Géographie et Aménagement du Territoire (Paris I).
Commentaire de la carte : Pierre Verluise, Docteur en Géopolitique, fondateur du Diploweb.com, enseignant dans plusieurs Master 2. Auteur, co-auteur ou directeur d’une trentaine d’ouvrages. Producteur de trois Masterclass sur Udemy : « Les fondamentaux de la puissance » ; « Pourquoi les données numériques sont-elles géopolitiques ? » par Kévin Limonier ; « C’était quoi l’URSS ? » par Jean-Robert Raviot.

L’Europe géographique post-Guerre froide voit sa tectonique géopolitique profondément renouvelée sous la pression de forces qui étendent ou réduisent les regroupements – plaques – politiques. Preuves d’attractivité plus que d’un « complot », l’OTAN et l’UE marquent des points, s’étendent. Ce qui n’empêche pas des contradictions et tensions, aussi bien internes qu’externes. Il n’y a aucune raison de s’en étonner puisque le rapport de forces est au cœur même de l’action politique.
Carte grand format en pied de page. Deux formats disponibles : JPG et PDF haute qualité d’impression.

A TRAVERS la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) et la Communauté économique européenne (CEE), la construction de l’Europe communautaire engagée dans les années 1950 se fait dans le contexte de la Guerre froide (1947-1991). Bien sûr, la tension Est-Ouest génère des dépenses, mais paradoxalement la Guerre froide est aussi un stimuli qui produit des effets politiques, comme le dépassement d’une partie des rancœurs franco-allemandes, du moins avec la RFA. Autrement dit, la peur de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS) pousse quelques pays ouest-européens à dépasser leurs divergences pour mettre en place des convergences institutionnelles. [1]

Carte 1/3 Tectonique de la plaque géopolitique européenne. Ouverture du projet communautaire à de nouveaux Etats après la dislocation du Bloc de l’Est
Conception : B. Lambert et P. Verluise. Réalisation B. Lambert AB Pictoris. Voir la carte au format PDF haute qualité d’impression
Lambert-Verluise/Diploweb.com

La CEE puis l’Union européenne doivent être attractives pour avoir déjà connu sept élargissements et une seule sortie – pacifique – avec le Brexit (2016-2020). L’Europe communautaire s’étend vers le Sud et vers l’Est, jusqu’à intégrer trois anciennes Républiques soviétiques – Baltes – en 2004. Après celui de 1995, les élargissements de l’UE se font souvent dans la foulée de ceux de l’OTAN qui donne le rythme et prend en charge la dimension défense. D’anciens membres du Pacte de Varsovie (1955 – 1991) deviennent membres de l’OTAN dès 1999. A partir de 2004, en partie sous l’inspiration des nouveaux États membres, l’UE met en place une Politique européenne de voisinage (PEV). En deux décennies, la PEV connait plusieurs redéfinitions. Il s’agit de tenter de construire des relations aussi coopératives que possible avec les pays des marges extérieures, avec des résultats inégaux sous la pression des évènements internes et externes. Ainsi, le conflit israélo-palestinien et les printemps arabes (2011) pénalisent le développement de la dimension méditerranéenne.

L’Europe géographique post-Guerre froide voit donc sa tectonique géopolitique profondément renouvelée sous la pression de forces qui étendent ou réduisent les regroupements – plaques – politiques. Preuves d’attractivité plus que d’un « complot », l’OTAN et l’UE marquent des points, s’étendent. Ce qui n’empêche pas des contradictions et tensions, aussi bien internes qu’externes. Il n’y a aucune raison de s’en étonner puisque le rapport de forces est au cœur même de l’action politique.

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Carte 1/3 Tectonique de la plaque géopolitique européenne. Ouverture du projet communautaire à de nouveaux Etats après la dislocation du Bloc de l’Est
Conception : B. Lambert et P. Verluise. Réalisation B. Lambert AB Pictoris. Voir la carte au format PDF haute qualité d’impressionDocument ajouté le 9 mai 2024
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L’Europe géographique post-Guerre froide voit sa tectonique géopolitique profondément renouvelée sous la pression de forces qui étendent ou réduisent les regroupements – plaques – politiques. Organisation et explication à partir d’une carte commentée.

« La confrontation russo-occidentale est alimentée par une incompréhension mutuelle croissante. » Entretien avec David Teurtrie. 

« La confrontation russo-occidentale est alimentée par une incompréhension mutuelle croissante. » Entretien avec David Teurtrie. 

RUSSIA, MOSCOW – MAY 5, 2024: Servicemen march in formation during a dress rehearsal of the upcoming 9 May Victory Day parade marking the 79th anniversary of the victory over Nazi Germany in World War II. Artyom Geodakyan/TASS/Sipa USA/53000482/AK/2405051717

par David Teurtrie – Revue Conflits – publié le 8 mai 2024

 

https://www.revueconflits.com/la-confrontation-russo-occidentale-est-alimentee-par-une-incomprehension-mutuelle-croissante-entretien-avec-david-teurtrie/


La puissance russe repose sur les hydrocarbures, la géographie et la volonté. Une puissance en plein renouveau depuis 2000 qui a aussi provoqué l’éloignement avec l’Europe. Analyse du fonctionnement de la puissance russe avec David Teurtrie.

David Teurtrie est docteur en géographie, maître de conférences à l’ICES. Il vient de publier Russie, le retour de la puissance (Dunod, 2024). Propos recueillis par Alban de Soos.

Vous évoquez un retour de la puissance russe : quels sont les moyens économiques, industriels, militaires, énergétiques mis en œuvre par Vladimir Poutine ?

Dans les années 2000, la Russie s’affirmait comme une puissance énergétique majeure dans un contexte de croissance soutenue des cours des matières premières. Cette dynamique a largement contribué à revitaliser l’économie russe, permettant à l’État de remplir à nouveau ses fonctions essentielles, telles que le paiement des retraites et des salaires des fonctionnaires et des militaires.

Au cours de ses deux premiers mandats, Vladimir Poutine s’est principalement appuyé sur les atouts de la Russie dans le domaine énergétique pour influencer son environnement régional. Cette période a été marquée par ce qu’on a appelé les « guerres du gaz » entre la Russie et ses voisins. Ces conflits, outre leurs aspects géopolitiques, étaient souvent motivés par des enjeux commerciaux avec les États de transit (Ukraine, Biélorussie).

Cette première phase de reconstruction de la puissance russe dans les années 2000 a également été caractérisée par une réorganisation de l’État et une recentralisation progressive du pouvoir, alors que les régions avaient acquis une grande autonomie les conduisant parfois à voter des lois en contradiction avec la législation fédérale.

À partir de 2008-2009, une nouvelle phase s’amorce. La guerre avec la Géorgie constitue un premier signal d’utilisation du « Hard Power » à l’extérieur des frontières russes de manière offensive et en opposition à l’Occident, une première depuis la fin de l’URSS.

Cette utilisation des forces militaires a permis à la Russie d’atteindre ses objectifs en Géorgie, mais elle a également révélé de nombreuses lacunes et limites de cet outil. Les autorités russes ont mis en place une réforme de l’armée russe et investit dans un vaste programme de réarmement. Il ne s’agissait pas d’une nouvelle course aux armements, mais plutôt d’une tentative de moderniser un appareil militaire vieillissant. En effet, une grande partie de cet appareil militaire datait de la fin des années 1980, et la Russie n’avait pas réellement investi dans ce domaine depuis près de deux décennies.

Ces investissements ont permis de revitaliser le complexe militaro-industriel. On est donc passé progressivement d’une vision de la Russie en tant que puissance énergétique qui exerce une influence économique sur ses voisins à une Russie qui utilise l’outil militaire de manière croissante pour s’affirmer sur la scène internationale (intervention en Syrie).

À partir de 2008-2009, une nouvelle phase s’amorce. La guerre avec la Géorgie constitue un premier signal d’utilisation du « Hard Power » à l’extérieur des frontières russes de manière offensive et en opposition à l’Occident, une première depuis la fin de l’URSS.

Ensuite, une troisième phase se dégage à partir de 2014, marquée par la crise ukrainienne, notamment l’annexion de la Crimée et le conflit armé dans le Donbass, qui incite les Occidentaux à prononcer les premières sanctions à l’encontre de Moscou. Cela a conduit le Kremlin à prendre conscience de la fragilité de l’économie russe, en particulier de sa dépendance à l’Occident. Face à cette dépendance, plusieurs mesures ont été mises en place, notamment la stratégie de « substitution des importations » visant à réindustrialiser l’économie. D’une certaine manière, la Russie a pris une longueur d’avance sur les Occidentaux en matière de réindustrialisation, amorçant ce processus dès 2014, tandis que les pays occidentaux ne l’ont sérieusement envisagé qu’avec l’avènement de la crise de la Covid-19.

Cette volonté de réindustrialisation vise à accroître l’indépendance et l’autonomie de l’économie russe, notamment dans le domaine financier où des progrès significatifs ont été réalisés. De même, le secteur agroalimentaire a été renforcé, avec une Russie retrouvant sa position de grande puissance céréalière. Moscou a également créé des champions nationaux dans les secteurs technologiques où elle a gardé des compétences de premier plan, à l’instar du nucléaire : le géant Rosatom, premier exportateur mondial de centrales nucléaires, a échappé jusqu’à présent à des sanctions significatives en raison des dépendances de plusieurs pays occidentaux à son égard. Cependant, les résultats dans le domaine industriel sont contrastés, ce qui reflète les défis similaires auxquels l’Europe est confrontée. Réindustrialiser est un objectif de moyen et de long terme.

Comment peut-on interpréter ce retour de la puissance russe et cette réactivation de l’opposition avec l’Occident ? Cela témoigne-t-il d’un affaiblissement de l’Occident ?

En réalité, il y a deux processus distincts qui ont pu concourir à la confrontation actuelle.

Premièrement, il y a un retour de la puissance russe qui s’exprime indépendamment de sa relation à l’Occident. Dans son ouvrage Le Grand Échiquier publié en 1997, Zbigniew Brzezinski soulignait que malgré son affaiblissement d’alors, la Russie avait toujours de grandes ambitions et ne tarderait pas à les exprimer dans un avenir proche. Il avait donc anticipé un possible regain de puissance russe, en mettant en avant ses atouts intrinsèques tels que la taille de son territoire, ses ressources naturelles abondantes ou encore son positionnement central en Eurasie.

Il est également crucial de prendre en compte la volonté des élites russes de jouer un rôle majeur sur la scène internationale, une ambition qui contribue au retour partiel de la puissance russe, même si elle est loin d’égaler celle de l’Union soviétique, du fait de facteurs internes (déclin démographique, dépendance accrue aux technologies étrangères) et des changements dans le contexte international avec l’émergence de nouveaux centres de puissance.

Deuxièmement, l’Occident est marqué à son tour par un déclin à la fois démographique, industriel, sociopolitique et financier (endettement croissant). L’Occident continue pourtant de se considérer comme le centre du monde, mais cette prétention devient de plus en plus anachronique à mesure que le centre de gravité mondial se déplace vers l’Asie. Ce déclin renforce la défiance de la Russie envers l’Occident, car elle estime pouvoir se permettre de le défier, malgré le coût élevé d’une telle approche. La confrontation russo-occidentale est également alimentée par une incompréhension mutuelle croissante. Déception des Occidentaux vis-à-vis de l’évolution de la Russie et de son régime, amertume des élites russes dont les attentes élevées envers l’Occident dans les années 1990 n’ont pas été satisfaites : non seulement la Russie n’a pas intégré le « monde civilisé » occidental mais elle a vu sa sphère d’influence réduite à peau de chagrin avec l’élargissement des structures euroatlantiques vers l’Est.

Nombreux sont ceux qui ont prédit l’effondrement de la Russie et une victoire ukrainienne. Comment la Russie a adapté son économie face aux sanctions occidentales ? L’aide de la Chine semble un facteur important ?

Début 2022, Bruno Le Maire annonçait vouloir provoquer « l’effondrement de l’économie russe » et qualifiait la possibilité de couper les banques russes du système d’échanges interbancaire SWIFT de « bombe atomique financière ». Le ministre français de l’Économie ne faisait alors qu’exprimer un sentiment largement partagé par les élites occidentales qui pensaient que des sanctions massives suffiraient à contraindre la Russie à se retirer d’Ukraine : l’armée russe, privée d’armements faute de composants occidentaux et de pétrodollars pour alimenter l’effort de guerre, serait incapable de résister.

La défaite en Ukraine et l’effondrement de l’économie seraient fatals à un chef du Kremlin décrit comme malade et isolé, ce qui pouvait conduire à un changement de régime en faveur de l’opposition libérale pro-occidentale. L’ordre international centré sur l’Occident en serait alors ressorti singulièrement revigoré.

Cependant, rien de tout cela ne s’est produit, en grande partie du fait de la politique de résilience mise en œuvre par le Kremlin depuis 2014. À cet égard, l’autonomisation du secteur financier russe a constitué un développement crucial qui a grandement contribué à la stabilité macroéconomique du pays : la création de cartes bancaires russes autonomes et d’une alternative au système Swift ont permis aux banques russes de continuer à fonctionner efficacement. En 2023, le secteur bancaire russe a même renoué avec des bénéfices records, un signe parmi d’autres de l’adaptation de l’économie russe aux sanctions. Le FMI, qui a pris acte de la croissance du PIB russe de 3,6 % en 2023, a même revu à la hausse ses prévisions pour 2024 à hauteur de 3,2 %, ce qui impliquerait que la croissance de l’économie russe serait supérieure à celle des pays occidentaux pour la deuxième année consécutive.

Ces résultats sont non seulement liés aux mesures anticipant un durcissement de la confrontation avec l’Occident, ils illustrent également les capacités de gestion de crise dont ont su faire preuve les autorités russes : bien que les sanctions s’accumulent et qu’elles ont des effets parfois importants durant quelques semaines voire quelques mois pour les plus sévères, les autorités russes et les acteurs économiques parviennent généralement à trouver des solutions. Sur le plan du commerce extérieur, cela se traduit par une réorientation massive vers les BRICS ce qui démontre que ce regroupement est plus cohérent qu’il n’y paraît au premier abord. En effet, la réorientation des exportations pétrolières est loin de se limiter à la Chine puisque les croissances les plus fortes sont observé en direction de l’Inde et du Brésil. Il y a donc une reconfiguration du commerce extérieur russe vers les économies émergentes.

Cela soulève un point important : le « Sud global » parfois désigné comme la « majorité mondiale », n’a pas suivi l’Occident dans l’imposition de sanctions. Cela montre que ce dernier n’a plus le contrôle absolu dans ce domaine, et que la majorité des pays du monde n’adhère pas à son interprétation du conflit ukrainien, ce qui a eu un impact majeur sur son évolution. Bien sûr, la Chine a joué un rôle central dans cette dynamique, mais d’autres pays ont également contribué à compenser l’impact économique des sanctions occidentales sur la Russie.

Le « Sud global » parfois désigné comme la « majorité mondiale », n’a pas suivi l’Occident dans l’imposition de sanctions. Cela montre que ce dernier n’a plus le contrôle absolu dans ce domaine, et que la majorité des pays du monde n’adhère pas à son interprétation du conflit ukrainien, ce qui a eu un impact majeur sur son évolution.

En outre, il existe des circuits d’importation parallèles qui permettent à la Russie d’obtenir de nombreux composants et technologies occidentaux via des pays tiers. Bien que les autorités politiques occidentales tentent de limiter ces circuits, les acteurs économiques occidentaux ne jouent pas réellement le jeu, car, lorsqu’ils exportent massivement vers l’Asie centrale, ils sont parfaitement conscients du destinataire final. Il y a donc un certain manque de cohérence dans les actions occidentales, qui est également lié à une sous-estimation de l’interconnexion entre les économies russe et européenne. De fait, le commerce entre la Russie et l’Europe est sous-estimé dans les statistiques actuelles, car il s’effectue désormais en partie par l’intermédiaire de pays tiers tant à l’import qu’à l’export.

Au vu de l’enlisement du conflit en Ukraine, de l’augmentation des coûts de l’énergie et des matières premières en Europe, du renforcement de l’axe Moscou-Pékin, les Européens ne sont-ils pas les premières victimes de cette guerre, alors que l’Occident semble de plus en plus isolé du reste du monde ?

Si l’on se concentre sur l’Europe, il est indéniable que celle-ci est la première à ressentir les conséquences de ce conflit. Les pays européens perdent un avantage compétitif majeur : l’accès à des ressources russes bon marché et abondantes grâce à des infrastructures reliant la Russie à l’Europe. Les chiffres de la production industrielle en Europe, notamment en Allemagne, reflètent les conséquences négatives de cette rupture. De plus, nos concurrents bénéficient de l’accès aux ressources russes à des prix compétitifs en raison des sanctions, tandis que nous devons supporter des coûts plus élevés qu’avant la crise. Cette situation nous pénalise donc doublement.

En outre, bien que la Russie ne soit pas le principal partenaire de l’Union européenne, elle restait tout de même un marché d’exportation important pour les technologies occidentales, les véhicules, les machines-outils, etc. Ainsi, la perte du marché russe, même si elle est partiellement compensée par la reconstitution de certains circuits commerciaux parallèles, constitue un impact négatif supplémentaire. Ainsi, la Russie est devenue le premier marché à l’exportation pour les automobiles chinoises qui remplacent les marques européennes dont les constructeurs ont été contraints de quitter la Russie.

D’un point de vue géoéconomique, l’un des avantages de l’Europe avant le conflit était son intégration croissante à l’Eurasie, notamment à travers les routes de la soie reliant la Chine, la Russie et l’Europe. Cette dynamique est désormais compromise par ce que l’on pourrait qualifier de « rideau de fer économique » résultant des sanctions. En réalité, il apparaît que tant l’Europe que la Russie sont perdantes dans cette affaire. Bien que la Russie semble mieux résister sur le plan économique, elle paie un lourd tribut humain à cette guerre et devient plus dépendante de la Chine qu’auparavant.

Si l’on élargit encore davantage la focale, on constate que les États-Unis sont souvent décrits comme les grands gagnants à court terme, car ils peuvent désormais exporter leur gaz naturel liquéfié vers l’Europe en remplacement du gaz russe. De plus, ils ont replacé l’Europe sous le parapluie américain, la « mort cérébrale » de l’OTAN semble oubliée, au moins pour un temps.

Cependant, à moyen et long terme, la situation est plus complexe. De nombreux analystes américains s’inquiètent des effets néfastes de cette politique de sanctions sur le reste du monde, qui perçoit une forme d’impérialisme occidental à travers ces mesures coercitives. De plus, les tentatives occidentales d’expropriation des réserves financières russes suscitent des inquiétudes quant à la sécurité des investissements en Occident, ce qui conduit à une accélération de la dédollarisation et à la mise en place de mécanisme financiers indépendants de Washington.  Ainsi, même pour les États-Unis, cette stratégie de la confrontation avec Moscou pourrait avoir un coût important à moyen terme.

Aujourd’hui, le retour de la puissance russe repose en grande partie sur Vladimir Poutine. Qu’en est-il de la suite, de l’après Poutine, notamment vis-à-vis des oligarques et des différents clans ?

Effectivement, la question de l’après Poutine est une grande inconnue. Si l’on prend du recul sur la présidence de Vladimir Poutine, on constate que la Russie n’a jamais connu d’alternance, du moins pas de manière pacifique : l’Empire russe a laissé la place au système soviétique du fait de la révolution russe, puis la nouvelle Russie a émergé des décombres de l’URSS du fait de l’effondrement de cette dernière. Depuis lors, chaque président russe a succédé à son prédécesseur par le biais d’une désignation plutôt que par une alternance démocratique.

La révolte de Wagner ont été interprétés trop hâtivement comme des signes d’un effondrement imminent du système, alors qu’en réalité, ce dernier s’est révélé plus résilient que prévu.

En outre, il y a une forte concentration du pouvoir et une personnification du pouvoir en Russie, qui a sans doute été renforcée sous le règne de Vladimir Poutine, bien qu’elle n’ait jamais cessé d’exister. Le chef de l’État incarne le pays d’une manière qui suscite des inquiétudes quant à la stabilité du système une fois que Poutine quittera le pouvoir. La question centrale est de savoir si le système établi par Vladimir Poutine s’effondrera, comme le pensent certains de ses opposants, ou s’il sera capable de perdurer malgré tout.

Je n’ai pas de réponse définitive à fournir, mais il est notable que des événements tels que la révolte de Wagner ont été interprétés trop hâtivement comme des signes d’un effondrement imminent du système, alors qu’en réalité, ce dernier s’est révélé plus résilient que prévu.

La France, la bombe, l’Europe et autres plaisanteries

La France, la bombe, l’Europe et autres plaisanteries

OPINION – Menacée de destruction par des adversaires étatiques potentiels, l’Europe doit également tenir compte d’un désengagement possible de part des Américain. Les Européens doivent donc sans délai repenser leur défense collective dans le cadre de l’OTAN, estime le groupe Mars. Et la France doit élargir ses intérêt vitaux aux frontières de l’Alliance atlantique. Par le groupe de réflexions Mars.

« Un nouveau continuum de prévention conventionnelle et de dissuasion nucléaire doit être rapidement mis en place dans le cadre de l'OTAN, fondé sur les capacités, la géographie et les avantages comparatifs de chaque État membre » (Le groupe Mars)
« Un nouveau continuum de prévention conventionnelle et de dissuasion nucléaire doit être rapidement mis en place dans le cadre de l’OTAN, fondé sur les capacités, la géographie et les avantages comparatifs de chaque État membre » (Le groupe Mars) (Crédits : DR)


Les idées présentées au cours d’une campagne électorale n’ont plus vocation à être mises en œuvre. Cela participe du folklore politique. A notre époque, ce n’est que de la communication, soit pour se démarquer de l’adversaire, soit pour le mettre en difficulté. Une fois que l’on a compris cela, il n’y a pas lieu de s’offusquer de ces propos, qui faisaient autrefois tout le charme des banquets républicains et de leur chaleur communicative. De nos jours, faute de chaleur, ce sont des idées que l’on essaie de communiquer, mais c’est tout aussi éphémère.

Aujourd’hui, la dissuasion nucléaire est à la mode, elle n’échappe donc pas au processus de démonétisation de la parole publique. Récemment encore, on faisait la guerre à n’importe quoi, et on voulait réarmer tout et son contraire. Aujourd’hui, on se pique d’ambiguïté stratégique, car ça fait chic et entendu : chut ! on évoque la fin du monde à demi-mot…

De l’utopie à la dystopie

Tout cela n’est évidemment qu’une sinistre plaisanterie. Si l’on se croyait vraiment en guerre, on mettrait en œuvre une vraie économie de guerre au lieu d’en jouer la comédie. Comment partager l’inquiétude feinte des batteurs d’estrade qui n’ont que le mot de guerre à la bouche, quand la priorité de l’exécutif (on n’ose plus dire de la majorité) est de se battre contre le déficit budgétaire ? Comment croire à l’économie de guerre quand on annule dix milliards de crédits par décret, alors qu’il faudrait décréter la mobilisation de l’industrie à grands coups de crédits publics ? Comment se fier au discernement de dirigeants qui, au lieu de faire face aux responsabilités nationales pour lesquelles ils ont été élus, pratiquent la fuite en avant vers un état final recherché dans l’idéal fédéral européen, utopie du XIXe siècle devenue dystopie du XXIe ?

Consternée par tant d’incohérence, qui confine à l’irresponsable si le risque de guerre est réel, l’opinion publique se réfugie, comme toujours, dans une abstention massive et un vote de colère tout aussi massif. Au résultat, moins d’un électeur sondé sur douze dit vouloir soutenir la liste unique des partis présents au gouvernement. On ne peut ni s’en réjouir, ni s’y résoudre.

Une guerre de civilisation

Alors, que proposer d’un peu plus sérieux et responsable ? Fidèle à sa ligne, qui s’apparente de plus en plus à une étroite ligne de crête entre le précipice fédéraliste et le ravin nationaliste, le groupe Mars propose de poursuivre la réflexion lancée lors d’une précédente chronique (1) sur le partage nucléaire en Europe face à une menace russe dont nul ne conteste plus la réalité et la gravité. Contrairement à beaucoup de commentateurs, nous ne savons pas quelles sont les intentions du Kremlin lorsque sa soi-disant « opération spéciale » en Ukraine prendra fin. Emportée par l’hubris de la victoire ou l’amertume de la défaite, le régime russe cherchera-t-il d’autres victimes à sacrifier pour garantir sa pérennité ? A vrai dire, personne ne le sait, et sans doute pas même le principal intéressé derrière les murs rouges du Kremlin.

Ce qui est sûr en revanche, c’est que le monde a changé. La domination occidentale n’est plus seulement contestée, elle est prise pour cible en vue de l’anéantissement des valeurs qui la sous-tendent. Si guerre il y a, c’est, au-delà même du conflit idéologique qui caractérisait la guerre froide, une guerre de civilisation. On peut considérer, à l’instar du cirque politico-médiatique, qu’il y a d’un côté les gentils, de l’autre les méchants, ou bien le camp du bien et celui du mal. On peut aussi, plus rationnellement, réaliser que les valeurs occidentales ne sont plus guère considérées comme universelles que dans l’aire de civilisation représenté, schématiquement, par l’OCDE.

Vingt ans d’aventurisme occidental en Irak et en Libye, d’hypocrisie politique au Kosovo et de « deux poids, deux mesures » au Proche-Orient, de déroutes militaro-politiques en Afghanistan et au Sahel, sans oublier des avancées sociétales pour le moins incomprises ailleurs, ont largement concouru à décrédibiliser la « bonne nouvelle » démocratique que l’armée américaine a vainement tenté d’imposer par la force. L’heure de la vengeance a sonné. Que nous le voulions ou non, les valeurs occidentales sont désormais prises pour cible non seulement par la nébuleuse terroriste, mais aussi désormais par de nombreux États dans le monde, qui regroupent une part, sinon majoritaire, du moins significativement plus peuplée que l’aire de la civilisation occidentale, même élargie à l’OCDE.

Que nous le voulions ou non, il faut admettre qu’une partie de la population mondiale, peut-être majoritaire, nous déteste et rejette ce que nous représentons. Ce n’est certes pas vraiment nouveau. La nouveauté, c’est que ces peuples devenus hostiles voient dans la Russie aujourd’hui, la Chine demain, voire l’Iran nucléaire après-demain, un champion désormais capable de défier et de défaire cet Occident honni, et pourquoi pas de le détruire.

« C’est qui l’Union européenne »

Face à une menace d’une telle gravité, la question n’est plus de savoir si le droit international a été respecté en Crimée et dans le Donbass. Bien-sûr que la Russie se comporte en État voyou. La nouveauté, c’est que le monde non occidental n’en a cure. Et pire : il applaudit et en redemande. Alors, combien de temps va-t-on se cacher la tête dans le sable et faire assaut de plaisanteries alors que la menace est mortelle ? Mortelle, non pour l’UE, tout le monde s’en f… C’est bien triste pour la technocratie bruxelloise, mais on s’en remettra. Mais mortelle pour les valeurs sur lesquelles la civilisation occidentale s’est bâtie depuis, disons, deux ou trois cents ans.

La vraie question n’est donc pas de savoir si Poutine coupera demain le corridor de Suwalski. Elle est de savoir si la civilisation occidentale mérite d’être défendue par les armes, ou pas. La réponse de l’exécutif français est claire : la priorité d’aujourd’hui est de lutter contre le déficit, et celle de demain de transférer à Bruxelles de nouvelles compétences régaliennes.

Comment donc défendre notre civilisation si le protecteur américain est trop affairé en Asie pour protéger l’Europe ? « Europe puissance » et « souveraineté européenne » ne sont que des slogans creux qui ne recouvrent que des oxymores. Car l’Europe est déjà une puissance commerciale, point final. Cela suffit à ceux qui en profitent, Allemands et Néerlandais en tête. Pourquoi gaspiller son énergie dans un coûteux projet stratégique ?

Quant à la souveraineté européenne, elle n’existe plus depuis 1648. En affirmant une souveraineté revendiquée depuis 350 ans contre l’Empire, le royaume de France, allié à la Suède protestante, fait alors de son exception la nouvelle règle du « droit des gens ». Franchement, qui a envie de reconstituer un épigone des trois Reich, ces ectoplasmes de sinistre mémoire chers aux idéologues nazis qui voyaient dans les traités de Westphalie la cause du malheur allemand ?

La solution n’est donc pas pour la France, État doté de la dissuasion nucléaire, de transférer à l’UE ses codes atomiques. D’ailleurs, c’est qui, l’UE ? Le président de la Commission, celui du Conseil européen ou le chef du gouvernement qui préside l’UE et change chaque semestre ? Ou bien les trois ensemble ? Mais non, vous n’avez rien compris, l’UE, c’est le futur président de l’Europe fédérale, élu au suffrage universel et chef des armées européenne. LOL

Renforcer les capacités de la dissuasion nucléaire

La crédibilité de la dissuasion procède d’intangibles certitudes politiques, techniques et opérationnelles, et d’une seule ambiguïté. N’y a-t-il donc rien à partager de la part de la France que le général de Gaulle nous a laissé en héritage ? Si, bien-sûr : le périmètre de nos intérêts vitaux. C’est bien le seul point pour lequel l’ambiguïté est souhaitable. Pour le reste, rien ne doit être ambigu : la performance des armes et des vecteurs, l’entrainement des équipages et de la chaîne de commandement, la robustesse des réseaux de transmission, la clarté de la doctrine d’emploi, et par-dessus tout, la crédibilité de la volonté du chef des armées de faire usage de la dissuasion. Alors, évidemment, à force de passer pour un aimable plaisantin, cela n’aide pas.

Mais que signifierait élargir aux frontières de l’Europe le périmètre de nos intérêts vitaux ? C’est très exactement ce que dit l’Écriture : quand elle proclame « élargis l’espace de ta tente », elle ajoute aussitôt « Allonge tes cordages, Et affermis tes pieux ». Cette image immémoriale empruntée à la sagesse de nomades orientaux sédentarisés de la fin de l’âge du bronze nous parle encore aujourd’hui, même si, sous nos latitudes, il est davantage question de parapluie. Elle est pourtant beaucoup plus juste et porteuse de sens. On n’ouvre en effet un parapluie que quand il pleut, alors que la tente peut être plantée pour longtemps, surtout après en avoir élargi l’espace.

Telle est la sagesse à laquelle la France devrait se référer plutôt que d’envisager de transférer ses responsabilités et ses capacités à une entité sans consistance ni mémoire. Cela suppose, avant d’inviter de nouveaux hôtes à jouir de la protection de notre « tente », d’en « allonger les cordages » et « raffermir les pieux », autrement dit de renforcer les capacités de la dissuasion nucléaire française. Alors, quand cela aura été fait, les hôtes viendront d’eux-mêmes solliciter l’hospitalité. Surtout si le puissant chef « oncle Sam » de la tribu voisine a subitement levé le camp pour planter ailleurs sa vaste tente. Ce faisant, les invités auront à cœur d’apporter des présents, chacun à la mesure de ses moyens. Ce sera leur contribution à la défense commune. Mais la tente de la France restera la tente de la France.

Repenser la défense de l’Europe

Et vous savez quoi ? Pas besoin de réinventer l’eau tiède, cela existe déjà, c’est l’OTAN. Tiède, car l’alliance atlantique n’est aujourd’hui qu’une alliance militaire dotée de capacités de planification et reposant sur la confiance réciproque entre ses nations (notamment pour la mise en œuvre de l’article V, dont la rédaction permet toutes les interprétations), et non un réel système de défense commune.

Dans la perspective du désengagement américain, il est temps de repenser la défense de l’Europe dans ce cadre. Concrètement. Sans se laisser abuser par les idées creuses. « L’autonomie stratégique » doit devenir une réalité, et non plus un slogan. Elle ne se fera pas de zéro : faire table rase de 75 ans d’alliance atlantique est une utopie. C’est au contraire dans ce cadre qu’il convient de construire un système de défense apte à protéger l’Europe et ses valeurs, à partir des capacités militaires existantes, des spécificités politiques et géographiques, et des moyens financiers et humains de chaque pays membre.

La France fournira à cette alliance renouvelée la doctrine et la capacité de frappe atomique en second, c’est-à-dire la garantie de destructions intolérables pour tout éventuel agresseur. Mais puisque la dissuasion est un continuum, et non un pari binaire, elle a besoin de « l’épaulement stratégique » que ses propres forces conventionnelles et surtout celles de ses alliés lui fourniront, sur le modèle de la guerre froide, avec un corps de bataille blindé-mécanisé constitué de divisions interarmes pré-affectées, équipées et entraînées à faire face à une agression sous le seuil nucléaire ou préalable à la mise en œuvre de la dissuasion.

Maastricht a désarmé l’Europe

A vrai dire, cette évolution est assez simple à mettre en œuvre, ce n’est qu’une question de moyens. Cela suppose évidemment de secouer le joug de Maastricht et du pacte de stabilité qui a désarmé l’Europe depuis trente ans. On devrait pouvoir garder le marché unique et la monnaie commune sans s’empêcher d’investir dans la défense. C’est donc aussi une question de volonté politique, consistant à placer les priorités face aux vraies menaces.

La difficulté serait cependant de l’ordre de la doctrine et du concept d’emploi. Que faire des capacités nucléaires tactiques dont disposent une demi-douzaine de pays membres de l’OTAN selon le principe de la double clé ? Même si le général de Gaulle ne croyait pas que les Américains pourraient « sacrifier Boston pour les beaux yeux des Hambourgeoises » (2), il est impossible à ce jour de préjuger des intentions américaines à ce sujet. Assumeront-ils le risque majeur, pour leur propre sécurité, de laisser leurs bombes atomiques tactiques B61-12 en Europe tout en se désengageant, sachant qu’ils n’ont pas besoin de cette arme par ailleurs puisqu’elle est spécifique à l’OTAN et ne participe pas à la dissuasion américaine ?

Si c’est le cas, il risque d’y avoir un hiatus entre les plans nucléaires de l’OTAN, qui prévoient la possibilité d’une utilisation tactique de l’arme atomique sur le champ de bataille (y compris en premier), et la doctrine française, beaucoup plus réaliste et crédible, qui refuse la perspective d’une bataille atomique et n’envisage d’utiliser ses missiles « tactiques » qu’en tant qu’ultime avertissement, avant d’engager des frappes massives sur les centres vitaux de l’agresseur. Poser la question, c’est déjà y répondre. Mais c’est encore inaudible pour les six pays européens concernés.

Résumons-nous :

  • Les nations et les valeurs européennes sont désormais menacées de destruction, de manière directe et assumée de la part d’adversaires étatiques potentiels qui exploiteront systématiquement leurs moindres faiblesses.
  • Face à la perspective d’un désengagement américain, les Européens doivent sans délai repenser leur défense collective dans le cadre de l’OTAN.
  • Dans ce nouveau contexte stratégique, la France ne peut faire cavalier seul, ni se décharger de ses responsabilités historiques et géographiques ; ses intérêts vitaux seront nécessairement élargis à la dimension des frontières de l’OTAN ; la France n’a pour autant pas les moyens de remplacer seule l’engagement américain.
  • Un nouveau continuum de prévention conventionnelle et de dissuasion nucléaire doit être rapidement mis en place dans le cadre de l’OTAN, fondé sur les capacités, la géographie et les avantages comparatifs de chaque État membre ; l’épaulement stratégique de la dissuasion nucléaire française sera essentiellement fournie par les alliés, les forces conventionnelles françaises étant plutôt orientées vers la défense de nos intérêts vitaux hors périmètre de compétence de l’OTAN, notamment dans la vaste zone indopacifique.
  • Le mélange des concepts (américains) recouvrant systèmes défensifs, forces déployées préventivement et dissuasion nucléaire augmente le risque de franchissement du seuil nucléaire par confusion stratégique et remise en cause de la certitude de destructions majeures ; une alliance atlantique renouvelée placée sous la « tente » nucléaire franco-britannique devra en revenir à un concept d’emploi simple, lisible et efficace comme l’est la doctrine nucléaire française.
  • La relation spéciale franco-britannique sera renforcée dans cette nouvelle perspective, compte tenu de la capacité nucléaire servie par la Royal Navy ; cela fait d’ailleurs presque trente ans que les deux puissances européennes reconnaissent l’existence d’intérêts vitaux communs.
  • Tout cela demande de faire des choix politiques lourds de conséquences dans l’attribution des moyens budgétaires, et en tout premier lieu, de ne plus subir la contrainte imposée par les règles budgétaires de l’UE ; l’UE doit rester à sa place, qui est celle de concourir à la prospérité des Européens, sans porter atteinte à leur sécurité.

Tels sont les enjeux que l’on aimerait voir débattre dans la campagne électorale en cours, censée s’intéresser à l’avenir de l’Europe. Nous en sommes loin. Très loin. Et c’est préoccupant.

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(1) https://www.latribune.fr/opinions/l-economie-de-guerre-une-comedie-francaise-994854.html

(2) Cf. l’une de nos précédentes chroniques publiée en 2020 : https://www.latribune.fr/opinions/en-renforcant-sa-puissance-militaire-la-france-reequilibre-la-construction-europeenne-10-10-849392.html

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 * Le groupe Mars, constitué d’une trentaine de personnalités françaises issues d’horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universitaire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiques relatifs à l’industrie de défense et de sécurité et les choix technologiques et industriels qui sont à la base de la souveraineté de la France.

Xi Jinping en France : soixante ans de relations franco-chinoises contrastées

Xi Jinping en France : soixante ans de relations franco-chinoises contrastées

Interview – Le point de vue d’Emmanuel Lincot – IRIS – publié le 7 mai 2024


Pour la première fois depuis 2019, le président chinois Xi Jinping observe une visite d’État en France les 6 et 7 mai 2024. C’est en réalité une tournée européenne puisque ce dernier poursuivra son périple en Serbie et en Hongrie, deux pays marqués par une forte présence économique chinoise. Alors que Pékin et Paris célèbrent le soixantième anniversaire de leurs relations diplomatiques, quel est l’état des rapports franco-chinois ? Quels sont les enjeux stratégiques de la venue de Xi Jinping au moment où la guerre en Ukraine occupe une place importante de la politique étrangère française ? Éléments de réponse avec Emmanuel Lincot, chercheur associé à l’IRIS, professeur à l’Institut catholique de Paris et auteur de Le très grand jeu. Pékin face à l’Asie centrale.

Xi Jinping entame une tournée de plusieurs jours en Europe en commençant par la France les 6 et 7 mai. Quels sont les enjeux de cette visite d’État en France, marquant la célébration des soixante ans de relations diplomatiques entre les deux pays ? Quel est l’état des relations entre Pékin et Paris ?

Il y a tout d’abord cet anniversaire qui est important puisqu’en Chine, 60 ans marquent la fin d’un cycle. Ce cycle a été marqué par une histoire parfois tourmentée, et des échanges désormais profondément déséquilibrés. Le déficit commercial pour la France n’a cessé de se creuser et des menaces de taxation pour certains produits français destinés au marché chinois confirment ce que nous observons partout ailleurs : la guerre économique est durablement installée. La Chine n’a pas d’autre choix que d’exporter massivement ses surplus de production (voitures électriques…) pour maintenir un niveau de croissance sérieusement en difficulté et va se heurter vraisemblablement à son tour à des taxations européennes. Tout cela ne présage rien de bon. Sur le plan stratégique, la Chine ne changera pas sa position vis-à-vis de la Russie. Au reste, cyniquement, elle n’a aucun intérêt à ce que le conflit avec l’Ukraine cesse. Ce conflit affaiblit chaque jour un peu plus la Russie, en voie de devenir la vassale de Pékin, et retient les Américains sur le front européen pour les écarter de l’enjeu taïwanais. La Chine n’a pas davantage intérêt à ce que le conflit israélo-palestinien cesse, tout simplement parce que le monde musulman pèse pour elle davantage et que cette guerre compromet le projet mis en œuvre à la fois par les Indiens et leur partenaire israélien, l’IMEC (l’India Middle East European Corridor) ; un projet concurrent à celui des Nouvelles Routes de la soie développé par Pékin. Dans ce contexte, la France et la Chine vont traverser une zone de turbulences, et pour longtemps. La dégradation de leurs relations va survenir après les élections américaines (novembre 2024) ; lesquelles, et quel qu’en soit le résultat, vont accélérer cette guerre économique. Rétrospectivement, en 1964, Pékin sortait de son isolement diplomatique provoqué par sa rupture avec Moscou en jouant la carte française, et partant pour se rapprocher ainsi de l’Occident. 60 ans après, Pékin renforce son partenariat avec Moscou et entre dans une logique de confrontation avec l’Occident. Mais la Chine a sans doute beaucoup plus à perdre dans ce renversement.

La guerre en Ukraine va occuper une place importante dans l’agenda politique de cette visite. Comment se positionne la Chine à l’égard du conflit russo-ukrainien ? Qu’attend Emmanuel Macron de son homologue chinois sur ce sujet ainsi que sur les autres grands dossiers internationaux ?

Nous n’avons rien à attendre des Chinois sur la guerre en Ukraine pour les raisons exprimées plus haut. De même que nous n’avons pas grand-chose à espérer des Américains, car cette guerre est une composante parmi d’autres qui oppose le duopole russo-chinois à Washington. La solution ne peut donc venir que des Européens eux-mêmes. Ce qui intéressant ici c’est de voir que la Chine, par ailleurs très attachée au principe du respect de la souveraineté des États, ne se prononce pas, comme on le sait, sur l’agression russe. Cette ambiguïté permet d’intimider par ailleurs les Occidentaux sur la question de Taïwan. Les Américains, par un effet de loupe, en font le prochain conflit alors qu’il me paraît fondamentalement difficile à envisager pour la Chine. Au reste, la Chine a une expérience suffisamment ancienne de savoir gagner une guerre sans combattre. De ce point de vue, Emmanuel Macron a raison de ne pas vouloir entraîner la France, de toute évidence à ses dépens et sans en avoir les moyens, dans une confrontation belligène au sujet de Taïwan. De même qu’il a raison de s’opposer à l’ouverture d’un bureau de l’OTAN à Tokyo. Désamorcer le risque d’un conflit sino-américain, chercher une troisième voie est la vocation historique, d’aucuns diraient « gaullienne », de la France. Cette troisième voie doit s’appliquer dans le domaine de l’écologie aussi et en la matière, il y a davantage d’appuis à espérer du côté chinois que du côté américain. En somme, vous l’avez compris, nous sommes les alliés des Américains mais nous ne partageons pas les mêmes intérêts.

Quels sont les objectifs de la tournée européenne de Xi Jinping ? Pour quelles raisons le président chinois poursuit-il sa tournée en Serbie et en Hongrie après avoir quitté la France ?

C’est une façon d’annoncer la suite, et qui est : nous, Chinois, souhaitons donner la priorité au développement de nos relations avec des pays qui affichent leur proximité de vue avec Moscou et avec nous. Dont acte. In fine, Xi Jinping recevra Vladimir Poutine à son retour à Pékin. Ce qui me conforte dans l’idée que Xi Jinping ne changera pas sa position vis-à-vis de la Russie. En somme, il existe désormais trois Europe. En premier lieu, la France, seule puissance nucléaire militaire de l’Union européenne, seule puissance de l’Union européenne à être membre du Conseil de Sécurité de l’ONU, et la présence de Madame Von der Leyen aux côtés d’Emmanuel Macron pour recevoir Xi Jinping était là pour rappeler que la France et les autorités de Bruxelles faisaient bloc face à la Chine. L’Allemagne, en second lieu, tentée par l’aventure de faire cavalier seul hier vis-à-vis de la Russie, aujourd’hui vis-à-vis de la Chine ; le chancelier Olaf Scholz s’étant rendu quelques jours plus tôt à Pékin. L’Europe des Balkans, enfin, et qui est la plus vulnérable. C’est l’Europe qui tourne le dos à Bruxelles. En d’autres mots, la visite de Xi Jinping est révélatrice des tensions fortes qui existent entre les Européens.

Comment la guerre d’Ukraine change l’Europe ? S. Kahn

Comment la guerre d’Ukraine change l’Europe ? S. Kahn

Par Arthur Robin, Marie-Caroline Reynier, Pierre Verluise, Sylvain Kahn -Diploweb – publié le 4 mai 2024  

https://www.diploweb.com/Video-Comment-la-guerre-d-Ukraine-change-l-Europe-S-Kahn.html


Sylvain Kahn, professeur agrégé d’histoire à Sciences Po, docteur en géographie, chercheur au Centre d’histoire de Sciences Po. Auteur de « L’Europe face à l’Ukraine », PUF, 2024.
Synthèse de la conférence par Marie-Caroline Reynier, diplômée d’un M2 de Sciences Po. Co-organisation de la conférence Pierre Verluise, fondateur du Diploweb et l’ADEA MRIAE de l’Université Paris I, CINUP et Centre géopolitique. Images et son : Arthur Robin. Montage : Arthur Robin et Pierre Verluise.

Alors que la guerre d’Ukraine a débuté le 24 février 2022, quelle est la situation sur le front 2 ans après ? Quelles sont les transformations induites par la guerre d’Ukraine en Europe ? En quoi cette guerre a-t-elle un impact sur la société européenne ainsi que sur la construction européenne ? Est-ce que la guerre d’Ukraine a un impact sur les opinions publiques européennes ? Le Pr Sylvain Kahn répond. La vidéo est accompagnée d’une synthèse rédigée par Marie-Caroline Reynier, validée par S. Kahn.

Cette vidéo peut être diffusée en amphi pour nourrir un cours et un débat. Voir sur youtube/Diploweb

Synthèse de la conférence complète par Marie-Caroline Reynier pour Diploweb, validée par S. Kahn

Alors que la guerre d’Ukraine a débuté le 24 février 2022, quelle est la situation sur le front 2 ans après ?

Sylvain Kahn [1] rappelle la chronologie de l’opération militaire lancée par l’État russe en février 2022, dont l’objectif était d’envahir et de contrôler la totalité de l’Ukraine. Cette offensive est rapidement stoppée, à la grande surprise des observateurs puisque l’armée ukrainienne est, sur le papier, bien moins importante que celle de l’État russe. Durant l’automne 2022, l’armée russe est repoussée au-delà de la rive droite du Dniepr. La Russie occupe mi-mars 2024 une partie (17 à 20 %) du territoire ukrainien, dans l’Est.

S. Kahn constate que la guerre d’Ukraine est partie pour durer longtemps, et fait l’analogie, en termes de durée et de forme de front, avec la Première Guerre mondiale (1914-1918). Plus précisément, il compare la situation de mars 2024 avec la ligne de front en 1916, figée mais caractérisée par des combats quotidiens, durs et très meurtriers. En effet, le front en Ukraine n’est actuellement pas gelé mais bien figé. Le fait que cette guerre puisse durer longtemps incite les Ukrainiens à demander davantage de matériel à leurs alliés européens. Si les Européens et les Américains ont puisé dans leurs stocks, l’Ukraine n’est mi-mars 2024 pas suffisamment approvisionnée pour riposter comme elle le souhaite. Les Ukrainiens s’adaptent donc pour fabriquer une zone de défense et éviter une contre-offensive russe au printemps 2024. Enfin, en raison des dissensions américaines concernant le soutien à l’Ukraine, S. Kahn souligne que la capacité ukrainienne à changer le cours de la guerre repose de plus en plus sur les épaules des Européens. Pour que les pays membre de l’UE atteignent leur objectif, fixé en Conseil européen, à savoir que l’Ukraine recouvre l’entièreté de son intégrité territoriale, ceux-ci doivent faire plus pour aider l’Ukraine.

S. Kahn fait également le point sur le lourd bilan humain causé par cette guerre. Du côté ukrainien (dont la population est de 38 millions d’habitants), si le gouvernement avance officiellement le chiffre de 31 000 morts, la fourchette se situerait plutôt entre 50 000 et 80 000 morts, et 100 000 retirés (personnes blessées). Ce bilan est d’autant plus coûteux pour l’Ukraine que l’armée russe a pour tactique de bombarder systématiquement les villes (ce faisant, les populations civiles) et les infrastructures critiques que les Ukrainiens reconstruisent quasiment au jour le jour. Du côté russe (dont la population atteint 144 millions d’habitants), le nombre de morts au combat serait 2 fois plus élevé que chez les Ukrainiens. En effet, le gouvernement russe ne cherche pas à économiser ses troupes, au contraire. La Russie envoie ainsi des prisonniers au front, verse des soldes élevées pour attirer les citoyens de la Fédération de Russie, en particulier des territoires périphériques défavorisés, et offre d’importants dédommagements afin d’éviter les mouvements de contestation des familles.

Sylvain Kahn
Sylvain Kahn, professeur agrégé d’histoire à Sciences Po, docteur en géographie, chercheur au Centre d’histoire de Sciences Po. Auteur de « L’Europe face à l’Ukraine », PUF, 2024.

Quelles sont les transformations induites par la guerre d’Ukraine en Europe ? En quoi cette guerre a-t-elle un impact sur la société européenne ainsi que sur la construction européenne ?

S. Kahn note que l’expression « la guerre est de retour en Europe » est beaucoup usitée. Cependant, aucun pays européen (au sens des 30 pays membres de l’Union européenne et de l’Espace économique européen) ne fait la guerre. Même si la question de l’envoi de troupes au sol a été soulevée par le président français E. Macron le 26 février 2024 lors de la Conférence de soutien à l’Ukraine, aucun pays membre de l’UE n’envoie actuellement de contingent en Ukraine (hors forces spéciales, par définition peu nombreuses et clandestines). S. Kahn mentionne également l’utilisation de l’expression « économie de guerre », employée lorsque le politique décide d’orienter l’appareil productif vers l’industrie militaire de manière coercitive, sans que cela ne se matérialise pour l’instant. Pour autant, comme l’illustrent de nombreuses enquêtes d’opinion, dont les Eurobaromètres, les Européens peuvent avoir le sentiment d’être menacé actuellement.

En outre, cette guerre permet aux Européens de réaliser qu’ils disposent d’une boîte à outils, l’UE et ses politiques publiques, construite depuis 3 générations. En effet, S. Kahn souligne la longévité de la construction européenne, depuis la Déclaration Schuman (1950), le Traité de Paris (1951) instituant la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) et le Traité de Rome (1957).

Durant ce qu’il désigne comme la « crise des 15 ans » (2005 à 2020), le sentiment dominant était que l’Union européenne faisait partie du problème et des nombreuses difficultés à résoudre. Depuis 2020, au vu de sa réponse – collective – au Brexit, puis de celles données aux chocs externes du COVID et de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, l’impression dominante est que l’UE fait partie de la solution.

La guerre d’Ukraine concerne tout particulièrement l’UE puisque l’UE partage 2257 km de frontières communes avec la Russie – dont l’exclave de Kaliningrad – et 1300 km de frontière avec l’Ukraine qui est un pays associé à l’UE depuis 2017.

Enfin, la guerre d’Ukraine a un impact décisif sur la construction européenne en ce que les États européens ont décidé d’agir de façon géopolitique depuis février 2022 : ils décident d’élargir à nouveau l’UE pour lutter contre la Russie ; et ils se posent avec acuité la question de leur défense collective dans le cadre de l’UE. Comme le soulignent les enquêtes Eurobaromètre, les citoyens européens s’expriment nettement en faveur de la mise en place d’une politique européenne de défense. Néanmoins, en dépit de cette demande citoyenne pour une défense européenne, la classe politique ne se presse pas d’y répondre de façon effective. Or, cette demande devient urgente. S. Kahn met donc en avant l’opportunité que représentent les élections européennes de juin 2024 pour que les gouvernements et les citoyens se saisissent du thème de débat suivant : qu’est-ce que serait une politique européenne de défense ? Ce sujet est paradoxal puisque la construction européenne se caractérise par l’absence de guerre entre les pays qui en sont membres.

En ce sens, S. Kahn reprend à son compte l’interrogation formulée par Jean-Louis Bourlanges, président de la Commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale : est-ce que les Européens sont en paix parce qu’ils ont fait l’UE ou est-ce qu’ils ont fait l’UE car ils sont en paix ? Il avance l’hypothèse suivante : lorsqu’un pays demande à entrer dans l’UE, il sait que faire la guerre à ses voisins n’est plus une option. Les Européens ont ainsi rompu avec leur histoire pluriséculaire, à savoir « qu’en Europe, l’État a fait la guerre et la guerre a fait l’État » (Charles Taylor).

Le prix Nobel de la paix attribué à l’UE en 2012 est venu souligner que les Européens ne se font plus la guerre entre eux depuis 60 ans (près de 75 ans maintenant). Néanmoins, un changement prégnant est à l’œuvre : alors que les Européens se sont construits autour de l’idée qu’ils ont mieux à faire que la guerre entre eux, ils se demandent désormais comment ils peuvent ensemble se préparer à se défendre et à faire la guerre à un État extérieur à eux susceptible de les agresser d’une façon ou d’une autre.

Est-ce que la guerre d’Ukraine a un impact sur les opinions publiques européennes ?

Les enquêtes Eurobaromètre, notamment, montrent un clair soutien de l’opinion publique européenne aux mesures prises par l’Union européenne en réponse à l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Si les Européens s’expriment majoritairement en faveur de la politique européenne pour l’Ukraine, cette majorité peut être écrasante (Portugal, Pays-Bas, Estonie) ou nette ; elle peut-être plus mesurée dans certains pays seulement (Grèce, Slovaquie, Bulgarie).

Plus précisément, ces enquêtes mesurent le soutien aux différentes manières dont l’UE soutient l’Ukraine, à savoir l’aide humanitaire aux populations touchées par la guerre, le soutien financier et budgétaire, le soutien militaire, les sanctions économiques contre la Russie. Sur ces quatre items, le soutien humanitaire recueille la plus grande approbation ; le soutien financier fait l’unanimité, avec des nuances sensibles selon les pays ; le soutien militaire, majoritaire, est le soutien qui est le plus nuancé. Ainsi, le Portugal, l’Irlande, la Suède, les Pays-Bas, la Pologne, la Finlande, l’Estonie sont les pays où l’opinion publique exprime la plus nette approbation concernant le soutien militaire. Si certains de ces pays (Suède, Finlande, Estonie, Pologne) ont pour point commun d’avoir été directement confronté à l’impérialisme russe puis soviétique, d’autres (Portugal, Pays-Bas, Irlande) partagent avec eux le trait caractéristique d’avoir été en proie à l’impérialisme d’un pays voisin au cours de leur histoire.

Enfin, S. Kahn note que, mi-mars 2024, le débat concernant la politique européenne de défense n’est pas présent dans la campagne des élections européennes. Sans doute car ce sujet est consensuel. Les sujets structurants sont plutôt le Pacte vert et la politique migratoire européenne. Il explique cette absence de débat en matière de défense par le net soutien à la politique menée par l’UE en appui à l’Ukraine. Mais, S. Kahn souligne que ce débat serait opportun, afin de déterminer concrètement la nature de cette politique ainsi que les choix industriels et budgétaires.

Copyright Mai 2024-Reynier/Diploweb.com

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M. Macron précise ses intentions sur la dissuasion… en se méprenant sur l’histoire de la doctrine française

M. Macron précise ses intentions sur la dissuasion… en se méprenant sur l’histoire de la doctrine française

https://www.opex360.com/2024/05/03/m-macron-precise-ses-intentions-sur-la-dissuasion-en-se-meprenant-sur-lhistoire-de-la-doctrine-francaise/


« La dissuasion nucléaire est en effet au cœur de la stratégie de défense française. Elle est donc par essence un élément incontournable de la défense du continent européen. C’est grâce à cette défense crédible que nous pourrons bâtir les garanties de sécurité qu’attendent tous nos partenaires, partout en Europe, et qui aura vocation aussi à construire le cadre de sécurité commun, garantie de sécurité pour chacun », a d’abord affirmé le locataire de l’Élysée, lors d’un discours sur l’Europe prononcé à la Sorbonne, le 25 avril.

Puis, deux jours plus tard, il a de nouveau abordé ce sujet à l’occasion d’un dialogue avec de « jeunes européens » publié par les journaux du groupe Ebra. Là, il a souhaité « ouvrir un débat » devant inclure « la défense anti-missile, les tirs d’armes de longue portée, l’arme nucléaire pour ceux qui l’ont ou qui disposent sur leur sol de l’arme nucléaire américaine ». Et d’insister : « Mettons tout sur la table et regardons ce qui nous protège véritablement de manière crédible. La France gardera sa spécificité mais est prête à contribuer davantage à la défense du sol européen ».

En réalité, M. Macron n’a rien proposé de nouveau. Et ses propos sont même en retrait par rapport à ceux qu’il avait tenus à l’École Militaire, le 7 février 2020. En effet, tout en excluant toute idée de mutualisation, il avait déclaré que les « intérêts vitaux de la France » avaient « désormais une dimension européenne », avant de proposer un « dialogue stratégique avec nos partenaires européens qui y sont prêts sur le rôle de la dissuasion nucléaire française dans notre sécurité collective ». Et d’ajouter que « les partenaires européens qui souhaitent s’engager sur cette voie pourront être associés aux exercices » menés par les forces stratégiques françaises.

Ces propositions ne reçurent pas l’accueil que M. Macron aurait souhaité, certains pays européens, à commencer par l’Allemagne, ayant fait part de leur scepticisme. Et puis la crise du covid fit passer ce débat au second plan… Cela étant, la guerre en Ukraine et le possible affaiblissement du lien transatlantique ont changé la donne. D’où la volonté du chef de l’État de remettre le sujet sur la table. Il s’en est d’ailleurs de nouveau expliqué dans un entretien accordé au très influent hebdomadaire « The Economist », en précisant sa pensée.

D’abord, le débat qu’il appelle de ses vœux aurait la Communauté politique européenne pour cadre. Pour rappel, cette structure vise à renforcer les liens entre l’Union européenne [UE] et les pays qui partagent ses « valeurs » sans en faire partie.

« Nous devons, nous en Européens, nous dire comment, de manière crédible, nous défendons notre espace et comment ensuite, de manière crédible et durable, nous construisons pour chacun des États membres une garantie de sécurité […]. Ce que je souhaite, c’est d’arrimer la discussion dans le cadre de la Communauté politique européenne. Vous avez autour de la table tous les pays de l’Europe au sens le plus large et nous avons des bases de discussion avec les coopérations qui existent au sein des membres de l’UE, mais aussi les coopérations bilatérales, la plus structurante pour nous sur ce volet étant sans doute celle que nous avons avec le Royaume-Uni », a en effet expliqué M. Macron.

S’agissant du rôle que pourrait avoir la dissuasion nucléaire française dans l’architecture de sécurité européenne, le chef de l’État a tracé, en quelque sorte, des lignes routes.

« La dissuasion, c’est le cœur de la souveraineté. Donc la dissuasion nucléaire française, y compris de par ses règles d’engagement, est la quintessence de la souveraineté du peuple français puisque c’est le Président de la République, comme chef des armées, qui définit l’engagement de cette force nucléaire dans toutes ses composantes et qui définit les intérêts vitaux de la France. Il ne s’agit pas de changer cela. Mais il s’agit de dire, de par la nature de nos intérêts vitaux et des choix qui sont les nôtres, notre géographie, que nous contribuons à la crédibilité de la défense européenne. Nous avons donc un cadre stratégique », a expliqué Emmanuel Macron.

Et d’ajouter : « Nous voulons bâtir un concept stratégique efficace et crédible de défense commune, qui est le préalable à un cadre commun de sécurité des Européens. Il faut que l’arme nucléaire soit intégrée dans la réflexion, avec les limites connues de son engagement et sans les changer. Donc je propose en quelque sorte de dire que nous avons cette capacité » et qu’elle « doit être prise en compte et comprise par nos partenaires pour éviter aussi des redondances […], sans pour autant la mutualiser, compte tenu des sensibilités politiques qui sont celles des [différents] pays et des règles d’engagement qui sont les nôtres ».

Cependant, le président a commis quelques erreurs factuelles dans son exposé. Ainsi, contrairement à ce qu’il a avancé, ce n’est pas François Mitterrand qui, le premier, a indiqué que « l’Europe faisait partie des intérêts vitaux » : cette mention avait été suggérée dans le Livre blanc sur la défense de 1972, sous la présidence de Georges Pompidou.

« Si la dissuasion est réservée à la protection de nos intérêts vitaux, la limite de ceux-ci est nécessairement floue. […] La France vit dans un tissu d’intérêts qui dépasse ses frontières. Elle n’est pas isolée. L’Europe occidentale ne peut donc dans son ensemble manquer de bénéficier, indirectement de la stratégie française qui constitue un facteur stable et déterminant de la sécurité en Europe », avait avancé ce document.

Ensuite, en répondant à la question de savoir s’il fallait des armes nucléaires tactiques pour « gérer une escalade potentielle », M. Macron a fait une autre erreur en affirmant que la France avait « toujours refusé l’emploi tactique de l’arme nucléaire » car « notre doctrine est celle des dommages inacceptables et non pas de la guerre nucléaire limitée ».

En effet, au début des années 1970, la France s’est dotée de bombes nucléaires tactiques AN-52, mises en œuvre d’abord par des Mirage IIIE, puis par des Jaguar A et des Super Étendard. Toutes ont été retirés du service en 1991, après avoir été remplacées par des missiles de croisière Air Sol Moyenne Portée [ASMP]. L’armée de Terre a également été munie de missiles nucléaire tactiques, avec les Pluton [d’une portée comprise entre 20 et 120 km], puis les Hadès, les derniers ayant été démantelés en 1997.

« S’agissant des armes nucléaires tactiques, si les Américains et les Soviétiques en possèdent – et en quantité considérable – c’est qu’ils y ont intérêt. Nous avons la capacité technique, industrielle et financière de développer à notre tour de tels armements ; il est logique que nous cherchions à en tirer profit », avait d’ailleurs fait valoir Jacques Chirac, alors Premier ministre, lors de la mise en service des missiles Pluton, en 1975.

En outre, avait-il ajouté, « nous devons étendre notre dissuasion à des formes d’agression pour lesquelles la menace d’une riposte stratégique ne serait pas d’emblée crédible et qui sont donc les plus probables. Il s’agit, en d’autres termes, de nous donner les moyens d’une stratégie plus nuancée – et par conséquent, plus efficace – que celle d’une dissuasion ne reposant que sur des armes stratégiques et qui pourrait nous contraindre, en cas de conflit, à l’alternative soit de céder à l’agresseur, hypothèse que nous ne pouvons admettre, soit de porter ce conflit au niveau de violence le plus extrême, ce que nous voulons justement éviter ».

Enfin, M. Chirac avait donné une troisième justification à ces armes nucléaires tactiques. Justification qui, d’ailleurs, rejoint les préoccupations de M. Macron.

« Sachant son sort lié à celui de l’Europe, la France entend jouer dans la défense du continent auquel elle appartient un rôle à la mesure de ses capacités. Pour cela nous ne pouvons nous contenter de ‘sanctuariser’ notre propre territoire et il nous faut regarder au-delà de nos frontières. À cet égard, parce que ces armes sont françaises et que sur notre continent elles sont authentiquement européennes, elles apportent à la défense de l’Europe, par leur existence même, une contribution dont nos alliés – et nous-mêmes – n’avons pas encore pris exactement la mesure », avait-il détaillé.

La doctrine française a évolué au début des années 1980, quand, alors Premier ministre, Pierre Mauroy évoqua – sans le nommer – le concept d’ultime avertissement. « Il ne s’agit […] pas d’utiliser l’armement nucléaire tactique pour gagner une bataille, mais de brandir, grâce à lui, de façon crédible, la menace nucléaire stratégique si un conflit armé devait être malgré tout déclenché par l’agresseur sur le théâtre européen », avait-il dit.

Alors chef d’état-major des armées [CEMA], le général Jeannou Lacaze donna des précisions peu après. « Notre concept d’emploi ou de non-emploi […] consiste à envisager la menace ou l’emploi éventuel des armements nucléaires tactiques comme l’ultime avertissement qui serait adressé à l’agresseur avant l’utilisation des armements stratégiques, afin de l’amener à renoncer à son entreprise ».

Actuellement, la doctrine nucléaire française repose toujours sur ce concept, les Forces aériennes stratégiques [FAS] et la Force aéronavale nucléaire [FANu] étant susceptibles d’être sollicitées pour adresser un « ultime avertissement » à quiconque serait sur le point de s’en prendre aux « intérêts vitaux ». Pour cela, elles disposent de l’ASMP-A, décrit comme étant un « missile nucléaire tactique de dernier avertissement ». Les quatre sous-marins nucléaires lanceurs d’engins [SNLE] de la Force océanique stratégique [FOST] constituent la « garantie ultime » de par leur capacité, avec leurs missiles M51, d’infliger des dommages inacceptables à l’adversaire.

La politique européenne de défense, un chantier toujours en cours

La politique européenne de défense, un chantier toujours en cours

La politique de sécurité et de défense commune (PSDC) de l’Union européenne, active depuis 2007, est l’aboutissement d’un processus bien plus ancien. Indissociable de l’OTAN, elle est aujourd’hui confrontée au défi d’une industrie de défense européenne.

Visuel de représentatif de la politique européenne de défense

 

IHEDN – publié le 22 avril 2024

https://ihedn.fr/2024/04/22/la-politique-europeenne-de-defense-un-chantier-toujours-en-cours/


Cette semaine, l’IHEDN accueille à Paris un module du 19e Cours de haut niveau de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC), organisé par le Collège européen de sécurité et de défense. C’est l’occasion de se pencher sur la PSDC, un outil important mais méconnu du grand public, qui s’inscrit dans une volonté ancienne de constitution d’une défense européenne.

1948, 1949 : ces deux années sont fondatrices pour la défense européenne telle qu’elle existe aujourd’hui. Le 17 avril 1948, la Belgique, le Luxembourg, les Pays-Bas, le Royaume-Uni et la France signent le traité de Bruxelles, fondant l’Union occidentale (UO) qui vise à instaurer une coopération militaire, économique, sociale et culturelle entre ces États. S’y ajoute une clause de défense mutuelle. Moins d’un an après, le 4 avril 1949, c’est la naissance de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN). Trois quarts de siècle plus tard, la PSDC de l’Union européenne, lointaine descendante de l’UO, est toujours étroitement liée à l’OTAN.

Ces deux entités sont nées dans un contexte tendu : fin de la Seconde Guerre mondiale, début de la guerre froide, bientôt la guerre de Corée… Après l’échec du projet de création d’une armée européenne sous commandement de l’OTAN dans le cadre de la Communauté européenne de défense (CED) en 1954, l’Alliance atlantique apparaît comme la solution préférée des États membres de l’UE pour leur défense commune. Ce qui ne les a pas empêchés de se doter d’outils communs.

UNE STRATÉGIE CAPACITAIRE, OPÉRATIONNELLE ET INDUSTRIELLE

En effet, la chute du bloc soviétique au début des années 1990 a conduit l’UE à renforcer largement sa capacité de défense. En 1992, le traité de Maastricht instaure l’Union européenne et la base sur trois « piliers », dont la politique étrangère et de sécurité commune (PESC). Dans ce cadre, le traité de Nice en 2001 lance la politique européenne de sécurité et de défense (PESD), à laquelle succède la PSDC après le traité de Lisbonne, signé en 2007.

Placée sous l’autorité du Haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, actuellement l’Espagnol Josep Borrell, la PSDC constitue une avancée conséquente dans la construction d’une Europe de la défense. À compter de 2016, elle est encore consolidée quand le Conseil européen valide la stratégie globale de l’Union. Trois axes sont identifiés pour l’approfondir :

  • Capacitaire : un examen annuel coordonné en matière de défense est instauré : en examinant les plans de défenses des États membres, il vise à mieux les coordonner. Surtout, la coopération structurée permanente (CSP) permet désormais aux membres qui le souhaitent de développer des projets en commun ;
  • Opérationnel : création d’une capacité militaire d’opération et de conduite puis, pour les membres qui le souhaitent, d’une initiative européenne d’intervention ; les groupements tactiques de l’UE, créés en 2007, peuvent en être l’instrument ;
  • Industriel et financier : adoption du plan d’action européen de la défense, visant à renforcer la base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE).

24 OPÉRATIONS EN COURS ACTUELLEMENT

Depuis 2021, l’UE travaille aussi à la mise en place d’une boussole stratégique. La PSDC est aujourd’hui dotée d’un comité militaire (UEMC), d’un état-major (EMUE), et de plusieurs entités comme l’Agence européenne de défense (AED), le Fonds européen de la défense (rattaché à la Commission), un institut d’études et de sécurité (ISS), une agence de renseignement (le Centre de situation et du renseignement de l’Union européenne) et même d’une agence de satellites (le Centre satellitaire de l’Union européenne). À l’heure actuelle, pas moins de 24 opérations sont menées dans le cadre de la PSDC, dont 10 strictement militaires et une civilo-militaire, en Ukraine, Bosnie-Herzégovine, en Libye, en mer Rouge, en Somalie, au Mozambique…

Reste que parmi les 27 membres de l’UE (tous impliqués dans la PSDC depuis que le Danemark l’a rejointe en 2022), 23 sont aussi membres de l’OTAN. Or, « dans un contexte de guerre en Europe, guerre d’agression russe menée « sous voûte nucléaire », l’intuition de la vaste majorité des États membres est de s’engager davantage au sein de l’OTAN », constate Johanna Möhring, chercheuse associée au Centre Thucydide de l’université Paris II-Panthéon Assas et au Center for Advanced Security, Strategic and Integration Studies (CASSIS) de l’université de Bonn (Allemagne). Ils entendent donc « renforcer ses capacités militaires, en dépit des fragilités potentielles de la garantie de sécurité, nucléaire et conventionnelle, des États-Unis au cœur de l’Alliance ».

Cette tendance se traduit aussi du côté de la BITDE, selon la chercheuse : « Malgré de nouvelles initiatives et des outils d’incitation financière encourageant l’achat d’armement et l’investissement dans le domaine de la défense européenne, on constate une baisse des achats conjoints entre Européens, et une hausse spectaculaire d’acquisitions d’armements extra-européens, notamment américains, dans les dernières années. »

JOHANNA MÖHRING : « L’ENJEU CENTRAL ACTUEL EST L’INDUSTRIE DE DÉFENSE »

Alors que certains spécialistes prédisent qu’une élection de Donald Trump en novembre pousserait les membres de l’UE à renforcer la PSDC, Johanna Möhring n’est pas de cet avis : « Une présidence Trump 2 augmentera encore les efforts européens d’investissement au sein de l’OTAN. »

Pour elle, le dossier le plus crucial reste la dimension industrielle : « L’enjeu central actuel est la question de l’industrie de défense, qui conditionnera notre capacité à agir de façon autonome à l’avenir. Beaucoup dépend donc d’une dynamique se saisissant des outils UE existants et futurs et d’un soutien des capitales-clés pour une politique industrielle de défense européenne, ce qui est loin d’être une certitude. »

En attendant, relève la chercheuse, « la dissuasion et la défense conventionnelle » de l’UE sont « exclusivement pensées dans le cadre de l’OTAN ».

Affrontement commercial Chine – États-Unis : la guerre des OS aura bien lieu

Billet du lundi 29 avril 2024 rédigé par Christopher Coonen* – Geopragma –

https://geopragma.fr/affrontement-commercial-chine-etats-unis-la-guerre-des-os-aura-bien-lieu/


*membre du Conseil d’administration de Geopragma

Depuis quelques temps, le déploiement de la 5G à l’échelle mondiale a renforcé la confrontation commerciale entre la Chine et les États-Unis par le biais de la société Huawei et d’autres prestataires, au sujet notamment du contrôle des données et des systèmes applicatifs ou OS. Ce conflit s’envenime plus encore, reflétant la déclinaison numérique de la rivalité géopolitique tous azimuts entre ces deux empires.

Pour rappel, Huawei est un leader mondial de construction de réseaux de communication et l’un des tous premiers fournisseurs de la dernière génération de technologie de téléphonie mobile 5G en cours de déploiement à l’échelle planétaire. Grâce au débit phénoménal de la 5G et à sa puissance logarithmique par rapport aux capacités du standard actuel 4G, le plus répandu actuellement, nous assistons à une très forte accélération de la quantité de données générées, échangées et analysées au niveau mondial.

Dans ce chapitre de ladite guerre commerciale, les enjeux de l’accès aux données et de leur traitement sont donc colossaux.

D’une part, certains gouvernements sont inquiets de voir une puissance étrangère capter des données sensibles. Non seulement dans le cadre de l’utilisation de smartphones, mais aussi dans le contexte d’une myriade d’usages concernant les villes et engins connectés, qu’ils soient d’application civile ou militaire : les voitures autonomes, la domotique, mais aussi le ciblage de missiles seront de plus en plus dépendants de la 5G. Une opportunité certes, mais aussi une vulnérabilité si ces données et/ou leurs usages venaient à être captés et détournés par des parties adverses et tierces, soit directement sur les smartphones ou objets connectés, soit via des « portes » installées au sein des réseaux terrestres et sous-marins.

Les États-Unis ont mis une pression maximale sur leurs propres opérateurs télécom Verizon et AT&T et sur ceux d’autres pays, afin qu’ils interdisent à Huawei leurs appels d’offre pour équiper leurs réseaux avec la technologie 5G, leur préférant les prestataires occidentaux tels que Cisco, Nokia, Alcatel ou encore Ericsson.  L’Australie, l’Allemagne, le Japon, la Nouvelle-Zélande, la Pologne, la République Tchèque, et le Royaume-Uni ont ainsi banni Huawei et son concurrent chinois ZTE de leurs appels d’offre … Jusqu’à faire chanter les Polonais en brandissant la menace d’annuler la construction d’une base de l’OTAN chiffrée à $2 milliards. En revanche, la Corée du sud, la Russie, la Thaïlande et la France testent la technologie Huawei et/ ou l’installent avec des caveats : la France par exemple, interdira à Huawei de géo localiser ses utilisateurs français. D’autres pays comme l’Italie et les Pays-Bas explorent toujours la possibilité d’utiliser Huawei ou ZTE versus d’autres fournisseurs occidentaux.

D’autre part, l’autre enjeu de tout premier ordre dans le déploiement de la 5G est celui de l’intelligence artificielle. Une façon de l’illustrer est d’imaginer les méta et micro données comme le « pétrole » nourrissant cette forme d’intelligence et le « machine learning » et les algorithmes comme « l’électricité » pour obtenir le résultat final qui permet de connecter toutes sortes d’objets chez les particuliers, au sein des villes, dans les applications militaires et de proposer des services qui vont préempter les souhaits des personnes ou des institutions avant même qu’elles n’en fassent la demande.

Puisque la puissance de la 5G augmentera de manière significative la quantité de données générées et échangées, ce pipeline sera un facilitateur et un conduit stratégique pour abreuver les algorithmes de ce « pétrole ». La quantité des données est donc absolument primordiale pour offrir un niveau inégalé dans la qualité de cette intelligence artificielle. Et la Chine, avec sa démographie cinq fois supérieure à celle des États-Unis, a d’emblée un avantage concurrentiel dans la quantité de données pouvant être captées et traitées. Plus encore si elle a accès aux données des populations d’autres nations via les applications des smartphones …

C’est donc sans surprise que la détérioration de la relation sino-américaine s’est creusée et qu’une escalade des tensions se manifeste de plus en plus explicitement :  Google, Facebook et d’autres géants américains du Net ont annoncé qu’ils interdisaient à Huawei et aux autres acteurs chinois l’accès à leur Operating System/OS comme Androïd et à leurs applications.

Outre l’interdiction d’accès aux données, ce sont des décisions lourdes de conséquences et de risques in fine d’ordre stratégique car elles vont pousser l’entreprise chinoise (et peut-être aussi les Russes qui sait ?), à développer leur propre OS. Huawei a d’ailleurs réactivé son OS « Hongmeng » en sommeil depuis 2012.

Cette rétorsion américaine va donc engendrer une réaction en chaine à l’issue ultime encore imprévisible. Dans l’immédiat, c’est la complexité de gestion et les risques de confusion pour les consommateurs mais aussi les opérateurs téléphoniques et tout l’écosystème des développeurs d’applications qui vont exploser. En effet, au lieu de développer deux versions d’une même application et d’obtenir les certifications nécessaires de la part d’Apple et d’Android/Google, les développeurs devront désormais le faire à trois voire quatre reprises. Les coûts de maintenance et de mises à jour des applications vont exploser.

Malgré tout, cette action s’inscrit logiquement dans cette « ruée vers les données » car du point de vue des États-Unis, toute démarche qui limite l’accès des données afférentes aux milliards de comptes des applications est bonne à prendre.  « Malgré eux », les acteurs chinois vont s’affranchir de la domination américaine et exercer une nouvelle forme de souveraineté technologique et économique en développant leurs propres OS.

Il est probable que Huawei équipera de nombreux pays avec sa technologie 5G ; c’est logique par rapport à son expertise et à son poids dans le secteur et au rôle de premier plan de la Chine dans l’économie mondiale. Après tout, les États-Unis n’ont-ils pas équipé depuis les années 1920 la plupart des pays avec des ordinateurs personnels, des réseaux informatiques, des serveurs et des smartphones ? Nous sommes-nous posé les mêmes questions avec autant de discernement depuis lors sur l’accès aux données par leurs sociétés et le gouvernement américain ? Il est certain que les activités de la NSA et l’adoption des lois US « Cloud Act I et II » ont permis aux GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) et à l’Oncle Sam d’accéder aux données de milliards d’inter- et mobi-nautes.

L’appréciation de cette rivalité sino-américaine est sans doute le fruit de l’hypocrisie d’un empire jaloux envers la montée en puissance d’un autre, et nous ne pouvons que déplorer à nouveau l’absence de l’Europe comme acteur incontournable de ces développements technologiques et économiques majeurs. La guerre des OS aura bien lieu, et le « Vieux » continent sera en plein tir croisé

Défense européenne : Emmanuel Macron sous le feu des critiques après ses propos sur l’arme nucléaire

Défense européenne : Emmanuel Macron sous le feu des critiques après ses propos sur l’arme nucléaire

Les propos d’Emmanuel Macron ont largement fait réagir, à droite comme à gauche.
Les propos d’Emmanuel Macron ont largement fait réagir, à droite comme à gauche. AFP POOL – LUDOVIC MARIN / POOL
Midi -Libre avec AFP – Publié le

Vendredi, au cours d’un entretien avec douze jeunes réunis par les journaux du groupe Ebra, le chef de l’Etat a estimé qu’il fallait rouvrir le débat d’une défense européenne qui profiterait de l’arme de dissuasion nucléaire française. Une petite phrase qui a fait réagir nombre de ses opposants.

« Mettons tout sur la table ». En proposant d’inclure les armes nucléaires dans le débat sur une Europe de la défense en construction, le président français Emmanuel Macron a déclenché une pluie de critiques parmi les oppositions qui lui ont reproché de « brader » la souveraineté nationale.

Dans le sillage de son discours sur l’Europe de La Sorbonne, le chef de l’État rencontrait vendredi à Strasbourg une douzaine de jeunes, un entretien organisé par les journaux régionaux du groupe Ebra (Est-Bourgogne-Rhône-Alpes) qui l’ont publié samedi soir.

« Quand nos intérêts vitaux sont menacés…« 

« La France est-elle donc prête à européaniser sa capacité de dissuasion nucléaire ? », lui demande un de ses interlocuteurs, Linus. Emmanuel Macron reprend l’argumentaire développé jeudi dans son discours, celui en faveur d’une défense européenne « crédible ». Il évoque ensuite le déploiement de boucliers antimissiles – « mais il faut être sûr qu’ils bloquent tous les missiles »-, les armes à longue portée, puis l’arme nucléaire.

« La doctrine française est qu’on peut l’utiliser quand nos intérêts vitaux sont menacés. J’ai déjà dit qu’il y a une dimension européenne dans ces intérêts vitaux », a-t-il poursuivi. « Je suis pour ouvrir ce débat qui doit donc inclure la défense antimissile, les tirs d’armes de longue portée, l’arme nucléaire pour ceux qui l’ont ou qui disposent sur leur sol de l’arme nucléaire américaine. Mettons tout sur la table et regardons ce qui nous protège véritablement de manière crédible », a-t-il encore déclaré.

« Un chef de l’État ne devrait pas dire ça »

François-Xavier Bellamy, tête de liste Les Républicains (LR) aux élections européennes du 9 juin a dénoncé une déclaration d’une « gravité exceptionnelle parce que là nous touchons au nerf même de la souveraineté française« . « Un chef de l’État français ne devrait pas dire ça », s’est-il emporté au « Grand Rendez-Vous Europe1/CNews/Les Echos ».

Depuis le Brexit et la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, la France est le seul de ses États membres à disposer de la dissuasion nucléaire. Le dialogue sur les questions de sécurité se poursuit cependant avec Londres, notamment au sein de la Communauté politique européenne (CPE), un forum nouvellement créé à l’initiative du président français.

Dans son intervention à la Sorbonne, M. Macron avait déjà abordé cette question de l’arme nucléaire française. « La dissuasion nucléaire est en effet au cœur de la stratégie de défense française. Elle est donc par essence un élément incontournable de la défense du continent européen », avait-il dit, reprenant des aspects d’un discours-clé sur la dissuasion prononcé en février 2020.

Divergences

Comme la droite, La France insoumise (LFI) a estimé dimanche, dans un communiqué de son groupe parlementaire, que M. Macron « vient de porter un nouveau coup à la crédibilité de la dissuasion nucléaire française« . « La doctrine nucléaire française, c’est que nous ne croyons pas au parapluie. On ne va pas déclencher un feu nucléaire pour un autre pays », a déclaré la cheffe du groupe Mathilde Panot sur RTL/Le Figaro/M6.

Le président du MoDem François Bayrou, allié d’Emmanuel Macron, a répondu que les intérêts vitaux de la France et de l’Europe pouvaient parfois se confondre. « Imaginez une menace mortelle contre l’Allemagne. Vous croyez que nous serions à l’abri ? Vous croyez que nos intérêts vitaux ne seraient pas engagés par une menace de cet ordre ? », s’est-il interrogé sur LCI.

À l’extrême droite, l’eurodéputé RN Thierry Mariani a affirmé sur X que « Macron est en train de devenir un danger national ». « Après l’arme nucléaire, suivra le siège permanent de la France au conseil de sécurité de l’ONU qui sera lui aussi bradé à l’Union Européenne« , s’est-il insurgé.

Aux antipodes, la tête de liste des Écologistes aux européennes Marie Toussaint, favorable à un « saut fédéral européen« , a considéré sur France 3 que cela signifiait le « partage de cette force qu’est l’arme française, donc le nucléaire aussi ».

Un débat relancé par la guerre en Ukraine

La construction d’une Europe de la défense est depuis très longtemps un objectif de la France, mais elle s’est souvent heurtée aux réticences de ses partenaires qui jugeaient plus sûr le parapluie de l’Otan. L’invasion de l’Ukraine par la Russie, en février 2022, et le possible retour à la Maison-Blanche de Donald Trump ont cependant relancé la pertinence du débat sur une autonomie européenne en matière de défense