Après l’Ukraine, la Russie peut-elle vraiment envahir la Moldavie?

Après l’Ukraine, la Russie peut-elle vraiment envahir la Moldavie?


Ce petit État d’Europe orientale est en première ligne face aux jeux d’influence de Moscou et au risque d’élargissement de la guerre dans la région.

La présidente moldave Maia Sandu, lors d'une conférence de presse conjointe avec le président ukrainien Volodymyr Zelensky et le président du Conseil européen Charles Michel, à Kiev (Ukraine), le 21 novembre 2023. | Maxym Marusenko / NurPhoto via AFP
La présidente moldave Maia Sandu, lors d’une conférence de presse conjointe avec le président ukrainien Volodymyr Zelensky et le président du Conseil européen Charles Michel, à Kiev (Ukraine), le 21 novembre 2023. | Maxym Marusenko / NurPhoto via AFP

Temps de lecture: 5 minutes

Voilà plus de deux ans que la guerre en Ukraine s’est généralisée à l’ensemble du territoire ukrainien. En Europe, l’action militaire de la Russie a fait l’effet d’une onde de choc. À Kiev, la sidération était totale. En Pologne, dans les États baltes et ailleurs en Europe orientale, le choc de voir le Kremlin mettre en œuvre ce qu’il annonçait depuis plus de quinze ans fut immense. Mais un pays a dû connaître l’éveil de ces sentiments avec encore davantage d’intensité: la Moldavie.

À l’inverse de quelques-uns de ses voisins en Europe de l’Est (comme le plus proche, la Roumanie), la Moldavie n’est pas membre de l’Union européenne (UE). L’existence d’une région prorusse et sécessionniste de la Moldavie sur son flanc est, la Transnistrie, a rendu les négociations difficiles pendant près de quarante ans, alors que la République moldave s’engage à respecter une certaine neutralité entre l’Occident et la Russie.

Avec une présence militaire russe depuis 1992 en Transnistrie –État autoproclamé, mais pas reconnu par une large majorité des pays de l’ONU, dont la Russie–, la guerre en Ukraine a agité l’idée d’un envahissement du territoire moldave. À Chișinău, la capitale, la peur est bien là. Mais qu’en est-il vraiment?

Depuis février 2022, une question revient régulièrement: après l’Ukraine, la Russie peut-elle vraiment envahir la Moldavie? En a-t-elle les moyens? Moscou a-t-il un intérêt réel à ouvrir un nouveau front, alors que la situation en Ukraine est déjà largement endiguée? Il est difficile de le prédire. Mais des éléments de réponse existent. Alors, l’Ukraine aujourd’hui, la Moldavie demain?

Carte de la Moldavie et de la Transnistrie (en rouge). | Celeron via Wikimedia Commons

Entre la Russie et la Moldavie, des relations tumultueuses

Entre 1940 et 1991, la Moldavie, connue sous le nom de République socialiste soviétique moldave, a été placée sous le giron de Moscou et de l’URSS. Lorsque les pays d’Europe de l’Est concernés déclarent leur indépendance vis-à-vis de l’Union soviétique, certaines régions autonomes de ces États ne souhaitent pas voir leurs relations avec la Russie détériorées. En ce sens, une partie des populations russophones refuse l’indépendance de la nouvelle République moldave.

Ainsi, la République moldave du Dniestr (RMD), communément appelée Transnistrie (ou Transdniestrie), déclare unilatéralement son indépendance. Avec pour capitale Tiraspol (est de la Moldavie, près de la frontière avec l’Ukraine), la RMD demande son rattachement à la Russie. Ce que refusent l’administration de Chișinău et son président de l’époque, Mircea Snegur, déjà à la tête de la République socialiste soviétique moldave avant l’éclatement de l’URSS.

Pour Mircea Snegur, il était difficilement concevable de voir la Transnistrie devenir indépendante. Moteur économique de la Moldavie, avec des ressources industrielles fortes, cette région a été la cible des principaux investissements de la RSS moldave au cours de la période soviétique.

Les populations slavophones et russophones, quant à elles, ont eu peur que soient supprimés leurs avantages hérités de l’URSS et de sa politique à l’égard des minorités. Une guerre éclate entre Chișinău et Tiraspol. Boris Eltsine, président russe (1991-1999), intervient en tant qu’arbitre dans ce conflit armé, appelé «guerre du Dniestr» (mars à juillet 1992). Il fait suspendre les combats par un cessez-le-feu signé le 21 juillet 1992, sans qu’une solution durable ne soit trouvée.

La Transnistrie continue d’exister et présente ses propres institutions, sa propre monnaie et une constitution. La Transnistrie reste toutefois, de facto, une région autonome de Moldavie, alors que seuls l’Ossétie du Sud, l’Abkhazie et le Haut-Karabakh reconnaissent son existence (elles-mêmes n’étant pas reconnues par la communauté internationale). Cette région séparatiste prorusse reste aujourd’hui une source de tension entre Moscou et Chișinău. La Russie y stationne encore 1.500 militaires, ce que la Moldavie déplore et perçoit comme un moyen pour Moscou d’exercer une pression sur l’ensemble du pays.

Après son arrivée au pouvoir en Russie en 2000, Vladimir Poutine a donc hérité de cette situation en Transnistrie, dans ce que l’on peut qualifier de conflit gelé. La Russie continue de soutenir cette région par des investissements importants, aussi bien dans l’industrie que dans le secteur de la défense.

Pourtant, la région est encore dépendante de la Moldavie dans l’exportation d’une partie de ses marchandises. Tout comme avec l’UE, qui est l’un de ses principaux partenaires commerciaux. Seulement, les produits manufacturés comportent la mention «Made in Moldova» ce qui a pour conséquence d’invisibiliser cette réalité. Outre une présence militaire russe sur le sol de Transnistrie, la Russie est donc un acteur incontournable de cette région, bien que ce ne soit pas le seul, on l’aura compris.

De la difficulté sur le front ukrainien

Pour sa part, le pouvoir central de Chișinău a amorcé, au fil des années, un rapprochement avec les institutions européennes. Maia Sandu, présidente de la République moldave depuis décembre 2020, illustre cette tendance. Le déclenchement de la guerre en Ukraine a eu pour effet de mettre en place une demande d’adhésion à l’UE. La Moldavie a déposé cette requête pour la rejoindre dès le 3 mars 2022, avant d’avoir droit au statut de pays candidat à l’Union européenne le 23 juin 2022 (en même temps que l’Ukraine).

En décembre 2023, après une précédente recommandation de la Commission européenne allant dans ce sens, une négociation officielle d’adhésion a été ouverte par le Conseil européen. Mais la Moldavie doit encore se plier à certains devoirs, notamment en matière de droit et de transparence dans la vie politique. Manifestant un soutien diplomatique indéfectible à l’Ukraine face à la Russie, les deux pays affichent leur proximité, y compris face à ce long processus d’adhésion à l’UE.

Le 28 février 2024, un événement est venu rappeler le degré de tension dans cette région. Les dirigeants de la Transnistrie ont appelé la Russie à les «protéger» d’un possible massacre, perpétré par la Moldavie. De son côté, Moscou a répondu que protéger les intérêts des habitants de la région était «une priorité».

Face à ces déclarations, la crainte d’une invasion russe a refait surface, alors que ces propos rappellent ceux tenus par Vladimir Poutine sur les populations russophones dans le Donbass, quelques jours avant l’invasion à grande échelle de l’Ukraine. De plus, la Transnistrie, qui abrite des soldats russes, ne se trouve qu’à quelques centaines de kilomètres du port d’Odessa en Ukraine, l’un des principaux objectifs militaires de l’armée russe. Un mois plus tard, l’armée russe n’a pas bougé en Transnistrie.

La situation en Ukraine, avec les zones contrôlées par les forces ukrainiennes et russes au 9 avril 2024. | Infographie AFP / Valentin Rakovsky, Sophie Ramis et Cléa Péculier

Si la crainte d’une escalade est réelle, il est néanmoins difficile d’imaginer la Russie ouvrir un nouveau front en Moldavie. Sa présence en Transnistrie lui apporte déjà un avantage stratégique important. Et la Moldavie ne présente pas de caractéristiques économiques intéressantes pour la Russie, à l’inverse de l’Ukraine et ses ressources en blé absolument inestimables.

Les dirigeants moldaves, qui accusent Moscou de mener une guerre hybride contre Chișinău, comme le rappelait Maia Sandu dans les colonnes du Monde le 7 mars, se sont toutefois bien gardés de porter une candidature à l’OTAN, comme conscients des limites à ne pas franchir. La Moldavie s’est aussi historiquement engagée à rester neutre, cette neutralité étant directement mentionnée dans sa Constitution.

Une invasion de la Moldavie reste aujourd’hui difficilement imaginable. La Russie n’a pas atteint ses objectifs militaires en Ukraine et la guerre continue de s’enliser, avec un blocage tactique observé ces derniers mois. Mais Moscou pourrait être tenté de favoriser l’émergence d’une figure prorusse. Selon plusieurs sources citées par le New York Times, la Russie s’efforcerait depuis plusieurs années de déstabiliser le gouvernement pro-occidental en faisant la promotion d’Ilan Shor, oligarque moldave connu pour être favorable aux intérêts du Kremlin en Moldavie.

Il serait actuellement en Israël afin d’éviter une peine de prison pour fraude et blanchiment d’argent. Sur les réseaux sociaux ou dans la rue, la présence prorusse en Moldavie se fait entendre. Ilan Shor serait l’homme derrière ces manigances, avec l’appui de Moscou. C’est probablement davantage par ce biais, plutôt que par une intervention militaire, que la Russie souhaite influer sur les orientations politiques moldaves.

L’Union européenne et Poutine : 24 ans de montagnes russes

L’Union européenne et Poutine : 24 ans de montagnes russes

Screenshot

par Maxime Lefebvre, ESCP Business School – Revue Conflits – publié le 8 avril 2024

https://www.revueconflits.com/lunion-europeenne-et-poutine-24-ans-de-montagnes-russes/


Qui aurait pu imaginer, au début des années 2000, que l’Union européenne et la Russie de Vladimir Poutine se retrouveraient un jour au bord de la guerre à propos de l’Ukraine ? À l’époque, la Russie était un partenaire de l’Occident dans la lutte contre le terrorisme. Elle avait accepté l’installation par les États-Unis de bases militaires en Asie centrale pour soutenir leurs opérations en Afghanistan. Des sommets se tenaient régulièrement (deux fois par an) entre l’UE et la Russie – plus souvent qu’avec les États-Unis – et l’Union envisageait de conclure un « partenariat stratégique » avec ce pays…

 

Au moment où Vladimir Poutine s’apprête à remporter un nouveau scrutin totalement contrôlé, retour sur ce presque quart de siècle d’une relation qui a connu quelques hauts et, surtout, beaucoup de bas.

Dans les années 2000, à la recherche de partenariats…

Malgré l’élargissement de l’UE et de l’OTAN aux pays d’Europe centrale et orientale, Moscou acceptait en 2002 la mise en place d’un Conseil OTAN-Russie et bouclait entre 2003 et 2005 les négociations de « quatre espaces » de coopération UE-Russie, sur proposition de la France et de l’Allemagne : un espace économique ; un espace de liberté, de sécurité et de justice ; un espace de recherche, d’éducation et de culture ; un espace de sécurité extérieure.

Alors que la Russie avait refusé d’être englobée dans la « politique de voisinage » de l’UE, la feuille de route sur la sécurité extérieure, la plus difficile à conclure, envisageait une entente sur la gestion de l’espace postsoviétique, évoquant une coopération pour la stabilité des territoires adjacents aux deux ensembles.

L’UE se lançait en 2006 dans la négociation de deux nouveaux accords en parallèle avec l’Ukraine comme avec la Russie. Le démarrage de la négociation avec la Russie fut retardé par la Pologne et la Lituanie, mais il eut lieu en 2008. Malgré la guerre en Géorgie à l’été 2008, les discussions sur ce nouvel accord redémarraient dès le sommet de Nice en novembre, comme le souhaitait le président français Nicolas Sarkozy, qui exerçait alors la présidence tournante de l’Union.

Nicolas Sarkozy et Dmitri Medvedev, alors président de la Fédération de Russie, se saluent au sommet de Nice, le 14 novembre 2008, devant le maire de Nice Christian Estrosi et le Haut représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune Javier Solana.
Sergey Guneyev/Kremlin.ru

En dépit du faux retrait de Vladimir Poutine, permutant avec Dimitri Medvedev les fonctions de président et de premier ministre en mai 2008, un partenariat de modernisation UE-Russie était même conclu en 2010 au sommet de Rostov, et la Russie faisait son entrée dans l’OMC en 2011.

… mais déjà des frictions de plus en plus sensibles

Ce n’est pas que les problèmes n’apparaissaient pas déjà. Le dialogue sur les droits de l’homme, initié en 2005, tournait régulièrement au dialogue de sourds. Les Occidentaux, qui avaient obtenu de la Russie (sommet d’Istanbul de l’OSCE, 1999) l’engagement de retirer ses troupes des « conflits gelés » de l’ex-Union soviétique (Géorgie, Moldavie), considéraient que la Russie était en violation de ses engagements et refusaient systématiquement, à partir de 2002, d’agréer une déclaration politique aux rencontres annuelles de l’OSCE.

De son côté, Poutine durcissait ses positions. En 2005, il qualifiait la disparition de l’Union soviétique de « plus grande catastrophe géopolitique du XXᵉ siècle ». En 2006, il menaçait les Occidentaux, tentés de reconnaître l’indépendance du Kosovo de la Serbie, d’appliquer la même solution aux conflits gelés de l’ex-URSS. En 2007, il prononçait un discours menaçant contre les Occidentaux et l’unilatéralisme américain à la Conférence de sécurité de Munich. Parallèlement, la répression impitoyable visant les détracteurs russes du régime s’intensifiait comme le montraient, entre autres, les assassinats spectaculaires d’Anna Politkovskaïa et d’Alexandre Litvinenko en 2006.

Début des années 2010, la montée des tensions

Si Vladimir Poutine s’est plié en 2008 aux demandes occidentales, surtout américaines, de ne pas effectuer plus de deux mandats à la présidence de la Russie, comme le stipulait la Constitution russe, c’était en réalité pour mieux conserver la réalité du pouvoir à travers le contrôle des « structures de force », notamment les services de renseignement et de sécurité (Poutine avait été officier du KGB avant de devenir directeur de la structure qui en avait pris la suite après la fin de l’URSS, le FSB). S’est dès lors nouée une évolution fatale, le leader russe légitimant son pouvoir par le durcissement face aux Occidentaux.

On l’a vu au moment de la guerre en Géorgie, lorsque le premier ministre Poutine tirait vers des positions dures pendant que le président Medvedev négociait une solution avec Sarkozy. Et à nouveau au moment de la crise libyenne en 2011, quand Poutine reprocha à Medvedev d’avoir laissé passer la résolution 1973 du Conseil de sécurité autorisant l’intervention de l’OTAN, cette dernière outrepassant le mandat qui lui était donné (la protection des civils à Benghazi) en poursuivant les opérations jusqu’à la chute de Kadhafi.

L’Ukraine au cœur des contentieux

Le retour à la présidence de Poutine en 2012, à la suite d’un changement constitutionnel (permettant désormais deux mandats présidentiels consécutifs de six ans chacun), ouvrait dès lors la voie à la confrontation. Elle se noua sur l’Ukraine. En 2004, déjà, la « Révolution orange » à Kiev avait causé une première crise. Mais l’action combinée de Jacques Chirac et Gerhard Schroeder, usant de leur influence pour apaiser le président russe, et de l’Union européenne, poussant à de nouvelles élections qui portèrent au pouvoir un président « pro-occidental », Viktor Iouchtchenko, permit de l’éviter. Et en 2010, l’Ukraine élut même un président « pro-russe », Viktor Ianoukovitch.

À l’époque, les États-Unis, dirigés depuis 2008 par Barack Obama, n’étaient plus sur une ligne aussi hostile à Moscou que l’Administration Bush, qui avait largement encouragé les « révolutions de couleur » en Géorgie et en Ukraine et avait ouvert à ces pays une perspective d’adhésion à l’OTAN au sommet de Bucarest (2008). Barack Obama, lui, proposa un « reset » à la Russie en 2009. Mais l’UE, tout en poursuivant la négociation d’un nouvel accord avec la Russie, visait un accord d’association ambitieux avec l’Ukraine, incluant une zone de libre-échange très poussée, et c’est le refus de cet accord par Ianoukovitch, poussé par Poutine, qui déclencha la révolution de Maïdan à la fin 2013, précipitant la chute du président ukrainien.

La Russie réagit brutalement en annexant la Crimée et en soutenant à bout de bras une insurrection dans le Donbass. Résultat : une vraie rupture entre l’UE et la Russie, la fin des sommets et des négociations de partenariat, et les premières sanctions incluant un embargo sur les armes, des sanctions financières et la restriction des investissements dans l’énergie. La France et l’Allemagne (Hollande et Merkel) jouèrent à nouveau un rôle médiateur en facilitant les accords de Minsk (2014-2015), qui gelèrent le conflit du Donbass sans parvenir à le résoudre.

L’Allemagne, à travers sa présidence de l’OSCE (2016), puis la France, avec les tentatives du président Emmanuel Macron de renouer avec la Russie, ont essayé, sans succès, de débloquer la situation, bloquée par la non-mise en œuvre des accords de Minsk, lesquels prévoyaient la réintégration du Donbass dans l’Ukraine.

La fracture du 24 février 2022

Il demeure une part d’énigme quant à la motivation exacte qui a poussé Vladimir Poutine à attaquer l’Ukraine le 24 février 2022. Voyait-il le pays basculer de plus en plus dans le camp occidental ? Redoutait-il une attaque ukrainienne sur la Crimée et sur les pseudo-républiques de Donetsk et de Lougansk, contrôlées par Moscou ? Ou pensait-il qu’il avait un coup à jouer en surinterprétant l’affaiblissement des États-Unis après leur retrait d’Afghanistan ? Isolé par la pandémie de Covid, s’était-il laissé intoxiquer par ses services sur la facilité à remplacer le pouvoir à Kiev par un pouvoir prorusse ?

Toujours est-il qu’il a commis l’irréparable en endossant le rôle de l’agresseur (beaucoup plus clairement que dans la guerre en Géorgie, où c’est le président géorgien qui avait pris l’initiative des hostilités) et qu’il a échoué à prendre le contrôle de l’Ukraine. Les Occidentaux ont rapidement adopté des sanctions économiques très lourdes contre la Russie et fourni une assistance massive à l’Ukraine, sans que cela ait permis jusqu’à présent à celle-ci de reconquérir les territoires perdus.

Cet aboutissement tragique était-il inévitable ? Est-il attribuable à la seule personne de Poutine, despote assoiffé de pouvoir et de puissance, aux ambitions illimitées ? Est-il la conséquence du système russe, incapable de prendre le tournant de la modernité démocratique et faisant renaître de ses entrailles un impérialisme atavique ?

Une autre trajectoire aurait-elle été possible ? Elle aurait supposé que les Européens et les États-Unis s’accommodent de la dictature russe et traitent la Russie en grande puissance, en lui reconnaissant des intérêts privilégiés dans l’espace postsoviétique. Sur le premier point, malgré les critiques sur le renforcement de la répression interne, les Occidentaux ont accepté de traiter avec le maître du Kremlin jusqu’à la guerre en Ukraine. Sur le second en revanche, ils n’ont pas démordu du droit de l’Ukraine à sa liberté et à sa souveraineté.

Aujourd’hui, il est difficile d’envisager un arrêt de la guerre en Ukraine tant que Poutine sera au pouvoir ; or il sera sans l’ombre d’un doute réélu avec un score écrasant ce 17 mars pour six ans et pourra, s’il le souhaite, se présenter de nouveau pour six années supplémentaires en 2030 (cette année-là, il aura 78 ans). Pour les Européens, une épreuve redoutable s’annonce à l’heure où les États-Unis envisagent de réduire voire cesser leur soutien à l’Ukraine, surtout dans l’hypothèse d’un retour de Donald Trump à la Maison Blanche. Slobodan Milosevic, le leader nationaliste serbe des années 1990, avait été arrêté par la force dans sa politique de répression ethnique, et avait fini par perdre le pouvoir. Un tel scénario n’apparaît pas en vue aujourd’hui face à la Russie de Poutine.

Maxime Lefebvre, Affiliate professor, ESCP Business School

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

L’armée de Terre se déploie de nouveau en Bosnie-Herzégovine

L’armée de Terre se déploie de nouveau en Bosnie-Herzégovine

https://www.opex360.com/2024/04/08/larmee-de-terre-se-deploie-a-nouveau-en-bosnie-herzegovine/


Nommé par le Conseil de mise en œuvre des accords de paix et devant rendre compte de la situation devant le Conseil de sécurité des Nations unies, un haut représentant international est chargé de s’assurer du bon fonctionnement des institutions bosniennes.

Enfin, le volet militaire relève de la force de l’Union européenne [EUFOR] Althea, laquelle a pris la suite de la SFOR, la force de stabilisation de l’Otan, en 2004. Son mandat autorisant sa présence en Bosnie-Herzégovine a été renouvelé par le Conseil de sécurité en novembre dernier.

Cependant, ce dispositif n’a pas mis un terme aux tensions entre les trois communautés. Tensions pouvant par ailleurs être attisées par des ingérences extérieures. Ces dernières années, dirigée par Milorad Dodik, dont les sentiments pro-russes ne sont pas un mystère, la Republika Srpska tend à prendre de plus en plus de distance à l’égard de Sarajevo. Ira-t-elle jusqu’à proclamer son indépendance et à souffler sur les braises d’un conflit mal éteint ?

Un tel scénario ne pourrait que déstabiliser les Balkans occidentaux, qui, selon la Revue stratégique française, représente un « enjeu majeur pour l’Europe et pour la sécurité de l’ensemble du continent », notamment à cause de leurs faiblesses, susceptibles d’être exploitées par des « État tiers » ainsi que par les groupes criminels et terroristes.

Aussi, peu après le début de la guerre en Ukraine, l’effectif d’EUFOR Althea fut significativement renforcé, passant de 600 à 1100 militaires. Et le groupe aérien [Gaé] du porte-avions Charles de Gaulle effectua plusieurs patrouilles dans l’espace aérien bosnien.

Actuellement, la situation en Bosnie-Herzégovine est toujours tendue. Fin mars, le chef des Serbes de Bosnie a menacé de bloquer les institutions centrales du pays si le haut représentant international – l’allemand Christian Schmidt – ne retirait pas sa réforme de la loi électorale, censée empêcher les irrégularités.

Quoi qu’il en soit, les forces françaises n’ont que très peu été présentes dans les Balkans, notamment depuis la fin de leur mission au Kosovo, en 2014. Mais cette année, l’armée de Terre arme une « force de réserve stratégique » européenne, susceptible de renforcer à tout moment le Bataillon multinational sur lequel repose EUFOR Althea. Or, celle-ci vient d’être déployée en Bosnie-Herzégovine pour une période d’un mois, dans le cadre de l’exercice « Méléagre » [le fils d’Althée, selon la mythologie].

Cette « force de réserve stratégique » se compose d’un état-major tactique, d’un escadron de reconnaissance et d’intervention, d’un groupe d’infanterie et d’un groupe du génie fournis par le 5e Régiment de Dragons, implanté à Mailly le Camp. Elle est complétée par des pelotons roumains et italiens.

« Environ 250 soldats et leur équipement seront déployés par voie aérienne, ferroviaire et routière. Le processus de déploiement [ROMSI – Receiving, Staging, Onward Movement and Integration] fera également partie de l’exercice », explique le commandement d’EUFOR Althea, pour qui l’arrivée de cette force de réserve stratégique témoigne de l’engagement de l’UE envers la Bosnie-Herzégovine à maintenir un « environnement sûr et sécurisé ».

Et d’ajouter que l’unité française effectuera des patrouilles et s’entraînera avec les forces de l’EUFOR et les éléments des forces armées de Bosnie-Herzégovine « afin d’accroître la coopération et l’interopérabilité. »

Carte. L’espace Schengen en 2024

Carte. L’espace Schengen en 2024

Par AB PICTORIS – Diploweb – publié le 8 avril 2024

https://www.diploweb.com/Carte-L-espace-Schengen-en-2024.html


Conception et réalisation de la carte : AB Pictoris. AB Pictoris est une jeune entreprise française fondée par Blanche Lambert, cartographe indépendante. Passionnée de cartographie et de géopolitique, elle a obtenu un Master en Géopolitique (parcours cyber, IFG, Paris VIII) et en Géostratégie (Sciences Po Aix) après une licence de Géographie et Aménagement du Territoire (Paris I).

Chaque jour, des centaines de milliers de personnes bénéficient de la libre circulation transfrontalière permise entre des états signataires de la Convention Schengen. Pourtant, l’espace Schengen reste peu connu et souvent mal compris. Dans la foulée d’un nouvel élargissement, voici une carte inédite copubliée sur le Diploweb.com et AB Pictoris, conçue, réalisée et commentée par Blanche Lambert.
Carte grand format en pied de page, JPG et PDF.

LE 31 mars 2024, la Bulgarie et la Roumanie rejoignent les 25 membres de l’espace Schengen et l’intègrent partiellement, 17 ans après leur adhésion à l’Union européenne [1].

Après de longues négociations, les États-membres de l’UE donnent enfin leur accord en décembre 2023 pour la levée des contrôles des personnes aux frontières aériennes et maritimes de ces deux pays. La longueur de ce processus [2] et cette intégration partielle sont notamment liées aux blocages de certains pays, dont l’Autriche, qui jugeaient que les frontières bulgares et roumaines n’étaient pas assez sécurisées face à l’immigration clandestine. Un compromis a donc été trouvé, que l’Autriche nomme le « Schengen aérien » : la Bulgarie et la Roumanie rejoignent l’espace Schengen en levant les contrôles des personnes à leurs frontières aériennes et maritimes, mais les maintiennent aux frontières terrestres jusqu’à ce que les pays membres trouvent un nouvel accord.

Cette intégration – même partielle – marque un tournant pour l’espace de libre-circulation des personnes que représente l’espace Schengen, mais aussi pour l’Union européenne. Cette évolution reflète les mouvements d’intégration et de coopération qui caractérisent si bien l’UE.

Carte. L'espace Schengen en 2024
Carte. L’espace Schengen en 2024
Le 31 mars 2024, la Bulgarie et la Roumanie rejoignent les 25 membres de l’espace Schengen et l’intègrent partiellement, 17 ans après leur adhésion à l’Union européenne (2007). Conception, réalisation et commentaire de la carte : AB Pictoris, B. Lambert, 2024. Voir la carte au format PDF haute qualité d’impression
Lambert/AB Pictoris

L’espace Schengen puise son origine dans l’Accord Schengen, signé en juin 1985 par cinq États de la Communauté européenne [3] – la RFA [4], la France, la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg – qui entre en vigueur dix ans plus tard, en 1995 [5]. Cet accord et sa convention d’application sont par la suite intégrés dans le droit de l’Union européenne lors des négociations du Traité d’Amsterdam, qui entre en vigueur en 1999. Tous les États membres de l’UE doivent, à terme, intégrer cet espace, à l’exception de l’Irlande [6]. La République de Chypre, malgré son adhésion à l’Union, n’est pas membre de Schengen à cause de la partition de l’île due à l’intervention turque de 1974 dont a découlé la proclamation de l’indépendance de la République turque de Chypre du Nord (RTCN) en 1983 [7].

L’espace Schengen ne rassemble pas seulement des États-membres de l’UE : en effet, l’Islande, la Norvège, la Suisse, le Liechtenstein et le territoire britannique de Gibraltar font partie prenante de cet espace de libre-circulation. Des micro-États, soit Monaco, la cité du Vatican et Saint-Marin, dont les frontières sont ouvertes, sont associés à l’espace Schengen.

Cette carte de l’espace Schengen, actualisée à l’occasion de l’intégration partielle de la Bulgarie et de la Roumanie, représente également les adhésions et les candidatures à l’UE, afin de donner une vue d’ensemble d’un espace dont la compréhension est souvent confuse.

Voir la carte au format PDF haute qualité d’impression

Carte au format JPG ci-dessous.

Copyright pour le texte et la carte 2024-4 B. Lambert-AB Pictoris / Diploweb.com

Publication initiale sur le Diploweb.com le 8 avril 2024

Titre du document :
Carte. L’espace Schengen en 2024
Le 31 mars 2024, la Bulgarie et la Roumanie rejoignent les 25 membres de l’espace Schengen et l’intègrent partiellement, 17 ans après leur adhésion à l’Union européenne (2007). Conception, réalisation et commentaire de la carte : AB Pictoris, B. Lambert, 2024. Voir la carte au format PDF haute qualité d’impressionDocument ajouté le 8 avril 2024
Document JPEG ; 818339 ko
Taille : 1200 x 849 px

Visualiser le document

L’espace Schengen reste souvent mal compris. Dans la foulée d’un nouvel élargissement, voici une carte inédite copubliée sur le Diploweb.com et AB Pictoris, conçue, réalisée et commentée par Blanche Lambert.

Pour la première fois dans l’histoire, des soldats français vont monter la garde au palais de Buckingham

Pour la première fois dans l’histoire, des soldats français vont monter la garde au palais de Buckingham

À l’inverse, des soldats britanniques vont garder les portes du palais de l’Élysée.

8 avril 2024 
https://www.leparisien.fr/international/pour-la-premiere-fois-dans-lhistoire-des-soldats-francais-vont-monter-la-garde-au-palais-de-buckingham-08-04-2024-MOLSW7IYNNDNNMLTJTHQY44C7U.php

Un membre de la Garde républicaine française échange son chapeau avec un membre de la F Company Scots Guards de l'armée britannique après une répétition en vue d'une cérémonie spéciale de relève de la garde, à Wellington Barracks, à Londres, le 5 avril 2024. AFP/Benjamin Cremel
Un membre de la Garde républicaine française échange son chapeau avec un membre de la F Company Scots Guards de l’armée britannique après une répétition en vue d’une cérémonie spéciale de relève de la garde, à Wellington Barracks, à Londres, le 5 avril 2024. AFP/Benjamin Cremel
Une première historique. Ce lundi 8 avril, à 10h45 pétante, une trentaine de soldats de la Garde Républicaine française participeront à la traditionnelle cérémonie de relève de la garde devant Buckingham Palace, à Londres. La France est le premier pays non-membre du Commonwealth à participer à cette véritable institution britannique qui attire chaque jour de très nombreux touristes.

Cette grande première a été décidée à l’occasion du 120e anniversaire de l’Entente cordiale. La France et le Royaume-Uni, longtemps frères ennemis, ont signé une série d’accords de coopération le 8 avril 1904 à Londres pour améliorer leur relation ponctuée de nombreuses guerres.

« L’exercice militaire entre la France et la Grande-Bretagne n’est pas le même, les espaces non plus », relève le Lieutenant-colonel Nicolas Mejenny dans une vidéo de Force news. Les soldats français se sont entraînés aux côtés leurs camarades britanniques vendredi 5 avril pour être prêts le jour J.

Sur le parvis du palais de Buckingham, les 32 soldats français de la Garde républicaine seront rejoints par 40 gardes de la compagnie F Scots Guards, précise le Dailymail. Ils seront inspectés par le duc et la duchesse d’Édimbourg, le chef d’état-major général du Royaume-Uni (CGS), le général Sir Patrick Sanders, le chef d’état-major de l’armée française, le général Pierre Schill, et l’ambassadrice de France au Royaume-Uni, Hélène Duchene.

« Un symbole de la force de la relation entre nos deux pays »

Pendant ce temps, à Paris, 16 soldats de la 7e compagnie Coldstream Guards, coiffés de leur traditionnel bonnet à poil, le bearskin, vont rejoindre la Garde Républicaine pour assurer la garde présidentielle à l’extérieur du palais de l’Élysée. La aussi, il s’agit d’une première.

« Je suis extrêmement fier d’avoir été invité à partager ce moment avec nos amis britanniques, a commenté le chef d’escadron Guillaume Dewilde. Nous sommes comme des frères et sœurs, et célébrer ce moment ensemble est un symbole de la force de la relation entre nos deux pays. »

Même son de cloche côté britannique. « C’est un signe de la force de nos relations. Les Français font partie de nos amis les plus proches. Et qui sait quand nous pourrions avoir besoin l’un de l’autre ? », a déclaré le lieutenant-colonel James Shaw.

La Norvège réarme face à « situation sécuritaire durablement dégradée »

La Norvège réarme face à « situation sécuritaire durablement dégradée« 

NORWAY-D.jpg

 

par Philippe Chapleau – Lignes de défense – publié le 5 avril 2024

https://lignesdedefense.blogs.ouest-france.fr/


Après la Suède (voir mon récent post), c’est au tour de la Norvège, pays frontalier de la Russie, d’annoncer qu’elle veut augmenter son budget de la défense de 83% d’ici à 2036 (photo ci-dessus Reuters).

Voir le communiqué officiel norvégien ici.

Voir le document de 16 pages « Long-term Defence Plan 2025–2036« . 

Pour tenir compte d’une « situation sécuritaire durablement dégradée dans notre partie du monde« , le Premier ministre Jonas Gahr Støre propose de consacrer 600 milliards de couronnes (près de 52 milliards d’euros) supplémentaires à son armée sur la période 2024-2036, « un effort historique » avec une hausse notable des effectifs:

effectifs.jpg

« Une défense plus forte ici agira de façon dissuasive contre ceux qui souhaiteraient menacer notre sécurité et nos alliés« , a-t-il dit en présentant un Livre blanc sur la défense à bord d’une frégate de la marine. « Notre hypothèse de départ est que nous aurons affaire à un voisin plus dangereux et plus imprévisible pendant de longues années« , a-t-il indiqué, en citant la Russie. Les deux pays partagent dans le Grand Nord 198 kilomètres de frontière terrestre ainsi qu’une frontière maritime en mer de Barents.

aide exte norvege.jpg

Pays membre de l’Otan, la Norvège commandera notamment cinq nouvelles frégates, au moins un cinquième sous-marin, jusqu’à 28 navires de tailles diverses, des drones de surveillance maritime, des moyens de frappe dans la profondeur et des hélicoptères, selon le Livre blanc. Le nombre de brigades de l’armée de Terre sera porté de un à trois, celui des systèmes antiaériens de type Nasams doublé de quatre à huit, et la décision de fermer la base aérienne de patrouille maritime à Andøya (nord) est annulée.

Chaos debout par Michel Goya

Chaos debout

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 7 avril 2024

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Dans la conclusion de L’embrasement j’écrivais au mois de janvier dernier qu’après la première phase de « modelage », euphémisme, de la zone de combat par une campagne de frappes, la phase de conquête du territoire de Gaza se poursuivrait probablement jusqu’à la fin du mois de mars 2024 pour faire place ensuite à une longue phase de contrôle dans un nouveau cadre politique. Malgré les apparences, je croyais encore qu’il y avait un début de stratégie du côté israélien. En fait, on n’est jamais sorti du modèle de la « corbeille à papier » de James March : un ensemble de réactions jetées les unes sur les autres au hasard des circonstances comme des boulettes de papier dans une corbeille.

L’esprit humain cherchant toujours une cohérence dans les choses, on peut rétrospectivement considérer que toutes ces décisions empilées formaient un plan réfléchi. En réalité, le cabinet de guerre israélien a bien du mal visiblement à établir une ligne claire entre des impératifs et des contraintes souvent contradictoires : démanteler le Hamas mais tout en libérant les otages sans trop concéder de contreparties, préserver ses troupes mais aussi la population gazaouie tout en ne sachant pas trop quoi faire d’elle, contrôler la Cisjordanie sans susciter de révolte générale, écarter la menace du Hezbollah et de l’Iran tout en leur faisant très mal, restaurer la sacro-sainte capacité de situation tout en évitant l’embrasement général.

Tout au plus peut-on considérer une dominante maximaliste à l’image de celle du gouvernement Olmert voulant profiter de l’occasion de l’attaque du 12 juillet 2006 du Hezbollah à la frontière nord pour chasser le Hezbollah du Sud-Liban, mais en plus de l’opération déjà en cours contre le Hamas et tout en cherchant à imposer au gouvernement libanais de désarmer le parti de Dieu. Certains voulaient même à l’époque s’en prendre aussi à la Syrie, voire l’Iran. On connaît le résultat de cette politique brouillonne et déconnectée de ce qu’il était réellement possible de faire. Tsahal ravage le Liban mais échoue à imposer un comportement à un gouvernement libanais impuissant. L’armée israélienne échoue surtout à vaincre le Hezbollah et se trouve en crise tandis que le Hamas a les mains libres pour prendre le contrôle de Gaza. A la fin de la séquence de 2006, la position d’Israël se trouve affaiblie au lieu d’être renforcée.

Les enjeux de la guerre en cours contre le Hamas sont bien plus importants que ceux de la guerre contre le Hezbollah en 2006, ne serait que parce l’attaque du 7 octobre 2023 à été au moins cent fois plus violente que celle du 12 juillet 2006 et avec cent fois plus d’otages. Il fallait au moins donner une réponse à la hauteur du choc. On s’est donc surtout contenté côté israélien d’essayer de donner une réponse cent fois plus forte qu’en 2006. Dans ce cadre, l’objectif stratégique affiché initialement de destruction du Hamas était évidemment irréaliste mais que dire d’autre à ce moment-là ? Après l’attaque du 13 novembre 2015 à Pairs-Saint Denis François Hollande avait dit aussi qu’il mettrait tout en œuvre pour « détruire l’armée des terroristes » qui avait commis cette attaque. Outre qu’il n’a pas réellement mis tout en œuvre, l’Etat islamique est toujours là, même affaibli pour la deuxième fois après son étouffement de 2008. L’étouffement d’une organisation armée, c’est-à-dire son retour à une clandestinité difficile, est la seule chose qu’une armée peut proposer au politique. Pour le reste, c’est à ce dernier de donner les clés pour la suite. Mais cet étouffement est impossible à atteindre par le seul moyen d’une campagne aérienne. Il exige la conquête puis le contrôle du terrain tenu par l’ennemi.

Cette opération de conquête finalement ordonnée a été d’emblée plus gâchée qu’aidée par une campagne de frappes dévastatrice de l’artillerie et surtout des forces aériennes. Certes le Hamas et les autres groupes armés ont subi des pertes dans cette pluie de projectiles, mais comme l’admettait le porte-parole de Tsahal au moins de décembre, deux fois moins que la population civile. Or, quand on tue bien plus de civils que de soldats ennemis dans un contexte médiatisé, ce que l’on gagne éventuellement militairement est irrémédiablement perdu sur le plan politique. En l’espace de quelques semaines, Israël s’est créé plusieurs problèmes humanitaires à résoudre, depuis l’alimentation immédiate ou les soins jusqu’à leur habitat futur, et a dilapidé le soutien massif dont le pays bénéficiait après l’attaque du 7 octobre, et ce jusqu’aux Etats-Unis, le seul acteur à pouvoir influer vraiment sur sa politique. Les dégâts humains, entre 10 et 15 000 morts civils par les seules frappes aériennes en six mois (pour les whataboutistes bien au-delà de tout ce qu’à pu faire la coalition anti-Daesh en quatre ans), matériels et politiques sont très profonds. Tout cela pour tuer quelques centaines de combattants ennemis tués avant l’offensive terrestre du 27 octobre et donc sauver aussi peut-être une dizaine de soldats israéliens qui auraient été en face d’eux. Gageons qu’à long terme, les nombreux vengeurs sécrétés dans les familles meurtries ne rejoindront peut-être pas tous un Hamas impopulaire à Gaza mais tueront quand même bien plus d’Israéliens que cette dizaine sauvée.

La seule chose cohérente, l’opération de conquête, n’a donc été lancée que le 27 octobre 2023. Au lieu d’un engagement total, Tsahal opte alors pour une série d’attaques successives autour puis dans les grands centres urbains : Gaza-ville, plus Khan Yunes puis Rafah. C’est plus long, un paramètre à prendre à compte quand on s’appuie sur une mobilisation forcément éphémère des réservistes, mais cela permet de mieux (ou moins mal) gérer le problème de la présence de la population en la forçant à évacuer les zones attaquées et d’avoir localement un meilleur rapport de forces. Cette opération de conquête commence de manière conforme à ce qu’on pouvait en attendre, y compris avec la part incompressible de bavures lorsqu’on lance des dizaines de milliers de soldats très jeunes (20 ans pour une brigade d’infanterie d’active de conscrits, cadres compris et c’est bien là le problème) dans une zone de combat très complexe et stressante où la majorité des êtres vivants sont des civils. Ces soldats israéliens tombent aussi, mais grâce à la puissance de feu, le blindage de feu des phalanges de fer de Tsahal et la capacité de secours rapide aux blessés, il faut alors huit heures aux 40 000 combattants du Hamas et des autres groupes armés de Gaza pour tuer un seul d’entre eux.

La 36e division conquiert à peu près la zone de Gaza-ville dans le mois de novembre. La 98e division attaque ensuite celle de Khan Yunes durant le moins de décembre. Au changement d’année, tout en s’efforçant de contrôler le nord, la 36e division attaque à nouveau mais cette fois au centre. L’armée israélienne progresse encore un peu au moins de janvier et puis les combats diminuent en intensité. Tsahal perd 70 soldats tués à Gaza jusqu’à la trêve du 22 novembre, 102 en décembre et encore 53 en janvier 2024, signe déjà d’un infléchissement. Les pertes ensuite très fortement avec 17 morts en février et 15 en mars. Cette diminution s’explique par l’affaiblissement parallèle et beaucoup plus importante du Hamas et ses alliés, qui ont peut-être perdu définitivement – morts, blessés graves et prisonniers – 20 000 hommes sur 40 000, mais aussi par la moindre prise de risques de Tsahal. L’utilisation massive de la puissance de feu pour reprendre le contrôle de l’hôpital al-Shifa plutôt que de pénétrer à l’intérieur et la concentration croissante des pertes sur les unités de forces spéciales et de la 89e brigade commando sont des indices supplémentaires de la réticence nouvelle à engager les brigades régulières et encore plus celles de réserve.

C’est très étonnant. Malgré les annonces sur l’opération suivante à Rafah, tout se passe en fait comme si le gouvernement israélien avait renoncé à conquérir définitivement Gaza depuis la fin du mois de janvier et était déjà passé à la phase de contrôle dans la partie nord du territoire. La conquête de Rafah posait de toute façon d’énormes problèmes humanitaires et politiques avec la présence forte de la population réfugiée à la frontière égyptienne, des problèmes totalement anticipables par ailleurs. La frappe meurtrière sur un convoi de l’ONG américaine World Central Kitchen le 1er avril constitue une bavure forte qui oblige Joe Biden a sortir un peu de sa paralysie électorale pour commencer à exercer une pression à « l’arrêt des conneries » sur Netanyahu, ainsi que l’opinion publique israélienne qui montre à nouveau son mécontentement. La décision annoncée aujourd’hui de retirer la 98e division de la zone sud à l’exception de la brigade Nahal sur le corridor de Netzarim, ou route militaire 749, au centre du territoire, mais aussi les avancées dans l’idée d’une trêve de longue durée vont dans cette hypothèse d’un renoncement à tout conquérir pour se concentrer simplement sur la gestion de la partie Nord.

Peut-être faut-il considérer que Tsahal est réellement usée par les combats. Les forces israéliennes ont perdu à Gaza au total plus de 2 400 tués et blessés, dont 630 blessés par accidents. Avec les pertes du 7 octobre et des autres fronts, on atteint déjà des niveaux de pertes comparables à la guerre des six jours en 1968 alors qu’Israël affrontaient trois armées régulières arabes, à celles de la guerre d’Usure avec l’Egypte en 1969-1970 ou celles de l’opération Paix en Galilée au Liban en 1982 contre l’armée syrienne, l’OLP et d’autres organisations. Certaines brigades comme la 84e Givati (40 morts) ou la 7e Blindée (14 morts) combattent à Gaza depuis fin octobre. C’est beaucoup. Par ailleurs, les réservistes ne peuvent pas être maintenus sur le pied de guerre trop longtemps sous peine de paralyser l’économie du pays et ils commencent très progressivement à être démobilisés.

Peut-être que dans le même temps le gouvernement estime que même si l’objectif d’étouffement de l’organisation et d’élimination de ses deux principaux leaders, les pertes infligées au Hamas et alliés sont une vengeance à la hauteur du choc du 7 octobre. Savoir où s’arrête ce qui suffit est toujours un exercice difficile en temps de guerre. Peut-être que le gouvernement Netanyahu considère que ce bilan subit effectivement et que le Hamas ne représente plus une menace majeure, pour se consacrer désormais à la libération des 133 otages restants, dont on ignore combien sont encore vivants. Peut-être envisage-t-on un second round ensuite dans ce sud du territoire encore sous le contrôle du Hamas avec une nouvelle offensive israélienne.

Mais peut-être aussi au contraire que ce même gouvernement Netanyahu est en fait beaucoup moins sage que ça et qu’il envisage très sérieusement de lancer une grande campagne aérienne contre le Hezbollah et l’Iran, ce qui serait pure folie. Très clairement ces deux acteurs ne voulaient pas de cette guerre, mais la récente attaque israélienne sur le consulat iranien de Damas (coup d’opportunité et/ou provocation ?) oblige à une riposte forte. Celle-ci sera servira sans doute à sauver la face sans trop escalader, notamment par une attaque sur des ressortissants israéliens hors d’Israël. Mais on ne peut pas exclure une riposte directe par une attaque massive de roquettes du Hezbollah, ce qui entrainerait immédiatement cette campagne aérienne que certains souhaitent tant en Israël.

Beaucoup de peut-être donc. Comme un Hercule se débattant dans une tunique de Nessus, la politique israélienne crée pour l’instant plus d’entropie qu’elle ne simplifie la situation à son profit. Il est inutile à ce stade de penser à une paix définitive quelconque, pensons simplement à limiter l’extension du domaine de la catastrophe.

Hiver 2031, Finlande, opération Arctic Shield

Hiver 2031, Finlande, opération Arctic Shield

par Revue Conflits – publié le 5 avril 2024

https://www.revueconflits.com/hiver-2031-finlande-operation-arctic-shield/


Novembre 2030 : la Russie envahit la Finlande. Les forces françaises et européennes doivent réagir à cette agression. Un scénario imaginaire qui oblige à l’anticipation et à la préparation, ce qui est le propre des armées.

Le chef de bataillon Ludovic C. est officier dans l’armée de Terre et a notamment servi dans les troupes de montagne.

30 novembre 2030. Crépuscule. Une pluie de missiles balistiques en provenance de Russie s’abat sur la Laponie finlandaise. En quelques heures, les aéroports, les bases militaires et les installations énergétiques sont détruits, plongeant le pays dans le chaos. Après la nuit polaire, c’est la nuit rouge qui enveloppe désormais la Finlande. Le 1er décembre au matin, le monde se réveille sous le choc. Une réunion de crise est convoquée à Bruxelles, et l’OTAN déclenche les plans régionaux. Concomitamment, la XIVe Armée Interarmes de l’Arctique (AIA), forte de quatre divisions et 80.000 hommes, franchit la frontière en Laponie, submergeant totalement les unités finlandaises. Moins de cinq années après la fin du conflit ukrainien, qui a fragilisé l’OTAN, l’Europe est de nouveau plongée dans la guerre.

« L’incertitude marque notre époque », écrit le général de Gaulle dans son livre Le fil de l’épée. La France, qui n’a jamais cru à l’arrêt de l’expansionnisme russe, se prépare depuis 2028 à la guerre de haute intensité face à un adversaire symétrique en milieu « grand froid ». La loi de programmation militaire 2028-2034 (LPM 28-34), précédée par les ajustements annuels de la programmation militaire (A2PM) de la LPM 24-30, a donné les moyens de déployer à compter de 2027, une division sous 30 jours au sein d’une coalition internationale en Europe, dans le cadre d’une opération de haute intensité au nord du cercle polaire.

Pour autant, répondre à un tel scénario suppose la prise en compte des spécificités du « grand froid » dans l’armée de Terre, alors même que les enjeux sont grands et la menace réelle. Faire du Général Hiver un allié, déjà vainqueur de nombreuses armées, reste pourtant possible.

Avec le retour de la guerre en Europe et la menace d’un engagement au nord du cercle polaire, la France doit dès à présent opérer un changement d’échelle dans l’équipement, l’entraînement et le soutien en milieu « grand froid » de l’armée de Terre, en s’appuyant sur l’expertise de la 27e brigade d’infanterie de montagne (27e BIM).

Cet article imagine une invasion de la Laponie finlandaise par la Russie durant l’hiver 2031. Après avoir développé le contexte de la montée des tensions entre la Finlande et la Russie, le cadre de l’action de la coalition, de la décision politique au plan de campagne opératif permettra d’en définir les contours avant d’aborder les mesures et les décisions permettant à l’armée de Terre française de tenir son rang dans un tel scénario.

Le contexte de la montée des tensions entre la Finlande et la Russie

Une montée de tensions orchestrée par Moscou

Avril 2023. L’intégration de la Finlande dans l’OTAN génère un accroissement des tensions avec la Russie, considérée comme une violation de son environnement proche.

Novembre 2023. À la suite « d’une augmentation des menaces visant le pays », Vladimir Poutine signe un décret accroissant de 15% le nombre de soldats dans les FAR. Le 17 décembre 2023, dans une interview télévisée, il annonce la création du district militaire de Leningrad et la concentration d’unités le long des 1340 kilomètres de frontière avec la Finlande. Le XIVe corps d’armée, composé de la 80e brigade d’infanterie arctique et de la 200e brigade d’infanterie motorisée de la Garde, devient la XIVe AIA. Les brigades sont transformées en divisions, en incluant la 61e brigade d’infanterie navale.

Figure 1. Ordre de bataille partiel des unités terrestres de la flotte du Nord, avant et après transformation

Décembre 2023. La Finlande et les États-Unis signent un accord de défense conférant, à l’armée américaine, un large accès au territoire finlandais en cas de conflit en Europe.

Mars 2024. La réélection de Vladimir Poutine conforte son pouvoir. Les pertes matérielles russes en Ukraine augmentent drastiquement et la Russie décide d’augmenter sa production industrielle.

Novembre 2024. La réélection de Donald Trump à la présidence des États-Unis entraîne une baisse drastique du soutien à l’Ukraine, et une moindre contribution aux budgets et entraînements de l’OTAN.

Décembre 2024. Les FAR reprennent les exercices de manœuvre des grandes unités (brigades, divisions et AIA) avec des déploiements massifs de troupes et de matériels, au rythme d’une occurrence tous les deux ans. Ces exercices, baptisés « Severo-Zapad », se déroulent sur la péninsule de Kola, durant la nuit polaire dans des conditions extrêmes. Le déploiement des unités s’appuie sur deux lignes ferroviaires nouvellement construites, permettant de rallier les villes de Kandalaksa à Kuoloyarvie et Mourmansk au poste-frontière d’App Lotta, situé à 50 kilomètres à l’Est d’Ivalo en Finlande. En parallèle, la Russie conduit d’importantes manœuvres navales à partir des ports de Saint-Pétersbourg et de Mourmansk.

Printemps 2025. Le soutien à l’Ukraine génère de très fortes critiques dans de nombreux pays membres de l’OTAN. La Finlande annonce en outre la découverte du plus grand gisement de terres rares d’Europe près du lac de Lokan tekojärvi, au sud d’Ivalo. Ce gisement, évalué à dix millions de tonnes, est dix fois plus important que celui de Kiruna en Suède, découvert en janvier 2023. La Laponie est en effet très riche en gisements de minéraux industriels et en métaux (terres rares, fer, etc.). La surexploitation de ses propres gisements depuis 2014 contraint la Russie à multiplier ses sources d’approvisionnement. L’objectif côté russe est en effet double : éviter une rupture stratégique et maintenir sa production industrielle de véhicules blindés (minerai de fer) comme de matériels de haute technologie présents notamment dans les optiques de ses sous-marins et avions de chasse (terres rares).

Janvier 2026. Faute de soutien, l’Ukraine doit négocier une paix avec la Russie, cède les territoires conquis et redevient un pays satellite russe. La cohésion de l’OTAN est durement fragilisée.

Mars 2027. Des rapports militaires top secrets de l’OTAN, interceptés par des hackers russes, révèlent la faiblesse des défenses militaires le long de la frontière finlandaise en Laponie. Ils pointent également les difficultés de mise en œuvre de la mobilisation générale en cas d’attaque. La Finlande, jusqu’alors réticente, consent au déploiement d’une brigade américaine à Rovaniemi.

Décembre 2028. La Russie conduit un exercice militaire d’ampleur baptisé « Severo-Zapad 28 ». 50.000 hommes appartenant à la XIVe AIA sont déployés dans la péninsule de Kola durant deux mois et manœuvrent à quelques kilomètres de la frontière finlandaise.

Été 2029. « L’adhésion de la Finlande à l’OTAN est une violation de l’espace vital russe », déclare le Président russe. La Russie demande alors officiellement à la Finlande de quitter l’OTAN et propose de conclure un accord de défense bilatéral, à l’image du Grand-Duché de Finlande en 1809. La Finlande refuse. Les tensions s’accroissent et de nouvelles vagues migratoires sont orchestrées par Moscou, laissant craindre une infiltration d’espions. À l’automne, l’ambassadeur de Finlande en Russie est expulsé et les relations diplomatiques sont suspendues.

Mars 2030. Vladimir Poutine est réélu pour un 6e mandat, comme le lui permet la Constitution. La Russie lance alors, dans le plus grand secret, les préparatifs d’une invasion de la Laponie finlandaise durant l’hiver 2031. Conforté dans son jugement par le haut commandement militaire, le Président russe ne croit ni au déclenchement de l’article 5 ni à l’utilisation de l’arme nucléaire par l’OTAN.

Une invasion répondant à un triple objectif stratégique : préserver l’honneur russe, détruire la cohésion de l’OTAN et capter des ressources naturelles supplémentaires

Octobre 2030. La Russie conduit l’exercice « Severo-Zapad 30 » et déploie massivement ses troupes à sa frontière nord-ouest avec la Finlande. Des manœuvres navales ont lieu en mer de Barents, à partir de la base navale de Mourmansk. Concomitamment, le Président russe annonce le déploiement d’armes nucléaires tactiques dans la péninsule de Kola, tout en assurant qu’« elles ne seraient utilisées qu’en cas de menace contre le territoire ou l’État russe ».

29 novembre 2030. Une cyberattaque massive paralyse les institutions finlandaises. L’OTAN accuse la Russie, qui dément toute implication.

30 novembre 2030. À 11h00 (heure locale russe), Vladimir Poutine annonce lors d’une allocution télévisée que « la Russie ne reconnaît pas les frontières de la Finlande » et impose de revenir au tracé de 1809 à l’époque du Grand-Duché pour sa frontière nord-ouest.

Figure 2. Grand-Duché de Finlande en 1809

Soir du 30 novembre 2030. Les FAR frappent par missiles balistiques, les aéroports, les bases militaires et les installations énergétiques au nord-est de la Finlande. L’aéroport de Rovaniemi, où stationne la brigade multinationale sous commandement américain, est touché, mais aucune perte humaine n’est à déplorer. Les principales bases aériennes, abritant les F-18 finlandais, sont détruites tout comme les batteries d’artillerie, les stocks de missiles, les dépôts logistiques, les systèmes de défense anti-aérienne et les systèmes informatiques des centres de commandement et de contrôle. Des avions de chasse russes pénètrent l’espace aérien finlandais et imposent une supériorité aérienne. En quelques heures, le travail de ciblage, préparé depuis de nombreuses années, permet de détruire sur position plus de deux tiers des cinquante-cinq F-18, des deux cents chars et des sept cents pièces d’artillerie, notamment les K9 Thunder coréens et les M270 Multiple Launch Rocket Systems. Les principaux matériels de l’armée finlandaise sont anéantis, plongeant le pays dans le chaos.

1er décembre 2030 à l’aube. La XIVe AIA lance une offensive terrestre d’envergure d’est en ouest sur deux principaux axes d’attaque, avec quatre divisions, soit 80.000 hommes. Dans le fuseau sud, la 80e division d’infanterie arctique appuyée par une division d’infanterie de montagne passe à l’offensive sur l’axe Alakourtti (péninsule de Kola) – Kemijärvi (Finlande). Dans le fuseau nord, la 200e division d’infanterie motorisée de la Garde attaque sur l’axe Mourmansk (péninsule de Kola) – Ivalo (Finlande). La 61e division d’infanterie navale est conservée en élément réservé à Spoutnik (péninsule de Kola). Le poste de commandement de la XIVe AIA de l’Arctique est stationné à Mourmansk.

L’offensive aéroterrestre des FAR se déroule en trois phases distinctes (figure 3.). La phase n°1, du 1er au 3 décembre 2030, est une attaque en force au sud et au nord de la Laponie finlandaise. La phase n°2, du 4 au 7 décembre 2030, relance l’offensive au centre. La phase n°3, du 8 décembre 2030, vise à sécuriser les territoires conquis.

Submergée par la puissance mécanique russe, la Finlande déclare la guerre à la Russie et ordonne la mobilisation générale. Helsinki annonce compter sur 280.000 soldats aptes au combat et plus de 600.000 autres réservistes pour seulement 5,5 millions d’habitants. Mais la mobilisation peine à se mettre en œuvre en raison du chaos général. L’armée finlandaise ne peut repousser l’attaque terrestre, mais parvient à contenir l’avancée des FAR et à stabiliser le front. En moins d’une semaine, le nord-est de la Laponie finlandaise est conquis.

Figure 3. Schéma de manœuvre de l’offensive russe et dispositif statique

Le cadre de l’action de la coalition

De la décision politique à l’état final recherché militaire

Le 1er décembre 2030 au matin, le monde se réveille sous le choc. Une réunion de crise extraordinaire est convoquée à Bruxelles au siège de l’OTAN. La Finlande, par la voix de son représentant, expose la situation et demande officiellement le déclenchement de l’article 5 à la suite de l’agression russe. Bien que ce dernier ne fasse pas l’objet d’un vote, la Turquie refuse son application et y met son veto. « Les conditions ne sont pas réunies », annonce le Président Erdogan. La décision turque entraîne alors une situation de blocage et d’autres membres commencent à en questionner la mise en œuvre, déclenchant une grave crise diplomatique qui paralyse l’OTAN. Les plans régionaux sont cependant mis en œuvre pour dissuader toute nouvelle attaque de la Russie.

La Finlande invoque alors les accords de défense avec les États-Unis, qui en dehors des pays nordiques, demeurent à ce jour leur principal allié. Une brigade américaine est d’ailleurs stationnée à Rovaniemi. La France, le Royaume-Uni, l’Italie et les pays scandinaves (Suède et Norvège) fustigent l’attitude turque et annoncent leur soutien total à la Finlande. Le Groupe des plans nucléaires de l’OTAN écarte tout recours à l’arme atomique, en raison d’opinions publiques défavorables à son emploi.

L’engagement d’une coalition ad hoc menée par les États-Unis, la France et le Royaume-Uni est décidé avec comme état final recherché la restauration de l’intégrité territoriale finlandaise pour mi-avril 2031. L’état-major de la coalition s’installe à Bruxelles et démarre la planification de l’opération Arctic Shield.

Le plan de campagne opératif

À la suite de la planification de la coalition, l’opération interalliés, interarmées et interarmes Arctic Shield est conduite en quatre phases (figure 4.). La phase préalable, du 1er décembre 2030 au 28 février 2031, voit la montée en puissance et le déploiement en Norvège puis en Finlande. La phase n°1, du 1er au 15 mars 2031, consiste au lancement de l’offensive de l’ouest vers l’est et à la reprise des territoires finlandais conquis par les FAR, entre les villes de Sodankylä (fuseau nord) et Kemijärvi (fuseau sud) et la frontière avec la Russie. La phase n°2, du 16 au 31 mars 2031, doit permettre la relance de l’offensive au nord, vers la ville d’Ivalo et le lac Inarijärvi. La phase n°3, du 1er au 15 avril 2031, vise enfin à sécuriser la totalité de la Laponie finlandaise et à dissuader contre toute nouvelle offensive des FAR.

Figure 4. Schéma de manœuvre de l’opération aéroterrestre Arctic Shield

Afin de permettre le déclenchement de la phase n°1, la coalition décide le déploiement de deux groupes aéronavals (français et américain) en mer de Norvège pour renforcer la dissuasion et appuyer les troupes au sol. La coalition met en œuvre un blocus naval et neutralise avec succès la marine russe, en particulier ses sous-marins, stationnés dans la base navale de Mourmansk, en les empêchant de se déployer et de se diluer en mer de Barents. Enfin, des systèmes de défense aérienne de très courtes, courtes, moyennes et longues portées sont déployées à Narvik à partir de moyens américains, français et britanniques avec pour mission de couvrir les actions de la coalition.

Pour conduire l’opération Arctic Shield, assurer son déploiement et son soutien logistique, la coalition décide l’installation d’une base logistique de théâtre au nord-est de l’Écosse à Scapa Flow base à la suite de sa réhabilitation. Elle fut utilisée par les Britanniques pendant la Seconde Guerre mondiale. L’escorte des navires cargos et de transport de troupes (via des ferrys civils réquisitionnés) est assurée par la Royal Navy de Scapa Flow base jusqu’au port de Narvik en Norvège. Une base logistique de théâtre avec le volume de 10 DOS est déployée à Narvik accompagnée de plots logistiques à Gällivare (Norvège).

L’intention de la coalition est bien d’équiper les troupes en ordre de combat avant leur embarquement pour Narvik. Il s’agit là de tirer les leçons de la bataille de Namsos (1940) et de son échec sur le plan logistique. Narvik possède en effet un des rares ports en eaux profondes de Norvège accessible en plein hiver, expliquant notamment son intérêt pour nos anciens durant la Seconde Guerre mondiale.

En parallèle de l’élaboration du plan de campagne opératif, la coalition acte l’ordre de bataille des forces aéroterrestres. Le 5th Corps (Victory Corps) avec ses EOCA, basé en Pologne, est désigné comme l’état-major du corps d’armée multinational. Il disposera de deux divisions américaines (les 10th Mountain Division renforcée de la 173rd Airborne Brigade et la 2nd Marine Division), d’une division britannique et de la 1re division française comprenant la 27e brigade d’infanterie de montagne, la 7e brigade blindée, renforcée par la brigade arctique italienne et par la brigade Nord « Bardufoss » norvégienne. Ces quatre divisions autonomes disposeront de leurs EODIV et de leur groupement de soutien divisionnaire.

Quelle place pour l’armée de Terre française dans un tel scénario ?

L’engagement de haute intensité en milieu « grand froid » nécessite des savoir-faire spécifiques pour gagner la liberté d’action, concentrer les efforts et économiser les moyens. Appuyée par la 27e BIM, l’armée de Terre a ainsi opéré un changement d’échelle dans sa prise en compte des spécificités de ce milieu, autour des fondamentaux : stationner, se déplacer et combattre.

Des décisions du niveau politico-militaire à tactique

Si la France déploie une division à l’hiver 2031 aux côtés des Américains et des Britanniques, c’est parce qu’elle a pris la mesure du défi imposé par le milieu « grand froid » du niveau politico-militaire jusqu’au niveau tactique. L’engagement hivernal de la FOT ne repose désormais plus uniquement sur la 27e BIM.

Au niveau politico-militaire, le chef d’état-major de l’armée de Terre a su convaincre le politique de voter le programme « Panthère des neiges », construit autour des fondamentaux de l’engagement en milieu « grand froid » : stationner, se déplacer et combattre. Ce programme a été baptisé ainsi en raison des capacités d’adaptation hors norme de ce félin aux environnements exigeants, froids et enneigés. Ainsi, si les A2PM successives de la LPM 24-30 ont amorcé sa réalisation, la LPM 28-34, votée après l’élection présidentielle de 2027, a acté sa pleine mise en œuvre pour l’armée de Terre.

Au niveau stratégique et capacitaire, les entreprises de la base industrielle technologique de défense (BITD), orientées par la Délégation générale pour l’armement (DGA) pour les Armées et le Commandement du Combat Futur (CCF) pour l’armée de Terre, appuyées par l’expertise de la 27e BIM, ont su concevoir, développer et acheter auprès de partenaires crédibles et fiables de la France, les matériels indispensables à un engagement « grand froid ». Le VHM illustre un exemple concret, pour lequel l’École militaire de haute montagne (EMHM) est devenue le pôle d’expertise des Armées.

Au niveau opératif, la synchronisation et la mise en cohérence des effets interarmées en milieu « grand froid » ont systématiquement fait l’objet de recherches, selon les enseignements tirés depuis les années 2020 en particulier, des nombreux exercices Cold Response (Norvège) et Nordic Response (Finlande), et des déploiements opérationnels LYNX en Estonie et AIGLE en Roumanie.

Un changement d’échelle de l’armée de Terre

« En milieu grand froid, la force doit impérativement être formée et acclimatée ». La transformation du groupement d’aguerrissement montagne (GAM) de Modane en bataillon d’aguerrissement montagne (BAM) doublé d’un pôle d’expertise, rattaché à l’EMHM à l’été 2024, a amélioré l’acculturation et la formation d’adaptation des unités de la FOT. En outre, l’affectation d’officiers à USARAK, au Canada et dans les pays nordiques (Norvège, Suède et Finlande) a contribué au développement d’une culture « grand froid » dans l’armée de Terre. Des modules spécifiques ont aussi été ajoutés à la programmation des écoles de formation initiale (AMSCC, Saint-Maixent, etc.).

Une des premières considérations de l’engagement en milieu « grand froid » impose la protection contre le froid extrême, pour maintenir l’efficacité opérationnelle des combattants. Il leur faut combattre et non survivre. Pour répondre à la fois aux exigences du combat et de la protection thermique, le programme « Panthère des neiges » a ainsi fourni dès 2028 un paquetage C0 (températures allant de +4°C jusqu’à -21°C) et un paquetage C1 (températures allant de -22°C jusqu’à -33°C) respectivement à la FOT et aux unités spécialisées (27e BIM, unités du 2e cercle et forces spéciales). Combattre dans le froid nécessite aussi de stationner au chaud. Aussi, le renouvellement du parc de stationnement (tentes de postes de commandement, matériels de vie en campagne pour la troupe, effets de camouflage, etc.) a été pris en compte et intégré au programme dès l’A2PM 24.

La mobilité revêt par ailleurs un atout crucial dans un environnement où les conditions du terrain peuvent changer très rapidement. Les véhicules chenillés permettent de s’affranchir du réseau routier pour lancer des manœuvres ambitieuses d’enveloppement. Ils offrent aussi la capacité de créer l’incertitude sur les arrières ennemis, à contrôler et à exploiter les zones lacunaires en dehors des axes. La LPM 28-34 a donc défini comme prioritaire l’achat de véhicules chenillés (pour le combat et la logistique). Alors que la LPM 24-30 prévoyait la livraison de 150 VHM en 2030, la LPM 28-34 triple la cible à 450 VHM, permettant ainsi d’équiper le volume de trois GTIA.

En milieu « grand froid », la logistique occupe une place centrale, exigeant une planification méticuleuse pour surmonter les obstacles imposés par les conditions climatiques difficiles. Le transport et le ravitaillement sur terrain enneigé sont des éléments clés, compte tenu de la disponibilité limitée des ressources. Les Écoles militaires de Bourges (EMB), désignées comme pilote de domaine du soutien « grand froid », s’appuyant sur l’expertise du 511e régiment du train d’Auxonne et du 7e régiment du matériel de Lyon, ont permis le développement d’une logistique et d’une gestion des stocks recherchant l’autonomisation croissante des niveaux 3 à 5 (brigade interarmes, GTIA, S-GTIA). La création d’un régiment de voie ferrée à Lyon, le 1er janvier 2029, a permis de développer et d’entretenir les savoir-faire indispensables à la projection de la division française en Finlande à l’hiver 2031. Cependant, stationner et se déplacer n’est pas combattre et demande l’apprentissage d’une tactique particulière et surtout un entraînement dans des conditions les plus proches de la réalité.

Le combat en milieu « grand froid » exige une complémentarité des effets, dans la phase embarquée comme dans la phase débarquée. L’autonomie énergétique croissante des drones a révolutionné les phases d’acquisition du renseignement, permettant une accélération de la prise de décision du chef interarmes. Les enseignements tirés des missions opérationnelles AIGLE (Roumanie) et LYNX (Estonie) ont mis en exergue la complémentarité du couple « char Leclerc VHM » pour combiner au mieux le choc et le feu lors des phases d’engagement. Le développement d’une trame anti-char solide a également été inclus au programme « Panthère des neiges » pour les phases de combat débarqué. La création d’un CENTAC « grand froid » de l’OTAN, en Norvège, a ainsi permis d’évaluer et de qualifier les unités de l’armée de Terre lors de manœuvres globales. Les séquences d’entraînement, de jour comme de nuit, incluent une manœuvre logistique complète en planification comme en conduite, sur un terrain cloisonné et compartimenté, offrant peu de pénétrantes et de rocades accessibles aux rames logistiques sur roues pour conduire des ravitaillements.

Le programme « Panthère des neiges » a enfin considérablement accru les partenariats et les entraînements multinationaux avec les nations possédant une expertise et des unités aptes à combattre en milieu « grand froid » (Suisse, États-Unis, Canada, Norvège, Suède, Finlande, etc.). Ainsi, dès 2024, la participation aux exercices Cold Response (Norvège) et Nordic Response (Finlande), élargie à l’ensemble des unités de la FOT, a permis de renforcer la capacité opérationnelle des armées et la mise en œuvre des savoir-faire tactiques et logistiques en milieu « grand froid ».

Moins de cinq années après la fin du conflit ukrainien, l’invasion de la Laponie finlandaise par la Russie durant l’hiver 2031, en plein hiver polaire, a sidéré les pays occidentaux, et plongé de nouveau l’Europe dans la guerre.

« Je tenais l’immobilité pour une répétition générale de la mort ». Sans prise de conscience des décisions à prendre et malgré des troupes combinant une expérience opérationnelle comme des compétences « grand froid » uniques en Europe, la France et son armée de Terre pourraient bien être déclassées et déclarées inaptes à un tel engagement dès la prochaine décennie, sans mise en mouvement d’ensemble. L’engagement en milieu « grand froid » à l’échelle d’une crise majeure est possible et une victoire envisageable, à la condition d’opérer un changement d’échelle dans l’équipement, l’entraînement et le soutien en milieu « grand froid » des forces terrestres, en capitalisant sur l’expertise de la 27e brigade d’infanterie de montagne. Pour s’engager dans une coalition aéroterrestre au nord du cercle polaire, les défis sont nombreux pour l’armée de Terre française : confirmation d’une réelle ambition « grand froid » portée par la mise en œuvre d’un programme global à l’image de SCORPION, équipement de la FOT avec du matériel adapté aux climats C0 et C1, acculturation et entraînement aux spécificités d’un tel engagement, et enfin, développement d’un soutien dédié, car sans une logistique adaptée, résiliente et performante, il est tout simplement impossible d’y combattre.

Enfin, la France est le seul pays en Europe disposant d’une armée d’emploi avec une spécificité « montagne » et surtout « grand froid » reconnue de niveau brigade, là où la majorité des pays occidentaux (en dehors des États-Unis) possède au mieux un régiment, mais plus généralement des forces spéciales. La France doit donc tenir un rôle moteur en Europe dans le cas d’un engagement « grand froid » pour contribuer à garantir la liberté d’action de l’Occident.


Revue Conflits

Fondée en 2014, Conflits est devenue la principale revue francophone de géopolitique. Elle publie sur tous les supports (magazine, web, podcast, vidéos) et regroupe les auteurs de l’école de géopolitique réaliste et pragmatique.

Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol. Introduction

Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol. Introduction

Par Laurent Chamontin – Diploweb – publié le 4 avril 2024  

https://www.diploweb.com/Introduction.html


Laurent Chamontin (1964-2020), était diplômé de l’École Polytechnique. Il a vécu et voyagé dans le monde russe. Il est l’auteur de « L’empire sans limites – pouvoir et société dans le monde russe » (préface d’isabelle Facon – Éditions de l’Aube – 2014), et de « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol », éditions Diploweb 2016.

Longtemps avant la relance de la guerre d’agression russe le 24 février 2022, Laurent Chamontin (1964-2020) a vu juste sur la Russie de Poutine et ses ambitions impériales à l’encontre de l’Ukraine. Il fait partie des quelques experts qui ont mis à disposition des faits à considérer et des analyses à intégrer pour ne pas être surpris. En accès gratuit, le Diploweb a publié dès août 2016 son ouvrage « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol ». L. Chamontin alertait non seulement sur les visions impériales de Moscou mais aussi sur les dangers de la désinformation russe, (Cf. Chapitre 6. « La guerre de l’information à la russe, et comment s’en défendre »). Créé en 2021, le Service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum) ne cesse depuis de mettre à jour des actions de désinformation russes à l’encontre de la France. Chapitre par chapitre, la publication numérique de l’ouvrage de L. Chamontin a été achevée en février 2017 par le chapitre « Le rôle crucial de l’Europe dans la résolution de la crise ukrainienne ». Après la publication numérique gratuite, le Diploweb en assuré la publication aux formats Kindle et livre papier, par Amazon. Sous ces trois formats, le livre « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol » a reçu un bel accueil. Ce dont témoigne d’ailleurs en creux sur Amazon la hargne de quelques trolls pro-russes aux commentaires pathétiques, hommages involontaires à la pertinence d’une pensée critique argumentée et toujours nuancée. Ce qui les gêne, c’est la mise à disposition d’éléments de connaissance qui réduisent l’efficacité de leurs manipulations mentales.

Laurent Chamontin est décédé le 15 avril 2020 de la combinaison d’un cancer et du Covid-19. Il nous manque humainement et intellectuellement tant sa lucidité aurait été la bienvenue pour éclairer la relance de la guerre russe en Ukraine. Cette dernière exerce des effets de long terme sur la reconfiguration stratégique de l’Europe géographique. C’est pourquoi il est utile de (re)lire un auteur qui avait su en distinguer les signes annonciateurs. La grâce de l’écriture et les possibilités de la publication internet permettent de remettre en avant son analyse contextualisée, puisque chaque page HTML porte en pied la date de publication initiale. Chacun saura trouver dans ces lignes rédigées en 2016 des réflexions pour aujourd’hui.

Entrée en matière :

Les occasions perdues
ou un scénario fictif pour les évènements d’Ukraine

« Quelle connerie la guerre » (Jacques Prévert)

« LE 22 février 2014, la fuite de Viktor Yanoukovitch consacra le succès de la révolution ukrainienne, et le début d’une période d’extrême tension entre d’une part la Russie, et d’autre part l’Ukraine et ses alliés occidentaux. Ce qui servit de détonateur fut l’abrogation, lancée dans la précipitation le 23 février par le parlement de Kiev, de la loi de 2012, selon laquelle le russe pouvait devenir langue d’État à égalité de statut avec l’ukrainien, dans les régions qui en faisaient la demande.
À peine rentré des Jeux Olympiques de Sotchi, Vladimir Poutine prit tout son monde à froid : il annonça la mise en état d’alerte nucléaire immédiate de l’armée russe, ainsi que le déploiement des troupes stationnées en Crimée autour des installations militaires ukrainiennes de la péninsule.
Cette annonce décupla l’activité des partisans locaux du Kremlin, qui menaient déjà la vie dure aux activistes de l’
Euromaïdan  ; elle provoqua une vague d’enthousiasme nationaliste en Russie, et s’accompagna bientôt, les satellites de l’OTAN en témoignaient, d’un impressionnant déploiement de forces russes le long de la frontière, du côté de Donetsk et de Kharkiv.

Inutile de préciser qu’un tel coup de théâtre provoqua une forte commotion en Occident. À peine rentrés de Kiev après l’accord avorté du 22 février, les diplomates durent se remettre au travail pour essayer de ramener à la raison un Vladimir Poutine nullement pressé de leur ouvrir la porte. Le dirigeant russe ferrailla longtemps pour négocier exclusivement avec les États-Unis, ce dont ne voulaient ni les Européens ni les Américains. Ces derniers, de fait, étaient peu pressés de revenir jouer les premiers rôles sur un théâtre qu’ils considéraient devoir laisser à leurs partenaires de Paris, Berlin et Varsovie, ainsi bien sûr qu’au gouvernement de Kiev.
De guerre lasse, le 31 mars, on finit par donner une satisfaction de façade à cette exigence, ce qui permit à Vladimir Poutine d’engranger un gain de prestige supplémentaire auprès du public russe. Les Américains s’arrangèrent cependant pour ramener assez rapidement les Européens dans le jeu, en faisant valoir qu’ils seraient forcément partie prenante dans toute solution négociée.
Il fallut encore plus de six mois, ponctués par des affrontements larvés dans le Donbass et en Crimée – derrière lesquels il n’était pas difficile de voir la patte des services secrets russes, pour parvenir à une réduction des tensions et à un accord-cadre. Celui-ci fut finalement signé le 15 janvier suivant par le président ukrainien fraîchement élu, ainsi que par ses homologues de Russie, des États-Unis, de France, d’Allemagne, du Royaume-Uni et de Pologne.
Ce texte réaffirmait le principe d’intangibilité des frontières de l’Ukraine contenu dans le mémorandum de Budapest de 1994, et stipulait explicitement que l’Ukraine demeurerait en dehors de l’OTAN, sa sécurité étant garantie par l’ensemble des puissances signataires. Il reconduisait de plus l’accord russo-ukrainien de 2010 qui accordait à la Russie la jouissance moyennant loyer de la base navale de Sébastopol jusqu’en 2042. Un référendum sur le rattachement de la Crimée à la Russie fut décidé pour 2024, sous la supervision de l’OSCE [1] et de l’ONU, cependant que l’abrogation de la loi conférant au russe le statut de langue d’État dans certaines régions était confirmée.
Sur le plan économique, l’accord d’association avec l’Union européenne fut maintenu dans son principe, mais un aménagement substantiel fut réalisé de manière à prendre en compte les intérêts particuliers de la Russie sur le marché ukrainien. Ce n’était pas là cependant l’innovation majeure : il fut également décidé, de manière à accélérer la modernisation des deux pays, de définir des zones économiques spéciales sur le modèle chinois dans les régions de Lviv, Odessa pour l’Ukraine, de Kaliningrad et Saint-Pétersbourg pour la Russie, où les grandes entreprises seraient invitées à venir s’installer à des conditions avantageuses, avec un fort support des institutions financières internationales.
Au bout de quelques années, la lutte contre la corruption menée avec vigueur par le gouvernement de Kiev (dont Vladimir Poutine s’arrangea pour copier les dispositions les plus efficaces, sans avoir l’air d’y toucher) ainsi que le succès des zones économiques spéciales avaient créé les conditions d’un décollage économique dont chacun des deux pays était clairement bénéficiaire. »

Ce scénario, s’il s’était réalisé, aurait évité à l’Ukraine une guerre qui a fait à ce jour [2] près de 10 000 victimes et plus de 2 millions de réfugiés [3].

Il aurait également permis de faire l’économie d’une déstabilisation de grande ampleur, dont la contribution à la récession qui frappe la Russie comme l’Ukraine ne fait pas de doute. +0,2 % et – 6,5 % respectivement en 2014, – 3,8 % et – 9 % en 2015 : la part dans ces chiffres consternants des sanctions réciproques, des destructions, de la fuite des capitaux et des cerveaux, plus généralement d’une perte générale de confiance, est sans conteste prépondérante par rapport à des facteurs extérieurs comme la chute du prix des hydrocarbures.
Ce scénario aurait enfin débouché – c’est un point important pour l’ensemble de l’Europe, pas seulement pour les voisins de la Russie – sur la stabilisation de la frontière orientale de notre continent, lequel se retrouve aujourd’hui confronté à une crise généralisée du Maghreb au Machrek, alors même que son système de sécurité collective est violemment remis en cause à l’Est.

Il restera à jamais une fiction, l’Histoire ayant hélas choisi un autre chemin. Comprendre les logiques qui nous ont écarté de cette voie de bon sens : tel est le propos de cet ouvrage, d’autant plus nécessaire que les logiques en question continuent d’œuvrer jusqu’à aujourd’hui, et à entraver une saine perception des choses.
Il nous faudra pour cela dégager de la route quelques blocs abandonnés là par la fureur de l’affrontement idéologique, qui gênent plus qu’ils ne la favorisent la compréhension d’une situation inédite – et inquiétante à bien des égards.

Passons rapidement en revue les plus imposants d’entre eux, en guise d’introduction, avant d’y revenir plus en détail.

Premier cliché pour le moins malheureux, la référence à une nouvelle Guerre froide offre l’image rassurante d’un affrontement perçu a posteriori comme codifié et balisé – ce qu’il était loin d’être au moment de la crise des missiles de Cuba.
Elle présente par ailleurs plusieurs avantages, pour une Russie qui, à la recherche de son statut perdu, entretient volontiers la confusion entre puissance et capacité de nuisance : d’abord, de maintenir l’illusion d’une parité renouvelée avec les États-Unis, et ensuite, de nier implicitement l’existence de l’Ukraine comme acteur autonome du jeu international. Cependant l’Histoire ne repasse jamais deux fois les mêmes plats, et cette référence, comme nous le verrons, est de peu d’utilité pour la compréhension d’un contexte encore une fois inédit sur les plans stratégique, diplomatique et idéologique.
L’assimilation de Vladimir Poutine à Adolf Hitler peut trouver quant à elle quelque argument dans un révisionnisme russe mis en pleine lumière par l’annexion de la Crimée. Elle offre à ses adversaires un procédé commode de diabolisation, mais détourne l’attention de plusieurs points essentiels : à la différence de l’Allemagne des années trente et, en dépit de la déstabilisation de l’Ukraine, la Russie reste jusqu’à nouvel ordre un membre à part entière du système international. Par ailleurs, aussi autoritaire qu’elle soit devenue aujourd’hui, elle ne présente pas pour autant les caractéristiques des grands systèmes totalitaires du XXe siècle, malgré la résurgence bien visible de quelques formes héritées du stalinisme, qui révèle en fait la nostalgie de la puissance perdue comme la persistance sur le long terme des méthodes des services secrets.


Un livre également édité par Diploweb.com via Amazon, format papier et format Kindle

Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol. Introduction
L. Chamontin. Ukraine et Russie. Pour comprendre.
Laurent Chamontin, « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol », éditions Diploweb 2016. Un classique également disponible sur Amazon format papier et format Kindle

Laurent Chamontin, « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol », éditions Diploweb 2016. Un classique également disponible sur Amazon format papier et format Kindle

Extrait de la 4e de couverture

La propagande lui assurait que son quartier était bombardé par les forces ukrainiennes, mais elle voyait bien que les tirs venaient des batteries séparatistes.
La révision déchirante qu’a dû opérer cette habitante de l’Est de l’Ukraine pourrait être l’emblème d’une guerre menée sur le terrain médiatique autant que sur le champ de bataille.

Elle illustre avec une acuité particulière la nécessité de revenir sur les faits, mais aussi de comprendre ce qui nous empêche de comprendre – y compris en France.
Ceux qui pensent que tout ceci ne nous concerne pas se trompent. Lourdement. D’abord parce que Vladimir Poutine est notoirement lié avec l’extrême-droite européenne. Ensuite, mauvaise nouvelle, parce que notre continent est désormais déstabilisé sur son flanc Est comme sur son flanc Sud.

Cet ouvrage offre un panorama complet de la crise russo-ukrainienne, en répondant aux questions fondamentales qu’elle pose : quelles sont les logiques qui sous-tendent l’action de Moscou ? Quelle est la consistance de la jeune nation ukrainienne ? S’agit-il d’une crise géopolitique, ou d’une crise de modernisation ?

Laurent Chamontin né en 1964, est diplômé de l’École Polytechnique. Il a vécu et voyagé dans le monde russe. Il est l’auteur de « L’empire sans limites – pouvoir et société dans le monde russe » (préface d’isabelle Facon – Éditions de l’Aube – 2014). À la fin de 2015, il s’est rendu à Marioupol pour étudier les répercussions de l’Euromaïdan dans le Donbass. Il publie « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol », aux éditions Diploweb en 2016.


Il faut encore compter avec les adeptes du masochisme occidental, qui voient dans la crise actuelle le résultat d’une « faute » de l’Amérique et de ses alliés, coupables selon eux de n’avoir pas su proposer une meilleure alternative à la Russie que la fuite en avant dans laquelle celle-ci est maintenant engagée.
Si l’Occident a sans doute manqué de vision et sous-estimé dans cette affaire la spécificité russe, ce type de critique escamote la question de savoir s’il était possible de faire mieux avec une puissance dont l’instabilité a de profondes racines internes. Comme nous le verrons plus loin, l’effarante entreprise de prédation dont la Russie a été l’objet dans les années quatre-vingt-dix de la part de ses élites est la raison déterminante pour lequel ce pays n’arrive pas aujourd’hui à trouver un équilibre ; ira-t-on en accuser Bruxelles ou Washington ?
Dans la même veine, mentionnons encore l’affirmation selon laquelle l’OTAN aurait été « menaçante » à l’égard de la Russie. Il suffit de voir combien il est laborieux aujourd’hui pour l’alliance atlantique de réinstaller des forces d’infanterie pour réaliser l’inanité de ce reproche.
Quant à la présentation de la révolution ukrainienne comme un complot de la CIA, si elle entre en résonance avec un antiaméricanisme bien français qu’il nous faudra réévoquer, elle présente l’inconvénient de masquer une tentation américaine du désengagement dont l’Europe assoupie n’a pas pris la pleine mesure, et néglige le fait suivant : l’Ukraine est un pays plus vaste que la France, peuplé au 1er décembre 2013 de 45 millions d’habitants, dont je peux témoigner personnellement qu’ils ne sont pas particulièrement malléables.
Que les États-Unis et les pays européens aient une influence officielle et occulte en Ukraine fait partie du jeu normal des puissances, un jeu éventuellement critiquable, que nous examinerons plus en détail, mais l’idée qu’ils soient capables de susciter le soulèvement de février 2014 participe du registre de la pensée magique : mieux vaut s’en tenir à la saine maxime de Karl Marx selon laquelle les hommes font l’Histoire, mais ne savent pas l’Histoire qu’ils font, qui vaut pour les Américains comme pour les autres.

De fait, il y a bien révolution – elle est toujours en cours – avec tout ce que le mot comporte fatalement d’excès et d’errances ; ladite révolution marque un temps fort de l’affirmation du sentiment national, dans un pays dont il faut rappeler qu’il a joué un rôle majeur dans la chute de l’URSS, le référendum du 1er décembre 1991 ayant consacré l’indépendance de l’Ukraine à 90,3 % (54,1 % pour ce qui concerne la Crimée).
Comme nous le verrons, cette évolution concerne aussi bien les zones ukrainophones que les russophones : le recours au concept d’« Est russophone séparatiste » relève d’une paresse fort condamnable. D’abord, en ceci qu’il relaie sans prendre de gants l’un des thèmes de la propagande du Kremlin ; ensuite, parce qu’il masque la vigueur bien réelle dans cette région, malgré des conditions peu favorables liées à l’influence des oligarques locaux, d’un mouvement de démocratisation qui n’a bien entendu rien à voir avec l’autoritarisme poutinien. Et oserait-on affirmer que les Wallons sont en fait des séparatistes profrançais, du seul fait qu’ils parlent la langue de Molière ?
La dernière pièce de notre cabinet de curiosités est quant à elle franchement répugnante : c’est l’allégation selon laquelle la révolution ukrainienne serait le fait de «  fascistes  ».

Commençons par parler des réalités d’aujourd’hui. Un examen, même superficiel, permet de constater que l’Ukraine est une démocratie parlementaire. Son problème numéro un est qu’elle est tirée à hue et à dia par les oligarques, ce qui en fait un État faible, aux antipodes du modèle autoritaire de Vladimir Poutine. Quant aux nationalistes, l’élection présidentielle de mai 2014 permet de se faire une idée définitive de leur poids réel : les représentants de Pravyï Sektor et Svoboda ont réuni, à eux deux, moins de 2 % des voix. Pour trouver un fasciste en Ukraine (pays doté depuis peu d’un premier ministre juif), il faut vraiment un bon microscope – ce que confirme mon expérience personnelle, dont je dirai quelques mots plus loin.

Et comme la propagande des officines moscovites, directement inspirée par celle de Staline, fait d’un peuple entier l’héritier d’un passé « fasciste », faisons aussi un peu d’histoire.
À la mi-1941, pendant quelques semaines, les Allemands ont pu faire figure de libérateurs dans des territoires marqués par les horreurs du stalinisme. De fait, selon Hélène Carrère d’Encausse, qu’on ne saurait soupçonner d’ukrainophilie débridée, la ligne dure d’Hitler, qui s’imaginait n’avoir pas besoin de s’allier à des « sous-hommes », a prévalu dès le début sur l’approche plus réaliste d’Alfred Rosenberg [4]. Disons-le crûment : la sauvagerie allemande a fait tout de suite comprendre à la population ukrainienne qu’il n’y avait rien à attendre de ce côté-là.
De fait, l’Ukraine a été entièrement envahie par les nazis et a connu 6,8 millions de victimes pendant la guerre [5].
La persistance de ce thème de propagande tient en fait à l’inquiétude qu’inspirait à Staline le nationalisme ukrainien, matérialisé par la résistance farouche des partisans de l’OuPA [6] au-delà de la fin de la guerre : dans l’Ouest du pays, les derniers foyers de résistance ne furent réduits au silence par les troupes soviétiques qu’en 1950.
Il faut préciser au passage que le régime était prompt à stigmatiser la collaboration chez ceux dont le territoire avait été envahi (un phénomène qui a existé, en Ukraine comme ailleurs), mais tout à fait silencieux sur sa propre collaboration avec Hitler lors de la signature en 1939 du pacte germano-soviétique (qui lui a permis d’envahir la Galicie, territoire ukrainien alors sous souveraineté polonaise, avec la délicatesse qu’on imagine).
Il faut enfin préciser que les indéniables massacres commis en Pologne par les nationalistes ukrainiens en 1943 ont fait l’objet d’une commission commune réunissant des historiens des deux pays [7]. On attendra sans doute longtemps que la Russie officielle s’adonne à des gestes de ce genre, pourtant nécessaires pour apaiser les relations avec la plupart de ses voisins.

Venons-en, pour clore cette introduction, à mon cas personnel.
Je prie chacun de m’en croire : il me répugne de recourir à l’argument d’autorité – seule l’intervention dans un champ fortement exposé à la polémique m’y contraint aujourd’hui.
Je me limiterai à mentionner que quand on a, comme c’est mon cas, vécu et travaillé trois ans sans traducteur dans l’Est de l’Ukraine ; quand on a fait l’effort d’aller enquêter dans le Donbass en 2015 pour se rendre compte de visu des progrès de la révolution ; quand on a prévu la victoire de Viktor Yanoukovitch en 2010 plus d’un an à l’avance ; quand enfin on a prédit dès mars 2014 la consolidation du sentiment national ukrainien à l’encontre de Vladimir Poutine, que confirment actuellement les sondages, on participe de quelque manière à la séparation entre la vérité et le mensonge, avec toutes les incertitudes que comporte l’exercice de commenter l’Histoire en marche.
Il se trouve justement que cette guerre se distingue par un usage massif et délibéré du mensonge tactique de la part du Kremlin, ce qui oblige à une prudence particulière dans la sélection des informations. L’un des propagandistes les plus en vue du poutinisme, ayant expliqué de lui-même que le rôle des médias d’État est de reproduire le point de vue du gouvernement [8], disqualifie par là même le recours à de nombreux organes d’information qui mentent effrontément quand leur maître leur dit de le faire – ce qui, de surcroît, arrive assez souvent comme nous le verrons plus loin.

J’utilise ici des sources russes, d’ailleurs inaccessibles en français, dans la mesure, limitée, où il en reste qui échappent à cette dérive désastreuse.
À défaut de fournir un idéal atteignable, l’objectivité est d’abord un sain état d’esprit. Comme le rappelle judicieusement le ministre lituanien des affaires étrangères [9], « un tank T-90 en Ukraine n’est pas seulement un ‘véhicule’ [et] un mensonge n’est pas un point de vue alternatif » ; avec la masse d’informations disponibles de nos jours, le tri du bon grain et de l’ivraie est devenu un enjeu décisif pour le fonctionnement de la Démocratie.
Faut-il le préciser enfin, il ne saurait être ici question de russophobie : pour paraphraser le général de Gaulle, je ne vais pas commencer à 52 ans une carrière de russophobe, alors même que je m’intéresse à la civilisation russe depuis 1975. Du reste, le bon sens le plus rustique, celui qui résiste le mieux à la confrontation avec d’autres cultures que la nôtre, nous enseigne qu’il y a dans toute communauté, en Russie comme ailleurs, des salauds, des imbéciles et des héros, tous en général peu nombreux, côtoyant une masse énorme de gens ordinaires qui font simplement ce qu’ils peuvent, à l’image des réfugiés syriens qui cherchent à échapper à l’enfer qu’est devenu leur pays.
Cet humanisme indéracinable se situe aux antipodes de tout nationalisme, mais il n’a pour autant rien à voir avec la niaiserie bien-pensante selon laquelle «  l’Autre est comme nous.  » L’économisme simpliste qui ne connaît que des consommateurs de même que le relativisme culturel ne sont d’aucun secours pour regarder la Russie en face.

Comme je l’ai souligné dans mon précédent ouvrage [10], la civilisation russe se caractérise par le développement d’un État qui ne se reconnaît aucune obligation par rapport à la société dont il émane, ou, en d’autres termes, par une allergie persistante à la séparation des pouvoirs. Cette tendance, déjà observable aux temps d’Ivan le Terrible et de Pierre le Grand, est toujours à l’œuvre de nos jours ; elle explique le statut précaire de l’individu et le faible enracinement des garanties juridiques, le destin souvent tragique des courants libéraux comme la corruption et la cécité de la Russie officielle vis-à-vis des attentes de la société, malgré l’emprise sans commune mesure des services secrets.
De manière surprenante, l’expérience montre que l’exposé de ces faits est perçu comme irrévérencieux dans une certaine France ; nous aurons à revenir plus en détail sur ce sujet, tant il est clair que la tentation de l’aveuglement fait actuellement obstacle à la nécessaire régénération de notre pays. Il n’en reste pas moins qu’il s’agit de faits, qui sautent aux yeux dès qu’on prend la peine de considérer d’un peu plus près les réalités du monde russe.

Bien plus – c’est une mauvaise nouvelle, qu’il vaudrait mieux regarder en face – la Russie se retrouve aujourd’hui affectée d’une maladie aiguë – pour reprendre la métaphore que le regretté Abdelwahab Meddeb a utilisée à propos de l’Islam, et qui s’appliquerait aussi à l’Allemagne des années trente, même s’il s’agit dans chaque cas d’une pathologie sui generis.
Peut-être les Occidentaux n’ont-ils pas fait tout ce qu’ils pouvaient pour en prévenir le développement ; reste que la maladie est russe, et que l’urgence, à très court terme, est de mettre tout en œuvre pour limiter l’errance de la Russie hors des réalités du XXIe siècle. C’est ce que je m’efforce ici de faire ; il s’agit pour moi d’une façon de m’acquitter d’une dette envers l’Ukraine qui m’a accueilli, mais aussi d’une autre dette envers le pays de Pouchkine et de Tolstoï auquel je dois tant. Il ne faut pas confondre les amis et les flatteurs.

Rédaction achevée en mai 2016

Copyright 2016-Chamontin/Diploweb.com

Publication initiale sur Diploweb.com le 11 août 2016.


Table des matières

Introduction. Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol

1 – Aux racines du conflit : la décomposition de l’URSS

2 – Géopolitique de l’ »Etranger proche »

3 – L’Ukraine : émergence d’un nouvel État-nation

4 – « Euromaïdan » : une lame de fond

5 – Russie : les risques d’une puissance instable

6 – La guerre de l’information à la russe, et comment s’en défendre

7 – Les opinions européenne et française dans la guerre hybride

Conclusion. Le rôle crucial de l’Europe dans la résolution de la crise ukrainienne


Remerciements de Laurent Chamontin

Si j’assume la responsabilité pleine et entière de mon propos, je reste pleinement conscient de ce qu’il doit aux échanges nourris avec les amis de mon réseau Facebook, de France, d’Ukraine et de Russie, que je souhaite remercier ici.
Ces remerciements s’adressent plus particulièrement à Pierre Verluise, dont la confiance m’honore grandement, à Tetyana Ogarkova, qui a rendu possible mon voyage à Marioupol et à ceux que j’y ai rencontrés, à Bernard Grua, qui a bien voulu m’autoriser à reproduire ses textes, à Charlotte Bézamat-Mantes et Matthieu Seynaeve, dont les cartes enrichissent cet ouvrage, et à Igor Reshetnyak qui a bien voulu le relire.

75e anniversaire de l’OTAN : discussions sur le choix du prochain secrétaire général

75e anniversaire de l’OTAN : discussions sur le choix du prochain secrétaire général

AP Photo/Peter Dejong

 

par Alban de Soos – Revue Conflits – publié le 4 avril 2024

https://www.revueconflits.com/75e-anniversaire-de-lotan-discussions-sur-le-choix-du-prochain-secretaire-general/


Au cœur du conflit en Ukraine et des élections américaines, notamment avec un éventuel retour de Donald Trump, le choix du prochain secrétaire général de l’OTAN apparaît comme crucial pour l’avenir de l’Alliance.

Traditionnellement menées à huis clos, les élections pour le nouveau secrétaire se dérouleront publiquement, avec une transparence totale. Officiellement, les alliés ont jusqu’à juillet pour élire celui qui prendra les rênes de l’OTAN le 1er octobre 2024, succédant ainsi à Jens Stoltenberg.

Cependant, le processus électoral est complexe et hautement diplomatique, impliquant notamment des consultations informelles entre les pays membres, qui proposent des candidats pour le poste. La décision n’est ensuite confirmée que lorsqu’un consensus est atteint sur un candidat.

De coutume, ce poste prestigieux a été occupé par des figures politiques européennes d’envergure, et deux candidats en lice, tous les deux crédibles, perpétuent cette tradition. D’un côté, Klaus Iohannis, président de la Roumanie, et de l’autre, Mark Rutte, Premier ministre par intérim des Pays-Bas.

Le choix du prochain secrétaire général façonnera significativement la trajectoire de l’Alliance

Dans cette élection, deux questions sont centrales : le niveau de soutien à l’Ukraine, et l’implication des pays d’Europe de l’Est dans les relations OTAN-Russie.

Les deux candidats partagent plusieurs points communs dans leur vision de l’OTAN. En ce qui concerne le conflit en Ukraine, le Premier ministre Rutte et le président Iohannis envisagent d’accentuer le soutien à l’Ukraine, et d’affirmer le respect du droit international et la recherche de solutions diplomatiques pour résoudre le conflit. Les deux leaders ont d’ailleurs exprimé leur solidarité à l’Ukraine et ont appelé à des mesures pour contrer l’attaque russe.

Concernant l’Europe de l’Est, ils souscrivent tous deux au principe d’ « équité historique », qui reconnaît les injustices passées, notamment celles subies par les nations longtemps dominées par l’Union soviétique, et qui promeut la recherche d’un « avenir plus juste ». Ce principe se manifeste dans les aspirations communes de l’Europe de l’Est et de l’Occident à rejoindre l’OTAN. À ce titre, Iohannis, président de la Roumanie, incarne parfaitement ce cheminement.

Néanmoins, le président Iohannis et le Premier ministre Rutte présentent des perspectives et des approches distinctes qui mettent en avant les divergences d’opinions au sein de l’OTAN.

La vision de Klaus Iohannis

La perspective du président Iohannis adopte une approche plus offensive comme il l’explique dans un manifeste publié sur POLITICO, en raison de l’emplacement géographique de la Roumanie par rapport aux Pays-Bas. En effet, étant donné la position stratégique de la Roumanie le long de la mer Noire et de sa frontière avec l’Ukraine, le pays est au premier plan des préoccupations en matière de sécurité régionale. À cet égard, il est probable que le président roumain plaide en faveur d’un renforcement de la présence de l’OTAN et de ses capacités de défense en Europe de l’Est. Cela pourrait impliquer des exercices militaires accrus et une augmentation de la présence avancée pour dissuader les agresseurs potentiels et rassurer les alliés vulnérables.

Iohannis a également mis en avant la contribution précieuse de l’Europe de l’Est aux discussions et décisions de l’OTAN, en insistant sur le soutien indéfectible apporté à l’Ukraine dans sa lutte contre la Russie. Il a d’ailleurs appelé les pays de l’OTAN à remplir leurs obligations en aidant Kiev dans ses aspirations à rejoindre l’alliance et l’UE. De plus, il préconise le renforcement de la coopération par le développement de partenariats plus ambitieux, tout en consolidant la base industrielle de défense de l’Alliance.

La vision de Mark Rutte

Bien que le Premier ministre Rutte n’a pas encore publié de document complet exposant sa vision stratégique de l’OTAN, il a déjà souligné l’importance de renforcer la coordination entre les nations européennes, mettant en avant la nécessité de maintenir l’ouverture à la communauté mondiale. Il semble que le Premier ministre Rutte accorderait une priorité à l’unité de l’UE dans la réponse au conflit, favorisant les efforts diplomatiques au sein de l’Union européenne, ainsi qu’un renforcement des sanctions contre la Russie et un soutien à la souveraineté et à l’intégrité territoriale de l’Ukraine.

Toutefois, les positions de Mark Rutte privilégieraient probablement les efforts diplomatiques pour résoudre le conflit. À cet égard, il a souligné le rôle central de V. Zelensky dans le lancement des négociations de paix. En établissant un parallèle avec les dialogues sur la sécurité lors de l’unification allemande en 1990, il souhaite aussi un engagement collectif des États-Unis, de l’OTAN et de la Russie pour discuter des arrangements futurs en matière de sécurité. M. Rutte a suggéré que ces discussions seraient cruciales pour garantir la stabilité en Europe.

La dynamique semble être propice à Mark Rutte qui a obtenu le 22 février dernier le soutien des États-Unis, du Royaume-Uni et de l’Allemagne, trois des plus importants pays de l’Alliance. Tous trois ont l’espoir qu’il saura tenir tête à la diplomatie trumpiste en cas de victoire républicaine à l’automne prochain, scénario qui hante les couloirs de l’Alliance.