Vers une arme nucléaire sud-coréenne ? Considérations politiques et stratégiques
Note
par Emmanuelle Maitre – Fondation pour la recherche stratégique – publié le 29 janvier 2025
Le 11 janvier 2023, le président sud-coréen Yoon Suk-yeol a provoqué de vives réactions en indiquant que la Corée du Sud pourrait envisager de se doter de l’arme nucléaire « si les menaces nord-coréennes [devenaient] plus sérieuses »
Cette réflexion est principalement alimentée par les progrès des capacités nord-coréennes et l’évolution de l’asymétrie perçue entre le Nord et le Sud. Sous l’administration Biden, les États-Unis n’ont pas ménagé leurs efforts pour rassurer leur allié sud-coréen et afficher la robustesse de l’alliance américano-sud-coréenne, et en particulier de la dissuasion élargie américaine dans la région. Cependant, l’élection de Donald Trump le 5 novembre 2024 soulève de nouvelles questions sur la fiabilité du soutien américain.
Si le débat sur l’opportunité pour la Corée du Sud de développer sa propre dissuasion nucléaire n’est pas nouveau, il est probablement appelé à connaître de nouveaux développements en 2025.
État du débat à Séoul
Certains observateurs estiment qu’on ne peut parler de débat nucléaire à Séoul, mais plutôt de « cacophonie »
En effet, on observe davantage des déclarations souvent politisées à fins électoralistes, et peu de réflexions construites sur les tenants et aboutissants des différentes options. En particulier, les avantages stratégiques mais également les coûts liés au développement d’un programme nucléaire ne sont pas mis en avant dans cette discussion
L’objectif des appels au développement de capacités nucléaires autonomes semble être avant tout de répondre à une demande de l’opinion publique, qui apparaît de manière constante favorable à ce projet. En effet, l’analyse de différentes études et sondages d’opinion montre depuis plusieurs années un soutien marqué au développement d’un programme nucléaire. Ainsi, depuis 2016, dans une enquête d’opinion conduite à fréquence régulière, entre 60 % et 70 % des sondés se positionnent en faveur de cette option
Ce soutien est particulièrement fort chez les électeurs du parti conservateur PPP. De manière notable, cette adhésion populaire ne reflète pas simplement un manque de confiance dans l’allié américain et la stratégie de dissuasion élargie américaine. Au contraire, les personnes se situant en faveur de l’option nucléaire sont plus susceptibles, selon les sondages, d’être confiantes dans la solidité de cette alliance. Au-delà d’une crainte d’un moindre engagement américain, ce positionnement reflète donc principalement un calcul stratégique des sondés, qui jugent en majorité que seule la possession d’armes nucléaires par Séoul pourrait rétablir un équilibre stratégique sur la péninsule et dissuader une agression nord-coréenne
Il est également à souligner que le soutien à la nucléarisation du pays s’effrite peu lorsque les sondés sont informés des coûts probables d’un programme nucléaire, par exemple en termes de sanctions et d’isolement international
Dans ce contexte, des discussions régulières sont observées non seulement sur la péninsule, mais aussi à l’extérieur, avec une interrogation de plus en plus sérieuse quant à la possibilité pour les dirigeants sud-coréens de résister à cette pression populaire en faveur d’un programme national. Cette préoccupation est d’autant plus forte que la Corée du Nord est perçue comme une menace dont l’acuité s’accroît, et que l’élection de D. Trump ajoute de l’incertitude sur la possible trajectoire de la politique américaine dans la région.
Rapports de force sur la péninsule
Le développement des capacités militaires, en particulier nucléaires, de la Corée du Nord est un facteur important de tension à Séoul et d’interrogations sur la meilleure stratégie à mettre en œuvre pour dissuader Pyongyang de s’en prendre aux intérêts du pays.
Parmi les développements préoccupants figurent les efforts produits par la Corée du Nord pour développer une capacité de seconde frappe crédible, capable de toucher non seulement Guam et Hawaii mais également l’Alaska et le territoire continental américain. À travers le développement de plusieurs programmes de missiles balistiques intercontinentaux à vocation nucléaire, Pyongyang a considérablement crédibilisé sa posture de dissuasion
Par ailleurs, le développement en Corée du Nord d’un arsenal fourni d’armes de courte portée, missiles balistiques et quasi-balistiques, en particulier, accentue la vulnérabilité de certaines infrastructures critiques sud-coréennes et suscite de nouveaux scénarios d’escalade reposant sur l’emploi d’armes conventionnelles, chimiques ou nucléaires
Les responsables sud-coréens ont cherché à prendre en compte ces évolutions en adaptant leur stratégie de dissuasion et de défense. En 2013, le ministère a mentionné pour la première fois la notion de « kill chain », qui vise à conduire des frappes préventives sur les sites nucléaires et de missiles nord-coréens en amont d’une frappe
Cette stratégie a été rebaptisée « Strategic Target Strike » en 2019. En parallèle, en septembre 2016, l’administration de Park Geun-hye a détaillé une nouvelle stratégie intitulée « Korea Massive Punishment and Retaliation » (KMPR). Ce plan prévoit des représailles massives en cas d’attaque nord-coréenne, et notamment des frappes de précision contre les dirigeants du pays et des cibles militaires d’importance. Il est à l’origine du développement d’un arsenal balistique particulièrement développé côté sud-coréen, avec la gamme des Hyunmoo, qui inclut des systèmes quasi-balistiques, des missiles mer-sol ou encore des systèmes extrêmement lourds visant à frapper des cibles enfouies, comme le Hyunmoo-5, présenté à l’été 2024
Enfin, Séoul investit massivement dans des capacités de défense antimissile, avec l’acquisition de systèmes américains sur étagère mais également le développement de technologies nationales. La combinaison de ces trois dimensions (frappe préemptive, dissuasion par représailles et dissuasion par interdiction) forme la stratégie des « trois axes »
Malgré ces réflexions doctrinales et ses efforts capacitaires offensifs et défensifs, Séoul considère que ces éléments de dissuasion conventionnelle ne peuvent être suffisants face à un adversaire nucléarisé. Elle insiste donc fortement sur la nécessité de la dissuasion élargie américaine et réclame à Washington des assurances sur le fait que toute agression nucléaire nord-coréenne aurait pour réponse une riposte nucléaire
Comme évoqué précédemment, les garanties américaines ne parviennent cependant pas à rassurer une majorité de Coréens, qui préfèreraient disposer d’une force nucléaire indépendante. Le retour à la Maison Blanche de l’administration Trump pourrait renforcer ces questionnements.
La dissuasion élargie américaine et l’administration Trump II
Le débat nucléaire en Corée du Sud a été perçu avec inquiétude par l’administration Biden, qui a investi de nombreuses ressources diplomatiques pour convaincre le gouvernement sud-coréen de la solidité de ses engagements. Ces initiatives ont notamment débouché sur la déclaration de Washington, publiée le 26 avril 2023
Dans ce document, Joe Biden et Yoon Suk-yeol ont rappelé que « toute attaque nucléaire par la Corée du Nord contre la Corée du Sud sera contrée par une réponse rapide, puissante et décisive [swift, overwhelming and decisive response] ». Le texte pointe la création d’un nouveau forum de concertation sur les questions nucléaires, le Nuclear Consultative Group (NCG), qui a pour vocation de « renforcer la dissuasion élargie, discuter de planification nucléaire et stratégique, et gérer la menace au régime de non-prolifération posée par la Corée du Nord ». Est également prévue une meilleure intégration des forces conventionnelles sud-coréennes aux exercices nucléaires américains et la réalisation de simulations conjointes de gestion de crises nucléaires sur la péninsule. Washington indique que ses capacités stratégiques, bombardiers mais également sous-marins nucléaires lanceurs d’engins, seront plus fréquemment déployées en Corée du Sud, ce qui n’était pas le cas précédemment
Yoon Suk-yeol lui-même a décrit ces engagements comme « une extension sans précédent et un renforcement de la stratégie de dissuasion intégrée », et a noté que cette déclaration devrait « soulager les inquiétudes des Sud-Coréens liées aux armes nucléaires nord-coréennes »
Kim Gi-hyeon, le président du Parti conservateur au pouvoir, le PPP, a pour sa part jugé que l’accord était « très important » et constituait un « succès diplomatique notable »
Kim Tae-hyo, directeur adjoint au National Security Office, a déclaré que les « citoyens sud-coréens pourront de facto considérer être en situation de partage nucléaire avec les États-Unis »
Cette démarche venait répondre à des doutes et interrogations vis-à-vis de l’alliance américano-sud-coréenne nées lors de la première administration Trump. D’une part, le président républicain avait prononcé un certain nombre de commentaires et de remarques regrettant les coûts pour les États-Unis de la défense sud-coréenne
Tout comme avec l’Europe, Trump avait appelé les Sud-Coréens à contribuer davantage à leur propre défense
Cette logique transactionnelle a pu atténuer la confiance de Séoul vis-à-vis de son partenaire. De plus, les initiatives diplomatiques de Trump envers Kim Jong-un, matérialisées par la rencontre de Singapour le 12 juin 2018, ont également été perçues avec circonspection à Séoul. En particulier, cette rencontre avait eu pour conséquence l’annulation par Washington de certains exercices conjoints, une décision regrettée en Corée du Sud.
L’entrée en fonction de Donald Trump en janvier 2025 pourrait à nouveau compromettre la confiance du gouvernement sud-coréen dans la solidité des garanties américaines. A peine élu pour un second mandat, le président républicain a rapidement critiqué l’accord entre les deux pays sur le stationnement de troupes américaines en Corée renégocié en octobre 2024, jugeant que s’il avait été à la Maison Blanche, il aurait demandé bien plus à Séoul, à laquelle il a reproché de considérer les États-Unis comme un « distributeur de billets »
Le caractère imprévisible de D. Trump et l’absence de stratégie assumée et annoncée pendant la campagne empêche d’anticiper la politique qui sera menée vis-à-vis de Pyongyang. Néanmoins, il est possible que Trump cherche à reprendre ses efforts de négociations avec Kim Jong-un. De tels développements seraient observés avec beaucoup d’intérêt à Séoul, en particulier si les États-Unis acceptaient des concessions sur leur présence sur la péninsule, en termes de troupes ou d’armements. Enfin, les menaces du président républicain de réduire la présence américaine de manière unilatérale pour forcer ses alliés à davantage financer leur défense sont également une cause de préoccupation en Corée du Sud.
Cependant, à l’inverse, si certains conseillers républicains devaient avoir des marges de manœuvre dans la définition de la politique coréenne, cela pourrait favoriser un certain renforcement de la dissuasion élargie, compatible avec certaines préférences exprimées à Séoul. En effet, plusieurs experts ayant servi dans la première administration Trump ont soutenu l’accroissement des capacités nucléaires en Asie, en particulier la remise en service de missiles de croisière nucléaires embarqués (SLCM-N) ou le déploiement d’un plus grand nombre de systèmes de défense antimissile dans la région
Ces propositions découlent notamment de la perception de la Chine comme menace justifiant le renforcement de la posture de dissuasion en Indopacifique. Enfin, certains ont noté que Trump pourrait adopter une attitude tolérante vis-à-vis de Séoul si le pays venait à se lancer dans un programme nucléaire, suivant ainsi l’analyse selon laquelle cela lui permettrait de se défendre plus efficacement à moindre coût pour Washington
Les obstacles au développement d’un programme national
La période qui s’ouvre se caractérise donc par une grande incertitude, et il est certain que les appels au développement d’un programme nucléaire national sud-coréen risquent de redoubler d’intensité. Ces pressions sont préoccupantes, en particulier pour la robustesse du régime de non-prolifération. Pour autant, une éventuelle nucléarisation de la Corée du Sud fait face à un certain nombre d’obstacles.
Premièrement, un retrait du TNP et le développement d’un programme nucléaire militaire porteraient un risque énorme de fracturation de l’alliance avec les États-Unis et donc un coût immédiat majeur en termes de sécurité. Certains experts sud-coréens sont certains que les États-Unis, notamment des membres du cercle rapproché de D. Trump, pourraient in fine faire preuve d’une certaine tolérance vis-à-vis de Séoul et ne soumettraient pas le pays à un régime de sanctions sévères. Il est néanmoins très probable que Washington s’opposerait à ce changement de statut, y compris en application automatique de ses lois nationales comme le Nuclear Non-Proliferation Act de 1978, qui interdit toute coopération avec des États proliférants, et le Nuclear Proliferation Prevention Act de 1994, qui requiert l’adoption de sanctions à l’égard des entités proliférantes. Outre le risque d’un retrait des troupes américaines stationnées en Corée du Sud, Séoul serait donc très probablement également confrontée à des conséquences économiques et technologiques
Même dans le cas le plus favorable où les États-Unis accepteraient plus ou moins tacitement la situation, de nombreux pays imposeraient des sanctions à la Corée du Sud, qui, du fait de sa forte intégration au sein de l’économie mondiale, subirait des retombées économiques majeures. En raison des coopérations approfondies avec plusieurs pays, dont les États-Unis, sur le secteur du nucléaire, une telle décision aurait également des effets technologiques puisque la filière serait lourdement impactée, en particulier en ce qui concerne l’approvisionnement en combustible nucléaire
Les élites coréennes sont vraisemblablement conscientes des conséquences majeures qu’entraînerait la nucléarisation du pays et des sacrifices engendrés. En effet, les responsables politiques, notamment au sein du Parti conservateur, ont pu se montrer moins revendicatifs sur ce sujet une fois aux responsabilités. Néanmoins, comme indiqué précédemment, le fait que la crainte des sanctions dissuade peu l’opinion publique dans son soutien au lancement d’un programme nucléaire national semble traduire deux éléments : tout d’abord, une confiance peut-être excessive dans le fait que les sanctions seraient légères et que Washington en particulier chercherait des moyens de s’extraire de sa propre législation de non-prolifération pour des motifs d’intérêt stratégique. Deuxièmement, ce positionnement pourrait refléter une réelle crainte de la Corée du Nord qui justifie aux yeux des personnes interrogées des sacrifices y compris au regard des autres priorités nationales
Conclusion
Dès le 11 novembre 2024, des élus du parti présidentiel PPP discutaient des options s’offrant à la Corée du Sud suite à l’élection de Donald Trump. La majorité des participants soutenaient l’idée d’à tout le moins développer les capacités nucléaires pour être un État du seuil, prêt à revendiquer son statut d’État nucléaire en cas de besoin. Certains élus proposaient l’adoption d’une loi forçant le pays à acquérir une arme nucléaire en cas de nouvelle « provocation » du Nord
Cette réunion traduit une atmosphère d’inquiétude à Séoul, qui fait face à une Corée du Nord qui ne ralentit pas ses efforts de modernisation, y compris dans le domaine nucléaire, et un allié américain redevenu imprévisible.
Dans ces circonstances, il sera inévitable pour Séoul de faire émerger un débat construit sur ce sujet, prenant en compte l’ensemble des variables et conséquences liées à un changement de politique : les effets stratégiques bien sûr, et les conséquences dans les relations intercoréennes d’une prolifération sud-coréenne, mais aussi les conséquences dans les relations avec les autres États de la région. Les retombées sur les alliances et partenariats qu’entretient aujourd’hui Séoul devront être correctement anticipées, tout comme les effets économiques et technologiques. Enfin, le retrait du TNP par la Corée du Sud affecterait durablement la norme de non-prolifération, ce qui aurait des effets dommageables d’ordre global.