Une bonne nouvelle après treize mois de records de chaleur? De juin 2023 à juin 2024, les températures de l’air et à la surface des océans ont battu d’un quart de degré les marques établies à peine quelques années auparavant. Et non seulement cette série noire a pris fin en juillet 2024 (0,04°C plus frais que juillet 2023), mais l’océan Atlantique entame en plus un phénomène de rafraîchissement inattendu: La Niña atlantique. Au cours des trois derniers mois, la baisse de la température des eaux de l’Atlantique a atteint une vitesse record.
Le phénomène La Niña se produit normalement dans l’océan Pacifique et répond à El Niño. La version 2023 de ce dernier a fortement augmenté les températures du globe –bien aidée par la hausse des émissions de gaz à effet de serre. La Niña découle en partie du renforcement des alizés, qui permettent à l’eau plus froide d’émerger des profondeurs de l’océan.
Les météorologues l’attendaient pour septembre dans le Pacifique, mais c’est bien l’océan Atlantique qui a surpris son monde. «On commence à voir une légère baisse des températures moyennes des océans», indique Pedro DiNezio, professeur à l’université de Colorado Boulter. De quoi mettre fin à une série de quinze mois de températures moyennes records dans les océans.
La Niña atlantique n’est pas une surprise totale. S’il a une influence bien moindre sur le climat mondial, l’océan Atlantique équatorial alterne également entre Niños chauds et Niñas froides. Et comme dans le Pacifique, El Niño atlantique était plus chaud en 2023 qu’il ne l’avait été pendant des décennies. «Il s’agit juste un épisode de plus dans la série d’événements relatifs à un système climatique qui a déraillé depuis de nombreuses années», déplore Michael McPhaden, de l’Agence américaine d’observation océanique et atmosphérique.
La cause de cette Niña atlantique, en revanche, reste un mystère. Ces trois derniers mois, les températures dans cette partie de l’Atlantique ne se sont jamais refroidies aussi rapidement depuis le début des relevés en 1982. Un phénomène qui rend les météorologues perplexes, puisque les alizés ne sont pas plus fortes que d’habitude: «On a parcouru la liste des causes potentielles, et on ne trouve rien pour l’instant», témoigne Franz Philip Tuchen, chercheur à l’université de Miami. Si les températures restent au moins 0.5°C sous la moyenne historique pendant un mois supplémentaire, le phénomène La Niña sera officiellement proclamé dans l’Atlantique.
Les effets de deux Niñas simultanées encore méconnus
Si le monde se retrouve effectivement sous l’influence de deux Niñas cet automne, leurs effets sur la température et l’humidité se feront sentir sur le climat. En général, La Niña pacifique apporte une météo plus fraîche et humide, bien que ce soit inégal (l’ouest des États-Unis s’assèche quand les pluies s’abattent sur l’est de l’Afrique). Elle génère aussi son lot de phénomènes extrêmes, à commencer par des ouragans sur la façade atlantique de l’Amérique du Nord. De son côté, La Niña atlantique a tendance à réduire les précipitations au Sahel et à engendrer des pluies diluviennes au Brésil.
Ces deux Niñas promettent d’avoir, sur le papier, des effets contradictoires sur l’actuelle saison des ouragans dans l’Atlantique. Celle du Pacifique devrait favoriser la formation d’ouragans cet automne, mais La Niña atlantique pourrait atténuer cette probabilité. Cette dernière affaiblit l’activité des perturbations atmosphériques, nécessaires aux ouragans.
Ces deux phénomènes pourraient même avoir des conséquences directes l’un sur l’autre. S’il est difficile de prédire à quel degré, certains météorologues, comme Michael McPhaden, pensent que La Niña atlantique ralentira le développement de La Niña pacifique, et donc son rafraîchissement du climat mondial. «Il pourrait y avoir un bras de fer entre le Pacifique, qui tente de se refroidir, et l’Atlantique, qui tente de se réchauffer», conclut-il.
John Bew, Professeur d’Histoire et de politique étrangère au département des War Studies du King’s College de Londres au Royaume-Uni. Louis Gautier, directeur de la Chaire Grands enjeux stratégiques contemporains, professeur associé à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Synthèse en français de la conférence par Gabrielle Gros pour Diploweb.com.
Quelles sont les fondations de la grande stratégie britannique ? Quels sont les grands dilemmes de cette stratégie ? Comment le Royaume-Uni pense-t-il sa stratégie aujourd’hui ? John Bew, Professeur d’Histoire et de politique étrangère au département des War Studies du King’s College de Londres apporte ses réponses.
Conférence organisée par la Chaire Grands enjeux stratégiques contemporains, le 11 mars 2024 en Sorbonne. La Chaire a pour objectif de mieux ancrer les études stratégiques dans le paysage universitaire français, de donner la parole à tous et d’établir des relations avec de grandes universités étrangères afin de pérenniser les activités d’enseignement, d’assurer le passage de relais à de nouvelles générations et de contribuer au rayonnement de la pensée stratégique française. Pour ce faire elle organise son 11e cycle de conférences du 22 janvier au 25 mars 2024. John Bew est Professeur d’Histoire et de politique étrangère au département des « War Studies » du King’s College de Londres (Royaume-Uni). Il s’exprime en anglais. Synthèse en français par Gabrielle Gros pour Diploweb.com.
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Synthèse en français pour Diploweb.com de la conférence du Professeur John Bew, par Gabrielle Gros
Quelles sont les fondations de la grande stratégie britannique ? Quels sont les grands dilemmes de cette stratégie ? Comment le Royaume-Uni pense-t-il sa stratégie aujourd’hui ? Avant de répondre à ces questions, le Professeur John Bew revient sur la définition d’une « grande stratégie » qui désigne une réflexion de long terme ; une « big picture » comme disent les Anglais. Son but est d’assurer paix, sécurité et prospérité à une nation dans le temps long. Ce terme est utilisé pour la première fois à la fin du XIXème siècle et cristallisé dans les années 1930 grâce à Basil Liddell Hart [1] pour qui ce terme désigne une stratégie supérieure, au-delà du militaire, pour approfondir la mobilisation et la quête de la ressource. La stratégie doit calculer et développer les ressources économiques ainsi que la main d’œuvre de la nation. En effet, les ressources matérielles et morales nécessaires pour promouvoir l’esprit volontaire du peuple peuvent se révéler plus utiles que la possession de formes plus concrètes de puissance. Il semble donc qu’il existe un besoin de former un ensemble d’idées délibérées et cohérentes quand à ce qu’une nation cherche à accomplir dans le monde.
Comprise et partagée avec d’autres grands stratèges comme Napoléon ou Guillaume II, la stratégie britannique a exercé une influence considérable de l’essor à la déchéance de l’empire. Si l’échec de la sécurité collective des années 1920 et 1930 a mené à la Seconde Guerre mondiale, l’idée d’une grande stratégie de la paix émerge de cette période et se retrouve dans les Nations Unies. L’ampleur alors significative de l’influence britannique permet de comprendre les concepts de sécurité européens d’abord, mais également américains du fait de la proximité stratégique des deux pays. Cette entente, improbable au regard de l’Histoire et de la construction même des États-Unis comme une superpuissance anti-impérialiste et antibritannique, s’est d’abord projetée contre la peur de la puissance française. Mais in fine la Grande Bretagne aura joué un grand rôle dans la construction de la grande stratégie américaine. Cela devient particulièrement visible au travers de la relative schizophrénie [2] entretenue par les deux puissances à l’égard des problèmes européens. Pour les Britanniques, celle-ci s’accompagne d’une peur d’y être emmêlés et plus globalement une peur des impulsions négatives et des étrangers malgré le désir de propriété, de commerce et de croissance de la puissance maritime. Néanmoins, après le processus de formation difficile de l’empire britannique, en particulier en lien avec les tensions religieuses et ethniques dans les îles, la Grande Bretagne est, après 1715, une puissance de rang moyen qui entretient au long du XVIIIème siècle une stratégie politique européenne continentale pour le moins active.
Notons que la perte de l’Amérique en 1783 représente un choc politique considérable qui implique la professionnalisation de la politique étrangère britannique au moyen du Foreign Office. En outre, la Révolution française marque un nouveau tournant des relations franco-britanniques à l’aube de l’avènement de Napoléon qui met en difficulté les concepts de guerre et de nation au sein d’une Europe dynastique. Les quelques six coalitions formées pour mettre à mal l’empire napoléonien ont la particularité de faire ressortir les pires cauchemars stratégiques britanniques : la peur de l’invasion par la marine française, la peur d’être coupés du commerce ou encore la peur que la maison de Hanovre soit isolée. Ainsi l’État britannique se transforme par le défi français.
Par ailleurs la peur d’un arbitrage par les grandes puissances éveille le génie des stratèges britanniques qui tentent de définir la position de la Grande-Bretagne vis-à-vis de l’Europe. Après 1815, la politique étrangère britannique vise à essayer de façonner la politique européenne pour continuer à travailler dans le système du congrès de Vienne et pour que les Russes, jugés hyperactifs, évitent de fondre sur l’Europe. Mais la Grande-Bretagne est rapidement considérée trop proche de l’Europe anti-démocratique et trop encline à respecter les ordres des empereurs. Aussi, afin de maintenir sa crédibilité en termes de politique étrangère, Robert Stewart Castlereagh [3] signe le premier divorce entre la Grande-Bretagne et l’Europe dans les state papers de 1820. Pêché originel ou manœuvre temporaire, la prise de distance qui résulte de cet acte a de fortes conséquences sur l’expansion de l’Empire. Un comité parlementaire juge d’ailleurs en 1870 que le Royaume-Uni doit cesser de se développer face à la concurrence et au grand jeu stratégique.
Dans cette lignée, le XXème siècle est le témoin la fin de l’isolement splendide, processus qui agite la diplomatie britannique [4] en proie avec l’idée de paix autocratique. Alors que l’empire s’affaiblit au lendemain de la Première Guerre mondiale, émerge l’idée de créer un ordre mondial où chacun est protégé. À en croire W. Churchill, il fallait en effet choisir entre l’ordre mondial et l’anarchie. Le projet de l’ordre international est remarquablement vendu aux américains par les Britanniques qui participent à l’organisation d’un système multilatéral après 1945, accompagné d’une sécurité collective qui repose sur les États-Unis. Dès lors, la politique étrangère britannique devient lisible car appuyée sur l’alliance avec la première puissance mondiale. Ainsi l’empire devient-il le Commonwealth, grand pilier stratégique guidé par une idée de moins en moins stratégique de sa politique étrangère. Selon Dean Acheson [5] en effet, « La Grande Bretagne a perdu son empire et n’a pas trouvé son rôle ».
En ce début de XXIe siècle la sécurité britannique fait face à de grands dilemmes en lien avec les grands enjeux transnationaux qui requièrent la possibilité d’y allouer des ressources. Ainsi de grandes stratégies ont été élaborées comme la fin des négociations des accords de libre-échange entre l’Union européenne et la Grande-Bretagne en mars 2021. Ainsi émerge un cadre stratégique s’appuyant sur quatre piliers : d’abord maintenir l’avantage grâce à la science et à la technologie, ensuite donner forme à l’ordre international de l’avenir, puis renforcer la sécurité et la défense aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays et enfin renforcer la notion de résilience au pays comme à l’étranger.
En 2023 a été ajouté à l’« Integrated Review » une révision de cette stratégie car l’ordre international avait connu de nouveaux enjeux qui étaient une source de préoccupation. Cette révision relève que les quatre grandes tendances se sont amplifiées et posent de plus en plus de menaces. La question du nucléaire et de l’arsenal s’y pose car engagement a été pris d’atteindre 2,5% du budget alloué à la défense, notamment dans le cadre de la nécessité de faire face à la Chine. Pour cela il existe un consensus bipartisan autour des positions de politique étrangère malgré une dimension activiste croissante depuis 2019. Les enseignements de la période de l’entre deux guerres témoignent du fait que la prévision est un élément essentiel d’une grande stratégie. Cette notion de planification a d’autant plus retrouvé sa raison d’être qu’elle a de la concurrence à une échelle mondiale. Aussi si nous devions faire usage des dix prochaines années de manière fructueuse comparée à la période 1904-1914 consacrée à la recherche d’alliés contre le risque de guerre, il faudrait repenser la capacité de mobiliser les ressources mondiales pour aboutir à de plus grands succès dans l’art de conduire les affaires d’états en termes diplomatiques et sécuritaires afin d’éviter certaines des formes les plus déprimantes des prévisions qui nous sont assénées.
La concentration de forces ukrainiennes dans la région de Sumy n’était pas passée inaperçue, de nombreuses sources en faisaient état. Ce qui a surpris, en revanche, c’est l’emploi inattendu de cette force militaire. On aurait pu penser que ce rassemblement avait pour objectif de réduire le saillant créé par les Russes dans la région de Kharkiv, ou qu’il s’agissait d’une préparation en vue d’une hypothétique attaque russe dans le secteur de Sumy, une possibilité évoquée par les autorités ukrainiennes il y a quelques semaines.
Le choix de l’état-major ukrainien d’envahir le territoire russe, une première depuis 1941, a pris tout le monde de court, à commencer par les Russes, mais aussi les plus proches alliés de l’Ukraine. C’est la première vraie surprise militaire de l’année 2024. En effet, compte tenu du manque chronique de troupes sur le front et des difficultés des Ukrainiens à stabiliser la poussée russe dans le Donbass, il ne semblait pas évident que Kiev choisisse d’ouvrir un nouveau front.
Le succès tactique de cette opération est indéniable. L’Ukraine a rapidement pris le contrôle de plusieurs dizaines de localités, s’enfonçant parfois de plus de trente kilomètres à l’intérieur du territoire russe. Cette attaque éclair a été menée dans un secteur vulnérable et peu protégé de la frontière russe, en coordination avec des frappes massives de drones dans la région de Koursk. Des moyens significatifs de guerre électronique ont été déployés pour neutraliser autant que possible les capacités des drones russes, tandis qu’une importante défense sol-air, incluant deux batteries Patriot, a été mise en place pour couvrir l’avancée des troupes.
L’Ukraine a mobilisé cinq brigades pour cette opération : la 61e brigade mécanisée détachée du front de Kharkiv, la 80e brigade d’assaut aérien prélevée sur le front de Bakhmut, la 22e brigade mécanisée retirée du front de Klishchiivka, la 116e brigade mécanisée venue du front de Vovchansk, et la 103e brigade territoriale initialement stationnée à Sumy. En réserve, la 88e brigade mécanisée, chargée de la protection de la frontière nord, a également été mobilisée. Cela représente un effectif de 15 000 à 20 000 soldats ukrainiens engagés dans l’opération. Environ 10 000 à 12 000 hommes auraient franchi la frontière, bien plus que le millier d’hommes annoncé initialement par le ministère russe de la Défense.
Les forces ukrainiennes n’ont rencontré que peu de résistance, écrasant les quelques centaines de gardes-frontières russes et leur infligeant de lourdes pertes. Cependant, elles en ont également subi, avec la destruction de plusieurs dizaines de véhicules, principalement en raison de l’intervention de l’aviation, des hélicoptères de combat et des munitions rôdeuses russes. En parallèle, les forces ukrainiennes multiplient les incursions en territoire russe, comme dans les régions de Belgorod et de Koursk, avec, entre autres, l’appui de volontaires géorgiens.
Cette offensive s’est déroulée simultanément avec une tentative de débarquement sur la péninsule de Kinbourn, en mer Noire. Cependant, cette opération a été rapidement repoussée. La grosse dizaine d’embarcations engagée dans cette tentative n’a fait l’objet que d’une faible couverture médiatique de la part de Kiev, qui s’est contentée de diffuser une vidéo montrant les embarcations en mer[1].
Quel est l’objectif de cette attaque ?
L’objectif stratégique de cette attaque en territoire russe reste flou. Plusieurs hypothèses ont été avancées pour expliquer cette initiative :
– cette opération aurait pour objectif de contraindre les Russes à dégarnir le front du Donbass, soulageant ainsi la pression sur les forces ukrainiennes dans cette région. Cependant, cet effet escompté pourrait ne pas se matérialiser. L’opération se déroulant sur son sol, l’état-major russe peut déployer des forces non engagées sur le front ukrainien, comme les unités de conscrits. De plus, l’armée russe dispose encore de réserves significatives. Au mieux, cette action pourrait perturber la rotation de ses unités au front, mais probablement sans impact majeur. En tout cas, à ce jour, aucune des unités russes déployées en renfort n’a été prélevée sur un autre front ;
– l’opération aurait pour but de couper l’approvisionnement en gaz de l’Union Européenne en sabotant les gazoducs de la région. Cependant, cette idée semble peu plausible. Les gazoducs en question traversent l’Ukraine et, si les Ukrainiens avaient voulu interrompre le flux, ils auraient pu le faire directement depuis leur propre territoire. S’ils s’en sont abstenus, cela s’explique par le fait qu’ils continuent à percevoir des frais de transit payés par les Russes, ce qui rend cette hypothèse peu crédible ;
– on peut penser que cette offensive ukrainienne vise à imiter l’opération russe dans la région de Kharkiv, en cherchant à s’emparer de territoires qui serviraient de levier lors de futures négociations. Cette stratégie pourrait avoir du sens, mais elle suppose que les Ukrainiens parviendront à maintenir ces positions sur le long terme, ce qui nécessiterait des ressources humaines et matérielles importantes, dont ils manquent déjà, pour renforcer leurs positions et compenser l’attrition. L’observation de certains équipements de génie déployés par les Ukrainiens dans la zone pourrait indiquer une intention de s’y retrancher durablement, mais cela reste à confirmer ;
– une autre hypothèse pourrait être que cette opération vise à déstabiliser le pouvoir russe en le discréditant, dans l’espoir de provoquer des soulèvements ou des protestations parmi la population russe. Cependant, cet objectif semble peu fondé. Vladimir Poutine a déjà surmonté de nombreuses crises sans que son pouvoir ne soit véritablement menacé et, historiquement, une attaque sur un pays tend plutôt à unir la population autour de ses dirigeants. Il est donc possible que cette offensive ait l’effet inverse de celui escompté, en renforçant le soutien à la guerre au sein de la population russe ;
– une dernière explication pourrait être que cette offensive a été menée dans un but politique, cherchant à détourner l’attention des revers subis par l’armée ukrainienne sur le front du Donbass au cours des derniers mois, tout en essayant de remonter le moral de la population ukrainienne. Bien que très plausible, cette raison semble être l’une des plus discutables pour justifier une telle opération car, lancer une offensive principalement pour des raisons de communication ou de moral pourrait s’avérer être une stratégie risquée et peu judicieuse.
Une potentielle erreur stratégique
En temps de conflit, il est généralement logique que ce soit la partie disposant de la supériorité numérique qui cherche à étendre le front et non celle qui peine déjà à maintenir la ligne existante. Actuellement, l’armée ukrainienne rencontre de sérieuses difficultés dans le Donbass : elle manque de troupes, a du mal à assurer la rotation de ses unités et peine toujours à stabiliser la ligne de front. Dans ce contexte, il est compréhensible que les autorités russes n’aient pas pris au sérieux les renseignements concernant cette offensive, tant elle semble aller à l’encontre des principes militaires de base.
Cependant, il ne faut pas oublier que les Russes eux-mêmes ont dérogé à cette logique en lançant l’invasion de l’Ukraine en 2022 avec seulement 120 000 à 150 000 soldats, ce qui a conduit aux difficultés que l’on connaît aujourd’hui. Pour mener son offensive, l’état-major ukrainien a dû retirer des unités de qualité et du matériel déjà en pénurie sur le front du Donbass. Ce choix délibéré d’affaiblir encore davantage une ligne de front déjà fragile est extrêmement risqué. L’Ukraine se retrouve maintenant à devoir défendre un front allongé d’une centaine de kilomètres supplémentaires, ce qui nécessitera des hommes, du matériel et des munitions, éléments dont elle manque déjà cruellement.
Avec probablement moins de 20 000 hommes engagés dans cette opération, l’armée ukrainienne ne pouvait espérer aller très loin sans diluer ses forces sauf à recevoir de très importants renforts que l’on ne voit pas venir. Plus le terrain à couvrir est vaste, plus il est nécessaire d’avoir des troupes pour le défendre efficacement. Il semble donc que l’étendue maximale de leur avancée ait été atteinte aux environs du 12-13 août 2024, bien loin de la ville de Koursk ou de sa centrale nucléaire.
Dès lors, l’armée ukrainienne devra faire face à des renforts russes et à un bombardement intensif par des moyens aéroportés (avions et drones) ainsi que par l’artillerie. Sans retranchement ni positions fortifiées, comme le montrent les vidéos de soldats ukrainiens creusant des tranchées en urgence[2], sa situation pourrait devenir très difficile comme le montrent les nombreuses vidéos de ses colonnes prises dans des embuscades[3]. Cela pourrait finir par coûter plus cher aux Ukrainiens qu’aux Russes, en termes de pertes humaines et de matériel.
De son côté, la Russie doit répondre à l’avancée ukrainienne mais, militairement parlant, elle n’a pas nécessairement intérêt à éliminer ce saillant trop rapidement. En effet, ce saillant peut servir à diluer les moyens militaires ukrainiens, dans la continuité de la stratégie russe amorcée avec son offensive limitée dans la région de Kharkiv qui a pour but d’accélérer l’usure des forces ukrainiennes. Néanmoins, les considérations politiques pourraient influencer la réponse russe, la poussant à adopter d’autres mesures.
Il est peu probable que cette situation mène à une escalade nucléaire, étant donné que le territoire conquis par les Ukrainiens est relativement modeste avec un rectangle d’une quarantaine de kilomètres de large sur une profondeur d’une quinzaine de kilomètres en moyenne. En comparaison de la vaste étendue de la Russie et de la faible valeur stratégique du terrain conquis, rien ne justifie une montée aux extrêmes. La dynamique aurait été différente si les Ukrainiens avaient réussi à capturer des villes importantes telles que Koursk, Briansk, Belgorod ou Voronej.
À ce stade, l’offensive ukrainienne semble peu affecter les opérations russes dans le Donbass où les avancées se poursuivent et semblent même s’accélérer, mettant désormais en danger la ville de Pokrovsk, un nœud logistique crucial pour les Ukrainiens.
Une opération qui n’est pas sans rappeler celle sur la rive orientale du Dniepr
En octobre 2023, malgré l’échec de leur contre-offensive, les Ukrainiens ont surpris en lançant une opération amphibie sur la rive orientale du Dniepr depuis Kherson, visant à établir des têtes de pont à Krinky, Dachi et sur les îles voisines. Pour cette opération, ils ont mobilisé d’abord 3, puis 4 brigades d’infanterie de marine. Ils ont exploité la destruction du barrage de Kakhovka, le risque de submersion qui aurait pu balayer leurs troupes ayant été éliminé.
Après avoir avancé de quelques kilomètres, l’offensive ukrainienne s’est rapidement heurtée à des renforts russes. Les objectifs affichés pour cette opération étaient semblables à ceux de l’offensive que l’on observe aujourd’hui dans la région de Koursk : détourner les effectifs russes de leur objectif et déstabiliser le pouvoir russe. Cependant, cette action n’a ni détourné les forces russes de leurs priorités principales, ni remis en cause la position de Poutine. Elle a simplement détourné l’attention des échecs de la contre-offensive et a temporairement renforcé le moral ukrainien au moment où la Russie capturait Avdiivka.
Dix mois plus tard, cette opération n’a laissé que des vestiges. Les têtes de pont ont été évacuées en urgence lorsqu’il a fallu réagir face à l’avancée russe vers Kharkiv. En termes stratégiques, les Ukrainiens n’ont rien gagné, sauf une usure inutile de leurs brigades d’infanterie de marine. Bien qu’ils aient réussi à causer de l’attrition du côté russe, cela a été principalement réalisé à l’aide de drones et d’artillerie depuis la rive occidentale du Dniepr, rendant la présence des têtes de pont superflue pour atteindre ces objectifs.
L’opération en cours dans le région de Koursk risque bien de se finir de la même manière, si ce n’est que le risque pris par Kiev est beaucoup plus important de par le volume des forces engagées.
Le pont de Crimée, une autre erreur stratégique potentielle ?
Depuis le début de l’invasion russe, le pont de Crimée est devenu une cible prioritaire pour les Ukrainiens. Cet ouvrage est un symbole puissant de l’annexion de la Crimée et représente une voie logistique cruciale, bien que non unique. En effet, des alternatives telles que le pont terrestre au nord de la mer d’Azov et les liaisons maritimes pourraient pallier une éventuelle destruction de celui-ci.
Consciente de son importance stratégique et symbolique, la Russie a déployé des moyens considérables pour protéger le pont. Ces mesures comprennent des systèmes de défense sol/air et des moyens physiques renforcés pour sécuriser l’infrastructure.
Attaquer cet ouvrage présente donc des défis significatifs. Une opération réussie nécessiterait une grande quantité de munitions adaptées pour percer les défenses en utilisant des stratégies de saturation, une diversité des axes d’attaque et une utilisation de différents types de munitions (missiles balistiques, de croisière, drones…). L’objectif serait de causer des dommages suffisamment importants pour interrompre l’usage du pont jusqu’à ce que des réparations soient effectuées. Bien que complexe, une telle opération reste envisageable si elle est exécutée avec une planification méticuleuse et une coordination efficace.
Bien que régulièrement annoncée, une nouvelle attaque du pont de Crimée n’a pas eu lieu jusqu’à présent. L’armée ukrainienne semble attendre le « bon moment », mais il est difficile de déterminer ce que pourrait être ce moment optimal, surtout sachant que tous les axes logistiques russes disponibles sont déjà ciblés.
Une autre hypothèse est que les Ukrainiens reconnaissent les risques stratégiques liés à une telle attaque. En effet, la riposte russe serait prévisible : en réponse à la destruction du pont de Crimée, les Russes pourraient envisager de détruire la quinzaine de ponts qui enjambent le Dniepr, lesquels sont vitaux pour les communications et les approvisionnements ukrainiens. Cela couperait efficacement les troupes ukrainiennes situées sur la rive orientale du fleuve de leurs lignes de ravitaillement, compliquant et ralentissant considérablement leurs opérations.
De plus, on peut s’interroger sur le fait que la Russie n’ait pas encore attaqué les ponts traversant le Dniepr pour affaiblir l’armée ukrainienne. Une réponse possible pourrait être l’existence d’un accord tacite entre les deux parties, où chacune garde en « otage » les ponts stratégiques de l’autre. Cela expliquerait le peu d’empressement des Ukrainiens à détruire le pont de Crimée comme la préservation des ponts sur le Dniepr jusqu’à présent.
Ce n’est pas la première fois que l’armée ukrainienne crée la surprise en lançant des opérations dans des endroits inattendus. Malheureusement, il semble que ces actions soient, une fois de plus, motivées par des objectifs principalement politiques et médiatiques, plutôt que par une stratégie militaire bien réfléchie. Le gouvernement à Kiev semble privilégier les coups d’éclat, des « coups de com », qui ont peu ou pas d’impact réel sur le cours de la guerre. En se concentrant sur des actions spectaculaires mais peu efficaces, le pouvoir politique risque de compromettre l’efficacité de ses forces armées, en les épuisant dans des opérations qui, bien que remarquables, sans véritable stratégie sous-jacente.
Cette tendance à se focaliser sur le « génie tactique ukrainien » occulte la finalité stratégique qui devrait guider les choix militaires. Les guerres ne se gagnent pas à coup de scoops médiatiques ni de symboles. La stratégie ukrainienne dans ce conflit devient de plus en plus obscure, les actions entreprises semblant parfois contre-productives à long terme. Obtenir le « prix du public » est peut-être gratifiant mais cela n’offre aucun avantage opérationnel. On peut se demander si cette approche est le résultat de la dépendance du pays vis-à-vis de ses sponsors étrangers ou si le gouvernement ukrainien a fini par croire en sa propre propagande
Le prochain sommet des BRICS doit se tenir en octobre en Russie. À l’approche de ce sommet, de nouveaux États ont demandé à intégrer le groupe. Les échanges économiques et le système indépendant de paiements sont également en cours de renforcement.
De nouveaux candidats pour intégrer le groupe
Le prochain sommet des BRICS devrait se tenir dans la région russe de Kazan en octobre. Le 16e sommet verra la participation de quatre pays nouvellement intronisés : les Émirats arabes unis, l’Égypte, l’Iran et l’Éthiopie. L’alliance de neuf membres décidera de l’orientation du groupe lors du prochain sommet et s’engagera en faveur d’un partenariat plus solide.
Une poignée de pays en développement d’Asie, d’Afrique, d’Europe de l’Est et d’Amérique latine ont exprimé leur intérêt à rejoindre le groupe BRICS en 2024. Anton Kobyakov, conseiller présidentiel russe, a confirmé lors d’une dernière conférence de presse que 59 pays ont exprimé leur intérêt à rejoindre les BRICS en 2024.[1] Citons quelques-uns dans la liste : la Turquie, le Venezuela, la Thaïlande et la Malaisie.
La Turquie veut adhérer aux BRICS. C’est ce qu’a déclaré son ministre des Affaires étrangères Hakan Fidan lors de sa visite en Chine, le premier déplacement à Pékin d’un responsable politique turc de premier plan depuis douze ans.[2] Ce geste a un impact considérable étant donné que la Turquie est un membre de l’OTAN et un aspirant de l’Union européenne depuis des années.
Dans un communiqué commun publié à l’issue d’une rencontre tenue à Pékin, entre le président chinois Xi Jinping et le président vénézuélien Nicolas Maduro, ce dernier a réitéré, lors de leur rencontre, l’intérêt de son pays à rejoindre les BRICS.[3] Cette candidature, plus celle de Colombie et de Bolivie, jette une pierre dans l’arrière-cour des États-Unis.
La Malaisie et la Thaïlande ont également annoncé qu’elles demanderaient à devenir membres des BRICS. C’est une victoire pour la multipolarité.[4] Le Premier ministre malaisien a annoncé le 18 juin que la Malaisie s’apprêtait à rejoindre les BRICS. Cette déclaration est survenue quelques heures avant la venue en Malaisie du Premier ministre chinois.
Commerce explosif entre les pays BRICS
Le commerce entre les nations BRICS devrait atteindre 500 milliards de dollars en 2024, marquant une progression notable.[5] En 2023, les échanges commerciaux au sein du groupe ont fortement augmenté grâce à de nouveaux accords et au renouvellement de partenariats, renforçant leur position internationale.
Selon la Banque Mondiale, bien que ce chiffre reste en dessous de la moyenne mondiale, la croissance des BRICS est constante et prometteuse, ouvrant la voie à de futurs accords commerciaux. L’initiative clé des BRICS est leur projet de dédollarisation, visant à réduire leur dépendance au dollar américain en favorisant l’utilisation de leurs propres monnaies.
La Chine et la Russie mènent ces efforts, avec des actions concrètes pour réaliser ce projet. Lors du 15e sommet des BRICS à Johannesburg, cinq nouveaux pays exportateurs de pétrole ont été intégrés. Si les BRICS réussissent à convaincre d’autres pays de régler leurs paiements pétroliers en monnaies locales, l’impact sur le dollar américain pourrait être significatif. L’élimination du statut de monnaie globale du dollar est un objectif à long terme des BRICS.
Un système de paiement indépendant
Après des années de discussion, les BRICS ont enfin annoncé la création d’un nouveau système de paiement[6] pour réduire l’influence du dollar sur leurs économies. Initialement prévu pour utiliser le système russe SPFS, ce projet s’appuiera finalement sur la blockchain et les cryptomonnaies. Cette initiative vise à renforcer l’autonomie des BRICS dans la finance internationale et à diminuer leur dépendance au dollar américain et aux systèmes financiers occidentaux comme SWIFT. Les discussions laissent place à des actions concrètes, permettant l’utilisation des monnaies des BRICS ou d’une nouvelle monnaie commune éventuelle.
Ce développement est un élément clé de l’agenda 2024 des BRICS, qui vise à renforcer leur rôle sur la scène financière mondiale et à s’affranchir du dollar. Ces derniers mois, l’alliance a multiplié les initiatives en ce sens. Selon de récentes informations, le ministère russe des Finances collabore avec la Banque de Russie et les partenaires des BRICS pour développer la plateforme de paiement multilatérale BRICS Bridge, destinée à améliorer l’efficacité du système monétaire mondial. Dans l’ensemble, les efforts des BRICS pour sortir du dollar vont au-delà de la création d’un système de paiement.
Le Parlement des BRICS
Récemment, Vladimir Poutine a avancé l’idée de construire à l’avenir son propre Parlement des BRICS.[7]
Comme tout le monde le sait, les BRICS sont une alliance plutôt économique. Si cette déclaration reflète l’état d’esprit des tous les leaders des BRICS, cela signifie qu’ils vont passer, d’une initiative économique conjoncturelle à une alliance politique plus organisée donc plus efficace.
L’établissement du Parlement permettrait la transformation des BRICS en une organisation digne de ce nom au lieu, comme actuellement, des réunions annuelles.
Le lien entre les BRICS sera plus serré et plus formel, aidant à mieux gérer la disparité des priorités des membres et les résolutions des conflits internes. En même temps, il y aurait plus de disciplines dans la mise en place des décisions collectives.
Vis-à-vis de l’extérieur, ce groupe aurait un front uni, ayant des positons plus cohérents et plus consistants dans les discussions internationales et contre les éventuelles sanctions unilatérales. Ce Parlement serait aussi une plateforme d’expérimentation pour une gouvernance mondiale d’un nouveau genre.
BRICS et SCO (Shanghai Cooperation Organisation)
Fondée en 2001 par la Chine, la Russie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan, SCO a accueilli l’Inde et le Pakistan en 2016, l’Iran en 2021, et le Bélarus en 2024. Elle vise à assurer la sécurité collective contre le terrorisme, l’extrémisme et le séparatisme.
Les BRICS élargissent leur coopération à presque tous les domaines, y compris potentiellement la sécurité dans les régions initiales et au-delà, pour inclure, par exemple, le besoin de protéger les ouvrages BRI en Amérique latine (par exemple, le port de Chancay[8]) et en Afrique notamment dans l’Est. Il est donc envisageable qu’un rapprochement, voire une fusion, entre les BRICS et la SCO puisse se produire à l’avenir.
BRICS et UE
Les BRICS et l’UE devraient et peuvent se dialoguer davantage. Un article très intéressant de Henri Malosse en a résumé les possibilités.[9]
L’idée des BRICS comme alternative à l’hégémonie américaine pourrait attirer les partisans de l’intégration européenne. Des tentatives de rapprochement entre l’Europe et les BRICS ont déjà eu lieu, comme durant la présidence grecque de l’UE. L’attrait des BRICS se ressent aussi en Europe, avec des pays comme la Serbie envisagés comme futurs membres des BRICS tout en étant candidats à l’UE.
L’Union européenne aurait peu d’intérêt à s’aligner complètement sur les positions américaines et devrait plutôt explorer des opportunités de collaboration avec les BRICS, au lieu de les considérer comme des rivaux ou des ennemis. De plus, une présidence américaine potentiellement plus isolationniste compliquerait davantage la situation pour l’Europe.
Par exemple, en ce qui concernant l’Afrique, il serait pertinent d’explorer des synergies entre l’aide européenne à l’Afrique et l’assistance des BRICS, en respectant les principes de non-ingérence et l’identité culturelle et politique des pays africains. Cette coopération pourrait offrir des opportunités prometteuses pour des collaborations constructives entre l’UE et les BRICS.
[1] Vinod Dsouza, 59 Countries Show Interest To Join BRICS in 2024, Watcher.Guru, June 11, 2024.
[2] Euro topics, Turquie : les BRICS plutôt que l’UE ? 10 juin 2024.
[3] La Chine salue l’intention du Venezuela de rejoindre les BRICS, Islam Uddin, Anadolu Ajansi, 14.09.2023
[4] Sarang Shidore, Southeast Asia in BRICS Is Good for the Global Order, The club’s expansion affirms the Global South’s hedging strategy—and sends a message to the great powers, FP, July 4, 2024
[5] Commerce explosif entre les pays BRICS : Vers les 500 milliards de dollars ! Agence BD OR, 29 décembre 2023
[6] Luc José Adjinacou, BRICS : Vers un système de paiement basé sur la blockchain et les cryptos, Mar 05, 2024
[7] Elena Teslova, Poutine : les BRICS pourraient créer leur propre parlement à l’avenir, AA, 11.07.2024
[8] Alex Wang, Le port de Chancay au Pérou : une pierre chinoise dans l’arrière-cour des États-Unis ? Revue Conflits, le 25 mars 2024
[9] Henri Malosse, Les Brics élargissent leur influence et leur attractivité, Revue Conflits, le 14 mai, 2024
Alex Wang
*Titulaire de deux doctorats (philosophie et ingénierie) et familier des domaines clés de la NTIC, Alex Wang est ancien cadre dirigeant d’une entreprise high tech du CAC 40. Il est également un observateur attentif des évolutions géopolitiques et écologiques
En 2014, lors du sommet de l’Otan organisé à Newport [Pays-de-Galles], la Belgique avait pris l’engagement, comme les autres Alliés, de porter ses dépenses militaires à 2 % du PIB au cours des dix prochaines années. À l’époque, la Défense belge avait dû se résoudre à de nouvelles coupes budgétaires, d’un montant de 140 millions d’euros. Et cela alors que ses ressources avaient déjà diminué d’environ 20 % en l’espace de dix ans.
« Nous sommes sur les rotules », avait alors commenté le numéro deux de la Défense belge. « Nous devons économiser nos moyens lors d’entraînements. Résultat: nos troupes sont moins bien préparées et leur sécurité lors des réelles opérations est compromise », avait-il déploré.
Depuis, le ministère belge de la Défense a lancé plusieurs programmes d’armement, comme l’achat de 34 chasseurs-bombardiers F-35A, le renouvellement des équipements terrestres via le partenariat CaMo [Capacité Motorisée], noué avec la France, ou encore l’acquisition conjointe, avec les Pays-Bas, de nouvelles frégates et d’une capacité de guerre des mines. En outre, il a élaboré le plan STAR [Sécurité/Service – Technologie – Ambition – Résilience], qui définit une vision stratégique jusqu’en 2030
Pour autant, dix ans après le sommet de Newport, le compte n’y est pas. Selon les derniers chiffres de l’Otan, le budget belge de la Défense doit s’élever à seulement 1,3 % du PIB en 2024… Ce qui est encore [très] loin du compte. Et l’engagement pris lors du sommet de Newport ne devrait pas être tenu avant… 2035.
Aussi, en mai dernier, le président du comité militaire de l’Otan, l’amiral Rob Bauer avait morigéné les responsables belges. « Ne pas se préparer à la guerre signifie que l’on augmente la probabilité d’une guerre », avait-il affirmé, lors d’une audition devant la commission de la Défense de la Chambre. Et d’ajouter : « En Belgique comme dans d’autres pays, les gens pensent que cette menace russe est très loin de nous. Ce n’est pas une pensée théorique que la Russie puisse attaquer. Les Russes ont souvent menti : ils ont dit qu’ils n’allaient pas attaquer l’Ukraine, ils l’ont fait. Ils ont dit qu’ils n’annexeraient pas la Crimée, ils l’ont fait ».
Alors que, comme la France, la Belgique se trouve dans une situation politique compliquée, les élections législatives du 9 juin dernier n’ayant pas permis de dégager une majorité claire, le quotidien flamand Het Laatste Nieuws a lancé un pavé dans la mare, cette semaine, en affirmant que l’Otan songerait à délocaliser son Département de communication et d’information [NCIA], qui emploie un millier de personnes, de Mons vers un autre État membre si le gouvernement belge n’augmente pas ses dépenses militaires plus rapidement.
Information ? Bruit de coursive ? En tout cas, d’après la presse d’outre-Quiévrain, il s’agirait d’une « fuite après une réunion entre l’état-major et l’équipe du formateur fédéral ».
« Le siège de l’OTAN est à Bruxelles, en Belgique, et Mons est en Belgique. Beaucoup de pays lorgnent sur ces implantations et d’autres pays qui, notamment, eux, répondent à l’obligation des 2 % et à l’engagement des 2 %. Donc je pense qu’à partir du moment où on se veut crédibles et partenaires, il faut répondre à ces engagements », a résumé Boris Morenville, responsable du Syndicat libre de la fonction publique – Défense, auprès de RTL Info.
Du côté du ministère belge de la Défense, on se veut rassurant. « Plus de 1000 civils et militaires de la NCIA sont actuellement basés en Belgique et il n’est pas prévu de délocaliser les installations ou le personnel de la NCIA de Belgique vers un autre pays », a-t-il réagi.
Le deuxième contributeur après les États-Unis compte réduire de moitié ses dépenses militaires au profit de Kiev en 2025.
Coup de rabot pour l’aide à l’Ukraine : l’Allemagne, deuxième contributeur après les États-Unis, compte réduire de moitié ses dépenses militaires au profit de Kiev en 2025, misant sur l’argent généré par les avoirs russes gelés pour continuer à soutenir le pays.
Le gouvernement d’Olaf Scholz, en quête d’économies budgétaires, ne prévoit «pas d’aides supplémentaires» aux 4 milliards d’euros inscrits dans son projet de budget de l’an prochain pour aider militairement Kiev, a indiqué samedi une source parlementaire à l’AFP. Il n’y aura pas non plus d’enveloppe additionnelle pour Kiev cette année, au-delà des 8 milliards d’euros de financement déjà approuvés.
Elle a d’ores et déjà des conséquences : à l’heure actuelle «aucune nouvelle commande n’est lancée pour l’Ukraine, car elles ne sont plus financées», a déclaré à l’hebdomadaire le député Andreas Schwarz, membre de la commission du budget et spécialiste des questions de défense.
Selon le FAS, il n’a ainsi pas été possible de financer, en juillet, un système de défense antiaérienne de type IRIS-T en faveur Kiev. le ministère de la Défense voulait aussi commander cette année, hors budget 2024, ses munitions d’artillerie et des drones, affirme le journal.
Avoirs russes
Cette décision rajoute de l’incertitude sur l’avenir du soutien militaire à Kiev, alors que l’aide militaire américaine est elle aussi en danger, en cas d’élection du républicain Donald Trump à la Maison Blanche.
Berlin ne prévoit pour 2026 qu’un plafond de trois milliards d’euros, et plus qu’un demi-milliard annuel pour 2027 et 2028, selon le FAS. Pour compenser, l’Allemagne table sur «la création, dans le cadre du G7 et de l’Union Européenne, d’un instrument financier utilisant les avoirs russes gelés», a toutefois affirmé à l’AFP une source au sein du ministère des Finances. «L’aide bilatérale allemande reste au plus haut niveau, mais mise sur l’efficacité de cet instrument», a ajouté la source.
Les alliés de l’Ukraine travaillent depuis plusieurs mois sur un dispositif qui permettrait d’utiliser une partie des 300 milliards de dollars d’avoirs russes gelés dans le monde pour soutenir Kiev dans sa guerre contre l’armée russe. Un «accord politique» entre les pays du G7 a certes été trouvé mi-juin sur une proposition américaine visant à financer un prêt de 50 milliards d’euros. Mais pour le moment, aucune mise en œuvre concrète de ce plan n’a été engagée.
Berlin part pourtant «du principe que ces fonds seront utilisables à partir de 2025», a ajouté la source parlementaire. «L’Occident, et donc l’Allemagne en tant que plus grand contributeur européen, ne relâchera pas son soutien à l’Ukraine», a assuré à l’AFP le député libéral allemand Karsten Klein, membre de la commission du budget.
Reste que le ministre des Finances a expressément écrit le 5 août à son homologue de la Défense Boris Pistorius (SPD) pour lui demander de «garantir» que le plafond des 4 milliards budgétés l’an prochain sera respecté, selon le FAS.
«Style de Donald Trump»
Le projet de budget 2025 a fait l’objet d’âpres discussions au sein de la coalition tripartite entre Libéraux, Verts et sociaux-démocrates.
M.Lindner a demandé à ses homologues de faire des économies afin de respecter le «frein à l’endettement», une règle constitutionnelle qui vise à empêcher l’État de s’endetter de façon trop importante.
Le projet de budget doit encore être discuté au sein du Parlement, avant son adoption d’ici la fin de l’année.
L’opposition chrétienne-démocrate (CDU), qui a le vent en poupe dans les sondages nationaux avant des élections régionales de septembre, à haut risque pour les partis de la coalition dans plusieurs États de l’est du pays, entend mettre la pression sur le gouvernement lors des discussions budgétaires qui auront lieu à l’automne.
«La coalition fait de la politique dans le style de Donald Trump en stoppant toute aide supplémentaire à l’Ukraine en raison de dispute de politique intérieure», a déploré samedi sur X, le député de la CDU Norbert Röttgen.
Plaque tournante de l’aide militaire fournie par l’Allemagne à l’Ukraine, la base de Cologne-Wahn [Rhénanie du Nord-Westphalie] abrite plusieurs unités de la Luftwaffe, dont son commandement de la force aérienne [LwTrKdo pour Luftwaffentruppenkommando]. Au total, environ 4000 militaires et 1500 civils y travaillent.
Or, ce 14 août, des capteurs électroniques censés surveiller l’intégrité du réseau d’adduction d’eau potable [AEP] de la base ont signalé des anomalies.
C’est ainsi que, explique la Frankfurter Allgemeine Zeitung [FAZ], une brèche dans la clôture entourant cette emprise militaire a été découverte non loin de ce dispositif d’alimentation en eau. En outre, un employé a dit avoir vu un individu « s’enfuir ».
Aussi, à des fins de vérifications, il a été décidé de fermer la base de Cologne-Wahn, les entrées et les sorties ayant été temporairement suspendues. Dans le même temps, la consommation d’eau a été interdite, dans l’attente des résultats des analyses d’échantillons prélevés dans le réseau AEP.
« Nous prenons cette affaire très au sérieux et travaillons en étroite collaboration et en toute confiance avec les autorités d’enquête compétentes », a expliqué la Bundeswehr. Le MAD [Amt für den Militärischen Abschirmdienst, service de contre-espionnage] participe également aux investigations.
Cela étant, selon la FAZ, les informations selon lesquelles il y aurait eu des cas d’intoxication liés à la consommation d’eau n’ont pas été confirmées. Du moins pas encore.
Par ailleurs, également située en Rhénanie du Nord-Westphalie, la base aérienne de Geilenkirchen, qui abrite notamment les 14 avions d’alerte avancée E-3A AWACS de la Force aéroportée de détection lointaine et de contrôle de l’Otan [NAEW&C], a vu son niveau de sécurité renforcé, alors que des informations contradictoires ont circulé à son sujet.
« La base [de Geilenkirchen] n’a été fermée à aucun moment. Nous avons vérifié l’eau. Elle est bonne. La base reste accessible », a en effet assuré un porte-parole de l’Otan, prenant ainsi le contre-pied de la Bundeswehr, qui avait affirmé le contraire un peu plus tôt.
Pour rappel, plusieurs responsables de services de renseignement européens ont mis en garde contre de possibles « opérations de sabotage » orchestrées par la Russie. En avril, deux ressortissants germano-russes ont été interpellés en Bavière. pour avoir planifié des attaques « contre des installations militaires américaines ».
Alors que les menaces proférées par Donald Trump à l’encontre des Européens continuent de défrayer la chronique, un rapport des services de renseignement extérieurs russes, dresse un tableau des plus inquiétants concernant le potentiel industriel militaire européen en développement dans les années à venir, face à celui des armées russes.
En effet, selon ce rapport, en dépit des annonces et déclarations politiques, les européens ne parviendraient pas, par manque de munitions, à contenir la menace russe dans les années à venir, en appliquant les plans qui sont les leurs aujourd’hui, et il leur faudra quinze ans pour être en mesure de mener un conflit majeur.
Cette faiblesse structurelle européenne créera, selon le rapport des services de renseignement extérieurs russes, de nombreuses opportunités pour que Moscou puisse exploiter son rapport de force favorable, pour tenter de prendre l’avantage sur l’UE et l’OTAN. Car de toute évidence, que Trump soit ou non élu en novembre prochain, les européens devront contenir seuls, et à court terme, la menace russe.
Sommaire
L’électrochoc Trump pour sortir les européens de leur léthargie volontaire
Il faut dire que la menace de retirer la protection américaine aux pays qui ne « paieraient pas ce qu’ils doivent aux États-Unis« , a sorti brutalement de leur torpeur un grand nombre de dirigeants européens, persuadés que la protection que leur confèrent les États-Unis depuis 75 ans maintenant, était inamovible et illimitée, et qu’il leur suffisait d’acheter quelques avions et missiles américains, pour assurer leur sécurité.
De fait, un certain vent de panique est venu souffler dans les chancelleries européennes, entrainant des réactions allant de la prise de conscience violente, à une certaine forme de déni peu convaincant, voulant se persuader que la menace est purement électorale, voire que le peuple américain, et ses représentants au Congrès, ne laisseraient pas Donald Trump prendre une telle posture, s’il venait à remporter les prochaines élections.
Or, si Donald Trump venait à s’imposer lors des prochaines élections, et qu’il détenait la majorité au Sénat et la Chambre des Représentants, les risques qu’il puisse, effectivement, mettre en œuvre son projet, sont très élevées, d’autant qu’il en a fait un thème récurrent de sa campagne et un argument majeur de sa réélection.
L’indispensable basculement des armées américaines vers le Pacifique face à la Chine
Si les positions de Trump font l’effet d’un électrochoc sur les européens, elles sont loin d’être les seules à venir remettre en question la protection, par les armées US, de l’Europe. En effet, comme abordé à plusieurs reprises sur ce site, le Pentagone sera, bientôt, contraint d’effectuer un redéploiement majeur de ses forces déployées en Europe, en Afrique, et au Moyen-Orient, pour concentrer l’immense majorité de ses moyens militaires face au théâtre Pacifique.
Pire encore, si un conflit venait à éclater en Europe, Washington serait certainement dans l’incapacité de venir renforcer, de manière significative, le dispositif européen, au risque de donner à Pékin l’opportunité de déclencher une action militaire contre laquelle les armées US n’auraient plus les moyens de réagir, et de perdre, ainsi, sur les deux tableaux.
Les différences, avec les menaces faites par Donald Trump, sont tout de même significatives. En effet, dans le cas d’un redéploiement américain encadré, le bouclier antimissile, et surtout, le parapluie nucléaire américain, demeurerait en place, contenant de fait un potentiel chantage nucléaire russe, qui devrait, autrement, être contenu par les seuls moyens français et britanniques.
En outre, les armées US pourraient continuer à alimenter leurs alliés en matière de renseignement et de communication, en particulier grâce à la galaxie de satellites en cours de déploiement, alors que les européens auraient l’assurance de pouvoir s’appuyer sur l’industrie américaine de défense, tout au moins pour un temps, tant que cela ne viendra pas menacer le bon fonctionnement des armées US face à l’APL.
En revanche, que Trump mette ou pas en œuvre ses menaces, il ne fait guère de doutes qu’à compter de 2025, probablement avant, les européens devront assurer eux-mêmes leur propre sécurité, et contenir la Russie, sans pouvoir compter sur une aide conventionnelle américaine significative dans ce domaine.
Les armées européennes doivent anticiper et accompagner le désengagement américain, plutôt que le subir
Il apparait, de ce qui précède, que le retrait des armées américaines d’Europe, a un caractère inéluctable et indépendant du résultat des élections présidentielles à venir. Ne pouvant agir ni sur les électeurs américains, ni sur les impératifs des États-Unis en matière de défense, et la priorité donnée au théâtre pacifique et la Chine dans ce domaine, les européens n’ont d’autres choix, que d’accompagner au mieux ce désengagement, plutôt que de le subir.
La première étape, pour y parvenir, serait de mettre fins aux faux espoirs, et aux dénis de réalité, que l’on peut percevoir, encore, dans les déclarations de certains dirigeants européens, comme Olaf Scholz. Il s’agit, en effet, d’anticiper cette transformation, dans toute son urgence, y compris en agissant bien avant l’élection possible de Trump.
Cette prise de conscience suppose, d’ailleurs, un effort de bonne volonté de la part des États-Unis, qui doivent aussi, de leurs côtés, reconnaitre le plus rapidement possible, la nécessité de ce désengagement, et ne pas mettre les européens devant le fait accompli, comme ils le firent en Afghanistan, ou plus récemment, en Ukraine.
Les européens, de leurs côtés, sont en devoir de considérer, dès à présent, l’hypothèse de devoir contenir la menace russe, sans s’appuyer sur les États-Unis, y compris en matière industrielle et technologique.
Cela suppose, évidemment, la mise en œuvre d’un vaste plan de réinvestissement industriel, de sorte à être en mesure de soutenir un conflit majeur de longue durée, le cas échéant, et de repenser le format des armées, pour contenir une armée forte de près de 2,5 millions d’hommes, soit les 1,5 million de militaires d’active et le million de réservistes russes.
Le renseignement extérieur russe estime qu’il faudra 15 ans aux européens pour mener une guerre de haute intensité
En effet, la faiblesse des européens, dans ces deux domaines, aiguise désormais jusqu’aux appétits des services de renseignement russes. Ainsi, un récent rapport des services de renseignement extérieur, le SVR, a présenté un tableau pour le moins inquiétant, mais pas nécessairement exagéré, des capacités des industries de défense européennes, aujourd’hui, et dans les années à venir.
Si le soutien à l’Ukraine est déjà, en soi, un problème important pour les européens, la reconstruction de leurs capacités industrielles de défense, face à la Russie, l’est encore davantage. En effet, selon ce même rapport, il faudra quinze ans aux européens, pour reconstruire une industrie de défense suffisante pour soutenir un conflit majeur face à la Russie.
Si les services de renseignement russes ne préconisent pas d’action militaire contre l’Europe pour exploiter cette faiblesse, ce n’est pas leur rôle, ils préconisent, cependant, d’exploiter cette faiblesse relative sensible, pour déstabiliser, voire briser, les alliances qui existent en Europe, en détachant, un à un, les pays les plus vulnérables ou exposés, de l’UE et de l’OTAN, en agitant la menace militaire, et en menant, simultanément, des actions de déstabilisation politique.
Nous voila prévenu ! Alors que certains estiment encore que la Russie n’est pas un adversaire des européens, de toute évidence, l’Europe est désormais l’adversaire à abattre pour Moscou, ses services de renseignement, et ses armées.
Le rôle stratégique de l’aide européenne à l’Ukraine pour contenir la menace russe
Ce rapport fait écho à d’autres rapports, occidentaux cette fois, particulièrement pessimistes quant à l’avenir du conflit en Ukraine. Selon ceux-ci, l’action conjuguée de l’arrêt de l’aide militaire américaine, les difficultés de l’industrie européenne pour prendre le relais de Washington dans ce domaine, et celles rencontrées par les Armées ukrainiennes pour renouveler leurs effectifs, dessinent des perspectives des plus inquiétantes dans les mois à venir pour Kyiv, alors que, dans le même temps, Moscou peut s’appuyer sur une industrie en pleine croissance, et une population docile et mobilisée.
Certes, les armées ukrainiennes peuvent toujours s’appuyer sur la plus-value conférée par leur posture défensive, engendrant bien plus de pertes chez l’attaquant que chez le défenseur, pour des gains territoriaux limités.
Toutefois, le potentiel militaire ukrainien semble s’user bien plus rapidement que celui des russes, de sorte que l’hypothèse d’une rupture n’est plus à exclure, sauf à ce que les européens parviennent à augmenter rapidement, et de manière très conséquente, leur soutien militaire, et ce, sans attendre que les États-Unis fassent de même, comme évoqué, là encore, par Olaf Scholz.
En effet, si les lignes défensives ukrainiennes venaient à céder, la chute du pouvoir politique, donc du pays, ne peut probablement pas être évitée. Dans l’hypothèse d’une victoire russe en Ukraine, Moscou disposerait alors d’un outil militaire susceptible d’être rapidement régénéré, par son industrie, et tout aussi rapidement redéployé, pour venir menacer certains pays européens, sans que ceux-ci puissent y répondre de manière symétrique.
Rappelons, à ce titre, qu’il ne fallut, en 1945, que 3 mois aux armées russes, pour déplacer plusieurs corps d’armées du théâtre européen, à la frontière avec la Corée et la Mandchourie, face à l’Empire du Japon, à 8 000 km de là, après la victoire alliée contre l’Allemagne Nazie.
De fait, déplacer de mille ou deux mille kilomètres le dispositif russe face à l’Ukraine, est largement à la portée des armées et chemin de fer russes, en quelques semaines seulement. En outre, une fois le pouvoir politique ukrainien tombé, les armées russes pourront aisément venir se déployer sur les frontières occidentales du pays, bordant la Pologne, la Hongrie, la Slovaquie, ou encore la Roumanie, quatre pays de l’OTAN et de l’UE, et la Moldavie, candidate à l’adhésion.
De fait, le soutien européen à l’Ukraine représente, aujourd’hui, un impératif de portée stratégique pour l’Europe, et les européens, et leur sécurité, pour contenir et limiter la menace russe immédiate, alors même qu’aucune armée européenne n’est effectivement prête à s’engager dans un conflit de haute intensité aujourd’hui.
Un changement radical de calendrier s’impose pour la modernisation des armées et de l’industrie de défense européennes
De toute évidence, et de ce qui précède, un changement radical de calendrier s’impose concernant la modernisation des armées européennes, pour répondre à la dynamique de la menace qui se dessine.
Non seulement, les européens doivent-ils mobiliser leurs moyens pour garantir la résistance des armées ukrainiennes face aux coups de boutoirs russes, mais aussi, doivent-ils réviser en profondeur les calendriers qui, aujourd’hui, encadrent la modernisation de leurs forces, et le redéploiement industriel qui l’accompagne.
Loin de représenter une opportunité commerciale ou politique, comme plusieurs dirigeants européens continuent de la considérer, l’évolution de la menace russe, cumulée à l’inévitable retrait américain du théâtre européen, constitue un enjeu sécuritaire existentiel pour l’ensemble des organes politiques mis en place depuis 70 années pour assurer la sureté du vieux continent, qui ne résisteront pas à un rapport de force trop défavorable en faveur de la Russie, sans une protection américaine de plus en plus incertaine.
En particulier, les européens, et plus spécifiquement les économies les plus importantes du vieux continent, doivent accroitre leurs investissements en matière de défense, avec des objectifs à court terme, dans les 5 ans à venir, et non se contenter de projets à long terme, au-delà de 2040, alors que le pic de la crise se situera probablement entre 2027 et 2032.
Surtout, les dirigeants européens doivent cesser de considérer avec dédain les alertes des services de renseignement, des armées, et du pouvoir politique des pays d’Europe de l’Est les plus concernés, qui sont en première ligne face à cette menace, et bien souvent, qui connaissent le mieux la Russie.
C’est à cette condition, et seulement celle-ci, que l’Europe pourra traverser les crises qui se dessinent dans les années à venir, et qui ont un pouvoir déstructurant plus que considérable.
Article du 13 février en version intégrale jusqu’au 23 aout 2024
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À l’occasion de la Conférence navale de Paris, qui s’est tenue il y a quelques jours, le Chef d’état-major des Armées français, le général Thierry Burkhard, a défendu la pertinence et l’efficacité du porte-avions dans la guerre navale moderne.
Soutenant la décision de remplacer le Charles de Gaulle par le porte-avions nucléaire de nouvelle génération, ou PANG, en 2038, le CEMA a ainsi fait une liste non exhaustive des différentes capacités exclusives à ce navire, son groupe aérien embarqué, et son escorte, allant de la rupture d’un déni d’accès à la communication géopolitique, en passant par la transformation de la géométrie d’un espace de crise ou de conflit.
Le fait est, si le porte-avions fait toujours l’objet de nombreuses critiques, il est aussi doté de capacités opérationnelles, technologiques et politiques, qui en font un outil sans équivalent à disposition des états-majors et des autorités politiques, qui peuvent aisément justifier son existence, mais qui, dans le même temps, interrogent sur la nécessité d’un second navire pour assurer la permanence de ces mêmes capacités jugées uniques et indispensables…
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Trop vulnérable, trop cher… La pertinence du porte-avions remise (à nouveau) en question
Ces dernières années, la pertinence du porte-avions a été fréquemment remise en cause, en France comme aux États-Unis, y compris au sein des armées. Pour ses détracteurs, le porte-avions est désormais un outil obsolète, trop vulnérable pour représenter un atout opérationnel. Cette perception a été accrue avec l’apparition des missiles balistiques antinavires, ou AShBM, comme le DF-21D et le DF-16 chinois, et surtout le missile hypersonique antinavires 3M22 Tzirkon russe.
Présentés comme imparables par certains, ces nouveaux missiles seraient, en effet, capables d’atteindre une cible majeure, comme un porte-avions ou un grand navire amphibie, à plusieurs centaines, voire plusieurs milliers de kilomètres, sans qu’il soit possible de s’en protéger.
En outre, les investissements nécessaires pour concevoir, construire et mettre en œuvre un porte-avions moderne, son groupe aérien embarqué, et son escorte de frégates, destroyers, navires logistiques et sous-marins, pourraient, toujours selon ses détracteurs, être bien mieux employé dans d’autres domaines, également sous tension.
En revanche, la question de la prétendue vulnérabilité du porte-avions face aux nouvelles menaces, n’est pas un enjeu. Certes, de nouveaux missiles antinavires sont apparus. Toutefois, leurs performances ne constituent, dans les faits, qu’une évolution des performances qu’avaient certains missiles plus anciens, notamment les missiles antinavires supersoniques soviétiques, qui évoluaient au-delà de Mach 1 en transit, et Mach 3 ou 4 en attaque finale.
Comme ce fut le cas dans les années 70, avec la conception du système AEGIS et du couple F-14 Tomcat/ AIM-54 Phoenix, pour contrer la menace que représentaient ces nouveaux missiles soviétiques, de nouveaux missiles et systèmes défensifs sont en développement pour contrer ces missiles balistiques, hypersoniques ou non, antinavires.
À ce titre, les destroyers américains ont déjà pu employer, avec succès, le nouveau missile SM-6 pour intercepter les AShBM Houthis en mer Rouge, ce qui tend à indiquer qu’ils seront aussi capables d’intercepter les DF-21D et DF-16, les fameux Tueurs de Porte-Avions chinois, qui avait tant fait couler d’encre il y a quelques années. Il est probable qu’un missile comme l’Aster 30 soit, lui aussi, d’une telle interception. Et il en va de même de la menace hypersonique.
En d’autres termes, si, comme l’a reconnu le général Burkhard , il n’est plus possible, aujourd’hui, de revendiquer la supériorité technologique sur un espace de conflictualité, naval ou autre, le porte-avions n’est pas plus exposé ou vulnérable qu’il ne l’était auparavant, tout en conservant des capacités exceptionnelles.
La Groupe d’action naval, un outil d’une polyvalence inégalée
Ces atouts uniques sont au nombre de quatre. Le premier d’entre eux, repose sur la polyvalence sans équivalent, d’un porte-avions et de son Groupe d’Action Navale à la mer. Cette polyvalence a été démontrée, ces dernières semaines, par le déploiement de l’USS Eisenhower en Méditerranée et au Proche-Orient.
Initialement, la mission de Carrier Strike Group de l’Eisenhower, était d’effectuer une démonstration de forces au large des côtes israéliennes, suite à l’attaque du 7 octobre, pour contenir le conflit et empêcher son extension. Après quoi, il fut envoyé dans le golfe d’Aden, d’abord pour protéger les navires commerciaux des frappes Houthis, puis pour mener des frappes contre ces mêmes infrastructures Houthis desquelles les missiles étaient lancés.
De fait, au cours d’un même déploiement, le navire, son groupe aérien embarqué, et son escorte, ont effectué plusieurs missions de nature très différentes, aussi bien offensives que défensives, et même purement géopolitiques.
En effet, le groupe aérien du porte-avions, ses moyens propres et ceux de son escorte, confèrent au groupe d’action naval une polyvalence supérieure à celle de n’importe quelle unité navale, et même aérienne, susceptible non seulement de remplir un très vaste panel de missions, mais de les remplir simultanément ou successivement lors d’un même déploiement.
La capacité à durer d’un porte-avions au combat
Non seulement le porte-avions est-il d’une polyvalence inégalable, mais il dispose, en outre, d’un atout remarquable, sa capacité à durer au combat. En effet, contrairement à la plupart des navires militaires, le porte-avions a la possibilité de régénérer, voire de remplacer dynamiquement ses moyens offensifs et défensifs, au cours d’un même déploiement.
Ainsi, si l’Armée de l’Air et de l’Espace était parvenue à effectuer, avec l’ide de frégates de la Marine nationale, l’opération Hamilton contre les infrastructures chimiques syriennes, en avril 2018, celle-ci aurait été incapable de mener des frappes de même type dans la durée.
En effet, chaque mission ayant une durée de plus d’une dizaine d’heures, et mobilisant un grand nombre d’avions de soutien pour accompagner les Rafale et Mirage 2000-5 de la métropole jusqu’à la Méditerranée Orientale, l’Armée de l’Air serait rapidement arrivée à court de son potentiel au bout de quelques missions seulement.
À l’inverse, le porte-avions peut maintenir une posture opérationnelle, beaucoup plus proche des cibles visées, et donc mener des frappes quotidiennes, tout en économisant le potentiel de vol de ses aéronefs, pendant plusieurs mois. Ainsi, l’USS America, CVA-66, a été déployé en mission opérationnelle au large des côtes vietnamienne, durant 292 jours, de juin 1972 à mars 1973.
Faute de disposer d’un allié acceptant l’utilisation de ses bases, comme c’était le cas pour les frappes contre la Syrie, la base aérienne française de Jordanie ne pouvant être employée pour cette mission, le porte-avions est le seul à pouvoir maintenir une pression constante et soutenue, sur le dispositif adverse.
L’adaptabilité intrinsèque du porte-avions pour répondre aux évolutions
Système de systèmes par excellence, le porte-avions et son groupe naval, se caractérise également par une très importante évolutivité, lui conférant de nouvelles capacités qui ne s’imaginaient peut-être pas, lors de son entrée en service.
Ainsi, le groupe aérien de l’USS Nimitz, entré en service en 1975, se composait initialement de F-4 Phantom 2, A-6 Intruder et A-7 Corsair II, à la sortie de la guerre du Vietnam. Il se compose, dorénavant, de F/A-18 E/F Super Hornet et C Hornet, de EA-18G Growler et de E-2C Hawkeye, lui conférant des possibilités sans commune mesure avec son groupe aérien initial. Ses sisterships emportent, quant à eux, le nouveau F-35C, et certains pourraient même accueillir le futur NGAD.
Son escorte, quant à elle, est passée des croiseurs Longbeach ou California, destroyers Spruance, frégates Knox et sous-marins Los Angeles, aux destroyers Arleigh Burke et croiseurs Ticonderoga armés du système antiaérien et antibalistique AEGIS et de missiles de croisière Tomahawk, et sous-marins Virginia. En outre, par son volume et sa capacité énergétique, le porte-avions lui-même est une plate-forme nativement conçue pour être évolutive.
Ainsi, le Charles de Gaulle français s’est vu doté, au fil des années, de nombreuses capacités nouvelles, alors qu’à l’occasion de sa prochaine phase de modernisation, il recevra le nouveau radar AESA à face plane Sea Fire 500 de Thales, lui permettant de contrôler un espace aérien sur 350 km de rayon, étendues par les capacités de détection des nouvelles frégates FDI, elles aussi, équipées du même radar, et du nouvel avion radar E-2D Hawkeye.
Cette capacité à évoluer, et à intégrer de nouveaux moyens pour répondre à l’évolution de la menace sur les différents espaces de conflictualité, est, à ce titre, présentée comme l’un des enjeux clés du développement du nouveau porte-avions nucléaire PANG de la Marine nationale, par le CEMA lui-même.
La visibilité du porte-avions, un atout majeur dans la guerre de communication et la communication de guerre
Enfin, le porte-avions peut se parer d’une dernière vertu, que très peu de moyens militaires peuvent égaler, tout au moins dans le domaine conventionnel. En effet, au-delà de son potentiel offensif et défensif global, et de sa capacité à faire peser une menace constante sur l’adversaire, le porte-avions a un atout majeur dans la guerre moderne : il dispose d’une visibilité aussi importante que modulable.
Ainsi, l’envoi d’un porte-avions et de son escorte, à proximité d’un espace de crise, constitue aujourd’hui un message politique et diplomatique d’une immense portée, qui ne peut, objectivement, être dépassée que par le déploiement de missiles à capacités nucléaires, ou d’une force armée conventionnelle considérable.
Il s’agit, pour les pays qui disposent de cet outil, souvent du dernier avertissement précédant une frappe massive, qui d’ailleurs a fréquemment eu les effets escomptés, y compris contre des pays vindicatifs, comme l’Iran, la Syrie, la Libye, ou la Corée du Nord. Dans la même temps, par sa grande mobilité, le porte-avions sait aussi se faire discret, lorsque cela est nécessaire.
Conclusion
Bien que remis en cause par certains, le porte-avions demeure, aujourd’hui, un outil sans équivalent en matière de guerre navale, et ce, dans de nombreux domaines. Par sa polyvalence, sa capacité à durer, son évolutivité et sa visibilité, il confère aux pays qui en disposent, et à leur marine, un potentiel opérationnel et politique unique pour agir sur une crise, ou un conflit ayant une dimension navale.
Reste qu’il s’agit d’un outil onéreux, que l’on peut aisément comparer, à l’autre bout du spectre naval, avec les sous-marins à propulsion nucléaire, aussi discrets, invisibles et spécialisés que le porte-avions est ostentatoire, visible et polyvalent. Il est d’ailleurs intéressant de constater que ce sont les pays qui disposent, également, de ce type de sous-marins qui, par ailleurs, alignent les porte-avions les plus importants.
Reste qu’en France, si la question du remplacement du Charles de Gaulle par le PANG, ne semble plus se poser, celle de la construction d’un second navire, de même type, ou de dimensions plus réduites, et doté d’une propulsion conventionnelle, pour en optimiser les couts et le potentiel export, ne semblent pas, non plus, sérieusement considérée, alors qu’un unique navire ne permet d’en avoir la jouissance opérationnelle que 40 à 50% du temps, dans le meilleur des cas.
En outre, en dépit des surcouts engendrés par une telle décision, des solutions existent précisément pour en réduire les effets de captation sur les autres budgets des armées, comme la coopération internationale européenne, avec des pays comme la Belgique et les Pays-Bas, dont les frégates escortent fréquemment le Charles de Gaulle ces dernières années.
Il faudra donc, dans un avenir proche, mettre en cohérence les positions et les besoins opérationnels, avec les ambitions politiques, et surtout avec les moyens conférés aux armées, en particulier dans ce domaine.
Article du 2 février en version intégrale jusqu’au 21 aout 2024
À Vilnius, le 11 avril 2024, le neuvième sommet annuel de « l’initiative des trois mers » avait des allures de nouveau pacte de Varsovie. Depuis février 2022 et l’invasion de l’Ukraine, les anciennes nations du bloc soviétique redoublent leurs efforts économiques pour refouler la puissance russe.
« L’initiative des trois mers change l’axe de circulation en Europe» annonçait fièrement le président lituanien Gitanas Nauseda, le 17 janvier 2024 au forum économique mondial de Davos. À ses côtés, le président polonais Andrzej Duda, le président letton Edgars Rinkevics, et le Premier ministre croate Andrej Plenkovic. C’est en 2016 que la Croatie, la Roumanie et la Pologne, trois pays de trois mers différentes, ont regroupé pour la première fois, et dans une relative discrétion, leurs neuf voisins à Dubrovnik. Cette initiative des trois mers (ITM) avait pour simple objectif d’opérer une meilleure jonction économique entre les mers Baltique, Adriatique et Noire. L’initiative évitait de désigner ouvertement Moscou comme adversaire et ouvrait les bras aux capitaux américains et chinois, espérant capter quelques retombées des nouvelles routes de la soie (OBOR). Les communiqués officiels louaient l’esprit de partenariat, d’unité, de cohésion et de collaboration. Un vocabulaire qui semble aujourd’hui démodé.
La grande Pologne
Ce nouvel isthme stratégique européen, reliant les mers intérieures de l’Europe, est historiquement un vieux rêve polonais du maréchal Józef Piłsudski, premier chef d’État de la Pologne moderne. Il devait ressusciter, en plus grand, l’ancienne République des deux nations lituanienne et polonaise (1569-1795), laquelle englobait une grande partie de l’Ukraine et de la Biélorussie actuelle. Au début du XXe siècle, ce rêve de restauration et d’expansion nationale prit le nom de « Fédération entre-mers » (Miedzymorze en polonais). Il avait déjà pour ambition de contenir l’empire russe mais fut brisé net par les armées nazies et soviétiques en 1939. L’ITM est précisément une promesse de campagne d’Andrezj Duda, l’actuel président polonais (PIS), lequel a ensuite convaincu son homologue croate Kolinda Grabar-Kitarovic de lancer ce projet à travers l’Europe. La banque de développement polonaise, Gospodarstwa Krajowego (BGK), est toujours au cœur du dispositif. À Vilnius, les rêves de grande Pologne ou de grande Lituanie, remparts à la barbarie russe, ont sans doute trotté dans les esprits, car l’ambition géopolitique de cette nouvelle alliance de l’Europe orientale s’affiche désormais sans scrupule. Il s’agit de bâtir un mur économique étanche à l’Est. Elle exploite la nouvelle donne stratégique et les sanctions économiques échangées depuis deux ans entre la Russie et le reste de l’Europe.
Ces grands sommets internationaux, qui se teintent parfois de nostalgies impériales, peuvent accoucher d’une souris. Déjà dans l’entre-deux-guerres, « la petite entente », cette barrière de l’Est voulue par la France pour faire tampon entre l’Allemagne et l’URSS s’était effondrée comme un château de cartes. Plus récemment, on se souvient de l’inauguration en grande pompe de l’Union pour la Méditerranée au Grand Palais à Paris, laquelle a sombré dans les méandres des printemps arabes avant de revenir à quelques projets économiques plus réalistes.
L’ITM prend le chemin inverse. Elle réanime, dans un grand récit stratégique, de vieux projets économiques comme le North-South Gas Corridor (NSGC), un plan gazier lancé en 2011, déjà adoubé par l’Union européenne. À l’époque le mémorandum sur le NSGC avait été signé par 13 pays dont huit sont aujourd’hui signataires de l’ITM. L’Union européenne avait parallèlement lancé un plan d’interconnexion gazier dans les pays baltes et en Finlande dès 2009 (Baltic Energy Market Interconnection Plan, BEMIP). Quant au projet de terminal gazier en Roumanie, il était déjà dans les cartons en 2003. Depuis l’invasion de l’Ukraine, les masques sont tombés et l’ITM ne cache plus son hostilité à la Russie. L’Ukraine et la Moldavie ont fait leur entrée dans le groupe, comme membres partenaires en 2022 et 2023, à l’occasion des sommets de Riga et Bucarest. Quoique l’ITM ait été calquée sur le modèle de l’organisation de coopération de Shanghai (OCS), un espace informel de dialogue économique et politique entre les États de la région, la Chine est désormais éloignée de ce groupement d’intérêt est-européen.
Et les questions économiques ne sont plus exclusives des approches de sécurité. «L’importance stratégique de l’initiative des trois mers, où la coopération est fondée sur l’axe Nord-Sud, s’est considérablement accrue en ce qui concerne la sécurité régionale et en tant que contrepoids à l’axe dominant Est-Ouest», résumait le président lituanien dans son allocution de janvier, relayé par son service de communication.
Il est vrai que la Grèce a fait son entrée en septembre 2023 dans l’ITM. En 2022, les alliés de la Roumanie y ont vu un moyen d’ouvrir une alternative terrestre à un blocus militaire du détroit du Bosphore prévu par la convention de Montreux depuis 1936. De fait, on pourrait maintenant parler de l’initiative des quatre mers, en y ajoutant la mer Égée. Mais, en s’élargissant vers le sud, et malgré le corridor autoroutier qui relie désormais la capitale bulgare Sofia à Struma à la frontière grecque, le port roumain de Constanta perd objectivement de son intérêt au profit de Thessalonique. Surtout, l’entrée de la Grèce dans le projet tend à coaliser la Turquie et la Russie, deux grandes nations autrefois rivales dans le développement des grandes voies commerciales. L’éloignement de la Géorgie du bloc occidental ces dernières années a parallèlement rétréci les débouchés roumains en mer Noire orientale. Les nouvelles routes commerciales eurasiatiques (Est-Ouest) qui arrivent aux portes de l’Europe se trouvent dans une impasse politique et militaire.
Projets économiques
Avec le temps, l’initiative des trois mers est donc apparue comme une déclinaison énergétique des élargissements de l’OTAN et de l’UE qui se poursuivent depuis les années 2000.
À Vilnius, les chefs d’État ou de gouvernement ont d’ailleurs fait le bilan des principaux projets économiques lancés à Dubrovnik et Varsovie en 2016 et 2017. En 2015, la Pologne avait déjà inauguré son premier terminal de GNL (gaz naturel liquéfié) à Świnoujście, tout près de la frontière allemande. Elle importe depuis lors du gaz à la Norvège depuis le Baltic Pipe. L’ITM vient lui apporter les débouchés nécessaires pour toucher des droits de passage dans toute l’Europe centrale. Pologne, Roumanie et Croatie cherchent à s’interconnecter pour élargir leur hinterland et démultiplier les possibilités commerciales. La Croatie a terminé la construction de son terminal de GNL à Krk en 2019 et la Roumanie a fait de même dans le port de Constanta au bord de la mer Noire. Des pipe-lines devaient relier les terminaux portuaires de GNL de Pologne, Croatie et Roumanie et irriguer la Hongrie, la Bulgarie ou l’Autriche, dépendantes à près de 100 % du gaz russe avant que Kiev et Moscou n’entrent ouvertement en guerre. De fait, les importations de gaz en provenance d’Amérique et de la mer du Nord ont été facilitées par le TSI, mais ce sont les voies routières qui ont profité de la destruction des gazoducs Nord Stream par des services pro-ukrainiens. Ces derniers vecteurs gaziers, à majorité germano-russes, contournaient les PECO (pays d’Europe centrale et orientale) par la mer Baltique pour alimenter directement l’Europe occidentale en hydrocarbure. Une fois l’alternative gazière du GNL américain prépositionnée, la confrontation avec la Russie devenait moins aléatoire pour les anciens membres du pacte de Varsovie passés à l’ouest. Nord Stream pouvait sauter.
Polonais, Croates et Roumains ont également été encouragés par les pays baltes qui ont voulu rompre leur isolement géo-économique depuis la forte dégradation de leurs relations avec leur voisin russe. Ils insistent sur l’importance de la coordination de l’ITM avec les plans militaires de l’OTAN. En plus des autoroutes transnationales, la via Carpatia reliée à la via Baltica, le président lituanien a souligné à Davos l’importance du chemin de fer Rail Baltica pour l’acheminement rapide des troupes et des blindés de l’OTAN vers le front russe ou pour opérer des bascules de forces le long de la frontière russe. Enfin, les pays baltes ont décidé, avec un an d’avance sur leurs prévisions, de synchroniser leurs réseaux électriques avec les autres pays de l’Union européenne. Ils profitent depuis peu de l’entrée de la Suède et de la Finlande dans l’OTAN, mais le corridor terrestre de Suwalki qui les relie à la Pologne reste étroit de 80 km.
Unification européenne
Au cœur de l’Europe centrale, ITM a été plus laborieuse. L’Autriche et son gouvernement conservateur partagent la ligne prudente de la Hongrie et de la Slovaquie par rapport à l’hostilité russo-polonaise. Ils n’ont quasiment pas financé l’ITM et bénéficient toujours d’un gaz russe qui transite par l’Ukraine. L’Union européenne a été également discrète. L’ITM enjambe l’Europe de l’Ouest pour se brancher directement sur trois piliers gaziers de l’OTAN : les États-Unis, le Royaume-Uni et la Norvège. Pourtant, l’ITM a été discrètement appuyée par la Commission européenne, laquelle y voit un projet de développement économique conforme à sa doctrine d’effacement des frontières nationales au profit de grands ensembles régionaux. Les pays d’Europe occidentale n’ont pas vu l’intérêt de financer un tel projet, mais le soutien timide de Bruxelles est là. L’Union européenne a accordé le statut de PCI (projets d’intérêts communs) à l’ITM. Ce label facilite l’octroi de prêts et de financement de la part de la Connecting Europe Facility (CEF). L’objectif est de bénéficier à terme des juteux fonds d’infrastructures européens suivis par l’Agence exécutive pour l’innovation et les réseaux.
Pour les États-Unis, le véritable parrain stratégique de l’ITM, il s’agit de réactiver l’ancien pacte de Varsovie, mais cette fois contre Moscou. Parmi les invités du sommet inaugural de Dubrovnik, on pouvait certes noter la présence de l’adjoint du ministre chinois des Affaires étrangères Liu Haixing, en vue de l’interconnexion du projet avec la nouvelle route de la soie, mais surtout celle de l’ancien conseiller à la sécurité nationale de Barack Obama, le général James L. Jones, lequel insistait d’emblée sur le rôle que l’initiative pourrait avoir dans le développement de l’OTAN en Europe. «C’est un vrai projet transatlantique qui a d’énormes ramifications géopolitiques, géostratégiques et géo-économiques» déclarait-il au think tank The Atlantic Council. Dans son discours de Varsovie en 2017, Donald Trump ne cachait pas l’objectif ultime de sa venue : «Nous tenons à vous assurer l’accès aux sources alternatives d’énergie afin que la Pologne et ses voisins ne soient plus l’otage de l’unique fournisseur d’énergie. » Bien que le libéral Donald Tusk soit de retour au pouvoir à Varsovie, nul doute que Donald Trump poursuivra son soutien à la Pologne, s’il revient au pouvoir en janvier 2025. En effet, cette initiative des trois mers a un double attrait pour les États-Unis. Il s’agit non seulement de renforcer la cohésion des pays en première ligne face à la Russie de Vladimir Poutine, mais aussi de contourner l’Europe de l’Ouest, jugée parfois trop molle dans son soutien à l’OTAN. Le vaste projet de Donald Rumsfeld qui était de miser en 2003 sur « la nouvelle Europe » (centrale, conservatrice et belliqueuse) pour mieux marginaliser « la vieille Europe » (occidentale, pacifiste et progressiste) est toujours d’actualité. «La façon dont les pays d’Europe centrale et orientale regardent le monde et les menaces auxquelles ils font face est bien plus alignée sur la vision américaine que sur celle de nos alliés traditionnels d’Europe occidentale» observait le général Jones à Dubrovnik. En ligne de mire, le jeu trouble de l’économie allemande par rapport à la Russie. Pour Washington, il s’agit de couper les derniers liens qui pourraient subsister entre les intérêts allemands et russes. Un rapprochement entre Moscou et Berlin est perçu comme une menace inacceptable pour les intérêts américains en Europe. Inversement, les pays d’Europe centrale peuvent trouver à Washington un moyen de contrebalancer les pressions politique ou économique de la Commission européenne et de l’Allemagne.