L’État-major des armées n’est pas en mesure de confirmer la perte au combat d’un Rafale indien

L’État-major des armées n’est pas en mesure de confirmer la perte au combat d’un Rafale indien

https://www.opex360.com/2025/05/30/letat-major-des-armees-nest-pas-en-mesure-de-confirmer-la-perte-au-combat-dun-rafale-indien/


Après les frappes effectuées par l’Inde contre des positions tenues par des organisations terroristes au Pakistan [opération Sindoor], le 7 mai dernier, Islamabad a assuré avoir abattu au moins six avions de combat de l’Indian Air Force [IAF], dont trois Rafale, grâce à ses Chengdu J-10 armés de missiles air-air à longue portée PL-15, fournis par la Chine.

À ce jour, aucun élément ne permet de confirmer les allégations pakistanaises, par ailleurs exploitées par Pékin pour faire la promotion du J-10 et du PL-15 à l’exportation. D’autant plus que le bilan avancé par Islamabad est fluctuant. Ainsi, le 28 mai, le Premier ministre pakistanais, Shehbaz Sharif, a revendiqué la destruction non pas de trois mais de quatre Rafale indiens.

Cela étant, et c’est passé relativement inaperçu, le porte-parole de la force aérienne pakistanaise, le général Aurangzeb Ahmed, a vanté les qualités du Rafale, lors d’une conférence de presse donnée il y a deux semaines. « C’est un avion très puissant, à condition qu’il soit bien utilisé », a-t-il dit. En clair, il a remis en cause les compétences des pilotes indiens ainsi que la doctrine de l’IAF.

Le propos du général Ahmed peut se comprendre quand l’on sait que le Pakistan entretient de bonnes relations avec l’Égypte, les Émirats arabes unis, le Qatar et l’Indonésie, lesquels ont acquis des Rafale. D’où, sans doute, ce bémol dans la propagande pakistanaise…

Pour le moment, la seule chose que l’on peut dire est que l’Inde a admis la perte de trois avions de combat lors de l’opération Sindoor et que, à en juger par des images de débris diffusées via les réseaux sociaux, un Rafale pourrait en faire partie.

Lors du dernier point presse du ministère des Armées, le 28 mai, le porte-parole de l’État-major des armées [EMA], le colonel Guillaume Vernet, s’est montré très prudent sur le bilan du dernier affrontement armé entre l’Inde et le Pakistan.

« S’agissant du conflit qui a eu lieu entre l’Inde et le Pakistan, je remarque surtout que l’on est dans le brouillard de la guerre et qu’il y a une forte guerre informationnelle. C’est-à-dire que, aujourd’hui, ce qu’on sait, c’est qu’on ne sait pas ce qui s’est passé. Il y a un certain nombre d’allégations que je ne reprendrai pas parce qu’il n’y a pas d’informations confirmées », a d’abord dit le colonel Vernet, en répondant à une question portant sur l’emploi du Rafale en Inde.

« Effectivement, le sujet du Rafale est de première importance pour nous. On est intéressé par ce qu’il s’est passé. Donc, on essaie d’être au plus près de notre partenaire indien pour mieux comprendre » les événements, a poursuivi le porte-parole de l’EMA. L’enjeu, a-t-il continué, est de tirer les enseignements du retour d’expérience [RETEX] de l’emploi du Rafale « au combat de haute intensité ».

« Manifestement, selon certains rapports, plusieurs centaines d’aéronefs ont été engagés » durant cet affrontement, a-t-il observé. Mais, a-t-il conclu, « on peut surtout constater qu’il y a eu vingt années d’emploi du Rafale et que s’il était avéré qu’il y avait eu une perte, ce serait la première au combat ».

Quelle matérialité de la désinformation ?

Quelle matérialité de la désinformation ?

Par Samuel Henry* – Diploweb – publié le 18 mai 2025 

https://www.diploweb.com/Quelle-materialite-de-la-desinformation.html


*Samuel Henry s’exprime en son nom propre. Samuel Henry est officier de l’armée de Terre, actuellement stagiaire à l’Ecole de Guerre (Paris). L’an passé, il a soutenu une thèse sur les biais cognitifs dans la planification militaire. Il explore depuis plusieurs années nos mécaniques cognitives et leurs effets dans la prise de décision et dans le domaine des manipulations de l’information.

La diffusion de faux contenus n’est plus anodine, tant par son caractère massif, que par les effets induits sur les opinions publiques et sur la vie de nos démocraties. Le terme « désinformation » fait désormais florès pour désigner ce phénomène accéléré par l’usage immodéré des réseaux sociaux. Si la désinformation agit d’abord sur nos croyances et dans un cadre virtuel, sa propagation peut avoir des effets réels dans le monde matériel. C’est de cette matérialité de la désinformation qu’il est question.

Documenté et pédagogue, Samuel Henry offre des clés pour comprendre un sujet majeur.

FRANCE, le 2 octobre 2023. « Punaises de lit. PERSONA NON GRATA. » titre le journal Libération. La recrudescence de punaises de lit devient un sujet public. Dans l’espace privé, de nombreuses personnes croient voir leur logement infesté. Certains individus en perdent momentanément le sommeil. Le sujet devient un enjeu politique : un projet de loi est envisagé. L’invasion virtuelle a des effets réels. Pourtant, hormis quelques vidéos qui font le buzz sur les réseaux sociaux, la prétendue invasion de punaises de lit est loin d’être prouvée.

Quelle matérialité de la désinformation ?
Illustration 1 – La Une de Libération, le 2 octobre 2023. La matérialité des punaises de lit.
Copyright Libération, 2023

Cinq mois plus tard, au début du mois de mars 2024, les responsables politiques français dénoncent officiellement ce qui s’est avéré être une manœuvre de désinformation « artificiellement amplifiée sur les réseaux sociaux par des comptes dont il a été établi qu’ils sont d’inspiration ou d’origine russe [1] ». La Russie, adversaire de la France sur le plan informationnel, s’est contentée de prendre le train de nos peurs en marche, afin d’amplifier une mauvaise rumeur. Et ça marche !

La désinformation surfe sur des peurs virtuelles, mais ses effets dans la sphère politique et privé sont bien réels. L’illusion des punaises de lits illustre un problème concret. Alors que la désinformation agit d’abord sur nos esprits et concerne la diffusion de faux contenu, la notion de matérialité a une double acception : matériel (au sens de concret) et vérifiable. Evoquer la matérialité de la désinformation convoque un double paradoxe. D’une part, c’est opposer l’immatériel des contenus de l’information aux effets concrets de nos choix. D’autre part, c’est affirmer l’idée d’effets vérifiables à ce déluge de contenus non-vérifiés.

Comment la matérialité de la désinformation nous renseigne sur la lutte à mener ?

Si la désinformation est de prime abord une matière qui échappe et qui semble floue ou immatérielle (I), ses effets concrets sont cependant bien réels (II). Dès lors, anticiper la matérialité de la désinformation semble être une clé judicieuse pour mieux lutter contre les manipulations de l’information (III).

I. La désinformation : une matière qui échappe

Une matière galvaudée

La désinformation est un terme que personne n’entend de la même oreille. Selon l’acception que l’on retient, elle peut soit être confondue avec l’onomatopée « fake news [2] » de Donald Trump, ou, plus sérieusement être définie comme une « diffusion volontaire et intentionnelle d’une fausse information en sachant qu’elle est fausse  ». Toujours est-il que cette définition demeure assez peu connue du grand public. L’usage du terme désinformation est suffisamment galvaudé pour qu’il puisse aussi bien englober les fausses nouvelles diffusées sciemment que les accusations péremptoires utilisées pour discréditer un adversaire politique. Bien souvent, le fait de qualifier dans un débat public un fait ou une information comme de la « désinformation » permet de censurer facilement n’importe quel contradicteur. Tout l’enjeu de la sensibilisation à la désinformation consiste donc à repositionner la véracité des faits sans s’ériger en arbitre subjectif. Plusieurs versions des faits peuvent parfois cohabiter. Elles peuvent alors donner lieu à des vérités sélectionnées ; c’est-à-dire des faits qui ne sont pas faux en eux-mêmes, mais dont l’évocation sélective oriente les perceptions. Il s’agit là encore d’une logique de manipulation des perceptions, sans que les faits en eux-mêmes ne soient strictement réfutables. C’est pourquoi, pour lutter contre la désinformation, s’attaquer strictement au contenu n’est pas toujours la solution.

Pour lutter, étudier la propagation plutôt que la vérité matérielle

Chez les Britanniques, l’ « information warfare » est aussi appelée « political warfare ». Se faire l’arbitre du vrai confine à l’action politique. C’est pourquoi, en France, l’agence VIGINUM, responsable depuis 2021 de la détection des manœuvres informationnelles de nos adversaires, caractérise les manœuvres informationnelles plutôt que les contenus. En démocratie, une agence gouvernementale responsable de lutter contre la désinformation ne peut pas être l’arbitre du vrai. En revanche, sans préjuger de la véracité des contenus, il est possible de caractériser l’amplification artificielle d’un contenu sur les réseaux sociaux. Ce genre d’action – une manœuvre inauthentique coordonnée – atteste d’une volonté de nuire de la part de nos adversaires et permet de les exposer. Le mensonge se caractérise donc par le mode de propagation, plutôt que par la matière du contenu. Même la lutte contre la désinformation consiste à étudier la mécanique de propagation plutôt que la matière !

Illustration 2 – L’ouvrage « Warfare by words » (Penguin, 1942).
Son auteur, Ivor Thomas explique très bien le caractère politique de l’information warfare.

Affaiblir la démocratie et faire advenir la post-vérité

L’important n’est plus la véracité du message, mais d’exposer le plus souvent possible la cible à votre message d’influence. D’abord faire naître le doute, puis imposer votre récit par une diffusion massive, afin de remporter la partie. L’inversion accusatoire (« whataboutism » en anglais) illustre parfaitement cette « diffusion du doute ». Ainsi, nos adversaires sont particulièrement performants pour dresser des « accusations en miroir », ou plus prosaïquement, une stratégie du «  C’est celui qui dit qui y est.  » La Russie est accusée d’attaquer un pays souverain en violation de l’ordre international ? Il lui suffit d’accuser en retour. Expliquer que l’OTAN s’est montré agressive. Expliquer que les Ukrainiens sont des « nazis ». Expliquer que les droits des peuples du Donbass sont violés depuis plusieurs années. La multiplication de ces accusations dilue l’accusation initiale dans un océan de vérités alternatives. L’effet final est de lasser le public, de défaire son rapport à la vérité, avant de défaire les cœurs et les esprits.

 
Illustration 3 – Sempé. L’inversion accusatoire : une stratégie aussi puérile qu’efficace

« L’agent d’influence n’est jamais pour, toujours contre, sans autre but que de donner du jeu, du mou, tout décoller, dénouer, défaire, déverrouiller. » explique un agent soviétique dans le roman « Le montage  » (Vladimir Volkoff, éd. Julliard – L’Age d’homme, 1982). Cette technique d’influence est appelée « technique du fil de fer ». Ce fil de fer, c’est notre rapport à la vérité. A force de le tordre, l’avalanche de désinformation finit par le casser. « Le sujet idéal de la domination totalitaire n’est ni le nazi convaincu, ni le communiste convaincu, mais celui pour qui les distinctions entre fait et fiction et entre vrai et faux n’existent plus . » écrivait Hannah Arendt. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui l’ère de la post-vérité  : un monde où la distinction entre le vrai et le faux n’importent plus, tant le flux est assourdissant. Inonder la zone de merde (« Flood the zone with shit ») préconisait Steve Bannon. Il s’agit d’inonder l’auditoire de « fake news » afin de susciter la confusion et de lasser les journalistes et les communautés de « fact-checking ». La diffusion massive de contenus de désinformation pourrait faire advenir ce monde-là – et ses effets seraient matériels.

II. Des effets souvent immatériels mais toujours réels

Une action réelle sur le domaine virtuel de nos croyances et de nos représentations

Les actions de désinformation agissent d’abord sur un espace virtuel, celui de nos cadres de représentation et de nos croyances. Chez les héritiers des Soviétiques, ce genre d’action est appelé mesures actives, depuis l’époque de la Tcheka (1917-1922). Les mesures actives [3] sont des actions informationnelles qui ont pour objet de faire évoluer la vision d’un auditoire sur un sujet. L’addition de ces manœuvres permet in fine de faire évoluer le cadre de croyance. Un dicton du KGB illustre ce principe : « La goutte d’eau creuse la pierre, non par la force, mais en tombant souvent. ». Cette récurrence est appelée « bruit de fond » dans le domaine de la lutte informationnelle. Un peu à la manière d’une contrebasse ou d’un piano dans un orchestre de jazz, le bruit de fond permet d’assurer la permanence du rythme de la manœuvre d’influence.

L’effet du bruit de fond est démontré en psychologie sociale, depuis 1968 par Robert Zajonc [4]. « L’effet de simple exposition », tel que ce chercheur en psychologie sociale le baptise, est la tendance que nous avons à évaluer plus favorablement des informations familières, quels que soient la signification ou le crédit que nous accordons à ces informations. Le bruit de fond de la désinformation devient persistant par un autre effet documenté : l’effet d’influence continu. Les premières recherches sur l’effet d’influence continue datent de 1994 grâce à Hollyn Johnson et Colleen Seifert [5]. Leurs expériences démontrent qu’une information démentie et désormais tenue pour fausse par une audience, continue à guider inconsciemment le raisonnement d’une partie de l’audience, comme s’il n’y avait jamais eu de démenti. Comme le disait le philosophe Francis Bacon, « Calomniez ! Calomniez ! Il en restera toujours quelque chose » dans l’esprit de l’auditoire.

L’effet final : priver de la souveraineté, sans que le territoire ne soit pris

Le pouvoir de l’influence n’est pas nouveau. Le stratège Sun-Tzu (IV e siècle avant J-C) expliquait : « Soumettre l’ennemi sans ensanglanter la lame, voilà le fin du fin. ». Les ressources de l’influence permettent d’envisager cette soumission, ou plutôt la démission de l’adversaire. Comme l’a affirmé le général russe Valeri Guerassimov (1955 – ) « Les ressources de l’information permettent de priver l’adversaire de sa souveraineté sans que le territoire ennemi ne soit pris. ». C’est une nouvelle forme de stratégie indirecte, consistant à « gagner la bataille avant de l’engager » pour reprendre les mots de Sun Tzu. Avec Donald Trump au pouvoir, les mesures de contrôle réflexif déployées par la Russie semblent porter leurs fruits. Les Etats-Unis, le principal compétiteur de la Russie, sont désormais dirigés par un homme qui a fait l’objet de mesures actives des services russes, et qui laisse dire que l’Ukraine a provoqué l’invasion russe sur son sol et est responsable du conflit, en laissant élire le « dictateur » Zelensky à sa tête [6].

« Une bataille perdue, c’est une bataille qu’on croit perdue. » L’adage du maréchal de Saxe (1696-1750) n’a pas vieilli. Les contenus de désinformation peuvent littéralement défaire nos sociétés lorsqu’ils échappent à notre discernement, mais ils peuvent aussi, au contraire, susciter une envie de « faire bloc », une envie de demeurer souverains. Pour ce faire, la désinformation doit être combattue avant que ses effets ne se matérialisent.

Lorsque c’est matériel, c’est souvent trop tard

Lorsque la désinformation se matérialise, il est souvent trop tard. Si la population ne trouve plus le sommeil, c’est que l’hypothèse des punaises de lit est complètement ancrée dans les esprits. Si la population refuse de se faire vacciner, c’est que le scepticisme anti-vax triomphe. Si, comme en Roumanie en 2024, la population se choisit un candidat populiste, qui passe de 1% d’intentions de vote à la majorité des suffrages en six semaines, c’est que la rationalité démocratique est vaincue. Après avoir renforcé les peurs, après avoir altéré les croyances, après avoir convaincu les individus d’agir, la désinformation finit par se concrétiser au travers de conséquences matérielles : des insomnies, la recrudescence d’une épidémie ou encore un résultat électoral populiste. La matérialisation n’est que l’ultime effet de la désinformation. Lorsqu’elle advient, c’est qu’il est souvent trop tard pour agir. L’annulation de l’élection de Calin Georgescu en Roumanie au motif d’interférences étrangères dans la campagne a permis à l’intéressé de dénoncer un « déni de démocratie ». Et d’ouvrir un boulevard pour le candidat d’extrême droite qui se présente à sa suite.

Aux Etats-Unis, lorsque la foule donne l’assaut sur le Capitole (6 janvier 2021), il est trop tard pour agir contre les rumeurs et les fausses nouvelles. Dans l’échelle de viralité (« breakout scale ») construite par Ben Nimmo [7] pour évaluer la dangerosité des faux contenus, la matérialisation par l’action violente est d’ailleurs l’ultime degré de viralité auquel un contenu peut prétendre. L’échelle se divise en six « paliers de viralité » :

1. Une plateforme, pas de propagation.

2. Deux plateformes pas de propagation ou une plateforme et début de propagation.

3. Plusieurs plateformes, propagation.

4. Reprise médiatique.

5. Amplification par une personnalité publique.

6. Réponse politique ou Appel à la violence.

Illustration 4 – L’échelle de viralité de Ben Nimmo, toujours utilisée pour caractériser la manœuvre adverse

La matérialité est le signe d’un contenu de désinformation qui triomphe. On ne peut que souhaiter que la désinformation reste en deçà du stade 6, aux stades des rumeurs. Finalement, anticiper la matérialité des contenus de désinformation, permet de mieux limiter leurs effets.

 
Illustration 5 – États-Unis, 6 janvier 2021. L’assaut sur le capitole : illustration de la matérialité de la désinformation, stade ultime de propagation

III. Anticiper la matérialité

Ouvrir les yeux avant la matérialisation

C’est pourquoi il est essentiel d’ouvrir les yeux avant la matérialisation. « On ne combat pas un incendie les yeux fermés », entendait-on aux prémices du Covid pour justifier le besoin de tests de dépistage. Il en va de même pour les contenus de désinformation. Ils doivent être détectés et exposés dès qu’ils atteignent un certain seuil de viralité. C’est le travail essentiel que réalisent les équipes de VIGINUM. 
Pourtant, en dépit de nos capacités d’analyse, certaines données demeurent encore invisibles à nos yeux. Il est par exemple impossible d’estimer le volume et la proportion des contenus produits par intelligence artificielle que nous rencontrons au quotidien. De même, il est encore impossible de connaître avec exactitude le fonctionnement de l’algorithme de recommandation des plateformes. Ce sont donc les règles invisibles des algorithmes qui déterminent ce qui nous est donné à voir et à ne pas voir. Sur ces questions, il paraît essentiel de légiférer pour ne plus être aveugles. [8]

Ou plutôt pour ne plus être borgne, car il y a malgré tout des phénomènes qui sont observés et documentés en détail. Ainsi, 70% des contenus visionnés sur YouTube sont directement suggérés par l’algorithme de recommandation [9]. Par ailleurs, une fausse nouvelle se répand six fois plus vite et plus profondément qu’une information classique [10]. Sans surprise, nous sommes plutôt enclins à écouter l’arbre qui tombe, plutôt que la forêt qui pousse [11] ; les contenus construits pour devenir viraux sont souvent empreints de négativité. Ils se répandent ainsi plus facilement, dopés par la peur, la colère ou l’indignation qu’ils suscitent chez les utilisateurs. Enfin, une récente étude a également démontré que la représentation politique du monde que vous forgez sur X n’est en rien conforme à la réalité [12].

Reconnaître la réalité, sans attendre la matérialité

L’enjeu de la désinformation consiste finalement à reconnaître sa réalité, sans attendre d’observer sa matérialité. Un peu comme certains déclaraient « ne pas croire au Covid », il se trouve encore des individus qui « ne croient pas à la désinformation ». Ce déni est très pratique car il déresponsabilise. Une enquête de 2019 avait d’ailleurs souligné que ce refus de croire aux effets matériels avaient des conséquences sur la propagation des contenus. Ainsi la population de plus de soixante-cinq ans relaie davantage les faux contenus [13], car elle envisage moins les effets réels de la propagation de ces contenus. C’est l’illusion qu’un mauvais contenu peut rester une « bonne blague ».

Le cauchemar de Saint-Exupéry

De fait, il est difficile de croire que notre clic peut finir par influencer une mécanique électorale. Il est aussi difficile de croire que notre simple bulletin peut décider du sort d’une élection, pourtant nous votons. Nous reconnaissons l’incidence infinitésimale de ce geste. Nous gagnerions sans doute alors à comprendre que, lorsque nous facilitons la diffusion d’un contenu, nous votons. Puisque ce vote peut avoir de l’effet, il est opportun de s’interroger  : « Qu’attend-t-on de moi ? » . Telle est la question pertinente, plutôt que « Suis-je d’accord ? ». Si chaque utilisateur effectuait ce questionnement, la propagation des contenus serait vraisemblablement plus rationnelle et moins manipulable. D’autant que les statistiques des réseaux sociaux (metrics) permettent de sonder une population en temps réel sur ses opinions. En réagissant à chaud sur les réseaux sociaux, nous autorisons leurs propriétaires à nous sonder et à nous influencer en direct, sans jamais avoir ouvertement consenti à une telle situation. C’est un vote inconscient mais permanent que nous effectuons. L’analyse de nos données permet de cataloguer la population en un vivier influençable. Antoine de Saint-Exupéry affirmait qu’une « industrie basée sur le profit tend à créer – par l’éducation – des hommes pour le chewing-gum et non du chewing-gum pour les hommes ». L’écrivain rêvait de demeurer dans un monde où on fait du chewing-gum pour les hommes. Las ! Moins d’un siècle plus tard, l’exploitation systématique et semi-consentie des données de navigation accouche d’un monde où l’on utilise les hommes pour leurs cookies. Nous vivons en quelque sorte le cauchemar de Saint-Exupéry.

La réalité incontournable, finalement, est que la désinformation est devenue le premier sujet de préoccupation stratégique [14]. Le premier terrain que laboure la désinformation est celui de nos croyances, de nos peurs et de nos représentations. Un domaine immatériel, mais bien réel. L’un des enjeux de la lutte contre les manipulations de l’information est de reconnaître ce fléau réel, pour le combattre et le contrer, avant qu’il ne se matérialise. C’est pourquoi il est primordial d’ouvrir les yeux, d’exiger l’accès aux données, de continuer à détecter les actions informationnelles adverses et d’exposer celle qui le méritent. Ce combat, le citoyen ne le mène pas seul. Il peut exiger que la législation soit plus dure envers les plateformes. Exigeons que le consentement à l’utilisation de nos données par les plateformes soit explicitement sollicité. Exigeons la transparence sur le fonctionnement des algorithmes de recommandations. Exigeons des possibilités de paramétrages dans la vitesse de navigation ou dans les modalités d’affichages des statistiques. Exigeons davantage de taxes, qui viendraient financer des médias de confiance. Aujourd’hui, chaque utilisateur délègue aux plateformes le choix éditorial des contenus qui lui est proposé. Nous sommes arrivés à cet état de fait parce que nous n’avions pas réfléchi aux effets induits, à leur matérialité. Il est temps de reconnaître la réalité des effets sur nos démocraties. Il est temps de mieux analyser, mieux légiférer et mieux propager.

Copyright Mai 2025-Henry/Diploweb.com


Plus

. Edward Bernays, « Propaganda », H. Liveright, 1928.

. Stephen Brill, « The death of truth », Knopf, 2024.

. Gérald Bronner, « Apocalypse cognitive », PUF, 2021.

. David Colon, « La guerre de l’information », Tallandier, 2023.

. Giuliano Da Empoli, « Les ingénieurs du chaos », Jean-Claude Lattès, 2019.

. Christine Dugoin-Clément, « Influence et manipulations », VA Editions, 2021.

. Christine Dugoin-Clément, « Géopolitique de l’ingérence russe. La stratégie du chaos », PUF, 2025.

. Jean-Noël Kapferer, « Rumeurs », Seuil, 1987.

. Bruno Patino, « La civilisation du poisson rouge », Grasset, 2019.

. Ivor Thomas, « Warfare by words », Penguin, 1942.

. Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Alexandre Escorcia, Marine Guillaume, Janina Herrera, « Les manipulations de l’information, un défi pour nos démocratie »s, Carnets du CAPS, 2018.

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Guerre de l’information : et si nous regardions du mauvais côté ?

Guerre de l’information : et si nous regardions du mauvais côté ?

par Grégoire Darcy – Revue Conflits – publié le 3 avril 2025

Grégoire Darcy. ENS-PSL, Département d’Études Cognitives. Enseigne les sciences cognitives appliquées aux champs culturels et informationnels à l’EMSST – École Militaire

https://www.revueconflits.com/guerre-de-linformation-et-si-nous-regardions-du-mauvais-cote/


La lutte contre la désinformation se concentre souvent sur des mesures à court terme, en la traitant comme un problème isolé. Cependant, cette approche néglige les causes profondes telles que la solitude, la défiance envers les institutions et la polarisation sociale. Il est crucial de compléter les réponses immédiates par des politiques de fond pour traiter ces origines structurelles.

La lutte contre la désinformation se focalise souvent sur son atténuation immédiate, la traitant comme un fléau isolé, alors qu’elle est le symptôme de dysfonctionnements profonds dans nos écosystèmes sociaux et institutionnels. En effet, la diffusion, la force de persuasion et l’efficacité de la désinformation reposent principalement sur l’épidémie de solitude, la défiance grandissante envers les institutions et les médias, ainsi que sur l’intensification de la polarisation, des tensions entre groupes et de la précarité économique. Il est en conséquence impératif de compléter les réponses curatives spécifiques à court et moyen terme actuellement déployées par des politiques de fond, capables de traiter directement le mal à la racine.

La guerre de l’information a été déclarée. C’est du moins la perception qui prévaut, le Forum économique mondial identifiant la désinformation comme le plus important risque global à court terme dans son rapport 2025 [1]. Cette préoccupation est partagée au niveau institutionnel international : l’Organisation mondiale de la santé qualifie la prolifération de fausses informations d’« infodémie » [2], et Richard Stengel, ancien sous-secrétaire d’État américain à la diplomatie publique, évoquait dès 2019 une « guerre de l’information » [3]. Sur le plan national, la France multiplie les initiatives face à cette menace, l’exemple le plus récent étant la nomination d’une conseillère dédiée à la lutte contre la désinformation au cabinet du ministre des Affaires étrangères. Si l’ingérence informationnelle est aussi ancienne que la guerre elle-même, le sursaut actuel s’explique par une recrudescence d’actes d’ingérence récents : pour ne citer que les plus emblématiques, le scandale Cambridge Analytica – impliqué dans l’élection de Donald Trump en 2016 [4], via l’exploitation massive de données personnelles -, ou encore l’opération « Matriochka », détectée par VIGINUM en France [5], visant à relayer de faux contenus pro-russes via un réseau de sites et de comptes fictifs se faisant passer pour des médias locaux.

Lignes de défense immédiates : Soigner les symptômes, ignorer la fièvre.

À l’instar de plusieurs démocraties occidentales, l’État français a engagé une série de mesures pour se doter d’armes dans le champ cognitif. Un premier axe vise les producteurs de désinformation, à travers leur identification, leur traçabilité et, lorsque possible, leur neutralisation. La création de VIGINUM en 2021 s’inscrit dans cette logique : ce service technique rattaché au Secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale a pour mission de détecter et d’analyser les opérations de manipulation informationnelle d’origine étrangère – une réponse structurelle à une menace désormais constante. À l’échelle européenne, le Digital Services Act (2022) impose aux très grandes plateformes numériques une obligation de vigilance : évaluer, documenter et atténuer les risques systémiques liés aux contenus nuisibles. Ce texte prévoit notamment un code de bonnes pratiques pour encadrer la désinformation et limiter l’amplification algorithmique des contenus mensongers. Mais sa mise en œuvre reste semée d’embûches : définitions juridiques floues, responsabilités diluées, et frilosité réglementaire sur certains volets freinent encore sa portée réelle.

Un second volet de mesures cible spécifiquement les consommateurs de désinformation afin de renforcer la « résilience » de la population française face aux ingérences informationnelles. L’idée est de rendre les citoyens moins crédules et plus vigilants pour qu’ils puissent distinguer eux-même les informations fiables de celles ne l’étant pas. Parmi ces nombreux dispositifs inspirés des sciences comportementales, plusieurs interventions peu coûteuses et complémentaires sont efficaces. Par exemple, l’inoculation – ou « prebunking » – consiste à exposer le public à une version atténuée des arguments mensongers, renforçant ainsi sa capacité à repérer et à contrecarrer les fausses informations, de la même manière qu’un vaccin prépare le système immunitaire à combattre une infection. Une étude de Roozenbeek et al. (2022) a ainsi démontré que de courtes vidéos animées présentant des tactiques de manipulation amélioraient significativement la capacité des utilisateurs à distinguer les fake news des informations véridiques [6]. Une deuxième approche fréquente consiste en des formations à la littératie médiatique et à la pensée critique, pour doter les citoyens d’outils d’évaluation de la crédibilité des sources. Une étude randomisée aux États-Unis et en Inde a ainsi révélé qu’un module de formation à l’esprit critique permettait de réduire de 20 à 25 % l’acceptation des fausses nouvelles [7]. Enfin, les nudges – ces « coups de pouces » à l’esprit pouvant être intégrés directement aux interfaces – encouragent des comportements plus réfléchis avant de partager du contenu, comme l’initiative « lire avant de retweeter » sur Twitter, qui a significativement freiné la diffusion de contenus mensongers [8].

Pourtant, ces interventions demeurent, dans leur grande majorité, centrées sur la gestion immédiate du symptôme, abordant la désinformation comme un phénomène isolé que l’on pourrait endiguer à coups de correctifs techniques ou éducatifs. Mais la désinformation n’est pas qu’un objet à combattre en aval : elle est le miroir, souvent déformant mais révélateur, de fractures plus profondes au sein de nos sociétés – solitude, défiance, désengagement, précarité. La traiter uniquement comme une anomalie à rectifier, c’est verser sans fin dans le tonneau des Danaïdes, s’épuiser à colmater sans jamais tarir la source [9]. Il devient dès lors urgent de déplacer le regard vers les causes structurelles qui alimentent sa persistance et son pouvoir de persuasion, et d’engager des politiques de fond, capables d’agir en amont, là où le mal prend racine.

Solitude, défiance, inégalités : les racines sociales de la vulnérabilité face à la désinformation.

Qui croit à la désinformation ? Et pourquoi celle-ci semble-t-elle se propager plus vite, frapper plus fort, et diviser plus profondément qu’auparavant ? La recherche contemporaine converge vers un constat : la désinformation n’opère pas dans un vide. Sa réception et sa diffusion sont moins le produit d’une naïveté individuelle que d’un terreau social fertile, fait de solitude, de défiance, de détresse ou de polarisation. Autrement dit, la croyance en des récits faux, partiels ou manipulateurs n’est pas un « accident de parcours » cognitif, mais souvent une réponse – parfois même une stratégie de survie [10] – face à des contextes marqués par l’exclusion ou le désenchantement. Si les interventions actuelles (vérification des faits, régulation des plateformes, éducation aux médias) permettent de contenir les symptômes, elles restent insuffisantes tant qu’elles ne s’attaquent pas aux conditions sociales, économiques et politiques qui rendent certains publics plus réceptifs à ces récits trompeurs. C’est à ces facteurs structurels de vulnérabilité à la désinformation que nous nous tournons maintenant.

La désinformation s’enracine d’abord là où les liens sociaux se sont effondrés et où le mal-être psychique prolifère. De nombreuses études convergent vers un même constat : la solitude chronique et la souffrance mentale affaiblissent les « défenses » cognitives, rendant les individus plus perméables aux récits complotistes. Une étude longitudinale publiée dans Nature Communications [11], portant sur plus de 2 000 participants suivis sur trois décennies, révèle que les personnes ayant souffert de solitude à l’adolescence ou dont l’isolement s’est aggravé avec le temps sont significativement plus susceptibles d’adhérer à des visions complotistes à l’âge adulte. L’isolement n’est pas seulement un manque de relations : il engendre un sentiment de perte de contrôle, que certaines personnes compensent en se tournant vers des récits qui offrent une grille d’explication et un sentiment d’appartenance. Cette dynamique s’est intensifiée durant la pandémie de COVID-19 : les confinements ont exacerbé l’isolement, et une autre étude, réalisée en 2022 [12] montre que la solitude pendant cette période prédisait la croyance aux théories du complot liées au virus, en lien avec des expériences paranoïaques légères. Le besoin de sens, dans un monde perçu comme chaotique et menaçant, pousse alors vers des récits alternatifs, fussent-ils mensongers. Or, la solitude n’est pas une condition marginale : elle est alimentée par le déclin des formes traditionnelles d’engagement [13], la hausse des foyers monopersonnels, l’éclatement des réseaux de proximité, et, selon certains, par la substitution des relations physiques par des connexions numériques, souvent creuses. Par exemple, aux États-Unis, la proportion de personnes dînant seules chaque soir a doublé entre 2000 et 2023, passant de 15 % à 30 % [14]. À cela s’ajoutent un urbanisme du repli et des rythmes de travail fragmentés, qui laissent peu de place à la sociabilité.

À cette fragilisation individuelle s’ajoute une dynamique plus systémique : la défiance envers les institutions, nourrie par des décennies de scandales, de promesses trahies et de fractures politiques, affaiblit les garde-fous informationnels et favorise la circulation de contenus non vérifiés. Lorsque l’autorité est perçue comme corrompue ou indifférente, ce sont les sources marginales – souvent porteuses de désinformation – qui gagnent en crédibilité. Une vaste enquête menée dans 21 pays [15] a montré que la méfiance envers les gouvernements et les autorités sanitaires prédisait fortement l’adhésion aux fausses informations sur la COVID-19. Or, en France, seuls 34 % des citoyens déclaraient en 2023 faire confiance à leur gouvernement, un chiffre nettement inférieur à la moyenne de l’OCDE (39 %) [16] – symptôme d’une défiance structurelle qui fragilise les fondements démocratiques. Ce phénomène s’auto-entretient : moins on fait confiance aux médias traditionnels, plus on se tourne vers des canaux alternatifs, souvent biaisés. Ainsi, seuls 32 % des Français estiment encore pouvoir faire confiance à ce que disent les médias sur les grands sujets d’actualité. Comme le rappelle Sacha Altay, cognitiviste français spécialiste de la désinformation, la majorité des vérifications factuelles étant publiées par ces mêmes médias, elles sont perçues comme suspectes par ceux-là même qui en auraient le plus besoin. Là où la confiance est rompue, l’efficacité des correctifs s’effondre.

Sur ce terreau de défiance croissante prospèrent les conflits identitaires et la polarisation politique. La dynamique partisane et les tensions intergroupes déforment les perceptions, brouillent le jugement, et renforcent l’adhésion à des récits partisans – qu’ils soient vrais ou faux. Plus la distance affective entre les groupes s’accroît, plus les individus acceptent sans réserve les informations qui confortent leur camp, tout en rejetant a priori celles issues du camp opposé. Une étude scientifique marquante [17] montre que les personnes les plus polarisées sur le plan émotionnel sont aussi les plus enclines à croire des informations favorables à leur parti, même lorsqu’elles sont fausses – y compris, paradoxalement, parmi les individus les plus politisés. Dans les contextes de tension entre groupes ethniques, religieux ou nationaux, la désinformation devient un instrument stratégique : elle attise les peurs, légitime l’hostilité, et prépare le terrain à des violences bien réelles. Ainsi, les campagnes russes de désinformation sur les réseaux sociaux ciblaient délibérément les lignes de fracture raciales et religieuses aux États-Unis, en diffusant de faux récits conçus pour exacerber les antagonismes [18]. Le débat public cesse alors de reposer sur la recherche de vérité : il devient un champ de loyautés conflictuelles, imperméables aux rectifications les plus rigoureuses.

Enfin, la précarité économique et l’aggravation des inégalités nourrissent puissamment cette vulnérabilité collective à la désinformation. Lorsque les conditions de vie se détériorent et que les perspectives s’évanouissent, l’espace mental se rétracte – laissant place aux récits simplificateurs, souvent fallacieux, qui offrent des coupables, une explication et un sens. Ainsi, les croyances conspirationnistes sont plus répandues dans les sociétés marquées par une faible croissance et de fortes inégalités [19]. Ces théories fonctionnent comme des catalyseurs émotionnels : elles transforment un sentiment diffus d’injustice en grille de lecture, parfois en appel à la revanche. Dans ces contextes, la désinformation ne promet pas seulement une explication : elle offre une riposte symbolique à un système vécu comme inique. La crise informationnelle, ici, n’est que l’écho d’une crise sociale plus profonde, où la désillusion prépare le terrain à la crédulité.

Plus inquiétant : ces dynamiques ne se juxtaposent pas, elles s’entrelacent et s’intensifient. La solitude prédit la défiance, qui elle-même alimente la polarisation ; les inégalités et l’absence de mobilité sociale creusent une méfiance structurelle envers les élites. Face à cette spirale, il ne suffit pas de corriger les contenus : seules des politiques de fond – sociales, économiques, éducatives – peuvent restaurer les conditions de la confiance, sans lesquelles aucun écosystème informationnel ne peut tenir.

De la réaction à la prévention : reconstruire un écosystème informationnel et cognitif résilient.

Combattre la désinformation suppose d’agir non seulement sur ses manifestations visibles, mais sur les conditions structurelles qui favorisent son enracinement. Cela implique de reconstruire la confiance institutionnelle, retisser les liens sociaux, réduire les inégalités et apaiser les clivages politiques. La restauration de la confiance passe par une gouvernance plus transparente : publication systématique des données publiques, traçabilité des financements politiques, sanctions effectives en cas de conflits d’intérêts. Elle suppose aussi des dispositifs de participation citoyenne concrets, comme les budgets participatifs à l’échelle locale ou les jurys citoyens délibératifs dans les grandes politiques publiques, qui renforcent le sentiment d’écoute et de représentation. Contre l’isolement, il s’agit de revitaliser les espaces de sociabilité – bibliothèques, maisons de quartier, cafés associatifs – et d’étendre les dispositifs de prescription sociale, où les soignants orientent vers des activités collectives plutôt que vers des traitements médicamenteux. Sur le front économique, le renforcement des filets de sécurité, la relance de la formation continue et des investissements ciblés dans les territoires laissés pour compte – à l’image du Just Transition Fund en Europe – permettent de désamorcer les récits de trahison et de bouc-émissaire [20]. Enfin, pour atténuer la polarisation, des programmes de rencontres intergroupes – échanges scolaires entre zones opposées socialement ou politiquement, projets civiques co-construits entre habitants de quartiers différents – ont montré leur efficacité pour réduire les stéréotypes et ouvrir à d’autres récits. Ces politiques de fond ne relèvent pas d’une stratégie parallèle à la lutte contre la désinformation : elles en sont la condition. À l’heure où les États réinvestissent massivement dans le champ sécuritaire, il serait périlleux d’affaiblir l’État social. Car c’est précisément sur ses piliers – confiance, égalité, solidarité – que repose l’immunité démocratique face aux fausses vérités.

Ces politiques de long terme, exigeantes et structurelles, doivent être complétées par des leviers plus ciblés, moins coûteux, et déployables à moyen terme, notamment dans le champ médiatique. Pour restaurer la confiance dans les médias – fondement d’un espace public sain – deux axes d’action s’imposent. D’une part, renforcer l’indépendance et la régulation du secteur : cela implique de lutter contre la concentration des groupes de presse, de doter l’ARCOM de véritables moyens d’investigation, mais aussi de créer un statut indépendant d’ombudsman médiatique, garant de la transparence et de la déontologie journalistique. D’autre part, il est crucial de soutenir activement le journalisme local, dont l’effacement a laissé le terrain libre aux rumeurs, à la défiance et à la désaffiliation civique. Là où les titres de proximité disparaissent, les fake news se répandent plus facilement, la participation démocratique s’érode, et les citoyens perdent le lien avec leur environnement immédiat. Des aides publiques pérennes, des incitations fiscales ciblées, ou encore des fonds d’innovation territoriale pourraient redonner souffle à ces acteurs décisifs de la vie démocratique [21]. Il ne suffit pas de traquer les fausses informations : il faut investir dans les conditions de leur marginalité. Car dans l’asymétrie structurelle entre la vitesse virale d’une rumeur et la lenteur coûteuse de sa réfutation, seule une information robuste, proche et digne de confiance peut durablement contenir la désinformation – et de telles politiques doivent donc être déployées en complément de celles aujourd’hui mises en oeuvre.

En conséquence, dans la lutte contre la désinformation, il ne suffit pas d’éteindre les départs d’incendies : encore faut-il assainir les sous-sols. Car tant que la solitude, la défiance et l’injustice continueront de miner nos fondations collectives, les fausses vérités y trouveront toujours un terreau fertile – prêtes à reprendre feu à la moindre étincelle.


Références :

  1. Elsner, M., Atkinson, G., & Zahidi, S. (2025). Global risks report 2025 (20th ed.). World Economic Forum. https://www.weforum.org/publications/global-risks-report-2025/
  2. https://www.who.int/health-topics/infodemic#tab=tab_1
  3. Richard Stengel, Information Wars. How We Lost the Global Battle Against Disinformation and What Can We Do About It, New York, Grove Press, 2019, p. 13.
  4. Wylie, Christopher (October 2019). Mindf*ck: inside Cambridge Analytica’s plot to break the world. London, United Kingdom: Profile Books. ISBN978-178816-506-8. Export edition.
  5. (2024). Matriochka: Une campagne prorusse ciblant les médias et la communauté des fact-checkers. Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale.
  6. van der Linden, S., Roozenbeek, J., & Compton, J. (2022). Inoculation theory: Using misinformation vaccines to prebunk misinformation and fake news. _Harvard Kennedy School Misinformation Review, 1_(Preprint). https://doi.org/10.37016/mr-2020-8; Roozenbeek, J., & van der Linden, S. (2024). _The psychology of misinformation._ Cambridge University Press.
  7. Guess A, Lerner M, Lyons B, et al. A digital media literacy intervention increases discernment between mainstream and false news in the United States and India. Proceedings of the National Academy of Sciences 2020; 117: 15536–15545.
  8. Pennycook G, Epstein Z, Mosleh M, et al. Shifting attention to accuracy can reduce misinformation online. Nature 2021; 592: 590–595.
  9. Altay, S. (2022). _How effective are interventions against misinformation?_ PsyArXiv Preprint. https://doi.org/10.31234/osf.io/sm3vk
  10. Mercier H. Not Born Yesterday : The Science of Who We Trust and What We Believe. Princeton University Press, 2020.
  11. Bierwiaczonek, K., Fluit, S., von Soest, T., & Hornsey, M. J. (2024). Loneliness trajectories over three decades are associated with conspiracist worldviews in midlife. _Nature Communications, 15_(1), Article 3629. https://doi.org/10.1038/s41467-024-47113-xTerenzi et al. (2022)
  12. Putnam, R. D. (2000). Bowling alone: The collapse and revival of American community. Touchstone Books/Simon & Schuster. https://doi.org/10.1145/358916.361990
  13. Turkle, Sherry. (2011). Alone together : why we expect more from technology and less from each other. New York :Basic Books
  14. Helliwell, J. F., Layard, R., Sachs, J. D.,De Neve, J.-E., Aknin, L. B., & Wang, S. (Eds.). (2025). World Happiness Report 2025. University of Oxford: Wellbeing Research Centre. Cité par Y. Algan.
  15. Roozenbeek, J., Schneider, C. R., Dryhurst, S., Kerr, J., Freeman, A. L. J., Recchia, G., van der Bles, A. M., & van der Linden, S. (2020). Susceptibility to misinformation about COVID-19 around the world. Royal Society Open Science, 7_(10), 201199. https://doi.org/10.1098/rsos.201199.
  16. (2024). Enquête de l’OCDE sur les déterminants de la confiance dans les institutions publiques – Résultats 2024. Organisation de coopération et de développement économiques. © OCDE.
  17. Jenke, L. (2023). Affective Polarization and Misinformation Belief. Political Behavior. https://doi.org/10.1007/s11109-022-09851-w
  18. Freelon, D., & Lokot, T. (2020). Russian Twitter disinformation campaigns reach across the American political spectrum. Harvard Kennedy School (HKS) Misinformation Review. https://doi.org/10.37016/mr-2020-003
  19. Casara, B. G. S., Suitner, C., & Jetten, J. (2022). The impact of economic inequality on conspiracy beliefs. Journal of Experimental Social Psychology, 98, 104245. https://doi.org/10.1016/j.jesp.2021.104245
  20. https://commission.europa.eu/funding-tenders/find-funding/eu-funding-programmes/just-transition-fund_en
  21. Bateman, J., & Jackson, D. (2024). Countering disinformation effectively: An evidence-based policy guide. Carnegie Endowment for International Peace.
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Planisphère. La géopolitique résiste-t-elle au cyber ?

Planisphère. La géopolitique résiste-t-elle au cyber ? Avec F. Manet

Par Emilie Bourgoin, Florian Manet, Pierre Verluise – Diploweb – publié le 6 mars 2025 

https://www.diploweb.com/Planisphere-La-geopolitique-resiste-t-elle-au-cyber-Avec-F-Manet.html


Florian Manet, Colonel de la gendarmerie nationale. Il commande le volet opérationnel du Commandement du Cyberespace du Ministère de l’Intérieur.

Interview organisée et conduite par Pierre Verluise, docteur en Géopolitique, fondateur du Diploweb, il produit Planisphère sur Radio Notre Dame et RCF depuis septembre 2024. Cette émission a été diffusée en direct le 4 mars 2025.
Synthèse par Émilie Bourgoin, étudiante en quatrième année au BBA de l’EDHEC et alternante au sein de la cellule sûreté d’un grand groupe. Elle a la charge du suivi hebdomadaire de l’actualité des livres, revues et conférences géopolitiques comme de la rédaction des synthèses des épisodes de l’émission Planisphère pour Diploweb.

La géopolitique résiste-t-elle au cyber ? Le cyber, est-ce virtuel, immatériel ou matériel ? De quelles façons la couche matérielle du cyber est-elle un champ d’affrontement géopolitique entre acteurs étatiques mais aussi non étatiques ? Pourquoi la couche logicielle du cyber est-elle l’enjeu de l’expression des rivalités de puissance étatique comme non étatique ? Comment pouvons-nous comprendre la géopolitique des infrastructures numériques ? Dans le cyber, l’État est-il un acteur disqualifié ? Pour répondre, nous avons l’honneur de recevoir Florian Manet.

Cette émission, Planisphère, La géopolitique résiste-t-elle au cyber ? Avec F. Manet, sur RND

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Cette émission, Planisphère, La géopolitique résiste-t-elle au cyber ? Avec F. Manet, sur RCF

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Synthèse de cette émission, Planisphère, La géopolitique résiste-t-elle au cyber ? Avec F. Manet, rédigée par Émilie Bourgoin pour Diploweb.com. Revue et validée par F. Manet

Dans un monde de plus en plus connecté, la dimension géopolitique du cyberespace soulève de nombreuses interrogations [1]. Le cyber, souvent essentiellement perçu comme un domaine immatériel, prend de plus en plus d’importance dans les enjeux de pouvoir entre États et entre acteurs privés. Le colonel Florian Manet met en lumière les aspects matériels et les confrontations géopolitiques qui se jouent dans cet espace numérique. La question centrale est alors de savoir si l’organisation géopolitique traditionnelle peut encore résister à la montée en puissance des menaces cyber, ou si elle est irrémédiablement transformée par cette nouvelle dimension.

Planisphère. La géopolitique résiste-t-elle au cyber ? Avec F. Manet
Florian Manet
Florian Manet publie « Thalassopolitique du narcotrafic international, la face cachée de la mondialisation ? » aux éditions EMS. Il s’exprime à titre personnel. Crédit photographique : Pierre Verluise
Verluise/Diploweb.com

La dimension matérielle du cyber

Contrairement à une idée répandue, le cyber n’est pas un espace purement immatériel. Il repose sur une infrastructure physique complexe, composée de câbles sous-marins, de data centers et d’une multitude d’objets connectés. Avec environ 1,2 million de kilomètres de fibres optiques sillonnant les océans, ces installations matérielles constituent la colonne vertébrale des échanges de données mondiaux. Florian Manet souligne l’importance de ces infrastructures, qui sont devenues des cibles potentielles d’actes malveillants. Le cyber, bien que virtuel dans ses effets, repose sur une base matérielle concrète, indispensable au bon fonctionnement des sociétés modernes.

Les attaques sous-marines : Nord Stream 2 en 2022 brisent un accord tacite

L’exemple le plus frappant de l’importance stratégique des infrastructures sous-marines est l’attaque sur le gazoduc Nord Stream 2 en septembre 2022 [2]. Cet incident a mis en lumière la vulnérabilité des installations offshore, qu’il s’agisse de gazoducs ou de câbles de communication. Le milieu marin comme l’éloignement des côtes n’est plus guère une protection. L’attaque a brisé un accord tacite selon lequel ces infrastructures restaient à l’abri des agressions. Le précédent créé par cet acte impose une révision des stratégies de protection des infrastructures critiques sous-marines, qui sont devenues des enjeux géopolitiques de premier plan. La protection de ces installations est désormais une priorité pour les États et les alliances comme l’OTAN.

Avec l’introduction massive des drones dans les conflits, notamment en Ukraine, la guerre prend une nouvelle forme, où les barrières géographiques sont facilement contournées. Les drones terrestres, aériens et marins peuvent être utilisés pour saturer les réseaux et cibler des infrastructures critiques comme les câbles sous-marins et les data centers.

Le dark web : un espace d’activités illicites

Le dark web, une partie obscure de l’Internet accessible uniquement via des navigateurs spécifiques comme Tor, est un espace où les activités illicites prolifèrent. Initialement développé par des agences de renseignement américaines, Tor permet d’accéder à des marchés non indexés où s’épanouissent des activités illicites à l’échelle mondiale. Ainsi, circulent des données volées obtenues notamment lors de cyberattaques comme des rançongiciels et où sont proposés à la vente des produits ou substances illicites comme des armes, des produits stupéfiants ou des contenus pédopornographiques. Ainsi, le cyberespace décloisonne des espaces géographiques, culturels, dessinant de fait une nouvelle géopolitique. À titre d’illustration, des solutions logicielles contribuent à opacifier des échanges par voie numérique en rendant incertaine la localisation géographique des acteurs. Des outils comme les VPN ( ou Virtual Private Network) permettent aux utilisateurs de masquer leur localisation géographique précise, ce qui présente l’avantage de protéger les internautes dans des zones soumises à forte censure ou pour éviter d’être repérés.

En plus des VPN, il convient d’évoquer d’autres typologies de cyberattaques qui illustrent à dessein les enjeux géopolitiques du cyberespace dans leurs capacités à fragiliser toutes tentatives d’attribution d’un acte malveillant. Il s’agit des attaques par DDOS, autrement dit des attaques par déni de service distribué. Des machines zombies c’est-à-dire des ordinateurs indûment contrôlés à distance par des hackers sont mobilisées, simultanément, pour saturer par des requêtes envoyés en grand nombre sur des services en ligne par exemple. L’effet est immédiat : le service ne peut répondre et se trouve de fait inopérant dans ses fonctionnalités ou « service ». Ces attaques, déclenchées à l’insu des propriétaires des machines, saturent les serveurs visés, rendant difficile l’identification des attaquants. Ainsi, la géographie physique n’est plus un obstacle, transformant la cybercriminalité en un défi majeur pour la sécurité internationale.

Les data centers : installations physiques névralgiques au cœur de la guerre cyber ?

Les data centers, véritables centres névralgiques du cyberespace, jouent un rôle clé dans la sécurisation des données et des communications à l’échelle mondiale. Ces infrastructures, souvent gérées par des entreprises privées, hébergent de nombreux serveurs contenant des données comme des boites mail, des fichiers d’entreprise ou des données techniques (logs de connexion, journaux d’événements etc.…). Ces centres sont devenus des points clés pour les cyberattaques. Pour les attaquants comme pour les services étatiques. Ils focalisent l’attention de toutes les parties. Ils constituent des portes d’entrée vers le « point d’eau » que constitue la «  data  », cet or du XXI -ème siècle. Il s’agit alors d’accéder à la donnée, de la rendre intelligible en passant outre les obstacles du chiffrement et des architectures informatiques souvent complexes. Ou d’exploiter les traces laissées sur les réseaux numériques par les acteurs malveillants afin de les identifier et, de fait, d’attribuer l’attaque à un groupe cybercriminel ou para-étatique. Dans ce cadre, une géopolitique des data centers émergent, distinguant les acteurs publics comme privés sur le critère de la compliance et de la coopération sollicitée par les autorités publiques.

L’État, concurrencé par les géants du numérique

L’un des changements majeurs apportés par le cyber concerne la remise en cause de la souveraineté des États sur les infrastructures de communication. Autrefois maîtres de leurs réseaux de communication, les gouvernements voient aujourd’hui leur autorité défiée par des entreprises privées de taille mondiale, comme les GAFAM (Google, Apple, Meta, Amazon, Microsoft) et les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi). Ces géants du numérique, qui contrôlent des infrastructures critiques, ont acquis une influence géopolitique transnationale. Les États se retrouvent en position de dépendance vis-à-vis de ces entreprises pour l’accès à des services essentiels. Cette situation complexifie encore plus les relations internationales, car les entreprises privées, au même titre que les États, deviennent des acteurs géopolitiques de premier plan.

Les cryptoactifs : une nouvelle forme de monnaie indépendante des États ?

Un autre exemple du défi lancé aux États dans l’espace cyber est la montée en puissance des cryptoactifs. Ces devises numériques, basées sur la blockchain ou chaine de blocks constituant un registre numérique de transactions décentralisées, échappent au contrôle des gouvernements et des banques centrales. Elles contribuent à l’émergence d’une Finance Décentralisée qui unifie le marché des transactions financières à l’échelle internationale sur le principe d’une dérégulation absolue. Contrairement aux monnaies traditionnelles, ces cryptoactifs ne sont adossés à aucune autorité étatique, ce qui en fait une alternative autonome et transnationale. Ces nouvelles formes de monnaie sont l’expression même de la décentralisation du cyberespace, où les États perdent peu à peu leur emprise sur des secteurs stratégiques, comme la finance. C’est donc un marqueur caractéristique de l’identité d’une puissance publique qui s’en trouve contesté.

La manipulation de l’information : une arme cyber au service de guerre hybride ?

L’une des armes les plus redoutables du cyberespace est la manipulation de l’information. Elle agisse sur le champ de la connaissance et des perceptions, affectant, de fait, l’ordre public socio-économique. Elle contribue à remettre en cause la valeur de la parole publique et de la vérité de faits établis. Ainsi, à titre d’illustration, les technologies d’intelligence artificielle permettent aujourd’hui de produire des contenus falsifiés extrêmement réalistes, que ce soient des images, des vidéos ou des enregistrements audios. Dans ce nouvel écosystème numérique, la vérité devient mouvante et manipulable à volonté. Les « deepfakes », ces montages numériques qui prêtent des propos ou des actions fictives à des personnalités publiques, posent des questions éthiques et philosophiques sur la liberté de communication et sur la responsabilité de l’État dans la régulation de l’information. La manipulation de l’information via le cyber n’est plus uniquement l’apanage des États ; elle est désormais à la portée de groupes criminels et para-étatiques ou, bien encore, d’acteurs privés, ce qui modifie les rapports de force géopolitiques.

Ressources recommandées

Pour approfondir ces sujets complexes, le Colonel Florian Manet recommande le Rapport annuel sur la cybercriminalité 2024, publié par le ministère de l’Intérieur et le Commandement du cyberespace. Ce document constitue une référence essentielle pour comprendre les évolutions récentes de la cybercriminalité et les stratégies mises en place pour y faire face.

Les victimes de cybermalveillance peuvent aussi recourir au site dédié cybermalveillance.gouv.fr

Copyright pour la synthèse Mars 2025-Bourgoin/Diploweb.com


[1] NDLR : Cette émission a été enregistrée le 23 septembre 2024. La synthèse a été revue et validée le 6 mars 2025.

[2] NDLR : Les gazoducs Nord Stream 1 et 2, situés en mer Baltique, ont subi quatre explosions dont trois le 26 septembre 2022 et une le 29 septembre 2022.

Vaincre sans violence. Influence et guerre de l’information

Vaincre sans violence. Influence et guerre de l’information

par Bruno Modica – Revue Conflits – publié le 15 févier 2025

https://www.revueconflits.com/vaincre-sans-violence-influence-et-guerre-de-linformation/


Guerre de l’information, propagande, influence dans le milieu social, la guerre pour le contrôle des esprits est menée tous azimuts. Raphaël Chauvancy propose un manuel clair et pédagogique pour comprendre ces nouvelles formes de guerre.

Raphaël Chauvancy, Vaincre sans violence. Manuel d’influence et de guerre de l’information. VA Éditions, 2025.

Quelle que soit l’issue de la guerre en Ukraine, que l’on considère qu’elle ait commencée en 2014, avec l’annexion de la Crimée, ou en 2022, avec l’opération militaire spéciale, ce conflit vient à point nommé pour servir de fil conducteur à cette présentation de manuel. Car il s’agit bien d’un manuel d’influence et de guerre de l’information que propose Raphaël Chauvancy en présentant de façon méthodique les ressorts de ce qu’il appelle la guerre par le milieu social.

Contrairement aux conflits précédents, la guerre en Ukraine donne toute l’apparence de la transparence. Les nouveaux outils numériques, certaines plates-formes, révèlent des informations qui auraient été, il n’y a pas si longtemps, couvertes par le secret militaire le plus rigoureux. C’est loin d’être le cas aujourd’hui, et différents sites d’information publient des données qui font le bonheur des analystes amateurs ou professionnels.

Malheureusement, les chaînes d’information en continu sont dans la plupart des cas bien incapables de fournir autre chose que des commentaires de commentaires, assortis de banalités qui enfoncent parfois les portes ouvertes. Rares sont les niveaux d’expertise qui apportent au grand public des informations sur les enjeux de ce conflit.

Il est vrai que le caractère imprévisible, surprenant, c’est le moins que l’on puisse en dire, de l’administration républicaine aux États-Unis depuis janvier 2025, donne parfois le tournis.

Pourtant, même ce caractère imprévisible, participe incontestablement du propos de l’auteur. L’information que l’on peut donner, parfois contradictoire, à propos de la politique étrangère des États-Unis, participe bel et bien d’une forme de guerre de l’information, d’autant plus insidieuse qu’elle semble portée par des propos bruts de décoffrage.

La guerre par le milieu social

La guerre par le milieu social regroupe l’influence et la guerre de l’information. Dans ce domaine, si l’on se contente du XXe siècle, le mouvement communiste international a pu prendre un coup d’avance. Et même si l’exemple n’est pas forcément cité dans cet ouvrage, la politique de Lénine, lorsqu’il publie les thèses d’avril, relève bel et bien d’une forme de guerre d’influence que l’on appelait de façon primaire l’agit-prop. En allant chercher les ressorts profonds du soldat russe, resté au fond de lui-même un paysan affamé de terre, le slogan de Lénine a pu jouer un rôle décisif dans l’effondrement de l’armée impériale.

D’autres exemples de propagande communiste, pendant la guerre civile chinoise ou la guerre d’Indochine, sont directement issus de cette démarche qui consiste à articuler l’implantation au cœur des populations, comme moyen d’action, privant l’ennemi de ses capacités à agir.

On appréciera donc la présentation didactique de cet ouvrage, avec les différentes phases qui permettent de construire un cycle d’influence. Cela commence par la connaissance précise du milieu dans lequel on intervient, ce que l’on appelle « l’analyse pays », la plus classique. Lorsque l’on aborde un groupe, sur lequel on souhaite agir, la méthode permettant d’analyser les données biologiques de la cible, ses aspirations et ses peurs, et enfin ses croyances (BAC), permet de définir ensuite une posture et différentes formes d’intervention.

La deuxième phase consiste à impulser, c’est-à-dire à mettre en place les outils d’action, que ce soit les agents, et, de façon maligne, l’auteur cite avec juste raison un propagandiste du Kremlin, Xavier Moreau, au même niveau que l’influenceuse Rokhaya Diallo, qui au nom d’un antiracisme sélectif, se fait l’apôtre d’un French bashing systématique, surtout lorsqu’il s’agit des principes de la laïcité.

De la même façon, pour ce qui concerne les difficultés de la France en Afrique, qui ont conduit à la remise en cause de sa présence dans de nombreux pays, la question du don sans contrepartie peut apparaître comme une erreur. Les territoires sur lesquels la France, tout au long de son histoire le plus investie, notamment l’Algérie, sont ceux qui ne manifestent pas une reconnaissance excessive à l’égard de leur généreux donateur. Bien au contraire cette générosité sans contrepartie entretient un sentiment d’injustice dont peuvent jouer les autorités politiques, lorsqu’elles cherchent à obtenir un consensus de leur population contre l’adversaire fantasmé.

La troisième phase consiste à construire un narratif, et à cet égard, la guerre en Ukraine est un exemple remarquable. De part et d’autre une histoire a véritablement été « inventée », avec un fond historique bien réel, ce qui la rend d’autant plus crédible. Le mythe de la Russie kiévienne s’oppose à celui d’une nation ukrainienne qui trouve ses racines dans la saga des cosaques, ce qui donne un récit efficace, et qui renforce un sentiment d’appartenance. L’auteur donne des exemples pratiques d’influence, en s’appuyant évidemment sur les pratiques des groupes d’influence américains après la chute de l’Union soviétique. L’académie ukrainienne du leadership, (ULA) a pu suivre toutes les phases de la mise en place de l’action, du ciblage à l’impulsion, jusqu’à la construction narrative.

Les guerres 2 et 3.0

Le lecteur s’attachera également à la troisième partie sur les guerres d’information, qui ont connu évidemment une évolution majeure avec ce que l’on a longtemps appelé les nouvelles technologies d’information et de la communication, qui devraient connaître quand ce n’est pas déjà le cas une accélération avec les usages de l’intelligence artificielle dans l’action informationnelle.

Dans cette guerre informationnelle, l’auteur prend le soin de proposer des encadrés très précis, avec l’exemple très fouillé sur les manœuvres médiatiques russes en Afrique. Il s’appuie pour cela sur une étude de l’institut de recherche stratégique de l’école militaire. Au passage les plus anciens, qui ont connu la période soviétique, ont pu retrouver le bon vieux procédé qui datait de l’ère Brejnev, celui de la désinformation, une pratique qui avait été très largement documentée en son temps.

On retrouve dans le détail également les techniques de fabrication des fake news avec une analogie culinaire sur la préparation du canard, ce qui rappelle la zone et technique de la généralisation abusive que l’on peut appeler « pâté de canard », mais également celle de l’essentialisation, appelées « le malgré de canard », les amateurs apprécieront.

Les mesures actives s’inscrivent dans la continuité de la guerre révolutionnaire de la subversion, avec l’intoxication par la formation, ce qui peut rejoindre l’infobésité, avec des méthodes très subtiles qui ont été utilisées au moment de la décolonisation, mais également avec la bleuite pendant la guerre d’Algérie. Face à ces actions subversives, les différents moyens de contre-attaque sont également abordés, même si la raison critique est beaucoup plus difficile à opposer à la dictature de l’émotion.

Encore une fois il s’agit bel et bien d’un manuel que l’on pourra lire avec profit, à la fois pour comprendre les mécanismes de la guerre d’influence, mais également pour répondre à des situations très précises en analysant les outils utilisés par l’ennemi.


Bruno Modica

Bruno Modica est professeur agrégé d’Histoire. Il est chargé du cours d’histoire des relations internationales Prépa École militaire interarmes (EMIA). Entre 2001 et 2006, il a été chargé du cours de relations internationales à la section préparatoire de l’ENA. Depuis 2019, il est officier d’instruction préparation des concours – 11e BP. Il a été président des Clionautes de 2013 à 2019

Les opinions européenne et française dans la guerre hybride

Les opinions européenne et française dans la guerre hybride

Par Laurent Chamontin – Diploweb – publié le 27 août 2024  

https://www.diploweb.com/7-Les-opinions-europeenne-et.html


Laurent Chamontin (1964-2020), était diplômé de l’École Polytechnique. Il a vécu et voyagé dans le monde russe. Il est l’auteur de « L’empire sans limites – pouvoir et société dans le monde russe » (préface d’isabelle Facon – Éditions de l’Aube – 2014), et de « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol », éditions Diploweb 2016.

Longtemps avant la relance de la guerre d’agression russe le 24 février 2022, Laurent Chamontin (1964-2020) a vu juste sur la Russie de Poutine et ses ambitions impériales à l’encontre de l’Ukraine. Il fait partie des quelques experts qui ont mis à disposition des faits à considérer et des analyses à intégrer pour ne pas être surpris. En accès gratuit, le Diploweb a publié dès août 2016 son ouvrage « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol ». L. Chamontin alertait non seulement sur les visions impériales de Moscou mais aussi sur les dangers de la désinformation russe, (Cf. Chapitre 6. « La guerre de l’information à la russe, et comment s’en défendre »). Créé en 2021, le Service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum) ne cesse depuis de mettre à jour des actions de désinformation russes à l’encontre de la France. Chapitre par chapitre, la publication numérique de l’ouvrage de L. Chamontin a été achevée en février 2017 par le chapitre « Le rôle crucial de l’Europe dans la résolution de la crise ukrainienne ». Après la publication numérique gratuite, le Diploweb en assuré la publication aux formats Kindle et livre papier, par Amazon. Sous ces trois formats, le livre « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol » a reçu un bel accueil. Ce dont témoigne d’ailleurs en creux sur Amazon la hargne de quelques trolls pro-russes aux commentaires pathétiques, hommages involontaires à la pertinence d’une pensée critique argumentée et toujours nuancée. Ce qui les gêne, c’est la mise à disposition d’éléments de connaissance qui réduisent l’efficacité de leurs manipulations mentales.

Laurent Chamontin est décédé le 15 avril 2020 de la combinaison d’un cancer et du Covid-19. Il nous manque humainement et intellectuellement tant sa lucidité aurait été la bienvenue pour éclairer la relance de la guerre russe en Ukraine. Cette dernière exerce des effets de long terme sur la reconfiguration stratégique de l’Europe géographique. C’est pourquoi il est utile de (re)lire un auteur qui avait su en distinguer les signes annonciateurs. La grâce de l’écriture et les possibilités de la publication internet permettent de remettre en avant son analyse contextualisée, puisque chaque page HTML porte en pied la date de publication initiale. Chacun saura trouver dans ces lignes rédigées en 2016 des réflexions pour aujourd’hui.

L’opinion européenne a été prise à froid par la crise russo-ukrainienne : soumise à un feu roulant de propagande et au travail de sape des groupes de pression du Kremlin, au sujet de pays qu’elle connaît mal, elle peine encore aujourd’hui à admettre la réalité et l’importance du conflit. Dans le cas français, se surimposent à tout ceci une tradition anti-américaine parfois très excessive, et une russophilie qui n’a rien de répréhensible en soi mais qui ne facilite pas la compréhension de la singularité russe, ni d’ailleurs celle des causes de la chute de l’URSS. Il s’agit ici d’un ensemble de facteurs pesants, même si au total l’opinion n’a pas trop mal résisté au choc.

Une opinion prise à froid par les évènements

LE MONDE CHANGE, et il change vite. Le public découvre avec stupeur que la mondialisation heureuse, celle des plages de l’île Maurice, a aussi sa face noire. Cette prise de conscience est spécialement pénible pour les Européens, qui ont la malchance stratégique d’être entourés de deux zones où la modernisation est particulièrement laborieuse – nous aurons l’occasion d’y revenir en conclusion.
Depuis en fait le début des printemps arabes en 2011, les habitants de notre continent sont quotidiennement confrontés à des crises qui les concernent mais se déroulent dans des pays qu’ils connaissent mal, dont il faut apprendre à toute vitesse la géographie, la composition ethnique et la culture.

En ce qui concerne l’espace anciennement soviétique, il faut de plus tenir compte d’une réalité qui a évolué brusquement au début des années quatre-vingt-dix, mettant le public, ou du moins sa part la plus âgée, face à des pays nouveaux, qu’il a du mal à se représenter.
Parmi ceux-ci, la Russie fait bien sûr ici exception, du fait de la continuité qu’elle a maintenue avec l’Empire via l’URSS sur le plan des perceptions, et aussi du fait qu’elle conserve bon nombre des attributs soviétiques de la puissance – une taille encore suffisante pour être le plus vaste pays du Monde, l’arme nucléaire, et un siège au conseil de sécurité de l’ONU, pour ne citer que les principaux.
Comme nous l’avons détaillé au chapitre précédent, face à ce contexte complexe et angoissant, l’opinion est de plus soumise au travail de sape des groupes de pression du Kremlin, avec une dissymétrie fondamentale, puisqu’une action en sens inverse se heurte à des difficultés considérables du fait du verrouillage autoritaire de la société russe ; et elle doit faire face à ses propres démons, ceux qui par haine d’eux-mêmes font de l’Occident la source de tous les maux.
Cependant, le désarroi du citoyen provient aussi d’une difficulté importante à comprendre le point de vue de l’autre ; pour le dire schématiquement, l’idée que Moscou puisse choisir la voie de l’aventurisme militaire au détriment de la croissance et de la stabilité à ses frontières, qui est pourtant un fait patent, est rarement menée jusqu’à ses ultimes conséquences, dans la mesure où il est difficile de se représenter la forme de rationalité qui la sous-tend.
D’où par exemple la floraison de propositions [1] qui prônent la reconnaissance du fait accompli en Crimée, au nom du « réalisme ». Passons sur le fait que ces propositions font bon marché du fait inouï qu’un membre permanent du conseil de sécurité ait bafoué un accord lié à la non-prolifération (la Russie ayant garanti les frontières de l’Ukraine en échange de la dénucléarisation de cette dernière) ; au-delà de cette désinvolture, elles signalent aussi une incapacité complète à comprendre la nature de la menace.

Encore une fois, l’option d’une fuite en avant mettant Moscou aux prises avec l’OTAN ou une déstabilisation complète de la zone ne peuvent pas être aujourd’hui complètement exclues, compte tenu de ce que nous avons appris des blocages de la société russe et de l’instabilité intrinsèque qui en découle. Le fait de donner une prime au premier pas, sans de très solides contreparties qui ne sont jamais mentionnées, ne fait dans un tel contexte qu’augmenter la sensation d’impunité et donc le danger.
Au fond, le Narcisse postmoderne, l’hédoniste de la guerre à zéro mort imaginait paresseusement que les États post-soviétiques s’aligneraient à plus ou moins long terme sur son mode de vie, d’autant que ses dépenses militaires étaient au plus bas et que l’OTAN s’était judicieusement abstenue d’installer des bases aux frontières de la Russie. Au-delà d’une résistance à la réalité pénible de l’augmentation du risque, certes compréhensible après les dévastations de la Seconde Guerre mondiale, les conflits qui surviennent à ses portes ont de la peine à se frayer un chemin dans une psychologie qui favorise le relativisme des opinions, la psychologie de ceux qui pratiquent «  la fuite devant l’épreuve de la coexistence conflictuelle  » selon Marcel Gauchet [2].

Quand on est dépolitisé aussi profondément que notre Narcisse, et fermement convaincu que rien ne justifie de mourir pour des idées, qu’on ignore les réalités consternantes de l’État friable post-soviétique, les martyrs de l’Euromaïdan comme l’idolâtrie dont Vladimir Poutine est l’objet en Russie sont des réalités difficilement appréhendables.
Cela n’empêche pas d’ailleurs la résurgence périodique du mythe de l’homme fort, ou providentiel, dont le maître du Kremlin est soudain censé représenter l’archétype ; il faut y voir la réaction d’une opinion, confrontée aux lenteurs d’une société aux processus complexes, et soudain tentée par les vertus du court-circuit.
L’enthousiasme soudain pour un sauveur, plus doué pour mettre en scène sa résolution à la télévision que pour se soucier des conséquences de ses actes, dont le président George W. Bush est un exemple aussi emblématique que déplorable, est un phénomène indéniable.
Il est clair qu’il est difficile de construire un nouvel aéroport (ou de décider d’abandonner ce projet) avec des procédures de concertation exhaustives comme nous en avons en France ; mais il est également assuré que la mise en scène de la pacification de la Tchétchénie par Vladimir Poutine, pour totale qu’elle soit, a fait des victimes par dizaines de milliers. En d’autres termes, le récit du héros pliant la réalité à ses désirs est tout à fait incompatible avec l’exercice des valeurs démocratiques d’écoute et de concertation.
Malgré cet argument de bon sens, il est à craindre que le spectre de G. W. Bush ne vienne encore longtemps polluer le jeu démocratique, y compris dans les sociétés libérales ; c’est en particulier vrai dans le cas français où subsiste dans une partie de l’opinion une nostalgie bonapartiste, que les conditions de la prise de décision dans le Monde moderne rendent de plus en plus surannée.


Un livre également édité par Diploweb.com via Amazon, format papier et format Kindle

7 - Les opinions européenne et française dans la guerre hybride
L. Chamontin. Ukraine et Russie. Pour comprendre.
Laurent Chamontin, « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol », éditions Diploweb 2016. Un classique également disponible sur Amazon format papier et format Kindle

Laurent Chamontin, « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol », éditions Diploweb 2016. Un classique également disponible sur Amazon format papier et format Kindle


Le cas de la France

Cela sort de notre propos, mais il faut quand même le rappeler en préambule : les États-Unis, pour n’être pas exempts de toute critique, par exemple au sujet de l’intervention en Irak, cultivent des valeurs de démocratie et de liberté ; ils garantissent la libre circulation sur les mers, la sécurité de l’Europe et jouent un rôle crucial dans la lutte contre la prolifération nucléaire.
L’antiaméricanisme français, qui prend sans doute sa source dans le recul de la puissance nationale au XXème siècle et dans le deuil laborieux auquel il contraint, a cependant le privilège inégalable d’être dans certains milieux érigé en dogme ; comme nous l’avons évoqué plus haut, la guerre en Ukraine, dans cette optique, est surtout vue comme une occasion de régler des comptes avec l’oncle Sam, ce qui a pour effet déplorable de détourner de la compréhension de ce qui se passe en réalité.

Il faut cependant mentionner, à côté de cet antiaméricanisme pathologique, une certaine tradition de russophilie française, transférée de l’Empire à l’URSS puis à la Fédération de Russie, qui a pour elle le poids de la géopolitique et de l’Histoire, conserve sa force jusqu’à aujourd’hui, et n’a rien de répréhensible en soi.
De fait, l’éloignement entre les deux pays permet aux Français d’attribuer spontanément à leur contrepartie un statut de puissance lointaine, et leur évite donc de se confronter aux inconvénients de leur voisinage, ce qui n’est pas le cas des Baltes ou des Polonais. Dans les faits, de l’alliance franco-russe de 1894 jusqu’en 1945, Moscou a joué pour Paris le rôle d’une puissance de contrepoids face à l’Allemagne ; et, dans les années soixante, la relation entretenue avec le Kremlin a permis au général De Gaulle de cultiver sa différence par rapport aux États-Unis, dans un contexte où ceux-ci tendaient un peu trop à considérer l’Europe comme quantité négligeable.
Dans la mesure où certains « gaullistes » d’aujourd’hui se laissent attirer par les sirènes du culte de Vladimir Poutine, il importe au passage de préciser quelques points à ce sujet, et en premier lieu, que l’homme du 18 juin est l’auteur de la déclaration définitive selon laquelle «  un État digne de ce nom n’a pas d’amis  » ; ensuite, qu’il était un lecteur averti de Custine [3], et qu’à ce titre il n’avait aucune illusion sur l’Union Soviétique, ni sur l’ouverture de la civilisation russe à la démocratie libérale ; et enfin, qu’il était porteur d’une vision et d’un sens de l’honneur dont l’ensemble de notre propos suggère qu’ils pourraient ne pas être le lot de l’homme du Kremlin.

Cependant les excès de la russophilie française ne se limitent pas au culte de Vladimir Poutine, qui ne concerne au fond que les bonapartistes que nous évoquions plus haut.
Tout au long du XXème siècle, le public français aura ainsi été abreuvé de thèses progressistes sur la révolution russe, censée être une étape majeure sur le chemin de la société sans classes. Cette grille explicative s’appuyait sur une vision abstraite du développement des sociétés humaines, supposé suivre les mêmes étapes dans toutes les aires culturelles.
Sans doute faut-il attribuer à ce contexte particulier le fait que l’Histoire de la Russie des tsars de l’Américain Richard Pipes [4], dont l’approche est complètement différente, ait dû attendre pendant près de quarante ans une traduction dans notre langue, même si bien sûr l’antipathie déclarée de Pipes pour l’expérience soviétique a aussi joué son rôle. Il ne faisait pas bon, dans les années soixante-dix, être qualifié de « réactionnaire ».
Quoi qu’il en soit, l’un des mérites de cet ouvrage fondamental est de mettre en évidence les continuités essentielles qui existent entre la Russie impériale et l’URSS en matière de développement étatique – en d’autres termes, il souligne de manière convaincante le caractère très russe de la révolution de 1917 et de l’expérience soviétique qui s’en est ensuivie, ainsi que la continuité du développement de l’État policier…
Dans une société française dont l’un des travers est de s’accrocher à des vérités supposées sacrées (l’Algérie française, les Ardennes infranchissables…) au prix de démentis cinglants, une thèse de ce type se heurte à la conviction rarement interrogée selon laquelle la Russie est un pays européen.

Il est pourtant utile, pour comprendre la Russie telle qu’elle est, de se pénétrer du fait suivant, difficilement contestable : que la construction de l’État russe, dans sa logique, n’a rien à voir avec l’État de droit, des origines à nos jours – un fait qui suffit à en faire une civilisation sui generis, certes influencée par l’Europe, mais tout à fait inassimilable à celle-ci.
De même, il faut sans doute soupçonner l’existence d’une inavouée nostalgie pour le modèle soviétique de l’emploi à vie dans une partie de la société française, pour expliquer un certain manque de curiosité à l’égard des causes et des conséquences de la chute de l’URSS – lesquelles, comme nous l’avons rappelé, brossent un tableau très éloigné des lendemains qui chantent de la propagande communiste…

Tout ceci explique l’acceptation aisée par l’opinion des discours de certains intellectuels français qui ont pour caractéristiques de mettre en avant une hypothétique «  marche de la Russie vers l’Europe  », à laquelle nous n’aurions pas suffisamment prêté attention, d’ignorer complètement le fait national ukrainien, pourtant difficilement contestable d’après les données que nous avons présentées, et de rester d’une discrétion de violette sur les logiques de prédation qui font l’instabilité fondamentale de l’État russe. On a connu Hélène Carrère d’Encausse, chef de file de ce courant d’interprétation [5], plus inspirée à d’autres époques…

Le public français est ainsi maintenu dans une ignorance regrettable d’intérêts nationaux qui ne s’arrêtent plus depuis longtemps à la frontière du Rhin : quand la Russie, en juillet 2015, déplace de quelques centaines de mètres la ligne de démarcation entre l’Ossétie du sud et la Géorgie, elle met la main sur un tronçon d’oléoduc qui approvisionne l’Occident en pétrole de la mer Caspienne. A-t-on prêté ici à cet incident l’attention qu’il méritait ?…
Ce que nous avons passé ici en revue, c’est un ensemble de facteurs pesants, qu’il ne faut pas ignorer et qui ne pourront évoluer que sur le long terme ; cependant, encore une fois, les opinions n’ont pas trop mal résisté au choc, ce qui est à mettre au crédit de la démocratie en tant que système. C’est un point sur lequel il va falloir maintenant bâtir, tant le rôle de l’Europe sera déterminant dans la suite de la crise, comme nous allons le voir maintenant.


Encadré 8

Que nous apprend sur la France l’affaire des « Mistral » ? par Bernard Grua, porte-parole du collectif “No mistrals for Putin”

En 2008, peu de temps après la guerre menée par le Kremlin contre la Géorgie, certains membres de l’État-Major russe font part de leur souhait d’acquérir des BPC (Bâtiments de Projection et Commandement) Mistral. Concrètement il s’agit d’acheter le nec plus ultra des navires d’invasion, ceux-ci étant construits par la France au chantier STX de Saint Nazaire. L’amiral Vyssotsky, chef d’Etat-Major de la Marine, déclare, que, dotées d’un navire de la trempe du Mistral, les troupes russes auraient gagné la guerre éclair menée contre la Géorgie “en quarante minutes au lieu de vingt-six heures”…
En dépit de l’opposition de nos partenaires de l’OTAN, et plus particulièrement des voisins de la Russie, devant la matérialisation de la menace stratégique qu’elle représente, en dépit de la désapprobation de nombres d’officiers généraux français, malgré la réprobation du syndicat CFDT de STX, le Président Nicolas Sarkozy finit par céder à toutes les exigences russes, y compris le système “Senit-9” de pilotage tactique.
Le 25 janvier 2011, le gouvernement Fillon signe un contrat de 1,2 milliards d’Euros prévoyant la livraison de deux navires d’invasion Mistral (Vladivostok – automne 2014 et Sébastopol – automne 2015) équipés du “Senit-9” ainsi que d’une flottille d’engins de débarquement.

Ce contrat militaire, le plus gros signé par une puissance occidentale depuis la fin de la Deuxième mondiale avec l’ex-URSS permet au constructeur, le chantier STX de Saint Nazaire, de garnir son carnet de commandes, désespérément vide à cette époque, fournissant ainsi du travail à environ 2 000 employés et sous-traitants.
Trois ans plus tard, la situation a bien changé : la Russie de Vladimir Poutine ayant annexé la Crimée, le gouvernement français se retrouve dans une situation de plus en plus inconfortable, avec la perspective de la livraison prochaine du premier BPC. Quant au chantier STX, ses perspectives économiques se sont considérablement redressées depuis 2011 ; il bénéfice d’un carnet de commande pléthorique et se trouve dans une situation de plein emploi.
Sur le plan international, au fur et à mesure que l’échéance approche, un seul pays, la Russie, se montre ouvertement favorable à la livraison. La plupart des États occidentaux et le Japon font connaître leur opposition, d’autant plus vivement qu’ils sont proches géographiquement de la Russie. Les autres pays sont neutres. À moins de se rapprocher encore plus clairement du régime de Poutine, la France est donc très isolée.

Il faut également compter avec l’émergence en mai 2014 du collectif “No Mistrals for Putin“, mouvement démocratique et décentralisé, lancé par une poignée de Français, qui lutte seul contre la livraison des Mistral. On peut y voir un exemple particulièrement encourageant d’une mobilisation endogène de la société civile ayant su rassembler par-delà les frontières un groupe de citoyens qui partagent les mêmes valeurs et une même vision consciente de l’Histoire en train de s’écrire, Histoire dans laquelle ils décident d’être acteurs.
Cependant, au sein de ce collectif créé en France, la part des Français reste faible : l’analyse des sympathisants de la communauté Facebook montre que ceux-ci ne constituent que 8 % du total, et qu’en termes de nombre de fans rapporté à la population totale, notre pays ne se trouve qu’à la 7ème place…

Bien plus, à de très rares exceptions près, aucune ONG, aucun homme politique, aucune association ne participent au mouvement contre la livraison des Mistral dans la patrie des droits de l’Homme. Le PS et le Gouvernement, après quelques mois cacophoniques, se voient imposer un mutisme absolu. Le Front National, le reste de l’extrême droite, les communistes, une bonne partie de l’extrême gauche et la plupart des hommes politiques de droite sont ouvertement pour la livraison, quand ils ne relayaient pas directement et consciemment la propagande du Moscou.

Entre juillet 2014 et septembre 2015, la presse du Kremlin, notamment par l’intermédiaire de “Sputnik“, paraissant en de nombreuses langues dont le français, se déchaîne littéralement en cherchant à affoler la population sur les conséquences d’une non-livraison. Ce pilonnage est repris par tous les médias ou blogs favorables au Kremlin avant de finir comme une vérité établie dans la pensée commune, reprise par les médias “mainstream”.
Quant au gouvernement, certes dans une position délicate, il met fort longtemps à sortir d’une position très ambiguë, illustrée par deux faits caractéristiques entre tant d’autres : l’annonce par François Hollande le 22 juillet 2014, 5 jours après la destruction du vol MH17 par un missile russe, de la décision ferme de livrer le Vladivostok en octobre de la même année ; et le 14 novembre 2014, le passage sous pavillon russe du Vladivostok, brutalement désactivé sans qu’on connaisse le fin mot de l’histoire quand “No Mistrals for Putin” a levé le lièvre.

Bien loin des explications par l’assujettissement à l’impérialisme américain, on peut raisonnablement penser que ce sont les représentants des pays européens à l’OTAN et au sein de l’UE qui font véritablement fait pencher la balance en faveur de l’abandon de la livraison, de même que les marchés polonais. La destruction du vol MH17, en juillet 2014 et l’implication du Kremlin dans la boucherie de la bataille d’Ilovaïsk, Donbass, en août 2014 y tiennent, de plus, une part considérable.
La victoire que représente l’abandon de la livraison sans préjudice financier majeur nous montre que, pour les grands défis internationaux, l’Etat français doit sortir de son mutisme et de ses “éléments de langage” afin de communiquer, à la population, les observations tangibles et prouvées dont il a connaissance. Elle nous force à reconnaître qu’il est inacceptable de laisser une puissance hostile occuper le champ médiatique français, déserté par ceux qui ont la charge de notre pays.


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Table des matières

Introduction. Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol

1 – Aux racines du conflit : la décomposition de l’URSS

2 – Géopolitique de l’”Etranger proche”

3 – L’Ukraine : émergence d’un nouvel État-nation

4 – “Euromaïdan” : une lame de fond

5 – Russie : les risques d’une puissance instable

6 – La guerre de l’information à la russe, et comment s’en défendre

7 – Les opinions européenne et française dans la guerre hybride

Conclusion. Le rôle crucial de l’Europe dans la résolution de la crise ukrainienne

«Campagnes de désinformation, cyberattaques, ingérences… le combat hybride a déjà commencé, à nous d’y faire face»

«Campagnes de désinformation, cyberattaques, ingérences… le combat hybride a déjà commencé, à nous d’y faire face»

https://www.lefigaro.fr/vox/monde/le-combat-hybride-a-deja-commence-a-nous-d-y-faire-face-20240725


Vladimir Poutine à Moscou, en Russie, le 12 juin 2024.

Vladimir Poutine à Moscou, en Russie, le 12 juin 2024. SERGEI GUNEYEV / AFP

FIGAROVOX/TRIBUNE – La France doit faire face à une guerre hybride menée par la Russie, qui pourrait engendrer, si notre pays n’en prend pas la peine mesure, une «fragmentation de la nation», estime le commandant Olivier Martin.

Olivier Martin est commandant des Transmissions/Guerre électronique. Il prépare actuellement un doctorat sur les guerres hybrides.


«La France ne le sait pas, mais nous sommes en guerre». Si ce mot prêté à François Mitterrand n’évoquait que l’économie, il prend un tour plus littéral et concret aujourd’hui face à la Russie. Pourtant, nous n’en avons que très partiellement conscience.

Comment l’expliquer ? Cette guerre est hybride et contourne l’usage de la force. Elle relève d’une stratégie intégrale indirecte. Elle agit sous le seuil de riposte conventionnelle en combinant influence, lutte informationnelle et actions discrètes voire secrètes. Elle tire profit d’un champ de bataille multimilieux et multichamps, ouvert à l’art combinatoire. Elle cible principalement la «base arrière» : ensemble de l’appui aux forces de combat au sein d’une société. Mode d’action récurrent, sa modernité réside dans sa capacité et ses moyens de fragmenter de la cohésion nationale.

À l’aune des campagnes de désinformation et de manipulation en France, la guerre a déjà commencé. Il nous faut apprendre à voir ce nouvel art de la guerre et y faire face.

Officiellement, nous ne sommes pas en guerre. L’entrée en guerre (article 35 de la Constitution) n’a pas été invoquée. Ni notre société, ni notre économie ne sont sur le pied de guerre. Malgré les combats en Ukraine, nous agissons comme si le rêve d’une paix perpétuelle ne s’était pas éloigné. Nos sociétés ont cru aux dividendes de la paix, conduisant à une démobilisation des esprits et à une intolérance à la guerre, signe d’un pacifisme exacerbé.

Pourtant, nous sommes en «état de guerre», au sens kantien du terme : dans cet entre-deux d’un «ni guerre ni paix» pouvant mener aux extrêmes. La guerre hybride est ambiguë. Elle évite une confrontation directe par des opérations sous le seuil de riposte armée. Le ciblage de la «base arrière» française est à l’œuvre via les réseaux sociaux, des cyberattaques, des manœuvres économiques, énergétiques…En témoignent les ingérences étrangères sur les élections ou sur les hommes politiques, les rapports de Viginum et des services de renseignement. L’implication de «Doppelgänger» dans l’amplification et la diffusion des images des tags représentant des étoiles de David à Paris l’illustre parfaitement.

La guerre hybride vise le délitement des liens entre la population, le gouvernement et les armées.

Olivier Martin

La situation sécuritaire tend à un paradoxe presque métaphysique, à l’image du chat de Schrödinger : à la fois mort et vivant. Cet «état de guerre» explique notre aveuglement. Il repose sur un biais : notre incapacité à saisir un changement sans modification brutale. Leibniz l’illustrait par l’exemple de la corde qui se rompt : nous ne prenons conscience de la fragilisation de la corde qu’au moment où elle cède. Or, cette dégradation suit un lent processus. À l’image du passage de la paix à la guerre, nous cherchons l’événement déclencheur. Mais dans ce nouveau paradigme de la «guerre avant la guerre», il ne viendra peut-être pas.

L’hyper-connectivité dans un monde globalisé a engendré de nouveaux champs de confrontation, notamment informationnel et cyber, permettant une manipulation de masse. Ce ciblage vise l’opinion publique et in fine ses décideurs. Sixième fonction stratégique en France, l’influence est une «arme» par procuration pour nos compétiteurs. La force armée n’est plus l’ultime recours. Le militaire n’en détient plus le monopole. L’arrière est au front, alors «qu’on ne sent ni l’odeur de la poudre ni celle du sang» (La guerre hors limites de Qiao Liang et Wang Xiangsui).

La guerre hybride contourne l’usage de la force en raison d’un double blocage. L’équilibre de la terreur nucléaire implique une première impasse. Arme de non-emploi, elle n’efface pas la possibilité de la force mais la rend inacceptable tant le déséquilibre entre les gains et les pertes est abyssal. Le second est le rapport coût-efficacité des forces conventionnelles. L’attaque du fort au fort rend insupportable les coûts humains et matériels jusqu’au renouvellement de la question du seuil nucléaire. Or, le ciblage hybride évite cette dialectique de l’hostilité en restant sous le seuil de la riposte armée. Ainsi, la maskirovka use de moyens non militaires voire évite la lutte interétatique. Elle illustre la non-linéarité, chère au général Gerasimov, des conflits actuels : l’action armée ne vient, au besoin, que couronner cette stratégie. Les «petits hommes verts» en Crimée en 2014 en sont un cas d’école.

Ce ciblage ne vise pas la destruction des forces mais la fragmentation de la nation pour réduire en amont la capacité et la volonté de résistance. Elle ne veut pas convaincre par les armes (rationnel), mais persuader (émotionnel). L’objectif est le même : priver l’adversaire de sa liberté d’action. Pour reprendre la trinité clausewitzienne, la guerre hybride vise le délitement des liens entre la population, le gouvernement et les armées. L’isolement d’une de ces parties doit rendre impossible toute coordination. La soumission doit être acceptable dans cette nouvelle version de la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave. Ceci n’est pas sans rappeler la stratégie russe en Ukraine.

Cette stratégie indirecte, volontairement ambiguë, entretient un sentiment illusoire de sécurité pour mieux frapper et étouffer les forces morales de la nation.

Olivier Martin

Les pays baltes et leur «défense globale» nous montrent la voie. Cette stratégie cumulative utilise tous les moyens pour renforcer leur défense. Son pilier central réside dans sa population. Il faut s’en inspirer pour durcir nos structures technologiques, économiques et militaires. Un renforcement de la cohésion nationale, c’est-à-dire de cette «sainte trinité», met en échec le ciblage ennemi. Cette résilience s’appelait naguère forces morales. Cela suppose un vaste chantier de réduction de l’archipélisation sociale, de l’insécurité économique, du séparatisme : autant de fragilités connues, autant de voies d’accès pour la guerre hybride adverse.

Cible de choix dans le domaine militaire, il s’agit de consolider le «système combattant» : le militaire et son environnement de combat, entendu comme le tout qu’il forme avec ce qu’il défend (famille, valeurs, etc.). Cette préservation de la capacité à s’engager repose sur l’assurance d’une prise en charge collective de cette base arrière avant le seuil d’affrontement et par l’étanchéité informationnelle du front et de l’arrière une fois franchi.

Face à cette hybridité tentaculaire, et sans verser dans la paranoïa ou le fantasme d’une «cinquième colonne» qui ferait le jeu de nos adversaires, une approche systémique n’a de sens qu’interministérielle. Une réponse efficace suppose une interconnexion des services et le partage de l’information. Le conseil de défense et de sécurité nationale paraît être l’instance stratégique de bon niveau pour coordonner la réponse française. À l’instar de la stratégie intégrale prônée par le général Poirier, il s’agit d’opérer dans une triple dimension : culturelle, économique et militaire. Face à la guerre hybride, une nation ne connaît que des postes de combat. Cela signifie se protéger, attaquer pour punir l’adversaire, voire le dissuader.

Le combat hybride a déjà commencé. Bien que parfois indistinct, le ciblage de notre société est déjà à l’œuvre. Cette stratégie indirecte, volontairement ambiguë, entretient un sentiment illusoire de sécurité pour mieux frapper et étouffer les forces morales de la nation. Sans renier nos valeurs démocratiques ou renoncer à nos libertés, le défi est d’y faire face collectivement et de démontrer que le courage civique n’a pas déserté le monde occidental.

Ingérences chinoises : les auxiliaires français de Pékin

Ingérences chinoises : les auxiliaires français de Pékin

par François Yves DAMON – CF2R – NOTE D’ACTUALITÉ N°644 / août 2024

https://cf2r.org/actualite/ingerences-chinoises-les-auxiliaires-francais-de-pekin/


Les ingérences chinoises relèvent de la stratégie globale de Pékin : la sape des alliances auxquelles adhèrent les États occidentaux et son corollaire, la promotion du multilatéralisme version chinoise comme alternative « pacifique » à l’imperium américain.

L’Institut de recherche de l’École militaire (IRSEM) a publié en 2021 un exhaustif et volumineux rapport – 650 pages – sur les ingérences chinoises[1]. Le lecteur pressé pourra se reporter à la synthèse de la troisième partie où sont rappelées les deux techniques binaires des opérations d’influence de Pékin : la première, « Séduire et subjuguer » ; la seconde, « Infiltrer et contraindre ». Toutes deux sont destinées, après la sape de l’OTAN et celle des États-Unis, à discréditer les démocraties parlementaires, qualifiées de moins efficaces – en raison de leur instabilité politique – que les systèmes autoritaires. Elles ont également pour but d’empêcher tout narratif négatif du pouvoir chinois.

Le rapport de l’IRSEM décrit également les organismes chargés de la stratégie d’influence de Pékin : ceux-ci relèvent soit du Parti communiste (départements de la propagande, des liaisons internationales, du Front Uni et Bureau 616 – chargé de la lutte contre le mouvement Falungong), soit de l’État, au premier chef du ministère de la Sécurité d’État (Guoanbu), dont les agents et les commissariats clandestinement implantés à l’étranger surveillent la diaspora pendant que son centre de recherche, le China Institute of Contemporary International Relations (CICIR), sert d’interlocuteur respectable aux Think Tanks, publics ou privés, étrangers.

Pour mener à bien leur action, ces organismes doivent trouver des relais : l’IRSEM distingue partenaires ponctuels, alliés de circonstances et véritables complices[2]. La Révolution culturelle (1966-1976[3]) avait déjà révélé l’abondance de relais disponibles en Occident chez les intellectuels et les artistes subjugués par Mao. Quarante ans plus tard, nombre d’universités ont ainsi offert un terrain favorable à l’implantation du plus officiel et visible des instruments de la stratégie d’influence de Pékin : les instituts Confucius.

Le 3 novembre 2011 un article de Rozenn Morgat intitulé : « À Arras, la discrète emprise chinoise sur la vie universitaire[4] » paru dans Le Figaro expliquait que « L’Institut Confucius, bras armé du soft power de la Chine, pénètre efficacement l’université d’Artois, entraînant le département d’études chinoises sur la pente d’un alignement inquiétant avec Pékin.»

Comment en est-on arrivé là ? Le gouvernement français a ouvert en 2005 ses portes aux instituts Confucius, un an après l’accord de transfert d’un laboratoire de recherche biomédicale P4 à Wuhan. Le premier institut fut implanté à l’université de Poitiers. Condition nécessaire à cette installation : la sino-compatibilité de l’université d’accueil – en d’autres termes, aucune critique à l’égard du gouvernement chinois…

En 2005 toujours, un poste de professeur de langue et civilisation chinoises fut attribué à l’université de Lille et un candidat local, élu par la commission ad hoc ; mais, sous l’impulsion de son président, le conseil d’administration annula cette élection. Le ministère retira ensuite le poste de professeur à Lille et l’attribua à l’université d’Arras, où, en 2006, était élue une ressortissante chinoise aux ordres de Pékin : un institut Confucius y ouvrit en 2008.

Cette emprise chinoise n’aurait pu s’étendre sans le relais actif d’éléments de l’administration française. À la manœuvre, un sinologue directeur adjoint de la direction de la recherche du ministère de l’Enseignement supérieur, qui a convaincu son allié de circonstances, le président de l’université de Lille, de rejeter l’élection du candidat local dont le narratif, jugé négatif à l’encontre de Pékin, était incompatible avec l’installation d’un institut Confucius ; puis il a obtenu le transfert du poste à Arras. Sa rétribution ? L’habile manouvrier a été, en 2007, nommé professeur honoraire de l’université de Pékin et, en 2008, membre de l’Académie chinoise des sciences sociales.

Les pilotes de ces actions d’ingérence peuvent désormais compter sur les citoyens et entreprises chinois contraints par l’article 7[5] de la Loi sur le renseignement national –adoptée en 2017 et modifiée en 2018 – de coopérer avec les agences de renseignement et de sécurité de l’État. Tous les ressortissants chinois – diaspora incluse – sont donc des agents potentiels de cette stratégie d’influence et les relais occidentaux, qu’ils soient ponctuels ou de circonstance, ou a fortiori complices, leurs auxiliaires.


[1] https://www.irsem.fr/rapport.html

Télécharger :

Les Opérations d’influence chinoises 2e éd. octobre – IRSEM 2021

[2] L’ancien Premier ministre Jean-Pierre Raffarin s’est activement engagé dans la promotion des intérêts chinois en France (https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/A-9-2022-0022_EN.html).

[3] Stratégie de Mao pour garder le pouvoir malgré l’échec du « Grand Bond en avant » (1958-1960).

[4] https://www.lefigaro.fr/actualite-france/l-institut-confucius-en-operation-seduction-a-l-universite-d-artois-20211103

[5] Sénat, Notes Commission d’enquête TikTok (Protection des données aux US Extraterritorialité du droit chinois) Étude de législation comparée n° 322, juillet 2023, p. 22 (https://www.senat.fr/lc/lc322/lc322_mono.html)

Cinéma et propagande : la guerre froide

Cinéma et propagande : la guerre froide

Mandatory Credit: Photo by James Veysey/REX (10218306y)

par Alain Bogé – Revue Conflits – publié le 2 août 2024

https://www.revueconflits.com/cinema-et-propagande-la-guerre-froide/


Entre l’URSS et les États-Unis, la guerre culturelle s’est aussi conduite via le cinéma. Figures des méchants et des héros, thèmes abordés, le cinéma de la Guerre froide révèle les tendances de cette époque.

La Conférence de Yalta se tient du 4 au 11 février 1945, dans les environs de Yalta en Crimée, au palais de Livadia, et réunit les vainqueurs de la 2e guerre mondiale à savoir l’Union soviétique (Joseph Staline), le Royaume-Uni (Winston Churchill) et les États-Unis d’Amérique (Franklin D.Roosevelt). Le général de Gaulle n’a pas été convié. L’objet de cette réunion est, en fait, de se partager l’Europe entre les 3 puissances. Le 5 mars 1946, Winston Churchill prononce un discours à Fulton (Missouri) en présence du Président américain Harry Truman en appelant la nécessité d’une alliance entre Britanniques et Américains pour prévenir la poursuite de l’expansionnisme soviétique en Europe et parle à ce sujet de rideau de fer ou Iron curtain. On va alors parler alors de guerre froide ou cold war qui va s’installer progressivement de 1947 jusqu’à la chute des régimes communistes en 1989, suite à la chute du mur de Berlin le 9 novembre 1989.

Cette guerre froide, qui n’aura pas vraiment d’épisodes guerriers stricto sensu, va aussi devenir une guerre d’influence et une « guerre d’images » dans laquelle le cinéma va prendre toute sa place et au cours de laquelle les réalisateurs vont créer des films à forte propagande, c’est-à-dire que lesdits films vont être des vecteurs de démonstration de culture et d’idéologie : pour les Américains, l’« american way of life » et pour les Russes, le « réalisme socialiste ». Les 2 protagonistes vont également magnifier leurs valeurs militaires, leur culte des héros et leur fidélité à la nation en danger.

Les États-Unis

Après la Seconde Guerre mondiale, les Américains intensifient leur propagande à travers le cinéma. L’efficacité incontestable de ce type de propagande va encourager les autorités américaines à poursuivre dans cette voie. La propagande se retrouve dans beaucoup de genres cinématographiques comme l’espionnage, la science-fiction, le fantastique et, bien sûr, les films de guerre. La lutte anticommuniste s’amplifie, surtout sous le maccarthysme (encadré 1), et la propagande se met au service de cette lutte par le cinéma. Le cinéma hollywoodien s’engage dans la Guerre froide. Les historiens du cinéma dénombrent une trentaine de films qu’on peut qualifier d’anticommunistes pour toute la période, alors que la moyenne annuelle est proche de 360 longs-métrages. Les sociétés de production sont toutes mises à contribution. La Metro Goldwyn Mayer produit Guet-apens de Victor Saville ( 1949 ), la Warner, I was a communist for the FBI de Gordon Douglas ( 1951 ), la Paramount, My son John de Leo Mac Carey ( 1952 ).Outre les réalisateurs cités, ainsi que quelques cinéastes chevronnés qui s’engagent dans la lutte anticommuniste : William Wellman, Sam Fuller, Henry Hattaway. Nous sommes dans un monde bipolaire et le cinéma américain a un grand impact sur l’ensemble de la population, quels que soient les classes sociales et les âges. Il y a forcément un genre de film qui correspond aux goûts de chacun. Prenons 2 exemples : les films d’espionnage et les films de science-fiction.

Les films d’espionnage traitent des sujets concrets qui se sont déroulés pendant la période où ils ont été tournés et utilisent des institutions nouvelles comme la Central Intelligence Agency mise en place en 1947, reconnue pour ses actions d’espionnage des communistes pendant la guerre froide.

La propagande de ces films est importante, car l’adversaire, en l’occurrence l’URSS, est toujours décrite de manière négative avec, à l’origine, un plan machiavélique qui vise les États-Unis, mais aussi le reste du monde. Les scénarios sont toujours très manichéens avec la supériorité américaine vs la défaillance russe. Un parfait exemple de ce genre est le film américain réalisé par Alfred Hitchcock en 1966 Torn curtain (Le rideau déchiré) dont l’action se passe en République Démocratique Allemande (RDA) et dont le titre est une allusion au rideau de fer (Iron curtain) érigé en 1961 par les Soviétiques et, entre autres, à Berlin.

Dans ces mêmes années 1950, les films de science-fiction connaissent un essor remarquable. C’est le règne de la métaphore. De nombreux films évoquent la lutte entre la Terre (c’est-à-dire les  États-Unis et le camp occidental ) et des mondes menaçants , comme la planète rouge Mars (tout un symbole !). Il va s’agir d’expéditions dans ces endroits inconnus comme Red Planet Mars de Harry Horner (1952), ou bien de la défense contre des envahisseurs venus d’ailleurs comme Invaders from Mars de William Menzies (1953), The war of the worlds de Byron Haskin (1953), facilitant le transfert d’image desdits envahisseurs aux ennemis soviétiques.

Quand l’URSS lance avant les États-Unis ses premiers satellites à partir de 1957, l’image des soucoupes volantes semble à beaucoup d’Américains l’anticipation d’une réalité à venir.

Tout au long de la Guerre froide, les États-Unis et l’URSS ont fait vivre le monde dans l’inquiétude d’une destruction nucléaire totale et irréversible. Ils l’ont fait à travers des déclarations et des pourparlers médiatisés par la presse, la radio et la télévision, mais aussi par une importante production cinématographique. Cette instabilité rendait la tension encore plus perceptible et exacerbait les peurs dès le moindre incident. On peut citer 2 exemples : la destruction d’un U2 américain en 1960, qui voit cet avion-espion américain, abattu par les Russes pour violation du Point limite (Fail Safe) en survolant le territoire soviétique, ou la Crise des missiles de Cuba en 1962, qui fut un moment de tension extrême y compris chez les acteurs eux-mêmes et dont les films Dr. Strangelove et Fail Safe sont directement et simultanément inspirés. (25). Et il faut, bien sûr, mentionner les films de James Bond surtout ceux de 1964 à 1980 où la «paranoïa atomique» va dominer ces premiers films de Dr. No à Opération Tonnerre en passant par Goldfinger (voir encadré 2).

L’URSS

Le cinéma de propagande soviétique s’est déjà développé dès le début du XXe siècle sous le pouvoir tsariste. En 1919, le cinéma se nationalise et le cinéma devient « le premier vecteur de communication, d’éducation et de propagande». Joseph Staline est le Pendant cette période, le cinéma soviétique se fonde essentiellement sur le culte du Secrétaire général du Parti communiste Joseph Staline jusqu’à sa mort en 1953. (34).

L’été 1946 marque, en Union soviétique, le déclenchement d’une vigoureuse campagne dont l’objectif est de renforcer le contrôle du parti communiste sur l’ensemble de la production intellectuelle. Cette campagne atteint le théâtre le 26 août, puis le cinéma le 4 septembre. La direction idéologique de cette opération fut assurée par Andreï Jdanov, d’où le nom de « Jdanovschina » qui lui a été donné et qui se poursuivra jusqu’en 1953.

Alors que les films américains sont dans l’action et la célébration de l’ « american way of life », même en temps de guerre froide, les films soviétiques se rapprochent plus des films d’auteur avec ce réalisme soviétique qui est la marque de fabrique du cinéma stalinien et également la doctrine officielle de l’art, d’une manière générale, en présentant la réaliste selon une perspective historique. Les hommes et les femmes sont sur un pied d’égalité, les valeurs du travail et de la communauté sont mises en scène, communisme et bonheur vont ensemble. Un film comme La moisson (1953) Vlesodov Poudovovkine, est un exemple de ces valeurs et est complètement dédié à la gloire du système communiste.

La fin des années 1950 voit un dégel politique et culturel dans les relations des deux super puissances, et bien que la censure dans le cinéma soviétique soit moins visible qu’à l’époque de Staline, elle sera plus subtile sous Khrouchtchev. Le cinéma soviétique continue de mettre en avant et de diffuser largement l’idéologie socialiste en exagérant les principes et les valeurs, mais il n’y a pas vraiment de méchants Américains, mais plutôt la présence de bons Soviétiques.

L’arrivée de Khrouchtchev va favoriser un changement de ton dans le cinéma soviétique où les réalisateurs vont revenir sur le courage et l’abnégation des soldats soviétiques lors de la Grande Guerre patriotique contre les nazis, représentative de l’ennemi dans le roman national russe, comme on le voit encore aujourd’hui. Les autorités vont favoriser les fresques monumentales, en partie pour rivaliser avec Hollywood.

On peut citer comme exemples Les soldats (1956) d’Alexandre Ivanov, Raphsodie ukrainienne (1961) de Serguei Paradjanov ou La bataille de Stalingrad (1949) de Vladimir Petrov. La plupart de ces films font la part belle au culte de la personnalité alors à son apogée (Le chevalier à l’étoile d’or (1950) de Youli Raizman en est un exemple) mais restent relativement discrets sur le combat idéologique, ceci pouvant s’expliquer par la stratégie des dirigeants soviétiques basée sur coexistence pacifique, qui veut présenter le camp occidental comme l’agresseur. C’est l’époque ou le Conseil Mondial pour la Paix (World Peace Coucil) et ses membres ont adopté la ligne établie par le Kominform selon laquelle le monde est divisé entre l’Union soviétique éprise de paix et les États-Unis bellicistes.

D’autre part, dans la production soviétique, les allusions à la Guerre froide et à l’espionnage sont peu fréquentes pour autant que l’on puisse connaître les films de cette période. Déjà, leur nombre total est faible (19 en 1946, 61 en 1956). Néanmoins, il existe l’équivalent de James Bond dans le cinéma soviétique : il s’agit de Max Otto von Sterlitz, qui est le principal personnage d’une série de livres écrits dans les années 1960 par Julian Semenov et qui sera repris dans une série télévisée Dix-sept moments de printemps 1973) de Zinovi Genzer avec, dans le rôle de Stierlitz, le célèbre acteur Viatcheslav Tikhonov.

Et maintenant ?

Dans la Revue internationale et stratégique citée en rubrique, Charlotte Lepri peut avancer que « le recours à la propagande pendant la Guerre froide n’est plus à prouver. Qui dit Guerre froide pense course aux armements, rideau de fer, dissuasion nucléaire. Mais la lutte que se menèrent les deux blocs fut surtout idéologique et psychologique : la Guerre froide était aussi et peut-être avant tout une guerre d’images, d’idées, de propagande, de désinformation et de pression diplomatique ». Aujourd’hui encore, la culture, en particulier le cinéma, est un vecteur d’influence et de propagande et reste un outil privilégié du soft power d’un pays. Les films de propagande ont continué à être proposés après la guerre froide et, plus particulièrement aux États-Unis. On peut citer comme exemple The hunt for Red October  (1990) de John Mc Tiernan et Bridge of spies (2015) de Steven Spielberg.

Mais, aujourd’hui, nous sommes passés d’un monde bipolaire au moment de la guerre froide à un monde multipolaire. Aux industries cinématographiques américaines, russes et de leurs alliés viennent s’ajouter aujourd’hui principalement les films chinois et indiens. En Chine, l’autorité cinématographique chinoise a ordonné à toutes les salles de projeter, au moins deux fois par semaine, des créations vantant «la patrie, son peuple, ses héros» ainsi que le Parti communiste à l’occasion du centenaire du PCC.

L’Inde, qui n’a pas participé directement à la guerre froide, se sert de l’énergie et de féérie visuelle de ses films (Bollywoodisation) pour se forger une image et une identité, relayée par les politiques, surtout avec le principe de nationalisme hindou développé par le gouvernement. La puissance émotionnelle du cinéma peut ainsi faire passer de la notion de soft power au principe de nation building.

Encadré 1 : Le Maccarthysme (1946-1954).

Au lendemain de la 2e guerre mondiale et après les accords de Yalta et Potsdam, l’URSS gagne du terrain en Europe « vassalisant » les pays qui vont faire partie du « bloc soviétique » et menacent le modèle démocratique occidental. De facto, une paranoïa anticommuniste se développe aux États-Unis et, en 1947, s’ouvre à Hollywood une période de chasse aux sorcières initiée par le sénateur républicain du Wisconsin Joseph McCarthy (1908-1957). Toute critique contre l’American way of life est vite assimilée à une attitude communiste. C’est la période des affaires d’espionnage soviétique : Klaus Fuchs (1950) et les époux Rosenberg (1953) et des films films relatent des affaires d’espionnage « atomique » sur le territoire américain, dans lesquelles les agents du FBI ont le beau rôle : Le rideau de fer de William Wellmann (1948), I was a communist for the FBI de Gordon Douglas (1951). À Hollywood, est établie une liste noire d’environ 300 artistes à qui les studios hollywoodiens refusent tout emploi, parce qu’ils sont soupçonnés de sympathie avec le parti communiste américain. : Charlie Chaplin, Jules Dassin, Sterling Hayden, Joseph Losey et certains choisiront l’exil. Le processus est bien expliqué dans le film The way we were (1973) de Sydney Pollack. Le cinéma est une entreprise privée aux États-Unis, mais le gouvernement exerce toujours une influence, voire un droit de véto, sur les productions cinématographiques. McCarthy se verra désavoué par le Président Eisenhower à la suite d’un vote de censure.

Encadré 2

Lorsque Klaus Dodds étudie les cinq premiers films des aventures de James Bond sortis entre 1962 et 1967, il souligne  que ce choix de lieux où se pesse l’action propose une représentation des espaces de la Guerre froide, avec le Bloc de l’Est comme principale origine des complots menaçant l’ordre mondial, selon la logique d’un affrontement manichéen entre le Bien et le Mal soulignant combien le succès des James Bond repose sur le choix de lieux exotiques, ainsi que les « James Bond girls » et les scènes mouvementées d’action, l’objectif étant de toucher un large public.  L’adversaire, dans ces premiers films, est un service russe, le SMERSH, qui est un acronyme de l’expression «smiert spionam» («mort aux espions»). Le héros est anglais, même so british, mais son « complice », au moins au début, est Félix Leiter de la CIA. Dans ses films, James Bond est le représentant des « bloc de l’Ouest » et des valeurs occidentales, le tout sous forme de divertissement qui fait d’autant mieux passer les messages de l’«occidental way of life ».


Pour aller plus loin :

Lepri, C. (2010). De l’usage des médias à des fins de propagande pendant la guerre froide. Revue internationale et stratégique, 78, 111-118. https://doi.org/10.3917/ris.078.0111

Nardone R. (2021). Hollywood, Atome et Guerre froide. Entre détente et terreur.

Funnell L.  Dodds.K (2017) Geographies, Genders and Geopolitics of James Bond. Ed.Palgrave Macmillan.

Site Cinema et Guerre froide https://cinema-guerre-froide.weebly.com

Filmographie (non limitative).

USA

The third man (1949), de Carol Reed.

On the Beach (1959) de Stanley Kramer.

The Day after (1983) de Nicholas Meyer.

From Russia with Love (1963) de Terence Young.

Dr. Strangelove (1964) de Stanley Kubrick.

Fail Safe (1964) de Sidney Lumet.

The spy who came in from the cold (1965), de Martin Ritt.

Torn curtain (1966) d’Alfred Hitchcock.

You Only Live Twice (1967) de Lewis Gilbert.

Telefon (1977) de Don Siegel.

The Spy Who Loved Me (1977) de Lewis Gilbert.

Firefox (1982) de Clint Eastwood.

Rocky IV (1985) de Sylvester Stallone.

URSS

La Chute de Berlin (1949) de Mikhail Tchiaoureli.

Quand Passent les Cigogne (1957) de Mikhail Kalatozov.

La Balade du Soldat (1959) de Grigori Tchoukhraï.

Le Bastion d’Ilitch (1961) de Marlen Khoutsiev.

Le Nôtre parmi les autres (1974) de Nikita Mikhalkov.


Alain Bogé

Enseignant en Géopolitique et Relations Internationales. HEIP Hautes Etudes Internationales et Politiques – Lyon. Czech University of Life Sciences-Dpt Economy – Prag (Czech Republic). Burgundy School of Business-BSB – Dijon-Lyon. European Business School-EBS – Paris

Face aux ingérences russes, un rapport demande à la France de « ne plus être naïve »

Face aux ingérences russes, un rapport demande à la France de « ne plus être naïve »

Stimulées par l’intelligence artificielle et les réseaux, les ingérences étrangères se multiplient. Et la France n’est pas assez armée pour y faire face, selon une commission d’enquête du Sénat.

La Russie et l’Azerbaïdjan sont visés dans le rapport comme étant des pays utilisant ce genre de pratiques.
La Russie et l’Azerbaïdjan sont visés dans le rapport comme étant des pays utilisant ce genre de pratiques. | REUTERS

« Les punaises de lit » à la rentrée 2023 ; « l’affaire des étoiles bleues de David taguées à Paris » fin octobre ; « des mains rouges sur le mémorial de la Shoah » début mai ; « cinq cercueils de taille réelle déposés aux abords de la tour Eiffel » en juin… Autant d’actes dont « il paraît vraisemblable qu’ils ont été menés par les services de renseignement russes », souligne la commission d’enquête du Sénat sur les ingérences étrangères en France, dans son rapport rendu jeudi.

Une « néoguerre froide hybride »

Selon Rachid Temal, sénateur socialiste du Val-d’Oise et rapporteur de la commission, ces opérations sont la manifestation d’une « néoguerre froide hybride » qui fait rage actuellement, stimulée par le développement de l’Intelligence artificielle et des réseaux sociaux. « Il ne faut pas être naïf », lance-t-il, avant d’appeler à s’en prémunir.

Problème, si la France « a mis des choses en place », avec notamment la création en 2021 de Viginum, une agence de l’État chargée de la vigilance et de la protection contre les ingérences numériques, les mesures prises ne sont pas encore suffisantes, à ses yeux. « On manque d’une stratégie globale », regrette Rachid Temal.

Lire aussi : Le texte pour lutter contre les ingérences étrangères adopté à l’Assemblée

« Éviter les trous dans la raquette »

Avec ce rapport, les sénateurs cherchent à remédier au problème en donnant des solutions « clés en main » au futur gouvernement. « On propose quarante-sept mesures différentes dans divers domaines », détaille le sénateur. Sont passés en revue les médias, la culture, l’armée, la coopération internationale ou encore l’école, avec un objectif principal : développer l’esprit critique. « Pour prendre l’exemple de l’école, l’idée est de faire comme dans d’autres pays, où l’on apprend aux élèves à recouper les informations, vérifier les sources des statistiques… ».

Malgré les multiples amendes et mises en gardes, C8 et CNews doivent-elles, selon vous, continuer à émettre sur la TNT ?

Autre point capital : « une prise de conscience collective ». Selon le sénateur, il faut « comprendre que chaque citoyen peut être à la fois une cible et un élément propagateur. » Il recommande donc d’être particulièrement vigilant à tout moment. Mais difficile de mettre un terme à toutes les ingérences, reconnaît-il. « Il n’y a pas de risque zéro . Le but, c’est qu’il y ait le moins de trous possible dans la raquette. »