L’armée russe, point de situation par Michel Goya

L’armée russe, point de situation

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 31 mars 2024

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Une bonne stratégie se doit d’accorder au mieux des objectifs et des capacités. Comme ces dernières sont plus difficiles à modifier que les premiers, la stratégie s’aligne souvent d’abord sur ce que l’on peut réellement faire face à son ennemi puis on envisage comment modifier éventuellement les moyens. Essayer d’estimer les intentions de la Russie impose donc d’abord de s’intéresser à ce qu’est capable de faire son armée actuellement.

Des chiffres et des êtres

Malgré les lourdes pertes de la guerre, 315 000 tués et blessés selon un document récent de la Defense Intelligence Agency américaine, les forces armées russes sont passées dans leur globalité d’un peu moins d’un million d’hommes fin 2021 à 1,35 million aujourd’hui, en espérant atteindre 1,5 million en 2026. Cet accroissement est le résultat d’une légère augmentation du volume de la conscription, de l’appel aux réservistes fin 2022 et surtout d’une grande campagne de recrutement de volontaires contractuels. En décembre 2023, Vladimir Poutine et son ministre Choïgou annonçaient que 490 000 soldats avaient ainsi été recrutés sous contrat durant l’année. C’est un chiffre colossal, c’est en proportion comme si on avait recruté 195 000 nouveaux soldats en France alors qu’on peine à en avoir 26 000, et donc douteux. Il faut donc sans aucun doute le traduire par « contrats » plutôt que « recrutements », et inclure ainsi les renouvellements, parfois imposés, pour les soldats déjà en ligne. Pour autant, en jouant sur le patriotisme et surtout des incitations financières inédites dans l’histoire – une solde représentant trois fois le salaire moyen plus des bonus et des indemnités personnelles ou familiales en cas de blessures – ainsi que le recrutement de prisonniers ou de travailleurs étrangers en échange de passeports russes, les engagements ont effectivement été très importants en volume.

Si on ajoute les recrutements des différentes milices provinciales et corporatistes ou le renforcement des services de sécurité, on s’approche cependant du 1 % de la population d’une population qui correspond, empiriquement, au maximum que l’on peut recruter sur volontariat pour porter les armes et risquer sa vie. Au-delà il faut en passer par la conscription. Or, cet impôt du temps et éventuellement du sang est généralement très impopulaire s’il ne repose pas sur de bonnes raisons et s’il n’est pas partagé par tous. Quand la patrie n’est pas réellement menacée dans son existence, qu’il existe de très nombreuses échappatoires au service et que l’on est soucieux de sa popularité, on évite donc d’y recourir. Le souvenir de l’engagement malheureux des appelés soviétiques en Afghanistan dans les années 1980 ou celui vingt ans plus tôt des Américains au Vietnam, n’est à ce sujet pas très incitatif.

La Russie avait l’ambition de professionnaliser complètement son armée à partir des réformes du ministre Serdioukov en 2008-2012, mais la contradiction entre l’ampleur des effectifs jugés indispensables – qui correspondraient en proportion à 450 000 pour la France – le nombre réduit de volontaires à l’engagement et encore plus de réservistes opérationnels qui pourraient les compléter a imposé de maintenir une part de conscription. Ce système mixte, professionnels et conscrits, a été maintenu depuis le début de la guerre en Ukraine et il y a ainsi environ 290 000 soldats appelés au sein dans l’armée russe. Toujours par souci de ne pas passer de l’impôt du temps à l’encore plus impopulaire impôt du sang, ces conscrits n’ont pas été engagés en Ukraine sauf très discrètement et ponctuellement. C’est un des paradoxes de cette guerre à la manière russe où on déclare la patrie, et donc désormais aussi les territoires occupés, agressée par toutes les forces de l’univers mais où on n’ose pas pour autant engager tous les hommes chargés de la défendre. C’est donc un actif énorme qui absorbe également de nombreuses ressources militaires pour son encadrement, son équipement et sa vie courante mais qui n’est pas utilisé directement dans la guerre. Cette armée d’appelés sert au moins à tenir l’arrière et remplir toutes les autres missions que la guerre, tout en servant de base de recrutement de volontaires et d’ultime réserve.

Au bilan, les forces armées russes utilisent environ la moitié de leur potentiel humain dans la guerre en Ukraine et un tiers dans les 12 armées du Groupe de forces en Ukraine (GFU). C’est suffisant pour obtenir une supériorité numérique sur le front mais insuffisant pour que celle-ci soit décisive.

Si on peut estimer à 1 % de la population la proportion maximale de volontaires susceptibles s’engager dans une population d’un pays européen moderne de moyenne d’âge de 40 ans, on peut également estimer à 5 % le nombre maximum d’hommes (à 80-90 %) et de femmes réellement mobilisables sous les drapeaux. C’est sensiblement le cas actuellement en Israël, sans que l’on imagine que cela puisse durer longtemps, alors que l’Ukraine est à environ 2,5 % et la Russie à 0,9 %. Pour espérer disposer de la masse suffisante pour l’emporter à coup sûr, la Russie est sans doute obligée de mobiliser un peu plus ses réservistes mais tout en ménageant la susceptibilité de la population. De fait, après le renouvellement par acclamations du mandat de Vladimir Poutine, l’introduction du mot « guerre » dans le paysage et même l’instrumentalisation de l’attentat djihadiste du 22 mars à Moscou tout le monde attend un nouvel appel de plusieurs centaines de milliers d’hommes sous les drapeaux.

Une nouvelle armée russe

Au début de l’année 2023, le GFU et les deux corps d’armée de Donetsk et Louhansk représentaient environ 360 000 hommes après le renfort des réservistes mobilisés à partir de septembre 2022. C’est alors encore un ensemble très hétérogène formé dans l’urgence après la crise de l’automne 2022. Il s’est ensuite consolidé progressivement avec la formation d’une structure spécifique de corps de formation et d’entraînement dans des camps très en arrière du front. Malgré les pertes persistantes, le volume des forces s’est ensuite accru progressivement, avec 410 000 hommes à l’été 2023 et 470 000 au début de 2024.

La quantité autorise l’augmentation de qualité. Ce volume accru et la moindre pression offensive ukrainienne permettent en effet d’effectuer plus de rotations entre la ligne de front et la structure arrière de régénération-formation. Les régiments et brigades peuvent être retirés du front avant d’être sous le seuil de pertes qui impliquerait aussi une implosion des compétences collectives. Les nouvelles recrues peuvent également être accueillies et assimilées en arrière dans les camps et non directement sous le feu, ce qui est souvent psychologiquement désastreux.

Cette réorganisation été l’occasion d’une reprise en main politique du GFU surtout après la rébellion de Wagner en juin. Wagner a été dissoute et ses soldats « nationalisés », tandis qu’on n’entend plus parler de généraux mécontents. Le risque à ce niveau est celui d’avoir remplacé des mécontents ou ses suspects par des fidèles, un critère qui n’est pas forcément associé à celui de la compétence. Pour le reste, l’armée de terre russe poursuit son retour progressif à l’organisation de l’armée soviétique sur le seul modèle simple armées-divisions-régiments plutôt que le fatras actuel de structures. Le facteur limitant est sans doute celui de l’encadrement supérieur. L’armée russe manque cruellement d’officiers compétents pour constituer les états-majors nécessaires à sa bonne organisation.

Si l’armée russe tend à revenir à ses structures classiques de grandes unités, les échelons les plus bas ont été radicalement transformés pour s’adapter à la guerre de position. Les groupements tactiques de manœuvre mobile (connus sous l’acronyme anglais BTG) associant un bataillon de combat (à dominante blindée ou infanterie motorisée) avec un bataillon d’artillerie et d’appui n’existent plus. L’emploi complexe de ces groupements a été simplifié en dissociant les deux éléments, manœuvre et appuis, dont les bataillons sont désormais regroupés dans des entités spécifiques et coordonnés à l’échelon supérieur. Avec le passage de la guerre de mouvement à la guerre de position, il y a maintenant deux ans, et la réduction du nombre de véhicules de combat, les bataillons de manœuvre sont en fait devenus des bataillons de « mêlée », presque au sens rugbystique du terme où on privilégie le choc sur le mouvement. Oubliant les grandes percées blindées-mécanisées et les assauts aériens ou amphibies, l’armée de terre russe est désormais une « armée de tranchées » largement « infanterisée » avec une proportion de chair humaine par rapport au tonnage d’acier beaucoup plus importante qu’au début de la guerre.

En coordination avec l’appui indispensable de l’artillerie russe, qui a perdu beaucoup de pièces et manque d’obus, mais a augmenté en compétences et diversifié son action, l’infanterie russe mène un rétro-combat avec des unités qui évoluent à pied au contact de l’ennemi en emportant avec elle le maximum de puissance de feu portable – mortiers légers, mitrailleuses, lance-grenades, drones – sur une distance limitée et dans le cadre d’un plan rigide. La valeur tactique de ces bataillons, très variable, est presqu’entièrement dépendante de la quantité de ses cadres subalternes, de sergent à capitaine, qui ont réussi à survivre et ont appris de la guerre. Les meilleurs bataillons sont qualifiés d’« assaut » alors que les plus mauvais se consacrent à la défense du front.

Au total, la forme des combats n’a pas beaucoup évolué depuis le début de la guerre de positions en avril 2022, mais, pour parler en termes économiques, la composante Travail en augmentation l’emporte désormais sur le Capital matériel et technique en baisse car les destructions et l’usure l’emportent sur la production. Le troisième facteur de production, l’Innovation, est en hausse jouant plus sur les évolutions humaines (nouvelles compétences, méthodes ou structures) que matérielles, hormis sur les petits objets comme les drones, mais au bilan le combinaison TCI produit un rendement plutôt décroissant. Il faut aux Russes de 2024 dépenser plus de sang et de temps qu’à l’été 2022 pour conquérir chaque kilomètre carré. Les opérations offensives russes peuvent être toujours aussi nombreuses qu’à leur maximum à l’été 2022 mais de bien moindre ampleur.

La fonte de l’acier

Outre la mobilisation partielle humaine de septembre 2022, c’est la mobilisation industrielle qui a sans doute sauvé le GFU et lui a permis de croiser à nouveau en sa faveur les « courbes d’intensité stratégique » par ailleurs déclinantes des deux côtés par la fonte du Capital. Cette fonte du Capital a d’abord été une fonte de l’acier. Près de 3 200 chars de bataille et 4 100 véhicules blindés d’infanterie ont été perdus sur un parc initial de, respectivement, 3 400 et 7 700. Les forces aériennes russes ont également perdu plus d’une centaine d’avions divers, sans compter les endommagés, et 135 hélicoptères, tandis que 36 000 tonnes de la flotte de la mer Noire sont au fond de l’eau.

Pour compenser ces pertes matérielles et payer ses soldats, la Russie fait un effort financier important représentant 6 à 7 % du PIB et 30 % du budget fédéral, la Russie peut ainsi dépenser entre 10 et 13 milliards d’euros pour son armée, dont une grande partie pour son industrie de défense ou les importations. À titre de comparaison, la France dépense 3,6 milliards d’euros par mois pour ses forces armées, dont deux pour les achats d’équipements, par ailleurs nettement plus chers. Pour autant, cet effort peut à peine être considéré comme un effort de guerre. Pendant les années 1980, les États-Unis en « paix chaude » faisait le même effort de défense en % de PIB et l’Union soviétique bien plus. L’Ukraine, qui est effectivement en économie de guerre, y consacre le quart de son PIB.

Outre sa capacité de coercition sociale qui impose une mobilisation plus intensive de son industriel que dans les pays occidentaux, le véritable atout de la Russie est d’avoir conservé en stock les équipements pléthoriques de l’armée rouge. Aussi l’effort industriel principal russe consiste-t-il surtout à réinjecter dans les forces des matériels anciens régénérés et rétrofités. L’industrie russe peut ainsi « produire » 1 500 chars de bataille et 3 000 véhicules d’infanterie par an, mais ceux-ci sont à plus de 80 % des engins anciens rénovés. Cela permet de limiter la réduction de masse, mais au détriment d’une qualité moyenne qui se dégrade forcément avec l’utilisation de matériels anciens et par ailleurs déjà usés. Les stocks ne sont pas non plus éternels, mais on peut considérer que la Russie peut encore jouer de cet atout jusqu’en 2026. À ce moment-là, il faudra avoir effectué une transition vers la production en série des matériels neufs.

Les matériels majeurs neufs ne sont pas non plus nouveaux, impossibles à inventer en aussi peu de temps du moins, sauf pour des « petits » matériels comme les drones, qui connaissent une grande extension. On se contente donc largement de produire à l’identique les équipements sophistiqués, malgré les sanctions économiques. L’industrie russe continue à fabriquer par exemple un à deux missiles Iskander 9M725 par semaine à peine entravée par l’embargo, visiblement peu contrôlé, sur l’importation de composants. Les choses sont simplement un peu plus compliquées et un peu plus chères.

La limitation principale concerne les munitions et particulièrement les obus d’artillerie, alors que la Russie a atteint en décembre 2022 le seuil minimal pour organiser de grandes opérations offensives. L’armée russe avait alors consommé onze millions d’obus, en particulier lors de l’offensive du Donbass d’avril à août 2022. Pour répondre aux besoins de 2023, la Russie a puisé dans son stock de vieux obus, souvent en mauvais état et surtout produit 250 000 obus et roquettes par mois, dont une petite moitié d’obus de 152 mm. Elle a également fait appel à ses alliés, la Biélorussie, l’Iran, la Syrie (pour des douilles) et surtout la Corée du Nord, qui aurait fourni entre 2 et 3 millions d’obus. La Russie espère produire plus de 5 millions en 2024, dont 4 millions de 152 mm et continuer à bénéficier de l’aide étrangère. Aller au-delà supposerait d’importants investissements dans la construction de nouvelles usines et l’extraction de matières premières. Autrement dit, si rien ne change radicalement les Russes bénéficieront sur l’année en cours et sans doute encore la suivante d’une production importante, quoiqu’insuffisante, mais l’année 2026 risque d’être problématique.

Que faire avec cet instrument ?

Il y a les conquêtes et il y les coups. L’armée russe peut mener ces deux types d’opérations, mais à petite échelle à chaque fois, empêchée par la défense ukrainienne et l’insuffisance de ses moyens. Sa principale est cependant que l’armée ukrainienne est encore plus empêchée qu’elle et qu’il en sera très probablement ainsi pendant au moins toute l’année 2024. Cette légère supériorité sur la longue durée laisse l’espoir d’obtenir la reddition de l’Ukraine et incite donc à poursuivre la guerre jusqu’à cet « état final recherché » tournant autour de l’abandon par l’Ukraine des territoires conquis par les Russes étendus sans doute reste du Donbass, Kharkiv et Odessa, ainsi que de la neutralisation militaire de Kiev et sa sujétion politique. Tant que cet espoir persistera, la guerre durera.

Avec les moyens disponibles actuellement et à venir, la stratégie militaire russe se traduit par une phase de pression constante et globale sur le front et l’arrière ukrainien, à base d’attaques limitées mais nombreuses dans tous les champs. L’objectif premier n’est pas forcément du conquérir du terrain, mais d’épuiser les réserves ukrainiennes d’hommes et de moyens, en particulier les munitions d’artillerie et de défense aérienne. Cette pression offensive constante peut permettre de créer des trous dans la défense qui autoriseront à leur tour des opérations de plus grande ampleur, sans doute dans le ciel d’abord avec la possibilité d’engager plus en avant les forces aériennes, puis au sol d’abord dans le Donbass et éventuellement ailleurs si les moyens le permettent.

Dans cette stratégie d’endurance où la Russie mène un effort relatif humain et économique trois fois inférieur à l’Ukraine, l’année 2025 est sans doute considérée comme décisive. Dans cette théorie russe de la victoire, l’Ukraine à bout et insuffisamment soutenue par ses Alliés ne pourrait alors que constater alors son impuissance et accepter sa défaite. Comme d’habitude cette vision russe est une projection ceteris paribus, or il est probable que les choses ne resteront pas égales par ailleurs. 

Ajoutons que si cette stratégie réussissait, Vladimir Poutine serait auréolé d’une grande victoire et disposerait en 2026 d’un outil militaire plus volumineux qu’au début de 2022 mais également très différent, plus apte à la guerre de positions qu’à l’invasion éclair. Pour autant, après un temps de régénération et de réorganisation soutenue par une infrastructure industrielle renforcée, cet outil militaire pourrait redevenir redoutable pour ses voisins et la tentation de l’utiliser toujours intacte, sinon renforcée.


Sources

Dr Jack Watling and Nick Reynolds, Russian Military Objectives and Capacity in Ukraine Through 2024, Royal United Services Institute, 13 February 2024.

Ben Barry, What Russia’s momentum in Ukraine means for the war in 2024, International Institute for Strategic Studies, 13th March 2024.

Pavel Luzin, The Russian Army in 2024, Riddle.info, 04 January 2024.

Mason Clark and Karolina Hird, Russian regular ground forces order of battle, Institute for the Study of War, October 2023.

Joseph Henrotin, « La guerre d’attrition et ses effets », Défense et sécurité internationale n°170, Mars-avril 2024.

Douglas Barrie, Giorgio Di Mizio, Moscow’s Aerospace Forces: No air of superiority, International Institute for Strategic Studies, 7th February 2024.

Frappe israélienne à Damas : Netanahyou place la guerre à Gaza au niveau régional

Frappe israélienne à Damas : Netanahyou place la guerre à Gaza au niveau régional

par Fabrice Balanche – Revue Conflits – publié le 2 avril 2024


Frappes israéliennes à Damas, analyse de Fabrice Balanche.

Texte original paru sur le site de Fabrice Balanche.

Lundi 1er avril, Israël a détruit l’annexe consulaire de l’ambassade d’Iran à Damas, dans le quartier de Mezzeh où se trouvent de nombreuses représentations diplomatiques. Le bâtiment a été entièrement rasé par six missiles tirés par des avions F35. Ces missiles explosent en dessous de l’immeuble et il ne reste ensuite plus qu’un tas de gravats. Les édifices voisins, même à quelques mètres de distance, ne souffrent ainsi pratiquement d’aucun dégât. Ainsi, l’immeuble principal de l’Ambassade d’Iran, reconnaissable à son architecture typiquement perse, situé à gauche de l’annexe consulaire est-il intact.

Avec cette frappe Israël indique sa détermination à éliminer les gardiens de la révolution où qu’ils soient, y compris dans un bâtiment diplomatique. Jusqu’à présent, elle avait visé des bases iraniennes dans la banlieue de Damas et des dépôts d’armes du Hezbollah. Cette attaque montre clairement qu’Israël hausse le ton à l’égard de l’Iran et du régime syrien, accusé de laisser toute impunité à Téhéran, comme s’il avait le choix…

On peut aussi imaginer que l’État hébreu cherche à rappeler au monde que la guerre à Gaza dépasse le seul cadre de l’affrontement avec le Hamas. Après la résolution du conseil de sécurité de l’ONU demandant un cessez-le-feu à Gaza, Israël doit rappeler à ses alliés le caractère régional du conflit. Par-delà, il remémore aux Occidentaux, de plus en plus tièdes à son égard, la nouvelle guerre froide qui les oppose à l’axe eurasiatique (Iran, Russie et Chine) : la Russie a immédiatement exigé une réunion du Conseil de sécurité de l’ONU.

L’Iran ne peut laisser cette humiliation impunie, mais il ne va pas agir à visage découvert. La principale menace est d’ailleurs venue du Hezbollah : « Ce crime ne passera pas sans que l’ennemi soit puni », indiquant une « vengeance » à venir. Le nord d’Israël risque donc de souffrir des attaques en provenance du Liban. Les milices chiites irakiennes devraient harceler davantage les troupes américaines stationnées en Irak et en Syrie. L’objectif iranien étant de les pousser au départ afin d’avoir le champ libre au Levant. Mais, la réaction de Téhéran devait dépasser ce cadre géographique. Il faut donc s’attendre également à un regain d’activité des Houtis en mer Rouge afin que l’ensemble des alliés d’Israël subissent la vengeance de Téhéran.

(c) Fabrice Balanche

La Corée du Nord – l’obsession nucléaire. Entretien avec Juliette Morillot 

La Corée du Nord – l’obsession nucléaire. Entretien avec Juliette Morillot 

 

par Juliette Morillot* – Revue Conflits – publié le 1er avril

https://www.revueconflits.com/la-coree-du-nord-lobsession-nucleaire-entretien-avec-juliette-morillot/


Journaliste, auteur de nombreux ouvrages sur la Corée du Nord, Juliette Morillot explore les évolutions culturelles et politiques des Corées et de l’Asie du Sud-Est. Elle vient de publier La Corée du Nord en 100 questions (Tallandier).

Propos recueillis par Alban de Soos.

La Corée du Nord : L’obsession nucléaire en 100 questions, Taillandier, 2024, 19,90€. 

Au début de votre ouvrage, vous expliquez l’histoire de la Corée, colonie japonaise de 1910 à 1945. Une histoire marquée par les guerres, les pillages et les invasions, ce qui a conduit la Corée à fermer ses frontières, devenant un « royaume ermite ». Peut-on dire ainsi que la Corée, et en l’occurrence la Corée du Nord, tient dans son ADN ce renfermement sur elle-même ?

Je pense que l’expression « royaume ermite » utilisée par les médias étrangers pour parler de la Corée du Nord est une manière pratique de décrire un pays qui est fermé. Cependant, cette expression fait référence aux siècles passés, remontant à l’époque avant la partition de la Corée. J’explique dans le livre que jusqu’au XVIIe siècle, la Corée était du fait de sa volonté face aux invasions et destructions récurrentes un royaume totalement fermé, bien avant la colonisation japonaise. Cette tendance s’explique en partie par la position géopolitique de la Corée, prise en tenaille historiquement par deux puissants empires, la Chine et le Japon. Cette méfiance envers le monde extérieur est profondément enracinée dans l’identité coréenne, tant au Nord qu’au Sud.

Bien que la Corée du Sud soit aujourd’hui ouverte à l’Occident et accepte désormais l’immigration, cette transition reste complexe. En revanche, la Corée du Nord, en raison de sa nature fermée, accentuée davantage depuis la pandémie de COVID-19, est effectivement isolée de la communauté internationale. Cependant, ce n’est pas nécessairement une volonté d’isolement de sa part, mais plutôt une tentative de se protéger, conforme à sa doctrine du juche.

Pour résumer, cette caractéristique est commune aux deux Corées et est profondément enracinée dans leur histoire. La pandémie de COVID-19 l’a accentuée en Corée du Nord, mais il est important de noter que le pays entretient des liens avec de nombreux pays à l’étranger, en Asie du Sud-Est, en Afrique, au Moyen-Orient, avec les anciens pays du bloc soviétique et bien sûr la Russie… Malgré son image d’isolement, la Corée du Nord cherche à rayonner à l’étranger et à établir aussi des relations à l’international, y compris avec les États-Unis, comme en témoignent les rencontres avec Trump en 2018 et 2019.

On parle souvent de l’arme nucléaire comme l’assurance-vie de la Corée du Nord contre une invasion américaine. Au-delà de cette méfiance vis-à-vis du monde occidental, j’imagine qu’il y a un caractère historique à cette volonté de garantir une indépendance longtemps mise à l’épreuve.

C’est une continuation de ma réponse précédente, qui se résume par un proverbe coréen : « Quand les baleines se battent, les crevettes ont le dos rompu ». Les baleines représentent les grandes puissances, autrefois la Chine et le Japon, après ça a été la guerre froide, et aujourd’hui la Chine et les États-Unis. Le destin du pays, ainsi que sa partition en 1945, a été décidé par les dernières grandes puissances sans que les Coréens n’aient leur mot à dire, ce qui explique ce sentiment de menace extérieure permanente.

En discutant avec les Nord-Coréens, on perçoit aussitôt cette peur d’être à nouveau écrasé, c’est un sentiment profondément ancré. Les destructions majeures du pays pendant la guerre de Corée, notamment l’utilisation massive du napalm, ont marqué les esprits. C’est pourquoi le développement de l’arme nucléaire est une priorité. Les menaces américaines d’utiliser l’arme atomique pendant la guerre de Corée ont été un catalyseur majeur dans la décision de Kim Il Sung de doter le pays de cette arme. À Pyongyang, on me rappelle, quand j’y vais, les déclarations de Charles de Gaulle sur la dissuasion nucléaire. Cette volonté d’une défense indépendante est au cœur de l’identité actuelle de la Corée du Nord, malgré sa taille modeste en comparaison avec les grandes puissances. En effet, la péninsule coréenne, dans son ensemble, fait approximativement la taille de la Grande-Bretagne, avec une grande partie de son territoire recouverte de montagnes (80 % au Nord et 70 % au Sud), ce qui souligne le contraste entre la petite Corée et les grandes puissances mondiales.

À la question 27, « Qui est vraiment Kim Jong Un ? », vous décrivez un homme qui a eu une enfance à l’occidentale : il a grandi à Berne en Suisse ; passionné de basket et de ski, il joue à la PlayStation, il voyage en Europe, dont à Paris, et se rend à Disneyland au Japon. Comment expliquer cet endoctrinement, cette fermeture sur le monde, et ce rejet de la culture occidentale, alors que Kim Jong Un a grandi en Europe ?

Il n’y a pas de rejet de la culture occidentale en Corée du Nord ; au contraire, il existe des liens étroits entre l’élite nord-coréenne et la France dont l’image est bonne. Kim Jong Un s’est rendu à Paris, Kim Jong Nam, qui a été assassiné, y allait, la femme de Kim Jong Il a été soignée d’un cancer à Paris et Kim Jong Il, mais aussi Kim Jong Un ont tous les deux fait appel à des chirurgiens français qui se sont rendus à Pyongyang !  Des liens anciens existent donc entre les deux pays. Les années d’études de Kim Jong Un en Suisse ont été significatives, il a même suivi des cours sur la démocratie, ce qui lui a donné une certaine connaissance du monde occidental. Cependant, il ne faut pas leur donner trop d’importance : Kim Jong Un n’était qu’un adolescent et vivait dans un milieu totalement coréen.

Lorsqu’il est arrivé au pouvoir, Kim Jong Un a sincèrement eu l’intention de provoquer des changements et d’ouvrir un peu le pays et l’économie. Ses premières années à la tête du pays ont été marquées par des réformes économiques visant à permettre une certaine liberté d’entreprise en Corée du Nord, des réformes qui avaient déjà commencé sous Kim Jong Il après la grande famine. Il y avait donc une volonté réelle de moderniser le pays, et lorsque Kim Jong Un disait qu’il ne voulait pas que son peuple souffre, cela semblait sincère.

Cependant, les sanctions internationales se sont multipliées avec les essais nucléaires et balistiques et c’est la population qui en souffre le plus. Elles n’ont aucun effet sur les programmes qu’elles sont censées limiter. Aujourd’hui, la Corée du Nord est étouffée par ces sanctions. Son économie souffre d’autant que, pendant la pandémie, elle a refermé ses frontières, devenant pour le coup un vrai royaume ermite. En refermant ses frontières avec la Chine pour se protéger, elle s’est par la même occasion coupée d’un commerce vital.

Cet isolement accru, combiné aux sanctions internationales et à l’échec des pourparlers avec Donald Trump, a marqué un tournant dans la politique nord-coréenne, renforçant sa détermination. Après cela, les orientations ont changé et Kim Jong Un est revenu sur les réformes initiales qu’il avait entreprises à son arrivée au pouvoir. Le temps des réformes et de l’ouverture, même timide, est passé. Beaucoup ont voulu croire en un adoucissement de la situation avec l’émergence de Kim Yo Jong, la sœur de Kim Jong Un, peut-être parce que c’est une femme, mais non, cela n’a pas été le cas.

Vous évoquez dans votre ouvrage le rôle prépondérant de la Suède en Corée du Nord. Vous soulignez à ce titre le rôle de médiateur dans la diplomatie officieuse qu’a joué la Suède, notamment pour préparer la rencontre en Mongolie entre la fille de Megumi Yokota, une kidnappée japonaise, avec ses grands-parents, ainsi que pour obtenir la libération d’Otto Warmbier, étudiant américain emprisonné à Pyongyang.

Comment la Suède a réussi à développer des liens diplomatiques avec Pyongyang. Est-elle le seul pays occidental à entretenir ce genre de relations avec la Corée du Nord ?

Cette question est complexe : il s’agit d’une diplomatie souterraine, mais en effet, elle revêt une grande importance, notamment pour ce qui est de la libération des Occidentaux retenus en Corée du Nord. Elle a permis aussi l’organisation de rencontres sensibles sur le nucléaire entre les États-Unis et la Corée du Nord. Les canaux de communication alternatifs jouent un rôle crucial dans ce contexte. Bien que l’on ait espéré que les Suisses pourraient également avoir un impact sur le terrain, puisqu’ils accueillent une ambassade nord-coréenne, Genève ne semble pas être centrale dans ce processus de diplomatie officieuse.

Je n’ai pas grand-chose d’autre à vous dire là-dessus, car cette diplomatie se fait par des réseaux parallèles, dont on ne parle pas, mais qui sont pour autant très solides et très anciens. Quand on en parle ouvertement dans les médias, c’est à l’occasion de situations extraordinaires liées à des Occidentaux, comme lorsque la Suède a joué un rôle d’intermédiaire pour la libération de Kenneth Bae, missionnaire américain détenu en Corée du Nord pour prosélytisme. Ou lorsqu’elle a organisé la rencontre en Mongolie des parents de Megumi Yokota, japonaise kidnappée par la Corée du Nord et depuis décédée, avec leur petite fille.

Comme vous l’écrivez dans votre ouvrage, en avril 2022, lors de la parade militaire célébrant les 70 ans de la fondation de l’armée, Kim Jong Un a pris ses distances vis-à-vis de la doctrine de persuasion. En effet, il explique que l’arme nucléaire ne peut se limiter à une simple dissuasion, mais pourrait être utilisée dans le cas ou la Corée du Nord serait face à une situation non souhaitée.

Peut-on dire que la menace nucléaire nord-coréenne a augmenté avec ce changement de direction dans la doctrine nucléaire de Pyongyang, où cela relève simplement d’une volonté d’affirmation de puissance, la Corée du Nord étant déjà prête à faire usage du nucléaire, au-delà de la dissuasion ?

Non, la Corée du Nord n’était pas prête à faire usage du nucléaire au-delà de la dissuasion. Cependant, le contexte mondial a évolué, et la décision de Kim Jong Un de passer à une arme qui dépasse le simple aspect dissuasif et de durcir sa position découle probablement de l’échec du sommet de Hanoï. À ce moment-là, les Américains n’ont pas pleinement pris la mesure de ce que la Corée du Nord leur proposait comme concessions. En 2018, Kim Jong Un avait proposé de fermer l’Institut national sur le nucléaire dans une lettre adressée à Donald Trump, ce qui constituait une offre significative, mais qui n’a pas été prise en compte. À Hanoï, il a proposé de démanteler la centrale nucléaire de Yongbyon, mais cette proposition n’a pas été retenue non plus. Je pense qu’à ce stade, les Nord-Coréens en ont eu assez et ont décidé que cela ne se reproduirait pas. Je pense que les Américains n’ont pas saisi l’importance du geste de la Corée du Nord, car le dialogue aurait pu continuer avec peut-être des avancées à la clé. En rentrant à Pyongyang, il était clair que Kim Jong Un considérait que c’était fini. Il recherchait la levée des sanctions ou au moins la poursuite du dialogue sur ces bases, mais ses efforts ont été balayés. Le sommet de Hanoï s’est terminé par un échec.

Ensuite, il y a eu la pandémie de Covid, suivie par une déclaration en avril 2022, puis en septembre de la même année, avec une nouvelle doctrine nucléaire. Comparée à la précédente, cette nouvelle doctrine est plus directe, les termes ont changé et les références historiques ont disparu. Elle justifie désormais l’utilisation de l’arme nucléaire en cas d’estimation d’une menace ou d’un danger, ce qui représente un changement significatif, car il ne s’agit plus de dissuasion, mais de frappes préventives, revendiquant ainsi le droit de le faire. Le ton de cette nouvelle doctrine est beaucoup plus technique, moins idéologique, avec la possibilité de frapper en dehors du cadre de la dissuasion.

Les discours ultérieurs de Kim Jong Un confirment cette tendance, et le deuxième point majeur est le fait que la Corée du Sud ait été désignée comme ennemi numéro un, même avant les États-Unis. De plus, il n’y a plus non plus de perspective de réunification, ce qui marque un changement majeur. En janvier dernier, Kim Jong Un a déclaré que la réunification n’était plus un objectif de la Corée du Nord. Il s’éloigne ainsi radicalement de la politique de Kim Il Sung et de Kim Jong Il, dont l’objectif officiel était de réunifier la péninsule. Désormais, Kim Jong Un considère cela comme une erreur et a abandonné toute référence à la Corée du Sud et à la réunification.

Tout cela se produit dans un monde en mutation, comme en témoignent les événements à Gaza et en Ukraine avec la Russie. Les cartes sont en train d’être redistribuées, et Kim Jong Un prend position pour se défendre, notamment en se rapprochant de la Russie. Donc oui, la doctrine nucléaire nord-coréenne est plus dangereuse, au même titre que le monde est devenu plus dangereux.

« Le rêve commun de réunification était un mythe, il est aujourd’hui une utopie. Et « une erreur », ainsi que Kim Jong Un l’a affirmé à la fin de l’année 2023, excluant dès lors toute réconciliation ou réunification avec la Corée du Sud.

Face à ces propos, une réunification semble très compliquée, comme vous l’évoquiez dans votre réponse précédente, tant le fossé entre le Nord et le Sud s’est creusé. Est-ce que les États-Unis et l’Europe ont compris et se rendent à l’évidence qu’une fusion des deux Corées est à exclure, et que jamais la Corée du Nord ne sera prête à se dénucléariser ?

Le fossé entre les deux Corées est indéniable, mais il semble plus évident du côté sud-coréen. Les Sud-Coréens ne peuvent ignorer l’impact économique d’une Corée du Nord affaiblie, si une réunification était effectuée. De plus, dans la jeune génération sud-coréenne, le lien avec les ancêtres nord-coréens est dépassé. Pour eux, c’est une histoire de grands-parents. En Corée du Nord, la question est davantage idéologique. Comme je l’ai mentionné précédemment, la réunification était autrefois un objectif officiel, mais elle est désormais considérée comme une erreur.

Il est difficile de comprendre pourquoi Kim Jong Un a pris cette direction. Peut-être cherche-t-il à mobiliser son peuple en désignant un ennemi commun, ce qui pourrait renforcer l’unité autour d’une nouvelle idéologie et accroître son propre pouvoir en tant que dirigeant. À ce stade, il est difficile d’en être certain.

Après avril 2022, le langage utilisé a changé. Alors qu’auparavant, on parlait d’exercices d’entraînement en Corée du Nord, désormais, il est question d’exercices de préparation à la guerre. Les mots ont de l’importance et trahissent un changement radical.

Il y a eu un semblant d’ouverture sur le monde en 2018, notamment avec la rencontre du président Donald Trump, qui a été un échec. Malgré cet échec, j’imagine que cela a quand même été bénéfique pour Kim Jong Un, qui a obtenu le statut de chef d’État respectable.

Cela a été largement bénéfique, et ce n’est pas perçu comme un échec en Corée du Nord. Cette rencontre a considérablement amélioré l’image de Kim Jong Un, car dans la philosophie du juche, l’idéologie nationale, il y a cette aspiration à négocier d’égal à égal avec les grandes puissances, notamment les États-Unis. Jusqu’en 2018, 2019, la Corée du Nord était largement ignorée et raillée par les Occidentaux, dans les médias et sur la scène internationale. Par exemple, pendant longtemps, les Occidentaux ont nié que la Corée du Nord possédait des armes nucléaires. Même récemment, j’ai encore été interrogée sur ce point sur un plateau de télévision. Combien de fois faudra-t-il le répéter ? Oui ils ont l’arme nucléaire ! On a trop longtemps voulu nier cela ; un peu la méthode Coué ! Maintenant, en outre, avec le soutien russe, ils pourront développer les aspects balistiques qu’ils ne maîtrisent pas ou qui sont à perfectionner. Aujourd’hui, les cartes dans les médias représentent enfin la Corée du Nord avec 50 têtes nucléaires, et maintenant, Pyongyang est au centre des discussions dans les journaux.

Cette rencontre a donc permis de donner une visibilité et de changer l’image de Kim Jong Un. Auparavant, il était souvent dépeint comme un fou avec des missiles, complètement instable, selon des articles datant d’il y a une dizaine d’années dans des médias tels que L’Express ou Le Point. Désormais, il est reconnu qu’il dirige un régime dictatorial, avec des objectifs clairs d’indépendance et de survie, mais qu’il faut prendre au sérieux. Certes il inquiète, nous savons que son programme s’est développé, et que technologiquement, les Nord-Coréens sont au point, mais il est maintenant pris au sérieux en Occident.

Cela a totalement transformé son image en Occident, ce qui constitue un succès pour la Corée du Nord, même s’il n’y a pas eu une levée concrète des sanctions internationales. Aujourd’hui, Kim Jong Un attend avec impatience les élections américaines. En attendant, il teste ses capacités balistiques et renforce sa puissance militaire, peut-être dans l’optique de relancer une offensive diplomatique si Trump était réélu, mais cela reste une supposition.

Spécialiste de la Corée du Nord comme du Sud, j’imagine que vous avez eu l’occasion d’aller en Corée du Nord. Si demain, je souhaite moi aussi visiter ce pays, quelles seront les démarches à faire, et dans quel climat s’effectuera une visite en Corée du Nord ?

Cela fait des années que je visite la Corée du Nord, j’ai commencé à y aller il y a très longtemps. Pour voyager en Corée du Nord, vous serez bien accueilli, car les Nord-Coréens apprécient les Français, et une fois dans le pays, le fait d’avoir franchi toutes les formalités signifie que vous êtes accepté. Cependant, il est important de se comporter correctement. Si l’on prend l’exemple de l’étudiant américain emprisonné et décédé juste après sa libération, Otto Warmbier, on voit bien qu’il ne faut pas jouer avec le feu. Il est essentiel d’être respectueux, de se rendre là-bas pour apprendre quelque chose, tout en gardant à l’esprit que ce que l’on ne voit pas, ce qui n’est pas montré, est tout aussi intéressant que ce qui est visible, mais il faut être intelligent et éviter de provoquer des situations dangereuses. Warmbier est entré dans une zone interdite dans son hôtel et cela était clairement indiqué. Son arrestation et sa mort sont démesurées par rapport à son présumé « crime ». Mais, il faut bien comprendre que la Corée du Nord n’est pas un jeu vidéo ! Il est important de respecter les règles.

Si l’on agit de manière appropriée, il n’y a absolument aucun danger en Corée du Nord, d’autant plus que les gens y sont très gentils et accueillants. C’est un pays magnifique où l’on peut voir des choses que l’on ne trouve nulle part ailleurs.


*Juliette Morillot est rédactrice en chef adjointe d’Asialyst, Juliette Morillot travaille et voyage en Asie depuis plusieurs décennies. Elle a publié de nombreux ouvrages dont, avec Dorian Malovic, La Corée du Nord en 100 questions (Tallandier, 2016), prix du meilleur livre géopolitique Axyntis/Conflits 2018.

Odessa mon amour ?

Billet du Lundi 25 mars rédigé par Ghislain de Castelbajac, membre du Conseil d’Administration et membre fondateur de Geopragma.

https://geopragma.fr/odessa-mon-amour/


Face aux attaques de tous bords auxquelles Geopragma et ses membres font face, il est temps de répondre aux adeptes du whisky churchilien d’un côté, et ceux de la vodka triste de l’autre, par un vieil armagnac bien construit et structuré.

Nous traitons la géopolitique de façon réellement indépendante, et défendons une analyse du temps long et des intérêts et évolutions des puissances. Nous ne sommes pas toujours d’accord, et c’est heureux. 

Les anciens diplomates français de tout premier niveau qui participent à nos travaux le savent: parler à tout le monde ne signifie pas cautionner. Il faut parfois ravaler ses opinions pour écouter l’adversaire, le représentant d’un régime honni, afin d’être force d’analyse, puis de proposition.

L’agora des réseaux sociaux et les donneurs de leçons inféodés brouillent l’écoute de la réflexion et de l’action géopolitique. 

Les « trolls » bas du front sévissent et polluent le débat : D’un côté les partisans d’un régime kleptocrate revanchard post-soviétique qui teste les limites d’européens sous tutelle américaine.

De l’autre, des hyènes dactylographes souvent payées par des officines étrangères bellicistes et non moins impérialistes, à l’agenda tout aussi dangereux pour la France.

Le plus comique étant que leur maître états-unien commence à se désengager justement de nos conflits européens pour des raisons budgétaires et électorales. Sans doute pris de panique par la perspective d’un désengagement de Washington, ces servants s’en prennent à ceux qui ne pensent pas comme eux pour tenter d’exister. 

Comme par enchantement, une offensive propagandiste est venue des tréfonds du ventre encore fécond de l’hydre néocon qui causa tant de souffrances depuis l’invasion illégale de l’Irak. La vague provient notamment de l’émissaire français d’un think tank américain belliciste, pour réclamer une intervention de nos troupes au sol sur le front ukrainien. Le relais fut comme par hasard immédiat auprès de Charles Michel (1) et du président Macron.

Or, c’est ce moment géopolitique, moment de vérité nue car les empires de l’Est comme de l’Ouest montrent leurs vrais visages, qu’il convient de saisir pour l’Europe et la France en particulier.

Normalement vouée à être apôtre de la Paix en cette année olympique, la France peut prendre l’initiative dans la future mise en place de négociations pour un cessez le feu en Ukraine, mais aussi et surtout pour la mise en place d’une paix durable en Europe orientale. 

Mais la méthode présentée par nos dirigeant est-elle la bonne ?

Stratégie du fou au fort ?

En évoquant la possibilité d’un envoi de troupes au sol, notamment dans la région d’Odessa, le président de la République s’adresse très certainement à l’électorat français dans un contexte d’élections européennes. Il s’agit d’un jeu politicien basé sur la peur et l’irrationalité.

Mais si l’on fait fi de cette manœuvre électorale en se concentrant sur le terrain géopolitique, le message que le président fait passer à Vladimir Poutine n’est pas dénué de tout fondement opératif. Reste à savoir s’il en découle une stratégie cohérente, qui elle-même servirait les intérêts fondamentaux de la France.

Dans un jeu du fou au fort, ou du fou au fou, il peut être intéressant de parler le même langage que la Russie expansionniste, en posant les bases d’une limite stratégique, ici territoriale, qui placerait Odessa en but de paix pour la France et l’Europe, et ferait apparaître Paris non plus comme une capitale coulée dans un moule eurocrate, mais bien comme une puissance historique européenne qui ferait valoir ses « droits » de manière parfois brusque, face au révisionnisme de Moscou.

Pour bien comprendre l’épisode faussement fuité dans la presse du président Macron qui, devant un verre de whisky, se verrait bien « envoyer des gars » à Odessa, suivi de cet aveu présidentiel géopragmatique : «Aider l’Ukraine, c’est aussi notre intérêt à court terme parce qu’il y a en Ukraine beaucoup de ressources, beaucoup d’éléments dont nous avons besoin pour notre économie». C’est intéressant, même s’il oublie de mentionner que plus de 40% des terres arables en Ukraine sont détenues par des investisseurs étrangers (mais non français) et qu’il faudra expliquer à nos agriculteurs le bienfait d’une entrée de ces ressources ukrainiennes sur le marché européen.

Face à l’ignorance d’une partie croissante de notre personnel politique, il faut donc reprendre le contexte historique :

La France est déjà intervenue entre 1853 et 1855 en Crimée pour combattre la Russie. Cette embardée fit près de 100 000 morts français, dans un conflit inspiré par l’Angleterre pour ses propres intérêts, les Britanniques étant restés au large de la péninsule pendant que les Français se faisaient tuer…pour rien à part quelques noms d’avenues parisiennes.

Le Général Marquis Armand de Castelbajac, qui était alors ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg, avait -en vain- alerté l’empereur Napoléon III des dangers pour la France de se faire embarquer dans cette guerre.

Le vieux Général, blessé plusieurs fois à la Moskova, se souvenait de la campagne de Russie de Napoléon Ier, qui fit 500 000 morts côté français. Réprimandé à son retour à Paris par sa hiérarchie, l’Empereur qui avait depuis perdu son fils dans une autre envolée interventionniste stérile en Afrique du Sud, finit par reconnaître la sagesse du vieux général en le nommant sénateur du Gers à vie.  

Mi-décembre 1918 les Français ont débarqué à Odessa pour combattre les Russo-bolcheviks. La ville fut sous administration française jusqu’en mars 1919. Ce fut un échec, accompagné d’une mutinerie des marins français et des débats houleux à la Chambre.

La participation de la France à la construction de la ville en 1803, puis durant la première guerre de Crimée, et notre campagne d’Odessa en 1919 démontre à la Russie poutinienne que le sang versé par nos hommes n’est pas un vain mot. Il semble donc intéressant de faire entrer l’hypothèse auprès du Kremlin que la France a une certaine légitimité historique à vouloir défendre Odessa. Le président Poutine est un féru d’Histoire : je connais d’ailleurs les manœuvres et barbouzeries de son entourage le plus proche pour obtenir nos précieuses archives et souvenirs familiaux du général de Castelbajac qui ont concerné cette première guerre de Crimée.

Le président Macron peut donc trouver des arguments (autres qu’électoralistes) d’indiquer aux russes qu’Odessa est une ligne rouge pour la France.

Pour ces raisons historiques et quasi-« sentimentales », mais aussi pour des raisons stratégiques, car la fermeture du verrou d’Odessa bloquerait l’accès de l’Ukraine à la Mer Noire, qui redeviendrait un lac russo-ottoman.

Créé par Catherine II avec l’aide du duc Armand de Richelieu, le port d’Odessa est également le plus proche de celui de Sébastopol. La ville est aussi un verrou terrestre, à moins de 90 kilomètres de la frontière avec la République autoproclamée russophone et russophile de Transnistrie, séparatiste de la Moldavie.

Il est important que la paix en construction permette à chacune des deux parties de sauver la face. L’auteur de ces lignes a toujours défendu une ligne claire. Pour paraphraser François Mauriac, je pourrais dire que j’aime tellement l’Ukraine que je souhaite qu’il y en ait deux.

La paix des braves passe donc, qu’on le veuille ou non, par un partage territorial qui retrouverait les lignes naturelles des peuples russes et russophones qui habitent l’Ukraine orientale du bassin du Donbass ainsi que la Crimée, et une Ukraine occidentale héritière de la Mitteleuropa et pleinement légitime à retrouver la voie d’une réintégration aux ensembles européens : royaume polono-lituanien, Autriche-Hongrie, bientôt UE (?), qui en firent autrefois sa gloire.

Il est d’ailleurs très utile de se pencher sur des cartes projetant les projets de tracés des frontières de la très grande Pologne, telle qu’elle fut envisagée par la France -et par les empires centraux- en 1918 afin de contrer le tout nouveau danger bolchevique :

Le tracé intègre la Crimée et le Donbass à la nouvelle Russie, mais Odessa et son hinterland aurait été polonaise selon ce projet.

L’impossibilité d’un lac ?

Malgré les envolées lyriques et martiales de notre président, alors que nos forces armées « sont à l’os » pour reprendre les termes de nombreux officiers supérieurs, quel serait l’intérêt stratégique et militaire de la France, et même de l’Europe, d’envoyer des troupes, ou de devenir cobelligérants en Ukraine, particulièrement pour défendre le verrou d’Odessa ?

S’il est admis que la perte d’Odessa par Kiev serait un coup très dur porté à la nation ukrainienne car elle priverait l’Ukraine d’accès à la mer et permettrait aux Russes d’assurer leur jonction avec les Russes de Transnistrie, il me semble qu’il faut aussi envisager cette hypothèse malheureuse comme porteuse à l’avenir de paix et de stabilité retrouvée de cette région de l’Europe :

Nous avons à plusieurs reprises déploré l’absence de remise en cause des découpages soviétiques faisant fi des réalités des nations et des volontés des peuples qui composèrent l’ex URSS. 

C’est donc un crève-cœur et une tragédie que d’avoir abandonné à l’armée russe et son lot de destructions le nécessaire travail de révision de ces frontières administratives internes qui aurait dû se faire par des référendums d’auto-détermination dans les oblasts concernés, et par des traités : le manque de mise à plat des points de friction à la chute de l’union soviétique et l’absence de Pacte de stabilité tel qu’il existât pour l’Europe centrale en 1995, puis tous les événements subséquents avec l’accélération depuis le coup d’Etat de Maïdan en 2014 nous ont précipité dans ce gouffre d’une guerre qui pourrait entraîner l’Europe dans un ultime suicide.

Cette tragédie est malheureusement ficelée de longue date, notamment par les états-majors américains, qui avant même l’arrivée de Poutine au pouvoir, identifiaient trois actions qui permettraient aux Etats-Unis de conserver leur rôle à l’échelle mondiale : contenir la poussée de la Chine, assurer la division de l’Europe et couper la Russie de l’Ukraine. (2) Ces buts stratégiques américains sont atteints au-delà de leurs espérances, en poussant à la faute Poutine et en coupant pour plusieurs décennies la Russie de l’Europe, tout en la poussant dans les bras de la Chine.

Pourtant, au-delà de ces agitations idéologiques, il apparait aujourd’hui selon de nombreux experts que la capacité militaire de la Russie ne lui permet pas à ce jour de s’emparer d’Odessa, même si les attentats du théâtre Crocus près de Moscou le 22 mars, ainsi que les salves de missiles ukrainiens tirés sur Sébastopol, sont en train de faire basculer le conflit vers un engrenage de plus en plus incontrôlable.

A quelques encablures d’Odessa se construit actuellement en Roumanie, à proximité de la ville portuaire de Constanța, la future plus grande base militaire européenne de l’alliance de l’OTAN. La nouvelle installation abritera quelque 10 000 membres du personnel et leurs familles.

La situation ne serait donc pas -encore- aussi désespérée pour Kiev sur le front Sud-Ouest, qui entend profiter de sa situation sur la côte pour harceler la marine russe. 

Les annonces du président Macron seraient donc une stratégie de galvanisation à bon compte censée permettre une re-mobilisation des pays membres de l’OTAN. En utilisant le golem russe comme épouvantail, et le peuple français comme cobaye de peurs irrationnelles, la rhétorique guerrière et apocalyptique de certains oiseaux de malheur peut, en effet, servir de catalyseur électoral… ou de panique. (3)

Comme déjà exprimé à de nombreuses reprises, il existe pourtant une voie pour une Paix durable en Europe, mais celle-ci ne passera ni par le président Zelenski, emporté dans une voie sans issue tant par le Royaume Uni de Boris Johnson qui l’enfuma dans un refus d’accepter de rédiger des accords à Ankara en 2022, ni par la Rada qui instaura une loi interdisant toute négociation avec la Russie.

Il serait donc intéressant pour la France d’écouter les déclarations du général Zaloujni, CEMA ukrainien récemment destitué, plus au fait de la situation sur le terrain et sans doute plus pragmatique.

Peut-être même que dans une prise de conscience, certes tardive, de l’importance pour les européens de prendre enfin en main leur destin de défense du continent, nous pourrions -rêvons un peu- nous soustraire d’un ordre américain qui est de toute façon en demande de prise de distance. (4)

Mais entre soutenir la cause ukrainienne, prendre enfin conscience de l’inconstance des politiques budgétaires de défense de la France, et entrer dans une guerre totale (c’est l’ennemi qui vous désigne, y compris comme cobelligérant), il y a un abîme à ne pas franchir. 

Le cynisme ambiant des bellicistes en herbe est l’inverse d’une réflexion posée et construite. Elle s’apparente à une perte de contrôle, un errement guidé, aveuglé par les peurs, les sentiments, et sans doute l’ignorance, qui pourraient faire de la France une cobelligérante. Comme le disait le général de Gaulle, il n’y a que les arrivistes pour y arriver…


  1. https://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2024/03/19/if-we-want-peace-we-must-prepare-for-war/
  2. C.f Zbigniew  Brzeziński, Le Grand Echiquier, 1997
  3. C.f : https://geopragma.fr/les-hypocrites-les-cyniques-et-leurs-golems/
  4. https://www.bvoltaire.fr/otan-75-ans-pour-quoi-faire/

Les tensions entre Grèce et Turquie pour le contrôle des îles égéennes

Les tensions entre Grèce et Turquie pour le contrôle des îles égéennes

 

par Grégory Gasnot – École de Guerre économique – publié le 14 mars 2024

https://www.ege.fr/infoguerre/les-tensions-entre-grece-et-turquie-pour-le-controle-des-iles-egeennes


Les tensions entre la Grèce et la Turquie au sujet des îles de la mer Égée n’est pas récent. Un des derniers évènements en date fut le cas de la crise de l’île d’Imia en 1995 où un cargo turc, le Figen Akat[i], s’est accidentellement échoué sur la côte. Le capitaine du navire avait refusé l’aide grecque en maintenant qu’il était en eaux territoriales turques. Quelques mois après cet évènement, un drapeau grec fut planté sur l’île par le maire d’une île voisine, action qui fut suivie par deux journalistes turc débarqués en hélicoptère sur l’île pour y installer leur drapeau. En réponse, Athènes fit dépêcher un navire de guerre pour y replanter le drapeau hellène.

Les différends entre les deux membres de l’OTAN est problématique et pourrait déstabiliser l’alliance si une guerre devait éclater. En effet, Erdogan mène des politiques venant à restaurer la grandeur de l’empire ottoman comme la politique de Mavi Vatan, Patrie Bleue, politique expansionniste visant à agrandir le territoire maritime de la Turquie.

Le contrôle des îles de la mer Égée permet à la Grèce de disposer d’un vaste territoire maritime de 6 milles marins autour de ces îles et un droit d’extension à 12 milles marins hérité de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer. De son côté, l’Assemblée nationale turque a émis en 1995 qu’un élargissement du territoire grec constituerait un casus belli[ii] craignant pour la souveraineté de ses côtes. C’est dans ce contexte que le conflit entre les deux pays s’alimente sur ce territoire à enjeux stratégiques.

Enjeux stratégiques autour des îles de mer Égée

Cet espace maritime regorge de ressources naturelles et constitue un atout majeur. La Grèce exploite ces eaux par la pêche, l’aquaculture et le transport maritime qui sont des piliers de son économie. De plus, des ressources énergétiques, gaz et pétrole, sont présentes en méditerranée orientale et les deux pays sont dépendants énergétiquement, un accès à ces ressources permet de réduire les dépendances de chacun des états aux importations d’énergie et de gagner en souveraineté, le contexte mondial actuel s’ajoute confrontant de plus en plus de pays à cette problématique. A ce sujet, la Turquie et la Lybie ont signé un accord de prospection d’hydrocarbures en octobre 2022[iii], qui succède à un accord de délimitations maritime entre les deux parties, suivi par l’envoi du navire turc Oruç Reis[iv] qui a opéré en méditerranée orientale et notamment au sud de l’île grecque de Kastellorizo. En parallèle la Grèce et l’Égypte ont conclu un accord bilatéral en 2020 sur la délimitation des zones maritimes d’exploitations d’hydrocarbures[v]. Ces accords s’accompagnent aussi d’un projet entre Israël, Chypre et la Grèce de gazoduc qui doit relier les champs de gaz naturels offshores israéliens. L’enjeu militaire de ces zones est tout aussi important, régulé par les différents traités de Lausanne en 1923 et de Paris de 1947 exigeants une démilitarisation de ces îles. Le large espace aérien découlant de la possession des îles égéennes permet à la Grèce de maintenir une surveillance sur ces dernières[vi]. Ce dernier point mène cependant à des discordes entre Athènes et Ankara.

Opérations de présence militaire en mer Égée 

Premièrement l’enjeu militaire est un des premiers terrains d’affrontement des deux pays. La militarisation de cette zone est un sujet contesté par le Turquie, en vertu des traités cités ci-dessus la zone se doit d’être démilitarisée. Des médias turcs produisent des reportages montrant des installations de troupes et d’équipements militaires ainsi que des photos de navires grecs déchargeant des véhicules blindés[vii]. Pour Erdogan ces interventions sont équivalentes à une menace pour la souveraineté du pays, à cette notion s’ajoute la multiplication d’accords de défense entre la Grèce et les États-Unis qui sont vu par les turcs comme une « occupation déguisée ». Lors du sommet européen de Prague le 6 octobre 2022 durant un discours du président Erdogan, le premier ministre grec a quitté le diner officiel menant le président turc à menacer le gouvernement grec en déclarant « Je peux venir soudainement une nuit ».

Le traité de Lausanne autorise cependant un « contingent normal » de troupes régulières sur ces îles, le ministère des affaires étrangères grec ajoute que la Turquie n’a pas participé à la signature du traité de Paris qui décrète que ces îles restent démilitarisées et que selon l’article 34 la de convention de Vienne sur la Loi des Traités, un traité ne crée pas d’obligation ou de droits pour un pays tiers. Cette justification est suivie par le fait que la création de l’OTAN et la démilitarisation est incompatible avec la participation d’alliances militaires, de plus le gouvernement grec affirme que les actions menées par la Turquie, invasion de Chypre en 1974, la violation de l’espace aérien grec et le maintien de troupes sur les côtes Anatoliennes représente une menace et le gouvernement grec est en droit d’exercer son droit de légitime défense.

Mavi Vatan, la politique expansionniste turc

La politique de Mavi Vatan turc est un point important des tensions entre les deux pays. Selon le ministère des affaires étrangères turc, la Grèce possède 43,5% du territoire maritime de la mer Égée contre 7,5% pour la Turquie, l’extension à 12 milles marins par la Grèce amènerait ces proportions à 71,5% pour la Grèce et 8,8% pour la Turquie avec 19,7% de hautes mers disponibles[viii]. Cet argument est appuyé par Ankara d’une question de proportionnalité par rapport à la surface continentale turque et revendiquent donc une zone économique exclusive qui correspondrait à une extension de la plaque tectonique anatolienne. Cet argument est cependant caduc, la plaque tectonique anatolienne ne se jette pas dans la mer Égée et ne prendrait donc pas en compte les îlots associés, de plus, la plaque tectonique sur laquelle la Grèce repose prendrait en compte une partie du territoire continental turc. La stratégie de la Patrie Bleue est provocatrice en englobe un large territoire pour prouver que la Turquie à le pouvoir d’accaparer ces territoires. Cette politique est comparée au Mare Nostrum de l’Italie fasciste et au Lebensraum de l’Allemagne nazie par des médias grecs et que l’objectif est d’absorber les mers, les terres et l’espace aérien grec.

Vers un apaisement des tensions entre les deux pays ?

Après leurs réélections en été 2023, le président Erdogan et le premier ministre grec Kyriakos Mitsotakis se sont rencontrés en vue d’un apaisement des tensions au sujet de la mer Égée. Les discussions, poussées par Washington voulant voir l’OTAN plus unie sous contexte de guerre en Ukraine, tendent à trouver des solutions au conflit égéen ainsi que pour Chypre. Un apaisement des relations entre les deux pays apportera une stabilité dans la région et que les deux pays pourraient en profiter économiquement. Cependant les conflits au Proche-Orient peuvent amener à un changement de direction quant à ces apaisements, la position des deux pays étant opposées, d’autres alliances pourraient se créer au détriment d’une accalmie des tensions.

Grégory Gasnot,
étudiant de la 27ème promotion Stratégie et Intelligence Économique (SIE)


Sources:

Casus belli of Turkey in the case of extending Greece’s territorial to 12 nautical miles, Parlement Européen, 23/10/2018.
Disputed Islands in the Aegean Sea: The Ongoing Conflict between Greece and Turkey, The Foreign Policy Council, 16/01/2023.
Eastern Mediterranean Pipeline Project, NS Energy.
En Méditerranée, « Erdogan déploie une stratégie qui consiste à s’affranchir de tous les traités internationaux », Libération, 14/08/2020.
Erdoğan konuştu, ‘EGAYDAAK’ yeniden gündeme geldi, Cumhuriyet, 03/09/2022.
Footage shows Greek deployment of armored vehicles on Aegean islands, TRT World, 2022.
Guerre des drapeaux en mer Égée, Libération, 31/01/1996.
La Libye et la Turquie signent un accord de prospection d’hydrocarbures, Le Monde, 04/10/2022. 
La Turquie renvoie son navire controversé en Méditerranée orientale, Les Échos, 12/10/2020. 
Le gazoduc Eastmed, une option compliquée pour diminuer la dépendance européenne au gaz russe, Le Monde, 12/03/2022.
Méditerranée orientale : la Grèce ratifie un accord avec l’Égypte sur le partage des zones maritimes, Le Figaro, 27/08/2020.
« Nous pouvons arriver subitement la nuit » : la Grèce menacée par la Turquie, La Voix du Nord, 05/09/2022. 
Pourquoi la Turquie et la Grèce ont accepté de geler le conflit et de regarder vers l’avenir, Middle East Eye, 18/09/2023.
Pourquoi la Grèce et la Turquie s’affrontent en Méditerranée orientale, Le Monde, 5/10/2023.
Tout comprendre à la (nouvelle) montée des tensions entre la Turquie et la Grèce, L’Express, 04/09/2022.
Unpacking the Conflict in the Eastern Mediterranean.
Το ζήτημα του Αιγαίου και το τουρκικό στρατηγικό δόγμα της «Mavi Vatan», Πτήση, 16/10/2022.

Notes

[i] Guerre des drapeaux en mer Égée, Libération, 31/01/1996. 

[ii] Casus belli of Turkey in the case of extending Greece’s territorial to 12 nautical miles, Parlement Européen, 23/10/2018.

[iii] La Libye et la Turquie signent un accord de prospection d’hydrocarbures, Le Monde, 04/10/2022. 

[iv] La Turquie renvoie son navire controversé en Méditerranée orientale, Les Échos, 12/10/2020. 

[v] Méditerranée orientale : la Grèce ratifie un accord avec l’Égypte sur le partage des zones maritimes, Le Figaro, 27/08/2020. 

[vi] Ministère des affaires étrangères grec

[vii] Footage shows Greek deployment of armored vehicles on Aegean islands, TRT World, 2022.

[viii] Ministère des affaires étrangères truc

Opération Bouclier du Dniepr ? par Michel Goya

Opération Bouclier du Dniepr ?

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 17 mars 2024

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Il existe de nombreuses possibilités d’emploi de la force armée en situation de « confrontation » (ou de « contestation » si vous préférez le terme de doctrine), c’est-à-dire d’affrontement sous le seuil de cette guerre ouverte et générale qu’aucun des adversaires ne veut. L’une d’entre elles, évoquée à de nombreuses reprises sur les plateaux de télévision, mais que l’on reprend désormais depuis que le président de la République a déclaré qu’on ne pouvait rien exclure, consiste à déployer rapidement des forces afin de sanctuariser une zone. C’est un procédé à distinguer des missions d’interposition, comme les opérations sous Casques bleus ou l’opération française Licorne en Côte d’Ivoire, puisqu’il s’agit de faire face à un adversaire désigné en espérant qu’il ne devienne pas un ennemi. Cela a été fréquemment utilisé pendant la guerre froide afin de dissuader un adversaire de s’emparer d’une partie de son territoire ou de celui d’un allié, mais très rarement en s’introduisant dans une zone déjà en guerre. En fait, je n’ai que deux exemples contemporains en tête. C’est peu pour en tirer des leçons mais intéressant tout de même.

Voile sur le Nil

Le premier exemple date de 1970. Nous sommes en plein dans la guerre dite d’« usure » entre Israël et l’Egypte tout le long du canal de Suez. Le 7 janvier 1970 les Israéliens profitent de la livraison par les Américains d’une trentaine chasseurs-bombardiers F-4E Phantom pour lancer une campagne aérienne du delta du Nil jusqu’au Caire. Les Israéliens espèrent que la contestation intérieure que ces frappes provoqueront poussera Nasser à céder. On imagine même que Nasser pourrait être renversé et remplacé par quelqu’un de plus conciliant. Cela ne fonctionne pas du tout. Les dégâts militaires sont réels mais pas essentiels et surtout ils n’aboutissent pas à l’érosion du soutien au Raïs, bien au contraire. Lorsque deux frappes accidentelles très meurtrières frappent des civils, dont une école, la population égyptienne réclame surtout vengeance.

Dès le début de cette campagne aérienne israélienne, baptisée Floraison, les Soviétiques décident d’intervenir. Cet engagement, baptisé opération Caucase, débute au début du mois de février avec le débarquement par surprise à Alexandrie de la 18e division aérienne. À partir d’avril, le dispositif – dizaines de batteries de missiles SA-2B et de SA-3, accompagnées d’un millier de canons-mitrailleurs ZSU 23-4 et de centaines de missiles SA-7 portables – est en place le long du Nil avec en plus au moins 70 chasseurs Mig-21. L’ensemble représente 12 000 soldats soviétiques, 19 000 à la fin de l’année 1970. Ils sont tous en uniformes égyptiens et présentés comme conseillers, mais le message est clair : attaquer le Nil c’est prendre le risque militaire et politique d’affronter les Soviétiques. Les Israéliens abandonnent dès mi-avril 1970 l’opération Floraison, tout en suggérant en échange aux Soviétiques de ne pas s’approcher à moins de 50 kilomètres du canal de Suez. L’effort aérien israélien redouble en revanche dans la région du canal où les combats atteignent un niveau de violence inégalé.

Au mois de juin et alors que des négociations sont en cours pour un cessez-le-feu, les Soviétiques décident de passer outre et de faire un bond en direction du canal. Cette fois les Israéliens ne reculent pas et poursuivent leurs frappes et raids terrestres le long du canal. Les accrochages entre Israéliens et Soviétiques sont de plus en plus fréquents, avec les batteries au sol d’abord puis fin juin avec les Mig-21 qui ont également été rapprochés du front. Le 22 juin, on assiste à une première tentative d’interception soviétique. Le 29, les Israéliens organisent en réponse une opération héliportée sur une base aérienne occupée par les Soviétiques. En juillet, les choses s’accélèrent. Le 18, une batterie S-3 soviétique est détruite mais abat un F-4E Phantom. Le 25 juillet, après plusieurs tentatives infructueuses, un Mig-21 parvient à endommager un Skyhawk israélien. Tous ces combats sont cachés au public. Alors que le cessez-le-feu se profile, le gouvernement israélien décide d’infliger une défaite aux Soviétiques. Le 30 juillet, un faux raid israélien attire 16 Mig-21 au-dessus du Sinaï où les attendent 12 Mirage III aux mains des meilleurs pilotes israéliens. C’est le plus grand combat aérien du Moyen-Orient, là encore caché de tous. Cinq Mig-21 sont abattus et un endommagé, pour un Mirage III endommagé. Deux pilotes soviétiques sont tués. Le lendemain et une semaine après Nasser, le gouvernement israélien accepte le cessez-le-feu. Le plan américain Rogers, à l’origine de ce cessez-le-feu, prévoyait une démilitarisation du canal de Suez d’armes lourdes. Égyptiens et Soviétiques ne le respectent en rien puisqu’au lieu du retrait, ils renforcent encore plus le dispositif de défense sur le canal. Trois frégates armées de missiles SA-N-6 sont mises en place également à Port-Saïd. Les Israéliens sont tentés un moment de reprendre les hostilités mais ils y renoncent, soulagés d’en finir après dix-huit mois de combats.

Une Manta dans le désert

Au début du mois d’août 1983, le Tchad est en proie à une nouvelle guerre civile où le gouvernement de N’Djamena, dirigé par Hissène Habré, s’oppose à l’ancien Gouvernement d’union nationale tchadienne (GUNT), soutenu par la Libye du Colonel Kadhafi. Les Libyens occupent déjà la bande d’Aouzou à l’extrême nord du pays, sont sur le point de s’emparer de Faya-Largeau et menacent d’attaquer la capitale. Hissène Habré demande l’aide de la France.

Le 9 août, François Mitterrand accepte le principe d’une opération de dissuasion face aux Libyens et d’appui aux Forces armées nationales tchadiennes (FANT) baptisée Manta. À cet effet, les points clés au centre du pays, Moussoro et Abéché en une semaine puis Ati en fin d’année sont occupés chacun un groupement tactique interarmes français. Dans le même temps, la diplomatie française désigne ouvertement le 15e parallèle, au nord de ces points clés, comme une « ligne rouge » dont le franchissement susciterait automatiquement une réaction forte. Derrière le bouclier des GTIA, une force aérienne de plus de 50 appareils de tout type est déployé à N’Djamena et Bangui tandis que le Groupe aéronaval oscille entre les côtes du Liban et de Libye. Avec le détachement d’assistance militaire mis en place pour assister et parfois accompagner discrètement les FANT et le détachement de 31 hélicoptères de l’Aviation légère de l’armée de Terre (ALAT) on se trouve en présence du corps expéditionnaire le complet et le plus puissant déployé par la France depuis 1962.

La Libye, qui ne veut pas d’une guerre ouverte avec la France, riposte de manière indirecte en organisant des attentats à N’Djamena et en soutenant les indépendantistes néo-calédoniens. En janvier 1984, les Libyens et le GUNT testent la détermination française en lançant une attaque au sud du 15e parallèle. Les rebelles se replient avec deux otages civils français. Les Français lancent un raid aérien à sa poursuite, mais les atermoiements du processus de décision politique sont tels qu’un Jaguar est finalement abattu et son pilote tué. Pour compenser cet échec, la ligne rouge est placée au niveau du 16e parallèle, les effectifs français renforcés jusqu’à 3 500 hommes et les conditions d’ouverture du feu plus décentralisées. Le colonel Kadhafi finit par céder et accepte de retirer ses forces du Tchad en échange de la réciprocité française. C’est en réalité une manœuvre diplomatique et une tromperie. Le dispositif français est effectivement retiré en novembre 1984, mais au mépris des accords les Libyens continuent de construire une grande base à Ouadi Doum dans le nord du Tchad. Les hostilités reprennent en février 1986 avec une nouvelle offensive rebelle et libyenne qui franchit 16e parallèle. La France réagit par un raid frappant la base de Ouadi Doum depuis Bangui. La Libye répond à son tour par le raid d’un bombardier sur N’Djamena, qui fait peu de dégâts et s’écrase au retour. Un nouveau dispositif militaire français, limité cette fois à un dispositif aérien et antiaérien, est mis en place au Tchad. Il est baptisé Épervier.

Le déblocage de la situation intervient en octobre 1986 lorsque les rebelles du GUNT se rallient au gouvernement tchadien. Celui-ci est alors assez fort pour lancer en janvier 1987, une vaste offensive de reconquête discrètement appuyée par la France avec les « soldats fantômes » du service Action de la DGSE et plus ouvertement par des frappes aériennes revendiquées ou non. Les forces tchadiennes coalisées s’emparent successivement de toutes les bases libyennes. Le 7 septembre, trois bombardiers libyens sont lancés en réaction contre N’Djamena et Abéché. L’un d’entre eux est abattu par un missile antiaérien français.

Le 11 septembre 1987, un premier cessez-le-feu est déclaré et des négociations commencent qui aboutissent à un accord de paix en mars 1988. Le 31 août 1989, la signature de l’accord d’Alger entre le Tchad et la Libye met fin au conflit. Les hostilités ouvertes cessent, mais le dispositif militaire français reste sur place. Le 19 septembre 1989, les services secrets libyens organisent la destruction d’un avion long-courrier au-dessus du Niger qui fait 170 victimes, dont 54 Français. Comme lors des attentats d’origine iranienne, la « non attribution » de l’attaque permet de justifier de ne rien faire. La confrontation contre la Libye aura donc coûté à la France toutes ces victimes civiles et 13 soldats tués, dont 12 par accident.

Et rien en Ukraine

Ce qu’il faut retenir de ces exemples est qu’une opération de sanctuarisation en pleine guerre est un exercice délicat qui suppose d’abord d’avoir bien anticipé la réaction de l’adversaire et donc de bien le connaître, d’être ensuite très rapide afin de déjouer les contre-mesures éventuelles et enfin d’être suffisamment fort et clair pour être dissuasif. En admettant que la dissuasion réussisse, ce qui a été le cas dans les deux exemples, il faut néanmoins s’attendre à la possibilité d’accrochages, ces morsures sur le seuil de la guerre ouverte, et donc des pertes ainsi qu’un accroissement sensible du stress de l’opinion publique. Il faut surtout que cette opération risquée ait un intérêt stratégique et change véritablement le cours de la guerre en protégeant son allié d’une grave menace à laquelle il ne peut faire face tout seul.

Tous ces éléments ne sont pas réunis dans la guerre en Ukraine. Il n’y a pour l’instant pas de menace existentielle pour le pays, et on notera au passage que lorsque l’Ukraine était beaucoup plus en danger au printemps 2022 personne n’avait envisagé de prendre le risque de sanctuariser quoi que ce soit. Un tel engagement, sur le Dniepr ou aux abords de Kiev et d’Odessa sur les lignes claires, pourrait éventuellement permettre de soulager un peu l’armée ukrainienne qui pourrait ainsi consacrer plus de forces dans le Donbass. Ce n’est cependant évidemment pas avec les 15 000 hommes déployables par la France que l’on aurait la possibilité de tenir unr ligne très longue. L’opération de sanctuarisation ne peut être crédible et efficace qu’avec une masse critique de moyens, très supérieure à celle de Manta et même de Caucase, et nécessiterait donc une coalition de pays un peu courageux. On n’y trouvera donc ni les neutres, ni guère de pays d’Europe occidentale hors le Royaume-Uni et la France ou peut-être encore les Pays-Bas. Avec la Pologne, les pays baltes et scandinaves ainsi que la Tchéquie, on peut atteindre cette force crédible. Avec les Etats-Unis, on doublerait sans doute tout de suite de moyens, mais les Etats-Unis accepteraient-ils de prendre de tels risques ? C’est peu probable. Ajoutons ensuite cette évidence que si on a les moyens matériels, dont des munitions, pour constituer une grande coalition militaire, même entre Européens seulement, on pourrait aussi fournir ces moyens directement à l’armée ukrainienne. Dans tous les cas, cela se ferait dans une grande cacophonie politique où les Russes actionnerait tous leurs alliés sur le thème « plutôt céder à Poutine que mort », et avec suffisamment de délais pour tuer toute surprise. Dès le déploiement de cette force éventuelle, les Russes ne manqueraient pas de la tester et la frappant « accidentellement » par exemple, afin de stresser encore plus les opinions et de jauger la volonté des un et des autres.

Est-ce que cette opération réussirait en dissuadant les Russes d’aller jusqu’à Kiev et Odessa, en admettant encore une fois qu’ils battent l’armée ukrainienne dans le Donbass ou qu’ils décident de reporter leur effort vers Kharkiv et Kiev à partir de la Russie ou la Biélorussie ? On ne sait pas. La vraie dissuasion réside dans le fait que tout le monde redoute que le franchissement du seuil de la guerre ouverte et générale entre puissances nucléaires entraine une escalade rapide vers cet autre seuil que personne ne veut aborder, celui de l’affrontement atomique. Or, le franchissement du seuil de la guerre ouverte contre un corps expéditionnaire en Ukraine signifierait-il automatiquement cette escalade interdite ? C’est ce qu’on laissera entendre dans les opinions publiques européennes afin de les apeurer mais en réalité rien n’est moins sûr. Même en invoquant la désormais fameuse « ambiguïté stratégique », l’Ukraine ne fait incontestablement pas partie des enjeux vitaux français et britanniques, qui justifieraient l’emploi en premier de l’arme atomique, synonyme de riposte de même nature, et c’est la même chose pour la Russie. Autrement-dit, les Russes pourraient vraiment saisir l’occasion d’essayer vaincre un contingent de l’OTAN, surtout si les Américains n’en font pas partie, et ce sans que personne n’ose utiliser d’armes nucléaires. Y parviendraient-ils ? c’est une autre question.

En conclusion, une opération de sanctuarisation au cœur de l’Ukraine est à l’heure actuelle une chimère. Cela aurait pu éventuellement être efficace avant la guerre avec un déploiement rapide de forces de l’OTAN, y compris américaines, à la frontière de l’Ukraine et de la Russie. Que n’aurait-on entendu sur « l’agressivité de l’OTAN et les plans machiavéliques américains face à la gentille Russie qui ne fait que se défendre et n’a aucune intention belliqueuse », mais cela aurait pu, peut-être, effectivement dissuader la Russie d’engager la guerre…si on avait la volonté et les moyens. Nous Européens et nous Français, avions en fait détruit depuis longtemps les moyens nous permettant de réaliser une telle opération sauf avec quelques centaines de soldats français, quelques milliers tout au plus en coalition européenne. L’urgence est pour l’instant de reconstituer ces moyens perdus tout en aidant l’Ukraine autant que possible, y compris éventuellement avec des soldats ou des civils en soutien, et puis de renforcer militairement le flanc Est de l’Europe comme avait pu l’être la République fédérale allemande durant la guerre froide. Il sera alors temps de voir.

Quelle influence russe au sein des États baltes ? La position ambiguë de certains partis politiques en Estonie et Lettonie, membres de l’OTAN et de l’UE

Quelle influence russe au sein des États baltes ? La position ambiguë de certains partis politiques en Estonie et Lettonie, membres de l’OTAN et de l’UE

Par Chloé Daniel* – Diploweb – publié le 16 mars 2024  

https://www.diploweb.com/Quelle-influence-russe-au-sein-des-Etats-baltes-La-position-ambigue-de-certains-partis-politiques.html


*Chloé Daniel, diplômée du Master 2 Histoire – Relations internationales à l’Université catholique de Lille. Cet article a été rédigé à partir de son mémoire de M2, sous la direction de Pierre Verluise, fondateur du Diploweb.com.

La Russie de Vladimir Poutine revendique un droit « incontestable » sur les États baltes en raison de son « interprétation » de l’histoire de la Russie avec ces pays. Tallin, Riga et Vilnius sont considérées par Moscou comme faisant partie de l’ « étranger proche » du Kremlin, une région supposée nostalgique de la grandeur soviétique, à préserver de l’emprise de « l’Occident collectif ». Moscou va jusqu’à criminaliser des personnalités baltes qui refusent la « vision historique » de Vladimir Poutine. Cette stratégie de pression et d’influence va au-delà des domaines militaire, économique, médiatique et humanitaire, impliquant notamment les minorités russophones.

Dans ce contexte, les partis politiques lettons et estoniens tels que l’Union russe de Lettonie et le Parti social-démocrate « Harmonie », en plus du parti du Centre d’Estonie, puisqu’ils défendent les russophones et le maintien d’une culture russe dans leur pays, sont considérés comme pro-russes.

Bien qu’elle soit enlisée dans sa guerre militaire et idéologique contre l’Ukraine, la Fédération de Russie reste imprévisible et ne cache pas son plan de maintenir voire renforcer une influence au sein des Etats baltes. C’est pourquoi il faut rester prudents pour 2024… et la suite.

ESTONIE, LETTONIE ET LITUANIE, communément appelés les États baltes, représentent pour Michel Foucher « une zone de battement avec toujours comme enjeu, à l’arrière-plan, le contrôle […] de l’isthme Baltique/mer Noire » (Louis, 2021). C’est en effet ce qui motive dans un premier temps l’Empire russe, puis l’Union soviétique (1922-1991) et la Russie contemporaine à maintenir une influence dans la région.

Malgré l’implosion [1] de l’URSS en décembre 1991, les ex-républiques socialistes soviétiques que sont les États baltes occupent une place singulière parmi les cibles de Moscou. Leur originalité dans l’ « étranger proche » [2] russe tient à leur expérience soviétique, aux traumatismes et traces laissés par cette période d’occupation. Depuis leur adhésion en 2004 à l’OTAN puis à l’UE, leur originalité tient aussi à leur appartenance à ce que le dirigeant russe V. Poutine appelle de manière péjorative l’« Occident collectif » [3].

Par conséquent, Moscou y utilise différents leviers d’influence sophistiqués, relevant notamment de son « soft power  » [4]. Le Kremlin espère pouvoir compter sur les minorités russophones des trois baltes et les partis politiques qui les représentent, à l’échelle nationale et européenne, instrumentalisés. Ces partis, représentés sur la carte ci-dessous, s’inscrivant dans la stratégie politique russe, sont-ils de fait des alliés de Vladimir Poutine, comme ils en sont depuis longtemps accusés ? Qu’en est-il de leur popularité dans le contexte actuel de guerre en Ukraine ? En somme, dans quelle mesure les États baltes constituent-ils des leviers d’influence politique russe ?

Carte. Les Pays baltes, entre minorités russophones et partis politiques proches de Moscou
Conception et réalisation : C. Daniel, 2023.
Daniel/Diploweb.com

La carte représentant « Les Pays baltes, entre minorités russophones et partis politiques proches de Moscou » permet d’illustrer d’une part l’instrumentalisation faite par la Russie des minorités russophones (I), d’autre part les partis politiques ayant des relations ambigües, voire douteuses, avec Moscou (II), et enfin la stratégie russe confrontée aux moyens et ambitions baltes et européennes (III).

I. L’instrumentalisation faite par la Russie des minorités russophones baltes

Les « compatriotes » du « Monde russe » : deux concepts à l’origine de l’instrumentalisation des minorités russophones par le Kremlin.

Le 19 décembre 2013, Vladimir Poutine, lors d’une conférence de presse médiatisée sur la chaîne Rossiya 24, revient sur la chute de l’URSS en déclarant : « Un jour, les gens se sont réveillés, personne ne leur avait rien demandé et le pays avait disparu. Ils ont soudain réalisé qu’ils se trouvaient à l’étranger … ». (Antoun et al., 2015). Ces derniers sont pour la plupart des « ethniques russes » (russkiy – ру́сский), terme qui diverge de celui de « citoyens russes » (rossisskiy – российский). Ils sont qualifiés de « compatriotes » (sootechestvennik – соотечественник) dont le statut est régi par la loi fédérale « sur la politique d’État de la Fédération de Russie à l’égard des compatriotes à l’étranger ». Le terme englobe : les citoyens russes extérieurs au territoire ; les anciens citoyens de l’URSS ; les émigrants de l’État russe et de l’URSS ; les descendants des catégories de personnes précédemment citées, à l’exception des descendants des personnes ayant obtenu une nouvelle nationalité. En 2014, l’Académie des sciences russe compte près de 30 millions de personnes répondant à cette catégorie de personnes (Ryazantev, 2014). En Estonie et en Lettonie, leur proportion serait de 24,8% et 24,5% de la population de ces deux pays, (Mix, 2022), bien que ces chiffres s’élèvent parfois jusqu’à 26,2% en Lettonie.

Plus largement, cette diaspora russe relève du « Monde russe » (russkiy mir – русский мир) imaginé par Vladimir Poutine : « Le « monde russe » est une idée définie uniquement sur la base de l’auto-identification. » (Zevelev, 2016). C’est la sphère d’influence imaginée par le Kremlin sur une base culturelle et linguistique, qui va bien au-delà des frontières géographiques et ethniques russes. (Dysart, 2021). L’idée majoritaire est la suivante : faire de l’espace post-soviétique une zone tampon, ou autrement dit, une zone située entre deux entités géographiques et qui, dans ce cas, sépare deux forces aux « mœurs » différentes.

Ainsi, les notions de « compatriotes à l’étranger » et de « Monde russe », « reflètent toutes deux la tension entre les frontières réelles de la Fédération de Russie et les cartes mentales de la « Russie » qui existent dans l’esprit de nombreux Russes. ». (Zevelev, 2016). Leur utilisation permet à Vladimir Poutine de créer une idée « identité commune » simplement au travers de la langue russe. C’est la première langue de respectivement 30% et 34% des populations estoniennes et lettones (Bergmane, 2020). Néanmoins, comme l’explique Céline Bayou : « […] ces minorités [russophones, ndlr] doivent être appréhendées avec nuance. Parmi ces « russophones », certains […] sont des opposants russes, bélarusses ou autres, qui se sont installés sur les rivages baltes pour fuir des régimes non démocratiques ; voire des personnes déplacées d’Ukraine depuis le début de la guerre, de facto potentiellement russophones. Parmi ces « russophones » également, certains sont citoyens lituaniens, lettons ou estoniens ; d’autres sont citoyens d’autres pays ; et d’autres, enfin, sont « non-citoyens » […]. » (Descoups, 2022).

En effet, la question de l’intégration des minorités russophones est très politique. Elle est sujette aux controverses dès le lendemain des indépendances et questionne encore dans un contexte de guerre en Ukraine. Vilnius, où la population russe est peu nombreuse et la population polonaise légèrement plus importante [5], fait le choix de la « formule zéro » dès 2002. Cela signifie que « la citoyenneté lituanienne sans aucune condition préalable a été accordée à tous les résidents locaux qui souhaitaient l’obtenir » (Brack et al., 2015). 98% des russophones y sont donc naturalisés (Saffrais, 1998). L’Estonie et la Lettonie font preuve de plus de raideur dans leurs politiques face aux minorités russophones plus importantes [6]. La loi sur la citoyenneté estonienne de 1992 distingue les minorités historiques et les nouveaux « migrants » [7] en fixant certaines conditions. Pour les autres, la catégorie des « non-citoyens » est créée. Ces derniers ont moins de droits que les habitants naturalisés mais disposent tout de même du droit de vote aux élections locales. Cette catégorie de non-citoyens bénéficie de passeports spécifiques. Sans être apatrides, leur statut est exceptionnel. Ils n’ont pas le droit d’accès à certains emplois dans l’administration publique et ils n’ont pas le droit de voter aux élections, sauf en Estonie pour les élections locales. Cela pose un problème juridique évident.

Ce sont ces russophones, notamment les « non-citoyens » d’Estonie et de Lettonie, considérés par Moscou comme des « compatriotes » du « Monde russe » qui, jugés discriminés. sont défendus par certains partis politiques, particulièrement lettons et estoniens. Or, cela s’inscrit dans le discours de la Russie, laissant place aux critiques quant aux relations existantes entre les partis cités, les personnalités politiques qui les représentent et Russie unie de Vladimir Poutine.

II. Des partis politiques baltes ayant parfois des relations ambigües, voire douteuses, avec Moscou

Le parti social-démocrate « Harmonie » (SDPS) et l’Union russe de Lettonie (LKS), ainsi que le parti du Centre d’Estonie, peuvent être utilisés comme messagers de la propagande russe. Défendant les intérêts des russophones présents sur le territoire, ils peuvent obtenir un certain nombre de voix.

En effet, une corrélation socio-spatiale existe entre le nombre de voix attribuées aux partis et le nombre de russophones et russes vivant dans certaines des régions lettones, comme le montre une étude réalisée en 2022 [8]. A titre d’exemple, la ville de Daugavpils en Lettonie, où près de 75% des habitants ont pour langue natale le russe et environ 50% le sont ethniquement (Colling, 2022), constitue une grande partie de l’électorat du SDPS ou LKS. Comme Narva en Estonie [9], Daugavpils est un espace géographique sous tension, important théâtre de propagande russe, qui regroupe les populations les plus proches mais les plus éloignées dans cette période de guerre en Ukraine. Preuve de l’inquiétude existante quant aux minorités russophones de ces deux régions, Gabriel Range réalise le documentaire « This World, World War Three : Inside the War Room », paru en 2016. Celui-ci imagine le destin de Daugavpils : se sentant discriminés par leur statut, les russophones se rebellent contre le gouvernement letton tout en étant soutenus par le Kremlin qui en profite pour envahir la Lettonie.

La défense des minorités russophones, du maintien de la langue russe, de la culture russe, ou d’un monument à la gloire de l’URSS, sont autant d’éléments repris par des partis et personnalités politiques sociaux-démocrates lettons et estoniens, s’alignant sur le discours de la Fédération de Russie. Les partis LKS et SDPS, dans une coopération officielle avec Moscou ou non, n’ont cessé de défendre les intérêts du Kremlin sur le sol letton, participant à créer une particularité lettone à ce sujet. Si les deux partis perdent drastiquement en popularité aux élections parlementaires de 2022, du fait de l’offensive russe en Ukraine du 24 février 2022, il n’empêche que leur ligne politique reste inchangée. Bien qu’ils aient tous deux nié plus ou moins radicalement toute relation avec la Russie, le fait qu’ils puissent recevoir des financements du Kremlin ou que seulement 40% des russophones condamneraient la guerre menée par la Russie en Ukraine [10], peut leur permettre de maintenir un certain électorat.

Le SDPS, fondé en 2010, est en 2011, 2014 et 2018, le parti qui détient le plus de sièges au Parlement (Brack et al., 2015). Nils Ušakovs, représentant du parti, est maire de Riga de 2013 à 2019, avant d’être destitué pour un scandale de corruption. Pourtant, « dans l’espace letton de l’information, « Harmonie » jouit d’une réputation stable en tant que « bras armé du Kremlin ». » (Zhirnova, 2022). Quant à « L’Union russe de Lettonie », co-présidé par Tatjana Ždanoka et Miroslavs Mitrofanovs, il est « plus fortement orienté vers la Russie que le Centre de l’harmonie : ce parti milite notamment pour l’introduction du russe comme deuxième langue officielle de Lettonie ainsi que pour l’octroi de la citoyenneté – et, partant, du droit de vote – à tous les résidents. » (Brack et al., 2015).

Cette situation diffère en Estonie, où le critiqué « Parti du centre d’Estonie » a une ligne politique bien plus modérée que les partis lettons précités. Cette position, liée à la diminution des soupçons quant à ses liens avec Moscou, fait sa popularité. Surtout que le parti a su adopter une position critique sur la politique étrangère de la Russie a plusieurs reprises, donc rester pragmatique (Brack et al., 2015).

Enfin, la Lituanie fait figure d’exception par rapport aux deux autres États baltes sur les plans historiques, législatifs, démographiques et donc politiques. En effet, les russophones (peu nombreux et éparpillés sur le territoire) ne constituent pas un vivier électoral à satisfaire et défendre politiquement. Leur attitude reste pro-européenne. La principale menace russe est donc militaire, le pays étant frontalier de l’exclave russe de Kaliningrad et de la Biélorussie. Le département de la sécurité d’État lituanien (Valstybės saugumo departamentas, VSD) en a conscience : « La région de Kaliningrad reste la plus grande menace dans le voisinage de la Lituanie. » est-il écrit dans le rapport de 2023 [11]. La région de Kaliningrad et la Biélorussie sont en effet reliées par le corridor de Suwalki, long de 64 km, qui n’est autre que la frontière entre la Lituanie et la Pologne, zone faiblement peuplée. Il s’agirait du « point faible de l’Europe de l’OTAN » (Pennarguear, 2022) si la Russie venait à s’en emparer avec ses troupes, séparant complètement les États baltes du reste de l’Europe. Ces faiblesses de Suwalki ont été mises en évidence par le général Ben Hodges dans un rapport accablant publié dès 2018. Cet ancien commandant des forces américaines en Europe alerte : « Les membres de l’OTAN ne doivent avoir aucun doute, les forces russes menacent l’intégrité territoriale de l’ensemble de l’Alliance transatlantique. Toutes les faiblesses de la stratégie de l’OTAN et de sa posture militaire convergent vers le corridor de Suwalki. » (Pennarguear, 2022). L’OTAN est cependant positionnée aux alentours.

Plus que les partis politiques en eux-mêmes, ce sont certaines personnalités politiques qui inquiètent. Au contraire du politique Algirdas Paleckis en Lituanie, jugé pour ses actes, Nils Ušakovs (SDPS) et Tatjana Ždanoka (LKS), sont représentés au Parlement européen. Nils Ušakovs, russophone et « non-citoyen » letton avant ses 23 ans, défend toujours les intérêts des russophones, bien qu’il réfute ses liens présumés avec Moscou. Tatjana Ždanoka, s’affiche au plus près de Moscou, comme un messager de la propagande russe au sein du Parlement européen, en plus qu’à l’échelle nationale. Par exemple, en 2019, elle compare les russophones en Lettonie avec les Juifs avant la Seconde Guerre mondiale, déclaration pour laquelle le Service de sécurité de l’État letton lance une procédure pénale pour incitation à la haine ethnique (Bergmane, 2020). Elle a aussi précédemment soutenu l’annexion russe illégale de la Crimée en 2014 et le soutien de la Russie au régime de Bachar Al-Assad en Syrie [12]. Relativement seule dans son combat au sein de l’Union européenne, elle ne serait qu’un relais avec peu d’influence aujourd’hui.

Leur manque d’influence actuel s’explique par la véritable lutte historique menée par les Etats baltes contre la Russie, danger pour la démocratie. Cela passe par des moyens régionaux mais aussi européens mis en place pour contrer l’influence et l’expansion du discours russe.

III. La stratégie russe confrontée aux moyens et ambitions baltes et européennes

Pour Moscou, il ne s’agit pas seulement d’avoir une certaine influence au sein des Baltes auprès d’autres acteurs aussi présents, mais d’y garder une part de contrôle. Pour cela, il lui faut décrédibiliser ces Etats auprès des institutions européennes. C’est pour cette raison que le Kremlin aime insister sur la présumée tendance intrinsèquement nazie des pays baltes et leurs manquements au respect des droits de l’Homme auprès des populations russophones [13]. La Russie qualifie même les États baltes d’ « États faillis ».

Cette perception des États baltes, notamment du fait de leur appartenance à l’Union européenne et à l’OTAN, se retrouve dans les documents et discours officiels du Kremlin, en plus d’être largement médiatisée. Le récit utilisé par Moscou est partie prenante de sa stratégie d’influence. Vladimir Poutine l’a bien compris : « Nous n’acceptons pas une déclaration en fonction de son exactitude factuelle, mais en fonction du fait qu’elle s’inscrit dans un récit attrayant ou qu’elle est racontée par une personne ou une entité attrayante. » [14].

La même stratégie est utilisée en Chine, où l’objectif des actions d’influence est aussi de diffuser un discours « alternatif » face à des enjeux géopolitiques majeurs (Mccalla, 2022). Les appareils médiatiques des deux pays sont des piliers importants de la guerre informationnelle qu’ils mènent, comme pour la Covid-19 ou la guerre en Ukraine. En 2020, Zhao Lijian, porte-parole du Ministère chinois des Affaires étrangères, écrivait « L’armée américaine a peut-être amené l’épidémie à Wuhan » (Allgöwer, 2020). L’objectif est double, selon le spécialiste Antoine Bondaz : rejeter la faute et minimiser les erreurs face à une telle crise sanitaire, pourtant d’origine chinoise (Allgöwer, 2020). Il en est de même pour la Russie. Dans son discours du 30 septembre 2022 [15], au cours duquel Vladimir Poutine annonce l’incorporation des régions de Donetsk et de Lougansk, ainsi que des districts de Kherson et Zaporojie à la Russie, après avoir envahi l’Ukraine le 24 février 2022, le Président russe dénonce l’hégémonie occidentale. Celle-ci serait à la fois une menace en termes de souveraineté (territoriale, économique et militaire) mais aussi en termes de valeurs. Les idées de « libéralisme extrême » viendraient « diluer les valeurs spirituelles et morales traditionnelles russes ». Pour maintenir « la grande Russie historique », il faudrait préserver les prochaines générations d’un Occident « néocolonial » qui veut « briser la Russie ». En somme, ce discours qui rejete la faute de l’invasion russe en Ukraine sur l’Occident, est symptomatique de tous les maux attribués à l’Union européenne et l’OTAN diabolisés.

Pour autant, face au géant russe, les États baltes sont depuis toujours, et surtout depuis 1991, méfiants à l’égard de la Russie dont ils souhaitent se tenir le plus éloignés. Déjà le 25 février 1994 le premier Président estonien Lennart Meri prononce un discours prémonitoire lors du Matthiae-Supper à Hambourg (RFA). Il s’inquiète de la normalisation des relations russo-européennes et de l’« absence de considération, voire de la condescendance » de l’UE face aux « petites nations baltes » ayant subi l’occupation russe (Tenzer, 2023). France et Allemagne refusent par exemple la mise en place de sanctions contre la Russie malgré la guerre menée à la Géorgie en 2008. Mais en parallèle, la politique extérieure de l’Union européenne vient contrer l’influence russe à travers les organisations régionales qu’elle dirige. Née en 2004, « la politique européenne de voisinage vise à renforcer la coopération politique, sécuritaire, économique et culturelle entre l’Union européenne et ses nouveaux voisins immédiats ou proches. » [16]. Initialement également envisagée pour la Russie, cette dernière refuse de l’intégrer, n’étant pas associée à son rang présumé au processus de décision et voyant dans cette initiative une tentative de l’UE de diminuer son influence dans les pays du voisinage commun. Moscou créée alors l’Union économique eurasiatique (UEE), ancienne Communauté économique eurasienne annoncée le 10 octobre 2000. Celle-ci « ambitionne de devenir un pont entre l’Union européenne et la Chine » (Condé, 2021). Il n’a jamais été question pour les États baltes d’intégrer de telles organisations. Dans la lignée de leur radicalité face à la Russie, en 2014, après l’annexion de la Crimée par la Russie, la Présidente lituanienne, Dalia Grybauskaité, déclare : « Un pays qui dit à ses troupes de retirer leurs insignes militaires, qui déploie une armée et de lourds équipements sans signe de reconnaissance, un tel pays porte tous les signes d’un État terroriste » [17]. Or, dans une confrontation constante des narratifs, cela permet au Kremlin de dénoncer la « russophobie » des États baltes qui eux se sentent largement menacés par celui-ci.

En somme, selon Céline Bayou, « pour les Baltes, l’invasion russe de 2022 n’est donc que le prolongement de la politique plus ancienne de la Russie, et notamment de l’agression de 2014. […]. Engagés au côté de l’Ukraine […], ils se réjouissent toutefois de voir l’Europe (communautaire) enfin décillée, mobilisée et unie. » (Descoups, 2022). L’Union européenne a, en effet, rarement été aussi unie et unanime dans ses prises de décision face à la guerre en Ukraine, et contre la Russie, confortant le discours balte. Néanmoins, les Baltes n’en tirent « qu’une mince satisfaction » puisqu’une telle attaque était à leurs yeux prévisible et ne fait qu’augmenter la menace russe (Descoups, 2022). À ce titre, les États baltes, avec la Pologne, « ne baissent pas la garde pour autant : face au risque d’une « fatigue » de l’Occident, ils se font les défenseurs d’un engagement qui devrait selon eux être plus rapide, plus massif et engagé sur le temps long. » (Bayou, 2022).

A ce jour, l’Union européenne a su s’adapter à la menace russe grandissante, notamment après 2014, et de façon plus concrète depuis 2022, notamment avec un mécanisme de sanctions. Enfin les États membres européens réalisent l’agressivité de la Russie et la considèrent en ce sens. Pourtant, depuis 2004 les États baltes défendent cette exacte position, ce qui leur accorde un « triste triomphe » selon les mots employés par Céline Bayou.

Conclusion

La Russie de Vladimir Poutine revendique un droit « incontestable » sur les États baltes en raison de son interprétation de l’histoire avec ces pays. Tallin, Riga et Vilnius sont considérées par Moscou comme faisant partie de l’ « étranger proche » du Kremlin, une région supposée nostalgique de la grandeur soviétique, à préserver de l’emprise de « l’Occident collectif ». [18] Cette stratégie d’influence va au-delà des domaines militaire, économique, médiatique et humanitaire, impliquant notamment les minorités russophones.

Les partis politiques lettons et estoniens tels que l’Union russe de Lettonie et le Parti social-démocrate « Harmonie », en plus du parti du Centre d’Estonie, puisqu’ils défendent les russophones et le maintien d’une culture russe dans leur pays, sont considérés comme pro-russes. Le cas de leur représentant est plus inquiétant, surtout celui de la Lettone Tatjana Ždanoka, députée au Parlement européen.

Néanmoins, dans le contexte de la guerre d’agression russe en Ukraine, la Russie étant majoritairement considérée comme un ennemi à côté duquel il ne faudrait pas s’afficher, que ce soit au sein des États baltes ou de l’Union européenne, la menace d’une immixtion russe par le levier politique, au sein et à partir des États baltes, semble réduite en 2023. Les partis et personnalités politiques baltes, bien que parfois alignés sur le discours de Moscou et malgré le terrain favorable à leur émergence que peuvent représenter la Lettonie et l’Estonie surtout, ne constituent pas alors des leviers d’influence russes conséquents.

Bien qu’elle soit enlisée dans sa guerre militaire et idéologique contre l’Ukraine, la Fédération de Russie reste imprévisible et ne cache pas son plan de maintenir voire renforcer une influence au sein des Etats baltes. C’est pourquoi il faut rester prudents pour 2024… et la suite.

La menace principale reste le risque d’une escalade dans le conflit ukrainien qui se trouve aux portes de l’Union européenne. La perspective d’un tel avenir au sein des Etats baltes, malgré l’existence du corridor du Suwalki, paraît faible du fait de leur appartenance à l’OTAN. Le contexte préoccupant de la guerre en Ukraine aura au moins permis à ces trois États de s’émanciper un peu plus de la Russie et de gagner – tardivement et dans des conditions dramatiques – en reconnaissance au sein de l’Union européenne. Cela vaut à la fois pour l’entité qu’ils constituent et pour chacun d’eux. Qui aurait imaginé ce scénario quand ils sont entrés en 2004 dans l’OTAN et dans l’UE ?

Manuscrit clos en juin 2023

Copyright Mars 2024-Daniel/Diploweb.com


Bibliographie

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Paroles et musique par Michel Goya

Paroles et musique

par Michel Goya – Esprit Surcouf – publié le 15 mars 2024
Docteur en Histoire moderne et contemporaine


La posture et les déclarations du Président de la République française, Emmanuel Macron, vis-à-vis de l’Ukraine, ont inspiré Michel Goya dont nous proposons, ici, l’analyse.

Ainsi donc à l’issue d’une conférence de soutien à l’Ukraine le président de la République a dit « qu’il n’y avait pas pour l’instant de consensus parmi les participants, mais qu’« en dynamique » (?) on ne pouvait pas exclure à l’avenir l’envoi de soldats en Ukraine, pour préciser ensuite qu’il s’agissait éventuellement de missions d’appui arrière, pour la formation ou le déminage.

En soi, il n’y a là rien de choquant. Le rôle des décideurs est d’examiner toutes les contingences possibles d’une situation. Il n’est surtout pas question face à un adversaire qui nous a déclaré une confrontation depuis des années et qui ne croît qu’aux rapports de forces d’expliquer que l’on s’interdit absolument d’utiliser les instruments de force dont on dispose. On avait suffisamment reproché à Emmanuel Macron » d’avoir dit que l’emploi de l’arme nucléaire français ne pouvait en aucun cas être justifié dans le cas d’un conflit ou d’une crise en Europe orientale pour lui reprocher maintenant d’expliquer qu’on ne pouvait pas exclure l’emploi de forces conventionnelles. C’est le principe de l’ « ambigüité stratégique ». On ne commence pas un dialogue de force en disant ce qu’on ne fera jamais. Quand Joe Biden s’empresse de déclarer au début de la guerre en Ukraine en février 2022 qu’il n’y aura jamais de soldats américains en Ukraine, Vladimir Poutine perçoit immédiatement le surcroît de liberté de manœuvre que cela lui procure.

Oui, mais si les discours de ce genre visent d’abord un public prioritaire, sans doute l’Ukraine dans le cas de la sortie d’Emmanuel Macron où peut-être la Russie, ils en touchent aussi nécessairement d’autres et les effets peuvent être au bout du compte parfaitement contradictoires. Quand Joe Biden parle en février 2022, il ne veut pas rassurer Poutine, mais son opinion publique. Mais un peu plus tard dans la guerre, il menacera aussi la Russie de rétorsions militaires, donc la guerre, si celle-ci utilisait l’arme nucléaire et il mobilisera son opinion sur ce sujet. Quand Donald Trump, possible président des États-Unis en 2025 déclare que rien ne justifierait de sacrifier des vies ou de l’argent en Europe et qu’il envisage de quitter l’OTAN, il rassure peut-être son électorat mais effraie les Européens dépendants du protectorat américain. Les discours de crises tournent finalement toujours autour de trois idées : menacer, rassurer et mobiliser et toujours plusieurs publics, l’ennemi – en temps de guerre – ou l’adversaire – en temps de confrontation – mais aussi en même temps les alliés et son opinion publique. C’est donc un art subtil qui demande des dosages fins.

Or, notre président parle beaucoup mais n’est pas forcément le plus subtil. Si cette fameuse phrase est en soi parfaitement logique face à l’adversaire et doit satisfaire les Ukrainiens, elle a placé aussi les alliés dans l’embarras et au bout du compte brouillé le message de cette conférence importante. On aurait dû retenir la volonté ferme des Européens à endosser fermement la confrontation avec la Russie et l’aide à l’Ukraine sur la longue durée dans les deux cas et ce sans forcément l’aide américaine. On ne retient finalement que cette petite phrase, qui pousse les autres alliés à se positionner à leur tour et pour le coup en excluant tout engagement même modeste et sans risque, d’hommes en uniformes en Ukraine, autant de cartes jetées dans le pot pour rien. Au bout du compte, Poutine doit se trouver plutôt rassuré par cet empressement au non-agir. On notera au passage avec malice la réaction du Premier ministre grec outré d’une telle perspective mais oubliant que la Grèce avait bien apprécié que la France déploie des navires et des avions de combat pour la soutenir dans sa confrontation avec la Turquie en 2020. Bref, en termes de stratégie déclaratoire le bilan collectif est plutôt maigre. Alors qu’il engageait finalement aussi ses alliés sur un sujet important, il aurait sans doute été opportun pour le président d’avoir leur aval avant d’évoquer ce sujet. On maintient aussi l’ « ambigüité stratégique » en ne disant rien du tout.

Et puis il y a l’opinion publique nationale, où tous les Don Quichotte ont, sur ordre ou par conviction, évidemment enfourché leurs chevaux pour briser des lances sur des moulins à vent. Il n’a jamais été question évidement d’entrer en guerre avec la Russie mais on fait comme si. Ça peut toujours servir pour au moins se montrer et en tout cas continuer à saper le soutien à l’Ukraine « au nom de la paix » lorsqu’on ne veut pas avouer que c’est « au nom de Moscou ».

Il fut un temps où c’était l’extrême gauche qui soutenait Moscou, il faut y ajouter maintenant une bonne proportion de l’extrême-droite, étrange retournement de l’histoire. Entre les deux et selon le principe du levier décrit par le très russophile Vladimir Volkoff dans Le montage, on trouve aussi les « agents » apparemment neutres ou même hostiles à Moscou mais l’aidant discrètement à partir de points d’influence. Plusieurs ouvrages et articles viennent de révéler quelques noms du passé. Il faudra sans doute attendre quelques années et la fin de la peur des procès pour dénoncer ceux d’aujourd’hui. Bref, beaucoup de monde qui par anti-macronisme, anti-américanisme, anticapitalisme ou autres « anti » viennent toujours à la rescousse d’un camp qui doit être forcément être bien puisqu’il est hostile à ce que l’on croit être mal.

Il est évidemment normal d’avoir peur de la guerre. Cela n’excuse pas de dire n’importe quoi du côté de l’opposition, ni de parler vrai à la nation du côté de l’exécutif. On se souvient de Nicolas Sarkozy engageant vraiment la France en guerre en Afghanistan en décidant en 2008 de déployer des forces dans les provinces de Kapisa-Surobi en Afghanistan. Le message était vis-à-vis des États-Unis et des alliés de l’OTAN, mais il avait un peu oublié d’en parler aux Français, ce qui n’a pas manqué de poser quelques problèmes par la suite. Inversement, François Mitterrand, pourtant sans doute le président le plus désastreux dans l’emploi des forces armées depuis la fin de la guerre d’Algérie, avait pris soin d’expliquer pourquoi il fallait faire la guerre à l’Irak en 1991 après l’invasion du Koweït. Il avait même associé le Parlement et les partis dans cette décision. Personne n’avait forcément envie de mourir pour Koweït-City et pourtant l’opinion publique l’avait admis. De la même façon, on avait encore moins de raison de mourir pour Bamako en 2013 que pour Dantzig en 1936, et pourtant François Hollande n’a pas hésité à y engager nos soldats, en expliquant le pourquoi de la chose et y associant les représentants de la nation. Il n’est actuellement absolument pas question de guerre avec la Russie, même s’il faut forcément s’y préparer ne serait-ce que pour augmenter les chances qu’elle ne survienne pas, mais de confrontation. Pour autant, dès qu’il s’agit de franchissements de marches, même petites et très éloignées, vers le seuil de la guerre ouverte cela mérite peut-être aussi de s’appuyer sur un soutien clair de la nation et de la majorité de ses représentants. De la même façon qu’il était peut-être bon de se concerter avec ses alliés, il était peut-être bon aussi de ne pas surprendre sa propre opinion, même très favorable au soutien à l’Ukraine, avec une « sortie » au bout du compte isolée et qui a finalement tapé à côté.

Car si on n’a pas hésité à faire la guerre dans les cinquante dernières années et accepté des milliers de morts et blessés parmi nos soldats, on hésite beaucoup à se rapprocher du seuil de la guerre ouverte avec une puissance nucléaire, Cette prudence est d’ailleurs la ligne de tous les gouvernements, français ou autres, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. C’est cette même prudence qui nous oblige à être forts. Quand on se trouve « à proximité presque immédiate d’un bloc totalitaire ambitieux de dominer et brandissant un terrible armement » (de Gaulle, Strasbourg, 23 novembre 1961) on se doit de disposer d’un terrible armement équivalent, « capable de tuer 80 millions de Russes » selon ses termes (ça c’est pour ceux qui croient que de Gaulle voulait une équidistance entre les États-Unis et l’URSS, voire même une alliance avec cette dernière). Il a voulu aussi une force conventionnelle puissante, car la dissuasion, et c’est bien de cela dont il s’agit, ne se conçoit pas seulement avec des armes nucléaires. De fait, depuis l’équilibre des terreurs, les puissances nucléaires évitent à tout prix de franchir le seuil de guerre ouverte entre elles, de peur d’arriver très vite à celui, forcément désastreux pour tous, de la guerre nucléaire.

Oui, mais comme on se trouve quand même en opposition, il faut bien trouver des solutions pour imposer sa volonté à l’autre sans franchir ce fameux seuil et c’est là qu’intervient tout l’art de la confrontation qui est un art encore plus subtil que celui des discours de crise. Dans les faits, les stratégies de confrontations entre puissances nucléaires ressemblent à des parties de poker où on veut faire se coucher l’autre mais sans avoir à montrer ses cartes. On dose donc savamment les actions non avouées, les fameuses « hybrides », et les escalades de force tout en évitant le pire. Les forces armées, nucléaires ou conventionnelles, ont un rôle à jouer dans cet affrontement normalement non violent et ce rôle est évidemment d’autant plus efficaces qu’elles sont puissantes. Avec près de 80 ans d’expérience de confrontation en ambiance nucléaire, on connaît à peu près toutes les possibilités : démonstrations de forces, aide matérielle – dont on découvre en Ukraine qu’elle pouvait être graduelle tant la peur des réactions russes étaient grandes – puis envoi de conseillers comme les milliers de conseillers soviétiques au Nord-Vietnam, en Angola ou en Égypte, engagement de soldats fantômes ou masqués, sociétés privées, et même des déploiements éclair, les fameux de « piétons imprudents ».

Un bon exemple est celui de la guerre d’usure de 1969-1970 entre Israël et l’Égypte. Après une série d’affrontements sur le canal de Suez, les Américains fournissent des chasseurs-bombardiers F4 Phantom qui sont utilisés par les Israéliens pour lancer une campagne aérienne dans la profondeur de l’Égypte. L’URSS, qui fournit déjà la quasi-totalité du matériel égyptien et a déjà de nombreux conseillers sur place – personne ne parle alors de cobelligérance – déploie par surprise une division de défense aérienne complète sur le Nil. Les Israéliens renoncent à leur campagne aérienne. Les Soviétiques font faire alors un saut à la division en direction du canal de Suez. Cela aboutit finalement à un court affrontement soviéto-israélien puis, effrayés par ce franchissement de seuil, tout le monde se calme et on négocie. Américains, Britanniques et Français ont fait des actions de ce genre avec plus ou moins de succès. La double opération française Manta-Epervier à partir de 1983 au Tchad est ainsi un parfait exemple réussi de « piéton imprudent ».

On notera au passage que des franchissements de seuil peuvent survenir dans ce jeu subtil, y compris entre puissances nucléaires, ce qui est le cas en 1970 entre Israël et l’Union soviétique, mais aussi quelques mois plus tôt entre la Chine et l’URSS, on peut même parler de quasi-guerre à ce sujet, ou plus près de nous entre Russes et Américains en Syrie et Indiens et Chinois dans l’Himalaya. A chaque fois, on n’a jamais été plus loin, toujours par peur de l’emballement.

Pour conclure, oui on peut effectivement déployer des troupes en Ukraine « officielles et assumées », ce qui induit qu’il y a des forces « non officielles », y envoyer des conseillers, des techniciens, des privés, etc. on peut même dans l’absolu faire un « piéton imprudent ». Je précise qu’exposer toutes ces options, notamment sur une chaîne de télévision, ne signifie en rien qu’on les endosse. Je crois pour ma part qu’un tel engagement n’est pas nécessaire, où pour le dire autrement que le rapport risque-efficacité n’est « pour l’instant » (ne jamais rien exclure) pas bon, et qu’il faut surtout poursuivre la politique actuelle avec plus de vigueur, ce qui était, je le rappelle, le seul message que l’on aurait dû retenir de la conférence de Paris de soutien à l’Ukraine. On ne sort de l’ambiguïté qu’à ses dépens paraît il, mais parfois aussi quand on veut y retourner.

 

Texte publié sur le blog de Michel Goya, La Voie de l’épée
28 février 2024.


(*) Michel Goya  est Docteur en Histoire moderne et contemporaine. Il a mené une carrière militaire : engagé en 1983, il sort major de sa promotion à l’EMIA de St-Cyr Coëtquidan en 1990 et choisit les troupes de marine qui le conduisent en Nouvelle-Calédonie et en Guyane. Il a participé aux opérations au Rwanda, à Sarajevo (deux fois) et en Centrafrique. Diplômé de l’Ecole de guerre, il devient assistant du Chef d’Etat-Major des Armées sur les questions de doctrine, puis directeur du domaine « nouveaux conflits » à L’IRSEM (Institut de Recherches Stratégiques de l’Ecole Militaire). Titulaire de la chaire d’Histoire Militaire à l’Ecole de Guerre, il a enseigné à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, à Sciences Po, à l’IRIS et à l’IPAG Business School. Son livre « La chair et l’acier »a renouvelé l’histoire de la tactique mise en œuvre pendant la première guerre mondiale. 
Il anime « La voie de l’Épée » répertoriée dans la rubrique Lettre et Revues de la Communauté Géopolitique d’ESPRITSURCOUF     

L’embrasement par Michel Goya

L’embrasement par Michel Goya

La Voie de l’épée – publié le 13 mars 2024

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


J’ai pris pour habitude de présenter la genèse de mes livres au moment de leur publication. Cet exercice me paraît d’autant plus nécessaire que le sujet est sensible. Je m’attends donc à perdre des amis, ce qui est dommage, ou, c’est moins grave, me faire insulter par des militants qui jugeront que je suis trop complaisant avec Israël et l’action de son armée ou inversement que je suis trop critique. L’expérience du commentaire de la guerre en Ukraine m’a d’ailleurs appris que ces insultes totalement contradictoires pouvaient survenir simultanément. L’embrasement n’est pas un livre militant et je n’y soutiens pas vraiment de thèse politique. J’y fais simplement ce que je fais depuis vingt ans, c’est-à-dire de l’analyse opérationnelle dans un cadre dit politico-stratégique.

Vingt ans, cela correspond au premier travail qui m’a été demandé de faire en 2004 alors que je prenais mes fonctions d’officier en charge d’analyser toutes les opérations en Asie et plus particulièrement au Moyen-Orient. Je faisais le retour d’expérience de nos propres engagements dans la région, à l’époque au Liban et en Afghanistan, mais le plus gros de mon travail consistait à étudier les « guerres d’Israël » d’un côté et celles des Américains en Irak et en Afghanistan. Depuis je n’ai jamais cessé de le faire à travers mes affectations suivantes, au cabinet du chef d’état-major des armées et comme directeur de domaine à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire. J’avais déjà eu l’occasion de réunir dans des livres mes travaux sur la guerre en Irak de 2003 à 2008 (Irak-Les armées du chaos, chez Economica) puis sur la guerre de 2006 entre Israël et le Hezbollah (Israël contre le Hezbollah, aux Editions du Rocher) mais pas encore sur le conflit entre Israël et les organisations palestiniennes, et particulièrement le Hamas. Je me suis engagé dans cet exercice à l’occasion de la nouvelle guerre déclenchée par l’horrible attaque terroriste du 7 octobre. Ce qu’il faut retenir c’est qu’il s’agit d’une analyse militaire et non d’un pamphlet politique et je dis ça surtout pour tout ceux qui vont m’interviewer en espérant qu’ils ne se contenteront pas de me demander si j’ai une solution aux conflits dans le monde arabo-musulman, façon OSS 117.

Pour expliquer maintenant comment j’ai procédé, je reprends maintenant largement le propos introductif du livre. Je me suis d’abord posé la question du cadrage du propos. Il paraissait difficile de de se contenter de décrire la série de conflits entre Israël et le proto-Etat Hamas depuis 2005 sans décrire les racines et le contexte à l’origine de l’esprit et des méthodes de chaque camp. Pour bien expliquer les choses, il faut même remonter bien avant l’existence du Hamas. Concrètement, dès sa création Israël a dû faire face à deux types d’ennemis : les États voisins et des organisations armées que l’on qualifiera d’« irrégulières », depuis les groupes plus ou moins organisés de fedayin dans les années 1950-1960, groupes de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) puis groupes islamistes. Ces deux types d’ennemis sont très différents, mais comme Israël n’a pas les moyens de s’offrir deux armées différentes cela a nécessité de trouver une pratique, c’est-à-dire des capacités militaires et un mode d’emploi, compatibles avec les deux menaces. La menace des États arabes étant d’abord prédominante, c’est d’abord elle qui a engagé la culture stratégique israélienne dans une voie dont il a été de plus en plus difficile de sortir avec le temps, d’autant plus qu’elle a été souvent accompagnée de succès.

Pour faire simple, les groupes palestiniens feront les frais dès les années 1940 d’une vision des choses où il apparaît indispensable aux Israéliens menacés sur un petit territoire de frapper l’ennemi très vite et très fort, avant même si possible la concrétisation de la menace. Il ne s’agissait pas de détruire les États arabes, ni de les obliger à négocier une paix impossible, mais de les dissuader de recommencer. Comme me l’expliquait un officier israélien « Quand on ne croit pas à la paix, on est obligé de croire en la sécurité ». Plus exactement, la paix israélienne a coïncidé avec le fait de ne pas être attaqué ou même menacé. Israël a finalement fait la paix avec plusieurs États arabes, mais a continué à appliquer cette vision des choses aux organisations armées qui lui faisaient face, d’abord en périphérie puis à l’intérieur des territoires occupés. Tout cela fait l’objet des deux premiers chapitres, Laboratoire du chaos et Intifada.

Et puis est apparu un phénomène nouveau avec l’effacement des États et la montée en puissance d’organisations armées territorialisées. Les deux phénomènes sont liés. Le Hezbollah s’est développé en opposition à l’occupant israélien au sein d’un Liban faible, mais pour beaucoup d’Israéliens c’est aussi un État affaibli ou faible devant les États-Unis qui a accepté la territorialisation en Cisjordanie et à Gaza de l’OLP sous forme d’Autorité palestinienne, entité politique à la fois opposante et partenaire. Dans cette situation complexe, l’État israélien décide de sortir du bourbier libanais mais aussi de Gaza, en croyant maintenir la menace à distance grâce à la barrière de défense et une puissante force de frappe. Ce faisant les Israéliens ont échangé des bourbiers contre un destin de Sisyphe condamné à recommencer éternellement la même petite guerre. Les chapitres Pluies d’été, Tondre le gazon, Nouveau round, Le retour des combats et Neuf ans, sont comme autant de rochers portés au sommet par un Sisyphe israélien et retombant toujours en bas de la colline dans la foulée. La différence avec le mythe grec est qu’Israël se sentait suffisamment fort pour pouvoir faire cela éternellement sans trop en souffrir.

Cet exercice que l’on croyait établi pour l’éternité, cette sécurité minimale au lieu de la paix, n’a finalement duré que dix-sept ans, et s’il y a bien une première leçon stratégique à apprendre est bien que les périodes stratégiques, ces moments où les règles du jeu international sont bien connues et respectées, durent rarement plus d’une génération et qu’elles ont souvent une fin brutale. La journée du 7 octobre 2023 est donc une coupure épistémologique, une rupture, une surprise stratégique, comme on veut pourvu que l’on comprenne que les règles du jeu ont changé d’un coup. L’ouvrage bascule alors dans le commentaire de l’histoire immédiate en revenant bien sûr sur Le choc du 7 octobre 2023 et en décrivant les premières réactions israéliennes, Fureur, puis la campagne de conquête toujours en cours en cette toute fin d’année 2023, Le fer de l’épée. On y verra que quand on ne sait pas quoi faire on se contente de faire ce que l’on sait faire parfois seulement en augmentant les doses. On change d’ailleurs d’autant moins que l’on a un peu contribué à l’apparition des problèmes que l’on doit résoudre, comme Benjamin Netanyahou au pouvoir presque sans interruption de 2009 à aujourd’hui, non que ce soit le gouvernement israélien qui ait créé le monstre du Hamas, mais que celui-ci par la détestation qu’il suscitait dans le monde et sa rivalité avec le Fatah paralysait le mouvement palestinien. L’embrasement se conclut avec un Bilan et absence de perspectives aussi mince que ces dernières. Un historien est excellent pour prédire le passé, mais comme tout le monde ne peut pas faire grand-chose surtout pour une chose aussi complexe que la guerre, l’affaire humaine sans doute la plus incertain par ses interactions multiples et violentes.

Comme disait Paul Veyne, un historien est d’abord quelqu’un qui raconte une histoire en commençant par le début et en finissant par la fin selon les bons conseils du Roi dans Alice au pays des merveilles, c’est-à-dire chronologiquement. Un militaire est quelqu’un qui analyse les choses de son métier le plus froidement possible alors qu’il est surtout question de morts et de souffrances. En combinant les deux, il s’agit d’abord dans cette suite de chapitres d’une description de l’évolution des pratiques des uns et des autres, et même des uns en opposition des autres. Il est donc nécessaire d’introduire au fil de l’histoire des concepts – la pratique militaire, la distinction guerre-police, les niveaux tactiques, le courbe de stress organisationnel, etc. – permettant de mieux appréhender cette évolution. Elle permet aussi de couper les montées et descentes sinon toujours identiques de Sisyphe. Ces évolutions militaires sont, on le verra, largement spécifiques à ce théâtre d’opérations, mais souffrent parfois de comparaisons utiles avec des situations techniquement comparables, comme les guerres en Irak et en Afghanistan.

La guerre est aussi chose politique, et c’est même ce qui le différencie de la mission de police, l’autre emploi possible de la force légitime. On ne peut donc déconnecter complètement l’action militaire de son contexte politique ne serait-ce que par cette action militaire a pour but justement et normalement de changer ce contexte politique. Je dis bien normalement, car s’il s’agit au contraire de ne pas changer de contexte politique on se trouve plutôt et on y revient dans la recherche de la sécurité et donc au bout du compte une mission de police. On parlera donc de politique en amont et en aval de l’action militaire, le cœur du sujet, pour remarquer combien celle-ci dans les deux camps est au moins autant une politique intérieure où il faut tenter résoudre des tensions internes par une crise externe. Henri Kissinger disait qu’Israël n’avait pas de politique extérieure mais seulement une politique intérieure. On verra combien cela est vrai, surtout depuis qu’Israël est passé de David à Goliath, et on sait que Goliath derrière sa force herculéenne souffrait aussi de maux internes dus à son acromégalie, dont une très mauvaise vue. Mais cela est vrai aussi pour les organisations palestiniennes, souvent corrompues, en conflit permanent pour le leadership entre elles et même à l’intérieur de chacune d’elle. Rien qui puisse contribuer à la stabilité de ce monde. Tous sont condamnés comme dans une tragédie grecque ou comme dans la série israélienne Fauda (chaos) à s’affronter pour des raisons aussi valables qu’incompatibles au cœur d’une arène dont personne ne peut sortir.

Carte. L’Organisation du traité de l’Atlantique nord en 2024

Carte. L’Organisation du traité de l’Atlantique nord en 2024

Par AB PICTORIS, Pierre Verluise – Diploweb – publié le 14 mars 2024

https://www.diploweb.com/Carte-L-Organisation-du-traite-de-l-Atlantique-nord-en-2024.html


Conception et réalisation de la carte : AB Pictoris. AB Pictoris est une jeune entreprise française fondée par Blanche Lambert, cartographe indépendante. Passionnée de cartographie et de géopolitique, elle a obtenu un Master en Géopolitique (parcours cyber, IFG, Paris VIII) et en Géostratégie (Sciences Po Aix) après une licence de Géographie et Aménagement du Territoire (Paris I).
Commentaire de la carte : Pierre Verluise, Docteur en Géopolitique, fondateur du Diploweb.com

Mi-mars 2024, 23 pays membres de l’UE-27 sont membres de l’OTAN-32. La plupart des États membres de l’UE sont donc également membres de l’OTAN, dont la France. Il résulte de cette double appartenance OTAN / UE des problématiques subtiles.
Une carte inédite copubliée sur le Diploweb.com et AB Pictoris, conçue et réalisée par Blanche Lambert.
Carte grand format en pied de page, JPG et PDF.

FONDEE en 1949 dans le contexte de la Guerre froide, l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) aurait pu ne pas y survivre. Pourtant, l’Union européenne n’a pas été en capacité de démontrer durant les années 1990 son aptitude à mettre fin aux guerres d’ex-Yougoslavie. Ce sont les Etats-Unis et l’OTAN qui ont été mobilisés. Les anciens pays satellites de l’Union soviétique et les trois États baltes soviétisés de force ont gardé de plusieurs décennies derrière le Rideau de fer des représentations documentées de la menace russe. Post Guerre froide, leur besoin – légitime – de sécurité a été satisfait par leur adhésion à l’OTAN, puis leur adhésion à l’Union européenne. La relance de la guerre d’agression russe en Ukraine, le 24 février 2022 a même conduit deux États membres de l’Union européenne précédemment très attachés à leur neutralité à sauter le pas d’une adhésion à l’OTAN : la Finlande et la Suède. Autrement dit, cette guerre que la Russie n’ose même pas appeler par son nom a conduit à un nouvel élargissement de l’OTAN. Mi-mars 2024, 23 pays membres de l’UE-27 sont membres de l’OTAN à 32 (OTAN-32). La plupart des Etats membres de l’UE sont donc également membres de l’OTAN-32, dont la France. Ce qui explique pourquoi cette carte est ici placée dans la rubrique UE.

Carte. L’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) en 2024
Conception et réalisation de la carte : AB Pictoris, B. Lambert, 2024. Voir la carte au format PDF haute qualité d’impression
Lambert/AB Pictoris

Il résulte de cette double appartenance OTAN / UE des problématiques subtiles qui semblent longtemps pénaliser l’essor d’une défense européenne. Depuis le 24 février 2022, les relations UE / OTAN ont été renforcées… mais l’hypothèse d’une réélection de D. Trump à la présidence des Etats-Unis induit des questionnements.

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Carte au format JPG ci-dessous.

Copyright pour la carte AB Pictoris/Blanche Lambert
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Carte. L’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) en 2024
Conception et réalisation de la carte : AB Pictoris, B. Lambert, 2024. Voir la carte au format PDF haute qualité d’impression

Document ajouté le 14 mars 2024
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Savez-vous combien de pays sont membres de l’OTAN ? Et combien des pays de l’OTAN sont des membres de l’UE ? A quelle date sont-ils entrés dans l’OTAN ? Dans quel contexte ? Localisées et datées, les réponses sur cette carte.