Le jeu des entités opportunistes illégales

Le jeu des entités opportunistes illégales

par Patrice Gourdin – Diploweb – publié le 16 février 2024   

https://www.diploweb.com/32-Le-jeu-des-entites-opportunistes-illegales.html


Docteur en histoire, professeur agrégé de l’Université, Patrice Gourdin enseigne à l’École de l’Air. Il intervient également à l’Institut d’Études Politiques d’Aix-en-Provence. Membre du Conseil scientifique du Centre géopolitique.

 

Quel rôle les (des) acteurs non-étatiques illégaux jouent-ils dans la crise ou le conflit ? Quels outils pour les étudier ? Quelles informations rassembler ? Comment en faire une analyse géopolitique ? Extrait gratuit du célèbre « Manuel de géopolitique » signé par Patrice Gourdin, éd. Diploweb. Disponible au format papier sur Amazon.
Avec en pied de page un bonus vidéo. J-F Gayraud « Terrorisme et crime organisé. Les hybrides : nouvelle perception stratégique ».

Alors que la téléphonie mobile et Internet facilitent les communications pour tous, y compris les criminels, l’accélération et l’amplification de la mondialisation rendent les frontières plus poreuses. Cela fragilise l’ensemble des États, même les plus puissants. Quant aux plus faibles, ou à ceux qui n’existent plus que sur le papier, ils offrent de multiples facilités aux groupes se livrant à des activités illégales. Volontairement ou involontairement, un État peut ne plus exercer ses fonctions dans une (des) région(s) et celle(s)-ci se retrouve(nt) marginalisée(s). Les équipements, tout comme les services publics – notamment scolaires, sociaux et sanitaires –, manquent, les habitants ne paient plus d’impôts et ne respectent plus les lois en vigueur. La corruption et l’économie informelle dominent. Les individus rejettent l’autorité de l’État, conservent ou réactivent leurs modes traditionnels de régulation, voire en établissent de nouveaux. Les armes circulent plus ou moins librement. Les groupes armés, les organisations terroristes et/ou les réseaux criminels disputent à l’État le monopole de l’usage de la force. Les frontières ne sont pas surveillées, ce qui permet les déplacements incontrôlés de personnes ainsi que les échanges illicites et le blanchiment de capitaux. Des États, voisins ou non, s’ingèrent dans ces “zones grises“ ou les utilisent. Tout conflit accentue ces caractéristiques et certains parlent même de “trous noirs géopolitiques [1]“ pour désigner les cas les plus extrêmes : république moldave de Transnistrie ; jungle des montagnes de Bolivie, de Colombie ou du Pérou ; “Triangle d’or“ aux confins de la Birmanie, du Laos et de la Thaïlande) ; “zone des trois frontières“ en Amazonie (Brésil, Argentine, Paraguay), par exemple.

Telles ces maladies graves qualifiées d’“opportunistes“, les organisations non-étatiques illégales (mafias, groupes terroristes [2], guérillas) guettent la diminution ou la disparition des défenses immunitaires des États. Elles saisissent toute occasion offerte par l’affaiblissement ou l’effondrement de la sécurité assurée par les États. Elles les exploitent au profit de leurs activités criminelles : transit pour tous les trafics (êtres humains, armes, drogues, ivoire, espèces animales en danger, notamment), productions illicites (drogues, contrefaçons) et camps d’entraînement terroristes. Lorsque la situation ne leur paraît pas assez favorable, elles tentent de la modifier et agissent de manière à réduire à l’impuissance l’État plus ou moins existant et à s’assurer toute latitude sans attirer par trop l’attention de la communauté internationale.

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La grande liberté d’action de ces groupes suscite un choc frontal entre la démocratie (lorsqu’il y en a une) des États et l’anarchie (entendue comme un mélange impuni de violence et de cruauté gratuite) des organisations criminelles [3]. La liberté recule au profit de l’arbitraire, indispensable pour le développement des activités de ces groupes, que l’on retrouve, lorsqu’ils parviennent à maturité, à l’intersection du crime, de la guerre et de la politique. Par exemple, comparés à « une lèpre qui ronge la société mexicaine [4] », les cartels mexicains de la drogue « sont devenus la menace principale parce qu’ils essaient de s’emparer du pouvoir d’État [5] » et ils « représentent le plus grave défi que le Mexique, pays à la démocratie encore fragile, ait eu à affronter [6] ». Un officier américain, docteur en sociologie et membre d’une unité antiterroriste, constatait que « les organisations criminelles sont les ennemis contemporains de la démocratie » et il poursuivait : « pour créer un environnement favorable à leurs intérêts criminels, ils pratiquent des atrocités afin de susciter la peur, de promouvoir la corruption et de saper la démocratie en provoquant la perte de confiance dans le gouvernement [7] ». Déterminé à lutter contre les trafiquants, le président Calderón, élu fin 2006, n’a pas hésité à déployer l’armée. « En réaction, les cartels ont multiplié les attentats, décapitations, mutilations ou vidéos d’“exécutions“, afin de donner l’impression que le pays devient ingouvernable [8] ». Parallèlement, « les cartels ont réussi à imposer “leurs“ candidats à la tête de plusieurs municipalités du Michoacan et du Tamaulipas [9] ». Grâce à leurs moyens financiers énormes, ils infiltrent les conseils municipaux et les gouvernements régionaux en finançant les campagnes électorales et en usant de la corruption. Le Michoacan revêt une importance symbolique particulière en tant qu’État d’origine du président Calderón [10]. Le Mexique figure au sixième rang mondial des États gangrenés par les groupes criminels, après l’Afghanistan, l’Iraq, le Pakistan, le Nigeria et la Guinée-Bissau. Leur emprise s’étend à l’ensemble de l’Amérique centrale et contribue largement au triste record mondial que détient cette dernière : celui du pourcentage d’homicides. En conséquence les 34 pays de l’OEA cherchent à coordonner la lutte qu’ils mènent contre eux [11]. Certains observateurs imaginent déjà un “État failli“ à la frontière méridionale des États-Unis [12] et des militaires américains commencent à intégrer cette hypothèse dans leurs réflexions stratégiques [13].

La corruption mine les organes de sécurité des États – lorsqu’ils existent encore –, à l’image de l’armée et de la police du Bengale occidental (Union indienne) qui laissent s’épanouir toutes sortes de trafics avec le Bangladesh car elles perçoivent leur dîme [14]. Le “cartel du Golfe“ (du Mexique) coopère, entre autres, avec un groupe armé appelé “Los Zetas“ (Les Z). Il s’agit de déserteurs d’une ancienne unité des forces spéciales de l’armée mexicaine dont les membres se sont tournés vers le trafic de drogue [15]. Le Mexique ou la Colombie, hauts lieux du narcotrafic à destination des États-Unis et de l’Europe, sont fréquemment secoués par des scandales mettant en cause de hauts responsables de la lutte antidrogue “achetés” par les cartels. Ainsi, tout récemment furent arrêtés des officiers supérieurs de l’armée colombienne qui vendaient au cartel de Valle del Norte la position des unités de l’US Navy chargées de la lutte antidrogue dans la mer des Caraïbes. Durant les quinze mois qu’il passa à la tête du ministère colombien de la défense, M. Santos révoqua 150 officiers suspects de corruption, de liens avec les trafiquants ou de complicité avec les groupes paramilitaires, soit une moyenne de 10 par mois [16]. Le responsable de l’Agence antidrogue du ministère de la Justice du Mexique fut arrêté en novembre 2008 pour avoir vendu aux trafiquants de drogue des informations sur les enquêtes et les opérations de police en cours ou prévues [17]. Le directeur du bureau d’Interpol en exercice, ainsi que son prédécesseur, le rejoignirent en prison pour les mêmes raisons [18].
La situation actuelle en Colombie résume le mal mortel que la criminalité organisée représente pour une démocratie inachevée. Alors que le pays vit dans la violence endémique depuis des décennies (guerres civiles, guérillas, narcotrafic), ses institutions démocratiques se corrodent avant même d’avoir mûri. Le président sortant, Alvaro Uribe, manœuvra pour contourner l’interdiction d’exercer un troisième mandat consécutif. En vain. Le président de la Cour constitutionnelle dénonça de « graves violations des principes de base d’un système démocratique [19] ». Le service de renseignement de la présidence espionne les opposants politiques, des journalistes, des magistrats et les militants des droits de l’homme. L’armée viole les droits de l’homme tandis que les groupes paramilitaires d’extrême droite, officiellement dissous, poursuivent leurs exactions. Le crime organisé corrompt une partie de l’appareil d’État et de la classe politique. Bref,
« Derrière la façade officielle du progrès et de la prospérité, se déroule un combat acharné – encore plus sauvage que celui que se livrent l’État et les guérillas, aussi rude soit ce dernier.
Cette lutte acharnée oppose ceux qui tirent profit du statu quo et ceux qui veulent le modifier ; ceux qui ordonnent les massacres et ceux qui demandent justice pour les crimes passés ; ceux qui bénéficient du crime organisé et du trafic de drogue et ceux qui tentent de démanteler les puissants réseaux criminels ; ceux qui infiltrent et corrompent les institutions démocratiques et ceux qui tentent de les faire fonctionner ; ceux qui écoutent les conversations téléphoniques et ceux dont les lignes sont espionnées [20] ».

Phénomène antérieur aux années 1990, le crime organisé s’adapte aux évolutions du monde et son internationalisation croissante accompagne l’essor de la mondialisation. Dans la mesure où nul État n’échappe totalement à l’emprise des mafias, ces dernières occupent une place considérable parmi les atteintes d’origine non-étatique à la sécurité. Au printemps 2008, devant le Centre d’études stratégiques et internationales de Washington, l’Attorney General (i.e. le ministre de la Justice) des États-Unis, Michael B. Mukasey, soulignait l’accroissement de la menace représentée par les organisations criminelles internationales. Il s’inquiétait de l’apparition d’une « nouvelle espèce de truands qui infiltrait les entreprises stratégiques, fournissait un soutien logistique aux terroristes et devenait capable de “causer des dommages aux infrastructures économiques“ [21] ». Ils étendent leurs activités à tous les secteurs économiques (matières premières, bâtiment et travaux publics, commerce, finances, Bourse, par exemple) et s’insinuent jusque dans la vie quotidienne : cigarettes, pétrole, contrefaçons de vêtements ou de médicaments, entre autres. La menace revêt une telle ampleur que le ministre a réactivé un groupe de coordination créé sous la présidence Johnson (1963-1968) pour identifier et combattre les organisations criminelles internationales les plus immédiatement dangereuses. La crise financière de l’automne 2008 suscita une crainte nouvelle : que les groupes criminels en profitent pour s’enraciner davantage encore dans l’économie légale en rachetant massivement les actions dévalorisées [22]. Les besoins de liquidités accrus par la crise financière qui sévit à partir de l’automne 2008 offrent d’excellentes occasions de blanchir l’argent sale. L’appauvrissement d’une partie de la population accroît la demande de produits contrefaits ainsi que l’émigration clandestine [23].

L’Union européenne est gangrenée depuis des décennies par le phénomène mafieux, visible de manière particulièrement spectaculaire en Italie, même si ce pays n’a pas le monopole en la matière.

Dans son rapport annuel pour 2007, la Direction nationale antimafia « a mis en évidence les liaisons dangereuses qu’entretiennent des hommes politiques italiens et les chefs de clans mafieux en période électorale, en particulier dans le sud du pays ». Fait révélateur, le code pénal italien comporte un « article 416 punissant “la distribution d’argent en échange de la promesse de votes électoraux provenant d’une association mafieuse“ [24] ».Toutes les études montrent l’emprise des mafias sur l’économie du pays : « si certains entrepreneurs évoluent indiscutablement dans un rapport de sujétion, d’autres n’hésitent plus aujourd’hui à s’associer spontanément avec elles pour développer leurs activités, car [elles] garantissent l’accès à des marchés et neutralisent la concurrence [25] ».

La Camorra napolitaine se comporte comme une véritable entreprise et étend ses multiples filières bien au-delà du sud de l’Italie :
« Durant les dernières décennies, sous le règne de la Camorra, la Campanie, région qui englobe Naples et ses alentours, est devenue le centre d’un réseau criminel international intégrant le trafic de drogue, les décharges illégales de déchets, la fraude aux travaux publics, le blanchiment d’argent par des entreprises semi-légales comme les supermarchés ou les jeux dans les arrières-salles de bar [26] ».

Lors du procès du clan des Casalesi, le montant de leurs activités fut estimé à 30 milliards d’euros et leur emprise économique se révéla avoir des ramifications de la Russie à l’Amérique du Nord [27]. La description de la Campanie abandonnée par l’État italien à la Camorra et résignée à son sort [28] commence à frapper les esprits : la publication, en 2006, du livre Gomorra, puis le succès de son adaptation cinématographique par Matteo Garrone [29] (en 2008) et la menace d’exécution qui pèse sur la tête de l’auteur, Roberto Saviano [30], provoquèrent un choc dans la péninsule et au-delà. Dans une enquête publiée à l’automne 2008, un journaliste accusait l’État d’avoir livré la Campanie à la Camorra en la laissant devenir la région hébergeant la plus grande proportion de pauvres d’Europe [31]. Un autre, à la suite de Roberto Saviano, exposait le rôle déstabilisateur joué, à l’échelle planétaire, par les ventes d’armes (notamment des fusils d’assaut Kalachnikov) de la Camorra [32].

En Sicile, l’emprise de Cosa Nostra revêt une telle ampleur que l’archevêque de Palerme décida, en 2008, d’enseigner le phénomène et ses mécanismes aux séminaristes de son diocèse. L’un de ses collaborateurs expliqua : « il est important qu’il existe dans notre territoire une réflexion de l’Église sur ce qui structure à ce point la vie politique et les mentalités de la population [33] ». Cela s’inscrit dans un mouvement général en Italie : la justice, la police, des journalistes, des paysans [34], des chefs d’entreprises, des commerçants et des citoyens [35] tentent de susciter une prise de conscience et luttent contre l’emprise des criminels sur la société. Alors que, sous l’impulsion du pape Jean-Paul II, l’Église italienne avait entamé un travail de réflexion et une action pastorale contre le crime organisé dans les années 1990, cette dynamique s’est essoufflée et les autorités ecclésiastiques relancent le processus. Cela paraît d’autant plus important que les chefs mafieux étalent depuis toujours une foi ostentatoire et que leur « symbolique » criminelle s’inspire très largement des « châtiments spectaculaires » de l’Inquisition, « qui fut en Sicile un État dans l’État [36] ». Une redoutable confusion peut effectivement en résulter auprès de la population.

L’Union européenne subit également l’assaut des mafias des anciens pays communistes, en particulier celles qui sévissent en Roumanie, en Bulgarie [37], en Albanie, au Kosovo, en Serbie, au Monténégro et en Croatie [38]. Plusieurs préoccupations s’imposent aux responsables européens : en premier lieu, empêcher ou du moins limiter la connexion entre ces différentes mafias, d’une part, et l’alliance entre ces groupes criminels et les mafias extérieures, comme celles de Russie, d’autre part. Un autre défi consiste à interdire aux chefs de ces organisations d’acquérir une respectabilité voire une immunité, notamment en devenant parlementaires ou en noyautant les appareils d’État [39].

L’Afrique devient le nouveau champ de manœuvre de certains narcotrafiquants. Pour des raisons essentiellement politiques et morales, le trafic de drogue connaît une croissance foudroyante : du fait de « la porosité des frontières [40] » et de « la perte des repères et de certaines valeurs [41] » dans une partie de la jeunesse. L’on redoute même une corruption de la vie politique par l’argent de la drogue. Un journaliste sénégalais trace un tableau encore plus inquiétant :
« Après les navigateurs-explorateurs-commerçants d’il y a plusieurs siècles, les missionnaires, les colons tout court, les multinationales, voilà la pègre internationale qui découvre l’éden africain et veut y prospérer. Les pays occidentaux sont de mieux en mieux organisés et de plus en plus outillés pour faire face aux prédateurs, voire les éradiquer à défaut de pouvoir les contrôler. Les pays de l’Est qui ont récemment retrouvé le monde “libre“ se sont bien vite retrouvés saturés de délinquance. Ils cherchent désormais à y mettre le holà. Seul le Sud est encore une terre à prendre. Vierge d’institutions démocratiques et stables, avec ses richesses naturelles à même le sol, son soleil toute l’année, ses plages à perte de vue, ses sites paradisiaques, ses populations vivant en majorité en dessous du seuil de pauvreté, sa corruption, son blanchiment d’argent, ses régimes politiques affairistes, l’Afrique est assurément une aubaine pour la pègre internationale [42] ».

« L’ancienne Côte de l’Or se transforme en Côte de la Cocaïne » lit-on dans le rapport de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) pour l’année 2008 [43]. La Guinée-Bissau passe pour l’exemple type du “narco-État“. En novembre 2008, le chef de l’armée, le général Tagme Na Waié, et le président Vieira s’opposèrent au sujet du trafic de drogue. Ils firent chacun l’objet de plusieurs tentatives d’assassinat et le général finit par périr dans l’explosion d’une bombe télécommandée dans la nuit du 1er au 2 mars 2009, un mode opératoire plus mafieux qu’africain estimèrent avec inquiétude les spécialistes. Ses partisans le “vengèrent“ en assassinant le président Vieira [44]. Pays relativement proche de l’Amérique latine, ni sa côte ni ses îles ne font l’objet d’une surveillance efficace et ses habitants, citoyens d’une ancienne colonie portugaise, entrent dans l’Union européenne (où la cocaïne se vend deux fois plus cher qu’aux États-Unis) sans visa. En outre, son système judiciaire et ses institutions politiques sont corrompus. Enfin, il s’agit de l’un des États les plus pauvres du monde : le prix de 6 grammes de cocaïne revendus en Europe y équivaut au salaire annuel moyen. Ces chiffres suffisent à expliquer le basculement d’une partie de la population dans le trafic, contrôlé par les cartels colombiens [45]. La toxicomanie, avec son cortège de drames individuels a fait son apparition. Le narcotrafic affecte, à des degrés variables, tous les États de la région et on l’observe également en Afrique orientale (Kenya et Ouganda, notamment) [46].

Les États, tout comme la communauté internationale dans son ensemble, se trouvent donc confrontés à une menace considérable et protéiforme. Bien que
« profondément préoccupé[s] par les incidences néfastes, sur les plans économique et social, des activités criminelles organisées, et convaincu[s] qu’il [fallait] d’urgence renforcer la coopération pour prévenir et combattre plus efficacement ces activités aux niveaux national, régional et international,
[et] notant avec une profonde préoccupation les liens croissants entre la criminalité transnationale organisée et les crimes terroristes [47] »,
ils ne se dotèrent qu’en 2000 d’un instrument juridique efficace : la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée, dite Convention de Palerme, qui permet une définition juridique commune des crimes et délits ainsi qu’une lutte coordonnée. En 2003,
« convaincus du fait que l’acquisition illicite de richesses personnelles peut être particulièrement préjudiciable aux institutions démocratiques, aux économies nationales et à l’état de droit [48] »,
ils complétèrent le dispositif par une Convention des Nations Unies contre la corruption, dite Convention de Mérida. Ce texte offre une définition juridique, définit des mesures préventives et répressives, établit une coopération internationale et érige la restitution d’avoirs illégaux en règle universelle. La mise en œuvre effective de cet arsenal dépend, en dernier ressort, de la volonté politique des États. Cela semble la voie la plus efficace si l’on en croit certains spécialistes car
« tous les pays employant une stratégie […] fondée avant tout sur la persécution physique des criminels ont vu augmenter le phénomène de la corruption. Aucun pays n’a pu réduire les opérations du crime organisé sans s’attaquer aussi à son patrimoine [49] ».

Depuis que l’homme navigue sur les mers et les océans, il court le risque d’être attaqué par des pirates. L’action impitoyable des flottes des grandes puissances les éradiqua à la fin du XVIIIe siècle. Il subsista une criminalité maritime endémique, mais, jusqu’à la fin de la Guerre froide, il s’agissait d’un épiphénomène. Depuis le début des années 2000, elle redevient une préoccupation de sécurité importante. Plusieurs affaires spectaculaires mirent, en 2008, sur le devant de la scène la résurgence de la piraterie, notamment au large des côtes de la Somalie. Les pirates s’en prirent d’abord aux bateaux transportant l’aide alimentaire destinée aux populations locales et le Conseil de sécurité de l’ONU, réaffirma, le 15 mai 2008 [50], sa détermination à protéger les convois maritimes du Programme alimentaire mondial. Par surcroît, il s’agit d’une zone névralgique de l’économie mondiale, par laquelle transitent plusieurs dizaines de milliers de navires par an, parmi lesquels les pétroliers venus s’approvisionner dans le golfe Arabo-Persique. Rien d’étonnant donc si le Conseil de sécurité de l’ONU adopta, le 2 juin 2008, la résolution 1816 [51] autorisant les navires de guerre à opérer dans les eaux territoriales somaliennes. Depuis, les résolutions 1831 [52] (19 août 2008), 1846 [53] (2 décembre 2008), 1851 [54] (16 décembre 2008), 1897 [55] (30 novembre 2009) confirmèrent et renforcèrent les précédentes, tandis qu’un Groupe de coordination contre la piraterie maritime était constitué en janvier 2009. Toutefois, les pirates attaquent jusqu’à plusieurs centaines de kilomètres des côtes (les plus audacieux, au large des Seychelles), ce qui représente un espace trop vaste (3 025 kilomètres de côtes, deux à quatre millions de kilomètres carrés d’océan) pour garantir une sécurité totale. En outre, le phénomène sévit dans une zone bien plus large, qui s’étend de la Corne de l’Afrique au détroit de Malacca. Les revenus générés par cette “activité“ s’élèvent à des millions de dollars [56]. S’ils bénéficient à des groupes criminels classiques ainsi qu’à des milices, et, indirectement semble-t-il, à des islamistes radicaux, ils assurent avant tout la subsistance de populations pauvres. À l’origine, les pirates somaliens apparurent parmi les pêcheurs ruinés par la pêche industrielle pratiquée sans retenue et les déversements sauvages de déchets toxiques, faute d’un État pour faire respecter les droits somaliens [57]. Il se trouve également parmi eux des paysans frappés par la sécheresse [58]. Leur action s’apparentait, au départ, à une stratégie de survie. Mais elle transforma rapidement ces hommes en criminels de mieux en mieux organisés et équipés. Un véritable système (certains parlent d’une “entreprise“) existe désormais : des responsables politiques et des hauts fonctionnaires corrompus assurent la protection des pirates ; du Kenya au Yémen, des employés des ports – mal payés – leur vendent toutes les informations dont ils ont besoin sur les mouvements de navires et leurs cargaisons ; les jeunes sans emploi fournissent les hommes de main ; les bandits de toute la contrée viennent proposer leurs services ; les pêcheurs apportent leurs bateaux et leur connaissance de la côte ; des hommes d’affaire étrangers financent les armes et les moyens de transmission, puis servent d’intermédiaires pour les négociations et la perception des rançons ; les islamistes y trouvent une occasion de nuire aux intérêts occidentaux. Les pirates font l’objet d’une réelle admiration et nombre d’habitants, notamment les enfants, rêvent d’imiter ces hommes qui tiennent le haut du pavé, possèdent de lucratives entreprises, conduisent de grosses voitures, habitent de luxueuses maisons, donnent des fêtes somptueuses, prennent plusieurs épouses, entretiennent des prostituées et consomment de l’alcool et du khat [59]. Une Somalienne racontait :
« Je n’ai pas reconnu mon village, quand j’y suis retourné. Il y avait de nouvelles constructions partout, des voitures modernes, des villas luxueuses. Tout a changé, l’argent a modifié les comportements des gens, leur mode de vie. Les pirates sont devenus des héros pour cette population pauvre et analphabète [60] ».

Plusieurs pays, parmi lesquels les États-Unis, la Russie, la Chine et la France, assurent une présence navale dans cette immense zone, l’OTAN y mène des opérations depuis octobre 2008 et l’Union européenne mit en place, à partir du 15 décembre 2008, l’opération “Atalanta“ [61], mais cela semble insuffisant, faute du retour d’un État digne de ce nom en Somalie. Hormis la considérable nuisance économique qu’elle engendre (estimée à environ 500 millions de dollars en 2008 [62]), cette situation pourrait s’avérer grosse d’un immense danger : les pirates, pour éviter d’être éliminés par les groupes armés islamistes radicaux (comme le fit l’Union des tribunaux islamiques quant elle prit le contrôle du pays, en 2006) risquent de s’aligner sur ceux-ci et de rallier Al Qaeda. Déjà, des pirates se réclamant du groupe Al Shabaab (“Les Jeunes combattants“), bras armé de l’Union des tribunaux islamiques, dont ils se séparèrent en 2007, la jugeant trop “politicienne“ et plus assez radicale, lui reversent une partie de leurs “gains“ et dénoncent les navires occidentaux comme ceux des “infidèles“ et des “occupants“ [63]. Mais le précédent des taliban, soutenus par Washington lors de leur arrivée au pouvoir en 1996, dans l’espoir de contrer l’Iran en Asie centrale et d’en évacuer les hydrocarbures sans passer par la Russie, inspire à certains une toute autre stratégie, réaliste (du moins en apparence) plutôt que morale, celle-là : favoriser l’avènement d’un gouvernement stable rétablissant un État fort en Somalie, celui des islamistes [64]. Le retournement des taliban contre Washington et ses conséquences devraient pourtant donner à réfléchir à ces apprentis sorciers : Al Qaeda bénéficia de l’hospitalité et du soutien qui lui permirent de préparer les attentats du 11 septembre 2001.

L’emprise des guérillas pèse également sur certains États. Elles connurent une expansion considérable durant la Guerre froide, dans le cadre de la décolonisation et/ou de l’affrontement indirect entre les États-Unis et l’URSS. Elles permirent (ou contribuèrent à) l’accession à l’indépendance (Indochine, Algérie, par exemple) ou le renversement de régimes en place (Cuba, Nicaragua, notamment). Mais depuis la fin de la Guerre froide, il devient de plus en plus difficile de les distinguer de la criminalité purement crapuleuse. En Amérique latine, par exemple, elles coopèrent ou rivalisent avec cette dernière et tendent à s’y fondre : l’argument politique ne constitue plus guère qu’une vague distinction originelle. Les guérilleros semblent fatigués des “grandes causes“ et, s’ils ne font pas leur “adieu aux armes“, se muent en truands.

Le cas le plus médiatisé est celui des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). Créées en 1964, elles se réclamaient alors du parti communiste prosoviétique. Depuis les années 1990, il n’en est plus rien et, en 2008, un universitaire colombien expliquait ainsi leur affaiblissement :
« les FARC sont plongées dans une très grave crise de discipline. La principale cause en est l’argent du trafic de drogue. Ce qui était au départ un moyen de financement est devenu un cancer. Le goût de l’argent facile a corrompu, aussi, la guérilla [65] ».

Néanmoins, avec environ 7 000 combattants et un revenu annuel – tiré de la drogue – compris entre 400 et 700 millions de dollars, « les FARC ne sont pas finies [66] ».

Lors de l’offensive des forces du Congrès national pour la défense du peuple (CNDP) du général Laurent Nkunda, à l’automne 2008, le tiers de la “zone utile“ du Nord-Kivu tomba entre leurs mains. Pendant quelques semaines, les rebelles substituèrent leur “administration“ à celle de l’État congolais [67]. Il s’agissait de pillage et non de bonne gouvernance.

Étonnant mélange de modernité et d’obscurantisme que ces taliban afghans qui veulent revenir plusieurs siècles en arrière tout en s’appuyant sur des processus et/ou des technologies complexes. Parmi les derniers exemples en date figure la régulation de la production de pavot en 2008. L’Afghanistan a produit “trop“ d’opium ces dernières années et les prix ont chuté d’environ 20 %, ce qui amputa les ressources financières de la guérilla. Pour lutter contre cette surproduction d’un genre très particulier et soutenir les “cours“, les taliban imposèrent une réduction des surfaces cultivées et stockèrent une partie des excédents. Les experts déplorent que la communauté internationale ait sous-estimé le poids du pavot dans la montée en puissance de la guérilla [68].

Les combattants maoïstes du Népal ne semblent pas encore engagés aussi avant dans la criminalisation. Fin 1996, une dissidence radicale se détacha du parti communiste local et prit les armes sous le nom de parti communiste du Népal-maoïste (PCN-M). Les combats durèrent 10 ans et firent environ 13 000 morts. Le 21 novembre 2006, ils déposèrent les armes et se joignirent à la coalition qui contestait la monarchie absolue instaurée en février 2005. Ils arrachèrent à leurs alliés la promesse que la république serait instaurée, siégèrent au parlement provisoire et entrèrent au gouvernement intérimaire en avril 2007. Le 10 avril 2008, à la surprise générale, ils arrivèrent en tête des élections pour l’assemblée constituante. Certes,
« impressionnés par la puissance de leur organisation, les électeurs les [avaient] préférés aux partis traditionnels de gauche, jugés inefficaces et corrompus. Ils [avaient] voté pour la force et le pouvoir [69] ».

Mais certains faisaient également état de violences diverses [70]. Il n’empêche, après l’abolition de la monarchie votée le 28 mai, le chef des maoïstes, Pachandra, fut élu chef du gouvernement le 15 août. Il démissionna le 4 mai 2009 après un bras de fer avec l’armée régulière. Officiellement, il entendait imposer l’autorité du pouvoir civil à l’institution militaire, mais la réalité demeure obscure. Peut-être s’éclaire-t-elle par les propos tenus dans un discours qu’avait prononcé Pachandra en janvier 2008 dans un camp de combattants :
« Nous diminuerons les effectifs de l’armée à 50 000 hommes. Si [ensuite] nous faisons entrer 10 000 de nos combattants, l’ensemble de l’armée sera sous notre influence. Nous avons les concepts, la politique, la vision. Eux, ils n’ont que les bottes. Les hommes conscients avaleront les porteurs de bottes [71] ».
La guérilla s’était-elle vraiment convertie à la démocratie ?

Connu depuis l’Antiquité, le terrorisme se développa de manière considérable à partir de la fin du XIXe siècle. Mode d’action illégal cherchant à imposer une volonté à un adversaire et/ou à briser sa résistance, il a pesé ou pèse sur l’évolution de plusieurs États. Le perfectionnement constant des explosifs depuis l’invention de la dynamite par Alfred Nobel (1867), ainsi que l’apparition et le développement des moyens de communication de masse (à partir des années 1890), permirent d’obtenir un effet psychologique considérable avec des moyens militaires limités. Il ne s’agit donc pas d’une idéologie, mais d’un mode d’affrontement, ce qui explique son caractère protéiforme et impose une étude au cas par cas. Avant la Première Guerre mondiale, une partie des anarchistes russes, ouest-européens et américains y recoururent – sans succès – pour tenter de renverser le système politique en place. Ce qu’essayèrent à leur tour, durant les années 1970-1980, des organisations se réclamant de l’ultra-gauche, comme les Brigades rouges en Italie (1969-1981), la Fraction armée rouge en République fédérale d’Allemagne (1970-1977) ou Action directe en France (1979-1987). Des indépendantistes l’utilisèrent (Macédoine, Irlande, Algérie, par exemple) ou l’utilisent encore (Basques, Corses, Palestiniens, Kurdes, Tamouls, Cachemiris, entre autres), tantôt comme substitut, tantôt comme complément de la guérilla. Dernier avatar en date, le terrorisme islamiste fit son apparition durant les années 1990 et tente de déstabiliser l’ensemble des États de l’aire musulmane, tout en s’attaquant à des pays non-musulmans présentés comme “ennemis“ de l’islam (États-Unis, Europe occidentale, notamment). La multiplicité des organisations et la méconnaissance des relations qu’elles entretiennent défient l’expertise. Toutefois, une nébuleuse se détache : Al Qaeda. Tantôt actrice, tantôt commanditaire, tantôt caution, elle apparaît dans de nombreuses actions terroristes islamistes.

Toute zone de combats impliquant des populations musulmanes, de la Bosnie-Herzégovine au sud des Philippines, en passant par le Caucase, l’Irak, l’Afghanistan ou le Cachemire, entre autres, vit ou voit intervenir des combattants islamistes radicaux, affirmant mener une “guerre sainte“ pour défendre leur religion. L’intervention de l’Éthiopie et des États-Unis en Somalie offrit à Al Qaeda l’occasion d’élargir le champ de son combat. Depuis fin 2006, “la Base“ encourage les combattants somaliens qui, quant à eux, utilisent des techniques insurrectionnelles importées d’Irak [72]. La minorité musulmane (4 des 37 millions d’habitants) du Kenya voisin, essentiellement présente dans le nord et sur la côte, est fortement travaillée par les islamistes. Pauvre, essentiellement rurale, la région demeure oubliée du pouvoir central, ce qui favorise la propagande des radicaux. En 1998, un Comorien, membre important d’Al Qaeda, Fazul Abdullah Mohammed, organisa un attentat contre l’ambassade des États-Unis à Nairobi. Pour ce faire, il s’appuya sur les Swahili de la région côtière et les Somalis de la frontière septentrionale. Ils participèrent également à l’attentat contre le Paradise Hotel et à la tentative d’attentat contre un avion israélien à Mombasa, en 2002 [73]. Déjà faible et démunie face à l’offensive des narcotrafiquants, l’Afrique de l’Ouest se trouve également visée par les islamistes radicaux [74].

En dépit de la présence de plus de 100 000 soldats occidentaux et de la reconstitution d’une armée “nationale“, l’Afghanistan demeure en perdition et offre un condensé de toutes les nuisances non-étatiques. L’autorité du président Ahmid Karzaï ne s’exerce guère que sur une partie de Kaboul. Le reste du pays est contrôlé par les taliban, les chefs de clans, les mafias de la drogue, Al Qaeda, dans un désordre qui fait l’affaire de tous ceux qu’un État de droit mettrait en difficulté. Observons que ce dernier n’exista jamais dans ce pays. En 2008, les paysans afghans cultivèrent 7 700 tonnes d’opium qui rapportèrent plus de 5 milliards de dollars (soit plus de la moitié du produit national brut), dont 500 millions seraient utilisés à financer les combats contre la coalition occidentale [75]. La corruption gangrène les autorités officielles (le frère du président, Ahmed Wali Karzaï [76], des ministres, des centaines de fonctionnaires, des milliers de policiers et de militaires, des gouverneurs, des chefs de districts) tandis que l’ensemble du pays vit de trafics plus ou moins importants : pourquoi ceux qui contrôlent et tirent profit de tout cela y mettraient-ils fin [77] ? La riposte existe peut-être : elle consisterait à favoriser, avec la participation d’associations d’assistance humanitaire, des activités économiques licites rémunératrices ainsi qu’un accès plus large aux aides et services de l’État [78]. Mais, outre assurer la sécurité à la population, il faudrait mobiliser des compétences, de l’habileté et du tact au service d’une réelle volonté politique…

Groupes terroristes et mouvements de guérillas occupent le devant de l’actualité depuis la fin de la Guerre froide et la disproportion des moyens dont ils disposent face aux États a redonné vie au concept de “guerre asymétrique“. Toutefois, il faut éviter de considérer ces entités seulement en elles-mêmes : elles jouissent parfois, par des voies fort sinueuses, du soutien d’États qui les instrumentalisent. Il s’agit donc, dans certains cas, de la classique “guerre indirecte“ ou “guerre par procuration“, dont la Guerre froide offrit tant d’exemples.

Les attaques terroristes contre la capitale économique de l’Inde, Mombai, fin novembre 2008, provoquèrent un regain de tension entre l’Union indienne et le Pakistan. Certes, Islamabad qualifia d’“acteur non-étatique“ le groupe djihadiste responsable de l’opération, le Lashkar-e-Taiba, bien que celui-ci réside au Pakistan. Toutefois, « les Indiens, mais aussi les Américains [étaient] sceptiques. Car ces “acteurs non-étatiques“ ont longtemps été couvés et soutenus en sous-main par les services secrets de l’armée pakistanaise [79] ». En effet, ces derniers manipulent de longue date des groupes de guérilla et des organisations terroristes au profit des intérêts de leur pays. Ils utilisent depuis des lustres des groupes armés au Cachemire et en zone pashtoune

En 2008, compte tenu de leurs liens historiques avec le mouvement naxaliste – ainsi nommé car il lança sa première insurrection, en 1967, dans la localité de Naxalbari, au Bengale Occidental –, qui opère dans 16 des 28 États de l’Union, les autorités indiennes s’inquiétèrent du soutien que pourraient éventuellement lui apporter les nouveaux dirigeants du Népal [80]. Son orientation maoïste alimente également, depuis le début, le soupçon de collusion avec le rival chinois.

Outre la déstabilisation de leur pays, les FARC empiètent sur le territoire des États voisins.
Dans les montagnes et la jungle qui se trouvent à la frontière vénézuélienne, par exemple, elles s’installent désormais de manière permanente. Il semble que le président Hugo Chavez tolère l’installation d’un sanctuaire parce qu’il s’agit d’adversaires de ses ennemis américains et colombiens. Il en résulte une très grande insécurité pour les habitants : depuis plusieurs années, les FARC pratiquent impunément racket et enlèvements [81]. Bien plus, en l’absence de système judiciaire, ils règlent eux-mêmes les litiges familiaux, les querelles de propriété ou les contentieux entre entreprises. Donc, non seulement l’État vénézuélien tolère la présence de groupes armés étrangers sur son territoire, mais encore, il n’assure ni la justice ni la sécurité à ses propres citoyens. Également et peut-être surtout, cela paraît lié au trafic de drogue, dans lequel seraient impliqués des officiels vénézuéliens. Le pays verrait transiter sur son territoire un tiers de la cocaïne colombienne exportée vers les États-Unis et l’Europe. Ce trafic profiterait à la guérilla tout autant qu’aux paramilitaires qui la combattaient, et même aux terroristes du Hezbollah [82]. Autre territoire soumis à l’influence pernicieuse des FARC, la frontière avec l’Équateur, État déchiré par une crise politique endémique, affaibli par une très forte corruption et incapable de sécuriser sa frontière amazonienne [83]. L’aviation colombienne attaqua, le 1er mars 2008, un camp des rebelles et tua l’un des dirigeants principaux de la guérilla, Raul Reyes, ce qui déclencha une grave crise entre les deux pays ainsi qu’entre Bogota et le Venezuela. Selon les services de renseignement colombiens, les documents saisis sur les rebelles attesteraient d’une collusion entre les FARC, l’Équateur et le Venezuela pour contrer le principal allié des États-Unis dans la région [84]. Interpol confirma l’authenticité des documents produits par la Colombie [85]. Dans la mesure où se déroule une “mini-guerre froide [86]“ entre les trois pays, les assertions comme les démentis demeurent en partie sujets à caution, mais la manipulation des et par les FARC demeure une certitude.

Les quelques exemples ci-dessus montrent le grand nombre et l’infinie variété des acteurs non-étatiques illégaux. Leur incidence sur les situations de crise ou de conflits ne semble jamais nulle, mais le caractère trouble de leurs activités et les multiples manipulations auxquelles elles se livrent et/ou se prêtent compliquent leur étude et l’évaluation de leur impact réel. Et ce d’autant plus qu’une part notable de leurs nuisances figurent dans la rubrique « faits divers ».

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PROBLÉMATIQUE LIÉE AUX ENTITÉS OPPORTUNISTES ILLÉGALES

Quel rôle les (des) acteurs non-étatiques illégaux jouent-ils dans la crise ou le conflit ?

CHAMPS DE RECHERCHE

Outils pour étudier les acteurs non-étatiques intervenant sur le territoire où se déroule la crise ou le conflit :

  • les ouvrages consacrés à la géographie, à l’économie, à l’histoire, aux relations internationales, au droit et à la politique.

Les informations recueillies servent à repérer quel(s) acteur(s) extérieurs non-étatique(s) illégaux prennent part aux événements. Le plus souvent un ou plusieurs des éléments suivants :

  • les États défaillants,
  • les “zones grises“,
  • les mafias,
  • les pirates,
  • les guérillas,
  • les groupes terroristes,
  • les connexions et les frictions entre ces divers acteurs,
  • les concentrations de tout ou partie des nuisances,
  • les instrumentalisations.

La liste n’est pas exhaustive, mais elle recense les facteurs qui apparaissent le plus fréquemment.

Une information est pertinente lorsqu’elle contribue à éclairer la crise ou le conflit que l’on étudie.

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Europe : « globally alone »

Europe : « globally alone »

Tribune
Par Sébastien Abis – IRIS – publié le 12 février 2024

Cette tribune est extraite de l’ouvrage Le Déméter 2024 – Mondes agricoles : cultiver la paix en temps de guerre, disponible à la commande sur le site de l’IRIS.


La troisième décennie de ce siècle plonge l’Union européenne (UE) dans un inconfort stratégique grandissant. Après le choc sanitaire et sociétal de la pandémie de Covid-19, le retour de la guerre sur le continent, dans cette Ukraine bombardée depuis deux ans, jette un profond doute sur la capacité de la vie, ici, à n’être qu’un long fleuve tranquille. À cela s’ajoute une transition à mener pour décarboner nos économies, changer nos consommations et révolutionner nos modes d’existence. Soit un processus nécessaire, mais assurément ardu, probablement tortueux et potentiellement bouleversant.

Alors que nous sommes désormais plus proches de 2050 que de la première frappe d’une pièce en euro en 1998 – une année dont certains diront que c’était hier en raison d’un double coup de tête victorieux au Stade de France –, cette UE malmenée et tourmentée marche à tâtons vers l’avenir. Elle tangue entre l’insouciance et l’arrogance, l’impuissance et l’autosuffisance. Saura-t-elle – face aux adversités qui piquent ou réaniment – rompre ces tendances et conjuguer clairvoyance, performance et persévérance ?

 

L’Europe-Titanic

Deux grands murs, socioéconomique et géostratégique, se dressent sur la route de l’UE, qui semble parfois naviguer à vue, sûre de son itinéraire, tel le Titanic. Or nombreux sont celles et ceux qui restent dans la salle de réception, pour écouter l’orchestre. Tout se passe comme si certains restaient là, sans sourciller à la vue des icebergs, soit par insouciance, soit par fatalité, s’en remettant alors à la providence, de l’État ou d’une croyance. Or plusieurs dynamiques invitent au réveil et à l’action.

Vive l’inflation

Marteler que l’inflation doit être combattue et qu’elle sera prochainement moindre ou nulle, c’est ramer à contre-courant de transitions stratégiques auxquelles les Européens doivent s’habituer. Certes, des facteurs conjoncturels – pandémie de Covid-19, hausse du cours des matières premières, déraillements logistiques, guerre en Ukraine – expliquent en grande partie l’inflation. Néanmoins, des éléments plus structurels la nourrissent également. Ainsi de l’ampleur de la greenflation, conséquence de ces multiples transitions menées depuis plusieurs années sur le front climatique et dont le coût financier n’est pas toujours entendu par celles et ceux qui pourtant réclament une action plus forte en matière environnementale1. Le devis de la décarbonation se chiffre en centaines de milliards d’euros et les factures seront probablement toutes ensuite plus douloureuses que prévu pour les budgets. N’oublions pas que le pétrole s’est imposé car il apportait une énergie peu chère, hyperefficace et facile à exploiter sur le plan technique – en tout cas bien plus que d’autres. L’« or noir » a fait s’accélérer le monde, a comprimé les coûts de production et a facilité toutes les mobilités. Il a cependant énormément pollué. Appelé à décliner, voire à disparaître, il reste encore largement exploité. Sortir de cette dépendance aux énergies fossiles sera long et complexe, d’autant que la tectonique des plaques bouge sur le terrain très instable de la diplomatie minérale2. Le verdissement signifie trois choses : temps long, innovation et cherté. Il faut le dire, l’expliquer et le rendre acceptable, donc inévitablement désirable, ce qui peut constituer une véritable épreuve olympique dans des systèmes politiques en quête perpétuelle de consensus3.

L’inflation est donc davantage multifactorielle que circonstancielle. Or, et c’est bien là l’ennui, les sociétés européennes peinent à appréhender le changement, surtout si celui-ci les concerne au premier chef. Dit autrement, la convergence des valeurs et des dépenses ne progresse pas. Le vouloir d’achat s’estompe vite devant la réalité financière. Le facteur prix reste déterminant. Et ce, d’autant plus, si le contexte socioéconomique se dégrade et comprime les pouvoirs d’achat des populations. Et pourtant, sans redonner de la valeur – économique – à certaines choses, le risque est grand de voir celles-ci comme étant banales, faciles à obtenir, voire dues. La paye n’est pas à la hauteur de l’acte productif ou serviciel. Prenons ici le cas de l’alimentation, dont il n’est plus responsable de dire que son bon prix serait son bas prix, quand elle est aux normes sanitaires, sociales et environnementales européennes. Persister dans ce discours, c’est tenir un propos anachronique et déconnecté des enjeux contemporains. Le consommateur doit l’entendre, le comprendre, tout comme il faut traiter le sujet des pouvoirs d’achat et des arbitrages de dépenses de chacun. Mais cessons de dire que l’alimentation pourrait ne pas coûter : c’est sinon lui ôter toute valeur, tout sens stratégique.

En route vers le monde d’après

La pandémie de Covid-19, avec son lot de répercussions sur l’économie mondiale et les chaînes de valeur, pèse d’un poids notable dans la spirale inflationniste qui frappe la planète depuis 2020. Il ne s’agit pas simplement d’impacts en cascade des confinements et rythmes différenciés de reprise des activités. Il faut regarder à quel point la mondialisation se redessine, avec des blocs régionaux privilégiés et surtout des com- portements opportunistes plus affirmés. Toutes les nations, dans une logique précautionniste, cherchent d’abord à défendre leurs intérêts, ce qui pour certaines se traduit par une multipolarisation des relations commerciales et un souci de diversification des approvisionnements. Cette tendance s’amplifie avec le multialignement diplomatique que certains États déploient, selon ce triptyque bien établi et assumé d’être dans la coopération, dans la compétition et dans la confrontation sur cette scène géoéconomique internationale en pleine recomposition. Les inégalités géographiques s’exposent avec une vigueur inédite, avec désormais plus de 8 milliards d’habitants sur ce globe où les convoitises sur les ressources s’intensifient. Tout ce qui est précieux va (re)prendre de la valeur. L’eau, l’alimentation, l’énergie, mais aussi l’emploi, un revenu fixe, le calme ou encore la nature ne sont pas superfétatoires. De plus en plus d’individus, soumis au diktat de l’adversité quotidienne et privés du confort de la paix, en rêvent. Pour beaucoup d’entre eux, il s’agit donc avant tout de regarder l’avenir, jour après jour, avec l’espoir absolu de sortir enfin de l’insécurité et de la sobriété.

Aux actes citoyens

Les Européens, invités à redécouvrir la sobriété, doivent comprendre que la sécurité et la liberté ont un prix. Investir dans le capacitaire de ces deux déterminants majeurs, c’est-à-dire ne jamais tenir pour acquise la situation favorable d’un moment donné, s’avère indispensable. En miroir, cela veut aussi dire que dans des sociétés démocratiques et de droits communs, tous ont des devoirs et doivent pratiquer le vivre-ensemble. Faire nation en France, faire l’union en Europe, cela s’entretient, signifiant goût de l’effort et goût des autres, respect du contradictoire et des différences, égalité de chacun. Tout ici doit se tenir pour rendre saine et pérenne une démocratie. La vie n’est qu’une suite d’escaliers à prendre avec ses voisins de palier dans l’immeuble ou à travers les cités avec ses concitoyens. Rien n’est facile quand on quitte son canapé4. Mais tout est plus vrai. Pour cheminer dans des directions plus soutenables, se donner les moyens de réussir les transitions à conduire, des ruptures s’avèrent essentielles : retrouver l’audace et donc cultiver la prise de risque, se remobiliser et donc redonner son sens au travail, inventer une écologie circulaire intégrale et donc ne plus rien jeter du tout, remettre un prix sur des produits ou des services vitaux et donc discerner l’indispensable de l’inutile, intensifier les capacités des uns et des autres à agir ensemble et donc s’unir pour changer, redonner l’envie de s’engager et donc réenchanter ces lendemains qui viennent. Autant de chantiers citoyens dans cette UE qui peut les stimuler, si elle y croit et le veut.

 

L’Europe périphérique

Le monde n’attendra pas l’UE pour avancer. La montée en puissance – économique, démographique, militaire, scientifique, etc. – de plusieurs nations aboutit mécaniquement à une moindre influence européenne. La désoccidentalisation est d’abord cette transformation structurelle de la planète5. Elle n’est pas le déclin irréversible de l’UE, entre autres, mais son déclassement progressif, programmé si elle prend soin à freiner quand tant d’autres accélèrent.

La fin de l’Eurovision

L’UE doit regarder le monde tel qu’il est, se recentrer sur plusieurs pans productifs où une partie de la planète ne veut plus travailler pour entretenir la tranquillité, voire l’oisiveté, des sociétés du Nord. La fin des « Trente Glandeuses » – cette période qui, disons, s’est étirée de 1990 à 2020 – a définitivement sonné. Les Européens, encore concentrés sur les notions de bien-être et avides de loisirs augmentés, ont-ils pris la mesure des enjeux en cours et en devenir ? Pour les pays européens, il est urgent de sortir d’une candeur trop longtemps entretenue à propos de la marche du monde. Celui-ci pense autrement, innove et se presse en matière de développement humain. Ne pas le comprendre, refuser de le voir, prétendre expliquer qu’il ne s’agit pas d’un chemin très soutenable, c’est s’exposer à la désynchronisation des agendas diplomatiques. Et donc pour l’UE se tromper de cibles, ne pas être crédible, ne plus être audible et rétrécir sur un planisphère où les lignes se recomposent. C’est ainsi courir le risque d’écrire des chansons, de les chanter avec la prétention que toutes et tous en connaissent les paroles alors qu’aucune n’est devenue un tube planétaire. À plus forte raison si l’UE, avec ses expressions urbi et orbi, auxquelles elle semble croire encore, se raconte avec autant de voix que ses États membres, dans une dissonance assourdissante.

Aux portes du paradis

Outre ce nouveau cycle socioéconomique, énergétique et industriel pour l’UE, une autre réalité paraît incontournable : ses voisinages sont peu propices à l’endormissement. Norvège et Suisse mises à part, constatons qu’elle est entourée d’espaces en transitions incertaines (Royaume-Uni), inflammables (Balkans, Moldavie, Caucase), grondants (Maghreb), inquiétants (Sahel), combattants (Ukraine, Proche-Orient) ou revendicatifs (Golfe). Or la géographie reste têtue : l’Afrique et l’Indo-Pacifique sont bien évidemment des zones importantes pour l’UE et ses États membres, mais faut-il les prioriser, en survolant parfois dans l’indifférence les dynamiques ou les turbulences de ces voisinages européens ?

Ainsi donc va l’Europe alors qu’un quart de ce siècle va se consumer. Elle somnole alors que les épreuves se rapprochent et que ses désirs de calme s’éloignent. Elle déclame des transitions sans en assumer les contraintes et les rendre supportables. Elle pousse à la décroissance des émissions carbone, mais va devoir aussi se réarmer dans tous les domaines qui transcendent l’immédiateté. Elle pense être centrale dans les relations internationales tout en prétendant, à tort, pouvoir en définir la grammaire morale. Elle n’a pas complètement tort : l’UE reste un espace plus stable, plus protecteur, plus viable et plus libre que l’écrasante majorité des pays dans le monde. Un îlot de fraîcheur quelque peu esseulé dans cet univers géopolitique et climatique mal loti et de moins en moins fréquentable.

Sur de nombreux sujets, sur ce qu’il faudrait faire pour la planète, sur les solidarités à promouvoir, l’Europe voit souvent juste. Elle a probablement raison, mais seule. Son hypertropisme environnemental, loin de la sémantique stratégique prioritaire d’une partie du monde, est ainsi parfois perçu comme une préoccupation de riches, comme une tentation d’ingérence ou comme un néopaternalisme teinté de supériorité.

Questions pour un champion

Europe globalement seule donc, avec l’hypothèse pour l’UE de devenir une zone extraterritoriale du globe. Il faut concéder que des forces l’invitent à y penser. Après tout, si les transitions sont vertueuses et que les pays européens les mènent, y embarquent leurs sociétés et toutes leurs activités, pourquoi vouloir rester ouverts sur le monde ? Ne serait-il pas préférable de se claquemurer, quand bien même il n’existe de planète B ni pour le climat, ni pour la géopolitique, ni pour l’Europe ? A minima, ne conviendrait-il pas d’imposer des clauses miroirs afin de rendre plus justes les changements massifs qu’imposent ces transitions ? Aller trop vite sur des réponses radicales à ces questions légitimes fait cependant courir le risque de ne pas comprendre les nouvelles dynamiques d’inter- dépendance qui se dessinent. D’où l’actuelle évolution sémantique du concept de souveraineté pour l’UE, en parlant davantage d’« autonomie stratégique ouverte ». En outre, certains acteurs sur cette planète nourrissent une méfiance envers l’UE, faisant en sorte qu’elle doute, recule et se divise6. En expliquant qu’elle ne sert à rien, que son heure a sonné et qu’il faudrait la détricoter. Ce narratif extérieur s’immisce jusque dans les frontières européennes : on critique l’Union – mais est-ce pour la faire grandir, mûrir et mieux agir ? –, on la torpille – mais furent-ils meilleurs et plus apaisés, ces passés de désunion européenne ? –, ou on la quitte – mais où en sont les prouesses supposées de ce Global Britain claironné ?

À la veille de nouvelles élections dans l’UE, n’est-il pas nécessaire de proposer un regard lucide et prospectif sur ce que nous réserve l’avenir, ici et au-delà ? Pour avancer dans ce siècle, l’Europe ne peut plus se permettre d’être à la fois naïve, myope et amnésique. Elle dispose d’innombrables atouts, mais les oublie parfois ou les ignore. Elle reste le modèle d’intégration politique, sociale et économique le plus abouti et robuste de la planète. On disserte sur le club des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud, élargi depuis le début de l’année 2024) ou spécule sur de nouvelles alliances aléatoires, mais rien n’est à la hauteur de l’UE. En outre, des règles communes et des solidarités concrètes y sont quotidiennement expérimentées, quoique l’on en dise et même si tout n’est pas parfait. La paix, dans les frontières internes de l’UE, règne depuis des décennies. Sachons prendre conscience de ces robustesses pour savoir à la fois mener les batailles nécessaires du climat et de la géo- politique7. Il faut le faire en restant fidèle à des valeurs, mais en sachant défendre des intérêts. Dans un monde où prédominent les rapports de force, la diplomatie seule ne peut suffire et cette même diplomatie ne peut plus s’appuyer sur le même terreau de jeux. Il est donc nécessaire de déployer un narratif approprié, lisible, ferme et différenciant, sans excès d’ambitions et d’arrogances vis-à-vis du monde, sans insuffisance d’attentions et sans inactions envers le grand large, à commencer surtout dans ces voisinages européens.

Et sans incohérences : que l’on ne s’y méprenne pas, les considérations précédentes entrent en totale résonance avec les questions agricoles. Pensons au triptyque sécurité, soutenabilité et santé qui conditionne la sécurité alimentaire8. Pensons aux débats sur l’élargissement de l’UE, notamment dans le cas de l’Ukraine, qui révèlent à quel point l’attention se focalise sur les déséquilibres potentiels de l’agriculture européenne – ce qui n’est pas du tout faux – en marginalisant ce qu’une telle puissance pourrait apporter au potentiel de performances productives de l’UE – à condition d’y penser encore. Pensons aux fractures qui émergent entre d’un côté des postures nationales, conservatrices et populistes, et de l’autre des raisonnements de souveraineté communautaire, d’intégration renforcée, voire de fédéralisme en devenir. Pensons au Pacte vert et à ses rééquilibrages, dont l’actuelle présidente de la Commission européenne a reconnu la nécessité dans son discours annuel sur l’état de l’UE en septembre 2023, ouvrant par exemple un dialogue stratégique sur l’agriculture et l’industrie pour cesser de les opposer à l’environnement.

 

Europe : cultiver la paix en temps de guerre

En somme, interrogeons-nous. La planète est-elle plus dangereuse aujourd’hui que par le passé ? Non. Mais observons que sa nervosité s’est particulièrement intensifiée ces dernières années avec un enchevêtrement de chocs et de crises. Sortons-nous du pacifisme quand nous entrons dans une économie de guerre ? Non. Mais confessons qu’il est maladroit de vouloir mettre fin à des conflits avec l’unique morale posée sur la table et de mener des combats à armes inégales. Allons-nous vers un futur à la viabilité très réduite dans un avenir proche ? Non. Mais comprenons que sans bifurcations de grande ampleur, ce n’est plus de développement durable dont nous parlerons, mais à nouveau d’espérance de vie, nuance. Devons-nous mettre au régime l’ensemble de la population mondiale ? Non. Mais l’alimentation sera au cœur de toutes les transitions, dans toutes leurs directions et toutes leurs diversités. Les mondes agricoles seront-ils les seuls contributeurs à la paix ? Non. Mais reconnaissons qu’ils joueront un rôle fondamental, inlassablement, dans la plupart des cas et la plupart du temps.

À toutes ces interrogations, vite battues en brèche pour y injecter une dose de nuance, sachons se le dire franchement : si rien n’est acquis à jamais, l’UE dispose de toutes ses chances pour rester en paix. Un devoir envers l’avenir, envers les autres, envers son idéal de libertés. À condition de le vouloir, à condition de les respecter. Donc d’agir, en cohérence avec ses objectifs, ses valeurs et ses intérêts, mais aussi en adéquation avec ses moyens, ses capacités et ses pondérations. Il ne s’agit ni de gaspiller sa trajectoire ni de prétendre en faire un étendard. Europe globally alone, fus-tu un court instant seulement ou persistes-tu encore ?
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1. Dans le cas de la France, voir Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz, Les incidences économiques de l’action pour le climat : rapport à la Première ministre (Paris : France Stratégie, 2023). Au niveau de l’UE, présenté en janvier 2020, le plan d’investissement du Pacte vert pour l’Europe avait tablé sur 1000 milliards d’euros d’investissements durables d’ici à 2030.

2. Emmanuel Hache et Benjamin Louvet, Métaux, le nouvel or noir (Paris : Éditions du Rocher, 2023).

3. Antoine Buéno, Faut-il une dictature verte ? La démocratie au secours de la planète (Paris : Flammarion, 2023).

4. Pascal Perri, Generation Pourquoi tant de Français ont perdu le goût du travail (Paris : L’Archipel, 2023).

5. Didier Billion et Christophe Ventura, Désoccidentalisation. Repenser l’ordre du monde (Marseille : Agone, 2023).

6. Thomas Gomart, Les ambitions inavouées. Ce que préparent les grandes puissances (Paris : Tallandier, 2023).

7. Pierre Blanc, Géopolitique et climat (Paris : Presses de Sciences Po, 2023)

8. Voir Sébastien Abis, Veut-on nourrir le monde ? Franchir l’Everest alimentaire en 2050 (Paris : Armand Colin, 2024).


Sébastien Abis est chercheur associé à l’IRIS depuis 2012.

Depuis 2017, il est le directeur du Club DEMETER, l’écosystème des décideurs du secteur agricole, agro-industriel et agro-alimentaire.  Ses activités sont tournées vers les réflexions de long-terme, les enjeux stratégiques mondiaux, les dynamiques d’innovation et les expériences intersectorielles en faveur du développement durable. Autour de ses 80 entreprises membres, le Club DEMETER met en réseau 20 écoles d’enseignement supérieur, mobilise des experts scientifiques et coopère avec 5 ministères en France.

Entre activités de coopération internationale, d’animation de réseaux d’entreprises et de recherche, Sébastien Abis développe une expertise sur la géopolitique de la sécurité alimentaire et de l’agriculture dans le monde. Il travaille aussi sur l’évolution de la puissance française, les enjeux de souveraineté en Europe et les dynamiques de la mondialisation. Il est aussi spécialisé sur la région Méditerranée/Moyen-Orient. Il explore également le domaine maritime pour analyser les stratégies des acteurs et les transformations du commerce international.

Sébastien Abis intervient très régulièrement dans les médias, notamment sur LCI et France 24, et lors d’événements publics. Il est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages et de nombreux articles. Il codirige chaque année Le Déméter (éditions IRIS), ouvrage d’analyses prospectives sur l’agriculture, l’alimentation et les ruralités dans le monde.

Sébastien Abis est membre du comité de rédaction de la Revue Futuribles. Il est chroniqueur pour le journal L’Opinion et la revue Sésame de l’Inrae. Il est membre des Comité de Mission des entreprises Avril et InVivo ainsi que du Comité de pilotage du pôle Agri-Agro du MEDEF International. Il enseigne à l’Université catholique de Lille (UCL), à Junia-Grande école d’ingénieurs (Lille) et à l’Université Mohammed VI Polytechnique (Rabat, Maroc). Il est expert associé dans de nombreux think tanks et associations (Euromed-IHEDN, APM, CyclOpe, Institut Jacques Delors, Comité Sully). Sébastien Abis est également réserviste citoyen de la Marine nationale (RCIT). Il est régulièrement auditionné et consulté par les pouvoirs publics (Élysée, Assemblée nationale, Sénat, ministères, collectivités locales). Il est depuis 2023 et chevalier dans l’ordre national du mérite agricole.

Diplômé de l’Université de Lille II avec une maîtrise en Histoire-Géographie et de l’IEP de Lille avec un DESS en Études stratégiques européennes piloté par l’IRIS, Sébastien Abis a d’abord travaillé à l’état-major des Armées au sein du ministère français de la Défense en 2004, avant de rejoindre en 2004-2005 le CALAME (Centre d’analyse et de liaison des acteurs de la Méditerranée). De 2005 à 2016, il a été fonctionnaire international du CIHEAM (Centre international de hautes études agronomiques méditerranéennes), organisation intergouvernementale dans laquelle il a notamment œuvré pour la coordination des publications (Mediterra, Watch Letter), les relations diplomatiques entre États membres et la mise en place des initiatives stratégiques institutionnelles.

Thomas Gomart : “Une Invasion de Taïwan par la Chine obligerait les États-Unis à un choix décisif”

Thomas Gomart : “Une Invasion de Taïwan par la Chine obligerait les États-Unis à un choix décisif

Le président américain Joe Biden et le président chinois Xi Jinping, rencontre en marge du sommet du G20 à Bali, 14 novembre 2022.


par Thomas Gomart, interviewé par Thomas Mahler pour L’Express

https://www.ifri.org/fr/espace-media/lifri-medias/thomas-gomart-une-invasion-de-taiwan-chine-obligerait-etats-unis-un-choix

Géopolitique. Russie, Taïwan, Moyen Orient… Le directeur de l’Ifri analyse « l’accélération de l’histoire » et appelle à un réarmement intellectuel des Européens.

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C’est un constat sombre sur « l’isolement mental » de l’Europe. Dans L‘Accélération de l’histoire (Tallandier), Thomas Gomart analyse les grandes évolutions géopolitiques à partir de trois grands noeuds stratégiques : les mers de Chine et le détroit de Taïwan, la péninsule arabique et le détroit d’Ormuz, et le détroit du Bosphore. Pour le directeur de Institut français des relations internationales (Ifri), principal think tank français, les Européens doivent à tout prix se réarmer intellectuellement face à ces bouleversements internationaux, d’autant que le Vieux Continent serait le grand perdant en cas de victoire électorale de Donald Trump.

L’Express : En quoi vivons-nous une accélération de l’histoire ?

Thomas Gomart : L’accélération, c’est à la fois la multiplication d’actions intentionnelles destinées à modifier un rapport de force et des évolutions de fond. Il y a d’abord l’accélération liée au réchauffement climatique : en dix ans, nous avons connu une augmentation de 0,2 °C. Il y a l’accélération technologique avec la démocratisation de l’IA. Il y a une accélération du poids économique des Brics et des Brics+ par rapport au G7 : fin 2022, Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud représentaient 31,5 % du PIB mondial, contre 31 % pour le G7. A cela s’ajoute, l’accélération par l’hostilité ouverte de trois pays, la Russie, l’Iran et la Corée du Nord, contre l’ »Occident collectif ». Une accélération des dépenses militaires mondiales, qui ont bondi en passant 1 139 milliards de dollars en 2001 à 2 240 milliards en 2022. Voilà autant de facteurs qui donnent l’impression à certains d’être pris de vitesse et de perdre le contrôle, et à d’autres de bénéficier de cet emballement.

Vous soulignez que si déclin de l’Occident il y a, c’est celui de l’Europe, et non pas des Etats-Unis. Pourquoi ?

En tant qu’historien, je reste toujours très prudent sur l’idée de déclin, souvent instrumentalisée politiquement. De quoi parle-t-on précisément ? De la France ? De quelle Europe ? D’une civilisation ? Chez nous, invoquer sans cesse le déclin s’inscrit souvent dans ce que j’appellerais volontiers la tradition défaitiste française, qui est à la fois intellectuelle, politique et militaire. Elle a l’arrogance pour revers et une certaine méconnaissance du monde. Le déclin permet ces conversations générales sur l’état du monde dont les Français raffolent car elles permettent de magnifier le passé, en particulier le leur.Ce qui est sûr, c’est que le poids relatif de l’Europe diminue à l’échelle globale, alors que celui des Etats-Unis se maintient. En 1980, ces derniers représentaient 25 % du PIB mondial ; encore 25 % quinze ans plus tard au pic de leur moment unipolaire ; toujours 25 % en 2023. La Chine n’a cessé de croître. L’Union européenne, elle, représente 16 % du PIB mondial en 2022. Il y a ainsi une triple asymétrie qui se crée. L’Europe voit sa dépendance s’accentuer, non seulement par rapport aux Etats-Unis, mais par rapport aux pays du Golfe et à la Chine. Et en face, la Russie voit elle aussi sa dépendance s’accentuer vis-à-vis de la Chine.

Les Américains n’ont-ils pas subi des défaites, comme en Afghanistan ?

S’ils ont subi de sérieux revers lors de conflit périphériques, comme au Vietnam ou en Afghanistan, les Américains demeurent invaincus au niveau mondial. Les États-Unis nous obligent à penser de manière globale, ce qui est de plus en plus difficile pour les Européens. La Chine est en réalité la seule puissance à pouvoir aujourd’hui produire une vision globale alternative. Elle est engagée dans une rivalité stratégique de long terme avec les Etats-Unis. Mais ces derniers, même s’ils ont essuyé des revers régionaux, restent prédominants, et n’ont nullement renoncé à l’exercice de la puissance.

En s’appuyant sur l’Otan, mais aussi dans le Pacifique sur le Japon et la Corée du Sud, pourtant ennemis historiques, les États-Unis n’ont-ils pas le meilleur réseau d’alliances ?

La principale différence entre la Chine et les États-Unis, c’est que ces derniers disposent d’un système d’alliances régionales sur lesquels repose leur politique globale. Du côté chinois, il y a un refus idéologique de réfléchir en termes d’alliances militaires. La Chine propose des partenariats beaucoup plus souples qui ne l’engagent pas sur le plan militaire. La grande question est ainsi de savoir dans quelle proportion la Chine soutient la Russie en Ukraine. Jusqu’où est-elle prête à aller ? Elle la soutient politiquement, diplomatiquement, alors que des pays comme l’Iran et la Corée du Nord lui apportent une aide militaire directe.

A quel point une victoire de Donald Trump marquerait-elle une rupture dans la politique étrangère américaine ?

Il est certain que l’année 2024 est suspendue à l’élection américaine de novembre. Le potentiel disruptif que l’on prête à Donald Trump rappelle à la fois la centralité des Etats-Unis. Son projet est préparé et différent de celui erratique de 2016. N’oublions pas qu’il considère ne pas avoir perdu l’élection en 2020. Cela annonce des débats institutionnels très vifs sur le plan intérieur. En ce qui concerne les grandes questions de politique étrangère, il faut rappeler que Trump n’a pas recouru à l’arme militaire durant son premier mandat, et qu’il est dans une logique transactionnelle, également avec ses alliés. Un certain nombre de changements sont donc à attendre s’il est élu, notamment dans le cadre transatlantique.Au Moyen Orient, il y un effacement en cours de l’Union européenne qui est frappant.

L’Europe serait donc la principale victime d’une victoire de Trump ?

Oui. Trump l’a répété dans sa campagne électorale. Il considère les Européens fondamentalement comme des concurrents commerciaux avant d’être des alliés militaires. Et sur le plan de l’alliance militaire, il estime que les Etats-Unis dépensent trop pour la sécurité européenne, alors que les Européens se satisfont de la garantie de sécurité américaine. Enfin, il est très critique sur le mode de fonctionnement de l’Alliance atlantique.

Vous qualifiez les Européens de “déphasés”, victimes “d’isolement mental”. Que faudrait-il faire ?

Depuis deux générations, il y a eu un double désarmement : un désarmement matériel, qui a débuté dans les années 1970, accompagné d’un désarmement intellectuel. Le personnel politique et surtout les intellectuels ont considéré que les questions stratégiques, au fond, devaient être relégués aux livres d’historiens. A coups de colloques, d’enseignements et d’interventions médiatiques on nous a expliqué que la géopolitique n’existait plus. Or, ce que sont en train de redécouvrir les Européens, c’est l’intentionnalité stratégique, et le fait que les décisions d’un tout petit groupe de personnes peuvent avoir des conséquences sur un grand nombre. Encore faut-il vouloir le comprendre.

Mais à part l’Ukraine, les Européens ne s’accordent pas sur les grands sujets géopolitiques : conflit israélo-palestinien, Chine…

Soulignons l’unité qui persiste sur l’Ukraine, en dépit de l’aléa hongrois. Mais, effectivement, cette unité est bien moins évidente sur le conflit entre Israël et le Hamas, avec un vrai clivage entre pays européens. Au sujet de la Chine, il y a aussi une tension. Premier partenaire économique de l’Union européenne, la Chine dispose d’une forte capacité d’influence en Europe. Elle reste attractive dans bon nombre de secteurs. Parallèlement, ses investissements font l’objet d’une volonté politique de contrôle. Il n’est toujours pas possible de parler d’une politique étrangère commune de l’UE. Historiquement, elle s’est principalement résumée à l’aide au développement et aux sanctions. Ce n’est pas rien. Mais l’UE peine à s’imposer comme acteur diplomatique à part entière. Et, au Moyen-Orient, il y un effacement en cours de l’UE qui est frappant.

Selon vous, ce qui relie les Brics, c’est l’idée que les Européens, et non pas les Américains, ayant “un rôle diplomatique surévalué par rapport à leurs poids économique, démographique et surtout stratégique”…

C’est mon expérience dans les milieux de recherche globalisés. A partir du moment où il y a une administration américaine cohérente et constante, comme c’est le cas avec celle de Joe Biden, tout le monde reconnaît la centralité des États-Unis. En revanche, beaucoup soulignent la surpondération européenne dans les organisations internationales, avec un décalage entre les prétentions européennes et la réalité de ses capacités.

Pourquoi êtes-vous critique de l’ambition française de mettre en avant une “troisième voie” dans l’Indo-Pacifique par rapport à la Chine, comme elle avait aussi essayé de le faire au sujet de la Russie ?

Il faut donner du crédit aux tentatives françaises d’essayer d’apporter une flexibilité et une tonalité différente dans cette vaste zone à travers notamment un discours sur la sécurité environnementale et maritime. Mais je suis perplexe sur la notion de “puissance d’équilibres”, qui donne une impression de surplomb trompeuse. Cela fait croire que la France pourrait être dans une position d’arbitre en cas de crise aiguë, ce qui semble illusoire.

Pourquoi la question de Taïwan est-elle aussi essentielle pour la France ?

D’abord, un rappel historique. Taïwan nous semble loin aujourd’hui, mais ce n’était pas le cas durant la IIIe République, lorsque l’amiral Courbet occupait les îles Pescadores dans le détroit de Taïwan. Nous redécouvrons aujourd’hui cette géographie qui a toujours été présente dans les milieux stratégiques, et notamment dans la marine. Ce qui a changé, c’est que le centre de gravité du monde s’est déplacé vers l’Asie-Pacifique. Le détroit de Taïwan, en particulier, concentre une part importante du commerce international, et du flux des microprocesseurs essentiels pour l’appareil productif mondial. Cela résume bien ce que la mondialisation est en train de produire : une centralité de la relation sino-américaine, un renforcement politique des émergents et une marginalisation progressive de l’Europe.Une guerre dure souvent le temps d’une génération. Ce qui nous amène à 2034 pour l’Ukraine…

Xi Jinping pourrait-il passer à l’attaque à Taïwan ?

De manière objective, tout le monde a intérêt à conserver le statu quo, parce qu’il permet la continuation de la mondialisation par la maritimisation. C’est dans l’intérêt de Taïwan, de la Chine, des États-Unis, des pays riverains… Mais on disait la même chose de la Russie avant l’agression de 2014 et la surenchère de 2022. Vladimir Poutine n’a aucun intérêt à intervenir, entendait-on souvent. Et il est pourtant passé à l’acte.

En quoi un conflit autour de Taïwan serait-il un tournant historique ?

Ce serait une rupture considérable. Ce qui a permis l’enrichissement remarquable de la Chine depuis 1979, c’est-à-dire son ouverture au monde et sa maritimisation, serait interrompu. Par ailleurs, cela obligerait les Etats-Unis à un choix décisif : veulent-ils défendre leur système d’alliances en Asie orientale, c’est-à-dire non seulement Taïwan, mais aussi le Japon, la Corée du Sud, l’Australie et les Philippines ?

[…]

 

> Lire l’entretien sur le site de L’Express

L’intercepteur hypersonique européen du programme HYDEF sera-t-il développé avec Israël ?

L’intercepteur hypersonique européen du programme HYDEF sera-t-il développé avec Israël ?

Les industriels européens en charge du développement de l’intercepteur hypersonique du programme HYDEF, auraient reçu une proposition d’assistance de la part de leurs homologues israéliens, en particulier ceux impliqués dans le développement des systèmes Arrow antibalistiques. Ce faisant, ils laissent penser que le consortium en charge de ce programme, rencontrerait des difficultés, alors que dans le même temps, les développeurs du seul système antibalistique européen, l’Aster Block 1NT, se sont engagés dans un contre-programme annoncé lors du salon du Bourget 2023, l’intercepteur Aquila.

Sommaire

En juillet 2022, la Commission Européenne décida, contre toute attente, de confier la conception du programme HYDEF (Hypersonic Defense) à un consortium européen rassemblant des entreprises allemandes, belges, polonaises, tchèques, suédoises et norvégiennes, emmené par l’Espagne.

L’étonnant arbitrage de la commission européenne pour le développement du programme HYDEF

Cette décision prit au dépourvu le second consortium franco-italien concourant pour ce projet. Constitué autour d’Eurosam, les français MBDA et Leonardo qui le composait étaient, en effet, sûres de leur fait, étant les seuls, en Europe, à avoir l’expérience de la conception d’un système antibalistique avec l’Aster Block 1, puis le Block 1NT.

ASter 30
Le missile Aster 30 et le système SAMP/T Mamba est la seule alternative européenne au Patriot américain.

Berlin accru cette défiance quelques semaines plus tard, lorsque le chancelier Olaf Scholz dévoila, fin aout 2022 à Prague, le lancement du programme European Skyshield, visant à concevoir un bouclier antiaérien et antimissile autour de 3 systèmes : la Patriot PAC américain, l’Iris-t SLM allemand, et le système Arrow 3 antibalistique dont l’Allemagne négociait l’acquisition auprès de Jérusalem.

Là encore, la France et l’Italie étaient exclues de l’initiative, par ailleurs largement plébiscitée en Europe avec 14 pays participants, de même que le système SAMP/T et le missile Aster. Les industriels israéliens, en revanche, se trouvaient, par cette décision allemande, propulsés au pinacle des fournisseurs de systèmes antiaériens en Europe, et en pleine confiance pour étendre leurs parts de marchés sur le vieux continent.

C’est dans ce contexte particulier, que les industriels israéliens viennent de faire une proposition des plus déroutantes à leurs homologues européens engagés dans le programme HYDEF, et par transitivité, à la Commission Européenne.

L’industrie israélienne propose son aide pour developper l’intercepteur hypersonique européen

En effet, selon le site defense-industry.eu, ils auraient proposé de participer au programme HYDEF au travers de transferts de technologies, mais aussi en participant directement au développement du système lui-même. On comprend, au travers de l’article cité, que des contacts auraient déjà été pris avec certains industriels européens à ce sujet.

Arrow 3
L’Allemagne a officialisé la commande du système antibalistique israélien Arrow 3 dans le cadre de l’initiative European Skyshield. Des interrogations subsistent quant à l’efficacité de ce système, conçu pour contrer les IRBM iraniens, face aux missiles à trajectoire semi-balistique ou hypersonique russes.

Rappelons qu’effectivement, Israël peut revendiquer une expérience avérée dans le développement de systèmes sol-air efficaces, le pays étant notamment protégé par une défense multicouche constituée des systèmes Arrow 2 et 3 antibalistiques(équivalents au THAAD), du système David Sling à moyenne portée (équivalent du Patriot PAC ou du Mamba), et du système Iron Shield à courte portée, dont la conception est relativement unique dans le monde.

En outre, si aucun système antiaérien israélien, conçu pour contrer les missiles et planeurs hypersoniques, n’est actuellement en service, IAI, le concepteur de l’Arrow 3, développe depuis plus d’un an, maintenant, le système Arrow 4, destiné précisément à contrer les nouveaux missiles balistiques iraniens qui suivent des trajectoires semi-balistiques et disposent de capacités de manœuvre, précisément pour déjouer les systèmes antibalistiques israéliens.

De fait, et en dehors des États-Unis, il ne fait aucun doute que les industriels israéliens font partie des partenaires étrangers les plus à même d’épauler leurs homologues européens dans la conception du système HYDEF. Ce serait toutefois oublier qu’il existe bel et bien, en Europe, un consortium industriel qui, lui aussi, dispose d’une grande expérience sur le sujet.

Programme Aquila : le contre-projet lancé par les concepteurs français et italiens du missile antibalistique Aster Block 1NT

En effet, depuis la douche froide infligée par la Commission Européenne, visiblement plus concernée par un consortium européen élargi plutôt que par l’expérience et les compétences sur le sujet, MBDA et Leonardo ne sont pas restés à bouder, bien au contraire.

programme HYDEF mBDA Aquila
À l’occasion du Paris Air Show 2023, MBDA a présenté l’intercepteur hypersonique Aquila, qui sera codéveloppé pendant trois ans avec l’Italie, l’Allemagne et les Pays-Bas.

Ainsi, à l’occasion du Paris Air Show 2023, le missilier européen a présenté le projet Aquila, qui vise justement à concevoir un intercepteur hypersonique. Ce programme prometteur franco-italien avait d’ailleurs été rejoint, avant même sa présentation publique, par les Pays-Bas, mais aussi par l’Allemagne, avec la signature d’une lettre d’intention par ces quatre pays pour développer un ou plusieurs intercepteurs antibalistiques hypersoniques.

La phase d’étude de ce programme, baptisé HYDIS2 pour Hypersonic Defense Interceptor System, va durer 3 ans, et mobilisera, outre les 4 pays cités, une trentaine d’entreprises européennes appartenant à 14 autres pays européens.

En d’autres termes, aujourd’hui, un programme européen parallèle au HYDEF lancé et financé par la Commission européenne, suit une trajectoire autonome, pour développer exactement le même système que leurs homologues européens dont on peut supposer qu’ils rencontrent certaines difficultés, puisqu’ils se sont vus proposer l’aide des israéliens.

Vers une fusion des programmes HYDEF et Aquila ?

Il est probablement temps, pour la commission européenne, de réviser son arbitrage concernant l’attribution du programme HYDEF, et de prendre en compte, en particulier, l’urgence du besoin, mais aussi le manque d’expérience et de compétences des industriels retenus en 2022, comme le démontre la proposition israélienne.

Twister européen
L’intercepteur européen HYDEF doit prendre place dans le système de détection et de suivi européen TWISTER, auquel participe l’industrie française.

Surtout, il doit être absolument clair, pour les décideurs européens, qu’il est hors de question de financer le développement d’une capacité stratégique européenne en s’appuyant sur un pays, certes alliés, mais n’appartenant ni à l’Union européenne, ni à l’OTAN, sur des fonds européens, alors qu’une offre alternative entièrement européenne existe.

Quoi qu’il en soit, la communication israélienne à ce sujet, loin d’ouvrir certaines opportunités comme elle pouvait l’espérer, va très certainement venir durcir les tensions à Bruxelles concernant le programme HYDEF, et affaiblir le bienfondé et la pertinence de l’arbitrage fait par la commission européenne en 2022 à ce sujet.

Deux ans après, les mauvais comptes de la guerre d’Ukraine

Deux ans après, les mauvais comptes de la guerre d’Ukraine

Thierry de Montbrial, président de l’Ifri


Thierry de MONTBRIAL, article paru dans Le Figaro Histoire

publié le 1 er février 2024 – IFRI

https://www.ifri.org/fr/espace-media/lifri-medias/ans-apres-mauvais-comptes-de-guerre-dukraine


La guerre qui n’aurait pas dû avoir lieu a déjà des conséquences mondiales : loin des illusions entretenues par les premiers échecs russes, elle menace de se solder par une crise profonde de l’Union européenne. Cet article est extrait du Figaro Histoire « Quand l’Europe faisait face aux grandes invasions ».

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Alors que commence la troisième année de la guerre d’Ukraine, il est clair, depuis déjà un certain temps, qu’elle contribue à accélérer la transformation du système international dans son ensemble. Le trait émergeant de la nouvelle configuration est la tendance des pays occidentaux (Etats-Unis et membres de l’Union européenne) et, dans une moindre mesure, de certains Etats d’Asie-Pacifique à se définir comme les modèles pour les peuples supposés aspirer à la démocratie, et les garants des Etats constitués qui se considèrent comme y étant parvenus. C’est dans cet esprit que l’agression russe du 24 février 2022 a provoqué la renaissance de l’Alliance atlantique qu’en 2019 Emmanuel Macron déclarait en état de « mort cérébrale », et l’ouverture précipitée de la perspective d’un nouvel élargissement massif de l’Union européenne. Le choc suscité a également balayé les scrupules qui poussaient la Finlande ou la Suède à préserver leur statut de neutralité. Seules l’Autriche, l’Irlande et Malte y restent désormais attachées.

Croisade pour la démocratie

Du point de vue géopolitique, le concept d’Occident est inséparable de la pax americana qui en est le fondement depuis le début de la guerre froide, et cette pax americana étend ses effets bien au-delà du couple euro-américain. Le président Joe Biden présente les États-Unis comme le chef de file du camp démocratique. Mais en réalité, aux États-Unis, même les démocrates ont toujours su trouver un équilibre entre « la puissance et les principes », pour reprendre le titre des Mémoires de Zbigniew Brzezinski, le célèbre conseiller à la sécurité nationale du président Carter. Ainsi le retrait de l’Afghanistan décidé par Joe Biden à l’été 2021 n’a-t-il pas été moins immoral que celui du Vietnam sous Gérald Ford et Henry Kissinger en 1975. De même, la lassitude qui commence à se manifester aux États-Unis pour un soutien illimité des objectifs affichés par le président Zelensky est-il un fait politique prévisible qu’on ne saurait qualifier ni de moral ni d’immoral. Même si les lobbies favorables au nationalisme ukrainien sont implantés aux États-Unis (et au Canada) depuis fort longtemps, la guerre d’Ukraine n’est pas un sujet majeur pour l’opinion publique américaine.

La situation est plus tranchée en Europe pour deux raisons évidentes : la proximité géographique et le fait que l’Union européenne est extrêmement loin de constituer une unité politique. On comprend qu’à cause de leur histoire, les États baltes ou même la Pologne, pourtant protégés par l’Alliance atlantique, ont ressenti l’agression russe du 24 février comme une menace contre eux-mêmes. On peut s’expliquer même les craintes de la Roumanie, parce que la Moldavie voisine occupe un angle mort du point de vue de la sécurité de la région. La mobilisation de ces pays a beaucoup contribué à la propagation d’un sentiment de peur dans l’ensemble de l’Union, sans compter la remontée d’une impression de culpabilité dans un pays comme l’Allemagne, du fait des exactions des armées nazies pendant la Seconde Guerre mondiale en Ukraine.

La posture des Européens, plus encore que celle des Américains, se présente comme une croisade pour la démocratie à l’ombre de la protection américaine

Mais, pour comprendre la réaction globale de l’Union européenne qui est restée jusqu’ici d’une grande cohérence face à la guerre, il faut aussi prendre conscience de ce qu’en raison de son impuissance (au sens fondamental de ce terme), elle n’avait pas de marge de manœuvre. Cette réaction peut se caricaturer comme suit : Poutine est un dictateur, qui a sapé les chances de la démocratie en Russie ; son but est de reconstituer l’Empire russe voire de conquérir l’Europe ; en conséquence, il faut tout faire (en livrant des armes par exemple) pour qu’il perde cette guerre, et d’abord que l’Ukraine recouvre sa pleine souveraineté sur ses frontières de 1991.

La posture des Européens, plus encore que celle des Américains, se présente donc comme une croisade pour la démocratie à l’ombre de la protection américaine, en jouant en pratique des quatre seuls instruments à leur disposition : empilement des « paquets » de sanctions contre la Russie ; livraison d’armes quitte à épuiser leurs propres stocks ; plus généralement aide financière à l’Ukraine ; enfin promesses d’élargissement de l’Union.

La leçon de Soljenitsyne

Avant d’aller plus loin, il faut s’interroger sur le regard que, dans l’ensemble, les Occidentaux portent sur la Russie. Ce regard relève de la philosophie de la fin de l’Histoire popularisée en 1992 par Francis Fukuyama, avec l’arrière-pensée de la victoire inéluctable de la démocratie sur toutes les autres formes de régime politique. Pareille affirmation, dont les termes sont d’ailleurs imprécis, restera longtemps infalsifiable au sens de Karl Popper (c’est-à-dire qu’aucun test expérimental ne peut la réfuter). La démocratie est un concept et plus encore une réalité complexe. Déjà, en 1989, au moment des manifestations de la place Tiananmen, que n’a-t-on vu ou entendu d’intellectuels (parmi lesquels nombre d’anciens « maoïstes » !), d’hommes politiques ou de militants occidentaux persuadés qu’une démocratie à l’occidentale allait bientôt pouvoir s’instaurer en Chine. Toute l’idéologie de la mondialisation heureuse, jusqu’à au moins la crise financière des subprimes en 2007-2008, a reposé sur l’hypothèse implicite selon laquelle « les autres » deviendraient bientôt « comme nous ».

Dans cette perspective, l’individu Vladimir Poutine est donc désigné comme le grand responsable des nouveaux malheurs des Russes. On tentera ici une interprétation un peu plus subtile, en s’appuyant sur le géant que fut Alexandre Soljenitsyne, et en cherchant à comprendre pourquoi celui-ci a été adulé puis rejeté par les Occidentaux. Cette référence fait écho à la commémoration du cinquantième anniversaire de la publication du livre qui a tant fait pour affaiblir l’image de l’URSS dans les années 1970, L’Archipel du goulag. Il faut préciser que, pour approfondir sa vision de la Russie et sa compréhension de l’histoire de l’Union soviétique, on doit se tourner vers les 6000 pages de La Roue rouge. Son grand œuvre à ses propres yeux.

Dans ce qui suit, je m’appuie en particulier sur un long article de Gary Saul Morson, éminent spécialiste américain de la littérature russe, paru dans la New York Review of Books du 12 mai 2022. Morson a sur la plupart des commentateurs l’avantage d’avoir lu et médité la totalité des écrits de l’écrivain. Son article est intitulé « What Solzhenitsyn Understood ». Mais comme on va parler de révolution, on mentionnera d’abord le plus grand expert en la matière, qui avait beaucoup médité, en homme d’action, sur la Révolution française. Pour Lénine, en substance, les deux conditions préalables à toute révolution se résument ainsi : « Le haut ne peut plus, le bas ne veut plus. »

Autrement dit, la classe dirigeante n’est plus capable de maintenir sa domination inchangée, tandis que les classes inférieures ne veulent plus vivre à l’ancienne. Derrière celles-ci se cachent des groupes organisés prêts à tirer parti de la situation. En conséquence de quoi, « le haut » ne peut survivre qu’en réformant quand il en est encore temps ; c’est-à-dire – et ici, on pense à Tocqueville – sur la base d’une analyse pertinente de la situation, et dans une position de force. Soljenitsyne, qui ne se faisait pas une haute idée de Nicolas II, estimait toutefois que son ministre Piotr Stolypine avait entrepris les bonnes réformes, qui auraient permis d’éviter la révolution s’il n’avait été assassiné en 1911. Pour l’auteur de La Roue rouge, la mise en œuvre des réformes de Stolypine aurait, certes très progressivement, engagé le pays dans la voie des libertés individuelles et de l’Etat de droit. Soljenitsyne abhorrait la violence et fondait ses espoirs sur le changement graduel grâce à la réforme.

Près de sept décennies après la révolution d’Octobre, Gorbatchev puis Eltsine n’ont réuni aucune des conditions qui auraient permis de réformer l’Union soviétique. Des réformes qui auraient certainement eu un volet territorial. Pour Soljenitsyne, la Russie devait se séparer des républiques non slaves et essayer de préserver l’union avec les républiques slaves : Ukraine et Biélorussie. Il n’était pas le seul à pressentir les malheurs d’une sécession ratée avec l’Ukraine. Son nationalisme, cependant, n’était pas un impérialisme. Il était fondé sur la conviction de la nécessité d’une restauration spirituelle comme préalable à toute véritable renaissance de la Russie. Pour lui, tant le versant national que le versant personnel de l’« âme russe » ressentent au-dessus d’eux « ce qui relève du Ciel ».

 

Alexandre Soljenitsyne fut un grand incompris, comme souvent, il est vrai, les personnalités originales, qui ne se satisfont pas des discours simplistes sur le bien et le mal en politique internationale.

Gary Saul Morson insiste sur l’importance du langage de la spiritualité dans la culture russe. Ce langage n’est pas spécifiquement orthodoxe. Il nous dit que les Occidentaux qui le confondent avec une aspiration théocratique passent à côté de l’essentiel. C’est tout le sens en effet du fameux discours de Harvard de Soljenitsyne (1978), qui renvoie dos à dos les Américains (ou les Occidentaux) et ses compatriotes russes. Selon Morson, le grand homme trouvait dans les milieux intellectuels occidentaux marqués par leur matérialisme la même étroitesse d’esprit que chez les intellectuels libéraux russes d’avant la révolution. Plus profondément, il ne suffit pas de chanter les louanges de la « démocratie libérale » (les principes de 1789) pour être du bon côté, celles de la « démocratie illibérale » (le jacobinisme) pour être du mauvais. Finalement, entre son expulsion de l’URSS en 1974 et son retour en Russie vingt ans après, l’auteur de L’Archipel du goulag, selon ses propres termes, s’est trouvé coincé entre deux « meules ». Il fut donc un grand incompris, comme souvent, il est vrai, les personnalités originales, qui ne se satisfont pas des discours simplistes sur le bien et le mal en politique internationale.

Ce qui a radicalement manqué aux relations entre les pays occidentaux et la Russie après la chute de l’URSS, c’est la volonté partagée de rechercher de bonne foi une forme d’adaptation du système de sécurité collective dans le sens le plus profond du terme, pour permettre une vraie « détente, entente et coopération » entre les anciens adversaires. La faute n’est pas du seul côté de la Russie et plus précisément de Vladimir Poutine. Elle est aussi du côté des Occidentaux, prisonniers d’une conception étroite de leurs intérêts et de leur idéologie politique.

Le calcul de Vladimir Poutine

Après le retour de la « verticale du pouvoir » avec Poutine, le Kremlin s’est de plus en plus fortement cabré face aux Occidentaux, accusés de vouloir installer l’Otan à la porte de la Russie et perçus comme prétendant imposer partout leur manière de voir le monde, en réalité leur volonté de domination économique et une interprétation sélective du droit international. En décidant de lancer son « opération militaire spéciale » le 24 février 2022, Vladimir Poutine a brisé le tabou – récent à l’échelle de l’Histoire – de l’inviolabilité des frontières. Il s’est trompé dans les calculs qui lui faisaient espérer une victoire éclair sur l’Ukraine, mais, deux ans après, la balance semble désormais se redresser en sa faveur. C’est l’occasion de rappeler un mot célèbre de Bismarck : « La Russie n’est jamais aussi forte ni aussi faible qu’on le croit. » Dans l’histoire militaire de la Russie, les exemples de débuts difficiles suivis de retournements de situation ne sont pas rares.

La Russie s’installe dans la perspective d’une guerre prolongée que le pouvoir croit tenable, et joue sur une usure plus rapide des Ukrainiens et la lassitude de leurs alliés

Un tabou a été brisé. C’est un fait. Après l’épisode de Stolypine et celui de Gorbatchev-Eltsine, la Russie a certes encore manqué une chance de se réformer en profondeur. Mais la suite a creusé le fossé, et la responsabilité de cet échec-là est partagée. Et la dimension spirituelle transcende en Russie les épreuves de la vie ordinaire. Le pays continue d’exister et de peser sur les affaires du monde. En son temps, Barack Obama a manqué une occasion de se taire en le reléguant au rang de puissance régionale.

Si maintenant la question est, comme beaucoup le pensent ou l’espèrent depuis le début de la guerre d’Ukraine, de savoir si le régime de Vladimir Poutine est sur le point de s’effondrer, il faut pour se risquer à une réponse revenir à la remarque de Lénine sur les révolutions : aujourd’hui, en Russie, le haut peut toujours, et le bas n’en est pas au point de ne plus vouloir. La drôle de tentative de Prigojine, en juin 2023, a échoué. Un coup d’Etat pacifiste est peu probable.

La Russie est-elle sur le point de perdre la guerre ? Après l’échec de la contre-offensive ukrainienne de 2023 et la mise en place d’une économie de guerre, du fait aussi des capacités d’adaptation de l’économie russe et de l’échec des sanctions occidentales, la réponse paraît plutôt négative. La Russie s’installe dans la perspective d’une guerre prolongée que le pouvoir croit tenable, et joue sur une usure plus rapide des Ukrainiens et la lassitude de leurs alliés. Le Kremlin ne manque pas non plus de moyens pour s’en prendre aux intérêts de ses adversaires, comme ceux de la France en Afrique ou ailleurs.

Si l’on regarde où en sont les choses aujourd’hui, avec un club d’Etats autoritaires (comme la Chine, la Corée du Nord ou l’Iran) plus resserré, et un « Sud global » de plus en plus « multi-aligné » – où l’on trouve même la Turquie, membre de l’Otan – on sent bien qu’un nombre important d’Etats seraient disposés à accueillir favorablement l’idée d’un compromis entre la Russie et l’Ukraine.

Le prix à payer

Peut-être la guerre d’Ukraine durera-t-elle longtemps. Peut-être un jour le temps sera-t-il suspendu comme le 27 juillet 1953 avec l’armistice de Panmunjeom, qui mit fin à la guerre de Corée. Beaucoup dépendra de l’évolution du soutien des Etats-Unis à l’Ukraine, après l’élection de novembre 2024. Quoi qu’il advienne, en plus du renforcement de l’Alliance atlantique sous leur direction (plus ou moins ferme, c’est une autre question), les Américains paraissent déjà comme les grands bénéficiaires économiques de la crise, en raison d’abord de l’accroissement massif de leur avantage comparatif dans le domaine de l’énergie, après que les Européens ont cessé d’importer ouvertement leur pétrole et leur gaz de Russie. Le coût de l’énergie est aujourd’hui trois fois moins élevé aux Etats-Unis qu’en Europe. Et, malgré les efforts des Européens pour se réindustrialiser, les Américains jouent largement la course en tête dans ce domaine aussi, grâce à l’Inflation Reduction Act (IRA) et à une culture économique et financière largement supérieure. Mais, surtout, les 27 membres actuels de l’Union européenne forment un ensemble culturellement et économiquement disparate, qui n’a toujours pas digéré le grand élargissement consécutif à la chute de l’URSS.

La référence à la démocratie ne suffit pas à asseoir une identité. L’hétérogénéité politique de cet ensemble rend peu probable, de la part des États membres, les nouveaux abandons de souveraineté qui seraient nécessaires, par exemple, pour doter l’Union d’une politique budgétaire commune compatible à long terme avec les missions de la Banque centrale européenne, et plus encore d’une véritable politique étrangère, inséparable d’une politique de défense réellement commune. Que représente dès lors dans ce dernier domaine la parole respective de la présidente de la Commission, du président du Conseil européen et du haut représentant pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité, d’une part ; des chefs d’État et de gouvernement des États membres, d’autre part, quand ils s’éloignent des généralités convenues sur la démocratie et les droits humains ? Dès qu’on entre dans le détail des intérêts nationaux des pays membres, façonnés en grande partie par l’Histoire, on comprend la difficulté de toute notion de politique étrangère réellement commune vis-à-vis aussi bien de la Russie et de la Chine que de la Turquie, de l’Algérie ou des États du Golfe, par exemple.

Il y a plus. On se souvient de la distinction qu’établissait au XIXe siècle le politologue et économiste britannique Walter Bagehot et de sa thèse, adoptée par Churchill, selon laquelle la légitimité de toute constitution, écrite ou pas, repose sur deux piliers : la dignité (aspect symbolique et sacré) et l’efficacité (aspect du travail gouvernemental). Dans le système anglais, la monarchie incarne la dignité, et le gouvernement l’efficacité. La légitimité ne peut pas survivre indéfiniment aux ruptures de fatigue susceptibles de se produire sur l’un ou l’autre de ses piliers. On en revient aux causes des révolutions. Le problème de l’Union européenne depuis qu’elle a renoncé à la règle de bon sens selon laquelle tout nouvel élargissement devait être précédé de l’approfondissement du précédent, c’est-à-dire depuis la chute de l’Union soviétique, tient à ce que, par rapport aux ambitions affichées (sur Schengen, par exemple), la gouvernance s’est progressivement affaiblie tant du point de vue de la dignité (une dimension qu’en fait l’Union européenne n’a jamais incarnée) que de l’efficacité.

Or, face à la guerre d’Ukraine, les chefs d’Etat et de gouvernement ont suivi la solution de facilité en ouvrant grand la perspective d’une nouvelle vague d’élargissement, incluant l’Ukraine – dont la Pologne elle-même redoute désormais ouvertement la concurrence (sur l’agriculture, par exemple) –, sans avoir la moindre idée de la manière de s’y prendre autrement qu’en faisant confiance au destin. Politiquement, il sera impossible de faire complètement marche arrière (il y a des limites, même à l’hypocrisie) et la perspective ouverte par le Conseil européen de décembre 2023, qui a décidé d’entamer des négociations d’adhésion à l’Union européenne avec l’Ukraine et la Moldavie, d’accorder le statut de pays candidat à la Géorgie et d’accélérer le processus d’adhésion des Balkans occidentaux, mobilisera pour longtemps les forces vives de toutes les instances communautaires au détriment des autres priorités. Il en coûtera extrêmement cher aux actuels pays membres, dont les budgets sont et seront de plus en plus sous pression. Ajoutons qu’avec le nouvel élargissement qui s’annonce, la question de la supériorité du droit européen sur le droit national deviendra de plus en plus sensible.

Parmi les conséquences déjà clairement identifiables de la guerre d’Ukraine, on peut donc annoncer une révolution profonde à l’intérieur de l’Union européenne. La vision des pères fondateurs est morte. Et d’ailleurs, pourquoi l’Europe échapperait-elle à la tendance à l’accroissement du nationalisme que l’on observe partout ailleurs ? Si, depuis le Brexit, d’autres Etats membres n’ont pas fait sécession, c’est d’abord en raison d’un calcul coûts-avantages à court-moyen terme. C’est aussi à cause de la contre-performance des Britanniques.

Le retour du tragique

Tout peut donc se produire à l’horizon de dix ou vingt ans. En fin de compte, ce que l’Histoire pourrait retenir avant tout de la guerre d’Ukraine, c’est qu’en osant briser un tabou, Poutine a réactivé le principe de Clausewitz selon lequel « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ». À force d’avoir été violé, pas seulement par les Russes (par exemple, en 1999, avec les bombardements de l’Otan en Serbie, et surtout, en 2003, le renversement de Saddam Hussein – de surcroît sur la base d’un mensonge), le droit international a plus de risques qu’avant le 24 février de se trouver davantage encore bafoué dans les prochaines années, et ce d’autant plus que l’équilibre des pouvoirs au sein de la charte de l’ONU est de plus en plus contesté.

Reste un tabou encore inviolé : le recours en premier à l’arme nucléaire. Sans doute Poutine a-t-il été tenté de le faire quand les choses semblaient mal tourner pour la Russie, mais son principal soutien, la Chine (par ailleurs l’un des gagnants globaux à court-moyen terme de cette guerre), l’en a dissuadé. Mais on peut craindre qu’un jour plus ou moins proche ce tabou-là lui aussi sera brisé, et pas forcément par les Russes.

Les grandes puissances du XXIe siècle, à commencer par les États-Unis et la Chine, sont conscientes de ces réalités, sur fond d’accélération de la révolution technologique. Les membres de l’Union européenne, assoupis depuis 1945 et la décolonisation, ont perdu le sens du tragique. Dans leur recherche d’un nouveau paradigme pour l’Union, sans renoncer à l’idéal démocratique, ils devront refaire l’apprentissage du réalisme dans la politique internationale. Quelles épreuves devront-ils traverser avant d’y parvenir ?

«Quand l’Europe faisait face aux grandes invasions» , 132 pages, disponible en kiosque et sur le Figaro Store .

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Politiques climatiques : entre techno-optimisme et déni de réalité

Politiques climatiques : entre techno-optimisme et déni de réalité

OPINION. Les stratégies d’électrification des sociétés et de développement des technologies de capture du carbone restent largement insuffisantes pour atteindre les objectifs internationaux. Par Eric Muraille, Université Libre de Bruxelles (ULB); Julien Pillot, INSEEC Grande École et Philippe Naccache, INSEEC Grande École

                                                            (Crédits : Reuters)

En 2015, 195 pays adoptaient l’accord de Paris et s’engageaient à limiter, avant la fin du siècle, le réchauffement climatique entre +1,5 °C et +2 °C par rapport à l’ère préindustrielle. La COP21 marquait donc une avancée historique dans la lutte contre les effets catastrophiques induits par le changement climatique.

Or, une majorité de scientifiques juge déjà ces objectifs inatteignables. En effet, le sixième rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) indique que le respect du seuil de +1,5 °C exige une réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) de 43 % d’ici 2030 et de 60 % d’ici 2035 avant d’atteindre des émissions nettes nulles pour 2050. Pourtant, les Contributions déterminées au niveau national (CDN) prévues dans l’accord de Paris ne prévoient qu’une baisse de 2 % des émissions d’ici 2030. Ce qui place notre planète sur une trajectoire de réchauffement de +2,7 °C au cours de ce siècle.

Notre incapacité à imposer une régulation contraignante sur l’extraction des combustibles fossiles, responsables de 90 % des émissions mondiales de CO2 et d’un tiers de celles de méthane, illustre à elle seule notre échec de gouvernance. En 2023, un total de 425 projets d’extraction de combustibles fossiles capables chacun d’émettre > 1 Gt de CO2 ont été recensés. Si l’on additionne les émissions de ces projets, celles-ci dépassent déjà d’un facteur deux le budget carbone permettant de rester sous les +1,5 °C.

Une stratégie techno-optimiste…

Lors de la COP28 qui s’est tenue fin 2023 à Dubaï, la sortie des énergies carbonées aurait donc dû constituer la priorité absolue. C’est pourtant une tout autre stratégie qui a été défendue par le président, le Sultan Ahmed Al-Jaber, et qui s’est imposée au terme de débats houleux.

Dans sa Lettre aux parties ainsi que dans ses interventions publiques, Al-Jaber a clairement exposé des ambitions très éloignées des objectifs de sobriété énergétique :

« Montrez-moi la feuille de route d’une sortie des énergies fossiles qui soit compatible avec le développement socio-économique, sans renvoyer le monde à l’âge des cavernes. »

Il évoque d’ailleurs explicitement une « économie de guerre », c’est-à-dire un engagement total des États à financer massivement le développement des infrastructures industrielles nécessaires à la production et à l’usage d’énergies renouvelables ainsi que de projets de captation et de stockage du carbone.

Aux yeux des entreprises et des décideurs politiques, cette stratégie est particulièrement attractive car elle :

  • n’exige aucune sobriété des populations ;
  • assure une forte croissance économique associée à des promesses d’emplois ;
  • ne pose aucune contrainte sur l’exploitation des énergies fossiles au plus grand bonheur des pays producteurs de pétrole qui en avaient fait une ligne infranchissable ;
  • évite tout dirigisme étatique en déléguant la gouvernance au marché.

à l’épreuve du principe de réalité

Or, d’aucuns pourraient légitimement douter du réalisme de ce scénario techno-optimiste. La possibilité d’une « transition énergétique » reste, en effet, à démontrer puisque nous n’avons qu’ajouté de nouvelles sources énergétiques à celles que nous exploitons depuis les débuts de l’ère industrielle. Après 70 ans de développement, le nucléaire ne couvre actuellement que 3,7 % de la consommation mondiale d’énergie. Le charbon, le pétrole et le gaz en représentent toujours respectivement 25,1 %, 29,6 % et 22 %.

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La transition par l’électrification de la société pose aussi de nombreuses questions, que le véhicule électrique illustre parfaitement. Une voiture électrique nécessite près de 4 fois plus de métaux qu’une voiture conventionnelle, dont une grande quantité de métaux définis par l’Union européenne (UE) comme « critiques » du fait de leur rareté ou de leur importance stratégique. Des métaux dont l’extraction pose de graves problèmes sociaux et écologiques dans les pays du Sud.

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Le « dopage métallique » nécessaire à la fabrication de ces véhicules nous amène à une première impasse, dans la mesure où, à technologie constante, les réserves connues de plusieurs métaux, comme le cuivre, seront quasi épuisées dès 2050. Sans même parler des conflits d’usage, et de l’inflation qui en découlera fatalement, puisque les mêmes métaux sont nécessaires à la fabrication d’autres biens électroniques ainsi qu’à l’éolien et au solaire. Il y aura donc inévitablement une intense compétition pour l’acquisition de ces métaux, ce qui devrait favoriser les pays les plus riches. En pratique, la stratégie d’une transition massive au véhicule électrique conduira vraisemblablement à émettre du CO2 et à polluer les eaux et les sols des pays extracteurs avec pour seul bénéfice de réduire la pollution locale des métropoles occidentales.

Ajoutons à ce tableau les problèmes liés à notre dépendance aux pays producteurs de métaux et à leurs raffinages (notamment la Chine qui maitriserait 40 % de la chaine de valeur des métaux utilisés dans les batteries électriques), à la production et au stockage à grande échelle d’énergie décarbonée pour alimenter les véhicules électriques ou encore les incertitudes quant à la recyclabilité de certains composants polluants issus des batteries, et d’aucuns pourraient légitimement interroger le bien-fondé des multiples subventions sur l’offre et la demande décidées par nos dirigeants pour forcer la transition du thermique à l’électrique.

La chimère de la captation carbone

L’autre problème posé par le scénario de la COP28 réside dans la place centrale accordée à la captation et la séquestration du CO2 (CSC). Si ces techniques sont bien présentées par le GIEC comme des options d’atténuation essentielles, elles ne peuvent constituer le cœur des politiques climatiques. L’Agence internationale de l’énergie (AIE) fixe ainsi le niveau de captage du carbone par les CSC à seulement 15 % des efforts de réduction des émissions si on souhaite atteindre la neutralité du secteur de l’énergie en 2070.

Or, aussi paradoxal que cela puisse paraître, actuellement les CSC auraient plutôt tendance à augmenter les émissions de CO2. Historiquement, ces technologies ont été développées par les pétroliers dans les années 1970 à la suite du constat que l’injection de CO2 à haute pression dans des puits de pétrole vieillissants forçait le brut résiduel à remonter à la surface. Ainsi, la plupart des installations de CSC en activité dans le monde utilisent le CO2 qu’elles captent (le plus souvent depuis des gisements souterrains) pour extraire… davantage de pétrole.

Faire subventionner ces projets de CSC par les États revient donc à leur faire financer indirectement l’extraction de pétrole. Et s’il existe bien des usines de captation de CO2 atmosphérique, la technologie du Direct Air Capture reste loin de la maturité. La plus grande usine au monde de ce type stocke 4 000 tonnes de CO2 par an, soit environ 0,001 % des émissions annuelles mondiales. Une goutte d’eau dans l’océan.

L’Agence internationale de l’énergie prévoit que, d’ici 2030, la capacité annuelle mondiale de capture du carbone pourrait s’élever à 125 millions de tonnes, soit < 0,5 % des émissions mondiales actuelles. Très loin de l’objectif d’une réduction de 43 % d’ici 2030. Ainsi, les projets de CSC actuels, bien que très coûteux, ne constituent qu’une infime fraction de ce qui serait nécessaire pour ralentir le changement climatique.

La légitimité des gouvernements en question

Comme indiqué en amont, le scénario « business as usual » établi par le GIEC nous mène vers un monde à +2,7 °C en 2100. Mais où nous mènera l’« économie de guerre » prônée par la COP28 si elle augmente la consommation d’énergie, tout en échouant à réduire significativement les émissions de CO2 via la transition énergétique et les projets de CSC ? Les scénarios avec des émissions élevées et très élevées nous mènent à dépasser les +2 °C dès 2050 et à +4-5 °C en 2100.

Il faut comprendre que le changement climatique n’est ni linéaire ni réversible. Le dépassement de certains points de basculement peut induire des mécanismes d’emballement du système climatique vers une trajectoire dite de « terre chaude » qui persisterait plusieurs millénaires. Celle-ci pourrait entrainer, dans plusieurs régions des sécheresses extrêmes et des pics de température dépassant les capacités de thermorégulation humaine.

Ainsi, dans les 50 prochaines années, un tiers de la population mondiale pourrait connaître une température annuelle moyenne > 29 °C, ce qui entrainerait la migration forcée de plus de 3 milliards d’individus. Des modèles mettent aussi en garde contre un possible effondrement de la circulation océanique profonde suite au réchauffement des océans avec pour effet un refroidissement de l’Europe pouvant réduire drastiquement sa production agricole.

Ces scénarios catastrophes risquent d’induire une augmentation des conflits entre pays, mais également au sein même des sociétés, ce qui rendra peu probable la coopération internationale ou le déploiement d’innovations techniques complexes.

Il est tentant d’attribuer à Al-Jaber la responsabilité de cette stratégie techno-optimiste déconnectée de la réalité et risquant de nous mener à la catastrophe. Sa qualité de dirigeant de l’Abu Dhabi National Oil Company alimente déjà les soupçons de conflit d’intérêts. Toutefois, on ne peut attribuer ce nouvel échec collectif d’une COP à une simple erreur de casting. Tout comme on ne peut attribuer l’inadéquation des Contributions déterminées au niveau national de l’accord de Paris aux seuls décideurs politiques actuellement en fonction.

Nous devons reconnaitre que l’incapacité à lutter efficacement contre le changement climatique prend sa source dans les principes mêmes de la gouvernance actuelle, qui s’avère incapable de privilégier le bien commun et d’intégrer le consensus scientifique.

La piste d’une agence internationale indépendante

Il y a urgence. La légitimité des gouvernements repose sur le respect des procédures légales mais aussi, et surtout, sur leur capacité à protéger les citoyens. Quand cette condition ne sera plus remplie, les gouvernements perdront leur légitimité ce qui rendra impossible toute action collective d’envergure.

Nous préconisons une stratégie mêlant sobriété, solutions technologiques, et une gouvernance volontariste et profondément repensée. Une agence climatique internationale indépendante, aux pouvoirs contraignants sur les États, serait mieux à même d’intégrer les consensus scientifiques, de planifier la transition écologique et énergétique et de gérer les biens communs de l’Humanité, en évitant soigneusement les conflits d’intérêts et tentatives de capture économique ou idéologique, qu’elles proviennent d’États, d’entreprises ou d’organisations non gouvernementales (ONG).

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Par Eric Muraille, Biologiste, Immunologiste. Directeur de recherches au FNRS, Université Libre de Bruxelles (ULB) ; Julien Pillot, Enseignant-Chercheur en Economie (Inseec) / Pr. associé (U. Paris Saclay) / Chercheur associé (CNRS), INSEEC Grande École et Philippe Naccache, Professeur Associé, INSEEC Grande École.

Les menaces hybrides : quels enjeux pour nos démocraties ?

Les menaces hybrides : quels enjeux pour nos démocraties ?

Par Estelle Hoorickx – Diploweb – publié le 24 janvier 2024  

https://www.diploweb.com/Les-menaces-hybrides-quels-enjeux-pour-nos-democraties.html


Estelle Hoorickx s’exprime ici à titre personnel. Commandante d’aviation, PhD Estelle Hoorickx est chercheuse au Centre d’études de sécurité et défense (CESD), le centre de réflexion de référence spécialisé du ministère de la Défense belge.

Les menaces hybrides : de quoi parle-t-on ? Quels sont les outils hybrides de plus en plus nombreux et diversifiés qui nous menacent ? Quels sont les principaux acteurs des attaques hybrides ? Estelle Hoorickx fait œuvre utile en précisant les concepts, les stratégies et les moyens utilisés pour nuire aux démocraties en les polarisant à outrance. Les défis sont considérables. Seul un effort durable et conjugué de l’UE et des autres démocraties, impliquant l’ensemble des sociétés civiles, peut produire des effets bénéfiques sur le long terme.

Ce document s’inspire de l’analyse personnelle présentée par l’autrice aux membres de la direction générale de la sécurité et de la protection du Parlement européen (DG SAFE) le 7 décembre 2023, à l’occasion de son dixième anniversaire. Il sera publié le 26 janvier 2024 en anglais sous le titre « Hybrid Threats : What are the Challenges for our Democracies ? » dans l’IRSD e-Note 54, janvier 2024″

QUELLES sont les principales menaces hybrides auxquelles nous devons faire face aujourd’hui et vis-à-vis desquelles nous devrons nous prémunir demain pour préserver nos démocraties ? Question cruciale à laquelle il est pourtant difficile de répondre. Ne vaudrait-il d’ailleurs pas mieux parler d’attaques hybrides plutôt que de « menaces hybrides » ? Dans le contexte actuel – où les conflits sont de plus en plus dématérialisés –, les attaques hybrides sont en effet devenues continues, sans que nous en ayons nécessairement conscience. Comme le souligne très justement Nathalie Loiseau, députée française au Parlement européen, il est en effet « difficile de savoir où s’arrête la paix quand la guerre de l’information fait rage en permanence ». [1] En d’autres termes, et sans vouloir être alarmiste, nous sommes toutes et tous, potentiellement, en guerre. Une cyberattaque ou une campagne de désinformation peut en effet avoir des conséquences létales.

Estelle Hoorickx
Commandante d’aviation, PhD Estelle Hoorickx est chercheuse au Centre d’études de sécurité et défense (CESD). Crédit photo : RTL-Info (Belgique)

Depuis une dizaine d’années, les « attaques hybrides » à l’encontre de nos pays occidentaux se sont intensifiées mais également diversifiées. Des « acteurs étrangers, malveillants et autoritaires, étatiques ou non, parmi lesquels la Russie et la Chine » [2], recourent à ces pratiques pour nuire à l’Union européenne (UE) et à ses États membres, saper la confiance de l’opinion publique dans les institutions gouvernementales, empêcher le débat démocratique, attaquer nos valeurs fondamentales et exacerber la polarisation sociale. [3] Nos démocraties – caractérisés par un accès à une information pluraliste, ouverte et largement diffusée – sont particulièrement vulnérables aux campagnes de désinformation mais également aux tentatives d’ingérences étrangères.

Le mythe de la fin de l’histoire qui annonçait le triomphe de la démocratie libérale après l’effondrement du bloc soviétique fait définitivement partie du passé. En 2023, seuls 8 % de la population mondiale vivent dans une démocratie pleine et entière. [4] La brève « pax americana » a bel et bien vécu et entérine le retour d’un nouveau bras de fer non plus entre l’Est et l’Ouest mais plus largement entre « l’Ouest » et le « reste » de la planète, selon la formule de la géopoliticienne Angela Stent. [5] En témoignent les récents événements en Ukraine mais également en Israël, qui révèlent une fois encore la perte d’influence des pays occidentaux sur les enjeux de gouvernance internationale. [6] L’Occident conserve néanmoins un certain attrait auprès des populations non occidentales, ce qui déplaît fortement à certains régimes autoritaires en quête de puissance. [7]

Avant d’analyser plus en détails les menaces hybrides et les enjeux qui y sont liés, il convient de faire un petit rappel historique et sémantique sur la réalité de ces menaces dont on parle de plus en plus mais qui restent souvent mal comprises. Avec les années, le terme « hybride » a en effet évolué et s’est quelque peu éloigné de sa signification originelle. Certains estiment même que cette notion a tendance à devenir une terminologie « fourre-tout ». [8] Il est vrai que le concept est finalement « presque aussi ambigu que les situations qu’il veut décrire sont incertaines ». [9]

Les menaces hybrides : de quoi parle-t-on ?

Dans les dictionnaires de référence, le terme « hybride » renvoie à ce qui est composé de deux éléments de nature différente anormalement réunis. Cet adjectif est d’ailleurs associé à des registres aussi divers que la biologie, l’agriculture ou la linguistique. Ce n’est qu’au début des années 2000 que l’adjectif « hybride » est pour la première fois utilisé en association avec un conflit armé. La « guerre hybride » désigne alors une opération militaire qui combine des tactiques régulières et irrégulières. Selon d’autres théoriciens militaires, « la guerre hybride » combine à la fois du « hard power » (par des mesures de coercition) et du « soft power » (par des mesures de subversion). Enfin, selon une terminologie très otanienne, la guerre hybride consiste à agir sur l’ensemble du « front DIMEFIL », c’est-à-dire sur les fronts diplomatique, informationnel, militaire, économique et financier, mais également sur le front du renseignement et celui du droit. [10]

Si la notion de « guerre hybride » est donc utilisée pour la première fois au début des années 2000 par des officiers américains à propos de l’« insurrection tchétchène » puis de la guerre en Irak, l’UE dévoile sa première définition de la « guerre hybride » en mai 2015. Sans nommer la Russie, cette définition décrit alors les tactiques militaires et non militaires utilisées par Moscou pour dominer politiquement la Crimée, tout en générant de l’ambiguïté concernant l’origine des attaques. En Crimée, le Kremlin a en effet eu recours à une panoplie d’outils hybrides, tels que des cyberattaques, des campagnes de désinformation, les désormais fameux « petits hommes verts » (soldats sans insignes qui ne pouvaient pas être clairement identifiés) ou des « proxys » (forces agissant par procuration pour Moscou). En somme, le Kremlin a eu recours à toutes sortes de modes opératoires qui lui permettaient de générer des effets stratégiques sans avoir à subir les conséquences d’une opération militaire en bonne et due forme. [11]

En novembre 2015, peu de temps après les attaques terroristes particulièrement sanglantes dont la France a fait l’objet, l’OTAN propose à son tour une définition de la guerre hybride qui précise, pour la première fois, que celle-ci peut être menée non seulement par des acteurs étatiques mais également par des acteurs non étatiques. À l’époque, beaucoup considèrent en effet que l’État islamique (également appelé « Daesh ») constitue la « forme la plus aboutie de l’ennemi hybride ». [12] On estime alors que Daesh est passé maître dans ce qu’on appelle alors la « techno-guérilla » : il combine l’usage du terrorisme et de la guérilla avec des technologies avancées, également utilisées par les armées dites « régulières », tels que les drones, les missiles anti-char et les réseaux sociaux, qui permettent à l’État islamique de mener une guerre psychologique particulièrement efficace. [13]

Les objectifs poursuivis par les auteurs des « activités hybrides » consistent notamment à renforcer leur influence et à saper la confiance de l’opinion publique dans les valeurs fondamentales et les institutions démocratiques de l’UE et de ses États membres.

Depuis 2016, l’UE préfère utiliser le terme de « menace(s) hybride(s) » plutôt que celui de « guerre hybride », terme adopté par l’OTAN dès 2014, année de l’invasion de la Crimée par la Russie. [14] Depuis 2018, l’UE précise que les objectifs poursuivis par les auteurs des « activités hybrides » consistent notamment à renforcer leur influence et à saper la confiance de l’opinion publique dans les valeurs fondamentales et les institutions démocratiques de l’UE et de ses États membres. [15]

D’après les documents stratégiques les plus récents de l’UE, les acteurs étatiques (ou non étatiques) qui recourent à ce genre de pratiques vont tenter de garder leurs activités en dessous de ce qui leur paraîtra être un seuil au-delà duquel ils déclencheraient une réponse coordonnée (y compris militaire et/ou juridique) de la communauté internationale. Pour ce faire, ils ont recours, souvent de manière « très coordonnée », à une panoplie de modes opératoires (ou d’« outils » [16]) conventionnels et non conventionnels qui leur permettent d’exploiter les vulnérabilités de la cible visée et de créer de l’ambiguïté sur l’origine (ou l’« attribution ») de l’attaque. [17] Certains préfèrent d’ailleurs parler de « guerre du seuil », de « guerre ambiguë » ou de « guerre liminale » (liminal warfare, guerre à la limite de la perception) plutôt que de parler de « guerre hybride ». [18]

Les attaques hybrides permettent de rester dans une « zone grise » (entre guerre et paix) et d’éviter une confrontation militaire directe (et les coûts économiques et humains qui vont avec), le risque d’une action militaire ouverte n’étant pas exclu. [19] Une campagne hybride peut en effet se dérouler en plusieurs phases : tout d’abord, la mise en place discrète de la menace (« the priming phase »), qui peut se traduire par des campagnes d’ingérences, la mise en place de dépendances économiques et énergétiques, l’élaboration de normes juridiques dans des instances internationales afin de défendre ses propres intérêts. Puis, cette campagne hybride peut entrer dans une phase plus agressive et plus visible de déstabilisation, où l’attribution des faits devient plus nette. Cette phase se traduit par différentes opérations et campagnes hybrides, telles que des campagnes de propagande – plus virulentes cette fois –, une augmentation des cyberattaques ou des attaques contre des infrastructures critiques (y compris dans l’espace). Cette phase de déstabilisation vise à forcer une décision et/ou renforcer la vulnérabilité de l’adversaire (en favorisant la polarisation sociale ou les dissensions interétatiques par exemple). Cette deuxième phase fait généralement suite à une situation géopolitique particulière : des élections, des sanctions politiques, des accords internationaux ou la mise en place d’alliances. Enfin, cette étape de déstabilisation peut mener à une troisième et dernière phase qui est celle de la coercition, de l’escalade : on passe alors d’une menace hybride à une véritable guerre hybride où l’usage de la force devient central (et non plus superflu), mais où l’« attribution » de l’attaque reste compliquée, ambiguë. [20]

L’invasion de la Crimée par la Russie en 2014 reste le meilleur exemple de ce que peut être une guerre hybride : une kyrielle d’outils hybrides sont utilisés, y compris l’outil militaire, mais l’attribution de la guerre reste ambiguë. A contrario, la guerre qui a lieu en Ukraine depuis février 2022, même si elle a été précédée par une phase de déstabilisation, n’est pas une guerre hybride en tant que telle mais bien une guerre de haute intensité, dont l’auteur – à savoir la Russie – est clairement identifié, même lorsqu’il a recours à des outils hybrides telles que des cyberattaques, des campagnes de propagande et de désinformation ainsi que des attaques sur les infrastructures critiques.

La stratégie hybride est désormais perçue, à juste titre, comme un « multiplicateur de forces » (« force multiplier »), même face à un adversaire qui aurait le dessus, puisqu’elle s’emploie à réduire le risque d’une réaction militaire. [21] Les attaques hybrides semblent d’ailleurs « soigneusement calibrées » pour ne pas remplir les conditions visées dans la clause d’assistance mutuelle du traité sur l’UE (article 42§7 TUE) et dans l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord. [22] L’assimilation d’une ou de plusieurs « menace(s) hybride(s) » à une « attaque armée » n’est en effet pas chose aisée. [23]

En définitive, selon l’UE, quatre éléments importants caractérisent aujourd’hui la stratégie hybride : 1) son côté « hybride », puisqu’elle recourt à la fois à des éléments conventionnels et non conventionnels ; coercitifs ou non coercitifs (subversifs) ; 2) son côté ambigu : les auteurs d’une attaque hybride essaient, dans la mesure du possible, d’atteindre leurs objectifs en passant « en dessous des radars » [24] afin d’empêcher toute réaction ; 3) sa finalité stratégique, puisque la stratégie hybride vise essentiellement à nuire et/ou affaiblir les sociétés démocratiques afin de renforcer l’influence de celui qui s’en sert ; 4) son côté évolutif : on peut passer du stade de menaces hybrides à celui de guerre hybride.

Autrement dit, si une attaque hybride est toujours le fruit d’une combinaison d’outils, toutes les combinaisons ne donnent pas nécessairement une campagne hybride. [25] Ainsi par exemple, une cyberattaque isolée réalisée par un hacker isolé afin d’obtenir une rançon n’est pas une attaque hybride. Des campagnes de propagande combinées à des actes terroristes revendiqués ne constituent pas non plus une attaque hybride puisque l’auteur des faits est clairement identifié et que le but ultime de l’opération est de provoquer la terreur.

Des outils hybrides de plus en plus nombreux et diversifiés

Le recours à certains outils hybrides – propagande, sabotage, guerre par procuration –, même de façon combinée, est aussi ancien que la guerre. En réalité, ce qui a changé c’est surtout le contexte géopolitique qui est devenu plus complexe, plus incertain et plus « flou » [26], et qui de facto favorise, depuis une dizaine d’années, le développement rapide et la diversification de ces outils hybrides. Les nouvelles technologies – telles que l’intelligence artificielle ou les réseaux sociaux – mais également les relations d’interdépendance – financières, énergétiques, alimentaires, technologiques et cognitives – qui existent entre les États favorisent et amplifient l’usage des outils hybrides. En outre, les effets des attaques hybrides sont de plus en plus directs et sévères, alors que paradoxalement ces attaques ne sont pas plus faciles à « attribuer », et ce malgré l’évidence de certains faits.

Ainsi par exemple, la Boussole stratégique considère désormais « l’instrumentalisation de la migration irrégulière, l’utilisation stratégique du droit ainsi que la coercition ciblant notre sécurité économique et énergétique » comme des menaces hybrides. Le document précise en outre que les « activités de manipulation de l’information et d’ingérences menées depuis l’étranger » ( ou « FIMI » [27]) sont aussi des menaces hybrides, qui peuvent être particulièrement dangereuses pour nos démocraties. [28] Elles visent en effet à influencer les débats sociétaux, introduire des clivages et interférer avec les processus de prise de décisions démocratiques. [29] Les sujets polarisants de nature à susciter énervements et radicalité, – tels que ceux liés aux changements climatiques et aux questions du genre, des minorités ou de l’immigration – sont dès lors des cibles privilégiées par les « acteurs FIMI ». [30]

Quels sont les principaux acteurs des attaques hybrides ?

Si les acteurs étatiques et non étatiques ayant recours aux outils hybrides sont de plus en plus nombreux [31], la Russie de Vladimir Poutine reste actuellement un des acteurs principaux de la stratégie hybride, dont on retrouve des éléments dès 2013 dans la fameuse « doctrine Gerasimov ». Ce document insiste en effet sur la nécessité pour la Russie de recourir, dans les conflits actuels, à des instruments autres que la puissance militaire afin de répondre à la guerre non linéaire menée par les Occidentaux. [32]

Le président russe semble s’être fixé un double objectif : « ne plus laisser reculer l’influence russe ni avancer l’attrait pour l’Ouest ».

Depuis le fameux discours de Vladimir Poutine prononcé à Munich en 2007 – dans lequel il dénonce « la domination de l’Occident sur l’ordre mondial postbipolaire » [33] –, le président russe semble s’être fixé un double objectif : « ne plus laisser reculer l’influence russe ni avancer l’attrait pour l’Ouest ». [34] Concrètement, cela se traduit par des attaques hybrides massives (cyberattaques et campagnes informationnelles en particulier) à l’encontre de l’Estonie en 2007, de la Géorgie en 2008 et surtout, dès 2014, de l’Ukraine. [35] En outre, depuis février 2022, on assite au premier conflit de haute intensité qui s’accompagne, en temps réel, d’attaques sur les terrains numérique et informationnel, y compris dans l’espace (en témoigne l’attaque du satellite KA-SAT le jour même de l’invasion). [36] La guerre hybride du Kremlin s’étend également à d’autres États partenaires de l’UE, tels que la Moldavie. Ce pays, dont la candidature à l’UE a été accordée en juin 2022, est en effet victime de campagnes de désinformation massives, d’opérations de sabotage mais également de chantage énergétique concernant son approvisionnement en gaz. [37]

Les pays de l’UE ne sont évidemment pas épargnés : cyberattaques, campagnes de désinformation, ingérence directe dans les élections et dans les processus politiques. [38] Certains États européens – tels que la Pologne et la Finlande – accusent également Moscou et son allié biélorusse d’instrumentaliser les flux d’immigration irrégulière à des fins d’intimidation et de déstabilisation. [39] Ainsi par exemple, les foules de migrants auxquelles a été confrontée la Pologne en 2021 étaient encadrées, dirigées et parfois molestées par des hommes cagoulés et en tenue militaire indéterminée (ce qui fait d’ailleurs fortement penser aux « petits hommes verts » vus en Crimée il y a sept ans). [40]

Les opérations de sabotage des infrastructures critiques – câbles sous-marins et gazoducs en particulier – font également partie des nouveaux modes opératoires hybrides, puisqu’elles permettent à leurs auteurs de « passer sous les radars » tout en mettant à mal la sécurité économique et énergétique des pays visés. Parmi les exemples récents, citons notamment les explosions sur les gazoducs Nord Stream ou, plus récemment encore, l’endommagement du gazoduc et du câble de télécommunications reliant l’Estonie et la Finlande. [41]

Notons enfin que certaines campagnes hybrides qui visent les démocraties en dehors du continent européen peuvent aussi avoir des conséquences sur la stabilité de l’UE et de ses États membres ; en témoignent les campagnes de désinformation et d’ingérence étrangères russes en Afrique subsaharienne, qui ont contribué en partie non seulement aux récents coups d’État au Mali, au Burkina Faso et au Niger mais également à la perte d’influence de la France dans la région. [42]

La Chine fait également partie des pays dont la stratégie hybride préoccupe de plus en plus l’UE et ses États membres. [43] L’Europe est en effet devenue « un des principaux théâtres d’opérations de la grande stratégie chinoise » [44] de Xi Jinping, qui vise à faire de la Chine un « leader global en termes de puissance nationale et d’influence internationale d’ici 2049 », date hautement symbolique pour la République populaire de Chine (puisqu’elle célèbrera les 100 ans de sa naissance). [45]

La « Nouvelle route de la soie » – ce vaste programme de développement des infrastructures de transport visant, depuis 2013, à relier la Chine et le reste du monde par la construction d’immenses segments routiers, ferroviaires et maritimes, spatiaux et cyberspatiaux – constitue la forme la plus visible de cette grande stratégie visant à répondre aux énormes besoins de la Chine et de sa croissance, au point que certains qualifient désormais cette dernière d’« Empire du besoin ». Cette route permet en effet le transfert vers la Chine de toutes les ressources naturelles, semi-finies, financières, intellectuelles et humaines dont « l’Empire du Milieu » a besoin pour mener à bien sa grande stratégie de développement. C’est dans ce cadre que l’Europe est devenue un « espace utile » pour Pékin – autrement dit un espace pour répondre au système de besoins propre à la Chine contemporaine. Contrairement à certaines idées reçues, la « Nouvelle route de la soie » – ou Belt and Road Initiative (BRI) » – ne vise donc pas en priorité à diffuser un « modèle chinois » au reste du monde. [46]

C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre les investissements chinois dans le domaine portuaire européen (port du Pirée en Grèce et port d’Hambourg en Allemagne, en particulier), mais également dans le domaine de la recherche (via notamment le programme d’échange scientifique des « Mille talents » ou le déploiement d’instituts Confucius en Europe) ou encore ses investissements dans les domaines des télécommunications et de la 5 G. Tous ces investissements et opérations d’influence, de lobbying, voire d’espionnage en Europe constituent autant de leviers (ou d’« outils hybrides ») que Pékin peut utiliser au détriment des intérêts européens. [47] On se rappelle en décembre 2021, dans le contexte du rapprochement diplomatique de Vilnius avec Taïwan, l’épisode des containers arrivant de Lituanie qui n’étaient plus autorisés à entrer dans les ports chinois en raison de problèmes techniques inopinés. [48]

Certains estiment que, sur le long terme, la menace géopolitique la plus grave proviendra de Pékin et non de Moscou. Pour reprendre les propos du patron du renseignement intérieur allemand, Thomas Haldenwang, « si la Russie est la tempête, la Chine est le changement climatique ». [49]

Pour atteindre ses objectifs, la Chine ne cache en tout cas pas sa volonté de recourir à ce qu’elle appelle la doctrine des « trois guerres » (Three Warfares), adoptée en 2003, et qui envisage la guerre sous les angles psychologique, médiatique et juridique. [50] La « guerre dite psychologique » consiste à influencer et perturber les capacités de décision et d’action de l’adversaire par le biais de pressions diplomatiques et économiques et de campagnes de désinformation. La « guerre médiatique (ou de l’opinion publique) » vise quant à elle à influencer et conditionner les perceptions à travers les médias tant chinois qu’étrangers, ainsi qu’à travers l’édition et le cinéma. Enfin, la « guerre du droit » implique l’exploitation et la manipulation des systèmes juridiques dans le but d’obtenir des gains politiques, commerciaux ou militaires. La Chine instrumentalise par exemple le droit de la mer pour faire prévaloir ses ambitions en mer de Chine méridionale. [51]

Si la Chine n’est pas le seul pays à recourir à ce genre de stratégie hybride, certains s’inquiètent néanmoins de ce qu’ils appellent la « russianisation des opérations d’influence » chinoises, en particulier vis-à-vis de l’UE et de ses États membres. Jusqu’il y a peu, la Chine était en effet souvent présentée, contrairement à la Russie, comme un pays ne menant pas de « campagnes de désinformation agressives » dans le but d’exploiter les divisions d’une société, et n’ayant pas un champ d’application mondial (mais seulement régional). Si cela était peut-être vrai il y a quelques années, cela ne l’est plus aujourd’hui (certains parlent de diplomatie du « loup guerrier » pour décrire l’agressivité dont peuvent faire preuve certains diplomates chinois). Défendre le Parti communiste chinois (PCC) apparaît désormais plus important que gagner les cœurs et les esprits, y compris à l’égard de l’UE et de ses États membres. [52]

L’offensive de charme lancée par Pékin en Europe entre 2012 et 2016 n’a globalement pas convaincu. [53] L’UE considère en effet la Chine certes comme « un partenaire en matière de coopération », mais désormais également comme « un concurrent économique et un rival systémique ». [54] Autrement dit, et pour reprendre les termes du Haut Représentant Josep Borrell, il convient de « s’engager avec la Chine sur de nombreux fronts », mais également de réduire les risques dans notre relation avec elle. Tâche en réalité autrement plus difficile qu’avec la Russie. En effet, si le commerce extérieur russe ne représente que 1 % du produit national brut mondial, la part de la Chine pèse vingt fois plus lourd… [55]

Conclusion

Dans un contexte géopolitique caractérisé par une nouvelle forme de rivalité entre « un Sud élargi » (ou « Sud global ») et « un Ouest qui se rétrécit » [56] et perd de son influence, l’UE doit plus que jamais continuer à renforcer sa résilience pour faire face à des attaques hybrides toujours plus nombreuses et aux effets de plus en plus directs et sévères.

Si notre économie ouverte et nos valeurs démocratiques constituent notre force et notre fierté, elles sont également une source de vulnérabilité. La pandémie de Covid-19 et l’invasion de l’Ukraine par la Russie ont mis en évidence les risques de certaines dépendances économiques. [57] Des régimes autoritaires et des groupes haineux s’acharnent à polariser nos sociétés, pourtant pacifiques, et rencontrent un certain succès. [58] Les périodes d’élection, de tensions sociales, de crises géopolitiques, d’urgence climatique sont autant de périodes à risque.

Si on ne peut que se réjouir des nombreux outils, documents juridiques, directives, stratégies, groupes de travail et autres commissions spéciales qui ont été mis en place par l’UE pour diminuer nos vulnérabilités face aux menaces hybrides, les défis restent énormes. Nos infrastructures critiques, notre économie, nos valeurs et nos outils de communication doivent être protégés et défendus. Seul un effort durable et conjugué de l’UE et des autres démocraties, impliquant l’ensemble de nos sociétés civiles, peut produire des effets bénéfiques sur le long terme.

Copyright Janvier 2024-Hoorickx/Diploweb.com


Plus

Les publication de l’IRSD et du CESD

Toutes les publications de l’l’Institut royal supérieur de défense (IRSD) et les e-Notes du Centre d’études de sécurité et de défense (CESD).


[1] Nathalie Loiseau, La guerre qu’on ne voit pas venir (Paris : L’Observatoire, 2022), 453.

[2] Parlement européen, Résolution du Parlement européen du 9 mars 2022 sur l’ingérence étrangère dans l’ensemble des processus démocratiques de l’Union européenne, y compris la désinformation, 2020/2268(INI) (Strasbourg : 2022), https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-9-2022-0064_FR.html.

[3] Commission européenne, Communication conjointe au Parlement européen, au Conseil européen et au Conseil. Accroître la résilience et renforcer la capacité à répondre aux menaces hybrides, JOIN(2018) 16 final (Bruxelles : 2018), https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX%3A52018JC0016.

[4] Economist Intelligence Unit (EIU), Democracy Index 2022 (s.l. : Economist Intelligence Unit, 2022), https://www.eiu.com/n/campaigns/democracy-index-2022/. Depuis 2016, on dénombre davantage de démocraties en déclin que de démocraties en marche dans le monde (International Institute for Democracy and Electoral Assistance – IDEA), The Global State of Democracy 2023. The New Checks and Balances (Stockholm : IDEA, 2023), https://www.idea.int/publications/catalogue/global-state-democracy-2023-new-checks-and-balances.

[5] Angela Stent, Putin’s World : Russia Against the West and with the Rest (New York : Twelve, 2019).

[6] François Polet, « Comment la guerre Israël – Hamas va accélérer la désoccidentalisation du monde, » Le Vif, 24 octobre 2023, https://www.levif.be/international/moyen-orient/comment-la-guerre-israel-hamas-va-accelerer-la-desoccidentalisation-du-monde/.

[7] La dernière enquête de l’ECFR (European Council on Foreign Relations) confirme l’attrait des populations non occidentales pour les valeurs occidentales (Timothy Garton Ash, Ivan Krastev et Mark Leonard, « Living in an à la carte world : What European policymakers should learn from global public opinion » European Council on Foreign Relations, 15 novembre 2023, https://ecfr.eu/publication/living-in-an-a-la-carte-world-what-european-policymakers-should-learn-from-global-public-opinion/).

[8] Jérôme Maire, « Stratégie hybride, le côté obscur de l’approche globale ?, » Revue Défense Nationale, n° 811 (septembre 2016) : 3, https://www.defnat.com/e-RDN/vue-tribune.php?ctribune=882.

[9] Nicolas Barotte, « Migrants en Biélorussie : le casse-tête stratégique des menaces “ hybrides ”, » Le Figaro, mis à jour le 13 novembre 2021, https://www.lefigaro.fr/international/le-casse-tete-strategique-des-menaces-militaires-hybrides-20211112.

[10] Estelle Hoorickx, « La Défense contre les “ menaces hybrides ” : la Belgique et la stratégie euro-atlantique, » Sécurité & Stratégie (Institut royal supérieur de défense), n° 131 (octobre 2017) : 3-4, https://www.defence-institute.be/publications/securite-strategie/ss-131/.

[11] Hoorickx, « La Défense contre les “ menaces hybrides ”, » 5.

[12] Joseph Henrotin, « L’État islamique, forme la plus aboutie de l’ennemi hybride ?, » Défense & Sécurité Internationale hors-série, n° 40 (mai 2015), https://www.areion24.news/2015/05/22/letat-islamique-forme-la-plus-aboutie-de-lennemi-hybride/.

[13] Hoorickx, « La Défense contre les “ menaces hybrides ”, » 6-7.

[14] Hoorickx, « La Défense contre les “ menaces hybrides ”, » 3-21.

[15] Commission européenne, Communication conjointe au Parlement européen, au Conseil européen et au Conseil. Accroître la résilience, 1 ; Georgios Giannopoulos, Hanna Smith et Marianthi Theocharidou, The Landscape of Hybrid Threats. A conceptual Model (Luxembourg : Publications Office of the European Union, 2021), 6, https://www.hybridcoe.fi/publications/the-landscape-of-hybrid-threats-a-conceptual-model/.

[16] Giannopoulos, Smith et Theocharidou, The Landscape of Hybrid Threats, 6.

[17] Hoorickx, « La Défense contre les “ menaces hybrides ”, » 3-21.

[18] Hoorickx, « La Défense contre les “ menaces hybrides ”, » 3-21 ; Jean-Michel Valantin, « La longue stratégie russe en Europe, » Le Grand Continent, 10 février 2023, https://legrandcontinent.eu/fr/2023/02/10/la-longue-strategie-russe-en-europe/.

[19] Hoorickx, « La Défense contre les “ menaces hybrides ”, » 8, 10 ; Giannopoulos, Smith et Theocharidou, The Landscape of Hybrid Threats, 36.

[20] Giannopoulos, Smith et Theocharidou, The Landscape of Hybrid Threats, 36-42.

[21] Giannopoulos, Smith et Theocharidou, The Landscape of Hybrid Threats, 15.

[22] Parlement européen, Résolution du Parlement européen.

[23] Estelle Hoorickx et Carolyn Moser, « La clause d’assistance mutuelle du Traité sur l’Union européenne (article 42§7 TUE) permet-elle de répondre adéquatement aux nouvelles menaces ?, » e-Note 40 (Institut royal supérieur de défense), 11 mai 2022, https://www.defence-institute.be/publications/e-note/e-note-40/.

[24] Giannopoulos, Smith et Theocharidou, The Landscape of Hybrid Threats, 6.

[25] Giannopoulos, Smith et Theocharidou, The Landscape of Hybrid Threats, 33.

[26] Georges-Henri Soutou, « La stratégie du flou, » Politique Magazine, n° 131 (juillet-août 2014).

[27] L’acronyme « FIMI », pour Foreign Information Manipulation and Interference, est utilisé par l’UE depuis 2021 (Communications stratégiques, Tackling Disinformation, Foreign Information Manipulation & Interference, Service européen pour l’action extérieure (SEAE), 27 octobre 2021, https://www.eeas.europa.eu/eeas/tackling-disinformation-foreign-information-manipulation-interference_en).

[28] Conseil de l’Union européenne, Une boussole stratégique en matière de sécurité et de défense – Pour une Union européenne qui protège ses citoyens, ses valeurs et ses intérêts, et qui contribue à la paix et à la sécurité internationales, 7371/22 (Bruxelles : 2022), 22, https://www.eeas.europa.eu/eeas/une-boussole-strat%C3%A9gique-en-mati%C3%A8re-de-s%C3%A9curit%C3%A9-et-de-d%C3%A9fense_fr.

[29] Parlement européen, Résolution du Parlement européen.

[30] Parlement européen, Résolution du Parlement européen. Selon la lanceuse d’alerte Frances Haugen, les contenus suscitant la réaction « colère » entraîneraient jusqu’à cinq fois plus d’engagements de la part des utilisateurs (Michaël Szadkowski, « Facebook : on sait pourquoi les posts qui énervent étaient plus visibles que les autres, » Huffpost, 27 octobre 2021, https://www.huffingtonpost.fr/technologie/article/facebook-on-sait-pourquoi-les-posts-qui-enervent-etaient-plus-visibles-que-les-autres_187899.html).

[31] Russie, Chine, Iran, Corée du Nord, Hezbollah, Al-Qaeda et « État islamique » notamment (Giannopoulos, Smith et Theocharidou, The Landscape of Hybrid Threats, 16).

[32] Hoorickx, « La Défense contre les “ menaces hybrides ”, » 14.

[33] Tatiana Kastouéva-Jean, « Vladimir Poutine : 20 ans au pouvoir, » Carto, n° 64, (mars-avril 2021) : 19, https://www.areion24.news/produit/carto-n-64/.

[34] Loiseau, La guerre, 19.

[35] Hoorickx, « La Défense contre les “ menaces hybrides ”, » 5-6.

[36] Estelle Hoorickx, « La cyberguerre en Ukraine : quelques enseignements pour l’OTAN et l’UE, » e-Note 49 (Institut royal supérieur de défense), 10 juillet 2023, https://www.defence-institute.be/publications/e-note/e-note-49/.

[37] Conseil de l’Union européenne, Une boussole stratégique  ; Isabelle Lasserre, « Face aux menaces russes, l’Europe se porte au secours de la Moldavie, » Le Figaro, 22 novembre 2022, https://www.lefigaro.fr/international/face-aux-menaces-russes-l-europe-se-porte-au-secours-de-la-moldavie-20221122.

[38] Conseil de l’Union européenne, Une boussole stratégique. ; Sur les campagnes de désinformation et d’ingérences menées par Moscou vis-à-vis de l’UE, lire également : Estelle Hoorickx, « La lutte euro-atlantique contre la désinformation : état des lieux et défis à relever pour la Belgique, » Sécurité & Stratégie (Institut royal supérieur de défense), n° 150 (octobre 2021), https://www.defence-institute.be/publications/securite-strategie/ss-150/.

[39] Nicolas Barotte, « Migrants en Biélorussie : le casse-tête stratégique des menaces “ hybrides ”, » Le Figaro, mis à jour le 13 novembre 2021, https://www.lefigaro.fr/international/le-casse-tete-strategique-des-menaces-militaires-hybrides-20211112 ; Anne-Françoise Hivert, « Au poste de Nuijamaa, en Finlande : “ Un policier russe m’a vendu un vélo pour rejoindre la frontière ”, » Le Monde, mis à jour le 4 décembre 2023, https://www.lemonde.fr/international/article/2023/12/03/tensions-migratoires-a-la-frontiere-entre-la-russie-et-la-finlande_6203632_3210.html.

[40] Aziliz Le Corre, « Frontière polonaise : “ La Russie et la Turquie instrumentalisent les migrants pour déstabiliser l’Europe ”, » Le Figaro, 10 novembre 2021, https://www.lefigaro.fr/vox/monde/frontiere-polonaise-la-russie-et-la-turquie-instrumentalisent-les-migrants-pour-destabiliser-l-europe-20211110.

[41] Aurélie Pugnet, « [Analyse] Assurer la sécurité des câbles sous-marins : deuxième défi européen après les gazoducs ?, » B2 Pro Le quotidien de l’Europe géopolitique, 21 octobre 2022, https://club.bruxelles2.eu/2022/10/analyse-assurer-la-securite-des-cables-sous-marins-deuxieme-defi-europeen-apres-les-gazoducs/ ; Olivier Jehin, « [Actualité] Sabotage sur un gazoduc reliant Estonie et Finlande. L’UE et l’OTAN en alerte, » B2 Pro Le quotidien de l’Europe géopolitique, 11 octobre 2023, https://club.bruxelles2.eu/2023/10/actualite-gazoduc-et-cable-endommages-entre-lestonie-et-la-finlande-lotan-alertee/.

[42] « Traquer l’ingérence russe pour saper la démocratie en Afrique, » Éclairage, (Centre d’études stratégiques de l’Afrique), 10 juillet 2023, https://africacenter.org/fr/spotlight/traquer-ingerence-russe-saper-democratie-afrique/ ; AB Pictoris, Pierre Verluise et Selma Mihoubi, « La Russie en Afrique francophone depuis les indépendances : quels moyens pour une lutte d’influence franco-russe (1960-2023) ?, » Diploweb.com, 18 février 2023, https://www.diploweb.com/La-Russie-en-Afrique-francophone-depuis-les-independances-quels-moyens-pour-une-lutte-d-influence.html ; Guillaume Soto-Mayor, Admire Mare et Valdez Onanina, « Comprendre la désinformation en Afrique, » Le Grand Continent, 26 octobre 2023, https://legrandcontinent.eu/fr/2023/10/26/comprendre-la-desinformation-en-afrique/.

[43] Communication stratégique, groupes de travail et analyse de l’information (STRAT.2), 1st EEAS Report on Foreign Information Manipulation and interference Threats. Towards a framework for networked defence (Bruxelles. : Service européen pour l’action extérieure (SEAE), 2023), https://www.eeas.europa.eu/eeas/1st-eeas-report-foreign-information-manipulation-and-interference-threats_en.

[44] Jean-Michel Valantin, « Comment la Chine a fait de l’Europe son “ espace utile ”, » Le Grand continent, 25 avril 2023, https://legrandcontinent.eu/fr/2023/04/25/comment-la-chine-a-fait-de-leurope-un-espace-utile-x/.

[45] Colon, La guerre de l’information (Paris : Tallandier, 2023), 389.

[46] Valantin, « Comment la Chine. »

[47] Luc de Barochez, « L’inconscience de l’Europe face aux agents chinois, » Le Point hors-série. Chine, le temps de l’affrontement, n° 12 (octobre-novembre 2023) : 45. Philippe Le Corre, « Avec l’Europe, un dialogue de sourds, » Le Point hors-série. Chine, le temps de l’affrontement, n° 12 (octobre-novembre 2023) : 52-53 ; Parlement européen, Résolution du Parlement européen, BY, BZ.

[48] Frédéric Lemaître, « La guerre hybride de la Chine contre la Lituanie et l’Union européenne, » Le Monde, 23 décembre 2021, https://www.lemonde.fr/international/article/2021/12/23/la-guerre-hybride-de-la-chine-contre-la-lituanie-et-l-union-europeenne_6107121_3210.html.

[49] de Barochez, « L’inconscience de l’Europe. »

[50] Hoorickx, « La Défense contre les “ menaces hybrides ”, » 7.

[51] Colon, La guerre de l’information, 372-373.

[52] Paul Charon et Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Les opérations d’influence chinoises (Paris : IRSEM, 2021), 619, 623-624, 630, https://www.irsem.fr/rapport.html.

[53] Le Corre, « Avec l’Europe, » 52.

[54] Conseil de l’Union européenne, Une Boussole stratégique, 8.

[55] Nicolas Gros-Verheyde, « [Verbatim] Recalibrer la relation avec la Chine. La leçon du Gymnich en Suède. Les points clés du non paper du SEAE, » B2 Pro Le quotidien de l’Europe géopolitique, 15 mai 2023, https://club.bruxelles2.eu/2023/05/verbatim-comment-recalibrer-la-relation-avec-la-chine-la-lecon-du-gymnich-en-suede/.

[56] Raoul Delcorde, « Qu’est-ce que le Sud global ?, » La Libre Belgique, 6 février 2023, https://www.lalibre.be/debats/opinions/2023/02/06/quest-ce-que-le-sud-global-HEQVIJUG5FERJK52QZFYJUPMY4/.

[57] Commission européenne, Communication conjointe au Parlement européen et au Conseil relative à la « stratégie européenne en matière de sécurité économique », JOIN(2023) 20 final (Bruxelles : 2023), https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX%3A52023JC0020.

[58] Loiseau, La guerre, 517.

Impact de la vision française de ses alliances sur son industrie de défense

Impact de la vision française de ses alliances sur son industrie de défense


Source : PORTAIL IE

Impact de la vision française de ses alliances sur son industrie de défense

« La France ne le sait pas, mais nous sommes en guerre avec l’Amérique. Oui, une guerre permanente, une guerre vitale, une guerre économique, une guerre sans mort… apparemment. Oui, ils sont très durs les Américains, ils sont voraces, ils veulent un pouvoir sans partage sur le monde… C’est une guerre inconnue, une guerre permanente, sans mort apparemment et pourtant une guerre à mort ! » François Mitterrand, Le dernier Mitterrand de George-Marc Benamou.

La France a choisi de se doter d’un modèle d’armée complet, capable d’assurer en autonomie la protection de ses intérêts vitaux dans tous les champs de la conflictualité. Pour atteindre cet objectif, elle peut compter, entre autres, sur une industrie de défense pouvant produire la quasi-totalité des équipements nécessaires à ses engagements opérationnels. Cette industrie de défense est également un véritable moteur économique pour le pays. En plus de représenter250 000 emplois non délocalisables, elle a également fourni1% du PIB en 2021 et contribue largement,avec l’aéronautique,à maintenir une balance commerciale positive.

L’industrie de défense française est donc un véritable vecteur de puissance économique, mais peut-être plus encore un symbole de puissance sur la scène internationale. Or,sur ce plan, de nombreux éléments ont considérablement changé ces vingt dernières années. La multiplication des champs de la conflictualité, les accélérations technologiques, le retour des affrontements de haute intensité, la diversification des menaces et l’enchaînement de crises majeures sont redessiné et complexifié le paysage géopolitique et géoéconomique mondial.Les alliances traditionnelles, héritages des accords conclus après la Seconde Guerre Mondiale, ne semblent plus être aussi fiables que durant la Guerre froide. Enfin, la compétition de plus en plus virulente entre les États-Unis et la Chine,ainsi que la montée en puissance de nouveaux acteurs, ont bousculé l’ordre international.

Dans ce grand échiquier de Machiavel, la France continue d’affirmer sa volonté de puissance mondiale, au sein de la dynamique européenne, en tant que membre de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), du Conseil permanent de sécurité de l’Organisation des Nations Unies (ONU) et en tant qu’état doté de l’arme atomique.Or,cela ne va pas sans déranger certains de ses partenaires les plus proches. De plus,dans un contexte global relatif «d’appauvrissement» des pays de l’Union européenne à l’échelle mondiale, elle est obligée de nouer des partenariats avec les grandes puissances mais également de mener des coopérations avec ses voisins européens. Dans ce cadre,et parce qu’elle est au cœur des enjeux de la puissance française, l’industrie de défense est donc un véritable atout pour la France mais également pour ses compétiteurs.

Effort de défense : le seuil des 2 % PIB va-t-il bientôt voler en éclat sous la pression des Etats-Unis ?

Effort de défense : le seuil des 2 % PIB va-t-il bientôt voler en éclat sous la pression des Etats-Unis ?

 

L‘effort de défense minimal, établit par l’OTAN à 2 % du PIB pour ses membres, est de plus en plus régulièrement remis en question et jugé comme anachronique et insuffisant, alors que plusieurs analyses concernant les évolutions géostratégiques en cours ont été publiées récemment outre-Atlantique.

Quels que soient les résultats des élections présidentielles américaines de 2024, il se pourrait bien que Washington fasse bientôt pression sur ses alliés européens, pour augmenter ce seuil et ainsi rééquilibrer l’impossible équation stratégique mondiale qui se dessine.

Sommaire

La Genèse du seuil des 2 % pour l’effort de défense OTAN

La règle de l’effort de défense minimum de 2 % du PIB au sein de l’OTAN, est aujourd’hui perçue, tant par l’opinion publique que par une large partie de la sphère politique occidentale, comme le seuil d’efficacité permettant d’assurer une sécurité collective exhaustive.

De fait, pour beaucoup, ce seuil aurait été établi après de savants et complexes calculs, évaluations et projections, pour en déterminer le montant optimal. Il n’en est pourtant rien, bien au contraire.

Effort de défense à 2 % établit au sommet de Cardiff de l'OTAN de 2014
La règle d’un effort de défense minimal à 2 % du PIB a été négocié en amont du sommet de l’OTAN de Cardiff de 2014.

En préparation du sommet de l’OTAN de Cardiff, en 2014, les chefs politiques et militaires de l’OTAN se virent confier une mission particulièrement difficile, celle de trouver le montant maximal d’un effort de defense commun, acceptable par l’ensemble des membres de l’alliance lors de ce sommet. C’est ainsi que le seuil des 2 % est apparu, tout comme l’échéance de 2025 sans autre contrainte intermédiaire, car il s’agissait là du meilleur compromis acceptable par l’ensemble des acteurs.

Pour beaucoup des dirigeants de l’époque, cet accord était symbolique, et très peu contraignant, par son calendrier particulièrement long leur permettant de remettre à la prochaine mandature, voire à la suivante, la responsabilité de trouver les financements nécessaires. D’ailleurs, force est de constater que jusqu’à l’offensive russe en Ukraine, l’immense majorité des pays européens, mais aussi le Canada, semblait loin d’être particulièrement concernée par cet engagement.

Même après cela, la Belgique, le Canada, le Portugal et l’Italie, ne respecteront pas l’échéance de 2025, parfois de beaucoup, sans qu’ils ne s’en inquiètent plus que de raison (Le Luxembourg est un cas à part, du fait un PIB par habitant très important, et d’une population très faible).

Le seuil planché d’un effort de défense de 2 % instauré par l’OTAN en 2014, ne représente donc que le plus petit commun dénominateur politique de ses membres, qui plus est en 2014, alors que la perception de la menace était radicalement différente d’aujourd’hui.

Les armées russes bien plus puissantes en 2030 qu’en 2022

La menace, et plus particulièrement la menace que fait porter la Russie sur l’Europe, a cependant évoluée entre 2014 et aujourd’hui, et promet d’évoluer encore davantage dans les années à venir, quelle que soit la conclusion du conflit en Ukraine.

T-14 Armata 9 mai 2015 place rouge
La présentation officielle du T-14 Armata lors de la parade du 9 mai 2015 pour le 70ᵉ anniversaire de la victoire contre l’Allemagne nazie. Huit ans plus tard, l’Armata n’est toujours pas opérationnel.

La Russie avait, de 2014 à 2022, date du début de l’offensive en Ukraine, produit d’importants efforts pour moderniser ses armées, et surtout son industrie de défense. Ainsi, le nombre de brigades opérationnelles avait augmenté de près de 50 % sur cet intervalle de temps, comme le nombre d’équipements modernes au sein des unités.

Si la guerre en Ukraine a montré que certains des efforts de modernisation avaient été plus virtuels qu’efficaces, d’autres, en revanche, ont été objectivement performants, comme pour ce qui concerne la modernisation des chantiers navals russes qui produisent, désormais, des navires trois fois plus vite que 10 ans auparavant.

De même, si certains équipements jugés prometteurs en 2014/2015, comme le char T-14, le VCI Kurganet 25 ou l’APC Boomerang, ne sont toujours pas entrés en service, d’autres équipements, comme le planeur hypersonique Avangard, ou le missile hypersonique antinavire Tzirkon, sont bien opérationnels aujourd’hui, et influences le rapport de force.

Surtout, la plupart des analystes occidentaux s’accordent aujourd’hui pour reconnaitre que la modernisation opérationnelle que l’Armée russe n’était pas parvenue à réaliser de 2012 à 2022, est dorénavant en cours, en lien avec les enseignements de la guerre en Ukraine. Dans le même temps, l’économie russe s’est transformée pour progressivement réduire sa dépendance à l’occident, et donc résister aux sanctions infligées en 2022.

RS-28 SArmat Avangard
Le planeur hypersonique Avangard est annoncé opérationnel depuis cette année sur les ICBM RS-28 Sarmat russes.

C’est en particulier le cas concernant l’industrie de défense qui, de l’avis des analystes les mieux informés, produit désormais à un rythme considérablement plus soutenu qu’avant-guerre, et ce dans tous les domaines.

En d’autres termes, la menace russe, qui s’applique principalement sur l’Europe, est déjà aujourd’hui très sensiblement supérieure à celle qui était envisagée en 2014 lors de la construction du seuil à 2 %. Surtout, elle est appelée à croitre rapidement dans les années à venir, quelle que soit la conclusion de la guerre en Ukraine.

L’évidente impasse de la protection américaine de l’Europe

À ce constat déjà préoccupant, s’ajoute un second facteur aggravant, la montée en puissance très rapide de l’Armée Populaire de Libération chinoise dans le Pacifique et l’Océan Indien.

Nous ne reviendrons pas sur la trajectoire de modernisation suivie depuis plusieurs décennies par les armées chinoises, ainsi que par son industrie de défense, sujet maintes fois traité dans nos articles. En revanche, il apparait, ces derniers mois, de manière de plus en plus évidente, que dans les quelques années à venir, d’ici à 2027/2028, la puissance militaire qu’aura atteint l’APL sera telle qu’il sera indispensable aux forces armées américaines de peser de tout leur poids, pour espérer les contenir, notamment autour de Taïwan.

Le théâtre Pacifique n’est pas, en soi, du ressort de l’OTAN, même si plusieurs de ses membres, dont la France, ont des intérêts directs dans cette région. En revanche, si les Etats-Unis devaient massivement intervenir dans le Pacifique, que ce soit dans une posture dissuasive ou pour une opération militaire, celle-ci mobiliserait l’immense majorité de ses forces armées, et se ferait donc au détriment de la protection de l’Europe.

Flotte marine chinoise
La flotte chinoise se développe plus rapidement que l’ensemble des flottes alliées, selon une récente étude.

Inversement, si les Etats-Unis devaient accroitre leur présence en Europe, pour tenir en respect la menace russe croissante, cela ne pourrait se faire qu’au prix d’un affaiblissement très notable de la posture dissuasive dans le Pacifique, voire de ses chances de victoire en cas de conflit. En un mot comme en cent, les armées américaines n’ont plus, aujourd’hui, la capacité de s’imposer sur deux fronts majeurs simultanément, comme ce fut, en partie, le cas pendant la Seconde Guerre mondiale, avec un contexte par ailleurs radicalement différent.

À ce titre, il convient de garder à l’esprit que tous les présidents américains de ces deux dernières décennies, ont considéré que le Pacifique était un espace stratégique plus important pour les Etats-Unis, que le théâtre européen. Par ailleurs, dans le Pacifique, les Etats-Unis ne peuvent s’appuyer que sur quelques alliés, par ailleurs dispersés géographiquement et politiquement (Australie, Corée du Sud, Japon, Nouvelle-Zélande, Philippine, Singapour et Taïwan), alors qu’en Europe, l’OTAN représente une force homogène trois fois plus peuplée et douze fois plus riche que la Russie.

Vers une augmentation du seuil OTAN en 2024, ou 2025, quel que soit le résultat des élections US

Face à un tel constat, il n’est guère surprenant qu’un nombre croissant de voix s’élève, outre Atlantique, pour que Washington fasse pression sur ses alliés européens afin qu’ils augmentent leur effort de défense bien au-delà du seuil des 2 % actuellement visé.

L’objectif est évidemment de confier aux européens le contrôle du front européen et la neutralisation de la menace russe conventionnelle, afin de permettre aux armées américaines de se tourner pleinement vers la Chine et la Pacifique. Le parapluie nucléaire américain, lui, demeurerait inchangé, tout au moins dans la plupart des analyses publiées à ce jour.

US Army en Europe
Les Etats-Unis ne pourront pas conserver d’importantes forces en Europe encore longtemps sans venir affaiblir leur potentiel dissuasif dans le Pacifique.

Si les objectifs sont relativement similaires entre analystes, la façon d’y parvenir, en revanche, diverge radicalement selon les camps politiques. Ainsi, les think tank démocrates ou républicains modérés semblent privilégier la négociation, et l’influence politique. Les groupes d’études républicains, proches du candidat Trump, préconisent au contraire des mesures bien plus directes et coercitives, pour forcer la main des européens sans entrer dans d’interminables négociations. Pour eux, non sans raison, le temps n’est plus à la discussion, et les décisions doivent être prises rapidement.

L’ensemble de ces analyses converge en revanche sur la nécessité de revoir, rapidement, le seuil des 2 % de 2014, qui ne répond plus du tout au contexte sécuritaire du moment, et qui doit donc être rapidement revu à la hausse. On notera par ailleurs que le calendrier préconisé ici, ne s’étale pas sur 10 ans, comme précédemment, mais sur une période beaucoup plus courte, alors que la zone de danger devrait débuter avant la fin de la présente décennie.

Les Européens devront assumer une part bien plus importante de la sécurité collective, en Europe et au-delà

La hausse pourrait être d’autant plus significative pour les européens, que les analystes américains semblent considérer qu’il pourrait être du ressort de l’OTAN, donc des européens, d’intervenir sur des théâtres adjacents. Il s’agit, bien évidemment, du bassin méditerranéen, mais aussi du Moyen et Proche-Orient, de l’Afrique et du Caucase.

Armées belges
Si certains pays, comme la Pologne, se montrent exemplaires dans leur effort de defense, d’autres, comme la Belgique, font la sourde oreille quant au besoin d’accroitre leur effort de défense, persuadé qu’ils sont d’être intouchable.

L’objectif est le même que déjà évoqué, à savoir permettre un désengagement des forces conventionnelles américaines, tout en maintenant une stabilité politique et sécuritaire qui profiterait à tous.

Paradoxalement, alors que plusieurs pays européens, notamment ceux disposant d’une marine de haute mer, paraissent enclins à s’engager dans le Pacifique et l’Océan Indien, aux côtés des alliés occidentaux, cet aspect n’est que peu évoqué par les différentes analyses, si ce n’est sur le plan anecdotique, en dehors, assurément, de l’initiative AUKUS qui se veut, elle, stratégique.

Conclusion

Il faut donc s’attendre, dans les mois et quelques années à venir, à ce que la pression des États-Unis sur les pays européens s’intensifie beaucoup, pour accroître leur effort de défense, et surtout pour permettre un désengagement conventionnel des forces américaines de ce théâtre au profit du théâtre Pacifique.

Si les méthodes pour y parvenir dépendront des résultats des élections américaines de 2024, la finalité, quant à elle, sera très certainement la même, à savoir une hausse sensible des budgets des armées européennes, et une probable révision à la hausse du plancher de 2 % actuellement visé par l’OTAN.

Reste que si certains pays, comme la Pologne, la Roumanie ou encore les Pays Baltes, n’y verront aucune objection, d’autres, comme la Belgique, le Canada, l’Espagne, l’Italie et surtout l’Allemagne, tenteront sans le moindre doute de minimiser cette hausse, ou de l’inscrire dans un calendrier au long cours, permettant de remettre à demain ce que l’on ne veut surtout pas faire aujourd’hui. Cela promet des discussions animées entre alliés dans les mois à venir…


Fabrice Wolf  Fabrice Wolf

Ancien pilote de l’aéronautique navale française, Fabrice est l’éditeur et le principal auteur du site Meta-defense.fr. Ses domaines de prédilection sont l’aéronautique militaire, l’économie de défense, la guerre aéronavale et sous-marine, et les Akita inu.

La France et l’Italie veulent « impulser » une dynamique au niveau européen pour la sécurité en mer Rouge

La France et l’Italie veulent « impulser » une dynamique au niveau européen pour la sécurité en mer Rouge

https://www.opex360.com/2024/01/16/la-france-et-litalie-veulent-impulser-une-dynamique-au-niveau-europeen-pour-la-securite-en-mer-rouge/


Au regard de la situation en mer Rouge, où le trafic commercial est menacé par des attaques lancées depuis le Yémen par les rebelles Houthis [liés à l’Iran], cette IEI aurait pu favoriser le lancement d’une opération menée conjointement par des pays européens volontaires, comme ce fut le cas à la fin de l’année 2019, avec la mission de surveillance maritime dans le détroit d’Ormuz [EMASoH, pour European Maritime Awareness in the Strait of Hormuz].

En attendant, alors qu’elle commence à s’inquiéter des conséquences économiques de la dégradation de la sécurité en mer Rouge, l’UE envisage de lancer une nouvelle opération navale, faute de pouvoir étendre le mandat de l’EUNAVFOR Atalanta, qui, sous commandement espagnol, est principalement chargée de lutter contre la piraterie maritime dans le golfe d’Aden.

« En tant qu’UE, nous travaillons intensément sur la manière dont nous pouvons renforcer la situation en mer Rouge et contribuer à une stabilisation. Nous devons en décider ensemble dans le cadre européen. Nous y travaillons d’arrache-pied », a ainsi expliqué Annalena Baerbock, la ministre allemande de la Défense, le 12 janvier.

D’ailleurs, Berlin semble être à la manoeuvre pour planifier cette opération navale européenne. Le 14 janvier, le Welt am Sonntag a d’ailleurs indiqué que la Deutsche Marine y engagerait l’une de ses trois frégates appartenant à la classe Sachsen, sous réserve d’un feu vert du Bundestag.

Cela étant, Paris et Rome ont déjà engagé des moyens en mer Rouge, avec les frégates multimissions « Languedoc » [qui a déjoué deux attaques de drones en décembre] et « Virginio Fasan » [qui devrait être bientôt rejoint par le « Federico Martinengo »]. Ces navires sont restés sous commandement national, alors que la participation de la France et de l’Italie à la coalition navale « Gardien de la prospérité », dirigée par les États-Unis, avait été annoncée.

« Il n’y a aucune subordination au partenaire américain. En revanche, on a une répartition géographique intelligente des efforts et nous partageons nos informations », a récemment expliqué le vice-amiral Emmanuel Slaars, commandant la zone maritime de l’océan Indien [ALINDIEN] et les forces françaises stationnées aux Émirats arabes unis [FFEAU].

À noter que plusieurs pays européens ont rejoint – ou sont sur le point de le faire – cette coalition sous commandement américain. C’est notamment le cas des Pays-Bas, du Danemark et de la Grèce. Évidemment, cela limite d’autant les marges de manoeuvre pour lancer une opération européenne, dont les contours restent encore à définir.

C’est dans ce contexte que, ce 16 janvier, le ministre français des Armées, Sébastien Lecornu, et son homologue italien, Guido Crosetto, ont eu un échange téléphonique. Si leur entretien à notamment porté sur le « soutien sanitaire apporté par la France et par l’Italie aux civils blessés de Gaza » à bord des navires Dixmude et Vulcano, depuis le port égyptien d’El Arish [Égypte], les deux responsables ont aussi évoqué la situation en mer Rouge, où les Houthis poursuivent leurs attaques malgré les frappes aériennes récemment effectuées par les forces américaines et britanniques pour dégrader leurs capacités militaires.

Selon un communiqué du ministère des Armées, les deux responsables ont en effet « échangé sur la situation en mer Rouge » ainsi que sur « leur volonté d’impulser une dynamique franco-italienne au niveau européen, pour accroître et coordonner les efforts des États européens et partenaires dans la zone ». Reste à voir comment cela va se traduire…