LPM : Nous défendre, oui, mais avec qui ?

LPM : Nous défendre, oui, mais avec qui ?


 

Si la loi de programmation militaire est précise sur les principaux équipements à acquérir, elle reste moins explicite sur les hommes qui vont les servir. Serons-nous capables de recruter et de conserver les soldats d’active et les réservistes indispensables ? Le GCA (2S) Patrick Alabergère nous invite ici à réfléchir sur le défi de la réalisation des effectifs auquel sont confrontées nos armées. 

***

La LPM 2024-2030 est souvent analysée selon le prisme du budget consenti ou celui des équipements majeurs acquis, mais plus rarement sous l’angle des effectifs.

Pourtant les effectifs autorisés aux armées dimensionnent clairement leurs capacités à remplir leurs missions. C’est un critère d’évaluation avéré pour apprécier la puissance d’une armée et sa place dans la compétition que se livrent les nations majeures.

Cette LPM affiche une augmentation modérée des effectifs consentis aux armées avec 6 300 ETP[1] supplémentaires étalés sur 6 ans, alors qu’il faut répondre à de nombreux besoins, notamment ceux générés par les nouveaux champs de conflictualités (espace, cyber) et être prêt à faire face à une guerre de haute intensité.

Mais au-delà de leur format, c’est bien la réalisation de leurs effectifs qui préoccupe aujourd’hui l’ensemble des armées.

L’atteinte du plafond d’emplois autorisés devient un objectif essentiel dans la conduite de cette nouvelle LPM. Car si ces difficultés perdurent ou s’accentuent, la réalisation des effectifs militaires deviendra l’objectif stratégique majeur qui, s’il n’est pas atteint, peut compromettre la cohérence du modèle d’armée choisi. Il faut mobiliser toutes les énergies pour résoudre cette difficulté, en allant plus loin dans l’effort fait au profit de la condition militaire, tout en développant par tous les moyens l’esprit de défense dans notre société civile qui doit continuer à fournir les futurs militaires dont nos armées ont besoin.

Crédit : SIRPA Terre.

 

Des effectifs comptés, difficiles à réaliser et à fidéliser pour faire face aux défis qui attendent les armées, malgré le doublement des effectifs de la réserve opérationnelle.

Il faut saluer l’effort fait au profit des effectifs des armées, notamment depuis la précédente LPM, mais ce n’est qu’une juste remise en cohérence après la réduction dramatique de format subie en 2008.

À cette date pour toucher d’hypothétiques dividendes de la paix, l’outil de défense a été sacrifié avec la suppression de 54 000 postes. La déflation s’est accentuée en 2012 avec l’annonce de la disparition de 26 000 postes supplémentaires. Il a malheureusement fallu attendre les enseignements tirés des dramatiques attentats de 2015 pour infléchir la tendance déflationniste.

En effet, historiquement les baisses des crédits accordés aux armées depuis la fin de la guerre froide, leur professionnalisation, la Révision Générale des Politiques Publiques (RGPP) ont conduit pendant des années à une réduction continue des effectifs. La création des bases de défense, décidée dans la seule logique d’économie d’effectifs et de soutien au moindre coût malgré ses effets désastreux sur la réactivité des unités, est le meilleur exemple du non-sens de cette politique.

Ainsi aujourd’hui, l’armée de Terre (ADT) s’efforce de recréer des structures de commandement (Brigade d’Artillerie, Brigade du Génie) et des unités opérationnelles (Bataillon de Commandement et de Soutien, unités d’Artillerie) pour répondre aux exigences du combat de haute intensité. Ne bénéficiant que d’environ 700 postes supplémentaires sur la LPM 2024-2030, elle le fait en étant contrainte de redéployer ses effectifs entre les différentes fonctions opérationnelles alors que toutes ces unités à recréer existaient en 2008…

Ainsi à l’horizon 2030, le ministère des Armées disposera de 355 000 ETP, dont 210 000 militaires et 65 000 civils d’une part et 80 000 réservistes opérationnels d’autre part. Cette augmentation de 6 300 postes génère un coût d’environ 890 millions d’euros.

Sur les 6 300 postes créés, 4 500 seulement rejoindront les forces vives des trois armées, les autres étant consacrés à l’environnement et aux services de soutien.

Cette montée en puissance s’étale sur 6 ans pour lisser dans le temps cette hausse de masse salariale, mais surtout pour tenir compte de la difficulté des armées à recruter des volumes importants chaque année.

Le rapport de l’Assemblée nationale fait au nom de la commission de la Défense Nationale et des Forces Armées en mai dernier sur le projet de LPM expose clairement cette difficulté : « Comme tous les employeurs publics et privés, le ministère des Armées fait face à des difficultés conjoncturelles pour atteindre ses cibles d’effectifs compte tenu de la concurrence exacerbée sur le marché de l’emploi et de la situation de quasi plein-emploi. Ainsi, en 2022, le ministère des Armées n’a pas réussi à réaliser son schéma d’emploi. C’est pourquoi, pour la période 2024-2030, le ministère des Armées retient une trajectoire réaliste d’augmentation de ses effectifs avec des paliers de 700 ETP supplémentaires pour les deux premières annuités, avant d’augmenter significativement les années suivantes. Le dernier alinéa de l’article 6 du projet de loi précise à cet égard que le ministère adaptera la réalisation des cibles d’effectifs fixées par le présent article et sa politique salariale en fonction de la situation du marché du travail ».

Il est donc légitime de s’interroger sur le volume de 6 300 postes supplémentaires : a-t-il été calculé en fonction des besoins à satisfaire ou dimensionné en réalité par la capacité estimée des armées à recruter d’ici 2030 ? Sans doute un peu des deux.

Pour autant, il n’existe aucune garantie que l’évolution du marché de l’emploi sur les 6 prochaines années soit favorable au recrutement des armées.

L’autre problématique en termes de réalisation des effectifs concerne la fidélisation qui est le pendant du recrutement. C’est un combat permanent que livrent les armées pour parvenir à conserver leur ressource humaine le plus longtemps possible afin de conserver des militaires entrainés et aguerris, tout en rentabilisant la formation dispensée.

S’il existait une solution simple et efficace pour gagner la bataille de la fidélisation, il y a longtemps qu’elle aurait été trouvée car dans ce domaine rien n’est jamais acquis. L’envie de renouveler un contrat ou de poursuivre une carrière repose sur une alchimie complexe, qui mêle à la fois l’évolution personnelle de l’individu, la condition militaire dans tous ses aspects, les missions réalisées, les conditions de vie et d’entrainement, les matériels servis, le style de commandement, l’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle.

La fidélisation dans les armées reste intimement liée, d’une part à la façon de vivre de son métier : la condition militaire avec en premier lieu le niveau de rémunération et d’autre part à la façon de vivre son métier : les conditions d’exercice du métier militaire au quartier comme en opérations.

Face à la raréfaction des effectifs d’active, il est mis en avant le doublement des effectifs de la Réserve Opérationnelle sur la même période (40 000 à 80 000 pour les armées dont 24 000 à 40 000 pour l’AdT).

C’est une très bonne chose de pouvoir faire appel à une composante réserve plus nombreuse, sans doute mieux formée et mieux organisée pour renforcer la capacité opérationnelle de nos armées, en complément des unités d’active. Cela peut également permettre de revigorer le lien Armée – Nation, ce qui est bénéfique dans le contexte sociétal actuel.

Mais encore faut-il que cette réserve opérationnelle soit aussi correctement équipée, ainsi que formée et entrainée, avec un référentiel de missions clairement défini dans le temps comme dans l’espace et que la bataille du recrutement soit également gagnée. Il faut imaginer quelles sont les nouvelles interactions active – réserve à mettre en place en service courant comme en période de crise et s’il est pertinent d’aller jusqu’à une hybridation de l’armée professionnelle ?

Le doublement des effectifs de réserve sur la période de la LPM, avec une cible finale à 105 000 en 2035 nécessite un effort colossal en termes de recrutement, concomitamment à celui au profit de l’active. Le défi est bien réel car il mobilise les mêmes structures au sein des armées, notamment les régiments pour l’AdT, et il puise dans des viviers voisins.

Avec de telles cibles d’effectifs, il faut impérativement réussir à simplifier la gestion administrative des réservistes, problème évoqué depuis des années, mais jamais résolu, car il constitue aujourd’hui un lourd fardeau pour les unités d’active.

Cet effort significatif sur la réserve répond également à des considérations économiques, car c’est le meilleur moyen de s’offrir de la masse, en termes d’effectifs, au moindre coût.

La guerre en Ukraine a mis en évidence la difficulté de conquérir la supériorité opérationnelle pour des armées qui souffrent d’un déficit de masse et de résilience alors que les conflits peuvent durer. L’augmentation significative de format étant hors d’atteinte financièrement pour de nombreuses armées occidentales, le débat sur la conscription pour accroitre la masse des armées fait son retour. En France, certaines voix politiques prônent même le retour du service militaire.

L’autre débat porte sur la nature de la composante réserve, certains défendent un concept de Garde nationale calqué sur le modèle américain alors qu’il reste une exception[2] hors d’atteinte pour les armées françaises.

S’agissant du retour à la conscription, l’avis de GAR (2S) Lecointre, ancien chef d’état-major des armées (CEMA), est très clair : « Le service national serait impossible à rétablir aujourd’hui. La Nation n’est pas consciente d’un danger à ce point existentiel qui justifierait un tel effort, avec tout ce que cela implique sur le plan budgétaire. De ce point de vue, augmenter la réserve est pertinent. Il s’agit de donner aux armées la possibilité d’accroître assez rapidement leurs capacités par une ressource humaine compétente, venant soit de la réserve initiale, avec des jeunes qui s’engagent, soit de la réserve d’anciens militaires ».

Une fois les effectifs de la réserve opérationnelle atteints, il faut réussir à organiser sa montée en puissance, en termes d’équipement, d’infrastructures et remettre en place les processus et les structures permettant sa mobilisation en temps et en heure. Autant de compétences et de savoir-faire que nos armées possédaient, mais qui ont disparu avec la suspension du service militaire. Pour les retrouver, il faudra du temps, de l’énergie et des effectifs dédiés.

Crédit : 13e BCA.

 

Des difficultés de recrutement avérées et explicables qui ont été prises en compte, mais qui menacent la cohérence du modèle d’armée.    

Il devient plus que jamais crucial pour les armées de gagner la bataille du recrutement et de la fidélisation pour pouvoir disposer des effectifs qui leur ont été consentis par la LPM.

Le système de ressources humaines de nos armées repose sur une logique spécifique de flux importants pour préserver la jeunesse des effectifs. Cela nécessite des volumes annuels de recrutement conséquents[3] pour compenser les départs volontaires et ceux, statutaires, liés à l’atteinte des limites d’âge.

Ces difficultés de recrutement inquiètent légitimement les états-majors. Par exemple pour la première fois depuis dix ans, l’ADT n’atteindra pas ses objectifs de recrutement à la fin de l’année puisqu’il manquera entre 2 000 et 2 500 militaires. Alors qu’elle bénéficie d’un certain élan positif depuis 2015 et que les attentats ont généré un attrait pour les métiers militaires, la dynamique favorable semble terminée.

Nos armées doivent affronter une très forte concurrence dans un marché de l’emploi défavorable avec un taux de chômage en baisse. Comme l’indique le Directeur des Ressources Humaines du ministère des Armées, il existe une forte corrélation entre l’état du marché de l’emploi et la capacité du ministère à réaliser ses objectifs de recrutement. Ainsi, selon la situation conjoncturelle et concurrentielle du marché du travail, il est possible que le ministère adapte la programmation annuelle des effectifs pour chaque annuité de la LPM. Autrement dit, si les armées n’arrivent pas à recruter, leurs objectifs peuvent être revus à la baisse au détriment de l’atteinte de leur format et donc de leur capacité à remplir leurs missions.

Les armées se heurtent à une forte concurrence dans certains métiers, éprouvant des difficultés à recruter des spécialistes dans le numérique, la maintenance ou les langues, pour remplir des missions de renseignement. Dans la cyberdéfense, les employeurs civils offrent des conditions salariales bien plus attractives que les armées pour attirer les jeunes talents.

Elles subissent aussi de plein fouet la concurrence du secteur privé dans un contexte de marché du travail en tension. Ainsi, l’armée de l’Air et de l’Espace (AAE) doit faire sa place face au secteur privé aéronautique qui embauche massivement (13 000 recrutements pour Thales et 10 000 recrutements pour Airbus en 2023). L’AAE doit trouver des « gentlemen agreement » avec la DGAC et les industriels de défense pour limiter le « débauchage massif et non coordonné » des aviateurs et mécaniciens.

De plus, les données démographiques européennes ne sont pas favorables au recrutement. Avec un taux de fécondité moyen sous la barre des 1,5 enfant par femme, un vieillissement de la population européenne, les politiques de recrutement des armées européennes sont fragilisées.

En effet, le nombre relatif de candidats va diminuer, du fait d’un nombre plus réduit d’enfants et donc de jeunes éligibles aux fonctions militaires. Tous ces éléments font peser une menace sur le format des principales armées européennes notamment celles qui, comme la France, ont fait le choix de la professionnalisation.

Mais surtout les armées recrutent dans un vivier restreint par nature en raison des exigences découlant de la singularité du métier militaire où le collectif prime sur l’individu, l’intérêt général sur l’intérêt particulier. Comme il n’est pas envisageable de revoir à la baisse ces exigences, sauf à perdre la réactivité, la disponibilité et l’esprit de corps qui font la force des armées, c’est le candidat à l’engagement qui doit s’adapter à son futur environnement.

Il doit pour cela accepter les contraintes liées à son statut de militaire, les fameuses sujétions du métier militaire, de plus en plus en décalage avec l’évolution des valeurs partagées par la société civile et diffusées par le système éducatif et social.

Pour autant, les militaires ne sont pas imperméables à ces évolutions sociétales. En effet, il existe aujourd’hui une plus grande convergence entre les comportements sociaux et familiaux des militaires avec ceux constatés dans l’ensemble de la société. Les modes de vie du militaire et de sa famille tendent à rejoindre ceux du reste de la population française.

« Il y a un éloignement croissant entre le style de vie moyen et celui que nous proposons », explique le Chef d’état-major de l’armée de Terre (CEMAT). Les contraintes de disponibilité, de mobilité territoriale ou encore de vie familiale deviennent des freins à l’embauche.

Ce vivier, restreint au départ par construction, est en plus partagé avec la gendarmerie, la police, les pompiers, voire les douanes et l’administration pénitentiaire, sans oublier les sociétés privées de sécurité qui recrutent énormément dans l’objectif des Jeux Olympiques de 2024.

Il faut noter que toutes ces administrations sont confrontées, comme les armées, à de sérieuses difficultés de recrutement. Pour la première fois, la Brigade des Sapeurs-Pompiers de Paris est en sous-effectif de 300 postes, recrutant mensuellement 70 jeunes sapeurs-pompiers au lieu de la centaine nécessaire pour faire vivre son modèle RH et remplir ses missions.

Cette tendance est partagée par nos alliés puisque la Bundeswehr et l’US Army rencontrent des difficultés pour recruter. Les enrôlements allemands sont en recul de 7 %, selon une information du Spiegel, alors que les États-Unis n’ont pas atteint leurs objectifs de recrutement puisque 15 000 postes restaient vacants en 2022.

L’AdT est parfaitement consciente des enjeux du recrutement. Elle est sans doute encore plus sensibilisée que d’autres à l’importance cruciale de ses effectifs, car ce sont ses hommes qui constituent son système d’armes. Elle peut se définir par des hommes servant des systèmes d’armes, alors que la Marine et l’AAE se caractérisent d’abord par des systèmes d’armes (bâtiments et aéronefs) servis par des hommes.

Ainsi l’AdT prévoit d’optimiser la fidélisation des personnels au-delà de cinq ans de service, de développer la gestion individualisée des parcours, d’améliorer les conditions de vie et de travail, tout en mettant en place des efforts financiers sur les métiers en tension. Pour le recrutement, elle compte également investir davantage les zones urbaines, en premier lieu l’Île-de-France, qui ne contribue pour l’instant qu’à hauteur de 15 % du contingent, soit l’équivalent de l’Outremer.

Pour compléter les efforts déjà demandés à sa chaine recrutement, elle a demandé aux régiments de s’impliquer encore plus dans ce défi en les autorisant pour la première fois à recruter directement, sans intermédiaire, dans la société civile.

En termes de fidélisation, il faut s’interroger sur la pertinence de conserver un volume de recrutement ab initio dans les services interarmées aussi important. En effet, ce mode de recrutement initial rend bien plus difficile le reclassement des plus anciens engagés des forces en deuxième partie de carrière dans des métiers de soutien, moins exigeants physiquement. D’autant plus que ce type de recrutement sollicite le vivier des jeunes recrues dont les forces ont cruellement besoin.

Le ministère des Armées est conscient que le défi du recrutement nécessite d’améliorer la condition militaire pour mieux répondre aux sujétions du métier militaire. En termes de salaire, la Nouvelle Politique de Rémunération des Militaires (NPRM) mise en place dans la précédente LPM et poursuivie dans la LPM 2024-2030 va dans le bon sens, à condition qu’elle ne fasse pas trop de déçus ou de perdants. De même, la poursuite du plan famille est une réponse positive aux contraintes subies par les familles de militaires.

Mais ces mesures en cours d’application seront-elles suffisantes pour faciliter la résolution de la crise du recrutement, surtout si cette dernière perdure, voire s’aggrave ?

La réalisation des effectifs devient un enjeu stratégique qui nécessite d’aller encore plus loin en termes de condition militaire et de mener des actions en direction de la société civile pour promouvoir et développer l’esprit de défense.

En privilégiant la cohérence de notre modèle d’armée par rapport à sa masse, considérée pourtant comme un facteur de supériorité opérationnelle, cette LPM résulte d’un choix politique et économique compréhensible. En effet, dans un pays qui consacre près de 40 % de son PIB à ses dépenses de protection sociale, dont la dette publique s’élève à plus de 110% du PIB, avec une balance commerciale déficitaire depuis plus de 25 ans et un environnement social de plus en plus tendu, les arbitrages financiers sont lourds de responsabilités.

Mais le minimum d’effectifs consenti à nos armées ne doit pas être remis en cause par un recrutement et une fidélisation défaillants, car c’est la cohérence du modèle d’armée qui n’existerait plus.

Pour devenir un facteur de supériorité opérationnelle, le critère de masse exige un niveau minimal d’effectifs pour mener un combat de haute intensité dans la durée. Il semble déjà illusoire d’y parvenir avec les effectifs annoncés en fin de LPM et encore moins si la défaillance du recrutement les remet en cause. Il faut être conscient qu’un conflit de haute intensité, même limité dans le temps et dans l’espace, engendrera des pertes massives que la réserve opérationnelle ne palliera pas.

Pour gagner la guerre avant la guerre, encore faut-il montrer ses muscles pour être respecté, craint si possible, et surtout être dissuasif dans des affrontements en dessous du seuil nucléaire. Pour éviter un contournement de la dissuasion par le bas, il faut de la masse, donc des hommes et des équipements en quantité suffisante.

Le défaut de recrutement peut constituer un danger mortel car dans le modèle d’armée professionnalisée, les effectifs sont la seule chose qui ne s’achète pas.

Les équipements sont conçus dans des bureaux d’étude, commandés par les armées et fabriqués dans des usines par les industriels. Puis ils sont livrés aux unités, au rythme des chaines de production et des capacités annuelles de financement des armées.

En revanche pour nos soldats, pas de bureaux d’études pour les concevoir, pas de chaine de fabrication et de livraison régulière selon la masse salariale disponible. Il faut extraire de la société civile chaque futur militaire, au rythme de la capacité des recruteurs à le convaincre de rejoindre les armées. Il faut qu’il soit convaincu du bien-fondé de son engagement, puis gagner la bataille de la fidélisation pour le conserver le plus longtemps possible.

Avec le budget nécessaire et les capacités de la Base Industrielle et Technologique de Défense (BITD) française, les équipements seront globalement toujours au rendez-vous, en revanche rien ne garantit que nos soldats soient en nombre suffisant pour les servir.

Pour gagner la bataille du recrutement et de la fidélisation qui se dessine, le levier de la condition militaire doit être prioritairement utilisé pour améliorer nettement l’attractivité du métier militaire en termes de rémunération notamment, en allant plus loin que ne le prévoit la LPM. Améliorer la condition militaire devient donc une nécessité stratégique pour faire face à la crise de recrutement et de fidélisation qui s’annonce.

Pour illustrer cette nécessité, il suffit de consulter le dernier rapport du Haut Comité d’évaluation de la Condition Militaire (HCECM) en prenant l’exemple des officiers qui est le sujet de l’étude. Il fait plusieurs constats qui fragilisent la fidélisation :

  • Un écrasement des grilles indiciaires de l’ensemble des militaires entre 2011 et 2023 ;
  • Un décrochage des rémunérations des officiers supérieurs des 3 armées vis-à-vis des fonctionnaires de catégorie A+ et en particulier des commissaires de police ;
  • Cette situation défavorable rejaillit mécaniquement sur le montant de la pension de retraite des officiers, calculé en fonction de la part indiciaire de la rémunération en fin de carrière.

Ces situations fragilisent la fidélisation, car elles détériorent l’attractivité des fonctions d’officier, dans le cadre du recrutement interne, et leur fidélisation. Or les armées ne peuvent plus se permettre de perdre leurs talents.

Pour remédier à cet état de fait, le HCECM propose plusieurs mesures, non prises en compte dans la LPM 2024-2030, qui méritent pourtant une attention particulière si les armées veulent réussir à conquérir et préserver leurs effectifs :

  • Revoir les grilles indiciaires de l’ensemble des militaires et, en cas de séquençage dans la mise en œuvre des nouvelles grilles, de commencer par les officiers, sauf à prendre le risque d’altérer davantage l’attractivité de la fonction d’officier et d’affecter leur moral ;
  • Intégrer l’indemnité d’état militaire (IEM) dans le calcul de la pension militaire de retraite dans la mesure où elle compense les sujétions inhérentes au statut militaire ;
  • Assurer une cohérence de la politique indiciaire entre toutes les catégories de militaires pour préserver l’escalier social ;
  • Revaloriser le positionnement indiciaire des officiers au regard de la nouvelle grille indiciaire des administrateurs de l’État et des limites de la compensation purement indemnitaire des conséquences de la mobilité géographique, notamment sur l’emploi du conjoint et le niveau de vie des ménages.

Ce constat est corroboré par un rapport du Sénat, établi en 2019 au nom de la commission des finances sur la gestion des ressources humaines dans les armées, qui estime qu’en dépit des mesures spécifiques de revalorisation, le niveau général de rémunération des militaires apparaît faible, en comparaison des armées alliées et des autres emplois de la fonction publique.

La condition militaire ne se réduit pas aux seules rémunérations, même si elles en sont la traduction la plus visible. Les attentes en termes de réduction de la mobilité et d’accès au logement sont maintenant devenues des enjeux cruciaux de condition militaire sur lesquels des efforts supplémentaires doivent être faits pour ne pas diminuer encore l’attractivité du métier militaire.

Bien entendu la condition militaire n’est pas le seul levier à utiliser, car en matière de recrutement il faut prendre en compte de nombreux facteurs sociétaux : l’esprit de défense, le sentiment national, le niveau de résilience de la Nation, l’éducation.

En effet, le militaire est toujours un produit de la société civile qui l’a éduqué et façonné en tant que citoyen. Il rejoint les armées parce qu’il est volontaire, qu’il en a envie et qu’il y trouve un intérêt, avant de retourner au terme de sa carrière dans le monde civil, entre 3 et 40 ans plus tard selon son parcours.

Il existe donc un lien direct entre la nature et les caractéristiques de la société civile d’une nation, la vivacité de l’esprit de défense qui y règne et l’existence d’un vivier potentiel permettant aux armées de recruter les soldats dont elles ont besoin.

Malheureusement l’esprit de défense ne se décrète pas, il découle d’abord du sentiment d’appartenance à une Nation dont les valeurs, l’histoire, le fonctionnement démocratique sont partagés et enseignés. En faisant renaitre ce sentiment national, l’esprit de défense sera naturellement conforté, car il se construit dans le temps long par l’action conjuguée de la famille, de l’école, de la société, de décisions politiques. Mais il relève aussi d’éléments d’ordre psychologique, moral, politique et social, d’une conscience collective, du rapport à la patrie et, surtout, d’une compréhension collective des enjeux de sécurité. Autant d’éléments qu’il est parfois difficile de percevoir concrètement aujourd’hui en France.

L’esprit de défense est d’autant plus difficile à développer lorsque la sécurité d’une Nation est confiée à un nombre de plus en plus restreint de ses citoyens, qualifiés aujourd’hui de « professionnels ». La défense du pays, de ses intérêts, de sa culture et de son influence devient alors l’affaire d’une minorité d’experts spécialistes, dont le reste de la société peut facilement se dessaisir.

Plus l’esprit de défense sera développé au sein de la société civile, plus le nombre de jeunes citoyens conscients de l’importance de défendre leur pays sera important et plus le vivier potentiel de recrutement pour les armées sera intéressant.

Il faut donc chercher par tous les moyens à développer cet esprit de défense dans notre société. Les armées ont certes un rôle important à jouer en se faisant encore mieux connaitre, mais il faut au préalable une véritable volonté politique. Elle doit se traduire par des actions concrètes allant au-delà des déclarations d’intention, pour ensuite être relayée par l’éducation, la famille, l’entreprise, les acteurs sociaux qui concourent tous dans leur domaine à transmettre les valeurs sur lesquelles se construit la résilience d’un pays.

On ne détruit pas impunément dans une société la valeur travail, la fierté d’appartenance à une Nation démocratique, la primauté de l’intérêt général sur l’intérêt individuel et des devoirs sur les droits, sans fragiliser l’esprit de défense et la capacité d’un pays à se défendre face au retour de la guerre.

Le CEMAT formule cette interrogation centrale : « Nos sociétés occidentales, dont les dernières générations n’envisageaient jusqu’à récemment la guerre qu’au travers des livres d’Histoire, sont-elles prêtes à voir leurs fils et filles mourir en nombre pour un plus grand bien ? ».

À l’heure des réseaux sociaux mondiaux, des communautarismes d’appartenance et des individualismes exacerbés, se pose donc la question de savoir quel esprit de défense irrigue la France et si nous sommes prêts, en tant que nation, à faire face aux menaces grandissantes qui se profilent.

Cet effort crucial pour développer l’esprit de défense est donc l’affaire de toutes les composantes de la société, il conditionne par relation de cause à effet la capacité à recruter des armées et il devient à ce titre un enjeu stratégique.

Tout est en place pour que la conquête de la ressource humaine devienne le défi majeur pour les armées durant les prochaines années et bien au-delà de l’horizon de la LPM. La condition militaire, autour du triptyque rémunération-mobilité-logement et les différentes compensations des sujétions du métier militaire constituent un levier stratégique pour espérer remporter la bataille du recrutement et de la fidélisation.

Ce combat ne peut être remporté qu’avec le développement d’un esprit de défense bien plus vivace dans notre société. Cette prise de conscience est indispensable pour faire comprendre à nos concitoyens que la défense nationale n’est pas qu’une affaire exclusivement militaire.

Mais attention, le temps RH n’est pas celui de l’immédiateté, ni celui du temps politique. Pourtant les décisions d’aujourd’hui engagent l’avenir de nos armées, de la même façon que celles d’hier ont généré les difficultés d’aujourd’hui.

Dans une société française où le sens du devoir est de moins en moins enseigné et cultivé, il faut absolument se donner les moyens de redynamiser l’esprit de défense, sans attendre une évolution géopolitique dramatique qui engendrerait un sursaut trop tardif. Concomitamment, il est indispensable d’améliorer encore la condition militaire pour trouver suffisamment de jeunes hommes et femmes qui aient encore l’audace de servir leur pays au sein des armées. C’est le véritable défi d’aujourd’hui pour espérer gagner la bataille de la réalisation des effectifs demain.


NOTES :

  1. Postes exprimés en ETP : Équivalent Temps Plein.
  2. La Garde nationale américaine est une force de réserve opérationnelle dirigée directement par les états américains, et coordonnée par les armées fédérales. C’est l’une des plus importantes forces militaires au monde, avec presque 500 000 hommes, 8 divisions d’infanterie, 62 brigades de soutien ou spécialisées, et des dizaines de milliers de véhicules blindés, hélicoptères et avions de combat.
  3. 15 à 16 000 recrutements par an pour l’AdT, tous grades confondus.

CERCLE MARÉCHAL FOCH

CERCLE MARÉCHAL FOCH

Le G2S change de nom pour prendre celui de Cercle Maréchal Foch, tout en demeurant une association d’anciens officiers généraux fidèles à notre volonté de contribuer de manière aussi objective et équilibrée que possible à la réflexion nationale sur les enjeux de sécurité et de défense. En effet, plutôt qu’un acronyme pas toujours compréhensible par un large public, nous souhaitons inscrire nos réflexions sous le parrainage de ce glorieux chef militaire, artisan de la victoire de 1918 et penseur militaire à l’origine des armées modernes. Nous proposons de mettre en commun notre expérience et notre expertise des problématiques de Défense, incluant leurs aspects stratégiques et économiques, afin de vous faire partager notre vision des perspectives d’évolution souhaitables. (Nous contacter : Cercle Maréchal Foch – 1, place Joffre – BP 23 – 75700 Paris SP 07).

Les lois de programmation militaire à travers les âges

Les lois de programmation militaire à travers les âges

par Cercle Maréchal Foch – Theatrum Belli – publié le

 

Comme toute loi de programmation militaire, celle qui débutera en 2024 peut être l’objet de critiques. Ainsi, si elle décrit bien l’état final recherché, elle fait toutefois le silence sur les étapes intermédiaires à franchir. Mais en était-il autrement avec les lois qui l’ont précédé. Pour y répondre, le colonel (ER) Claude FRANC nous propose de revenir sur toutes celles de la cinquième République.

 ***

L’adoption récente par le Parlement de la Loi de programmation militaire (LPM) constitue une bonne opportunité d’un retour en arrière, en plaçant cette loi dans la perspective de ses devancières, dont la plus ancienne remonte maintenant à plus de soixante ans. Lorsque le sujet des lois de programmation est évoqué, deux aspects viennent immédiatement à l’esprit, le montant des investissements alloués ainsi que le taux d’exécution des lois en question. Car le différentiel entre la programmation et la réalisation induit par le non-respect intégral de la lettre de la loi s’est rapidement imposé comme une règle « coutumière » dont tout le monde s’est accommodé. Mais, il convient toutefois de faire preuve d’une prudence de serpent en se lançant dans un tel exercice, car, comme très souvent, comparaison n’est pas raison. En effet, l’action du législateur en matière de programmation militaire, ne saurait faire fi de la situation politique du moment, ni du contexte économique ambiant, et encore moins de la réalité tangible de la menace à laquelle le Pays se trouve exposé, au moment considéré.

Enfin, il convient de ne surtout pas perdre de vue, qu’en matière de finances publiques, la seule règle qui compte, et qui, seule, engage la responsabilité de l’Exécutif est celle de l’annualité budgétaire (lois de finance initiale, rectificative et de règlement). Tout-exercice budgétaire de programmation, fût-il revêtu de l’onction législative, ne vaut que par sa transcription budgétaire, année après année. Pour autant, une LPM demeure un acte politique majeur qui fixe le cap de l’effort que l’État veut bien consentir pour sa première responsabilité régalienne, la défense du pays.

C’est en fonction de ces attendus, qu’avant d’estimer les niveaux d’exécution réels des lois de programmation successives, plusieurs grilles de lecture vont être utilisées. En premier lieu, il s’agira d’évaluer l’impact de la situation stratégique mondiale sur la programmation militaire française, l’expression reprise en France, aussi révélatrice que technocratique, des « dividendes de la paix »[1], est encore dans toutes les mémoires. Ensuite, il conviendra d’évaluer celui de la situation politique du moment et de son environnement économique sur la même programmation. Il est évident qu’indépendamment de toute approche politicienne, il n’en demeure pas moins que les termes de l’équation sont différents selon que le général de Gaulle exerce le pouvoir, ou bien que l’Exécutif se trouve partagé dans le cadre institutionnel d’une cohabitation. Il en va de même dans le domaine économique : la liberté d’action du politique ne se posera pas du tout en termes identiques selon que le pays se trouve dans un cycle économique d’expansion jumelée à une situation de plein emploi, ou bien, a contrario, en situation de crise économique, générée soit par des « chocs » pétroliers successifs, soit par une crise financière, ou bien par une stagnation de la croissance, voire une récession, situation aggravée par un phénomène de chômage de masse. De même, les cycles inflationnistes durables et profonds se révèlent délétères à tout exercice de planification. Enfin, et ce n’est pas le moindre des facteurs, avant de se livrer à ces analyses, pour bien savoir de quoi l’on parle, il sera indispensable d’identifier le périmètre précis de toutes ces lois de programmation : en effet, une loi dont l’objectif revient à identifier les investissements indispensables à la seule mise sur pied de la force nucléaire stratégique ne peut être placée sur un même pied qu’une autre, qui intègrerait l’intégralité des investissements qu’ils relèvent des titres III ou V[2]. C’est l’évidence même, mais encore faut-il le noter.

Il faut encore souligner une particularité singulière dans ces soixante-trois années couvertes par la planification militaire. Fait peu connu, et même aujourd’hui totalement oublié, il a en effet existé deux annuités budgétaires non prises en compte par la planification, les années 1976[3] et 1983. La première correspond à un effort singulier sur le titre III en termes de revalorisation de la condition militaire, par la mise en place de mesures d’ordres autant statutaire qu’indiciaire, en faveur des personnels militaires. Cet effort, absolument considérable, demandé depuis plusieurs années par le commandement, a correspondu à une volonté politique portée par le président Giscard d’Estaing, qui a rapidement pris conscience après son accession au pouvoir, que la montée en puissance de la force nucléaire de dissuasion avait eu pour corollaire une baisse drastique des crédits de fonctionnement des armées, de nature à compromettre autant l’entrainement des unités du corps de bataille et de la Flotte[4] que le moral des armées (tant des appelés dont la situation matérielle relevait de la précarité que des personnels d’active dont la même situation matérielle s’apparentait à l’indigence). Giscard, qui avait tenu les rênes de la rue de Rivoli[5] durant tout le mandat de Georges Pompidou (1969 – 1974) était bien placé pour le savoir. Mais connaissant parfaitement les codes de l’administration dont il était issu (son corps d’origine à sa sortie de l’ENA a été l’Inspection générale des finances), il était conscient que même porté avec volonté, son projet de revalorisation de la condition militaire risquait de se heurter aux fourches caudines des « bureaux » de la rue de Rivoli. Aussi, il eut recours à un subterfuge qui se révéla un coup de maître : Giscard fit entrer le général Bigeard au Gouvernement, en tant que Secrétaire d’État à la Défense. Compte tenu de sa personnalité, assise sur une aura bien réelle, personne n’allait prendre le risque devant l’opinion, de s’opposer à une réforme dont le nouveau secrétaire d’État allait être nommé rapporteur ! Cet exemple est révélateur du fait que, pour qu’une réforme militaire coûteuse « passe », le volontarisme présidentiel doit parfois emprunter des chemins de traverse, le poids de l’administration des Finances se révélant quelquefois un obstacle.

L’autre année non prise en planification est l’année 1983. À l’issue des élections présidentielles de 1981 qui ont conduit à amener une nouvelle majorité au pouvoir, le Gouvernement décide d’attendre la fin de la LPM en cours. L’année 1983 ne sera pas couverte par la planification. Après trois dévaluations et dans un contexte de crise économique, 1983 correspondra à une année de rattrapage.

Afin de bien saisir à quoi correspondent la petite quinzaine de lois de programmation que l’arsenal législatif français a pu produire, il y lieu de faire l’effort de s’adonner à la litanie de la succession de ces lois, même si cet exercice peut s’avérer un peu rébarbatif.

 

Le périmètre des lois de programmation

Loi-programme du 8 décembre 1960, portant sur certains équipements militaires    

Voulue et initiée par le général De Gaulle, dès le succès du premier tir expérimental de la première « bombe » sur le pas de tir saharien de Reggane, le 13 février 1960, cette loi ne concernait que les seuls investissements (Titre V) ayant trait au programme nucléaire. Ceux-ci représentaient à l’époque 40 % des investissements globaux (20 % de nos jours). S’agissant de la portée de la loi, c’est le général De Gaulle qui a tranché en faveur de lois programmes quadriennales.

De Gaulle, l’homme de l’ardente obligation du Plan, visait deux objectifs en opérant ainsi : d’une part, fixer le cap pour aboutir à la mise sur pied effective des Forces aériennes stratégiques (FAS) dans sa composante aérienne, en fin d’exercice, et d’autre part, associer la représentation nationale à ce qui constituait à ses yeux l’option stratégique majeure choisie par la France. Cet aspect de procédure législative n’est pas neutre et De Gaulle était parfaitement conscient du rapport de forces politique dans le pays : pour que la loi fût adoptée, le gouvernement Debré a dû engager sa responsabilité par deux fois à la Chambre et trois motions de censure furent repoussées. L’opposition était double, à gauche par opposition de principe à la force de dissuasion, et à droite, par nostalgie d’un atlantisme à la britannique qui aurait aligné la France sur la position de la « double–clé », sous contrôle américain.

C’est cette loi qui a planifié la plus grosse déflation d’effectifs qu’ait jamais connue l’armée de terre (à l’armée d’armistice près !) : de 1 060 000 hommes en 1960, l’armée de terre n’en comptait plus que 650 000 en 1964, pour en perdre encore 200 000 les années suivantes.

 

Loi-programme du 23 décembre 1964, portant sur certains équipements militaires    

S’inscrivant dans la continuité de la précédente, cette loi-programme ne couvre que les seuls crédits d’équipement du Titre V, mais, contrairement à la précédente, elle inclut une grosse moitié des équipements conventionnels (premières frégates et livraison aux forces du programme de chars AMX 30).

S’agissant des investissements au profit de la dissuasion, c’est cette loi qui a mis sur pied la Force océanique stratégique (FOST), par la construction de la base de l’Île Longue en rade de Brest, et le lancement du premier SNLE[6], le Redoutable, ainsi que la mise en place de premiers missiles sol-sol à Albion.

Au Parlement où l’UNR[7] dispose de la majorité absolue depuis les élections de 1962, face à l’opposition conjuguée de la gauche et du centre, si le gouvernement n’a plus besoin d’engager sa responsabilité d’emblée, il a quand même recours au vote bloqué, par l’article 49, alinéa 3.

 

Loi-programme du 19 novembre 1970, relative aux équipements militaires de la période 1971 – 1975

Toujours limitée aux crédits d’équipement, cette loi recouvre la totalité des investissements liés au Titre V, et plus seulement son seul domaine nucléaire. Si elle vise à poursuivre la réalisation de la triade nucléaire stratégique et le développement de l’armement nucléaire tactique (programme Pluton), ses ambitions en matière d’armements conventionnels demeurent modestes. Pour la première fois, la part relative du nucléaire dans les investissements globaux baisse pour tomber à 33 % du total. Cette baisse a lieu en parallèle de celle de la part du budget de la défense dans le PIB.

Cette loi sera adoptée en première lecture, l’opposition ayant pris acte de l’achèvement en cours de la réalisation de l’assise de la force de dissuasion, les débats ne porteront plus, dès lors, sur son existence même, mais sur la modernisation de ses moyens.

L’ensemble de ces trois premières lois-programmes ont permis, avec beaucoup de cohérence, de mettre sur pied l’infrastructure et les moyens de la triade de la force nucléaire de dissuasion (il faudra encore lancer d’autres SNLE pour assurer la permanence de leur présence à la mer après la première patrouille opérationnelle du Redoutable en 1972).

À partir de la quatrième loi de programmation, et ce, jusqu’en 1991, c’est-à-dire la fin de la guerre froide, il sera possible de noter un rééquilibrage des ressources budgétaires en faveur des équipements conventionnels, dont la modernisation avait subi un retard certain. Cette réorientation se heurtera très vite à un aléa imprévu, la courbe exponentielle de leurs coûts d’acquisition.

 

Loi-programme du 19 juin 1976, portant approbation de la programmation militaire pour les années 1977-1982

Historiquement, cette programmation est connue comme étant celle du renouveau des forces conventionnelles, s’agissant de programmes souvent très lourds : pour la Marine, il s’agit du lancement du programme des SNA[8], de la classe Rubis. L’armée de l’Air voit la livraison des compléments de Mirage F1, et le lancement du programme Mirage 2 000. Quant à l’armée de terre, elle pourra, grâce aux livraisons de VAB[9], AMX 10P[10] et AMX 10 RC[11], remiser ses antiques blindés de la gamme AMX 13. Pour la première fois depuis longtemps, les appuis figurent dans les grands programmes avec le canon de 155 mm à grande cadence de tir (GCT), vite rebaptisé AU F1. Enfin, l’armement individuel en armes légères d’infanterie se trouve également modernisé par l’arrivée des fusils d’assaut FAMAS dans les unités[12].

La part du nucléaire tombe à 25 % du total, ce qui permet de poursuivre le programme SNLE avec l’achèvement du quatrième et la programmation de la mise en chantier du cinquième.

 

Loi du 8 juillet 1983, portant approbation de la programmation militaire pour les années 1984 – 1988

Cette LPM répond à deux priorités : maintien de la crédibilité de la dissuasion par la liste des programmes à réaliser, dont le lancement d’un programme de SNLE de renouvellement ainsi que le missile balistique mer-sol porteur de charge nucléaire M5 et le renforcement des forces conventionnelles. À cet égard, les choix sont difficiles, car, pour la première fois, les trois armées ont des besoins criants : pour l’armée de l’Air, la mise en place du programme Mirage 2 000, pour l’armée de Terre, le lancement du programme de renouvellement de son char de bataille, ce sera le programme Leclerc. Aucun arbitrage ne visera à prioriser ces besoins, qui, tous, sont inscrits en programmation. Cette modernisation est contrebalancée par une baisse des effectifs des armées, de l’ordre de 35 000 hommes (dont 22 000 pour l’armée de Terre).

Or, en 1987, aucun de ces programmes majeurs ne sera encore lancé, et, facteur aggravant, des programmes lourds non prévus, comme le futur porte-avions nucléaire, sont lancés en 1986. D’aucuns, notamment à la DGA[13], s’inquiètent de la pérennité des lois de programmation.

S’agissant de son périmètre, cette LPM regroupe l’ensemble des investissements des titres III et V exprimés en francs courants avec un taux d’inflation estimé à 5 % à compter de 1986.

 

Loi de programmation du 22 mai 1987, relative à l’équipement militaire pour les années 1987-1991

Cette loi revient à la définition de la seule programmation du Titre V, le titre III faisant, quant à lui, l’objet d’une définition lors de l’élaboration des lois de finance. Nouvel exemple du la notion de géométrie variable qui accompagne la définition des périmètres de la planification.

Comme la loi précédente, la loi fait effort partout… donc nulle part ! Les forces nucléaires doivent être modernisées, la Flotte de haute mer doit acquérir des frégates de lutte anti-sous-marine (ASM), en plus du porte-avions dont la construction débute, l’armée de l’Air doit être dotée de 450 intercepteurs et 100 appareils de transport, et pour l’armée de Terre, la cible des chars Leclerc se trouve fixée à 1 200 engins, celle des hélicoptères est de 500 machines, le même nombre étant dédié aux canons. Son exécution – qui frise l’irréalisme – doit être soutenue par des recours à des « financements innovants », une nouveauté, qui se révèlera vite une chimère, puisqu’il s’agit souvent de la vente de biens immobiliers, sur laquelle la Défense n’a pas toujours la main.

 

Loi de programmation du 10 janvier 1990, portant sur l’équipement militaire pour les années 1990 – 1993

En dépit de la chute du Mur de Berlin, qui n’a eu lieu que deux mois avant le vote de la loi, ce qui laisse supposer que les travaux liés à sa conception se soient déroulés en amont de cette rupture stratégique majeure de l’après-guerre, cette loi, qui intègre la réforme « Armées 2000[14] » va rapidement se trouver en contradiction avec les enseignements tirés de la guerre du Golfe. Une fois encore, seuls les crédits d’investissements sont pris en compte.

 

Loi du 10 juin 1994, portant sur la programmation militaire pour les années 1995 à 2000

Pour la première fois, un Livre Blanc[15] précédera la loi de programmation, et lui servira de base de référence. Il s’agit là d’un précédent de procédure qui est appelé à se renouveler. La règle tacite en la matière était que le Livre Blanc fixait les grandes orientations politiques en matière de Défense, charge à la LPM de les décliner en termes budgétaires.

Une fois encore, seuls les investissements correspondant aux crédits d’équipement sont pris en compte par la nouvelle loi. Hors du cadre de la loi de programmation, sur décision présidentielle, le programme Hadès[16] qui avait commencé à succéder au Pluton[17], est mis sous cocon. En clair, la capacité nucléaire dont la mise en œuvre (mais ô grand jamais l’emploi) était dédiée à l’armée de terre disparait.

 

Loi du 2 juillet 1996, portant sur la programmation militaire pour les années 1995 à 2002

Cette nouvelle loi correspondant au passage à la professionnalisation, qui devait répondre à un « format plus ramassé, mais dont les formations devaient être mieux équipées », couvrait l’intégralité des besoins de financement des armées, équipement, fonctionnement, mais également ressource humaine (hors pensions). Le périmètre de la loi se trouvait à nouveau chamboulé. La diminution de format des armées, consécutive à la professionnalisation, s’accompagne, en toute logique, de celle des parcs, jumelée avec une modernisation des équipements de pointe (satellites, hélicoptères, frégates et SNLE de nouvelle génération, dits NG).

 

Loi du 27 janvier 2003, portant sur la programmation militaire pour les années 2003 à 2008

Cette nouvelle loi en revient aux errements antérieurs, en ne couvrant que les investissements liés à l’équipement des forces (Titre V). Mais, pour la première fois, la loi fixe des normes quantitatives en termes de préparation opérationnelle. Elle entre ainsi dans un degré inédit de granulométrie de détails, destiné, conformément aux prescriptions de la LOLF (Loi organique de la loi de finance).

 

Loi du 29 juillet 2009, portant sur la programmation militaire pour les années 2009 à 2014

Pour la seconde fois, un Livre Blanc[18] va précéder une loi de programmation, qui dresse un constat de la situation stratégique dans le monde, dont l’instabilité et l’imprévisibilité doivent être contrebattus par les moyens mis à la disposition des forces par la LPM. Les dispositions de ce Livre Blanc donnent lieu à un mouvement de protestation anonyme interne aux armées – Surcouf – par voie de presse[19].

Le périmètre couvert par celle-ci est le plus large, jamais couvert par un tel document : outre les titres III et V, il intègre également les effectifs par le biais de la masse salariale. Un volume dépassant 3 milliards d’euros est prévu au titre des ressources exceptionnelles destinées à compléter l’enveloppe globale. La définition concrète de ces ressources exceptionnelles n’est pas précisée…

Les dispositions de cette LPM, notamment la baisse drastique de la masse salariale par la suppression pure et simple de 54 000 postes dans l’ensemble de la Défense fait de ce département ministériel le premier contributeur à la Révision générale des politiques publiques (RGPP). C’est cette loi de programmation qui initie « l’embasement » des formations, provoquant une profonde réorganisation dans le fonctionnement et le soutien de celles-ci. Cette mesure s’accompagne d’une diminution considérable des crédits de fonctionnement.

 

Loi du 18 décembre 2013, portant sur la programmation militaire pour les années 2014 à 2019, et portant diverses dispositions concernant la défense et la sécurité nationale

La publication d’un Livre Blanc[20] va, à nouveau, précéder les travaux relatifs à l’élaboration de cette LPM. Prenant acte de la situation internationale et des implications de la crise financière, il va s’attacher à définir un modèle d’armée à atteindre en 2030, la LPM n’en constituant qu’une étape initiale. La courbe à la baisse des effectifs militaires se poursuit, avec la perte de l’ordre de 26 000 militaires appartenant aux trois armées et l’armée de Terre pâtit d’un tassement de ses normes de préparation opérationnelle. Le contrat opérationnel continue sa déflation, tandis qu’un volume de 10 000 hommes est prévu pour renforcer les forces de sécurité intérieure, le cas échéant.

S’attachant à traiter les Titres III et V, cette loi prévoit une stabilisation des crédits jusqu’en 2016, avant une remontée progressive à compter de 2017. Innovation importante, une clause de sauvegarde introduite dans la loi prévoit un rendez-vous d’actualisation de la programmation en cours d’exercice.

 

Loi du 13 juillet 2018, portant sur la programmation militaire pour les années 2019 à 2025, et portant diverses dispositions concernant la défense et la sécurité nationale

Cette loi ne sera pas dans la ligne de celle qui l’ont précédée, puisque la réduction de format, continue depuis le désengagement en Algérie se trouve officiellement stoppé. La loi préconise un modèle d’armée complet, lequel ne doit pas présenter de « trous capacitaires », quitte à ce que certaines fonctions en soient réduites à l’état « échantillonnaire ». C’est le choix du non-choix, critique récurrente qui revient à propos de cette décision.

La LPM qui suit donne lieu à une vive opposition à la Chambre, car l’essentiel du « sursaut » financier se trouve reporté dans les années correspondant au quinquennat suivant. Par ailleurs, si son échéance est fixée à sept ans, ce qui fait d’elle la plus longue des lois de programmation, les investissements auxquels elle donne lieu ne sont fixés et chiffrés que pour les seules cinq premières années.

Enfin, après vingt-cinq ans d’une baisse continuelle de l’effort de défense par la réduction des ressources qui lui sont allouées, cette loi entérine, pour les annuités budgétaires, l’objectif d’atteindre 2 % du PIB.

Qualifiée de loi « à hauteur d’hommes », elle met l’accent sur la formation, l’équipement individuel du combattant et la qualité de la préparation opérationnelle.

Au terme de cette énumération, il convient de caractériser le contexte au sein duquel ces différentes lois ont été conçues. Il ne s’agit nullement ici, de se livrer à une analyse stratégique exhaustive de la période, hors de propos, mais de se limiter à ses retombées financières.

 

Le contexte stratégique, politique et économique des lois de programmation militaire, 1960-2023

 

Il convient de noter que la mise en route de la planification militaire a correspondu à la fin des guerres coloniales, le désengagement algérien ayant lieu en tout début de période, en 1962. Du seul fait du boulet algérien, l’armée de terre devait entretenir une armée dont les effectifs dépassaient le million d’hommes, ce qui constituait une charge financière exorbitante qui excluait pratiquement tout investissement d’équipement.

Le second postulat stratégique qui a été émis au moment où la première loi de programmation était lancée est la volonté gaullienne de conduire une politique de défense indépendante, tout en maintenant une solidarité étroite avec nos alliés. En clair, il s’agit de faire accéder la France à la capacité nucléaire militaire, par la mise sur pied effective de la force nucléaire de dissuasion (FNS), en continuité des travaux entrepris sous la quatrième République.

Ces prérequis posés, il est possible de scinder la période en trois sous-périodes : jusqu’à la rupture stratégique majeure de la chute du Mur de Berlin, en novembre 1989, suivie deux ans plus tard, par la dislocation du Pacte de Varsovie, il s’est agi de la Guerre froide, au cours de laquelle la menace était bien palpable, « à deux étapes du Tour de France de Strasbourg ». C’est la réalité de cette menace qui explique le maintien de l’effort de défense français à hauteur de 3 à 4 % du PIB, selon les époques de cette période. Durant cette période, sept lois de programmation ont été votées. Il convient de noter que, seule, la loi 1984 – 1988 désignait l’Union soviétique comme l’adversaire potentiel. La seconde période correspond aux années d’incertitude relatives à la recherche des « dividendes de la paix » jumelée à la versatilité des finances publiques, soit les années 1990 – 2015. Enfin, conséquence directe des attentats terroristes sur te territoire national, une troisième période, initiée en 2015, correspond à un sursaut visant à atteindre la norme otanienne des 2 % du PIB annuel alloués au budget de la défense.

 

La guerre froide. 1960 – 1990

Lorsque la première loi de programmation a été portée sur les fonts baptismaux, en 1960, elle bénéficiait d’un environnement politique et économique extrêmement favorable. D’une part, l’exécutif était tenu d’une main ferme par le Général de Gaulle qui, l’automne précédent avait clairement annoncé son intention de faire accéder la France à la capacité nucléaire militaire, intention affichée avec encore plus de volontarisme depuis le succès du premier tir expérimental sur le site de Reggane en avril 1960. Les termes de son communiqué ne prêtaient à aucune confusion : « Hourrah pour la France, qui est plus forte à partir d’aujourd’hui ». Par ailleurs, sur le plan économique, la situation de la France était plus que florissante, avec des finances assainies par le Plan Rueff[21] et la mise en place du « nouveau franc », et un contexte de croissance exceptionnel : on ne parlait d’ailleurs pas de croissance, mais d’expansion, avec un taux de croissance annuel de 6 à 7 % du PIB, jumelé, bien évidemment avec une situation de plein emploi.

À ces réalités politiques et économiques, il convient d’ajouter un impératif budgétaire de finances publiques qui nous paraît bien lointain, aujourd’hui, celui de l’équilibre budgétaire. En effet, jusqu’au budget 1974, construit par Messmer lorsqu’il était encore Premier ministre l’automne précédent, tous les budgets ont été construits et exécutés selon la règle de l’équilibre. Aujourd’hui, plus aucun homme politique, ni haut responsable des finances publiques n’a connu cet impératif, qui doit leur apparaitre comme appartenant à la proto histoire !

L’année 1974 est l’année d’entrée de la France en crise, le fait déclencheur en sera le premier choc pétrolier, crise économique que le nouveau Premier ministre, Jacques Chirac tentera de juguler par une politique de relance par la consommation, qui s’avérera un échec, le nombre des chômeurs ne cessant de croître. Aussi, son successeur à Matignon, Raymond Barre, en prendra le contrepied par une stricte politique de rigueur, qui ne se prête pas beaucoup à un accroissement des investissements de l’État. Les boulons de cette politique seront encore resserrés à compter de 1979, lorsqu’à l’issue de la révolution islamique en Iran, l’OPEP décide une seconde réévaluation du prix de vente du baril de pétrole, de nature à accroître les ressources financières de la jeune république islamique, provoquant un second choc pétrolier, dont la lame de fond s’avérera encore plus ravageuse pour les économies occidentales que le premier, en particulier parce qu’elle s’accompagne d’une vague économique inflationniste que les efforts du gouvernement ne parviendront pas à étouffer. La conséquence en sera une alternance politique en France en 1981.

L’arrivée de la gauche au pouvoir s’accompagne d’une politique de relance, qui vise à prendre le contrepied de l’austérité précédente. Le bilan en est trois dévaluations en dix-huit mois, qui amène inexorablement, le retour à une politique de rigueur budgétaire, dès le printemps 1983. En revanche, sur le plan stratégique, la situation internationale connait un regain de tension avec la phase la plus dense de la crise des euromissiles (déploiement des Pershing II américains en Europe pour contrer les SS 20 soviétiques). Parallèlement, l’administration Reagan, parvenue au pouvoir en janvier 1981, prononce un effort militaire d’une nature inconnue depuis le Vietnam, ce qui conduit la France à difficilement s’en tenir à l’écart. L’exercice de la cinquième loi (1984 – 1988) sera donc difficile. L’exercice en sera encore aggravé par une nouvelle alternance politique, due à un changement de majorité à la Chambre en 1986.

La période correspondant à la loi suivante (1987 – 1991) correspond, sur le plan politique national, à la fin de la cohabitation, même s’il n’est pas incongru de constater qu’entre l’Élysée (François Mitterrand) et Matignon (Michel Rocard), la relation n’est pas loin d’être assimilée à une cohabitation. Mais surtout, la période est marquée par la rupture stratégique majeure de la chute du Mur de Berlin, suivi de la réunification de l’Allemagne sur la base de la Ligne Oder-Neisse, puis, logiquement, le démantèlement du Pacte de Varsovie.

 

Les années d’instabilité, 1990 – 2015

Les années qui suivent vont être marquées par la Guerre du Golfe dont les enseignements aboutiront à des besoins (satellites de renseignements et de communication) qui n’avaient pas été pris en compte par la programmation, ce qui aboutit à un nouveau dérapage non contrôlé de la programmation.

Les années couvertes par la huitième LPM (1995 – 2000) vont être des années de grande confusion au niveau politique national (échec d’une dissolution aboutissant à une longue cohabitation), s’agissant du modèle d’armée à concevoir. Parvenu à Matignon peu auparavant, en 1993, à la faveur d’une nouvelle cohabitation, Edouard Balladur, ancien ministre des Finances de Jacques Chirac, pense pouvoir revenir à une forme d’orthodoxie programmatrice en recourant à la publication d’un Livre Blanc qui fixe les grandes orientations, charge aux LPM successives de les décliner budgétairement, en termes d’investissements. L’idée est séduisante et même cohérente, mais elle va buter sur des impératifs politiques : le Livre Blanc de 1994 préconisait le recours à une armée mixte, associant unités d’appelés et professionnelles. Or, au cours de la campagne présidentielle, contre Balladur, candidat, le candidat Chirac a mis en avant l’idée d’une suspension du service national et d’une armée professionnelle. Avec une telle situation, la programmation initiée par l’un des acteurs, alors que ce serait l’autre qui allait être élu, donc chargé de son application, ne pouvait que capoter à nouveau.

Mort-née du fait de la décision de professionnaliser les armées, une nouvelle LPM serait donc votée en 1996. Les conditions politico-financières allaient, une nouvelle fois, se révéler défavorables, car il s’agissait de la période couverte par l’application des critères de Maastricht pour intégrer l’euro (critères bien oubliés depuis, puisqu’il s’agissait de limiter le déficit budgétaire à 3 % du PIB et le montant de la dette à 60 %). Sur le plan géostratégique, cette période correspond à une recrudescence des opérations extérieures, pas définition non-programmables, mais qui avaient un coût de plus en plus sensible.

Les années suivantes, avec la mise en place du gouvernement Raffarin, verront la fin de la période de cohabitation et un retour à la cohérence politique entre l’exécutif et le législatif. Sur le plan géostratégique, les occurrences d’opérations extérieures se multiplient sur une multitude de théâtres. Une habitude un peu risquée commence à faire son apparition, par la définition du modèle d’armée à atteindre par son adossement à un « contrat opérationnel ». Il s’agit d’une démarche, certes, intellectuellement séduisante, mais il suffit de revoir à la baisse ce contrat opérationnel pour conserver une apparente cohérence, dès lors que le modèle d’armée baisse de volume. Et c’est bien ce qu’il est advenu.

La période suivante, correspondant à la présidence Sarkozy va se trouver marquée par le retour de la France au sein des instances de commandement de l’OTAN, ce qui va conduire à un engagement plus volontaire en Afghanistan. Mais surtout, dans le domaine financier, cette période va être dominée par l’application de la Revue générale des politiques publiques, qui va conduire à des économies drastiques au sein du ministère, qui va perdre plus de 50 000 postes, toutes armées confondues. Enfin, dès le début de son mandat, renouant en cela avec la procédure employée par Edouard Balladur, le gouvernement a procédé à la publication d’un Livre Blanc, associant dans son appellation la sécurité à la défense. Par ailleurs, d’autres économies sont recherchées par la réforme du soutien courant autour de la création des bases de défense. Il est faible d’affirmer que ces réformes ont été vécues difficilement. Mais surtout, cette période va être dominé par la crise financière de 2008 (les retombées des subprimes américaines), qui va plomber les finances publiques du pays.

 

Les années de sursaut post-2015

S’agissant de la présidence Hollande, comme pour la précédente, il est décidé de la faire précéder d’un Livre Blanc, exercice qui donne l’impression de devenir un rituel. Paradoxalement, l’élément majeur qui affectera l’exercice de cette LPM ne sera pas induit par la situation géostratégique extérieure, mais par ses développements à l’intérieur, les attentats de 2015 sur le territoire national, qui vont tétaniser l’opinion publique et amener un sursaut de la part du pouvoir politique. Ce sursaut va se traduire concrètement par un ralentissement des déflations d’effectifs, l’armée de Terre en gagnant même 11 000 à destination unique de la force opérationnelle terrestre (FOT).

À la différence de ses prédécesseurs, Emmanuel Macron ne commande pas un Livre Blanc, peu après son arrivée à l’Élysée, mais une revue stratégique[22], exercice plus simple, en vue de préciser les contours stratégiques de la future LPM. Le diagnostic est sans appel : un « sursaut » par une inversion de tendance budgétaire s’avère indispensable. Cela étant posé, la Chambre est très critique, car le réel effort financier se trouve reporté sur le quinquennat suivant, selon une formule éculée qui avait déjà eu cours avec les conséquences que l’on connait, par le passé. En interne des armées, la crainte est également palpable. Une formule consensuelle est trouvée, à savoir une clause de révision à mi-parcours, en 2021. Le but officiellement avoué est de porter l’effort de défense à hauteur de 2 % du PIB à échéance de 2025. Le terme de « LPM de réparation » est officiellement prononcé. À titre d’exemple, au char Leclerc près, quasiment l’ensemble des véhicules et engins de combat de l’armée de terre est remplacé, ainsi que la flotte des avions ravitailleurs en vol, les anciens KC 135 qui affichent près de soixante ans d’âge.

Enfin, dans un troisième temps, il importe de mesurer les niveaux d’exécution de cette succession de lois.

 

Le niveau d’exécution des lois de programmation

Depuis plusieurs décennies, quel que puisse être le positionnement sur l’échiquier politique de la majorité en place, plus personne ne nourrit la moindre illusion, les chiffres et objectifs indiqués par la loi ne seront jamais atteints. S’il en va ainsi depuis plusieurs décennies, cela n’a pas toujours été le cas.

Non seulement, la première loi, limitée aux investissements en faveur du nucléaire, a été atteinte, mais elle a même été dépassée de plus de 50 % de son montant. La part de l’inflation est marginale dans ce dépassement, la raison principale ayant été une sous-évaluation des coûts de construction de l’usine de retraitement nucléaire de Pierrelatte et des silos du plateau d’Albion. Il convient de convenir que les outils prospectifs ou de simulation budgétaire dans le domaine nucléaire faisaient gravement défaut à l’époque.

Il en a été de même pour la seconde, 1965 – 1970, dont l’exécution a été plus ardue que la première. Non seulement son exécution a subi les effets de la rigueur implacable du principe d’équilibre budgétaire, notamment après mai 1968 et le contrecoup des accords de Grenelle (dont les militaires ont d’ailleurs bénéficié par une augmentation des soldes, puisqu’elles sont indexées à la grille de la fonction publique[23]). Par ailleurs, alors qu’il n’avait pas été pris en compte dans la programmation, le programme Pluton est lancé sous enveloppe, c’est-à-dire au détriment des moyens conventionnels de l’armée considérée, soit l’armée de terre. Facteur aggravant, contrainte et forcée de faire respecter l’équilibre budgétaire, la direction du budget impose ses « diktats », ce qui conduit à des reports de programmation de matériels majeurs, voire leur abandon. Le corps de bataille aéroterrestre comme la Flotte de surface en feront largement les frais. Ironie de l’histoire, c’est le même Michel Debré qui, comme occupant de la rue de Rivoli, impose ses restrictions et qui aura à les subir à partir de 1969, lorsqu’il exercera les responsabilités de ministre d’État en charge de la Défense nationale.

Il en sera de même pour la troisième (1970 – 1975) qui connaîtra même un destin singulier, puisqu’elle sera purement et simplement abrogée en 1974, compte tenu de la hausse des prix et des coûts, surtout ceux du carburant à la suite du premier choc pétrolier. L’autre victime collatérale du choc pétrolier sera le principe d’équilibre budgétaire, puisqu’il a volé en éclats dans ce contexte de renchérissement de 50 % des produits pétroliers.

Ce n’en est pas pour autant un échec de la programmation. Si la France de 1975 est devenue une puissance nucléaire crédible, c’est en grande partie à ses efforts de programmation qu’elle le doit. Mais, il existe une contrepartie qui va peser lourd, cette accession réussie de la France à la capacité nucléaire militaire s’est faite au détriment de ses moyens conventionnels, notamment terrestres et navals, dont la remontée en puissance devient une nécessité criante.

Même si, sous la période d’exécution de la quatrième loi de programmation (1976 – 1982), des équipements nouveaux viennent équiper les forces conventionnelles de façon très significative, l’intégralité de la loi n’est pas respectée, les crédits de paiement alloués par les lois de finances annuelles étant systématiquement revus à la baisse par les lois de finances rectificatives qui viennent aligner les budgets en cours d’exécution sur les derniers développements de la crise. À son arrivée à Matignon, le nouveau Premier ministre, Pierre Mauroy, décide d’attendre la fin d’exercice de la loi en cours, 1982, avant d’en lancer une autre. L‘exercice budgétaire 1982 se révélera particulièrement difficile pour les armées.

La cinquième loi de programmation (1984 – 1988), bâtie de façon paradoxale et contradictoire dans un contexte économique défavorable, mais en réponse à des impératifs stratégiques contraignants qui imposent un effort. Cette loi inaugure une pratique destinée à un bel avenir, celle de rejeter les investissements liés aux équipements nouveaux aux exercices budgétaires de fin de programmation, puis de loi de programmation en loi de programmation. C’est de cette époque que date la « bosse » budgétaire, que, régulièrement, chaque loi de programmation s’efforce depuis de pousser, faute de pouvoir la vider de sa substance. Trois ans après avoir été votée, fort de l’impasse budgétaire auquel elle avait abouti, il convenait d’en concevoir une nouvelle. La programmation a été mise en échec par les faits.

L’exécution de la sixième loi de programmation militaire (1987 – 1991) qui sera la dernière de la guerre froide, est contrariée par une série de facteurs structurels dont le moindre n’est pas la « bosse » évoquée plus haut. En fait, cette situation correspond à un tassement des crédits d’équipement entre 1983 et 1986, ce qui a induit une mauvaise réalisation des programmes, situation aggravée par un surcoût de ces mêmes programmes qui n’avait pas été programmé ! Déjà périmée au bout d’un an d’exercice, cette loi de programmation va être suspendue. C’est le deuxième échec consécutif de la programmation.

La réalisation de la loi suivante (1990 – 1993), va se trouver entravée par le fait que la programmation n’a pas grand-chose à voir avec les enseignements tirés de la guerre du Golfe (1990 – 1991). Par ailleurs, en 1992 et 1993, le ministère de la Défense doit subir un tiers du total des annulations budgétaires. La loi est suspendue. Il s’agit du troisième échec consécutif de la programmation. C’est grave.

Cette première loi de programmation post-guerre froide va en effet subir un avatar non prévu : la prise en compte des besoins induits par les enseignements tirés de la Guerre du Golfe. En parallèle, un slogan politique destiné à faire florès : « Il va être grand temps de tirer les dividendes de la paix » va constituer un obstacle insurmontable pour conduire un quelconque effort de défense dans la durée un effort de défense conséquent. Aucune planification budgétaire rigoureuse ne saurait tenir face au torrent émotionnel induit par une telle formule, après trente ans de guerre froide ! C’est ce qui est advenu de la septième LPM.

La huitième LPM, la deuxième post-guerre froide, allait connaître un sort identique à celle qui l’avait précédée. Bien qu’adossée à un Livre Blanc, comme cela a été indiqué supra, comme les conditions politiques devant présider à la définition du modèle d’armée avaient changé, une armée mixte prônée par le Livre Blanc, alors que le Président Chirac nouvellement élu, allait imposer une armée professionnelle, le hiatus était trop important pour permettre de s’aligner sur cette programmation. Le modèle de programmation militaire connaissait une crise profonde depuis quasiment 1983, et ce, indépendamment de la tendance politique de la majorité au pouvoir.

Une neuvième LPM voit donc le jour, deux ans à peine après la première. Loi se voulant de « refondation », cette nouvelle programmation, certes parviendra à son terme, ce qui constitue une nouveauté par rapport à toutes celles votées à l’issue de la fin de la guerre froide, mais elle sera loin de permettre d’atteindre les objectifs visés. D’une part, le surcoût des OPEX, par définition non programmable, la plombe d’entrée, ensuite, une sous-estimation grave des véritables coûts de fonctionnement de la professionnalisation imposent des reports permanents de crédits du titre V vers le titre III, et enfin, la programmation subira des coups de rabot assez significatifs par les effets des lois de finances successives. In fine, ce seront 13 milliards d’euros de crédits d’équipements qui vont faire défaut et un report de charges d’un milliard d’euros sur l’année 2003. La programmation n’est plus mise en cause dans son essence même comme précédemment, mais dans son exercice, ce qui n’est guère plus brillant.

Selon le vœu exprimé par le Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, repris par le Président Chirac, la dixième LPM devait devoir rattraper le retard accumulé par ses devancières, et asseoir définitivement la refondation par la professionnalisation. Mais, il y a loin de la coupe aux lèvres ! Tout d’abord, même si les lois de finances successives se sont efforcées de respecter les annuités telles qu’elles avaient été effectivement programmées, les coûts d’acquisition réel des nouveaux équipements ont souvent dérapé, ce qui a entraîné des retards, ensuite, de nouveaux besoins capacitaires, non pris en compte par la programmation sont venus grever celle-ci (canons Caesar et Frégates multi-missions FREMM) et enfin, la multiplication des OPEX a amené un surcoût financier qui a entraîné des annulations de crédits d’un montant de 2,1 milliards d’euros pour leur financement.

L’exécution de la LPM suivante, la onzième correspondant à la présidence Sarkozy, va être vécue dans la douleur par les armées. Les déflations d’effectifs programmées sont, elles, évidemment rapidement réalisées, mais les livraisons d’équipements neufs connaissent toujours des retards. Comme le Rafale ne s’exporte pas (encore), l’armée de l’Air se voit contrainte d’en acquérir hors programmation, ce qui amène la suppression d’autres programmes, tant et si bien, qu’en fin d’exécution, la mauvaise exécution de cette LPM fait d’entrée de jeu, subir à la suivante, un report de charges de 3,45 milliards d’euros.

La douzième LPM, correspondant grosso modo à la présidence Hollande va bénéficier de la « clause de revoyure » induite lors du passage du texte en lecture du Sénat et qui va être appliquée à l’occasion des attentats de 2015, pour mettre en phase la programmation avec les décisions arrêtées par le Président en Conseil de Défense. Outre une maitrise de la masse salariale, en dépit de l’inversion de la courbe des effectifs, dans un sens à la hausse, cette révision a permis la réinjection de 2 milliards d’euros en crédits d’équipements. Ce qui fait que cette LPM a été globalement assez bien exécutée : le différentiel entre les crédits prévus et ceux réellement votés ne correspond qu’à un déficit de 2,1 milliards d’euros. Toutefois, l’annulation pure et simple de 850 millions d’euros sur le programme 146[24] avait donné lieu à la démission du CEMA.

Pour ce qui est de la treizième LPM, le dernier mot revient à la Cour des Comptes, qui conclut dans son rapport de mai 2022 « Pour la première fois depuis des décennies, la mise en œuvre de la LPM est conforme à sa programmation ». Il en sera de même l’année suivante.

 

Que conclure ?

Cette longue analyse de la programmation permet d’en tirer quelques invariants.

En préalable, il convient de souligner que cet effort de planification budgétaire a déjà connu un antécédent au sein de la Marine, avant-guerre, puis au sortir de la guerre pour la reconstituer. Dans les années trente, alors directeur de cabinet de Georges Leygues, ministre de la Marine, l’amiral Darlan a lancé les bases d’un « Plan Bleu », visant à doter la France d’une Marine conséquente, avant d’avoir à le réaliser concrètement en lançant les constructions neuves dans sa fonction suivante de chef d’état-major de la Marine (CEMM). C’est cette Flotte de Haute Mer (FHM) qui connut le désastre du sabordage à Toulon le 27 novembre 1942[25]. Reprenant cette méthode en 1951, l’amiral Nomy, demeuré neuf ans dans les fonctions de CEMM, a lancé un second plan Bleu, qui, même s’il a été amputé en fin d’exercice, pour cause de lancement de la Force nucléaire océanique, a néanmoins permis à la flotte de surface de posséder deux porte-avions, deux croiseurs[26] et une quinzaine d’escorteurs d’escadre de type T 47, redonnant à la Flotte, cohérence et puissance.

En premier lieu, le succès d’une loi de programmation, c’est-à-dire la réalité de son exécution avec ce qui avait été programmé demeure toujours tributaire d’une réelle volonté politique. À cet égard, deux époques sont révélatrices de ce constat, l’époque gaullienne pour la mise en place de la force nucléaire stratégique, et l’époque actuelle pour l’atteinte du niveau des 2% du PIB pour le budget des armées. Faute de cette cohérence politique affichée avec force, il est à craindre que la programmation militaire déraille, voire implose, comme cela a eu lieu au cours de la décennie 1990.

En deuxième lieu, un contexte de finances publiques saines constitue toujours un environnement favorable à la bonne exécution de la programmation militaire. À cet égard, la décennie de la fin des « Trente Glorieuses » est également hautement révélatrice de cette vérité première. Si la programmation militaire a disjoncté à la fin du siècle dernier, c’est sûrement autant par manque de fermeté politique affichée que par la persistance de la crise de récession à laquelle l’économie française s’est trouvée confrontée.

Enfin, il s’avère qu’un équilibre affiché entre les moyens conventionnels, nucléaires et, de nos jours, de l’espace, constituera toujours un gage de succès de tout exercice de programmation militaire.

Au terme de plus de soixante ans de programmation militaire, indépendamment du taux de réalisation effective de celle-ci par rapport aux prévisions, il importe de reconnaitre que cet exercice est salvateur, dans la mesure où il indique le cap sur le temps long. En effet, si par définition, le temps politique est un temps court, la définition du modèle d’armée souhaité ainsi que des moyens à y consentir nécessite un cadre temps plus long que celui de l’annuité budgétaire, dont tout indique qu’elle demeurera encore longtemps la norme dans le domaine budgétaire. Même si certaines lois se sont vues interrompues du fait des circonstances politico-économiques du moment, il importe que la cohérence d’ensemble soit gravée, sinon dans le marbre, au moins dans un texte législatif. C’est la raison pour laquelle, tout porte à croire que le processus des lois de programmation militaire a encore un bel avenir devant lui.

In fine, il convient de reconnaître qu’avant les « LPM Macron », seule la LPM « Giscard », analysée supra, produisit un réel « effort de défense » ; c’est-à-dire avec une progression du budget de la défense supérieure à celle du PIB (donc avec un réel prélèvement de richesse au profit de la défense). Les premières lois des années 60 sont, quant à elles, toujours demeurées en dessous de cette marche, « Trente Glorieuses » aidant. En effet, à une époque d’expansion, alors que le PIB connaissait une progression de 6 à 7 % l’an, franchir cette marche s’avérait un tout autre exercice qu’en période de récession.


NOTES :

  1. « Les dividendes de la paix » est un slogan politique popularisé par le président américain George H. W. Bush et la première ministre britannique Margaret Thatcher, à la lumière de la dissolution de l’Union soviétique en 1988-1991, qui décrit les avantages économiques d’une diminution des dépenses de défense.
  2. Titre 3 : les dépenses de fonctionnement. Titre 5 : les dépenses d’investissement.
  3. Il a été décidé fin 1974 de suspendre l’exécution de la LPM en cours, en raison de la hausse considérable des carburants due au choc pétrolier de 1974 et de la dégradation de la situation économique du pays. Cette mesure n’ayant pris effet qu’à l’issue du vote de la loi de finance initiale de 1975, seule l’année 1976 s’est trouvée placée « hors programmation », la loi de programmation suivante débutant avec l’exercice budgétaire 1977.
  4. En termes d’entraînement, les formations de l’armée de l’Air se sont trouvées un peu à l’abri de ce déficit d’entrainement, car les activités aériennes sont conditionnées par des normes horaires annuelles que tout pilote doit effectuer, à savoir un minimum de 180 heures de vol par an. Pour faire des économies, il est possible de baisser le nombre des pilotes, mais jamais d’abaisser les normes d’entrainement. Il y en allait également de la crédibilité des Forces aériennes stratégiques, piliers de la dissuasion, c’est dire la sensibilité du sujet.
  5. Localisation du ministère des Finances avant son installation à Bercy en 1989.
  6. Sous-marin nucléaire lanceur d’engins.
  7. L’Union pour la nouvelle République (UNR) est un parti politique français, fondé le 1er octobre 1958. Le parti change de dénomination le 10 novembre 1962 en devenant l’Union pour la nouvelle République – Union démocratique du travail (UNR-UDT). Le parti vise à soutenir l’action de Charles De Gaulle revenu au pouvoir à l’issue de la crise de mai 1958. Il remporte les élections législatives de 1958, de 1962 et de 1967.
  8. Sous-marin nucléaire d’attaque.
  9. Véhicule de l’avant blindé destiné au transport de troupes.
  10. Véhicule blindé de combat de transport et d’appui d’infanterie.
  11. Véhicule militaire blindé de reconnaissance-feu à roues et canon.
  12. En mai 1978, l’intervention du 2e REP au Zaïre, à l’issue de l’OAP sur Kolwezi a été conduite avec des FSA et des PM comme armement individuel des légionnaires, armement préalable à la guerre d’Algérie !
  13. La délégation (aujourd’hui direction) générale de l’armement est une direction du ministère des armées qui a pour mission de préparer l’avenir des systèmes de défense français, équiper les forces armées françaises et promouvoir les exportations de l’industrie française de défense.
  14. Défense en France – Le Plan « Armée 2000 ».
  15. Livre blanc sur la Défense 1994.
  16. Missile Hadès – Wikipedia.
  17. Missile Pluton – Wikipedia.
  18. Défense et Sécurité nationale – Livre blanc 2008.
  19. « Surcouf » est le nom du collectif d’officiers supérieurs des trois armées, qui a fustigé le Livre blanc de la Défense, le 19 juin 2008, dans une tribune du Figaro, publiée deux jours après sa présentation par le président de la République. Les auteurs estimaient que les orientations prises étaient des « gadgets» et que le plan de restructuration était une « imposture ».
  20. Défense et sécurité nationale – Livre blanc 2013.
  21. Le plan de stabilisation Pinay-Rueff, 1958.
  22. Revue stratégique de défense et de sécurité nationale 2017.
  23. Il s’agit bien du domaine indiciaire, pas de l’indemnitaire.
  24. Correspondant au programme « Équipement des forces », c’est-à-dire la mise à disposition des équipements nécessaires aux militaires pour l’accomplissement de leurs missions. Cela correspond au « cœur de métier » du chef d’état-major des armées.
  25. Sabordage_de_la_flotte_française_à_Toulon – Wikipedia.
  26. Les porte-avions Clemenceau et Foch et les croiseurs de Grasse et Colbert.

CERCLE MARÉCHAL FOCH

CERCLE MARÉCHAL FOCH

Le G2S change de nom pour prendre celui de Cercle Maréchal Foch, tout en demeurant une association d’anciens officiers généraux fidèles à notre volonté de contribuer de manière aussi objective et équilibrée que possible à la réflexion nationale sur les enjeux de sécurité et de défense. En effet, plutôt qu’un acronyme pas toujours compréhensible par un large public, nous souhaitons inscrire nos réflexions sous le parrainage de ce glorieux chef militaire, artisan de la victoire de 1918 et penseur militaire à l’origine des armées modernes. Nous proposons de mettre en commun notre expérience et notre expertise des problématiques de Défense, incluant leurs aspects stratégiques et économiques, afin de vous faire partager notre vision des perspectives d’évolution souhaitables. (Nous contacter : Cercle Maréchal Foch – 1, place Joffre – BP 23 – 75700 Paris SP 07).

La nouvelle loi de programmation militaire : s’agit-il d’une « rupture maîtrisée » ou bien doit-on se satisfaire d’une « continuité vigilante » ?

La nouvelle loi de programmation militaire : s’agit-il d’une « rupture maîtrisée » ou bien doit-on se satisfaire d’une « continuité vigilante » ?


 

Examinons avec le GCA (2S) Jean-Tristan Verna quel avenir dessine à nos armées cette nouvelle loi qui couvre les sept prochaines années. Leur propose-t-elle une « rupture maîtrisée » ou bien doit-on se satisfaire d’une « continuité vigilante » ?

Votée le 1er août 2023, la LPM 2024-2030 se substitue à la LPM 2019-2025, dont les deux dernières annuités avaient été laissées dans le flou.

Comme les précédentes, cette loi comporte une prévision de ressources financières année après année, une présentation générale de son contenu physique (effectifs, normes de préparation opérationnelle, équipements) et des dispositions normatives diverses, qui ne sont pas l’objet principal des commentaires qui suivent.

Un rappel préliminaire des limites de tout exercice de programmation militaire n’est pas inutile, d’autant que quelques spécificités sont identifiables pour celui-ci.

  • Stricto sensu, les LPM ne s’imposent pas aux budgets annuels successifs et, dans le passé, rares ont été les lois qui ont tenu leurs engagements. Force est cependant de constater que jusqu’en 2023 la loi 2019-2025 a tenu les siens année après année, tandis que le tuilage des deux lois sur 2024-2025 se fait à une hauteur supérieure par rapport aux attentes initiales (3,3, puis 3,2 milliards, au regard des deux marches de 3 milliards attendues).
  • La loi « saute » l’élection présidentielle et les législatives de 2027 ; elle prévoit une actualisation en 2027. La période 2027-2030 reste donc soumise aux aléas de ces échéances. C’est un principe démocratique difficilement contestable !
  • De même que celles qui l’ont précédée depuis environ 25 ans, cette LPM est exprimée en crédits de paiement et ne comporte ni enveloppe, ni échéancier d’autorisations de programme. D’un point de vue strictement financier, elle traduit donc une capacité à « payer des factures » et non à « passer des commandes ».
  • Dans ces conditions, il est normal de constater, comme cela a été fait avec une certaine approche polémique, qu’une grande partie des ressources de la loi servira à payer les commandes ou une partie des commandes des années passées ; si l’on prend également en compte le socle des « dépenses contraintes » du ministère (effectifs, entretien du patrimoine), il est tout aussi normal que seulement un quart à un tiers des crédits de paiement votés soient disponibles pour payer, en seconde partie de la loi, des besoins ou des commandes nouvelles. C’est la logique de la programmation en crédits de paiement.
  • Enfin, s’agissant des commandes et livraisons, cette loi ne prévoit aucun échéancier, seulement des cibles d’équipement à terminaison de la loi (même si ce calendrier existe sans nul doute dans les documents de travail du ministère). Cela peut s’expliquer par des annuités initiales qui, bien qu’en forte hausse, restent insuffisantes pour faire face aux commandes volumineuses des deux LPM précédentes et à l’incertitude créée par l’arrivée de besoins nouveaux urgents. D’ailleurs, pour la première fois, le concept de « marge frictionnelle » a été mis en avant par le Secrétaire général pour l’administration du ministère[1]: les aléas dans le déroulement des programmes, d’équipement comme d’infrastructure, permettent d’anticiper une certaine marge de gestion, qui rend inutile de fixer avec précisions les flux de paiement, surtout en fin de période. C’est une réalité, au même titre que la « friction clausewitzienne » dans la conduite de la guerre !
  • On peut également noter que contrairement à la précédente, cette loi ne comporte pas d’échéancier de réduction du report de charges, sans doute une précaution vis-à-vis des effets attendus de l’inflation, dont l’impact sur le pouvoir d’achat du ministère a été intégré à hauteur de 30 milliards sur la période.

 

Quelles sont les données brutes de la loi ? 

Le maître mot de cette LPM est la « cohérence » entre toutes les composantes des capacités militaires. C’est au titre de cette cohérence que des étalements de livraisons touchent plusieurs des grands programmes en cours de réalisation, au bénéfice des munitions, des stocks de rechanges, de la préparation opérationnelle ou du lancement de nouveaux programmes dont le besoin est issu de l’observation du conflit en Ukraine et d’autres tensions géopolitiques.

En augmentation de 40% par rapport à la précédente, l’enveloppe globale prévoit 400 milliards d’euro, avec un complément de 13,3 milliards de ressources extra-budgétaires (REX), dont plus de la moitié proviennent des remboursements de l’Assurance maladie de droit commun pour le fonctionnement du service de santé des armées ; le reliquat est fourni par les sources habituelles (produits de cessions de matériels ou d’aliénations immobilières). Le recours aux REX étant élevé en début de période, la discussion du texte a conduit prévoir une clause de sauvegarde inscrite dans la loi : dans l’hypothèse où les ressources extra-budgétaires ne seraient pas à la hauteur des attentes une année donnée, le manque serait compensé par la loi de finances suivante, autre explication possible de l’absence de dispositions sur le report de charges. Un point d’attention, car l’inventivité budgétaire n’a pas de limite !

Le budget des armées passe ainsi de 43,9 milliards en 2023 à 47,2 milliards en 2024, en visant 67,4 milliards en 2030, soit une progression de plus de 50% par rapport à 2017, en euros courants. Les marches successives se situent entre 3,2 et 3,5 milliards selon les années[2].

Nul doute que les commentaires iront bon train pour comparer ce budget à celui des alliés anglais et allemands qui affichent des dotations plus importantes. Cependant, les différences dans l’équilibre entre les différentes composantes de ces budgets incitent à la prudence sur l’efficience des euros allemands et des livres anglaises et aucun de ces deux pays n’a un « agrégat équipements » pesant plus de 50% de son budget[3].

À noter que sous la pression du Sénat, les échéanciers initiaux ont été modifiés, ramenant 2,3 milliards vers l’avant sur la période 2024-2027. Ce décalage n’a pu être fléché que sur des besoins à faibles délais de réalisation (préparation opérationnelle, munitions, MCO) que des autorisations d’engagement suffisantes devront rendre possibles.

La loi et son rapport annexé mettent en avant des « efforts » qui sont autant d’axes de la communication ministérielle, permettant aux non-spécialistes et au grand public de mettre du corps en regard de l’effort financier. 

Dans le domaine capacitaire, sur la période de programmation, ces efforts sont les suivants (en milliards) : 

Innovation 1
Renseignement 5
Défense sol-air 5
Cyber 4
Espace 6
Drones 5

 En outre, quelques thématiques sont mises en avant, mais avec des recoupements avec les domaines capacitaires ci-dessus ou des programmes d’équipement mentionnés par ailleurs… 

Munitions 16 (+ 45%)
Outremers 13
Forces spéciales 2

Le MCO est doté de 49 milliards, avec la reprise ad nauseam des incantations habituelles pour « des efforts de négociation rénovée entre les services de soutien et l’industrie, pour atteindre des niveaux de disponibilité plus élevés, une meilleure réactivité dans la fourniture des pièces de rechange, à coûts maîtrisés »

Pour les effectifs, 6 300 postes seront ouverts pendant la période couverte par la loi (portant les effectifs à 275 000 militaires et civils en 2030). Un effort est également promu concernant la réserve, avec un objectif de 80 000 en 2030 (puis 105 000 en 2035), et comme slogan ministériel « un réserviste pour deux militaires d’active[4] ».

Prenant acte de la fin annoncée des grandes opérations en Afrique et des réflexions en cours sur l’opération Sentinelle, la loi réduit la dotation budgétaire pour les OPEX/MISSINT de 1 200 à 750 millions d’euros annuels.

Enfin, ni le Service national universel (SNU), ni le coût budgétaire de l’aide militaire à l’Ukraine ne sont inclus dans le texte et les dotations de la LPM.

Quatre questions sur cette loi…

Première question : rupture ou continuité ?    

Quasi unanimes ont été les responsables politiques, militaires, économiques, ainsi que nombre d’experts et d’observateurs à considérer que le « 24 février 2022 » marquait une rupture dans l’ordre mondial. C’est un fait indéniable, bien plus que le traumatisme du « 11 septembre 2001 ».

Présentée à l’automne 2022, la revue nationale stratégique (RNS) reprenait les orientations de celles de 2017, puis 2021, qui actaient l’évolution des menaces et le risque de glissement stratégique face à des États s’éloignant des normes des relations internationales mises en place à la fin de la Seconde Guerre mondiale et qui s’étaient maintenues, vaille que vaille, tout au long de la guerre froide, puis de la recomposition géopolitique qui lui avait succédé.

Dans le contexte stratégique actuel, sans renier les engagements vis-à-vis de ses alliés, l’OTAN principalement comme le montre son action dans la suite de l’invasion russe en Ukraine, la France met en avant sa stratégie de « puissance d’équilibres » (avec un S)… Si la loi acte certaines évolutions capacitaires tirées de l’observation du conflit ukrainien, celles-ci demeurent marginales et ne font qu’accélérer des tendances déjà lancées. Plus que la capacité à s’engager massivement dans un « conflit de haute intensité » face à un acteur majeur, c’est l’option « gagner la guerre avant la guerre » qui prévaut, concept bâti par les armées elles-mêmes il y a peu.

Dans ce cadre, la dissuasion nucléaire autonome reste le pilier central de la défense nationale et constitue en fait l’effort réel de cette LPM, comme celui de celles qui l’ont précédée. Compte tenu des programmes en cours de réalisation et de leur environnement, la dissuasion appellera chaque année des ressources grandissantes, sans doute au-delà des 5,6 milliards du budget 2023. Conjuguée avec l’accent mis sur les outremers et l’Indopacifique, elle a mécaniquement un effet d’entraînement sur les programmes conventionnels de la Marine et, dans une moindre mesure, de l’armée de l’Air et de l’Espace.

La dissuasion nucléaire reste au cœur de la défense nationale pour des raisons qu’il ne faut pas négliger :

  • Elle est le fondement du positionnement stratégique « d’équilibre » de la France depuis le retour aux affaires du général de Gaulle, même si au fil des décennies le vocabulaire a évolué.
  • À ce titre, personne ne peut prendre la responsabilité de passer au compte des pertes et profits les investissements colossaux qui lui ont été consacrés depuis plus soixante ans.
  • Ce d’autant plus que la souveraineté de la dissuasion nucléaire est le premier facteur de la souveraineté de l’industrie de défense nationale, dans les domaines nucléaire, naval, aéronautique, électronique au sens très large, spatial… en dépit de ses évolutions capitalistiques.
  • Enfin, et c’est sans doute le fait nouveau du « 24 février 2022 », le comportement de la Russie a redonné toute sa place à la « dialectique du nucléaire » avec ce pays.

L’analyse stratégique qui sous-tend cette loi n’occulte pas le risque d’être confronté un jour à un engagement débouchant sur les formes les plus exigeantes et violentes du combat conventionnel ; mais c’est surtout la dissémination rapide de technologies militaires très vulnérantes parmi un nombre croissant d’acteurs au profil indéterminé qui caractérise ce risque.

Face à des acteurs étatiques, la France mise sur la dissuasion nucléaire et son appartenance active à l’OTAN pour anticiper et éviter un engagement majeur destructeur et de longue durée. C’était d’ailleurs déjà la doctrine gaullienne lors de la Guerre froide.

Par conséquent, au risque de décevoir tous ceux qui appelaient à l’urgence de « préparer la guerre de masse », la LPM poursuit sur la voie d’un modèle d’armée complet, unique en Europe et cousin lointain du modèle américain[5].

Confrontée à la réalité des ressources, même en augmentation, l’ambition de ce modèle (dissuasion nucléaire autonome, capacité spatiale complète, armées professionnalisées, « Blue Sea Navy », capacité de projection stratégique, déploiement important et permanent sur cinq continents) ne peut que le faire apparaître en permanence imparfait ou du moins en construction…

C’est à ce titre que l’on peut identifier les grandes orientations capacitaires que porte la LPM 2024-30, dans la continuité, et non la rupture, si tant est qu’elle puisse être possible :

  • La préservation du modèle d’armée complet, plus par construction évolutive que par grandes ruptures, avec, inflexion notable, un rejet de la course à la masse au bénéfice de la cohérence capacitaire (le « DORESE[6] » mis en avant de longue date au sein de l’armée de Terre). Le prix à payer est le ralentissement de certains programmes majeurs.
  • Cette inflexion se traduit par des objectifs ambitieux en matière de réactivité d’engagement d’un volume plus important de forces des trois armées (ENU-R, FIRI…)[7], d’où l’accent mis sur les soutiens, les munitions et l’entraînement.
  • L’attachement à la capacité d’engagement et de « nation-cadre » au sein d’une coalition, prioritairement au sein de l’OTAN, capacité qui passe par les moyens de commandement et d’appuis au sens large.

 

Deuxième question : la loi prend-elle en considération de « nouvelles menaces » ?

Les « nouvelles menaces » ont été décrites lors des exercices d’évaluation stratégique successifs et rappelées par la RNS 2022, la guerre russo-ukrainienne n’ayant en fait été qu’une concrétisation de certaines d’entre-elles. Leur analyse était à l’origine de la stratégie de « gagner la guerre avant la guerre », afin de ne pas se laisser entraîner dans des spirales de confrontation nécessitant des moyens hors de portée.

En effet, le choc provoqué par l’irruption d’un conflit européen digne de la Seconde Guerre mondiale ne doit pas occulter les autres sources d’inquiétude pour la sécurité nationale et celle de l’Europe. On peut citer : les tensions dans l’espace Indopacifique, la course mondiale aux capacités spatiales, l’échec relatif ou total de « la lutte contre le terrorisme » et le retrait consécutif des Occidentaux de certaines parties du monde[8], l’exploitation des fragilités des sociétés européennes, ouvertes, transparentes et placées « hors du monde  cruel » par plus de soixante-dix ans de paix interne.

Au niveau stratégique, la LPM 2024-30 poursuit les efforts entamés depuis une dizaine d’année dans les domaines du renseignement et des capacités regroupées sous le terme « cyber ». Comme pour le spatial, ces capacités ne sont plus considérées comme des « facilitateurs » des autres capacités, mais au contraire comme des moyens à placer au centre des modes d’action, y compris dans leur emploi offensif. Il en va de même de l’action dans les champs dit « immatériels ».

Toujours au niveau stratégique, la capacité de projection lointaine de volumes de forces bien calibrés relève également de cette stratégie. Qu’il soit nucléarisé ou non, un acteur étatique sera toujours plus réticent à engager la confrontation violente s’il sait que d’emblée il sera confronté aux forces d’une puissance nucléaire, qui plus est agissant dans le cadre de l’OTAN.

La projection graduelle des moyens décrits dans le rapport annexé, depuis les premiers modules du l’ENU-R jusqu’à la division à trente jours (pour ne parler que du domaine terrestre), joue en quelque sorte le rôle que le 2e corps d’armée stationné en Allemagne jouait durant la guerre froide : démontrer l’acceptation d’une confrontation conventionnelle pouvant déboucher sur des extrêmes mal définis (c’est la finalité du dispositif de « réassurance » aux confins orientaux de l’Europe auquel la France participe depuis une dizaine d’années ; c’est également celle des déploiements aéronavals lointains dont la capacité est régulièrement démontrée, comme l’exercice réalisé en Indopacifique pendant l’été 2023).

On peut dire la même chose de la capacité d’action dans les grands fonds marins qui de prime abord peut laisser perplexe. Comment peut-on avoir la prétention de savoir protéger l’ensemble les capacités numériques qui transitent par le réseau tentaculaire des câbles sous-marins ? L’intérêt n’est-il pas plutôt d’affirmer une capacité de créer un risque de contact direct dans ce nouvel espace de « guerre hybride », au-delà de la mise en évidence de la preuve ?

Au niveau tactique, le choc des images a donné aux opérations terrestres du conflit russo-ukrainien un écho propice à l’emballement des enseignements… Les effets meurtriers de puissants feux d’artillerie, la réduction des villes en tas de ruines, le blocage de toute progression par le minage intensif, autant de réalités qui renvoient aux images d’un lointain passé et à des capacités massives abandonnées en France faute de moyens (y compris humains) ou du fait des lois internationales (comme les mines).

Si l’approche par la masse est sans nul doute possible abandonnée par la stratégie de « gagner la guerre avant la guerre », la capacité de constituer des modules de forces plus agressifs, mieux appuyés et soutenus semble bien au cœur des efforts de la loi au titre de la cohérence déjà évoquée. Et quoique l’on en pense, l’effort à fournir ne doit pas être sous-estimé : pour l’armée de Terre, il faudra dès 2027 disposer de la capacité d’engagement d’une division à deux brigades à trente jours, avec en 2030 une capacité de la relever. C’est un objectif ambitieux dont il faudra suivre la réalisation tout au long de la période de programmation, en se souvenant que la projection durant l’hiver 2022 d’un bataillon en Roumanie, si elle a été rapide n’en a pas moins nécessité de faire appel à 80 points de perception pour réunir ses équipements[9].

Les autres armées ont également des objectifs ambitieux. Si la nature de leurs milieux d’évolution, plus homogène que le milieu terrestre, peut paraître leur créer moins de difficultés, les distances et la permanence seront leurs défis. En effet, alors que les forces terrestres doivent se préparer à des actions de force en Europe et au Moyen-Orient, les outremers et l’Indopacifique prennent désormais une importance inédite dans les stratégies navale et aérienne.

Toujours au niveau tactique, un autre effet des moyens inscrits dans la loi réside dans ce que l’on pourrait qualifier de « descente » des capacités nouvelles (renseignement, cyber, influence, champs immatériels…) vers la plupart des niveaux tactiques. Sa concrétisation la plus visible est la « dronisation » de tous ces niveaux, y compris des cellules de base que sont, dans l’armée de Terre, le groupe de combat de 10 hommes ou le véhicule blindé. On pourrait en dire autant de la « guerre électronique ». D’où l’évolution des systèmes de commandement annoncés dans le prolongement de ces choix.

Il y a ici une question subsidiaire à poser : Quid des menaces anciennes ?

Les deux grands glissements stratégiques des dernières années, résurgence de la confrontation OTAN/Russie, militarisation progressive des tensions avec la Chine en Indopacifique, n’ont pas pour autant fait disparaître les vecteurs des menaces ou des risques de crise qui ont marqué les engagements des armées françaises pendant trente ans depuis la chute du mur de Berlin.

Pour reprendre une question posée récemment par l’animateur d’un blog très suivi[10] : Est-on certain qu’en 2035, l’adversaire le plus probable ne sera pas toujours le terroriste (ou trafiquant) africain, armé d’une kalachnikov, d’engin explosif improvisé et d’un smartphone avec une bonne liaison internet ?

Certes le désengagement du Sahel, la nouvelle stratégie africaine, une appréciation différente du risque sur le territoire national laissent aujourd’hui envisager le contraire et la réduction des dotations budgétaires pour les opérations extérieures (OPEX) va dans ce sens. Mais rien ne dit que la conjonction de la mauvaise gouvernance dans de nombreux pays, des tensions interétatiques, des effets dramatiques du dérèglement climatique sur des populations souvent pauvres, fragiles et de plus en plus nombreuses, notamment au sud du Sahara, n’ouvriront pas à nouveau un cycle d’engagements peut-être moins puissants, mais toujours compliqués.

Bien sûr, des armées qui occupent le haut du spectre capacitaire ne devraient pas avoir de difficultés à s’engager un cran en-dessous, « qui peut le plus, peut le moins »… À voir ! En tout cas, à surveiller, au travers de la formation, de l’entraînement, de certains équipements, de la doctrine d’emploi des forces spéciales et de leur environnement, ainsi que, pour l’armée de Terre, de l’atteinte de la capacité de maintenir une brigade interarmes disponible pour intervenir sur quatre théâtres d’opérations « secondaires ».

 

Troisième question : quels sont les effets de la loi sur l’écosystème de production des capacités militaires ?

Pour être caricatural, on peut confondre cet écosystème avec l’expression péjorative de « lobby militaro-industriel », heureusement tombée quelque peu en désuétude.

Destiné à produire les équipements constitutifs des capacités militaires et leur soutien, il regroupe et articule, d’une part les acteurs publics et leurs procédures, d’autre part le tissu industriel impliqué dans la défense, avec ses caractéristiques capitalistiques.

La loi inscrit d’emblée parmi ses objectifs la souveraineté de l’industrie de défense nationale ; ce terme doit être bien compris comme le souci qu’aura plus que jamais l’État français de maîtriser les capacités industrielles et de les piloter prioritairement dans le sens de ses intérêts. La création d’une « direction de l’industrie de défense » au sein de la DGA se rattache à cette priorité.

L’existence même de la programmation militaire fournit le cadre d’élaboration d’une vision partagée de l’avenir par l’administration (armées, DGA, ministère du budget) et l’industrie. La mise au point d’une LPM vise à fournir un outil de pilotage cohérent du déroulement des programmes d’équipement, notamment en assurant la crédibilité des engagements de l’État (c’est la raison pour laquelle, exprimée en crédits de paiement, la LPM doit garantir aux industriels le paiement des commandes passées lors des lois précédentes…).

Dans une perspective d’avenir, la loi doit également permettre à l’écosystème de le préparer au mieux, au-delà de la poursuite des programmes en cours ; c’est tout le rôle des ressources consacrées à « l’innovation », terme qui recouvre désormais les études amont, les subventions aux opérateurs comme le CEA, le CNES, la recherche appliquée… En prévoyant un total de 10 milliards sur la période, la loi reste sur la tendance à la hausse imprimée depuis 2018, avec l’objectif de ne plus chercher à rattraper des retards, mais plutôt à promouvoir des « innovations de rupture[11] ».

À priori, le décalage des commandes et livraisons de certains programmes majeurs, dont les cibles restent inchangées, n’est pas une préoccupation forte des acteurs industriels qui se sont exprimés lors de l’élaboration de la LPM 2024-30. Pour la plupart (surtout dans les domaines aéronautique, naval et munitionnaire), les plans de charge et le chiffre d’affaires bénéficient des succès à l’export des dernières années et des besoins de production pour alimenter l’Ukraine en équipements et munitions, financés en grande partie par l’Union européenne.

L’attention des industriels se polarise plus sur les dispositions désormais regroupées dans l’article 49[12] de la loi qui, au titre de « l’économie de guerre », institue à la fois des obligations de constitution de stocks stratégiques, à la charge financière des industriels, et un « droit de préemption » de l’État français sur la production industrielle, fusse au détriment des livraisons prévues à des clients étrangers. Quasi totalement privée, soumise tant aux règles du marché concurrentiel qu’à la surveillance de la Commission européenne, l’industrie rappelle que sa contribution à l’économie de guerre décrétée en France ne l’exonère pas des dangers de la guerre économique qu’elle conduit à l’international.

Au-delà du coût à supporter pour les stocks stratégiques, c’est le risque de se voir écarter des compétitions internationales qui est identifié comme le principal, les clients potentiels ne pouvant accepter de voir éventuellement leurs livraisons ne pas respecter les délais contractuels.

Les conditions de mise en œuvre de cet article de la loi seront vraisemblablement une des premières tâches de la DGA / direction de l’industrie de défense. Une tâche qui comportera également le traitement de l’accès au crédit bancaire, sujet brûlant qui touche toute l’industrie de défense, avec des effets dévastateurs pour le tissu des PME sur lequel repose largement l’écosystème.

 

Quatrième question : la loi conforte-elle le système humain des armées ?

L’affirmation du rôle premier des femmes et des hommes dans la robustesse du système de défense est dans la bouche de tous les responsables politiques et militaires… depuis des siècles, au moins pour les hommes !

La LPM 2024-30 apporte sa contribution à la consolidation de ce rôle, par une multitude de dispositions dont les objectifs sont tout à la fois l’attractivité des carrières pour fidéliser les militaires en service et recruter des compétences nouvelles, améliorer les conditions de la mobilité des familles et de leur implantation dans les territoires, enfin de poursuivre les actions de reconnaissance de la Nation vis-à-vis des blessés et des familles de militaires morts en service.

L’attractivité des carrières, en fait le combat du recrutement et de la fidélisation, passera par un prolongement de la nouvelle politique de rémunération des militaires (NPRM) mise en œuvre par la précédente loi, notamment au niveau indiciaire pour compenser le « tassement vers le haut » de la grille indiciaire, qui se révèle un frein à l’attractivité des progressions volontaires de carrière.

Le « Plan Famille 2 » inscrit désormais dans la durée ce mode de pilotage d’ensemble de tous les éléments constitutifs de l’accompagnement familial de la fonction militaire (logement, aide à la petite enfance, environnement médico-social). C’est déjà en soi une avancée très appréciable, même si les situations particulières et le contexte de stationnement et d’emploi de chaque armée laisseront toujours subsister des manques et des insatisfactions.vLe « Plan Famille 2 » est doté de 750 millions d’euros.

Un autre aspect du modèle RH décrit par cette LPM est la volonté de porter le nombre de réservistes à 80 000 en 2030, sur une trajectoire à 105 000 en 2035. L’effort de recrutement, de formation et de fidélisation à fournir est en lui-même un défi, avant que les armées ne précisent les missions et les équipements de cette réserve opérationnelle massive.

Le modèle RH porté par la LPM 2024-30 est donc cohérent avec les objectifs fixés aux armées et s’inscrit dans la continuité de la consolidation de l’armée professionnalisée décidée il y a plus de 25 ans. Absorbant plus du quart des ressources financières du ministère, il est confronté à de multiples défis, notamment ceux liés à la montée en gamme des compétences recherchées sur un marché du travail tendu et à l’évolution sociétale qui fait de la fidélisation dans toutes les catégories de grade un combat permanent.

Pour terminer : Qu’en est-il pour l’armée de Terre ?

La LPM ouvre une voie étroite pour concrétiser la transformation profonde que l’armée de Terre estime nécessaire de conduire pour répondre aux engagements terrestres des deux prochaines décennies.

L’élément qui a retenu l’attention de tous les commentateurs est bien évidemment le décalage au-delà de 2030 des livraisons de véhicules blindés de certaines opérations constitutives de l’opération d’ensemble Scorpion, les cibles terminales étant maintenues. C’est la deuxième fois que l’armée de Terre propose ce type de mesure pour donner plus de cohérence à la montée en puissance du cœur de ses capacités de combat collaboratif et faire face au durcissement possible de ses engagements.

En effet, ces lissages permettent de consacrer des ressources à d’autres programmes d’équipement de complément de Scorpion (comme le Véhicule blindé d’accompagnement et d’éclairage – VBAE) et à la montée en puissance des appuis d’artillerie et génie, en parallèle d’une accélération de la « dronisation » (et de la robotisation terrestre) et d’un effort sur les munitions terrestres (2,6 milliards sur la période de programmation).

Car le défi qui se pose désormais à l’armée de Terre n’est plus d’obtenir « une place significative » dans le renouvellement des équipements, objectif atteint il y a plus d’une décennie avec le lancement de Scorpion. Le défi est désormais dans l’atteinte des objectifs capacitaires d’ensemble qui se traduisent par la disponibilité en projection d’une division à deux brigades sous un délai d’un mois en 2027, c’est-à-dire dans désormais moins de quatre ans.

Ce défi se décline avant tout en matière de ressources humaines, car au-delà du sujet de la fidélisation, se posera celui de la façon dont les soldats de l’armée de Terre vont s’intégrer dans le vaste mouvement de restructuration des fonctions opérationnelles et de diffusion « vers le bas » des compétences « émergentes ». Ce ne sont pas moins de 10 000 militaires qui vont voir leurs emplois évoluer, avec des conséquences d’organisation importantes.

La gestion ― déjà très tendue ― de certaines spécialités techniques et des officiers d’état-major va sans doute demander beaucoup de doigté !

Un autre défi RH sera l’effort que l’armée de Terre devra fournir dans le cadre de la montée en puissance des réserves ; en particulier, l’idée de « bataillons territoriaux[13] » implantés dans les « déserts militaires » est lourde d’interrogations…

Au bilan, la LPM 2024-30 devrait permettre à l’armée de Terre de poursuivre sa modernisation technique, de faire valoir ses besoins de cohérence (entraînement, soutien, munitions…) et, au prix d’une nouvelle adaptation de certaines de ses structures de commandement et opérationnelles, de se placer en mesure de répondre aux différents scénarios d’engagement possibles dans la prochaine décennie, mais le sujet des ressources humaines sera central.

Elle reste avant tout une armée de forces médianes, réactive, agile et soutenable, qui fait le choix de la cohérence pour compenser sa masse, au sein d’une stratégie de défense dont la dissuasion nucléaire reste l’alpha et l’oméga. 


NOTES :

  1. Audition du SGA par la Commission de la défense de l’Assemblée nationale, le 12 avril 2023, reprenant une expression utilisée par le Premier Président de la Cour des Comptes devant la même Commission.
  2. Cette progression permet de viser les 2% du PIB en 2025-2027, nonobstant la fragilité de cet indicateur emblématique lié à un agrégat, PIB, dont la réalité n’est connue qu’avec plusieurs années de décalage. À noter que pour certains responsables du ministère, les 2% du PIB seraient dès à présent atteints et en voie d’être dépassés.
  3. Sans oublier qu’en 2022, des officiels américains ont fait état d’un supposé déclassement des armées britanniques, tandis que ce sont les responsables militaires allemands eux-mêmes qui ont annoncé leur incapacité à assurer leur mission de défense nationale.
  4. La limite d’âge de tous les réservistes est portée à 72 ans, mesure mise en œuvre dès l’été 2023 par l’armée de Terre.
  5. On peut objecter l’existence d’un modèle complet en Russie, mais quelle est sa véritable fiabilité ?
  6. Pour « Doctrine, Organisation, Rh, Entraînement, Soutien, Équipement ».
  7. Échelon national d’urgence renforcé, Force d’intervention rapide interarmées.
  8. Comme la perte progressive des bases françaises en Afrique.
  9. Audition du CEMAT par la commission de la défense de l’Assemblée nationale, le 12 avril 2023.
  10. Colonel (ER) Michel Goya, dans une interview sur France Inter.
  11. Cette formulation, en cédant à la facilité, aurait pu être lourde de conséquences pour certains systèmes d’armes majeurs bien installés dans le paysage actuel des armées. Ses effets sur l’avenir devront être suivis attentivement.
  12. Il s’agit des modifications à apporter au Code la défense pour ce qui concerne « l’industrie de défense ».
  13. Une étude sur la Défense Opérationnelle du Territoire (DOT) fait partie des chantiers annoncés par la LPM.

Alain Bauer: «La guerre est là et nous ne sommes pas encore prêts»

Alain Bauer: «La guerre est là et nous ne sommes pas encore prêts»

Alain Bauer a lu le livre de notre journaliste Jean-Dominique Merchet : Sommes-nous prêts pour la guerre?
alain-bauer-sipa.jpg
Alain Bauer  –  Sipa

Les faits

Professeur du Cnam, Alain Bauer y est responsable du Pôle Sécurité Défense Renseignement. Il a récemment publié : Au commencement était la guerre ? (Fayard, 2023)

Jean-Dominique Merchet, après avoir commis un Macron Bonaparte (Stock, 2017) resté dans les mémoires, nous fait passer d’Austerlitz à un avant-Waterloo avec une pointe d’humour noir affirmé par une citation de Michel Audiard à chaque chapitre. J’ai même un moment pensé qu’il aurait pu sous-titrer son essai : « Je ne dis pas que c’est juste, je dis que ça soulage », avec une pointe d’accent germanique…

Mais Jean-Dominique Merchet n’est pas un « tonton flingueur ». Il aime la France, son armée, ses militaires. Du bourbier afghan décrypté, en passant par l’ode à la pilote de chasse Caroline Aigle, il décrit, dépeint, défend aussi, une armée qui ressemble aux deux citations qu’il a placées en exergue de son ouvrage : Jaurès et Foch.

Il connaît l’intime de l’institution militaire, ses atouts et ses difficultés, ses lourdeurs et son infinie capacité au système D « qui va bien », modèle de bricolage, d’endurance et de fascination pour les armées étrangères, souvent mieux dotées, mais moins bien nourries et beaucoup moins créatives en matière d’adaptation au terrain.

couv-jdm.jpg

Il connaît les questions qui se posent en interne et la difficulté, pour la « Grande Muette », de s’exprimer clairement, entre sanctions au chef d’état-major des armées, qui dit trop fort la vérité, chuchotements dans les rangs ou affirmation par la doctrine des enjeux des crises à venir. Comme si, dans un pays qui adore les Livres Blancs et leurs mises à jour plus ou moins opportunes, il n’était pas possible d’affronter de manière ouverte la question de la défense nationale, donc de la guerre et de la paix. Comme si la dissuasion nucléaire répondait à tout et que la question ne devait surtout pas être posée. Comme si 2001 n’avait pas eu lieu. Comme si le conflit ukrainien ne dépassait pas la seule question quantitative.

« Bonsaï ». Avec les neuf questions posées par le béotien qu’il n’est pas, il nous entraîne vers une synthèse affinée, intelligente et ouverte, des papiers que les lecteurs de l’Opinion et, comme hier de son blog « Secret Défense », dégustent régulièrement. On pourra y retrouver notre armée « bonsaï », « échantillonnaire » et expéditionnaire, dotée d’un peu de tout et de beaucoup de rien, qui joue dans la cour des grands sans en avoir vraiment les moyens, tout en cochant les cases nécessaires pour que les autres fassent semblant d’y croire. Il rappelle la manœuvre stratégique du duo Le Drian -Lewandowski de sauvetage de l’armée de terre, en 2015, avec Sentinelle et la relative déshérence des recrutements qui se sont étrangement accentués depuis… le début du conflit en Ukraine.

L’air de rien, par petites touches informées, sans méchanceté, mais sans concessions, il dépeint une version Ingres revisitée par Soulages, des choix et non-choix qui ont affaibli une armée qui n’ignore rien des risques et des pertes face à un conflit de haute intensité qui peut se transformer rapidement en longue intensité. Et qui doit jongler face à des injonctions contradictoires et des évolutions politiciennes souvent plus marquées par les problématiques intérieures que les enjeux internationaux.

Il propose un pronostic préoccupant et ose quelques recommandations thérapeutiques marquées par la lucidité et surtout l’espoir

Agile, rapide, projetable, ce qui reste de la force nationale doit donc, contrainte et forcée, mais aussi complice et consentante parfois, faire le deuil de sa défense opérationnelle du territoire, de sa capacité à agréger la technologie et la masse, d’apprendre ou de comprendre les mutations doctrinales issues du conflit coréen, qui ressemble tant à la tragédie ukrainienne.

Jean-Dominique Merchet n’écarte aucun sujet qui pourrait fâcher et de manière criminologique, en commençant par un diagnostic honnête et précis de l’état du malade, il propose un pronostic préoccupant et ose quelques recommandations thérapeutiques marquées par la lucidité et surtout l’espoir. Optimiste, parce qu’il a la foi, il reste réaliste et termine en reprenant d’un sous-entendu efficace, l’une des marottes de l’homme, du général et de l’ami, auquel il dédicace son livre, Jean-Louis Georgelin, tristement disparu l’an dernier alors qu’il terminait son grand œuvre, la restauration de la Cathédrale Notre Dame de Paris, la « surprise stratégique ».

Conviction. C’est sur ce sujet que nous nous fâchâmes, puis devinrent proches avec l’alors chef d’état-major des armées, après que j’eus contesté la valeur de ce concept en utilisant un argument qui me semblait plus crédible : l’aveuglement stratégique. Le Cema ne rendit pas les armes, mais proposa un déjeuner de compromis. De cette confrontation est née une réflexion permanente sur les enjeux de l’anticipation stratégique et de la manière de ne pas de laisser surprendre. De mes cours à l’École militaire, dans des enceintes diverses, j’ai retenu qu’en général, l’échec provenait moins d’une absence d’informations que d’une incapacité à comprendre et hiérarchiser ce qu’on savait.

Et la liste, désagréable, qui va d’Azincourt à Dien Bien Phu en passant par Waterloo, et quelques autres « failles » ou « défaillances » intermédiaires ou postérieures, peut souvent, aux risques et périls du civil qui s’exprime devant des uniformes, toucher au vif une armée par ailleurs légitimement fière de ce qu’elle peut accomplir, notamment ses forces spéciales.

On ne pourra pas faire le reproche de l’aveuglement à Jean-Dominique Merchet. Avec sa lucidité tranquille, son écoute, sa retenue, mais la force de sa conviction, il délivre dans son livre l’analyse indispensable qu’un honnête citoyen devrait avoir lue pour mieux appréhender la nécessaire préparation à la défense des valeurs qui font notre nation. Parce que la guerre est à nos portes. Si vis pacem….

« Sommes-nous prêts pour la guerre ? », par Jean-Dominique Merchet, Robert Laffont, 2024 (224 pages, 18 euros).

Effort de défense : le seuil des 2 % PIB va-t-il bientôt voler en éclat sous la pression des Etats-Unis ?

Effort de défense : le seuil des 2 % PIB va-t-il bientôt voler en éclat sous la pression des Etats-Unis ?

 

L‘effort de défense minimal, établit par l’OTAN à 2 % du PIB pour ses membres, est de plus en plus régulièrement remis en question et jugé comme anachronique et insuffisant, alors que plusieurs analyses concernant les évolutions géostratégiques en cours ont été publiées récemment outre-Atlantique.

Quels que soient les résultats des élections présidentielles américaines de 2024, il se pourrait bien que Washington fasse bientôt pression sur ses alliés européens, pour augmenter ce seuil et ainsi rééquilibrer l’impossible équation stratégique mondiale qui se dessine.

Sommaire

La Genèse du seuil des 2 % pour l’effort de défense OTAN

La règle de l’effort de défense minimum de 2 % du PIB au sein de l’OTAN, est aujourd’hui perçue, tant par l’opinion publique que par une large partie de la sphère politique occidentale, comme le seuil d’efficacité permettant d’assurer une sécurité collective exhaustive.

De fait, pour beaucoup, ce seuil aurait été établi après de savants et complexes calculs, évaluations et projections, pour en déterminer le montant optimal. Il n’en est pourtant rien, bien au contraire.

Effort de défense à 2 % établit au sommet de Cardiff de l'OTAN de 2014
La règle d’un effort de défense minimal à 2 % du PIB a été négocié en amont du sommet de l’OTAN de Cardiff de 2014.

En préparation du sommet de l’OTAN de Cardiff, en 2014, les chefs politiques et militaires de l’OTAN se virent confier une mission particulièrement difficile, celle de trouver le montant maximal d’un effort de defense commun, acceptable par l’ensemble des membres de l’alliance lors de ce sommet. C’est ainsi que le seuil des 2 % est apparu, tout comme l’échéance de 2025 sans autre contrainte intermédiaire, car il s’agissait là du meilleur compromis acceptable par l’ensemble des acteurs.

Pour beaucoup des dirigeants de l’époque, cet accord était symbolique, et très peu contraignant, par son calendrier particulièrement long leur permettant de remettre à la prochaine mandature, voire à la suivante, la responsabilité de trouver les financements nécessaires. D’ailleurs, force est de constater que jusqu’à l’offensive russe en Ukraine, l’immense majorité des pays européens, mais aussi le Canada, semblait loin d’être particulièrement concernée par cet engagement.

Même après cela, la Belgique, le Canada, le Portugal et l’Italie, ne respecteront pas l’échéance de 2025, parfois de beaucoup, sans qu’ils ne s’en inquiètent plus que de raison (Le Luxembourg est un cas à part, du fait un PIB par habitant très important, et d’une population très faible).

Le seuil planché d’un effort de défense de 2 % instauré par l’OTAN en 2014, ne représente donc que le plus petit commun dénominateur politique de ses membres, qui plus est en 2014, alors que la perception de la menace était radicalement différente d’aujourd’hui.

Les armées russes bien plus puissantes en 2030 qu’en 2022

La menace, et plus particulièrement la menace que fait porter la Russie sur l’Europe, a cependant évoluée entre 2014 et aujourd’hui, et promet d’évoluer encore davantage dans les années à venir, quelle que soit la conclusion du conflit en Ukraine.

T-14 Armata 9 mai 2015 place rouge
La présentation officielle du T-14 Armata lors de la parade du 9 mai 2015 pour le 70ᵉ anniversaire de la victoire contre l’Allemagne nazie. Huit ans plus tard, l’Armata n’est toujours pas opérationnel.

La Russie avait, de 2014 à 2022, date du début de l’offensive en Ukraine, produit d’importants efforts pour moderniser ses armées, et surtout son industrie de défense. Ainsi, le nombre de brigades opérationnelles avait augmenté de près de 50 % sur cet intervalle de temps, comme le nombre d’équipements modernes au sein des unités.

Si la guerre en Ukraine a montré que certains des efforts de modernisation avaient été plus virtuels qu’efficaces, d’autres, en revanche, ont été objectivement performants, comme pour ce qui concerne la modernisation des chantiers navals russes qui produisent, désormais, des navires trois fois plus vite que 10 ans auparavant.

De même, si certains équipements jugés prometteurs en 2014/2015, comme le char T-14, le VCI Kurganet 25 ou l’APC Boomerang, ne sont toujours pas entrés en service, d’autres équipements, comme le planeur hypersonique Avangard, ou le missile hypersonique antinavire Tzirkon, sont bien opérationnels aujourd’hui, et influences le rapport de force.

Surtout, la plupart des analystes occidentaux s’accordent aujourd’hui pour reconnaitre que la modernisation opérationnelle que l’Armée russe n’était pas parvenue à réaliser de 2012 à 2022, est dorénavant en cours, en lien avec les enseignements de la guerre en Ukraine. Dans le même temps, l’économie russe s’est transformée pour progressivement réduire sa dépendance à l’occident, et donc résister aux sanctions infligées en 2022.

RS-28 SArmat Avangard
Le planeur hypersonique Avangard est annoncé opérationnel depuis cette année sur les ICBM RS-28 Sarmat russes.

C’est en particulier le cas concernant l’industrie de défense qui, de l’avis des analystes les mieux informés, produit désormais à un rythme considérablement plus soutenu qu’avant-guerre, et ce dans tous les domaines.

En d’autres termes, la menace russe, qui s’applique principalement sur l’Europe, est déjà aujourd’hui très sensiblement supérieure à celle qui était envisagée en 2014 lors de la construction du seuil à 2 %. Surtout, elle est appelée à croitre rapidement dans les années à venir, quelle que soit la conclusion de la guerre en Ukraine.

L’évidente impasse de la protection américaine de l’Europe

À ce constat déjà préoccupant, s’ajoute un second facteur aggravant, la montée en puissance très rapide de l’Armée Populaire de Libération chinoise dans le Pacifique et l’Océan Indien.

Nous ne reviendrons pas sur la trajectoire de modernisation suivie depuis plusieurs décennies par les armées chinoises, ainsi que par son industrie de défense, sujet maintes fois traité dans nos articles. En revanche, il apparait, ces derniers mois, de manière de plus en plus évidente, que dans les quelques années à venir, d’ici à 2027/2028, la puissance militaire qu’aura atteint l’APL sera telle qu’il sera indispensable aux forces armées américaines de peser de tout leur poids, pour espérer les contenir, notamment autour de Taïwan.

Le théâtre Pacifique n’est pas, en soi, du ressort de l’OTAN, même si plusieurs de ses membres, dont la France, ont des intérêts directs dans cette région. En revanche, si les Etats-Unis devaient massivement intervenir dans le Pacifique, que ce soit dans une posture dissuasive ou pour une opération militaire, celle-ci mobiliserait l’immense majorité de ses forces armées, et se ferait donc au détriment de la protection de l’Europe.

Flotte marine chinoise
La flotte chinoise se développe plus rapidement que l’ensemble des flottes alliées, selon une récente étude.

Inversement, si les Etats-Unis devaient accroitre leur présence en Europe, pour tenir en respect la menace russe croissante, cela ne pourrait se faire qu’au prix d’un affaiblissement très notable de la posture dissuasive dans le Pacifique, voire de ses chances de victoire en cas de conflit. En un mot comme en cent, les armées américaines n’ont plus, aujourd’hui, la capacité de s’imposer sur deux fronts majeurs simultanément, comme ce fut, en partie, le cas pendant la Seconde Guerre mondiale, avec un contexte par ailleurs radicalement différent.

À ce titre, il convient de garder à l’esprit que tous les présidents américains de ces deux dernières décennies, ont considéré que le Pacifique était un espace stratégique plus important pour les Etats-Unis, que le théâtre européen. Par ailleurs, dans le Pacifique, les Etats-Unis ne peuvent s’appuyer que sur quelques alliés, par ailleurs dispersés géographiquement et politiquement (Australie, Corée du Sud, Japon, Nouvelle-Zélande, Philippine, Singapour et Taïwan), alors qu’en Europe, l’OTAN représente une force homogène trois fois plus peuplée et douze fois plus riche que la Russie.

Vers une augmentation du seuil OTAN en 2024, ou 2025, quel que soit le résultat des élections US

Face à un tel constat, il n’est guère surprenant qu’un nombre croissant de voix s’élève, outre Atlantique, pour que Washington fasse pression sur ses alliés européens afin qu’ils augmentent leur effort de défense bien au-delà du seuil des 2 % actuellement visé.

L’objectif est évidemment de confier aux européens le contrôle du front européen et la neutralisation de la menace russe conventionnelle, afin de permettre aux armées américaines de se tourner pleinement vers la Chine et la Pacifique. Le parapluie nucléaire américain, lui, demeurerait inchangé, tout au moins dans la plupart des analyses publiées à ce jour.

US Army en Europe
Les Etats-Unis ne pourront pas conserver d’importantes forces en Europe encore longtemps sans venir affaiblir leur potentiel dissuasif dans le Pacifique.

Si les objectifs sont relativement similaires entre analystes, la façon d’y parvenir, en revanche, diverge radicalement selon les camps politiques. Ainsi, les think tank démocrates ou républicains modérés semblent privilégier la négociation, et l’influence politique. Les groupes d’études républicains, proches du candidat Trump, préconisent au contraire des mesures bien plus directes et coercitives, pour forcer la main des européens sans entrer dans d’interminables négociations. Pour eux, non sans raison, le temps n’est plus à la discussion, et les décisions doivent être prises rapidement.

L’ensemble de ces analyses converge en revanche sur la nécessité de revoir, rapidement, le seuil des 2 % de 2014, qui ne répond plus du tout au contexte sécuritaire du moment, et qui doit donc être rapidement revu à la hausse. On notera par ailleurs que le calendrier préconisé ici, ne s’étale pas sur 10 ans, comme précédemment, mais sur une période beaucoup plus courte, alors que la zone de danger devrait débuter avant la fin de la présente décennie.

Les Européens devront assumer une part bien plus importante de la sécurité collective, en Europe et au-delà

La hausse pourrait être d’autant plus significative pour les européens, que les analystes américains semblent considérer qu’il pourrait être du ressort de l’OTAN, donc des européens, d’intervenir sur des théâtres adjacents. Il s’agit, bien évidemment, du bassin méditerranéen, mais aussi du Moyen et Proche-Orient, de l’Afrique et du Caucase.

Armées belges
Si certains pays, comme la Pologne, se montrent exemplaires dans leur effort de defense, d’autres, comme la Belgique, font la sourde oreille quant au besoin d’accroitre leur effort de défense, persuadé qu’ils sont d’être intouchable.

L’objectif est le même que déjà évoqué, à savoir permettre un désengagement des forces conventionnelles américaines, tout en maintenant une stabilité politique et sécuritaire qui profiterait à tous.

Paradoxalement, alors que plusieurs pays européens, notamment ceux disposant d’une marine de haute mer, paraissent enclins à s’engager dans le Pacifique et l’Océan Indien, aux côtés des alliés occidentaux, cet aspect n’est que peu évoqué par les différentes analyses, si ce n’est sur le plan anecdotique, en dehors, assurément, de l’initiative AUKUS qui se veut, elle, stratégique.

Conclusion

Il faut donc s’attendre, dans les mois et quelques années à venir, à ce que la pression des États-Unis sur les pays européens s’intensifie beaucoup, pour accroître leur effort de défense, et surtout pour permettre un désengagement conventionnel des forces américaines de ce théâtre au profit du théâtre Pacifique.

Si les méthodes pour y parvenir dépendront des résultats des élections américaines de 2024, la finalité, quant à elle, sera très certainement la même, à savoir une hausse sensible des budgets des armées européennes, et une probable révision à la hausse du plancher de 2 % actuellement visé par l’OTAN.

Reste que si certains pays, comme la Pologne, la Roumanie ou encore les Pays Baltes, n’y verront aucune objection, d’autres, comme la Belgique, le Canada, l’Espagne, l’Italie et surtout l’Allemagne, tenteront sans le moindre doute de minimiser cette hausse, ou de l’inscrire dans un calendrier au long cours, permettant de remettre à demain ce que l’on ne veut surtout pas faire aujourd’hui. Cela promet des discussions animées entre alliés dans les mois à venir…


Fabrice Wolf  Fabrice Wolf

Ancien pilote de l’aéronautique navale française, Fabrice est l’éditeur et le principal auteur du site Meta-defense.fr. Ses domaines de prédilection sont l’aéronautique militaire, l’économie de défense, la guerre aéronavale et sous-marine, et les Akita inu.

Pourquoi amener l’effort de défense français à 3 % PIB couterait moins de 6 Md€ par an ?

Pourquoi amener l’effort de défense français à 3 % PIB couterait moins de 6 Md€ par an ?

De nombreuses voix s’élèvent pour dénoncer les insuffisances de l’effort de defense français face à la montée en puissance des menaces internationales, alors que l’encre de la Loi de Programmation Militaire 2024-2030, votée en juillet dernier, est à peine sèche.

Entre le spectre d’une Chine surpuissante, la renaissance de la puissance militaro-industrielle russe, les perspectives pessimistes concernant la guerre en Ukraine, les tensions au Moyen-Orient et le possible retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, plus que jamais depuis la fin de la crise des Euromissiles, le rôle des armées françaises, pour garantir la sécurité du pays, mais aussi de ses alliés, est aujourd’hui crucial.

La LPM 2024-2030, en reprenant le format des armées conçu en 2013 par un Livre Blanc structuré autour d’une menace dissymétrique, et en ne visant que le plancher d’investissement fixé par l’OTAN de 2 % du PIB, ne répond ni en volume, ni dans son calendrier, aux défis qui s’accumulent face aux armées françaises.

Sommaire

Pour autant, les arguments avancés pour expliquer ce manque d’ambition et de moyens, apparaissent raisonnables, avec un déficit public chronique ne parvenant que difficilement à passer sous la barre des 3 %, une dette souveraine s’approchant des 120 % de PIB, et une économie encore chancelante avec une croissance limitée et un chômage vivace, le tout venant caper les capacités d’investissements de l’État.

Alors, est-il illusoire de vouloir amener l’effort de défense français au niveau requis pour effectivement répondre aux enjeux sécuritaires ? Comme nous le verrons dans cet article, tout dépend de la manière dont le problème est posé.

Une LPM 2024-2030 à 2 % PIB est objectivement insuffisante pour répondre aux enjeux sécuritaires à venir

Si la LPM 2024-2030 s’enorgueillit d’une hausse inégalée des dépenses de défense sur sa durée, avec un budget des armées qui passera de 43,9 Md€ en 2023 à 64 Md€ en 2030, l’effort de défense, c’est-à-dire le rapport entre ces dépenses et le produit intérieur brut du pays, demeurera relativement stable, autour de 2 %.

Hélicoptère gazelle
Certains équipements des armées, comme les hélicoptères Gazelle, devront jouer les prolongations bien au-delà du raisonnable, du fait des limitations de la LPM 2024-2030

De fait, en de nombreux aspects, cette hausse annoncée des crédits sera en trompe-l’œil, puisqu’en grande partie compensée par les effets de l’inflation, comme ce fut d’ailleurs le cas lors de la précédente LPM, fortement érodée par celle-ci.

Dans un précédent article, nous avions montré qu’il serait nécessaire, pour la France, de produire un effort de défense supérieur ou égal à 2,65 % PIB pour répondre aux enjeux du moment. Depuis sa rédaction, plusieurs facteurs sont venus aggraver les menaces, donc le calendrier des besoins pour les armées, et avec eux, les besoins d’investissement.

Répondre au besoin de recapitalisation des armées françaises

D’abord, avec un effort à 2,65 % tel qu’il a été préconisé, la recapitalisation des armées françaises, après 20 années de sous investissements critiques, se voulait relativement progressive. En effet, le pic de menaces alors évalué se situait entre 2035 et 2040, ce qui laissait une quinzaine d’années à l’effort de défense pour combler les lacunes constatées, et remplacer les matériels les plus obsolètes comme les hélicoptères Gazelle, les Patrouilleurs Hauturier, et bien d’autres.

Or, le tempo s’est considérablement accru ces derniers mois, sous l’effet conjugué d’une Chine de plus en plus sûre d’elle dans le Pacifique, d’une Russie qui a renoué avec une puissance militaro-industrielle de premier ordre, d’un axe de fait qui s’est formé entre ces deux pays, l’Iran et la Corée du Nord, et la menace désormais très perceptible du retour de Donald Trump à la Maison-Blanche à l’occasion des élections présidentielles américaines de 2024.

Donald Trump
Le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche est désormais une hypothèse crédible avec laquelle il convient de composer dans la planification stratégique en France comme en Europe.

En d’autres termes, là où l’on pouvait considérer un délai de 15 ans pour recapitaliser les armées françaises il y a quelques mois, il est aujourd’hui nécessaire de faire de même sur un délai sensiblement plus court, le pic de menace pouvant débuter entre 2028 et 2030.

Assurer la transformation conventionnelle vers le théâtre européen

Sur ce même intervalle de temps, les armées françaises doivent aussi assurer une profonde transformation d’une partie significative de leurs forces, pour répondre aux besoins spécifiques du théâtre centre-Europe face à la Russie.

En effet, à ce jour, une part majoritaire des armées françaises, et plus spécifiquement de l’Armée de Terre, est conçue et organisée pour répondre aux besoins de projection de puissance sur des théâtres dissymétrique, en Afrique notamment. Légères et très mobiles, ces unités ont démontré une grande efficacité en Irak ou dans la zone Sud-saharienne.

Toutefois, force est de constater que les VBCI, VAB et même les VBMR et EBRC plus récents, manquent de puissance de feu et de protection pour évoluer face à un adversaire symétrique comme peut l’être la Russie, alors que dans le ciel, les forces aériennes souffrent de ne disposer d’aucune capacité avancée de guerre électronique ou de suppression des défenses aériennes adverses.

Étendre les armées et leur résilience

Non seulement les armées françaises apparaissent « trop légères » pour un affrontement en Europe centrale, mais elles souffrent, dans le même temps, d’un format trop réduit pour envisager de s’engager dans un affrontement conventionnel symétrique. Ainsi, avec seulement 200 chars de combat, moins de 120 tubes d’artillerie, et au mieux, deux brigades lourdes pouvant répondre à ce type d’engagement, les armées françaises n’ont pas même la possibilité d’engager une division mécanisée sur un éventuel front oriental.

Garde nationale 24ᵉ régiment d'Infanterie
Le 24ᵉ RI est le seul régiment français exclusivement composé de réservistes. En revanche, il n’est que très légèrement équipés, ne disposant d’aucun véhicule de combat blindé en propre.

Pire encore, une fois les deux brigades engagées, l’Armée de terre ne dispose d’aucune réserve matérielle pour assurer la rotation des forces, alors qu’un effort a été fait lors de la LPM 2024-2030, pour tenter d’accroitre les forces de réserves, afin de renforcer la résilience humaine des armées.

La situation n’est guère meilleure dans les autres armées, avec une flotte de chasse limitée à 185 appareils pour l’Armée de l’air, un unique groupe aéronaval pour la Marine, et une flotte d’escorteurs de premier rang trop réduite pour effectivement assurer la sécurité des grandes unités majeures que sont le porte-avions et les 3 PHA.

Renforcer l’industrie de défense nationale

Si la guerre en Ukraine a montré, de manière évidente, les insuffisances de format des armées françaises, elle a aussi mis en évidence le sous-dimensionnement et la vulnérabilité de l’industrie de défense nationale, qui peine à produire ne serait-ce qu’une partie des munitions nécessaires à l’Ukraine pour tenir face à la puissance retrouvée du complexe industriel militaire russe.

Sur ce même intervalle de temps réduit allant jusqu’en 2028, 2030 au mieux, il serait donc aussi indispensable de reformater l’ensemble de l’outil industriel de défense français, afin de pouvoir répondre aux besoins de reconstruction et d’extension des armées, mais aussi de pouvoir soutenir, dans la durée, les opérations militaires des armées françaises engagées dans un conflit conventionnel symétrique.

Il convient aussi de prendre en considération que l’industrie française, par sa position géographique, et par le statut spécifique du pays disposant d’une dissuasion, pourrait avoir un rôle tout particulier à jouer pour soutenir les armées européennes dans un tel engagement, et pas uniquement les armées françaises, en charge d’une portion seulement de la ligne de défense.

Renforcer la dissuasion française face à la menace sino-russe

Enfin, il s’avère très probablement nécessaire de revoir le format et les moyens à disposition de la dissuasion française, aujourd’hui construite sur le principe de stricte suffisance, mais en temps de paix.

SNLA Le Triomphant
Le passage d’une flotte de 4 à 5 ou 6 SNLE s’avèrerait plus que bienvenue pour contrebalancer les 12 SNLE Boreï et Boreï-A russes.

En effet, la Russie a explicitement fait savoir qu’elle n’était plus engagée par les accords internationaux post-guerre froide, alors que la Chine est engagée dans un effort sans précédant pour renforcer sa triade nucléaire, et la mettre au niveau des Etats-Unis et de la Chine.

Ne pouvant écarter un possible retour de l’isolationnisme américain, et devant anticiper un engagement total des forces US dans le Pacifique face à la Chine, il revient donc à la France, et à la Grande-Bretagne, d’assurer le parapluie dissuasif des pays européens.

Or, pour ce faire, les deux pays souffrent d’un déficit de moyens pour contrer la menace russe qui peut s’appuyer sur une triade nucléaire forte de 12 SNLE (contre 8 franco-britanniques), de 110 bombardiers stratégiques (contre une vingtaine de Rafale/ASMPA français), et de plusieurs centaines de missiles ICBM et SRBM terrestres (contre 0 dans les deux pays).

Un effort de défense à 3 % PIB comme point d’équilibre entre besoins immédiats et à venir

Relever le défi préalablement esquissé, d’ici à 2030, nécessiterait une étude approfondie et un effort national dépassant de beaucoup le seul périmètre du ministre des Armées, mais aussi de cet article.

En revanche, sur la base d’un point d’équilibre moyen établit autour de 2,65 % de PIB, comme analysé dans de précédents articles, on peut estimer qu’un effort de defense transitoire à 3 % du PIB s’avèrerait nécessaire, dans les années à venir, pour financer l’ensemble des mesures requises pour y parvenir.

Effort de defense munitions Nexter
La production française de munition est très loin d’être suffisante pour permettre aux armées françaises de soutenir un engagement symétrique durable.

Or, dans la situation budgétaire actuelle du pays, qui peine déjà à financer les 45 Md€ des armées valant 2 % du PIB 2023, comment peut-on espérer amener cet effort de défense à 70 Md€ (2023), soit 3 % du PIB ?

Combien coute à l’État le budget des armées 2023 à 45 Md€ ?

Pour répondre à cette question, il convient dans un premier temps d’estimer la soutenabilité de l’effort de défense à 2 % du PIB en 2023, valant 45 Md€. Pour répondre à cette question, il est nécessaire d’introduire la notion de retour budgétaire, c’est-à-dire les recettes et économies budgétaires réalisées par sur le Budget de l’État, en application des investissements consentis sur le budget des armées.

La notion de retour budgétaire

Pour calculer ce retour budgétaire, il convient dans un premier temps d’effectuer une découpe synthétique du budget des armées, comme suit :

  • 20 Md€ pour les frais de personnels militaires et civils
  • 18 Md€ pour les acquisitions, R&D et entretient des équipements des armées
  • et enfin 7 Md€ pour la dissuasion, dont 3 Md€ pour les couts de personnels, et 4 Md€ pour les investissements industriels et technologiques.

De fait, on peut décomposer le budget des armées en deux catégories, 23 Md€ pour les couts de personnels, et 22 Md€ pour les investissements industriels. Or, chacune de ces catégories produit un retour budgétaire propre.

Ainsi, les recettes d’état concernant les dépenses de personnels peuvent s’évaluer au travers du taux de prélèvement moyen sur PIB français calculé par l’OCDE, qui s’élève à 47 % en 2022. Ainsi, les 23 Md€ qu’auraient dû investir les armées pour les couts de personnel en 2023 si l’effort de defense avait atteint 2%, auraient généré 10,8 Md€ de recettes fiscales et sociales dans le pays.

Les plus attentifs auront certainement remarqué que ce calcul prend en compte des recettes sociales qui, logiquement, ne s’impute pas au budget de l’État. Toutefois, dans la mesure où les comptes sociaux sont structurellement déficitaires en France, et compensés chaque année par le budget de l’État, il est possible, par simplification, de considérer que toutes les recettes s’appliquant aux comptes sociaux, diminuent d’autant la compensation de l’État chaque année, et donc s’imputent à son budget.

Calcul du retour budgétaire sur le budget théorique des armées 2023 à 2 % PIB

Le taux est sensiblement différent pour ce qui concerne les investissements industriels, et ce, pour plusieurs raisons. En premier lieu, le taux de TVA appliqué à toutes ces prestations est fixe à 20 %, là où le taux moyen de recette de TVA par rapport au PIB n’est que de 12 %. En d’autres termes, la simple application systématique d’un taux de TVA à 20 % fait croitre le taux de prélèvement moyen sectoriel appliqué à l’industrie de défens de 8 %, pour atteindre 55 %.

Industrie de défense Chaine d'assemblage Rafale
L’industrie de défense française s’appuie sur une chaine de sous-traitance riche et efficace. Ainsi, la team Rafale se compose de pas moins de 500 entreprises allant de groupes internationaux, comme Safran, Thales et Dassault, à des PME de quelques salariés.

En second lieu, l’industrie de défense est, par nature, beaucoup moins exposée que le marché national aux importations, de sorte que l’immense majorité de son réseau de sous-traitance est, lui aussi, national.

S’applique donc un coefficient multiplicateur de recettes supplémentaires pour l’état, que l’on peut aisément ramener par défaut à 65 % des investissements consentis, en lien avec le coefficient multiplicateur keynésien ramené à ce seul secteur industriel. Sur cette base, les 22 Md€ d’investissements industriels et technologiques des armées, génèrent donc 14,3 Md€ de recettes et économies sur le budget de l’État.

Ainsi, sur les 45 Md€ investis initialement par l’état, nous venons de montrer que le cout résiduel ne serait que de 45 – (10,8 + 14,3) = 19,9 Md€. Ce cout doit encore diminuer. En effet, les industries de defense françaises exportent, en moyenne chaque année, l’équivalent de 50 % des investissements nationaux réalisés.

Ainsi, si 22 Md€ sont investis par l’État, cette règle empirique, mais aisément confirmée sur les 20 dernières années, voudrait qu’en moyenne, les industries de defense françaises exportent chaque année pour 11 Md€ d’équipements de defense. Déduction faite de la TVA, et des productions locales, ces exportations rapportent 40 % des sommes investis en taxes et cotisations sociales au budget national, soit 4,4 Md€.

Au total, donc, sur les 45 Md€ investis, l’état récupère ou économise en moyenne 29,5 Md€, et ne doit abonder ce budget par d’autres sources de financement qu’à hauteur de 15,5 Md€.

Combien couterait à l’état un budget des armées (2023) à 3 % PIB (70 Md€)

Sur les mêmes hypothèses, il est possible de calculer quel serait le surcout réel engendré par une hausse de l’effort de defense de 2 à 3 % du PIB, soit un budget des armées à 70 Md€ sur la même hypothèse de travail 2023.

Leclerc VBCI VAB Armée de Terre
Avec seulement 200 chars Leclerc et 120 tubes d’artillerie, l’Armée de terre n’a pas la puissance de feu et la protection requise pour s’engager durablement sur un théâtre symétrique.

L’approche la plus triviale serait de s’appuyer sur une croissance homothétique des couts, c’est-à-dire des couts de personnels passant de 20 à 30 Md€, des couts industriels de 18 à 36 Md€, et une dissuasion passant de 7 à 14 Md€, dont 6 Md€ de couts de personnels. Ainsi poser, le reste à charge de l’État passerait de 19,5 à 29,25 Md€, soit une hausse de 9,75 Md€.

Cette hypothèse est pourtant aussi peu efficace que peu crédible. En effet, passer les dépenses de personnels totales de 23 Md€ à 36 Md€ n’aurait aucun sens, les armées ne parvenant déjà pas à remplir leurs objectifs de recrutement aujourd’hui. En outre, les besoins identifiés en début d’article, porte davantage sur de nouveaux équipements, et de nouvelles capacités industrielles et opérationnelles, que sur des forces simplement augmentées de 50%.

Hypothèse d’une croissance budgétaire optimisée

Prenons donc une hypothèse différente, à savoir des couts de personnels passés de 20 à 25 Md€, une dissuasion amenée à 10 Md€ dont 4 Md€ pour les personnels, et les investissements industriels et technologiques passant de 18 à 30 Md€. Ce découpage génère un investissement total RH de 29 Md€, pour un investissement industriel total de 36 Md€.

En appliquant les mêmes données que lors du calcul précédent, nous obtenons donc un retour budgétaire RH de 13,6 Md€, et un retour budgétaire industriel de 23,4 Md€, soit un total initial de 37 Md€. En reprenant l’hypothèse de croissance homothétique des exportations à 50 % des investissements industriels, nous atteignons 7,2 Md€ supplémentaires.

ordre serré
La ressource humaine est aujourd’hui la ressource la plus difficile à maitriser et à étendre pour les armées.

Au total, donc, les 70 Md€ initialement investis, couteraient un retour budgétaire de 44,2 Md€, soit un cout marginal de 25,8 Md€. En comparaison des 15,5 Md€, le surcout du reste à charge de l’État n’augmenterait que de 10,3 Md€.

Un surcout budgétaire de 10 Md€ surévalué

Ce solde est toutefois très supérieur à ce que le budget de l’État devrait effectivement supporter en termes de charges supplémentaires. En effet, en passant de 23 à 36 Md€ d’investissements, les industries de défense vont être amenées à créer de 100.000 à 130.000 emplois directs, et autant d’emplois indirects et induits, soit un total de 200.000 emplois créés en hypothèse basse, auxquels il convient d’ajouter 100.000 emplois supplémentaires liés à la hausse des exportations.

Ces 300.000 créations d’emplois vont, évidemment, venir alléger les dépenses sociales de l’état et des collectivités locales, en soutien aux chercheurs d’emplois. Avec un cout moyen par chercheur d’emplois estimé aujourd’hui autour de 15 000 € par an pour les différents services de l’État, ces 300 000 nouveaux emplois représentent 4,5 Md€ d’économies sur le budget de l’État.

Ainsi, le reste à charge net de l’état, pour avoir amener le budget des armées de 45 Md€ et 2 % du PIB, à 70 Md€ et 3 % du PIB, n’atteindrait que 6 Md€ par an, soit à peine plus de 0,27 % du PIB français.

Applications et contraintes du modèle présentée

Bien évidemment, l’approche proposée ici, n’est pas exempte de faiblesse. La plus évidente d’entre elles, est le fait de considérer qu’un constat empirique puisse être transposé comme une règle. Ainsi, si effectivement, sur les décennies passées, les exportations de l’industrie de défense française ont respecté, en moyenne, le principe des 50 % des investissements nationaux, rien ne garantit qu’une hausse des investissements dans ce domaine puisse être, automatiquement, suivi par une hausse similaire des exportations.

Défilé Maistrance
Les armées peinent de plus en plus à recruter des personnels qualifiés répondant à leurs attentes

Pour sécuriser cet aspect, il sera, en effet, nécessaire que les armées adoptent une stratégie d’équipement plus favorable aux exportations, et ainsi garantir que la hausse des crédits disponibles s’accompagne d’une hausse des marchés adressables par l’industrie de défense française.

On notera également que pour répondre aux enjeux sécuritaires, il sera nécessaire d’augmenter les effectifs des armées, par l’intermédiaire d’une extension rapide de la Garde Nationale. Cela suppose non seulement que la garde nationale vienne renforcer les unités existantes de l’armée de terre comme aujourd’hui, mais qu’elle puisse donner naissance à des unités autonomes et intégralement équipées, à l’instar de la Garde Nationale US.

En outre, il sera indispensable, dans cette hypothèse, aux armées technologiques, Marine nationale et Armée de l’Air, de mener une réflexion pour intégrer efficacement le potentiel RH de la Garde Nationale et de la Réserve, pour étendre les capacités opérationnelles, et pas simplement pour les suppléer.

Conclusion

On le voit, amener l’effort de défense de la France à 3 % du PIB, ce qui paraissait hors de portée des finances publiques à l’entame de cet article, semble bien plus accessible à la fin de celui-ci.

Pour y parvenir, il faut cependant accepter de profondément faire évoluer le paradigme fort encadrant l’effort de défense national, à savoir de ne considérer celui qu’au seul prisme des dépenses, sans jamais considérer, dans sa conception et son équilibrage, les recettes qui seraient générées par ces investissements.

Usine Sukhoï Su-57
La Russie s’est mise en économie de guerre, consacrant une part très importante de son PIB à la fabrication d’armement et au soutien des armées.

Ce dogme, hérité d’un gaullisme qui n’avait connu que la croissance forte et des budgets excédentaires, ne peut plus, aujourd’hui, répondre aux enjeux spécifiques qui encadrent le financement des armées françaises.

Toutefois, contrairement à de nombreux pays, la France dispose d’un atout pour augmenter ses dépenses et investissements dans ce domaine, une industrie de défense globale capable de produire la presque totalité des équipements de defense des armées. Cette industrie est, par ailleurs, largement exportatrice, et faiblement exposée aux importations, en faisant un outil exceptionnel en matière d’efficacité de l’investissement public.

Évidemment, 6 Md€ de surcouts, ce n’est pas rien, ce d’autant qu’il faudra très certainement une période de croissance et d’adaptation pour que les équilibrés évoqués se stabilisent. Pour autant, l’effort à consentir, pour effectivement transformer les armées françaises en une force de protection répondant aux enjeux du moment, apparait parfaitement à la portée des finances publiques d’un pays comme la France, qui plus est en les mettant en perspective des risques associés à l’inaction, ou à une action trop timorée.

Reste que si l’innovation technologique est plébiscitée au sein du ministère des Armées, et plus globalement, de la fonction publique, les modèles disruptifs venant bousculer des décennies de planification, certes inefficaces, mais confortable, sont beaucoup plus difficiles à imposer, ou simplement à faire valoir.

Article du 5 décembre en version intégrale jusqu’au 6 janvier 2024


Fabrice Wolf  Fabrice Wolf

Ancien pilote de l’aéronautique navale française, Fabrice est l’éditeur et le principal auteur du site Meta-defense.fr. Ses domaines de prédilection sont l’aéronautique militaire, l’économie de défense, la guerre aéronavale et sous-marine, et les Akita inu

Pourquoi amener l’effort de défense français à 3 % PIB couterait moins de 6 Md€ par an ?

Pourquoi amener l’effort de défense français à 3 % PIB couterait moins de 6 Md€ par an ?

De nombreuses voix s’élèvent pour dénoncer les insuffisances de l’effort de defense français face à la montée en puissance des menaces internationales, alors que l’encre de la Loi de Programmation Militaire 2024-2030, votée en juillet dernier, est à peine sèche.

Entre le spectre d’une Chine surpuissante, la renaissance de la puissance militaro-industrielle russe, les perspectives pessimistes concernant la guerre en Ukraine, les tensions au Moyen-Orient et le possible retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, plus que jamais depuis la fin de la crise des Euromissiles, le rôle des armées françaises, pour garantir la sécurité du pays, mais aussi de ses alliés, est aujourd’hui crucial.

La LPM 2024-2030, en reprenant le format des armées conçu en 2013 par un Livre Blanc structuré autour d’une menace dissymétrique, et en ne visant que le plancher d’investissement fixé par l’OTAN de 2 % du PIB, ne répond ni en volume, ni dans son calendrier, aux défis qui s’accumulent face aux armées françaises.

Sommaire

Pour autant, les arguments avancés pour expliquer ce manque d’ambition et de moyens, apparaissent raisonnables, avec un déficit public chronique ne parvenant que difficilement à passer sous la barre des 3 %, une dette souveraine s’approchant des 120 % de PIB, et une économie encore chancelante avec une croissance limitée et un chômage vivace, le tout venant caper les capacités d’investissements de l’État.

Alors, est-il illusoire de vouloir amener l’effort de défense français au niveau requis pour effectivement répondre aux enjeux sécuritaires ? Comme nous le verrons dans cet article, tout dépend de la manière dont le problème est posé.

Une LPM 2024-2030 à 2 % PIB est objectivement insuffisante pour répondre aux enjeux sécuritaires à venir

Si la LPM 2024-2030 s’enorgueillit d’une hausse inégalée des dépenses de défense sur sa durée, avec un budget des armées qui passera de 43,9 Md€ en 2023 à 64 Md€ en 2030, l’effort de défense, c’est-à-dire le rapport entre ces dépenses et le produit intérieur brut du pays, demeurera relativement stable, autour de 2 %.

Hélicoptère gazelle
Certains équipements des armées, comme les hélicoptères Gazelle, devront jouer les prolongations bien au-delà du raisonnable, du fait des limitations de la LPM 2024-2030

De fait, en de nombreux aspects, cette hausse annoncée des crédits sera en trompe-l’œil, puisqu’en grande partie compensée par les effets de l’inflation, comme ce fut d’ailleurs le cas lors de la précédente LPM, fortement érodée par celle-ci.

Dans un précédent article, nous avions montré qu’il serait nécessaire, pour la France, de produire un effort de défense supérieur ou égal à 2,65 % PIB pour répondre aux enjeux du moment. Depuis sa rédaction, plusieurs facteurs sont venus aggraver les menaces, donc le calendrier des besoins pour les armées, et avec eux, les besoins d’investissement.

Répondre au besoin de recapitalisation des armées françaises

D’abord, avec un effort à 2,65 % tel qu’il a été préconisé, la recapitalisation des armées françaises, après 20 années de sous investissements critiques, se voulait relativement progressive. En effet, le pic de menaces alors évalué se situait entre 2035 et 2040, ce qui laissait une quinzaine d’années à l’effort de défense pour combler les lacunes constatées, et remplacer les matériels les plus obsolètes comme les hélicoptères Gazelle, les Patrouilleurs Hauturier, et bien d’autres.

Or, le tempo s’est considérablement accru ces derniers mois, sous l’effet conjugué d’une Chine de plus en plus sûre d’elle dans le Pacifique, d’une Russie qui a renoué avec une puissance militaro-industrielle de premier ordre, d’un axe de fait qui s’est formé entre ces deux pays, l’Iran et la Corée du Nord, et la menace désormais très perceptible du retour de Donald Trump à la Maison-Blanche à l’occasion des élections présidentielles américaines de 2024.

Donald Trump
Le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche est désormais une hypothèse crédible avec laquelle il convient de composer dans la planification stratégique en France comme en Europe.

En d’autres termes, là où l’on pouvait considérer un délai de 15 ans pour recapitaliser les armées françaises il y a quelques mois, il est aujourd’hui nécessaire de faire de même sur un délai sensiblement plus court, le pic de menace pouvant débuter entre 2028 et 2030.

Assurer la transformation conventionnelle vers le théâtre européen

Sur ce même intervalle de temps, les armées françaises doivent aussi assurer une profonde transformation d’une partie significative de leurs forces, pour répondre aux besoins spécifiques du théâtre centre-Europe face à la Russie.

En effet, à ce jour, une part majoritaire des armées françaises, et plus spécifiquement de l’Armée de Terre, est conçue et organisée pour répondre aux besoins de projection de puissance sur des théâtres dissymétrique, en Afrique notamment. Légères et très mobiles, ces unités ont démontré une grande efficacité en Irak ou dans la zone Sud-saharienne.

Toutefois, force est de constater que les VBCI, VAB et même les VBMR et EBRC plus récents, manquent de puissance de feu et de protection pour évoluer face à un adversaire symétrique comme peut l’être la Russie, alors que dans le ciel, les forces aériennes souffrent de ne disposer d’aucune capacité avancée de guerre électronique ou de suppression des défenses aériennes adverses.

Étendre les armées et leur résilience

Non seulement les armées françaises apparaissent « trop légères » pour un affrontement en Europe centrale, mais elles souffrent, dans le même temps, d’un format trop réduit pour envisager de s’engager dans un affrontement conventionnel symétrique. Ainsi, avec seulement 200 chars de combat, moins de 120 tubes d’artillerie, et au mieux, deux brigades lourdes pouvant répondre à ce type d’engagement, les armées françaises n’ont pas même la possibilité d’engager une division mécanisée sur un éventuel front oriental.

Garde nationale 24ᵉ régiment d'Infanterie
Le 24ᵉ RI est le seul régiment français exclusivement composé de réservistes. En revanche, il n’est que très légèrement équipés, ne disposant d’aucun véhicule de combat blindé en propre.

Pire encore, une fois les deux brigades engagées, l’Armée de terre ne dispose d’aucune réserve matérielle pour assurer la rotation des forces, alors qu’un effort a été fait lors de la LPM 2024-2030, pour tenter d’accroitre les forces de réserves, afin de renforcer la résilience humaine des armées.

La situation n’est guère meilleure dans les autres armées, avec une flotte de chasse limitée à 185 appareils pour l’Armée de l’air, un unique groupe aéronaval pour la Marine, et une flotte d’escorteurs de premier rang trop réduite pour effectivement assurer la sécurité des grandes unités majeures que sont le porte-avions et les 3 PHA.

Renforcer l’industrie de défense nationale

Si la guerre en Ukraine a montré, de manière évidente, les insuffisances de format des armées françaises, elle a aussi mis en évidence le sous-dimensionnement et la vulnérabilité de l’industrie de défense nationale, qui peine à produire ne serait-ce qu’une partie des munitions nécessaires à l’Ukraine pour tenir face à la puissance retrouvée du complexe industriel militaire russe.

Sur ce même intervalle de temps réduit allant jusqu’en 2028, 2030 au mieux, il serait donc aussi indispensable de reformater l’ensemble de l’outil industriel de défense français, afin de pouvoir répondre aux besoins de reconstruction et d’extension des armées, mais aussi de pouvoir soutenir, dans la durée, les opérations militaires des armées françaises engagées dans un conflit conventionnel symétrique.

Il convient aussi de prendre en considération que l’industrie française, par sa position géographique, et par le statut spécifique du pays disposant d’une dissuasion, pourrait avoir un rôle tout particulier à jouer pour soutenir les armées européennes dans un tel engagement, et pas uniquement les armées françaises, en charge d’une portion seulement de la ligne de défense.

Renforcer la dissuasion française face à la menace sino-russe

Enfin, il s’avère très probablement nécessaire de revoir le format et les moyens à disposition de la dissuasion française, aujourd’hui construite sur le principe de stricte suffisance, mais en temps de paix.

SNLA Le Triomphant
Le passage d’une flotte de 4 à 5 ou 6 SNLE s’avèrerait plus que bienvenue pour contrebalancer les 12 SNLE Boreï et Boreï-A russes.

En effet, la Russie a explicitement fait savoir qu’elle n’était plus engagée par les accords internationaux post-guerre froide, alors que la Chine est engagée dans un effort sans précédant pour renforcer sa triade nucléaire, et la mettre au niveau des Etats-Unis et de la Chine.

Ne pouvant écarter un possible retour de l’isolationnisme américain, et devant anticiper un engagement total des forces US dans le Pacifique face à la Chine, il revient donc à la France, et à la Grande-Bretagne, d’assurer le parapluie dissuasif des pays européens.

Or, pour ce faire, les deux pays souffrent d’un déficit de moyens pour contrer la menace russe qui peut s’appuyer sur une triade nucléaire forte de 12 SNLE (contre 8 franco-britanniques), de 110 bombardiers stratégiques (contre une vingtaine de Rafale/ASMPA français), et de plusieurs centaines de missiles ICBM et SRBM terrestres (contre 0 dans les deux pays).

Un effort de défense à 3 % PIB comme point d’équilibre entre besoins immédiats et à venir


Le reste de cet article est réservé aux abonnés

Les chars M1A2 Abrams roumains risquent de couter cher, très cher…

Les chars M1A2 Abrams roumains risquent de couter cher, très cher…

Le programme Foreign Military Sales (FMS) des États-Unis a approuvé une importante vente d’équipements militaires à la Roumanie, comprenant 54 chars de combat M1A2 Abrams, une quantité équivalente de châssis M1A1, ainsi que 16 véhicules blindés du génie. Cette décision marque une étape significative dans le projet de modernisation de l’armée roumaine, mais le coût dépasse largement les prévisions initiales des autorités roumaines.

Sommaire

Depuis quelques années, la Roumanie s’est engagée dans un ambitieux programme de modernisation de ses forces armées pour faire face à l’augmentation des tensions avec la Russie en Ukraine, en Moldavie et en mer Noire.

Bucarest investit massivement dans la modernisation des forces armées roumaines

L’investissement dans la défense du pays est passé de 1,2 % du PIB en 2012 à 2 % actuellement, avec un objectif de 2,5 % d’ici à 2030. Le budget de défense de la Roumanie a atteint 7,5 milliards d’euros en 2023, pour un PIB de 285 milliards d’euros en 2022.

Des contrats importants ont été signés récemment, dont l’achat de 7 batteries antiaériennes MIM-104 Patriot et 54 systèmes d’artillerie HIMARS à longue portée. De plus, Bucarest prévoit de commander 48 avions de combat F-35A, avec une première commande de 32 chasseurs prévue pour 2024.

HIMARS
Les Forces armées roumaines recevront 54 systèmes HIMARS dans les années à venir

Au printemps 2023, Bucarest a opté pour l’achat de 54 chars M1A2 Abrams américains, dans le cadre d’un plan plus large visant à acquérir 300 nouveaux chars pour remplacer les anciens modèles TR-85 et T-55AM. Initialement, les autorités roumaines prévoyaient d’acquérir ces blindés d’occasion pour un montant estimé à 1 milliard d’euros, soit environ 1,1 milliard de dollars.

Toutefois, la réponse du FMS a récemment été rendue publique, révélant un coût bien plus élevé que prévu. Le FMS a autorisé la vente de 54 chars M1A2 Abrams SEPv3, de 54 châssis M1A1, ainsi que de 16 véhicules du génie, comprenant 4 M88A2 Hercules, 4 ponts mobiles M1110 Joint Assault Bridges, 4 véhicules de bréchage M1110 et 4 ponts d’assaut M1074 Heavy Assault Scissor Bridges. En plus de ces véhicules, divers équipements complémentaires sont inclus, tels que des mitrailleuses M240C et des obus de différents types.

2,53 Md$ pour 54 chars M1A2 Abrams et 16 véhicules blindés de soutien pour le FMS

La surprise vient du coût total de ce contrat, annoncé par le FMS à 2,53 milliards de dollars, soit une augmentation de près de 130 % par rapport aux estimations initiales de la Roumanie.

Généralement, les offres du FMS incluent une gamme d’équipements et de services plus large que celle demandée par le client, ce qui explique souvent que les contrats finaux soient inférieurs aux estimations initiales.

chars M1A2 Abrams
Le M1A2 Abrams SEPv3 sera la dernière évolution du M1A2, après la décision de l’US Army de se tourner vers un reboot plus léger désigné M1E3.

Cependant, même si le prix final peut être réduit, il reste significativement supérieur au budget prévu par la Roumanie. Cette différence notable entre le coût estimé et le coût réel soulève des questions sur l’alignement des attentes entre Bucarest et Washington concernant le prix des chars lourds américains.

Le prix unitaire du M1A2 semble excessif, surtout en comparaison du contrat de Varsovie pour 250 chars M1A2 SEPv3 à 5 milliards de dollars. La Roumanie avait probablement basé son estimation sur ce contrat précédent, espérant des conditions similaires.

Trop cher pour Bucarest ? Quelles sont les autres options de la Roumanie ?

L’annonce du FMS a laissé les autorités roumaines perplexes, sans réaction officielle jusqu’à présent. Avec un tel montant, le budget spécial de 10 milliards d’euros alloué à la modernisation de l’armée roumaine risque d’être rapidement épuisé.

Dans cette situation, il est fort probable que Bucarest envisage de reconsidérer ses options en matière d’armement. Une alternative pourrait être de se tourner vers l’Allemagne et le nouveau Leopard 2A8. Récemment, la Norvège a commandé 54 unités de ce modèle pour un montant de 1,8 milliard d’euros.

Une autre option envisageable pour Bucarest serait de se tourner vers la Corée du Sud et son char K2 Black Panther. Bien que ce dernier soit plus léger que le M1A2 Abrams, son coût est nettement inférieur. À titre d’exemple, Varsovie a passé commande de 180 unités du K2 Black Panther pour seulement 3,4 milliards de dollars, ce qui équivaut à environ 3,2 milliards d’euros.

B2 Black Panther Pologne
La Pologne a commandé 180 chars K2 Black Panther sud-coréens pour 3,5 Md$, avec des délais de livraison particulièrement courts.

Dans ces conditions, le K2 Black Panther sud-coréen se révélerait presque deux fois moins onéreux que le M1A2 américain. Le prix unitaire du K2 polonais s’élève, en effet, à approximativement 19 millions de dollars, comparé à plus de 35 millions de dollars pour le M1A2 roumain. Cependant, il est important de considérer ces prix unitaires avec prudence, en attendant d’avoir plus de détails sur le périmètre exact de chaque offre.

La question du différentiel de prix des équipements militaires occidentaux face à la Chine ou la Russie

Cette situation soulève une question fondamentale sur la pertinence et l’adéquation des prix pratiqués par l’industrie de défense occidentale, en particulier américaine, par rapport aux équipements militaires proposés par d’autres pays.

Pour mettre les choses en perspective, le char russe T-90M est vendu à l’exportation pour environ 5 millions de dollars l’unité, tandis que les armées russes l’acquièrent pour environ 3 millions de dollars par char neuf. De son côté, le VT4 chinois, version export du Type 96, est commercialisé à moins de 5 millions de dollars l’unité, bien que le prix exact payé par l’Armée Populaire de Libération chinoise reste inconnu.

T-90M
Le T-90M, le plus performant des chars russes aujourd’hui, coute trois fois moins cher qu’aux armées de Moscou, qu’un Abrams ou un Leopard 2 ne coute aux armées alliées.

Il est communément admis que les chars occidentaux tels que le M1A2 Abrams américain, le Leopard 2A8 allemand et le K2 Black Panther sud-coréen offrent de meilleures performances et une plus grande résilience que leurs homologues russes et chinois, comme le T-90M et le Type 99A.

En particulier, l’expérience ukrainienne a montré que les chars occidentaux, tels que le Leopard 2 et le Challenger 2, offrent une meilleure protection à leurs équipages en cas d’impact de missile, de roquette ou d’obus, comparativement aux modèles russes.

Cependant, cette supériorité technique et cette meilleure protection justifient-elles un écart de prix allant jusqu’à cinq fois plus élevé ? Surtout quand on considère que les armées russe et chinoise semblent avoir moins de difficultés à renouveler leurs équipages, malgré une qualité moindre.

Ce différentiel de coût entre les industries de défense occidentale, russe et chinoise, ne se limite pas aux chars et aux véhicules blindés. Par exemple, un avion de chasse Su-57 coûte environ 35 millions de dollars à l’armée de l’air russe, alors qu’un F-35A ou un Rafale coûte entre 85 et 90 millions de dollars, et un Su-30SM russe environ 22 millions de dollars, contre 60 à 70 millions de dollars pour un F-16V ou un Gripen E.

Su-57
Le Su-57 couterait aux forces aériennes russes, près du tiers du prix d’un F-35A ou d’un Rafale aux forces aériennes alliées, selon les montants publiés par le Ministère de la défense.

Dans le domaine naval aussi, cet écart de prix est notable. Le sous-marin nucléaire lance-missiles russe Iassen M coûte environ 800 millions de dollars, contre près de 2 milliards de dollars pour le sous-marin britannique Astute et 2,5 milliards de dollars pour les sous-marins américains de classe Virginia.

Conclusion

La question se pose alors : est-ce que cet écart de prix reflète véritablement des différences de performances, d’efficacité et de capacité de survie proportionnelles, ou bien faut-il reconsidérer ces coûts élevés comme disproportionnés ?

Dans l’affirmative, il serait nécessaire de réévaluer la réalité des efforts de défense de ces pays pour obtenir une vision plus réaliste des rapports de force futurs, surtout à un moment où les tensions internationales continuent de s’intensifier.

Article du 13 novembre en version intégrale jusqu’au 9 décembre 2023

Ces commandes d’armements prioritaires anticipées en 2023

Ces commandes d’armements prioritaires anticipées en 2023

– Forces opérations Blog – publié le

L’anticipation, un terme plusieurs fois visible dans le budget 2024 de la mission Défense et que le ministère des Armées a traduit en actes en avançant plusieurs commandes inscrites dans la prochaine loi de programmation militaire, principalement au profit de l’armée de Terre.

Pourquoi reporter à l’an prochain ce qui peut être anticipé dès maintenant grâce aux 2,1 milliards de crédits ouverts en fin de gestion 2023 au bénéfice des armées ? C’est le choix défendu ce mardi par leur ministre, Sébastien Lecornu. 

« Cette somme nous permet d’anticiper certaines commandes prioritaires, rendues possibles par l’économie de guerre », expliquait le ministre en séance publique au cours des débats entourant l’adoption du PLF 2024. Des achats financés par le budget 2023 et qui, en s’intégrant aux tableaux d’équipement de la LPM 2024-20203, « rendront la première année de programmation soutenable et efficace, quant à la masse des équipements comme pour leur cohérence », ajoutait-il.

Ainsi, 226 M€ de crédits de paiement ont permis l’acquisition de 130 missiles sol-air Mistral, de 1300 missiles antichars (MMP) et de six canons CAESAR. Si ces derniers permettront de progresser dans le renouvellement du parc, l’effort sur les MMP est lui aussi significatif. D’un bloc, le ministère aura commandé l’équivalent de plus de 40% de la cible fixée d’ici à 2030 pour l’armée de Terre. 

« Une deuxième série d’anticipations de commandes correspond aux différents contrats opérationnels votés dans le tableau du rapport annexé à la loi de programmation militaire », complétait Sébastien Lecornu. Un bloc de 639 M€ comprenant notamment la commande de 35 véhicules blindés Griffon mais aussi de huit hélicoptères NH90 au standard FS, un complément aux dix exemplaires déjà prévus « qui constituait l’une des grandes urgences identifiées durant la préparation de la LPM ».

Pour le ministre, ces décisions et la « digestion » rapide des crédits qu’elles impliquent participeront à « assurer la continuité entre la LPM qui s’achève et celle qui s’ouvrira en 2024 ». « Tirant les leçons du passé, nous avons veillé à assurer de bonnes conditions d’entrée à la première année de la LPM 2024-2030 », concluait-il. 

Crédits image: État-major des armées

Le nombre d’avions A400M destinés à l’armée de l’Air dépendra du « futur cargo médian tactique » européen

Le nombre d’avions A400M destinés à l’armée de l’Air dépendra du « futur cargo médian tactique » européen

https://www.opex360.com/2023/11/07/le-nombre-davions-a400m-destines-a-larmee-de-lair-dependra-du-futur-cargo-median-tactique-europeen/


En outre, d’autres pays clients, comme l’Espagne, ont également l’intention de revoir à la baisse le nombre d’A400M commandés. Évidemment, cela n’est pas sans conséquence sur le plan de charge de son constructeur, à savoir Airbus. Cependant, lors d’une récente audition à l’Assemblée nationale, le Délégué général pour l’armement [DGA], Emmanuel Chiva, ne s’est pas montré trop inquiet.

« La pérennité du programme A400M repose […] sur un équilibre entre ce qui est fait en domestique et l’exportation. Il y a aujourd’hui un certain nombre de pays qui ont passé commande d’A400M et il y a aussi pas mal de prospects à l’export. Nous travaillons en bonne intelligence avec Airbus pour être sûrs qu’on ne tombe pas dans une situation qui conduirait à l’arrêt de la chaîne [de production, ndlr] », a en effet expliqué M. Chiva aux députés.

Cependant, les commandes à l’exportation sont pour le moment timides, avec moins de dix appareils acquis par trois pays différents [Malaisie, Kazakhstan et Indonésie]. En outre, les restrictions imposées par l’Allemagne compliquent certaines discussions, comme celles avec les Émirats arabes unis, pour six exemplaires. Et, pour le moment, l’avion de transport qui a le vent en poupe est le C-390 du brésilien Embraer, qui a séduit le Portugal, la Hongrie, les Pays-Bas, l’Autriche et la République tchèque. La Suède pourrait suivre.

Quoi qu’il en soit, pour le député Frank Giletti, rapporteur pour avis sur les crédits alloués à l’armée de l’Air & de l’Espace, cette réduction de cible du programme A400M est une erreur.

En plus d’être « incohérente avec les besoins accrus de projection de puissance en outre-mer », cette réduction de cible « entre […] en contradiction avec l’évolution à venir des contrats opérationnels de l’armée de l’Air et de l’Espace » car il est « en effet vraisemblable » que ceux-ci « aboutiront à augmenter le dimensionnement de la force de l’échelon national d’urgence renforcé [ENU-R], ainsi que sa distance de déploiement. Or, seul l’A400M peut répondre à ce besoin d’allonge stratégique, grâce à ses capacités d’emport », estime le député.

En outre, relève-t-il, cette diminution du format « est particulièrement intempestive, en ce qu’elle intervient alors que les A400M sont sur-sollicités en opérations [Soudan, Libye, Niger…] et sont même utilisés pour des missions pour lesquels ils n’étaient pas prévus initialement, telles que l’entraînement au saut des troupes aéroportées, faute de disponibilité des avions de transport du segment médian ».

Justement, afin de préparer le remplacement de tels appareils [CN-235, C-130H Hercules], le programme FMTC [Future Mid-Size Tactical Cargo / Futur Cargo Median] fait actuellement l’objet d’un financement européen, au titre de la Coopération structurée permanente [CSP/PESCO]. Celui-ci bénéficie d’un accompagnement de l’Agence européenne de défense [AED], afin de définir les « exigences communes » entre les pays participants, dont la France, l’Allemagne et la Suède.

Lors de l’examen du projet de LPM 2024-30, il avait été avancé que ce FMTC pourrait être doté des mêmes turbopropulseurs TP-400 de l’A400M, ce qui en ferait une sorte de « A200M » tout en procurant plusieurs avantages [pas de coûts de développement, maintenance facilitée, etc].

Mais pour le moment, la perspective de voir voler un tel appareil est encore lointaine. « L’A200M est en fait une proposition d’Airbus, issue d’une étude préliminaire. L’idée est relativement simple : c’est un mini A400M, avec les mêmes moteurs, ce qui permettrait un emploi plus tactique », a rappelé M. Chiva devant les députés. « Mais, pour moi, c’est un peu prématuré de savoir ce que l’on peut faire de cette idée. D’ailleurs, on n’aime pas trop l’appeler A200M pour être précis. Quel sera son modèle économique, ses coûts, sa soutenabilité? Donc, pour l’instant, ce sont plutôt des réflexions préliminaires », a-t-il ajouté.

Quoi qu’il en soit, FMTC ou A200M… Là n’est pas la question. En revanche, ce programme d’avion cargo médian ne sera sans doute pas sans conséquence sur la suite à donner au programme A400M. C’est, en tout cas, ce qu’a suggéré le député Mounir Belhamiti, rapporteur du programme 146 « Équipement des forces – Dissuasion ».

« La LPM 2024-2030 prévoit une cible d’au moins 35 A400M en 2030. La cible définitive dépendra, d’une part, de l’issue des travaux engagés au niveau européen au titre du futur cargo médian tactique et, d’autre part, des perspectives export pour l’A400M, dès lors que les commandes nationales des pays impliqués dans le développement de l’aéronef ne sont pas suffisantes pour assurer en l’état la pérennité de la chaine de production d’A400M », a en effet résumé M. Belhamiti, dans le rapport pour avis qu’il vient de remettre.