Des documents divulgués par le site américain The Gray Zone[1] révèlent qu’avant le renversement de la Première ministre bangladaise Sheikh Hasina, l’International Republican Institute (IRI), financé par le gouvernement américain, a formé une armée d’activistes, y compris des rappeurs et des membres de la communauté LGBT. L’IRI a même organisé des « performances de danse transgenre » pour atteindre un « changement de pouvoir » au niveau national. Les membres du personnel de l’Institut ont déclaré que ces activistes « coopéreraient avec l’IRI pour déstabiliser la politique du Bangladesh ».
Le 5 août, après des mois de manifestations violentes dans les rues, la Première ministre élue ; Sheikh Hasina ; a été renversée. Lorsque l’armée a pris le pouvoir et annoncé la mise en place d’une « administration intérimaire », des vidéos ont montré Hasina fuyant vers l’Inde à bord d’un hélicoptère. Alors que des foules d’étudiants manifestants envahissaient le palais présidentiel, les médias occidentaux et leurs consommateurs progressistes célébraient cette rébellion, la présentant comme une défaite décisive du fascisme et le rétablissement de la démocratie.
Le successeur de Hasina, Muhammad Yunus, est un ancien membre de la Clinton Global Initiative et a reçu un prix Nobel pour avoir développé le microcrédit, une pratique controversée. Yunus a salué le mouvement de protestation « minutieusement conçu » qui l’a propulsé au pouvoir. Hasina, quant à elle, a accusé Washington de travailler pour la déloger en raison de son refus présumé de permettre l’installation d’une base militaire américaine au Bangladesh. Le département d’État a rejeté ces allégations comme étant « risibles », affirmant que les États-Unis n’étaient pas impliqués dans la démission de Hasina. Pourtant, Jeffrey Sachs, lors d’une de ces interviews mi-août avait déjà signalé la responsabilité de Washington dans cet événement[2].
Cependant, les documents divulgués et examinés par The Grayzone confirment que le département d’État était informé des efforts de l’IRI pour atteindre un objectif explicite : « déstabiliser la politique du Bangladesh ». Ces documents sont marqués comme « Confidential » ou « Restricted ».
L’IRI, une organisation dirigée par le Parti républicain et affiliée à la National Endowment for Democracy, a soutenu de nombreuses opérations de changement de régime dans le monde entier depuis sa création sous la direction de William Casey, alors directeur de la CIA.
Les nouveaux fichiers révèlent comment l’IRI a dépensé des millions de dollars avant le renversement de Hasina pour former secrètement des partis d’opposition et établir un réseau d’activistes afin de préparer le changement de régime, en recrutant principalement parmi la jeunesse urbaine du pays. Parmi les « soldats de première ligne » de l’IRI figuraient des rappeurs, des leaders de minorités ethniques et des activistes LGBTQI, tous formés pour faciliter ce que l’IRI appelait un « changement de pouvoir » au Bangladesh.
L’IRI, qui opère à Dhaka depuis 2003, prétend travailler pour aider les partis politiques, les responsables gouvernementaux et les groupes marginalisés à revendiquer leurs droits. Cependant, les documents montrent que l’institut a en réalité financé et formé une large structure politique parallèle, composée d’ONG, de groupes activistes, de politiciens et même d’artistes, visant à susciter des troubles si le gouvernement bangladais refusait de se conformer aux attentes américaines.
L’article conclut en critiquant les actions de l’IRI, en les assimilant à d’autres tentatives américaines de changements de régime dans d’autres pays, tout en soulignant que la situation actuelle au Bangladesh pourrait favoriser un retour à l’influence américaine.
Quel est ce sous-marin français qui équipe de plus en plus d’armées dans le monde ?
Les succès s’accumulent pour le fabricant français de sous-marins, Naval Group. Ce week-end, des échos venant d’Argentine évoquaient la vente à venir de trois nouveaux submersibles français à Buenos Aires.
À Cherbourg, il est encore un peu tôt pour sabler le champagne. Mais les bouteilles sont déjà au frais à l’ombre des grandes nefs du chantier naval où sont construits, pièces après pièces, les sous-marins de Naval Group. L’ancien arsenal normand, qui voit défiler régulièrement des délégations de militaires étrangers, est en effet en passe de remporter un nouveau contrat d’ampleur avec l’Argentine selon la presse sud-américaine, qui se fait l’écho de discussions approfondies entre le ministre français des Armées, Sébastien Lecornu et son homologue argentin, Luis Petri, justement reçu à Paris la semaine dernière.
Buenos Aires cherche en effet à renouveler une flotte totalement désuète et envisagerait donc l’achat de trois sous-marins Scorpène pour un montant d’environ deux milliards d’euros. Ce modèle est certes moins puissant que les Barracuda qui équipent la Marine française notamment, mais il intéresse beaucoup les pays émergents souhaitant s’équiper à moindres coûts.
C’est notamment le choix qu’a fait son grand rival dans la région le Brésil en 2009, en signant déjà avec Naval Group et l’État français pour s’équiper. En mars dernier, le troisième des quatre sous-marins Scorpène du programme ProSub était en effet mis à l’eau sur la base navale d’Itaguai, en présence du président brésilien Lula et d’Emmanuel Macron.
Après la perte du contrat australien, « nous avons revu notre stratégie« , dit Naval Group
«Ce contrat est une bonne surprise car les Pays Bas ne sont pas un client historique de la France. Ils regardaient plutôt vers TKMS. On voit que pour les sous-marins, plusieurs marchés se superposent. À côté des grands contrats très chers, du matériel plus petit avec un armement limité permet à des pays émergents de s’équiper à tarifs raisonnables», note Julien Malizard, titulaire adjoint de la chaire Économie de défense à l’IHEDN (Institut des hautes études de défense nationale), dans un long article à venir dans le prochain numéro de Capital (en kiosque fin octobre) où nous avons pu visiter l’installation de Naval Group à Cherbourg.
À cette occasion, la directrice du site, Muriel Lenglin, nous confiait justement que l’industriel s’était redimensionné après l’échec du contrat australien, torpillé par la nouvelle alliance géostratégique portée par les États-Unis et baptisée «Aukus». «Nous avons revu notre stratégie, mais cela n’a pas affecté nos résultats. Ici, avec les 5 000 salariés sur le site, nous réalisons 4,8 millions d’heures de travail par an. L’État français est notre principal client avec 70% du chiffre d’affaires (4,25 milliards d’euros en 2023, NDLR), mais notre objectif est d’équilibrer la répartition avec l’export», nous indiquait notamment Muriel Lenglin juste avant la finalisation du contrat avec les Pays-Bas.
Pour ce qui est du deal avec l’Argentine, une lettre d’intention serait en préparation même si le principal défi du gouvernement de l’ultralibéral Javier Milei, sera de boucler le financement de ce contrat.
Bipeurs piégés au Liban : comment l’armée française protège son matériel
L’attaque sans précédent contre les appareils de communication du Hezbollah a révélé la vulnérabilité des chaînes d’approvisionnement. Une alerte que la France doit considérer.
Improbable mais pas impossible… L’explosion téléguidée de bipeurs et de talkies-walkies au Liban a mis en lumière la vulnérabilité des équipements de communication, qui peuvent être altérés et transformés en armes de destruction. Les 17 et 18 septembre 2024, des centaines d’appareils de radiomessagerie utilisés par le Hezbollah ont explosé au même moment, tuant au moins 37 personnes et blessant près de 3 000 autres.
Selon le New York Times, les services secrets israéliens seraient parvenus à intercepter les bipeurs avant leur arrivée au Liban et à cacher de petites quantités d’explosifs et un détonateur à côté de la batterie.
La chaîne d’approvisionnement de l’armée française n’est bien entendu pas comparable à celle d’une organisation comme le Hezbollah. Pour autant, le risque de sabotage des équipements de nos militaires n’est pas à écarter, comme l’a lui-même affirmé le ministre des Armées Sébastien Lecornu, le 25 juin dernier, face aux sénateurs de la commission d’enquête sur les ingérences étrangères.
« La menace de sabotage est réelle »
« Toutes les usines fabriquant des équipements de caractère militaire ou [qui sont] intéressants à la défense nationale, au sens large, sont régulièrement contrôlées. Surtout depuis le début du conflit entre la Russie et l’Ukraine », explique le général Jérôme Pellistrandi, rédacteur en chef de la revue Défense nationale. Sur la chaîne de montage du canon Caesar, symbole du soutien militaire de Paris à Kiev, le ministère a demandé au fabricant KNDS de dupliquer ses outils, au cas où l’un soit pris pour cible. Entre 2022 et 2024, une cinquantaine d’entreprises françaises de défense ont subi diverses attaques, allant des cyberintrusions aux cambriolages ciblés.
« Dans le contexte international actuel, la menace de sabotage est réelle », reconnaît la direction du renseignement et de la sécurité de la Défense (DRSD). Si les grandes entreprises de notre base industrielle et technologique de défense – Dassault, Thalès ou encore Safran – ont développé en interne des capacités importantes de protection, cela est moins vrai pour les plus petits sous-traitants, qui sont visés par 80 % de ces offensives. Mais un scénario à la libanaise pourrait-il avoir lieu en France ? A priori non.
Premièrement, le processus d’acquisition d’équipements des armées françaises répond à une procédure de contrôle de conformité basée sur des critères extrêmement stricts. Les forces armées n’utilisent pas de talkies-walkies, et encore moins des bipeurs. La gamme de postes radio de quatrième génération, actuellement déployée dans les armées françaises, et la gamme Contact, qui devrait la remplacer, ont été conçues et produites en France par Thalès.
Comme la plupart des autres équipements de l’armée française, ces postes radio sont soumis, lors des phases de conception, production, livraison, stockage, utilisation et démantèlement, à la réglementation sur la protection du secret de la défense nationale. « S’agissant de systèmes de communication, ils font également l’objet d’une traçabilité spécifique », précise le ministère des Armées. Ensuite, les actions de renseignement conduites par la DRSD ont permis jusqu’ici de détecter et d’entraver les projets ennemis.
Soupçons de sabotage dans une base militaire allemande
Néanmoins,le ministère des Armées se tourne de plus en plus vers des fournisseurs étrangers, selon un rapport d’information de la commission de la défense nationale et des forces armées publié en 2020. C’est le cas, en particulier, pour le marché de l’arme individuelle future : le HK 416 de la société allemande Heckler und Koch a été retenu en 2016 face au fabricant stéphanois Verney-Carron pour remplacer le célèbre FAMAS.
Mi-août, une base militaire allemande, située à proximité de l’aéroport de Cologne, a temporairement été fermée, à la suite de soupçons de sabotage sur son approvisionnement en eau. Ces derniers mois, plusieurs pays tels que la Pologne, l’Allemagne, la Grande-Bretagne et la République tchèque ont signalé des incidents.
Tous ces événements, ainsi que les explosions des bipeurs et talkies-walkies du Hezbollah, montrent les risques, notamment sur les chaînes d’approvisionnement. L’Europe est particulièrement concernée en raison de la multiplication des acteurs impliqués.
En mars 2024, la Commission européenne a dévoilé la première stratégie industrielle de défense et un nouveau programme pour l’industrie de la défense. Les États membres sont invités à acquérir au moins 40 % des équipements de défense de manière collaborative d’ici à 2030. Une chaîne d’approvisionnement n’est jamais plus solide que son maillon le plus faible.
Comment en est-on arrivé là ? Alors que l’attaque terroriste du Hamas le 7 octobre et la guerre de Gaza datent tout juste de un an, et que l’absence de résolution de la question palestinienne ne menace d’embraser toute la région, l’auteur retrace l’histoire des négociations entre Israéliens et Palestiniens et les raisons de leur échec.
Marwan Sinaceur est professeur de psychologie sociale à l’ESSEC. Il a un Ph.D. de l’Université Stanford aux États-Unis. Il est spécialiste de la résolution des conflits, des émotions humaines, et de la culture arabe. Il a publié sur ces thèmes dans des revues académiques telles Nature Human Behaviour, Psychological Science, et Journal of Applied Psychology. Ancien Fellow au Stanford Center on Conflict and Negotiation et ancien professeur à l’INSEAD, il a enseigné depuis plus de trente ans en France et dans douze autres pays, notamment le Maroc, le Liban et la Turquie.
L’attaque terroriste effroyable du Hamas, avec près de 1.200 morts et 250 otages (majoritairement des civils, certains toujours en captivité), et les bombardements meurtriers indiscriminés et terribles du gouvernement israélien, avec plus de 42.300 morts, 96.000 blessés, et 2 millions de déplacés (majoritairement des civils, dont 40% d’enfants), ont remis le conflit israélo-palestinien tragiquement sur le devant de la scène.
Certains présentent le conflit comme inéluctable. Mais les horreurs d’aujourd’hui n’étaient pas inéluctables. Les occasions manquées furent nombreuses, et il s’en est fallu de paix que le processus de paix ne réussisse.
Carte histoire Israël Palestine
L’assassinat de Rabin
Les accords d’Oslo, signés en 1993, ont soulevé un immense espoir. Le principe était simple : territoires contre paix. Ils promeuvent la paix contre la restitution des Territoires Occupés par Israël depuis la guerre de 1967, sur la base des résolutions du Conseil de Sécurité. Israël et l’OLP de Yasser Arafat (fédération de mouvements indépendantistes laïcs) se reconnaissent mutuellement. L’OLP reconnaît l’État d’Israël et accepte son droit à la paix et à la sécurité. Ces accords font suite à des négociations secrètes commencées par des rencontres informelles, loin des projecteurs. Ils font aussi suite à une déclaration de Arafat en 1988 par laquelle il reconnaît le droit à l’existence d’Israël. En clair, les accords d’Oslo préconisent une solution à deux États. Ils établissent une autorité intérimaire palestinienne dans les Territoires Occupés et se donnent une période transitoire de cinq ans (soit jusqu’en 1998 !) pour aboutir à un règlement permanent.
Très vite, les choses déraillent. En novembre 1995, Yitzhak Rabin, leader des accords d’Oslo et du camp de la paix en Israël, est assassiné par un terroriste ultraorthodoxe israélien. Benyamin Netanyahou conduit alors l’opposition aux accords d’Oslo et joue un rôle direct dans l’échauffement des esprits qui précède l’assassinat: dans ses manifestations, des personnes portent des panneaux représentant Rabin en uniforme nazi ou chantent « À mort Rabin ! ». Suite à la disparation de Rabin, en mai 1996 des élections se tiennent en Israël : Netanyahou l’emporte de peu (50,5%) face à Shimon Peres qui veut alors poursuivre les accords d’Oslo et le processus de paix. En pleine période pré-électorale, en février-mars 1996, le Hamas commet une série de quatre attentats terroristes en Israël, aveugles et indiscriminés. Bilan: 58 morts israéliens. Par ailleurs, les Arabes israéliens boycottent en majorité les élections, ce qui affaiblit d’autant Peres. Il est clair que ces deux événements jouent un rôle clé dans l’accession au pouvoir de Netanyahou.
Arrivé au pouvoir, Netanyahou arrive à saboter la mise en application des accords d’Oslo en faisant traîner en longueur les négociations avec l’OLP de Arafat, devenue l’Autorité palestinienne, entre 1996 et 1999. Comme le rapporte le Washington Post, Netanhyanou lui-même s’est vanté d’avoir fait échouer les accords d’Oslo au moyen de fausses déclarations et d’ambiguïtés ; il n’hésite pas à redéfinir les termes de l’accord à son avantage (par exemple, sur la notion de « zones militaires »). Il est farouchement opposé à l’établissement d’un État palestinien (Charles Enderlin, Le rêve brisé, pp. 55-59, 2002).
À cette époque, Peres reproche à Netanyahou que sa politique risque d’affaiblir l’OLP et l’Autorité palestinienne. Il l’avertit explicitement, qu’à force, cela fait le jeu du Hamas. La stratégie de Netanyahou consiste à affaiblir l’Autorité palestinienne comme interlocuteur des négociations, afin de faire monter en puissance les extrémistes du Hamas, et en conséquence montrer qu’il n’y a pas d’interlocuteur, donc pas d’accord possible avec les Palestiniens, donc pas de raison de leur concéder un État. À travers les horreurs d’aujourd’hui, on voit combien l’avertissement de Peres dans les années 1990 fut prémonitoire.
Les négociations de Camp David
Malgré tout, l’espoir persiste des deux côtés. Et en 1999, Ehud Barak, nouveau leader du camp de la paix en Israël, est élu. Comme Rabin, Barak a le prestige d’avoir servi dans l’armée et le courage des grands leaders politiques capables de faire la paix avec l’ennemi. Comme Rabin, il a l’intention de vraiment aboutir à un accord global et durable avec les Palestiniens. Et en 2000, se tiennent à Camp David les négociations de la dernière chance, sous l’auspice de Bill Clinton. Clinton est pressé, il est à la fin de son mandat et voudrait rester dans l’histoire comme le Président américain qui a réconcilié Israéliens et Palestiniens.
Les négociations de Camp David (11-25 juillet 2000) sont mal préparées. Clinton convoque les deux parties en juillet, malgré les réticences de Arafat qui estime que les négociations ne sont pas encore mûres. Dès lors, c’est le coup de théâtre. Une offre est mise par l’équipe de Barak sur la table dès le début des négociations à Camp David. Comme le rapporte Robert Malley, conseiller de Clinton pour le Moyen-Orient, l’offre a été mise sur la table beaucoup trop tôt, à un moment où « ni les Israéliens ni les Palestiniens ne s’étaient préparés à complètement comprendre les peurs et les besoins de l’autre partie ». La discussion sur une offre est venue avant que les deux parties ne comprennent réellement les intérêts sous-jacents de l’autre, en particulier avant qu’elles n’aient pu parler des questions épineuses comme le statut de Jérusalem, la sécurité, ou le statut des réfugiés palestiniens (Aaron Miller, The much too Promised Land: America’s elusive search for Arab-Israeli peace , 2008; New York Times, 26 juillet 2001). Dans nos propres recherches, nous avons montré comment faire une offre tôt plutôt que tard est généralement peu efficace dans une négociation : faire une offre tôt réduit l’échange d’informations entre les négociateurs et crispe les choses. Une offre faite tard permet que les gens comprennent d’abord les intérêts des autres et explorent des solutions créatives, avant que de rentrer dans le marchandage. L’intention de Barak était louable, cependant : il voulait éviter l’approche graduelle d’Oslo : il voulait arriver à un accord final global et éviter de perdre un précieux capital politique en le dilapidant par des négociations intermédiaires. Mais on voit que tout est question d’équilibre et de timing dans les négociations complexes : arriver au final à un accord qui englobe tous les points, mais discuter d’offres tard plutôt que tôt.
Au final, les négociations de Camp David échouent. Sans doute y avait-il trop d’empressement, trop de tension de part et d’autre. Trop de pression publique également, et surtout trop peu de temps. Les deux équipes de Barak et Arafat repartent de Camp David bredouilles. Mais l’échec est loin d’être rédhibitoire. C’est le jeu normal de négociations complexes que les choses prennent de temps. Et les négociations doivent être faites en secret, loin des projecteurs.
Mais c’est là que les choses déraillent. Barak est dépité. Il laisse se créer une version fâcheuse des négociations de Camp David, à savoir qu’il aurait fait une offre extrêmement généreuse que Arafat aurait refusée. Bref, il rejette l’entière responsabilité de l’échec des négociations sur Arafat. Il s’avère que cette version est fausse, comme le souligne Malley, qui a observé de près les négociations pour la partie américaine (et, faut-il le souligner, pour lui éviter toute accusation d’antisémitisme, se trouve être juif). La description précise des négociations par Malley se trouve dans son article Fictions about the Failure at Camp David (New York Times, 8 juillet 2001). En réalité, les deux parties étaient prêtes à des compromis et voulaient résoudre le conflit, mais il n’y a pas eu assez de temps, pas assez d’exploration des intérêts, pas assez de discussions autour des questions épineuses, trop de pression publique. La discussion des offres est venue trop tôt dans la négociation et a empêché l’exploration de solutions créatives (Aaron Miller, The much too Promised Land: America’s elusive search for Arab-Israeli peace , 2008). La déception pour les deux camps est d’autant plus grande que les espoirs étaient élevés.
Les conséquences de Camp David
C’est là que le désastre commence. La version de Barak se diffuse dans l’opinion publique. Il répète à l’envi et les médias répètent à l’envi qu’il n’y a pas de partenaire palestinien pour la paix. Le camp de la paix s’effondre en Israël. Ce n’est qu’une année après que les commentateurs israéliens et américains rétablissent la vérité complexe des négociations de Camp David, et qu’une version plus équilibrée de l’histoire émerge dans les médias israéliens et américains. Mais c’est trop tard : le mal est fait.
Mais c’est là qu’Arafat tient une égale part de responsabilité. Peu de temps après, fin septembre 2000, la seconde intifada éclate, et ce sont de nouveau des morts. Arafat n’a sans doute pas fomenté volontairement la seconde intifada, mais il laisse faire. C’est, là aussi, une erreur tragique. Ce qui met le feu aux poudres de la seconde intifada est la visite d’Ariel Sharon, alors chef de l’opposition en Israël, sur l’esplanade des Mosquées et le mont du Temple, le 28 septembre 2000. Cette visite de Sharon sur l’un des lieux sacrés pour le judaïsme et l’islam est, clairement, une provocation. Mais les Palestiniens tombent dans la provocation, dans le piège tendu. Ils réagissent par des manifestations qui dégénèrent vite en cycle de répression et de violence. En 15 jours, on compte plus de 110 morts arabes et 10 morts juifs. C’est le coup de trop dans le processus de paix. Le camp de la paix en Israël ne se remettra jamais de cette seconde intifada. Arafat pensait peut-être qu’il n’y avait pas de différence entre Barak et Sharon, là aussi c’est une grave erreur. Avec la seconde intifada, les Palestiniens affaiblissent leur interlocuteur pour la paix et renforcent les factions hostiles à la paix en Israël.
Peu de gens savent, cependant, que les négociations entre les équipes de Barak et d’Arafat ont continué… et ont été finalement couronnées de succès. Les négociations entre Israéliens et Palestiniens ont, en effet, abouti en janvier 2001. C’est l’accord de Taba, dans lequel les Israéliens et les Palestiniens ont concilié quasiment, ou sont proches quasiment de concilier, de manière exhaustive, leurs positions (Charles Enderlin, Le rêve brisé, pp. 343-351, 2002 ; Aaron Miller, The much too Promised Land: America’s elusive search for Arab-Israeli peace , 2008). Le communiqué israélo-palestinien officiel énonce « que des progrès substantiels ont été accomplis sur chacune des questions qui ont été discutées », et surtout « qu’il sera possible de résoudre les différences restantes et atteindre un accord de paix permanent entre les deux parties ». Les négociations sont interrompues du fait des élections israéliennes qui approchent en février 2001. Dans ces élections, Barak est défait : l’idée qu’il n’y a plus de partenaire pour la paix et la seconde intifada précipitent Sharon au pouvoir.
Quand Sharon arrive au pouvoir, il continue la politique de Netanyahou. Le processus de paix devient un processus élusif, sans volonté d’arriver à un accord final. Dans les années 2000, on parle de processus de paix en oubliant que le seul intérêt d’un processus est qu’il aboutisse à un résultat. Sharon érige un mur qui permet l’annexion effective de la moitié des colonies de Cisjordanie, soit autant de territoire palestinien annexé de fait par Israël (10% du territoire de Cisjordanie, 85% des colons). En 2005, il se désengage unilatéralement de Gaza, en évacuant les colonies de Gaza, mais sans négociation avec l’Autorité palestinienne. Deux ans après, le Hamas prend le pouvoir dans la bande de Gaza, et la bande de Gaza est ostracisée, sous le joug d’un blocus permanent des gouvernements israéliens qui se succèdent. L’échec du processus de paix comme la corruption de Arafat et de l’Autorité palestinienne jouent un rôle déterminant dans la montée du Hamas. Contrairement à Arafat et l’Autorité palestinienne, le Hamas s’oppose à l’existence d’un État juif et aux accords d’Oslo. Cela sied à Nétanyahou qui, lorsqu’il revient au pouvoir à la fin des années 2000, continue sa politique de 1996-1999 et privilégie le Hamas au détriment de l’Autorité palestinienne. Il le dit très clairement: « le Hamas, c’est bon pour nous ». Faire monter les fanatiques permet une fois encore de clamer qu’il n’y a pas d’interlocuteur pour la paix. Le processus de paix est mort et enterré.
Les imperfections des accords d’Oslo
Plusieurs imperfections dans les accords d’Oslo peuvent également expliquer l’échec du processus de la paix, qui facilitent la tâche de Netanyahou en 1996-1999 et rendent la tâche d’autant plus ardue pour Barak et Arafat en juillet 2000. Tout d’abord, les accords d’Oslo ne sont qu’un accord intérimaire. Les discussions difficiles, notamment sur le statut de Jérusalem et le statut des réfugiés palestiniens, sont reléguées à des négociations futures. La logique des négociateurs israéliens et palestiniens était louable et de bon sens: l’idée était de créer d’abord la confiance, en montrant qu’un accord même partiel était possible, et de laisser pour plus tard les questions les plus épineuses. Le problème est que ces questions épineuses ne sont pas du tout intégrées dans l’accord, alors qu’elles auraient pu être discutées à la fin des négociations, mais avant la signature de l’accord. En effet, le momentum le plus grand pour faire ou obtenir des concessions, c’est juste avant la signature de l’accord. Il est plus difficile de négocier sur les questions épineuses une fois qu’il ne reste plus qu’à négocier les questions épineuses. En négociation, un principe essentiel est le donnant-donnant (ou échange de concessions réciproques), ce qui est facilité par le fait de considérer toutes les questions de manière simultanée, et non séquentielle.
Mais les accords d’Oslo ont créé aussi des complications sur le terrain. Ils créent trois zones administratives en Cisjordanie: une zone où l’Autorité palestinienne a toute l’autorité (18%), une zone où l’Autorité palestinienne n’a que l’autorité civile (22%), une zone où Israël garde le contrôle entier (60%). Une conséquence non voulue est que cela complique les déplacements pour les Palestiniens au quotidien pour passer d’une zone à une autre, avec la multiplication des check-points et des frustrations en résultant. Les accords d’Oslo ne débouchent pas nécessairement sur un mieux-être immédiat pour la population.
Surtout, la colonisation et les implantations israéliennes en Cisjordanie n’ont jamais été freinées par les accords d’Oslo. Comme le note Charles Enderlin, on passe de 106.000 colons en 1992 à 151.000 en juin 1996 (Le rêve brisé, p. 56, 2002). Il y en a plus de 450.000 aujourd’hui en Cisjordanie, selon le décompte du Jerusalem Post, ainsi que 220.000 à Jérusalem-Est selon l’organisation israélienne Shalom Akhshav. Aujourd’hui, la Cisjordanie est un gruyère où il est impossible d’avoir une contiguïté territoriale entre les différents morceaux palestiniens. Les Palestiniens en Cisjordanie sont l’objet de multiples violences de la part des colons israéliens, comme l’arrachage des oliviers, le captage des ressources en eau, l’expulsion de maisons, etc., comme le relatent les organisations israéliennes telles B’Tselem (179 morts palestiniens en Cisjordanie avant les attaques du 7 octobre sur l’année 2023 selon CNN). De fait, la colonisation a rendu non viable un État palestinien. Pour les Palestiniens, les accords d’Oslo n’ont donc pas abouti à une réalité tangible.
À une conférence au Stanford Center on Conflict and Negotiation à laquelle l’auteur a assisté en 2004, le philosophe israélien Avishai Margalit déclarait qu’il y a deux choses différentes : la paix et la justice. La justice, disait-il, est éminemment subjective, car la perception de ce qui est justice pour les Israéliens ne correspond pas à la perception de ce qui est justice pour les Palestiniens (et réciproquement). Si on veut la justice, on n’aura pas la paix. Si on veut la paix, il faut vouloir ne pas avoir justice. Il faut espérer qu’un jour, Israéliens et Palestiniens retrouveront un chemin de la paix. Il s’en est fallu de peu, à plusieurs reprises, qu’ils n’y réussissent.
Actes attribués au Hezbollah au Liban et au nord et au centre d’Israël.
Des chars Leclerc rénovés sont arrivés au 12e régiment de cuirassiers d’Olivet (Loiret) et au 1er régiment de chasseurs d’Afrique de Canjuers (Var), annonçait ce matin le ministère des Armées.
« La semaine dernière, le centre d’entraînement Provence [géré par le 1er RCA] et le 12e régiment de cuirassiers ont réceptionné deux chars Leclerc », a indiqué le ministère des Armées lors de son point presse hebdomadaire. Cette perception permettra au 1er RCA d’entamer un nouveau chapitre dans sa mission de formation des pilotes et tireurs des régiments de cavalerie.
L’ampleur de cette rénovation à mi-vie est connue de longue date : protection renforcée contre les engins explosifs improvisés, mines et roquettes ; refonte de la conduite de tir ; intégration dans la bulle SCORPION par l’installation de la radio CONTACT et du système d’information du combat SCORPION ; traitement des obsolescences lourdes.
Certains kits arriveront plus tard, à l’instar d’un tourelleau téléopéré T2B conçu par l’armurier belge FN Herstal et intégré à compter de fin 2025. D’autres efforts relatifs à la fonction agression devraient se concrétiser l’an prochain. De nouveaux viseurs pour le chef de char et le tireur seront par ailleurs installés à partir de 2028 via un autre marché, rappelait le ministère.
« La rénovation du char Leclerc lui permettra de rester en service jusqu’à l’arrivée dans les forces du futur système [principal] de combat terrestre, le MGCS », a complété le ministère des Armées.
La loi de programmation militaire prévoit la rénovation de 160 chars Leclerc d’ici fin 2030, un étalement qui conduira à atteindre la cible initiale des 200 exemplaires rénovés en 2035. Selon le ministère des Armées, 15 des 21 chars attendus en 2024 ont été livrés aux régiments et formations concernés à ce jour. Ils s’ajoutent aux 13 chars perçus en 2022 et 2023.
Deux tranches de 50 chars rénovés ont jusqu’à présent été actées auprès de l’industriel en charge, KNDS France. Un troisième lot englobant les 100 derniers exemplaires devrait en théorie être notifié cette année.
Depuis 2022, au titre de la mission Aigle, la France est la nation-cadre d’un groupement tactique multinational déployé en Roumanie dans le cadre du renforcement de la posture défensive et dissuasive de l’Otan en Europe de l’Est. Or, ce pays est traversé par le massif des Carpates, lequel compte plusieurs sommets culminant à plus de 2500 mètres d’altitude.
Aussi, les forces françaises participent régulièrement à des exercices de combat en montagne avec leurs homologues roumaines, l’objectif étant d’améliorer leur interopérabilité et de partager leurs savoir-faire respectifs.
Cela étant, le combat en montagne n’est pas la seule affaire des fantassins. En effet, parmi ses unités, la 27e Brigade d’Infanterie de Montagne [BIM] compte le 4e Régiment de Chasseurs, dont la spécialité est le combat blindé en milieu montagneux. Et celui-ci s’apprête à mener un exercice « grandeur nature », appelé « Edelweiss 24 ».
Devant se dérouler en terrain libre, plus précisément sur les cols de la Bonette, de la Cayolle et d’Allos ainsi que dans les vallées de l’Ubaye et du Drac, entre les 13 et 18 octobre, cet exercice « inédit » de « combat blindé en montagne » sera l’occasion pour le 4e Chasseurs de « déployer l’ensemble de ses unités au profit d’un entraînement interarmes, interarmées et interalliés », explique l’armée de Terre.
Outre les « cavaliers des cimes », ces manœuvres mobiliseront d’autres unités de la 27e BIM ainsi qu’un détachement du Light Dragoons de la British Army.
Au total, 450 soldats y prendront part, avec plus d’une centaine de véhicules, dont des quads Polaris MV850 [le 4e Chasseurs en compte huit], des motos, des Véhicules blindés légers [VBL] et, évidemment, des AMX-10RC. Des drones seront aussi de la partie, l’un des objectifs étant de préparer le régiment aux « évolutions technologiques et tactiques », comme celles constatées en Ukraine.
« Cette manœuvre en terrain libre de cinq jours aura pour objectif d’entraîner le 4e Régiment de Chasseurs dans son milieu de prédilection à l’heure où les conflits en zones montagneuses se multiplient [Caucase, Liban, etc.] », résume l’armée de Terre.
À noter que la communauté de communes de Vallée de l’Ubaye Serre-Ponçon se félicite de la tenue de cet exercice sur son territoire, ce qui mérite d’être souligné. « Du 13 au 18 octobre , les forces militaires seront présentes dans le col de Restefond dans le cadre de l’exercice Edelweiss 24. […] Ce site, marqué par son histoire militaire, retrouve son rôle stratégique pour un entraînement de grande ampleur. […] Cette manœuvre rappelle le lien fort qui unit notre vallée à ses racines militaires et l’importance de l’entrainement des forces armées », rappelle-t-elle.
La marine dispose de trois appareils de guet aérien embarqué. Afin de remplacer le parc des E-2C vieillissant de la flottille 4F (ils ont été livrés par Northrop Gumman en 1998, 1999 et 2004), un contrat pour l’acquisition de trois E-2D Advanced Hawkeye a été signé en 2021 au profit de la Marine nationale.
Voir mon post du 6 juillet 2020 sur le feu vert US à cet achat: « Feu vert US à la vente de trois Hawkeye E-2D à la France ».
Ces appareils, qui devront être livrés en avril 2027, permettront de garantir une amélioration forte des capacités de guet aérien de l’aéronavale.
L’arrivée de ces appareils exige une évolution des infrastructures au sol sur la BAN de Lann Bihoué, en particulier des hangars de l’EM4F.
Un appel d’offres a donc été lancé fin septembre (avis n° 24-108022). Il prévoit des travaux pour un montant de 20 millions d’euros.
L’avis précise que « la présente consultation a pour objectif d’édifier une zone technique permettant le maintien en condition opérationnelle des aéronefs comprenant un hangar de maintenance mettant à disposition deux plots et un ensemble technique/bureaux ainsi que le bâtiment commandement de l’état major de la flottille 4F. L’ouvrage accueillera 95 personnes : 67 pour la zone technique et 28 pour le bâtiment de commandement.»
Plus précisément, les ouvrages suivants seront réalisés : – une zone technique (ZT 4F) comprenant : un hangar pour le maintien en condition opérationnelle (MCO) de 2 avions de type E2D, une zone d’accueil des techniciens (ateliers et bureaux) en charge du MCO, une partie stockage des matériels de mise en œuvre et de maintenance (MATMOM), – un bâtiment de commandement (accueil de l’état-major de la flottille 4F), – un ensemble de locaux modulaires permettant l’accueil provisoire d’un détachement américain jusqu’à 25 mois (jusqu’à la réception des ouvrages pérennes).
L’AO anticipe une livraison des ouvrages fin 2029.
Pour son malheur, le quadrilatère Beyrouth-Damas-Deraa-Haïfa, correspondant à la superficie du département de la Gironde, a été l’un des plus importants laboratoires opérationnels de ces cinquante dernières années.
Feux du ciel et phalanges
Il y eut d’abord les combats sur le Golan en octobre 1973, et la résistance acharnée et victorieuse de quelques brigades blindées israéliennes face à une armée syrienne équipée et organisée à la manière soviétique. Cela apparaissait, pour tous les observateurs occidentaux — et sans doute aussi soviétiques — comme un modèle réduit de ce qui se passerait en Europe occidentale, et plus particulièrement en République fédérale allemande, en cas d’attaque du Pacte de Varsovie. On était même allé jusqu’au point où l’emploi de l’arme nucléaire avait pu être envisagé et signalé à l’ennemi. Cela a considérablement stimulé toutes les réflexions qui ont abouti notamment à la doctrine américaine AirLand Battle (ALB), dont la première version a été publiée en 1982, au moment même où Israël lançait l’opération Paix en Galilée au Liban.
Déclenchée le 6 juin, Paix en Galilée illustre alors parfaitement ce que les Américains envisagent de faire à bien plus grande échelle. Le 9 juin 1982, en combinant surveillance par drones, détection électronique, coordination aéroportée, brouillage et armes antiradars, l’armée israélienne détecte, aveugle, paralyse et détruit la défense aérienne syrienne, tant au sol qu’en vol. Les Israéliens acquièrent ainsi la suprématie aérienne dans la région pour les cinquante années à venir. En outre, grâce à une artillerie renouvelée, capable de frappes plus précises et en profondeur, Tsahal dispose d’une force de frappe écrasante et précise, qu’elle met également au service de six divisions blindées, transformées en lourdes phalanges interarmes écrasantes.
L’objectif premier de l’opération est de détruire la menace représentée par l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), solidement implantée dans le Sud-Liban et qui attaque régulièrement le nord d’Israël à coups de roquettes ou d’infiltrations de commandos. L’OLP, qui a commis l’erreur de vouloir s’organiser en une division mécanisée classique, est balayée en quelques jours, et ce qui reste de l’organisation est contraint de se replier à Beyrouth. Il en est de même pour les deux divisions blindées syriennes présentes alors au Liban. Bien que l’on soit loin de la fulgurance de la guerre des Six Jours, à la fin du mois de juin, il apparaît clairement qu’aucune armée de la région n’est plus capable de s’opposer à l’équivalent israélien de l’AirLand Battle en essayant de le combattre de la même manière. C’est toujours le cas aujourd’hui.
Tunnels, commandos et missiles
On réfléchit donc dès cette époque à une autre manière de faire. En analysant tous les combats contre Israël depuis plus de vingt ans, ainsi que ceux en cours entre l’Irak et l’Iran, on comprend d’abord qu’il n’y a guère d’autre solution pour s’opposer aux frappes aériennes que de se retrancher profondément dans le sol ou le sous-sol, ainsi que dans les villes. Les Syriens mettent en place un système fortifié le long de l’axe menant du Golan vers Damas. Le corps de bataille blindé syrien y est largement intégré et complété par l’équivalent de trois divisions de commandos. Tout le monde a en effet observé que, grâce à sa faible signature et ses capacités d’infiltration, l’infanterie légère a été la plus efficace contre les Israéliens. Dotés d’armes antichars modernes, ces fantassins légers peuvent former ce qu’on appelle alors en Europe une « technoguérilla », capable de harceler les forces les plus puissantes, conformément par exemple au concept de « non-bataille » du commandant Brossolet.
Cet ensemble est censé constituer un bouclier derrière lequel il sera possible d’user une armée israélienne, ou éventuellement occidentale, jugée puissante mais peu endurante et très sensible aux pertes humaines. On ne gagne pas cependant les guerres en se contentant de se défendre, il faut aussi donner des coups. Avec un ciel totalement dominé par l’ennemi, il est désormais inconcevable de lancer de grandes attaques blindées comme en octobre 1973, sous peine d’être détecté et anéanti immédiatement. On peut en revanche utiliser offensivement les commandos par le biais d’infiltrations.
Comme il est également impossible de lancer des raids aériens, on découvre les vertus des missiles balistiques fabriqués en masse par l’Union soviétique, tels que les FROG-7 à courte portée et surtout la famille des Scud. Conçu dans les années 1950 en s’inspirant du V2 allemand, le Scud (SS-1 Scud en code OTAN) est la kalachnikov des missiles, produit en masse et décliné en quatre versions soviétiques et de multiples versions locales. Les missiles balistiques présentent alors l’immense avantage d’être trop rapides pour être interceptés. Leur précision est très faible, mais ils permettent de frapper les villes avec une charge conventionnelle de presque une tonne d’explosifs, ou une charge chimique, voire nucléaire. Trois Scud avaient ainsi été tirés par les Égyptiens sur les ports israéliens en 1973, et des centaines ont été échangés entre l’Iran et l’Irak pendant plusieurs années. À condition d’en disposer en nombre suffisant pour effectuer des salves de plusieurs dizaines à la fois, cette force de frappe peut constituer une dissuasion du « faible au fort ». À défaut, elle permet de causer des pertes civiles intolérables tout en affirmant la détermination à poursuivre le combat simplement par la répétition des tirs. La Syrie, l’Irak et l’Iran se sont ainsi dotés d’un arsenal de missiles à longue portée, constamment perfectionné grâce aux nouvelles technologies de l’information, et ce malgré la fin de l’URSS.
Le développement militaire du Hezbollah
Le Liban des années 1980 est également le théâtre d’innovations de la part des organisations armées. Fondé en 1982 avec l’aide de la République islamique d’Iran et de la Syrie, le Hezbollah commence par mener une lutte clandestine particulièrement redoutable en utilisant des camions remplis de tonnes d’explosifs, conduits par des kamikazes. Chacun de ces engins devient l’équivalent d’une salve au ras du sol de plusieurs missiles de croisière. Le Hezbollah mène ainsi onze attaques de ce type, ciblant d’abord à plusieurs reprises les forces israéliennes, puis l’ambassade américaine à Beyrouth, ainsi que les contingents américains et français de la Force multinationale de sécurité de Beyrouth (FMSB). Les effets sont terribles, tant sur le plan tactique — avec un total de plus de 500 combattants ennemis tués — que stratégique, avec notamment le retrait honteux de la FMSB. Cela prouve qu’un groupe d’hommes déterminés peut faire plier certaines des armées les plus puissantes au monde. La leçon est vite retenue, et la tactique des attaques-suicides est adoptée par les organisations djihadistes. Le Hezbollah pratique également toute la gamme des actions clandestines, comme le détournement d’avions ou la prise d’otages occidentaux, utilisés pour négocier des échanges de prisonniers avec Israël.
Alors que l’armée israélienne se concentre, depuis 1985, sur la gestion d’une zone tampon au sud du Liban, le Hezbollah développe une force de guérilla plus classique à partir de ses bases dans la plaine de la Bekaa. Le combat est mené de manière très décentralisée par des groupes infiltrés, suffisamment autonomes. Ces groupes, de mieux en mieux entraînés et équipés, disposent de missiles antiaériens SAM-7 et antichars AT-3 et AT-4, atteignant ainsi le statut de « techno-guérilla ». De 5 combattants du Hezbollah tués pour 1 soldat israélien en 1990, le ratio tombe à 1,5 pour 1 en 1993.
Le Hezbollah est aussi le premier mouvement à utiliser massivement les engins explosifs improvisés, plus connus sous l’acronyme anglais IED, comme arme de harcèlement. Avec le temps, ces engins artisanaux deviennent de plus en plus sophistiqués et finissent par être responsables de la majorité des pertes israéliennes dans le Sud-Liban, y compris la mort du général Gerstein en février 1999. Ces IED réduisent la capacité de manœuvre des forces de Tsahal, qui se retrouvent de plus en plus retranchées et isolées.
Le Hezbollah se dote également d’un arsenal de roquettes à courte portée, qu’il utilise contre les bases israéliennes, mais aussi contre le nord d’Israël, reprenant ainsi les méthodes de harcèlement de l’OLP. On assiste alors à des embrasements ponctuels de quelques jours, comme en juillet 1993 ou en mars 1996, où des frappes aériennes et d’artillerie israéliennes répondent à des salves de centaines de roquettes et inversement.
De guerre lasse, Israël évacue le Sud-Liban en 2000, privilégiant désormais la protection offerte par une barrière de sécurité à la frontière et les actions à distance. Le Hezbollah occupe définitivement le terrain abandonné, consolide sa position de para-État libanais et se transforme à nouveau militairement, adoptant à son tour le modèle des « tunnels, commandos et missiles », toujours avec l’aide de l’Iran et de la Syrie. Le Hezbollah devient ainsi l’une des premières organisations armées, sinon la première, à se doter d’un arsenal de missiles balistiques.
La confrontation de 2006
La confrontation entre les deux grands modèles d’armée, initialement attendue en Syrie, intervient finalement au Liban en juillet 2006, à la suite d’une infiltration réussie d’un commando du Hezbollah, qui tend une embuscade sur le sol israélien. Alors que l’attention était concentrée sur Gaza, le gouvernement israélien saisit cette occasion pour tenter, selon sa nouvelle doctrine, non pas de détruire le Hezbollah, mais de l’écraser suffisamment par des raids aériens et terrestres pour le rendre inopérant pendant des années. L’arsenal de missiles balistiques du Hezbollah n’a donc pas dissuadé Israël.
Il est vrai que, bien que les missiles balistiques se soient beaucoup améliorés depuis l’époque soviétique, la défense antimissile israélienne a progressé encore plus rapidement, notamment après l’impuissance démontrée lors des 40 Scuds irakiens tombés sur le pays en 1990. En 2006, l’armée israélienne est capable d’intercepter des missiles balistiques, bien que cela soit plus difficile lorsque les tirs proviennent d’un avant-poste libanais, plutôt que du « troisième cercle » de menace, réduit alors à l’Iran. Cela rend l’action préventive d’autant plus tentante.
L’opération israélienne de 2006 débute donc par une campagne aérienne visant à neutraliser cet arsenal de missiles. Malgré cela, le Hezbollah parvient à lancer une centaine de roquettes chaque jour sur le nord d’Israël, et le complexe renseignements-frappes israélien n’est pas suffisamment précis pour éliminer cette menace. Un engagement terrestre devient donc inévitable.
Le problème est que le modèle AirLand Battle exige une grande maîtrise pour coordonner efficacement toute sa machinerie. Or, bien que Tsahal dispose encore des moyens, elle n’a plus les compétences nécessaires à ce moment-là. Comme mentionné précédemment, Tsahal est une armée à faible mémoire opérationnelle, et celle-ci est alors presque entièrement consacrée au maintien de l’ordre et à la lutte contre les organisations clandestines palestiniennes. Le dernier grand engagement, l’opération Rempart dans les villes de Cisjordanie en 2002, est déjà loin pour une armée de conscrits et de réservistes dont les moyens et l’entraînement ont également été réduits pour des raisons budgétaires.
Pour faire des économies, l’armée israélienne a adopté un système de soutien logistique similaire à celui des bases de défense en France à partir de 2008, un système qui se révèle totalement inadapté aux opérations à grande échelle.
En résumé, entre une prudence excessive pour éviter les pertes, une mauvaise coordination des forces et un chaos logistique, la guerre révèle que Tsahal n’est plus capable d’appliquer correctement le modèle ALB, et elle se heurte au modèle défensif du Hezbollah, qui fonctionne, lui, parfaitement. Au bout de 33 jours, les forces israéliennes atteignent les abords du fleuve Litani, mais elles continuent de subir des coups humiliants de l’infanterie du Hezbollah, tandis que les roquettes pleuvent toujours quotidiennement sur Israël. Avec la protection des blindés et l’énorme supériorité de feu israélienne, le ratio de pertes devrait être d’un soldat israélien pour au moins dix ennemis, mais il n’est que de 1 pour 4.
Une sortie diplomatique est finalement trouvée, en feignant de croire que la résolution 1701, prévoyant le désarmement du Hezbollah au Sud-Liban, sera mise en œuvre par les Forces armées libanaises.
ALB vs TCM
Fondamentalement, les modèles de forces n’ont pas changé depuis cette époque, ils se sont simplement perfectionnés. Malgré la réduction de ses moyens, l’armée de Terre israélienne a beaucoup travaillé pour retrouver des capacités de haute intensité, qu’elle a testées en 2008, 2014, et surtout en 2023-2024 à Gaza, face à une organisation comme le Hamas, qui s’était lui aussi efforcé d’adopter le modèle TCM (Tunnels, Commandos, Missiles). La diminution du volume des forces israéliennes a conduit à procéder par séquences, plutôt que par une action unique, ce qui a ralenti les opérations. Cependant, au prix de terribles souffrances civiles, le rapport de pertes a finalement atteint un soldat israélien pour 40 combattants ennemis.
Alors que l’opération Flèche du Nord est désormais lancée contre le Hezbollah, Tsahal est au sommet de ses capacités, avec une vingtaine de brigades de manœuvre actives ou de réserve, aguerries et maîtrisant parfaitement la combinaison des forces ainsi qu’une puissance de feu inégalée, à condition de continuer à être soutenue par les États-Unis. Le Hezbollah, de son côté, est plus puissant qu’en 2006 et aguerri par les combats d’infanterie en Syrie, bien qu’il ait combattu principalement contre d’autres organisations armées, et non contre une armée régulière. Sa structure, très décentralisée, pourrait cependant être affaiblie par les ravages causés dans son commandement, affectant ainsi ses capacités.
À ce stade, il est difficile de dire quel modèle, entre ALB ou TCM, finira par l’emporter au Liban, même si la détermination nouvelle israélienne semble faire pencher la balance de leur côté. On peut prédire cependant à coup sûr des dégâts et des pertes considérables pour tout le monde.
Selon Lockheed Martin, le chasseur F-35 continuera de représenter la colonne vertébrale des forces aériennes occidentales jusqu’en 2080. À cette date, le chasseur de 5ᵉ génération, qui est entré en service en 2015 (F-35A de l’US Air Force), aura donc 65 ans, et aura vu passer plus de trois générations de pilotes.
Cette dynamique est loin d’être exclusive au F-35. Ainsi, le Rafale de Dassault Aviation, entré en service 2000, volera encore au sein des forces aériennes françaises jusqu’en 2060, tout comme le Typhoon européen ou le F-15EX américain.
Alors que les avions de combat avaient une durée de vie de 15 à 20 ans au sein des forces, dans les années 50 et 60, les évolutions technologiques, mais aussi l’augmentation des couts de développement et d’acquisition des appareils, ont amené les forces aériennes à tenter d’accroitre la durée de vie efficace de leurs appareils, au travers d’une grande évolutivité permettant de les doter de nouvelles capacités, et d’une grande polyvalence, pour simplifier et harmoniser les forces, sans perdre en capacités.
Ces paradigmes font aujourd’hui force de dogmes, notamment concernant le développement des nouveaux avions de combat comme le SCAF et le GCAP européens, ou le NGAD américain, tous trois conçus pour durer plus de 50 à 60 ans, en conservant une efficacité opérationnelle supérieure à l’adversaire.
Pour autant, ces certitudes quant à l’efficacité de ces paradigmes, qui déterminent la conduite et les ambitions des programmes d’avions de combat aujourd’hui, mais aussi le format des flottes de chasse, résistent-elles à une analyse comparative, face à un modèle plus conventionnel, avec des cycles raccourcis, des appareils plus spécialisés et moins évolutifs, et des séries plus réduites ? C’est loin d’être évident…
Sommaire
Évolutivité et polyvalence, les paradigmes clés des avions de combat modernes
En 1990, les forces aériennes françaises mettaient en œuvre 7 modèles d’avions de combat différents : le Mirage 2000 C et le Mirage 2000N pour la défense aérienne et la dissuasion aéroportée, le Mirage F1CT et CR pour l’attaque et la reconnaissance, le Jaguar pour l’attaque, le Mirage IVP pour la reconnaissance stratégique, le F-8 Crusader pour la défense aérienne embarquée, le Super Étendard pour l’attaque embarquée et l’Étendard IVP pour la reconnaissance embarquée.
En 2030, ces mêmes forces aériennes n’aligneront plus que deux modèles de chasseurs : le Rafale, en version A, B et M, et le Mirage 2000D, ce dernier devant quitter le service d’ici à 2035, pour une flotte intégralement composée de Rafale, mais toujours capable d’assurer très efficacement toutes les missions des forces aériennes françaises, y compris la dissuasion et les forces aéronavales embarquées.
Remplacer sept modèles par un unique chasseur, représente de nombreux avantages pour celles-ci, notamment en termes de formation des personnels de maintenance et des équipages, ainsi qu’en termes de gestion des flux pour le maintien en condition opérationnel des appareils.
Non seulement le Rafale est-il capable de tout faire, et de bien le faire, mais il est remarquablement capable d’évoluer. Ainsi, le Rafale F1 de 2000, un chasseur de supériorité aérienne embarqué, n’a plus guère à voir, en termes de capacités, avec le Rafale F4 qui arrive, un appareil véritablement multimission, alors qu’il s’agit de la même cellule.
Ce d’autant qu’en appliquant ces deux paradigmes, la série industrielle tend à prendre en volume, permettant, logiquement, de bénéficier de couts de production optimisés, et d’une plus grande ventilation des couts de développement initiaux et à venir, sur chacune des cellules.
Les couts de développement des chasseurs modernes ont explosés depuis 1990.
Théoriquement, donc, ces paradigmes appliqués depuis les années 90, pour la conception, la fabrication et l’exploitation des avions de combat, semblent parfaitement répondre aux besoins. Dans le même temps, les couts de développement des avions de combat ont, eux, explosés ces 30 dernières années.
Ainsi, en 1970, le programme F-14 Tomcat, dans son ensemble, avait une enveloppe prévisionnelle de 5,2 Md$, pour 313 appareils à 16,6 m$, développement compris. En dollars 2024, cela représente 42 Md$ pour le programme, et 132 m$ par appareil, ceci comprenant notamment le développement du radar AN/APG-71 et du missile air-air AIM54 Phoenix. Il s’agissait alors du programme d’avion de combat le plus onéreux jamais développé par l’US Navy.
Les seuls développements, initiaux et itératifs, du Rafale français, dépassent aujourd’hui les 25 Md$, soit la moitié des couts totaux du programme pour la France. Les couts de développement du F-35, quant à eux, excédent les 100 Md$, et continuent de croitre rapidement alors que l’appareil n’a toujours pas atteint sa pleine capacité opérationnelle.
La hausse des couts de développement, bien plus rapide que l’inflation, tend naturellement, de prime abord, à privilégier la grande série, afin de permettre de ventiler ces couts sur un nombre plus important de cellules.
Mais qu’en serait-il, si ces hausses de couts étaient majoritairement la conséquence directe de ces mêmes paradigmes, visant à accroitre l’évolutivité, la polyvalence et la durée de vie des aéronefs eux-mêmes ? C’est en tout cas l’affirmation faite par Will Roper lorsqu’il présidait aux acquisitions de l’US Air Force.
En effet, selon lui, ce sont les difficultés qu’entrainent ces paradigmes qui sont à l’origine des hausses des couts de conception des avions de combat modernes, spécialement lorsqu’il s’agit de concevoir des aéronefs destinés à voler pendant 40 ou 50 ans, sans que l’on sache, avec précision, quel sera le niveau de la technologie, ni même les besoins, à cette date.
Pourtant, dans le même temps, l’utilisation des nouvelles technologies de conception, notamment numériques, devraient, au contraire, en réduire considérablement les couts.
Roper avait, ainsi, fait développer le premier démonstrateur du programme NGAD, sur un budget particulièrement réduit, mais confidentiel, en appliquant précisément ces principes. Sans davantage de données, il était cependant difficile de se faire une idée de la portée réelle de ces affirmations.
Toutefois, à ce moment-là, le budget annuel consacré au programme NGAD n’excédait pas le milliard de $, ce qui permettait de caper par le haut ces affirmations. Dans le même temps, le programme Neuron, piloté par Dassault, était resté dans l’enveloppe de 1 Md€ qui lui avait été attribuée, précisément en appliquant ces technologies numériques de développement.
Étendre la durée de vie opérationnelle des avions de combat, un mauvais calcul pour les armées
En admettant que les couts de développement d’un nouvel avion de combat, puissent effectivement sensiblement diminuer, en s’éloignant des objectifs de polyvalence et d’évolutivité, ceci entrainerait, cependant, une durée de vie opérationnelle plus réduite dans les forces aériennes, de sorte à conserver, à tout moment, un avantage opérationnel et technologique sur l’adversaire.
Cela suppose donc que la durée de vie des appareils, au sein des forces, sera réduite considérablement, autour de 15 ans selon le Dr Roper, alors que plusieurs appareils spécialisés seront développés plutôt qu’un unique appareil polyvalent. Paradoxalement, le point d’équilibre d’un tel modèle, face au modèle actuel, est loin d’être difficile à calculer, et peut-être, à atteindre.
Remplacer les avions de combat tous les 15 ans est-il plus économique que de moderniser ses chasseurs tous les 10 ans ?
En effet, aujourd’hui, le prix de possession d’un avion de combat comme le F-35, se décompose, pour le Pentagone, comme la somme du prix d’achat (85 m$) et des mises à jour et modernisation successives au fil des années, ce qui équivaudra, selon les projections, à 75 à 90 % du prix d’acquisition initial, sur les 35 ans de service de l’appareil.
De fait, en dehors des couts d’exploitation et de maintenance, chaque F-35A va couter, à l’US Air Force, de 150 à 161 m$, soit un cout moyen de 4,43 m$ par an, exprimés en $ 2024.
Le même appareil, qui ne serait en service au sein de l’US Air Force, que 15 ans, serait livré dans un standard fixe sur l’ensemble de la durée de vie opérationnelle, selon la doctrine Roper. En outre, au bout de 15 ans, il disposerait toujours de 50 % de son potentiel de vol, et aurait donc une valeur de marché supérieure ou égale à 40 % de son prix d’acquisition initial, pour des forces aériennes alliées.
Il ne fait guère de doute, en effet, que l’USAF n’aurait guère de difficultés pour vendre des F-35A d’occasion à mi-vie pour 34 m$ 2024, à partir de 2035, même si l’offre s’accompagnait d’une mise à jour de 15 m$ pour le chasseur.
En effet, pour une immense majorité des forces aériennes, un F-35A de 15 ans, aura un potentiel militaire largement suffisant pour accomplir les missions qui pourraient lui être demandées. Ce faisant, le cout de possession du F-35A, rapportée à 15 ans, ne représente, pou l’USAF, que 85*0,6/15 = 3,4 m$ par an, soit presque 25 % moins cher que l’appareil modernisé, sur 35 ans.
Le rapport est, d’ailleurs, encore plus favorable en intégrant les couts de développement initiaux de l’appareil. Ainsi, si sur le 100 Md$ de développement du F-35, on ne considère que les 50 Md$ initiaux, le prix par appareil, à volume constant de 2400 appareils pour les forces aériennes américaines, atteint 106 m$ pour la version initiale, et 195 m$ en intégrant les couts de développement des évolutions, soit 106 x 0,6 / 15 = 4,24 m$ par an pour le modèle 15 ans, et 195 / 35 = 5,57 m$ par an, sur 35 ans, en intégrant les modernisations.
D’un point de vue synthétique, s’il faut 50 Md$ pour developper un appareil polyvalent à l’instant t, les couts de modernisation, durant sa vie opérationnelle de 35 ans d’un chasseur, sont sensiblement identiques à ceux d’un développement d’un nouvel avion de combat, intégrant précisément ces nouvelles technologies, mais de matière native, tout en réduisant les risques, donc les couts, de projection conceptuelle, et en améliorant la réactivité de la flotte.
Le mythe des vertus de la grande série et de la polyvalence
Si le paradigme de l’évolutivité est loin d’être aussi efficace qu’espéré, comme nous venons de le montrer, qu’en est-il du second pilier de cette génération d’avions de combat, la polyvalence, et son corollaire, les vertus des grandes séries industrielles ?
La démonstration, à ce sujet, est plus délicate, faute de données chiffrées fiables. Pour être parfaitement efficace, il conviendrait, en effet, de pouvoir comparer les couts de développement, d’acquisition et de mise en œuvre d’un appareil polyvalent, comme le Rafale, avec les couts de développement, d’acquisition et de mise en œuvre de deux, ou trois appareils spécialisés, un pour la défense aérienne, un pour l’attaque distante, et, par exemple, un chasseur léger.
Certains paramètres, cependant, peuvent être évalués dès à présent. Ainsi, le pas technologique générationnel, resterait, quant à lui, identique, puisque la flotte, dans son ensemble, conserverait les mêmes capacités globales.
À en juger par l’exemple du Rafale et du f-35 précédemment évoqué, il apparait que ce sont, avant tout, ces nouvelles technologies embarquées qui représentent l’essentiel des couts de R&D, qu’il s’agisse des commandes de vol, de la fusion de données, des capteurs, des matériaux ou du moteur.
D’autres facteurs influents doivent également être analysés à ce sujet. Ainsi, en multipliant les programmes, il est aussi possible de réduire le pas générationnel global pour chacun d’eux, en lissant la progression technologique entre les programmes, et non au sein d’un unique programme. Ce faisant, les contraintes liées aux difficultés de développement, sont sensiblement réduites, avec des conséquences importantes sur les couts de développement.
En outre, en spécialisant les appareils, il devient inutile de doter chaque appareil de l’ensemble des technologies du moment, ce qui tend à en diminuer les couts de développement, ainsi que les couts de production et, probablement, de maintenance.
Par ailleurs, en spécialisant les appareils, il est très probable que ceux-ci s’avèreront plus performants, dans leurs domaines spécifiques, que ne peuvent l’être les appareils polyvalents, aussi performants fussent-ils.
Il convient également de considérer, ici, la possibilité de varier la flotte non dans sa spécialisation, mais dans sa composition, en associant, par exemple, des chasseurs bimoteurs plus lourds et onéreux, et des chasseurs monomoteurs plus économiques, comme c’était le cas des Rafale et Mirage 2000, le premier étant deux fois plus cher à mettre en œuvre que le second, à l’achat comme à la mise en œuvre.
Enfin, augmenter le nombre de programmes permet de lisser l’activité industrielle, qu’il s’agisse des bureaux d’étude et des usines, ainsi que de stimuler la concurrence ou les opportunités de coopération. Il est alors possible de tirer les prix vers le bas, tout en augmentant les marchés potentiels exports, au travers des coopérations internationales.
Dès lors, on voit que si la notion de polyvalence, et ses conséquences sur le prix des avions de combat, ne peuvent pas faire l’objet d’une démonstration systématique, comme pour la durée de vie, il existe de nombreux facteurs qui tendent à libérer des marges de progression dans ce domaine.
Il est d’ailleurs probable que le point d’équilibre, permettant de déterminer quelle est la composition optimale d’une flotte, en matière de performances et de masse, à budget constant, varie en fonction des compétences industrielles, des enjeux technologiques, des formats des armées ainsi que du moment lui-même. Ainsi, ce qui pourrait se révéler vrai pour les États-Unis, ne le serait pas nécessairement pour la France.
Changer radicalement de paradigmes pour retrouver de la masse à budget constant, à l’aube des programmes SCAF, GCAP ou NGAD
Il est bien évident que les points abordés dans cet article, ne constituent pas, à eux seuls, des données suffisantes pour justifier d’un changement radical des paradigmes entourant les programmes d’avions de combat modernes. Il serait nécessaire, pour cela, de confronter ces hypothèses aux informations détenues par les industriels eux-mêmes, notamment en matière de ventilation des couts de développement des programmes.
Toutefois, il semble évident qu’il existe un faisceau d’indices suffisant, pour remettre en question le caractère quasi dogmatique de certains paradigmes appliqués à la conception des avions de combat modernes, qu’il s’agisse de la durée de possession des avions de combat au sein des armées ou du dictat de la polyvalence absolue et de la grande série.
La question se pose d’autant plus, aujourd’hui, que les trois grandes nations aéronautiques occidentales, les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France, sont toutes trois engagées dans des programmes basés strictement sur ces paradigmes, pour developper la prochaine génération d’avions de combat.
Les armées américaines, cependant, semblent, depuis peu, prendre le temps de la réflexion au sujet du programme NGAD, en évoquant à la fois des problèmes de couts, le rôle à venir des drones de combat, ainsi que la possibilité de devoir developper, concomitamment, un second appareil, un chasseur monomoteur économique destiné à prendre la place du F-16.
On retrouve, à ce sujet, les avancées réalisées par Will Roper en 2019 et 2020, dans plusieurs des arguments évoqués récemment par l’US Air Force, pour expliquer la suspension temporaire du programme NGAD, ainsi que les hypothèses sur lesquelles travaille aujourd’hui son état-major.
Ce questionnement devrait, aussi, s’appliquer à la France, après le succès incontestable du Rafale et des Mirage avant lui, alors que le pays est engagé dans une coopération exclusive qui risque de lui faire perdre certains savoir-faire industriels nécessaires à son autonomie stratégique, des parts de marché internationales durement acquises au fil des années, et surtout de forcer ses forces aériennes à revoir encore à la baisse, leur flotte de chasse, même si les drones de combat pourront, en partie, compenser ce défaut de masse.
Reste qu’une telle remise en question demeurera très improbable, sauf à être imposée par des événements extérieurs. En effet, tant les États-Unis avec le F-35, que la France avec le Rafale, et toutes proportions gardées, sont engagées dans une démarche industrielle et commerciale d’une réussite exceptionnelle, en particulier sur la scène internationale, portant précisément sur des appareils appliquant strictement les paradigmes initiaux.
Difficile, dans ces conditions, d’admettre qu’une remise en question s’avère nécessaire, pour appréhender les enjeux industriels, technologiques, commerciaux et, surtout, militaires, qui se présentent aujourd’hui.
Article du 3 septembre en version intégrale jusqu’au 8 octobre
En février, le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, avait noté que le comportement de la Russie à l’égard de la France s’était singulièrement durci depuis deux ans. Et de mettre ce changement de posture, plus agressive, sur le compte des difficultés éprouvées par les forces russes sur « le champ de bataille en Ukraine ».
Pour illustrer son propos, le ministre avait évoqué des « tentatives d’aveuglement de pilotes d’hélicoptère de nos frégates » ainsi que des « menaces » proférées par le contrôle aérien russe à l’encontre « d’un ensemble d’avions français » alors que ceux-ci survolaient les eaux internationales de la mer Noire.
À l’époque, M. Lecornu s’était gardé de donner des détails. De même que l’ État-major des armées [EMA], qui fit seulement état d’échanges par radio « particulièrement agressif » entre les forces russes et un « [E-3F] Awacs en mission d’appréciation de situation dans les eaux internationales au dessus de la mer Noire », en novembre 2023.
Mais cet incident, alors inédit, n’était pas celui dont avait parlé M. Lecornu. Dans un entretien accordé à l’hebdomadaire Le Point, il a enfin livré le fin mot de cette histoire. Enfin presque.
La Russie « est encore plus agressive qu’elle ne l’était en 2022 ou en 2023, et plus seulement contre nos intérêts en Afrique, mais y compris directement envers nos forces armées : des pilotes d’hélicoptères français ont fait l’objet de tentatives d’aveuglement, le contrôle aérien russe a menacé d’abattre une patrouille de Rafale français », a en effet détaillé M. Lecornu. Et de noter qu’il s’agit de « pratiques qui avaient disparu depuis la fin de la Guerre froide ».
Justement, en parlant de Guerre froide, M. Lecornu estime que la période actuelle « correspond à un nouveau moment de rupture stratégique inédit » depuis la chute du Mur de Berlin et l’implosion de l’Union soviétique. « Les menaces anciennes de type terrorisme n’ont pas disparu tandis que la compétition entre grandes puissances a repris, y compris sous ‘voûte nucléaire’ », a-t-il dit.
Cela étant, cette situation n’est pas foncièrement nouvelle. Dans les années 1970/80, la menace terroriste, notamment incarnée par des groupuscules d’extrême gauche [Action directe, Brigades rouges, etc.] soutenus en sous-main par le bloc communiste, était déjà prégnante, en particulier en France, en Italie et en Allemagne.
Quoi qu’il en soit, pour M. Lecornu, l’époque actuelle est différente de celle de la Guerre froide dans la mesure où « les sauts technologiques, la militarisation de l’espace et du numérique, la guerre informationnelle [qui n’est pas non plus nouvelle, ndlr] et l’exploitation des fragilités économiques permettent à des compétiteurs de mettre en ְœuvre des menaces dont l’effet peut être gravissime ».
Aussi, estime le ministre des Armées, « l’un des risques aujourd’hui pour la France est d’être défaite sans être envahie ». Malgré la dissuasion nucléaire ? Probablement qu’il précisera sa pensée dans le livre qu’il s’apprête à publier [Vers la Guerre ? La France face au réarmement du monde – Plon].
En attendant, pour M. Lecornu, la Russie est le pays qui fait peser la menace la plus lourde sur la France actuellement. Outre sa posture agressive à l’égard des forces françaises, elle « mène une guerre informationnelle, militarise de milieux nouveaux, comme les fonds marins ou le cyber », a-t-il relevé. « Imaginez demain des dizaine d’hôpitaux subissant des cyberattaques ou des capacités de piégeage aux abords de grands ports comme Le Havre ou Marseille… », a-t-il conclu.