Sénégal : la commémoration du massacre de Thiaroye, un dossier aux forts enjeux mémoriels et diplomatiques
80 ans après le massacre des tirailleurs sénégalais à Thiaroye, le Sénégal commémore ce drame historique. Entre hommage et quête de vérité, des zones d’ombre demeurent.
Le moment est historique et solennel pour le Sénégal en ce 1er décembre. Pour la première fois, à l’occasion des quatre-vingts ans de cette tuerie, l’État sénégalais commémore le massacre de Thiaroye, survenu au camp militaire du lieutenant Amadou Lindor Fall de Thiaroye, en banlieue de Dakar, le 1er décembre 1944. Ce jour-là, les tirailleurs sénégalais (des soldats originaires des colonies françaises d’Afrique subsaharienne ayant combattu pour la France lors de la Première et de la Seconde Guerre mondiale) sont massacrés sur ordre d’officiers français. Le tort de ces anciens prisonniers de guerre détenus dans des camps allemands sur le sol français, en attente depuis le 21 novembre au camp de Thiaroye de pouvoir rentrer chez eux ? Avoir réclamé leur prime ainsi que leurs arriérés de solde. Selon la version officielle, cette « mutinerie » aurait causé 35 décès. Un chiffre largement remis en cause par des historiens qui l’estiment plutôt à des centaines de morts.
C’est devant les 103 tombes in memoriam du cimetière du camp, entouré de plusieurs dirigeants (notamment africains à l’instar du président mauritanien également président de l’Union africaine), que le président sénégalais Bassirou Diomaye Faye rend un hommage appuyé à ces tirailleurs. Une commémoration à laquelle assiste également le ministre des Affaires étrangères, Jean-Noël Barrot, représentant de la France. Le 28 novembre, le président Emmanuel Macron, dans une lettre adressée au président sénégalais, avait reconnu un « massacre », un mot auparavant jamais officiellement prononcé, les autorités françaises préférant parler de « mutinerie », au mieux de « répression sanglante » pour évoquer ce crime colonial. Une avancée considérable sur ce dossier sensible, mais est-ce pour autant la fin d’une bataille mémorielle entre les deux pays et l’assurance de faire la lumière sur cette journée du 1er décembre 1944 ?
Mémoire entravée et confisquée
« C’est un grand pas », s’est félicité Bassirou Diomaye Faye, sans omettre de pointer « la chappe de plomb » imposée par la France pendant des décennies sur ce pan de l’Histoire. Pendant quatre-vingts ans, c’est cette version officielle d’une mutinerie qui sera défendue et relayée par l’État français, quitte à modifier les documents pour tenter de masquer les preuves du massacre et corroborer le récit national. « Un mensonge d’État sur une ignominie », dénonce l’historienne Armelle Mabon*, qui travaille depuis plus de vingt ans sur le sujet et réclame la fin de l’omerta. Au-delà du nombre de victimes sous-estimé, qui oscillerait entre 300 et 400, trente-quatre tirailleurs ont également été condamnés, accusés d’être les instigateurs de cette révolte, avant d’être amnistiés deux ans plus tard (deux d’entre eux sont décédés en prison) sans indemnités. Pour avoir remis en cause l’histoire officielle, le film Camp de Thiaroye (1988) du cinéaste Ousmane Sembene sera longtemps censuré et interdit de diffusion, en France comme au Sénégal. « C’est une reconnaissance bien tardive. La mémoire a été entravée pendant des années », réagit Mamadou Diouf à cette lettre. L’historien, professeur à l’université de Columbia (New York), est aussi le président du comité chargé de l’organisation de la commémoration du 80e anniversaire du massacre de Thiaroye.
Depuis 2004, la célébration d’un hommage aux tirailleurs massacrés était portée par des associations ou les familles des victimes, avec peu de retentissement dans la population et sans aucun soutien de l’État. « Il est très clair que les politiciens qui se sont succédé depuis l’indépendance ont subi une pression qui a fait qu’ils étaient plus ou moins indifférents à Thiaroye et qu’ils n’ont pas essayé de commémorer ou rendre hommage aux tirailleurs », exception faite d’Abdoulaye Wade qui a instauré la journée du tirailleur (le 23 août), explique l’historien. Le nouveau pouvoir amorce donc un virage et une rupture nette avec l’attitude conciliante des prédécesseurs qui cherchaient à éviter toute remise en cause pour ne pas froisser la France. Le président sénégalais et son Premier ministre, Ousmane Sonko, défendant un programme souverainiste, veulent inscrire cet épisode tragique dans l’histoire nationale. « Le pouvoir a choisi Thiaroye pour signaler la nature de son engagement au souverainisme, mais aussi comme un engagement pour partager une histoire à venir, celle de la solidarité et de l’unité africaine », développe M. Diouf.
Le massacre est en effet une tragédie partagée par plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest (Mali, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Guinée). Dans cette vision panafricaniste, les prochaines commémorations du massacre de Thiaroye doivent ainsi être des co-organisations africaines. Les problématiques continuent cependant de faire obstacle à cette recherche de vérité. Il a fallu attendre dix ans après la remise de la copie des archives françaises au Sénégal en 2014 à la suite du discours de François Hollande, pour que ces dernières puissent être consultées par le comité de commémoration du massacre de Thiaroye… Mais surtout, l’obstruction délibérée de la France dans l’accès à ses archives persiste de nos jours.
Des zones d’ombre et histoire réappropriée
« Il y a eu la volonté délibérée de la France de dissimuler les archives. François Hollande n’a pas remis toutes celles disponibles », déplore Mamadou Diouf. Et parmi celles manquantes figurent les informations essentielles telles que le nombre de victimes, les lieux où elles ont été enterrées… autant de manques qui entretiennent des zones d’ombre. Car sans informations sur les lieux d’inhumation, impossible par exemple de lancer des travaux de fouille… « Ce que nous voulons, c’est la vérité et toute la vérité sur ce qu’il s’est passé ce matin-là. Le Sénégal demande tout simplement d’avoir accès à toute la documentation pour pouvoir engager une recherche et éclairer l’événement afin d’établir les faits », insiste-t-il. Du côté de l’administration française, on assure que tous les documents ont été transmis et que ceux manquants sont soit perdus soit brûlés.
En attendant, le comité a dressé une liste des archives identifiées comme étant en possession de la France et y a envoyé une délégation du 18 au 28 novembre pour faire un état des lieux. Passée par Morlaix, Aix-en-Provence ou encore Rennes, elle a déniché plusieurs actes de décès de tirailleurs sénégalais à l’hôpital de Dakar entre 1944 et 1945. Des découvertes qui font avancer le travail de recherche scientifique et de collecte des données entrepris par le comité de commémoration dont la deuxième mission consiste à établir les faits. Le comité doit remettre un livre blanc, qui recensera les conclusions de ses travaux ainsi que des recommandations, en avril 2025. Une sous-commission sera également chargée de collecter les demandes de révision et de réparation. « Les réparations ne sont pas seulement financières, mais aussi morales », souligne Mamadou Diouf.
Ces obstacles pour accéder aux archives relancent le débat sur le récit historique des événements et la bataille mémorielle qui en découle. « Ce travail nous permet de reprendre le contrôle de notre récit historique, de se le réapproprier pour produire le nôtre et ne plus avoir un récit exclusivement contrôlé par les vainqueurs. On aura un récit qui permettra d’éclairer de manière plurielle un événement », plaide-t-il. Un colloque scientifique est ainsi organisé du 2 au 3 décembre à l’université Cheikh-Anta-Diop de Dakar avec comme thème « Enjeux historiographiques, fictions et imaginaires » pour poursuivre cette réflexion. Axe également central pour l’inscription dans le récit national, le volet transmission est en chantier. Le programme scolaire sénégalais ne fait pas mention du massacre de Thiaroye. « Il est capital que les populations puissent s’approprier cette histoire, il faut investir dans la jeunesse. Les jeunes sont engagés pour faire reconnaître cette histoire, cela donne de l’espoir », se félicite Dieynaba Sarr, professeur de français au lycée de Thiaroye, qui sur son temps libre mène des ateliers d’information sur cet événement avec des élèves de son établissement.
Vers une refonte des relations franco-africaines
Ces dernières années, la pression s’était accentuée sur la France pour demander des actes forts dans la reconnaissance du massacre à travers plusieurs mesures, dont en dernier lieu l’octroi en juin dernier de la mention « morts pour la France » à six tirailleurs sénégalais du camp de Thiaroye. Une avancée notable comme une brèche dans le mensonge d’État français qui avait relancé le débat, après la vive critique d’Ousmane Sonko à l’encontre de la France. Un grain de sable qui a continué d’enrayer un peu plus le mécanisme de la version officielle, toujours autant décriée. En France, une demande pour la création d’une commission d’enquête parlementaire a été proposée et devrait prochainement être déposée auprès de l’Assemblée nationale. Le but de cette commission, que les signataires désirent nommer « Ousmane Sembene », est d’obtenir la reconnaissance pleine et entière du massacre, l’accès à l’ensemble des archives pour le Sénégal et permettrait également la poursuite des personnes ayant fait obstruction aux faits. « Cela fait huit décennies que ce massacre pèse sur la mémoire sénégalaise, française et les relations entre les deux pays. Le temps est venu, il faut en finir avec ce silence beaucoup trop lourd », rapportait le député LFI Aurélien Taché, parmi les initiateurs de la proposition. La reconnaissance du massacre souligne plus encore les incohérences et manquements du dossier. « Si la France parle de massacre, c’est qu’elle n’a plus le choix. Elle se trouve dans une situation où elle est obligée d’engager la discussion. Il y a une évolution contrainte, mais il ne faut pas lire cela comme le Sénégal en train de faire pression sur la France ou contre la France », précise Mamadou Diouf. La reconnaissance par Emmanuel Macron fait espérer à Bassirou Diomaye Faye un engagement « franc, collaboratif et entier » de la France.
« Elle est obligée de coopérer avec les peuples africains et de les aider dans l’accès à la vérité. Il y a une revendication à la justice et à la souveraineté, les rapports ont changé. Pour le bien des échanges entre nos deux pays, elle doit revoir sa considération et son rapport », appuie Dieynaba Sarr. Derrière l’aspect mémoriel de ce dossier, ce sont en effet des enjeux diplomatiques qui sont en ligne de mire. Il s’agit des rapports Sénégal-Afrique, mais aussi des relations Afrique-France. La jeunesse africaine, désireuse d’un changement de paradigme, rejette la politique française et désire rompre avec la Françafrique. Et dans un contexte où la France entretient des relations très orageuses avec ses anciennes colonies, particulièrement dans les pays du Sahel, le massacre de Thiaroye pourrait s’ajouter aux griefs en cas d’immobilisme des autorités françaises. « Les enjeux aujourd’hui sont liés à la mondialisation et à ses conséquences en termes de relations économiques, politiques, culturelles, mais aussi des relations produites par toutes les questions qui sont liées à la migration, à l’intensification du racisme et de la xénophobie. Dans le recentrage de ces pays se joue toute la question de la souveraineté, politique et économique, avec des relations qui se distendent et sont en train d’être révisées pour se repositionner dans un monde en pleine transformation », analyse Mamadou Diouf.
Ce secteur spécifique de l’Océan indien est largement méconnu en France. Pourtant, alors que la zone indo-pacifique est à nouveau au cœur de rivalités géostratégiques, il témoigne d’une importance loin d’être négligeable dont l’auteur nous révèle toutes les spécificités.
Parmi les nombreux points de passage considérés comme cruciaux pour le trafic maritime international dans la zone Indo-Pacifique, le canal de Mozambique est sans doute l’un des plus négligés.
Un espace géographique distinctif
Les raisons de ce relatif désintérêt tiennent à différents facteurs. Parmi ceux-ci, on peut signaler une certaine forme de polarisation sur la zone plus au nord du détroit de Bab el-Mandeb qui relie la mer Rouge au golfe d’Aden. Il convient également d’ajouter que le canal de Mozambique, espace considéré parfois comme périphérique, n’est pas une voie obligée, son contournement par l’Est ne posant pas de problème insurmontable. Enfin, plus généralement, il ne faut sans doute pas sous-estimer le fait que les États-Unis, en plaçant une limite aux côtes occidentales de l’Inde à leur définition de l’Indo-Pacifique, ont participé à une certaine forme de marginalisation de cette zone.
Cependant, depuis environ une quinzaine d’années, le canal de Mozambique retrouve progressivement son statut de point de passage stratégique, tout en concentrant un certain nombre de foyers de tensions qui caractérisent l’Indo-Pacifique aujourd’hui : tensions sécuritaires du fait de la présence de multiples activités illégales (piraterie, pêche illicite, trafics en tous genres, etc.) et de la montée de l’islamisme radical dans le Nord du Mozambique ; tensions géopolitiques dans le cadre des rivalités régionales (quatre pays le bordent – Mozambique, Comores, France et Madagascar en sont riverains) et du déploiement de la stratégie d’influence de la Chine dans l’est africain que lui conteste l’Inde ; tensions économiques enfin consécutives à l’exploitation encore timide des richesses halieutiques et pétro-gazières dont regorgent ou regorgeraient les fonds et sous-sols marins de la région.
Or, cet espace maritime, véritable « espace réticulaire » (réseaux de toutes sortes), revêt une importance toute particulière pour la France qui y concentre un ancrage insulaire certes modeste en superficie émergée, mais qui lui offre une position privilégiée dans le cadre du contrôle de l’espace maritime. La principale caractéristique de cet ancrage est de s’inscrire dans une histoire ancienne et particulièrement mouvementée en raison des conflits de souveraineté qui opposent la France à plusieurs acteurs régionaux.
Si l’on excepte Mayotte, 4 écueils, baptisés administrativement « îles Éparses » nous intéressent ici :
L’archipel des Glorieuses, à 220 km de Madagascar, qui concentre un peu plus de 7 km² de terres émergées, est la plus septentrionale des îles Éparses. Elle se compose de deux îles coralliennes : Grande Glorieuse au sud-ouest et l’île du Lys au nord-est – et d’un ensemble de platiers récifaux de faible étendue – les Roches Vertes – situés entre les deux.
Juan de Nova située à 150 km de Madagascar, au milieu de la partie la plus resserrée du canal de Mozambique, à mi-chemin des extrémités nord et sud. Sa superficie est de seulement 5 km².
Dans la partie sud du canal de Mozambique, à 380 km à l’ouest de Madagascar, Bassas da India est une formation quasi circulaire pratiquement recouverte en intégralité par la mer à marée haute, avec un lagon intérieur peu profond dans lequel se trouvent des bancs et des têtes de coraux.
Enfin, à moins de 130 km au sud-est de Bassas da India et à 350 km de Madagascar, l’île Europa est la plus méridionale, mais aussi, avec ses 28 km² de terres émergées, la plus grande des Éparses. Elle possède un lagon intérieur en voie de comblement dans lequel baigne une mangrove primaire.
On a l’habitude d’inclure dans ce groupe d’îles l’îlot de Tromelin à l’Est de Madagascar, mais, situé en dehors du canal de Mozambique, nous ne nous y intéresserons pas dans le cadre de cette communication.
Au-delà de leurs différences, ces petites îles ont en commun un certain nombre de caractéristiques communes :
Elles appartiennent à la même aire géographique et ont des traits géographiques qui se retrouvent dans d’autres îles, notamment les îles extérieures des Seychelles.
Elles abritent une faune et une flore remarquables, certaines espèces étant endémiques.
Elles sont dépourvues d’eau potable, à l’exception pour certaines d’elles de vagues puits d’eau saumâtre.
L’objectif de cette étude est de tenter de mieux cerner les enjeux qui se rattachent à la zone du canal de Mozambique sous l’angle de la question des îles Éparses qui constitue l’un plus des anciens et des plus épineux dossiers auquel doit faire face la diplomatie française depuis plus de cinquante ans. Pour ce faire, nous aborderons le sujet en trois grands volets : le premier s’intéressera à la dimension stratégique de la question ; le deuxième abordera l’angle diplomatique et militaire tandis que le troisième s’efforcera de rendre compte de sa dimension économique et environnementale et des enjeux qui s’y rattachent.
La dimension stratégique
Cet aspect de la question pourrait se résumer par la formule : « Les îles Éparses doivent à leur position géographique une importance que ni leur taille ni leurs richesses réelles ou supposées ne peuvent leur conférer. »
Rappelons, en préambule, que le canal de Mozambique mesure 1 600 kilomètres de long, pour 419 kilomètres de large en son point le plus étroit. Ce vaste espace maritime s’étend donc sur presque de 900 000 kilomètres carrés, à des profondeurs allant jusqu’à 3 200 m. Véritable trait d’union entre Madagascar et la côte africaine, il est à la fois un lieu d’échange depuis des siècles et le couloir de pénétration privilégié par les Européens en route vers les Indes. Privilégié, mais non exclusif, car comme nous le rappelions en introduction, le contournement de Madagascar a toujours été possible (ce que les Portugais appelaient au XVIe siècle « la route du dehors » par opposition à la « route du dedans ») au prix d’un jour voire un jour et demi de mer en plus (en fonction de la saison et des vents favorables conditionnés par le mécanisme de la mousson : la mousson d’été souffle de l’Afrique orientale vers l’Inde, la mousson d’hiver souffle en direction inverse). Pour autant le canal s’est rapidement imposé comme une voie de communication internationale et une plaque tournante essentielle pour le commerce reliant le Moyen-Orient, l’Inde et l’Asie de l’Est à l’Europe et au Brésil.
Historiquement, contrôler les îles Éparses, c’est donc contrôler des points de relâche puis d’appui le long du canal de Mozambique. Ces ancrages insulaires servent ainsi pendant des siècles de lieux de traite pour des réseaux de contrebande.
Un premier tournant intervient en novembre 1869 avec l’ouverture du canal de Suez qui bouleverse les grandes voies de communication maritimes entre l’Europe et l’Orient, réduisant d’environ 8 000 km la route entre l’Europe et l’Asie. Il ne faut ainsi plus que 18 jours de mer pour rejoindre Madagascar contre 45 jours auparavant, rendant les trajets moins aléatoires. Si le trafic se déporte en grande partie vers le golfe d’Aden, il se maintient cependant dans des proportions moindres pour des flux secondaires.
Lorsque la France prend possession des îlots du canal de Mozambique entre août 1892 et août 1897, il s’agit pour elle de parachever son maillage de points d’appui et de protection dans cette sous-région de l’océan Indien après les prises de possession de Mayotte et de l’archipel des Comores entre 1841 et 1886, l’installation à Diégo-Suarez en 1885 et enfin la colonisation de Madagascar par la loi du 6 août 1896. Ces îles ne bénéficient alors d’aucun mouillage digne de ce nom et l’idée qui prévaut alors est de pouvoir disposer autour de la Grande Île malgache d’un « glacis protecteur » (c’est l’expression employée à l’époque face aux appétits britanniques. Ces derniers se concentrent cependant plus au nord avec la volonté de sécuriser la route vers l’Inde, perle de leur Empire, et le Moyen-Orient via la Méditerranée, Suez et le golfe d’Aden.
Divers facteurs vont jouer par la suite pour redonner une importance stratégique à cette zone et faire des îles Éparses des points d’appui non négligeables. Il en est ainsi du développement de l’aviation commerciale après la Grande Guerre et du défrichement des premières lignes aériennes. Juan de Nova, opportunément placée au centre du canal, est ainsi choisie pour accueillir une piste d’atterrissage de secours dès 1934, dans le cadre de la mise en place de la liaison aéropostale entre Tananarive et Paris. L’aménagement de pistes semblables à Europa (1950) et à Glorieuses (1965) n’est réalisé qu’après la Seconde Guerre mondiale, dans le prolongement de la mise en place de stations météorologiques destinées tout autant à prévenir l’arrivée des cyclones tropicaux qu’à manifester concrètement une présence française sur ces terres isolées.
Mais le retour au premier plan de la zone du canal de Mozambique sur le plan stratégique s’inscrit dans le développement spectaculaire de la production pétrolière du Moyen-Orient qui passe de 53 millions de tonnes en 1950 à 500 millions de tonnes à la fin de la décennie suivante. La crise de Suez, qui n’éclate à l’été 1956, provoque une fermeture temporaire du canal, faisant prendre conscience de la vulnérabilité de ce dernier et de la nécessité de conserver un contrôle étroit sur l’ancienne route du Cap, véritable voie de secours en cas de détournement du trafic maritime. Ces conceptions gagnent en crédibilité à la suite de la guerre des 6 jours, entraînant une fermeture du canal de Suez en juin 1967 qui se prolonge jusqu’en juin 1975. Le contournement désormais obligé du cap de Bonne Espérance renforce ainsi le caractère stratégique des positions situées à proximité ou à l’intérieur même du canal de Mozambique, d’autant que la hausse brutale des cours du pétrole en 1973 incite à surveiller très étroitement le trafic et la stabilité des flux maritime dans la zone. Les îles Éparses apparaissent ainsi comme de véritables sentinelles avancées sur la route du pétrole.
Mieux encore : la réouverture du canal de Suez en 1975 ne correspond pas pour autant à un effondrement du trafic dans le canal en raison du développement spectaculaire des pétroliers géants (supertankers) de plus 200 000 tonnes qui, à sa réouverture, ne peuvent pas emprunter le canal de Suez. Et même si ce dernier a été agrandi et modernisé à plusieurs reprises, notamment en 2015, pour permettre le passage de navire de plus gros tonnage, le canal de Mozambique continue de voir transiter aujourd’hui 30 % du trafic maritime pétrolier, soit plus de 5 000 navires par an[i].
Le contexte international joue enfin un rôle essentiel. L’abandon de la plupart des bases militaires britanniques « à l’est de Suez » à la fin des années 1960 et au début des années 1970 et la poussée soviétique vers les mers chaudes[ii] se traduisent par une montée en puissance des États-Unis dans la zone sud de l’Océan indien – on pense ici à l’aménagement de la base de Diego Garcia[iii]. Cette recomposition pousse la France à sauvegarder dans la région un maillage de points d’appui particulièrement précieux, dans un contexte où la décolonisation française en Afrique s’achève dans l’océan Indien avec la rupture entre Madagascar et Paris en 1973 puis l’indépendance des Comores en 1975 et enfin celle de Djibouti deux ans plus tard avec cependant le maintien dans la corne de l’Afrique de facilités militaires. La France sauvegarde ainsi sa position de puissance régionale bien positionnée pour contrôler le canal du Mozambique et articuler un système stratégico-militaire constitué du triangle Djibouti-Iles Eparses-Mayotte-Réunion. C’est globalement cette posture qu’elle s’efforce de conserver par la suite en s’adaptant à l’évolution géopolitique internationale, notamment à la suite de l’accélération des événements liés à la guerre froide. C’est ainsi que le repositionnement français dans la région passe par une ouverture à l’ensemble de la sous-région du sud de l’océan Indien en tissant des liens avec des pays qui jusqu’alors faisaient peu – ou pas du tout – partie de sa zone d’influence traditionnelle, qu’il s’agisse du Botswana, du Malawi, du Mozambique, de la Tanzanie, de la Zambie ou des Seychelles. Une fois sa géographie militaire stabilisée, Paris cherche surtout à s’inscrire dans un cadre régional de gouvernance dont témoigne la participation de la France, à partir de 1986, à la Commission de l’océan indien (COI), qui regroupe les représentants de Madagascar, de Maurice, des Seychelles et des Comores, participe de cette volonté de Paris d’affermir sa légitimité régionale et de conforter sa souveraineté sur cet espace autour et à l’intérieur du canal de Mozambique.
La dimension diplomatique et militaire
Pour autant, la question du litige territorial est loin d’être réglée, les îles Éparses comme Mayotte n’étant pas inclus dans le champ de coopération de la COI. Celle-ci renvoie à la période du processus de décolonisation de Madagascar en 1960. À la veille de la prise d’indépendance de la Grande Île, le gouvernement français décide, par le biais d’un simple décret daté du 1er avril 1960, de détacher en toute discrétion les îles Éparses administrativement afin de les placer sous l’autorité du ministre des DOM-TOM, le préfet de La Réunion étant chargé de les administrer. Leur statut est alors incertain, en marge du cadre institutionnel français, ces îles étant considérées comme des domaines privés de l’État à l’accès réglementé. Laissée longtemps dans l’ignorance, la jeune République malgache s’insurge dès les années 1960 contre ce qu’elle considère comme une mesure de captation unilatérale ne respectant pas les frontières héritées de la colonisation. Toutefois, c’est en 1973, au moment du retrait français de Madagascar, que la contestation des autorités malgaches issues de la révolution de mai 1972 se fait plus vigoureuse sous l’impulsion de Didier Ratsiraka qui s’attache à faire amorcer un virage progressiste à la Grande Île
La tension à propos de ces îles monte brusquement d’un cran en novembre 1973, en plein choc pétrolier et quelques semaines après la fin de la guerre du Kippour. Convaincu de l’imminence d’un coup de force malgache sur les îles Glorieuses, le gouvernement français décide la mise en place de garnisons militaires d’une quinzaine de parachutistes et de légionnaires des Forces armées de la zone sud de l’océan Indien (FAZSOI) assistés d’un gendarme sur les 3 îles d’Europa, de Juan de Nova et des Glorieuses. Ces détachements sont relevés tous les 45 jours suivant un processus logistique relativement lourd : situées à 1 800 km de La Réunion, les îles reçoivent un certain nombre d’aménagements nécessaires à leur ravitaillement (piste d’atterrissage, bâtiments de vie et d’entrepôt, citernes…). Ce dispositif de nature essentiellement dissuasif est complété par le déploiement régulier de moyens maritimes dans la zone du canal de Mozambique, notamment dans le cadre de la surveillance et du contrôle du trafic maritime sur la route du Cap, chapeauté par un commandement opérationnel sous les ordres d’un amiral commandant la zone de l’océan Indien.
Or, si sur le plan militaire la tension s’apaise quelque peu au fil des ans, même si le survol de la Grande Île reste interdit aux avions de l’armée de l’Air, le contentieux franco-malgache se joue, à partir de la fin des années 1970, sur le terrain diplomatique. L’objectif d’Antananarivo est de porter le litige sur la scène internationale et de faire condamner la France qui subit coup sur coup deux revers diplomatiques en décembre 1979 et décembre 1980 par le biais du vote de deux résolutions de l’ONU invitant « le gouvernement français à entamer sans plus tarder des négociations avec le gouvernement malgache en vue de la réintégration des îles ». C’est incontestablement au cours de la décennie 1979-1989 que le différend franco-malgache sur les îles Éparses connaît son apogée, d’autant que l’exemple de la crise des Malouines au printemps 1982 incite naturellement à la vigilance. Pour autant, la fin de la guerre froide et la reprise des relations militaires franco-malgaches au début des années 1990 permettent aux forces armées des deux pays d’entamer une période de coopération fructueuse qui se concrétise rapidement par l’organisation d’exercices bilatéraux et un très actif programme d’assistance militaire. Des projets de cogestion sur les îles sont même initiés dès 1999 par le président Chirac, mais ne déboucheront jamais sur des mesures concrètes.
À dire vrai, à cette date, la question de la souveraineté des îles Éparses semble avoir perdu une grande partie de sa pertinence, alors même que, côté malgache, les problèmes de politique intérieure de la première moitié des années 1990 – crise institutionnelle, économie sinistrée, autosuffisance alimentaire non assurée, déforestation accélérée – font passer au second plan le traitement de ce dossier. Du côté français, ce climat de détente se traduit par l’automatisation progressive des stations de la météorologie nationale, entre avril 1999 et septembre 2001 et même une velléité de retrait des détachements militaires en 2009. Le projet s’inscrit ainsi dans un continuum de décisions dont l’une des plus spectaculaires est le rattachement – en 2 temps 2005 puis 2007 – des îles Éparses aux Terres australes et antarctiques françaises (TAAF) en tant que 5e district de cette entité, permettant de leur conférer un statut officiel et définitif.
Plusieurs facteurs vont pourtant bousculer le schéma apaisé qui se dessine à la fin des années 2000. Le premier est avant tout opérationnel dans la mesure où une menace nouvelle fait brusquement son apparition dans la zone du canal de Mozambique : la lutte contre la piraterie – essentiellement somalienne – autour de la Corne de l’Afrique, est en passe de provoquer une déstabilisation de la région. Entreprise en 2008, l’opération militaire maritime européenne « Atalante » dans le golfe d’Aden a pour effet indirect de repousser les pirates dans le sud de l’océan Indien. Aperçus non loin des Seychelles, des groupes de pirates sont même repérés dans les parages de l’archipel des Glorieuses en septembre 2009. Cette menace d’une possible installation de base aérienne par les pirates somaliens n’incite naturellement pas à initier un processus de désengagement. En outre, le canal de Mozambique est de plus en plus en proie à des trafics illicites en tous genres, notamment de drogue : « Le canal du Mozambique fait partie de la route sud de l’héroïne qui relie les zones de production afghanes à l’Afrique australe ». Il en est de même pour la pêche illégale, notamment de concombres de mer, qui attire de nombreuses embarcations agissant pour des commanditaires asiatiques dont certaines n’hésitent pas parfois à narguer les détachements militaires qui ont été dotés de Zodiac pour intervenir au-delà des littoraux afin de lutter plus efficacement contre ce fléau[iv].
Zone concurrentielle, le canal de Mozambique demeure enfin un espace profondément instable. La menace djihadiste, avec la montée de l’islamisme dans les pays d’Afrique de l’Est et notamment au Mozambique depuis 2017[v], constitue ainsi un risque majeur de déstabilisation régionale. La présence militaire française sur les îles Éparses, de par son ancienneté et sa remarquable continuité, apparaît à cet égard comme l’un des rares facteurs de stabilité au sein d’un espace « fragmenté dans son intériorité par les îles qui en font un puzzle de souverainetés » et « écartelé entre plusieurs aires d’influence, politiques, culturelles et marchandes »[vi]. Il est ainsi symptomatique de constater que ce sont précisément les orces des FAZSOI, chargées de se relayer sur les Éparses depuis près de 50 ans, qui, en mars 2021, ont été mis en alerte dans le cadre d’une intervention sur le Mozambique voisin, en proie à une insurrection islamique menée par le groupe Al-Shabab (lié à l’État islamique) dans la province de Cabo Delgado. L’intervention est finalement annulée au dernier moment. Un an plus tard, une équipe de cette même unité est finalement projetée au Mozambique dans le cadre d’un déploiement original mêlant engagement opérationnel et formation des forces militaires locales à la lutte anti-terroriste. Annick Girardin, alors ministre de la Mer, ne s’en est pas cachée : les 300 millions d’euros versés au titre de la coopération bilatérale avec le Mozambique vont « permettre de protéger les îles Éparses et les intérêts de notre pays dans le canal ».
Enfin, dernier facteur important dans la décision du maintien des détachements militaires, la crise politique que connaît la Grande Île en 2009 provoque une forte rancœur à l’égard de la France et ravive les vieux souvenirs de la « Françafrique ». La question des îles Éparses devient un thème important de la politique intérieure malgache, sa médiatisation étant en partie assurée sur les réseaux sociaux et par le biais de la diaspora malgache à l’étranger. Or, sans aucun doute, ce retour du « refoulé » sur les Éparses n’est-il pas étranger aux nouvelles convoitises économiques qui se manifestent. Les revendications malgaches pour la restitution des îles Éparses sont d’autant plus vigoureuses que s’affirment d’autant plus que les discussions entre le Royaume-Uni et l’île Maurice sur la restitution de l’archipel des Chagos (57 îles) a débouché sur un accord le 3 octobre 2024, après un demi-siècle de litiges. Le président malgache Andry Rajoelina ne s’y est pas trompé en invitant les autorités françaises à faire de même (cf interview au Figaro datée du 11 octobre 2024).
À suivre …
[1] Le blocage du canal de Suez pendant six jours en mars 2021 ou la menace que fait peser la rébellion houthi sur son fonctionnement continuent de rappeler l’importance de l’ancienne route du Cap.
[1] L’Union soviétique recherche des points d’appui pour permettre à sa marine de guerre d’étendre son influence politique en direction des mers chaudes (on a parlé à l’époque de « chasse aux îles ») et la poussée des pays du bloc de l’Est se fait sentir tout au long des années 1970 : Madagascar, l’Éthiopie, le Mozambique, la Somalie ou la Tanzanie se sont rapprochés de l’URSS ou de la Chine. La marine soviétique se voit octroyer des facilités de relâche dans certains ports, qu’il s’agisse de l’île Maurice, de Socotra (Yémen) ou de Zanzibar, où son influence économique et politique apparaît grandissante.
[1] Il s’agit pour eux, à la veille de l’allègement de leur dispositif au Vietnam, d’organiser des positions de repli leur permettant de sauvegarder leurs intérêts dans cette partie du monde.
[1] En janvier 2014, un équipage de quinze Malgaches parvient même à débarquer sur Juan de Nova avant d’être rejeté à la mer. Quelques semaines plus tard, le 29 mars, cinq navires et 112 pêcheurs font irruption dans le lagon de Juan de Nova avant d’être arraisonnés par la frégate Nivôse appuyée par le détachement du 2e RPIMa, avec près d’une tonne d’holothuries saisies et rejetées à la mer.
[1] Le Mozambique fait face depuis octobre 2017 à de violentes attaques de la part d’un groupe militant islamiste appelé Ahlu Sunna Wal-Jamaa (les gens de la tradition du Prophète et du Consensus).
[1] Olivier Vallée, « Le canal du Mozambique : un espace géocritique », Le Grand Continent, 15 avril 2021, https://legrandcontinent.eu/fr/2021/04/15/le-canal-du-mozambique-un-espace-geocritique/
[i] Le blocage du canal de Suez pendant six jours en mars 2021 ou la menace que fait peser la rébellion houthi sur son fonctionnement continuent de rappeler l’importance de l’ancienne route du Cap.
[ii] L’Union soviétique recherche des points d’appui pour permettre à sa marine de guerre d’étendre son influence politique en direction des mers chaudes (on a parlé à l’époque de « chasse aux îles ») et la poussée des pays du bloc de l’Est se fait sentir tout au long des années 1970 : Madagascar, l’Éthiopie, le Mozambique, la Somalie ou la Tanzanie se sont rapprochés de l’URSS ou de la Chine. La marine soviétique se voit octroyer des facilités de relâche dans certains ports, qu’il s’agisse de l’île Maurice, de Socotra (Yémen) ou de Zanzibar, où son influence économique et politique apparaît grandissante.
[iii] Il s’agit pour eux, à la veille de l’allègement de leur dispositif au Vietnam, d’organiser des positions de repli leur permettant de sauvegarder leurs intérêts dans cette partie du monde.
[iv] En janvier 2014, un équipage de quinze Malgaches parvient même à débarquer sur Juan de Nova avant d’être rejeté à la mer. Quelques semaines plus tard, le 29 mars, cinq navires et 112 pêcheurs font irruption dans le lagon de Juan de Nova avant d’être arraisonnés par la frégate Nivôse appuyée par le détachement du 2e RPIMa, avec près d’une tonne d’holothuries saisies et rejetées à la mer.
[v] Le Mozambique fait face depuis octobre 2017 à de violentes attaques de la part d’un groupe militant islamiste appelé Ahlu Sunna Wal-Jamaa (les gens de la tradition du Prophète et du Consensus).
[vi] Olivier Vallée, « Le canal du Mozambique : un espace géocritique », Le Grand Continent, 15 avril 2021, https://legrandcontinent.eu/fr/2021/04/15/le-canal-du-mozambique-un-espace-geocritique/
(*) Paul Villatouxest docteur en histoire des relations internationales et habilité à diriger des recherches. Il est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages et de plusieurs centaines d’études, d’articles et de communications sur l’histoire militaire et le monde contemporain. Il est par ailleurs rédacteur en chef des magazine Gazette des Armes et Action et responsable éditorial des éditions Mémorabilia.
Suite et fin de l’étude proposée sur l’espace indopacifique spécifique que constituent les îles Eparses.
La dimension diplomatique et militaire
Pour autant, la question du litige territorial est loin d’être réglée, les îles Éparses comme Mayotte n’étant pas inclus dans le champ de coopération de la COI. Celle-ci renvoie à la période du processus de décolonisation de Madagascar en 1960. À la veille de la prise d’indépendance de la Grande Île, le gouvernement français décide, par le biais d’un simple décret daté du 1er avril 1960, de détacher en toute discrétion les îles Éparses administrativement afin de les placer sous l’autorité du ministre des DOM-TOM, le préfet de La Réunion étant chargé de les administrer. Leur statut est alors incertain, en marge du cadre institutionnel français, ces îles étant considérées comme des domaines privés de l’État à l’accès réglementé. Laissée longtemps dans l’ignorance, la jeune République malgache s’insurge dès les années 1960 contre ce qu’elle considère comme une mesure de captation unilatérale ne respectant pas les frontières héritées de la colonisation. Toutefois, c’est en 1973, au moment du retrait français de Madagascar, que la contestation des autorités malgaches issues de la révolution de mai 1972 se fait plus vigoureuse sous l’impulsion de Didier Ratsiraka qui s’attache à faire amorcer un virage progressiste à la Grande Île. La tension à propos de ces îles monte brusquement d’un cran en novembre 1973, en plein choc pétrolier et quelques semaines après la fin de la guerre du Kippour. Convaincu de l’imminence d’un coup de force malgache sur les îles Glorieuses, le gouvernement français décide la mise en place de garnisons militaires d’une quinzaine de parachutistes et de légionnaires des Forces armées de la zone sud de l’océan Indien (FAZSOI) assistés d’un gendarme sur les 3 îles d’Europa, de Juan de Nova et des Glorieuses. Ces détachements sont relevés tous les 45 jours suivant un processus logistique relativement lourd : situées à 1 800 km de La Réunion, les îles reçoivent un certain nombre d’aménagements nécessaires à leur ravitaillement (piste d’atterrissage, bâtiments de vie et d’entrepôt, citernes…). Ce dispositif de nature essentiellement dissuasif est complété par le déploiement régulier de moyens maritimes dans la zone du canal de Mozambique, notamment dans le cadre de la surveillance et du contrôle du trafic maritime sur la route du Cap, chapeauté par un commandement opérationnel sous les ordres d’un amiral commandant la zone de l’océan Indien.
Or, si sur le plan militaire la tension s’apaise quelque peu au fil des ans, même si le survol de la Grande Île reste interdit aux avions de l’armée de l’Air, le contentieux franco-malgache se joue, à partir de la fin des années 1970, sur le terrain diplomatique. L’objectif d’Antananarivo est de porter le litige sur la scène internationale et de faire condamner la France qui subit coup sur coup deux revers diplomatiques en décembre 1979 et décembre 1980 par le biais du vote de deux résolutions de l’ONU invitant « le gouvernement français à entamer sans plus tarder des négociations avec le gouvernement malgache en vue de la réintégration des îles ». C’est incontestablement au cours de la décennie 1979-1989 que le différend franco-malgache sur les îles Éparses connaît son apogée, d’autant que l’exemple de la crise des Malouines au printemps 1982 incite naturellement à la vigilance. Pour autant, la fin de la guerre froide et la reprise des relations militaires franco-malgaches au début des années 1990 permettent aux forces armées des deux pays d’entamer une période de coopération fructueuse qui se concrétise rapidement par l’organisation d’exercices bilatéraux et un très actif programme d’assistance militaire. Des projets de cogestion sur les îles sont même initiés dès 1999 par le président Chirac, mais ne déboucheront jamais sur des mesures concrètes.
À dire vrai, à cette date, la question de la souveraineté des îles Éparses semble avoir perdu une grande partie de sa pertinence, alors même que, côté malgache, les problèmes de politique intérieure de la première moitié des années 1990 – crise institutionnelle, économie sinistrée, autosuffisance alimentaire non assurée, déforestation accélérée – font passer au second plan le traitement de ce dossier. Du côté français, ce climat de détente se traduit par l’automatisation progressive des stations de la météorologie nationale, entre avril 1999 et septembre 2001 et même une velléité de retrait des détachements militaires en 2009. Le projet s’inscrit ainsi dans un continuum de décisions dont l’une des plus spectaculaires est le rattachement – en 2 temps 2005 puis 2007 – des îles Éparses aux Terres australes et antarctiques françaises (TAAF) en tant que 5e district de cette entité, permettant de leur conférer un statut officiel et définitif.
Plusieurs facteurs vont pourtant bousculer le schéma apaisé qui se dessine à la fin des années 2000. Le premier est avant tout opérationnel dans la mesure où une menace nouvelle fait brusquement son apparition dans la zone du canal de Mozambique : la lutte contre la piraterie – essentiellement somalienne – autour de la Corne de l’Afrique, est en passe de provoquer une déstabilisation de la région. Entreprise en 2008, l’opération militaire maritime européenne « Atalante » dans le golfe d’Aden a pour effet indirect de repousser les pirates dans le sud de l’océan Indien. Aperçus non loin des Seychelles, des groupes de pirates sont même repérés dans les parages de l’archipel des Glorieuses en septembre 2009. Cette menace d’une possible installation de base aérienne par les pirates somaliens n’incite naturellement pas à initier un processus de désengagement. En outre, le canal de Mozambique est de plus en plus en proie à des trafics illicites en tous genres, notamment de drogue : « Le canal du Mozambique fait partie de la route sud de l’héroïne qui relie les zones de production afghanes à l’Afrique australe ». Il en est de même pour la pêche illégale, notamment de concombres de mer, qui attire de nombreuses embarcations agissant pour des commanditaires asiatiques dont certaines n’hésitent pas parfois à narguer les détachements militaires qui ont été dotés de Zodiac pour intervenir au-delà des littoraux afin de lutter plus efficacement contre ce fléau[i].
Zone concurrentielle, le canal de Mozambique demeure enfin un espace profondément instable. La menace djihadiste, avec la montée de l’islamisme dans les pays d’Afrique de l’Est et notamment au Mozambique depuis 2017[ii], constitue ainsi un risque majeur de déstabilisation régionale. La présence militaire française sur les îles Éparses, de par son ancienneté et sa remarquable continuité, apparaît à cet égard comme l’un des rares facteurs de stabilité au sein d’un espace « fragmenté dans son intériorité par les îles qui en font un puzzle de souverainetés » et « écartelé entre plusieurs aires d’influence, politiques, culturelles et marchandes »[iii]. Il est ainsi symptomatique de constater que ce sont précisément les orces des FAZSOI, chargées de se relayer sur les Éparses depuis près de 50 ans, qui, en mars 2021, ont été mis en alerte dans le cadre d’une intervention sur le Mozambique voisin, en proie à une insurrection islamique menée par le groupe Al-Shabab (lié à l’État islamique) dans la province de Cabo Delgado. L’intervention est finalement annulée au dernier moment. Un an plus tard, une équipe de cette même unité est finalement projetée au Mozambique dans le cadre d’un déploiement original mêlant engagement opérationnel et formation des forces militaires locales à la lutte anti-terroriste. Annick Girardin, alors ministre de la Mer, ne s’en est pas cachée : les 300 millions d’euros versés au titre de la coopération bilatérale avec le Mozambique vont « permettre de protéger les îles Éparses et les intérêts de notre pays dans le canal ».
Enfin, dernier facteur important dans la décision du maintien des détachements militaires, la crise politique que connaît la Grande Île en 2009 provoque une forte rancœur à l’égard de la France et ravive les vieux souvenirs de la « Françafrique ». La question des îles Éparses devient un thème important de la politique intérieure malgache, sa médiatisation étant en partie assurée sur les réseaux sociaux et par le biais de la diaspora malgache à l’étranger. Or, sans aucun doute, ce retour du « refoulé » sur les Éparses n’est-il pas étranger aux nouvelles convoitises économiques qui se manifestent. Les revendications malgaches pour la restitution des îles Éparses sont d’autant plus vigoureuses que s’affirment d’autant plus que les discussions entre le Royaume-Uni et l’île Maurice sur la restitution de l’archipel des Chagos (57 îles) a débouché sur un accord le 3 octobre 2024, après un demi-siècle de litiges. Le président malgache Andry Rajoelina ne s’y est pas trompé en invitant les autorités françaises à faire de même dans une interview au Figaro datée du 11 octobre 2024.
La dimension économique
Avouons-le d’emblée : le facteur économique compte pour très peu dans l’intérêt que suscitent à l’origine les petites îles du canal de Mozambique. Tout bascule au début des années 1970 grâce à l’émergence du nouveau droit de la mer en lien avec la notion de « zone économique exclusive ». Celle-ci repose sur la possibilité de tirer profit des ressources naturelles de toutes sortes dans les eaux et le sous-sol entourant les littoraux sur une zone pouvant s’étendre jusqu’à 200 milles nautiques (environ 370 km). Cette zone est évidemment sans rapport avec la superficie terrestre d’une île et prend une importance qui ne fait que croître à mesure que cette île est éloignée d’autres rivages. C’est précisément suivant ce principe que la France institue des ZEE au large des côtes de chacune des îles Éparses en février 1978. Ces délimitations, aussitôt contestées par Madagascar et donc non officiellement reconnues sur le plan international[iv], offrent ainsi à la France un peu plus 360 000 km² pour seulement 42 km² de terres émergées[v], soit près de la moitié de la surface du canal si l’on ajoute Mayotte (74 000 km²).
Cette initiative ouvre alors de nouvelles perspectives aux autorités françaises sur le plan économique :
Celle de faire de ces îles des sentinelles avancées sur la « route du pétrole » en s’offrant même la possibilité d’interdire de passage certains navires (à condition de disposer et d’investir en moyens adéquats en matière de surveillance aéronavale). Pour l’heure, dans l’attente de l’arrivée des nouveaux patrouilleurs outre-mer (POM) de 1 300 tonnes en 2025, deux frégates de surveillance et un patrouilleur basés à La Réunion et le détachement encore insuffisant d’un Falcon 50M sont les principaux moyens déployés, trop limités compte tenu de l’immensité de la zone à couvrir.
-Celle de délivrer à des navires français, mais aussi étrangers des licences pour exploiter les ressources halieutiques dans la zone dont on estime, à la fin des années 1970, qu’elle permettrait la pêche d’environ 40 000 tonnes de thon par an. Des licences ont ainsi été accordées au coup par coup à des flottilles japonaises dès 1979, principalement pour des raisons politiques : la reconnaissance implicite d’une grande puissance industrielle de la souveraineté française sur les îlots du canal de Mozambique. En réalité, il n’en reste pas moins que, sur un plan strictement économique, les retombées de l’exploitation de la ressource halieutique demeurent toujours modestes pour différentes raisons parmi lesquelles l’éloignement des installations frigorifiques du port de la Pointe des Galets à La Réunion de la zone de pêche. Une relance de l’activité a cependant été entamée dans la seconde moitié des années 2000 grâce à l’expertise des TAAF, mais suivant un modèle exemplaire de « pêche durable et raisonnée »[vi]. Un modèle qui se veut au fond l’exact contraire de ce qui est aujourd’hui pratiqué dans le canal de Mozambique où la surpêche risque prochainement de mettre en péril le renouvellement des stocks, notamment de thons pour lesquels la demande mondiale est en constante augmentation. Le Mozambique et Madagascar accueillent ainsi chaque année un nombre croissant de navires chinois qui, face à l’épuisement relatif des stocks de poissons près des côtes chinoises, n’hésitent plus désormais à réaliser des campagnes prolongées dans le canal de Mozambique, ce qui motive en partie le soutien de Pékin aux revendications de Madagascar sur les îles Éparses[vii]. L’épuisement des stocks dans le canal du Mozambique, notamment des grands migrateurs comme les thons, risque en effet d’accentuer à l’avenir la pression de pêche illégale dans les ZEE françaises.
Enfin, parmi les perspectives nouvelles, la plus prometteuse reste bien évidemment la possibilité d’exploiter le sous-sol marin des ZEE des îles Éparses, potentiellement riche en hydrocarbure (gaz et pétrole) et en nodules polymétalliques (hydroxydes de fer et de manganèse).
Ce dernier aspect est celui qui attire aujourd’hui les plus grandes convoitises dans le canal de Mozambique. C’est ainsi que des gisements offshores ont été découverts entre 2010 et 2013 au large du Mozambique, suscitant l’intérêt des grands groupes pétroliers et gaziers mondiaux, dont Total Energies. C’est d’ailleurs le groupe français qui assure la mise en œuvre du projet d’exploitation de gaz à Cabo Delgado, au nord du Mozambique malgré une situation sécuritaire très dégradée du fait de l’insurrection islamiste en cours. Les réserves seraient estimées à plus de 500 milliards de mètres cubes de gaz et entre 6 milliards et 12 milliards de barils de pétrole, attisant les convoitises chinoises, mais aussi russes. Les Chinois, dont 80 % des importations énergétiques transitent par l’océan Indien et pour lesquels le canal de Mozambique est le prolongement naturel de la « route maritime de la soie », ont tissé des liens économiques importants avec certains États riverains, au premier rang desquels le Mozambique[viii] et surtout Madagascar[ix], qui abrite une diaspora chinoise qui s’élève à 100 000 personnes, et dont elle est devenue le premier partenaire commercial. Elle finance ainsi des infrastructures, notamment portuaires et militaires suivant une approche de type « collier de perles », tout en développant une habile politique d’influence grâce à un activisme diplomatique très actif et une offre de coopération institutionnelle dans des domaines aussi divers que la santé, éducation, agriculture, culture, sécurité, etc. La Russie enfin mène avec doigté, depuis plusieurs années, une politique d’influence ciblée, notamment en direction de Madagascar, en lui apportant son soutien sur le dossier des îles Éparses en 2015 puis en 2022. Ces formes d’ingérence ciblées vont de pair avec un sentiment diffus de déclassement de la France, savamment entretenu par les réseaux d’influence russes, au cœur d’une région faisant pourtant partie de la sphère d’influence traditionnelle de Paris. Couvrant par sa ZEE près de la moitié de la superficie totale du canal, la France apparait comme l’un des principaux bénéficiaires potentiels de la manne pétrolière et gazière dans la zone. En décembre 2008, des licences d’exploration offshore au large de Juan de Nova sont même accordées à des entreprises pétrolières tandis que deux autres demandes de permis de recherches de mines d’hydrocarbures liquides ou gazeux sont déposées pour la ZEE d’Europa. Les premières campagnes de forages exploratoires sont lancées entre décembre 2012 et mars 2013, les licences étant prolongées en décembre 2015 puis en 2018. Toutefois, en février 2020, le programme, sur lequel subsistent de nombreuses incertitudes (existence, profondeur des gisements), a été brusquement abandonné dans le cadre de la mise en application de la loi du 30 décembre 2017, mettant « fin à la recherche ainsi qu’à l’exploitation des hydrocarbures ».
Cette décision – et c’est ainsi que nous conclurons – répond officiellement à la volonté française de sanctuariser les îles Éparses pour les consacrer à la recherche scientifique ainsi qu’à la préservation de l’environnement et de la biodiversité[x]. Alors même qu’une partie de ces îles bénéficie depuis 2021 d’un classement en réserve nationale naturelle avec l’ambition, à terme, de l’étendre à l’ensemble du district, les autorités françaises s’appuient désormais sur « un droit environnemental » pour justifier de leur occupation. Lors de sa visite aux Glorieuses en 2019 (la première d’un président de la République), le président Macron avait ébauché à cet égard un discours consistant à conférer à la France, sur ces îlots, une forme de devoir vis-à-vis du reste du monde : « On n’est pas là pour s’amuser, mais pour bâtir l’avenir de la planète. » Ce narratif s’inscrit ainsi dans un véritable processus de « Soft Power », fondé sur les principes de développement durable et de gestion raisonnée des ressources halieutiques. Les îles Éparses constituent aujourd’hui l’une des clés de voûte de ce modèle, au cœur d’un espace qui cumule les fragilités et les vulnérabilités, qu’il s’agisse des trafics, de la surpêche, des tensions géopolitiques et sécuritaires ou des convoitises en matière de ressources énergétiques. De par son ancienneté et sa remarquable continuité, la présence française apparaît à cet égard comme l’un des rares facteurs de stabilité au sein d’un espace « fragmenté » par les îles « qui en font un puzzle de souverainetés » et « écartelé entre plusieurs aires d’influence, politiques, culturelles et marchandes »[xi]. Le risque est évidemment celui de l’isolement, d’où la nécessité d’inscrire son discours à destination des autres puissances régionales et territoires insulaires dans une volonté de multiplier les efforts multilatéraux. Le récent projet franco-malgache de réhabilitation de l’ancien port stratégique de Diego-Suarez, au nord du canal de Mozambique, participe de cet effort.
Cette ambition implique donc le maintien d’une contribution appréciable à la stabilité stratégique de la région et, au-delà de son soft power, ce sont avant tout ses capacités militaires qui font de la France encore aujourd’hui un acteur majeur dans le sud de l’océan Indien. Les îles Éparses conservent ainsi leur présence militaire et continuent donc à jouer le rôle de points d’appui au cœur du canal de Mozambique dans le cadre d’un maillage régional permettant à la France de projeter des unités lorsque cela lui paraît nécessaire dans le cadre de crises régionales.
[i] En janvier 2014, un équipage de quinze Malgaches parvient même à débarquer sur Juan de Nova avant d’être rejeté à la mer. Quelques semaines plus tard, le 29 mars, cinq navires et 112 pêcheurs font irruption dans le lagon de Juan de Nova avant d’être arraisonnés par la frégate Nivôse appuyée par le détachement du 2e RPIMa, avec près d’une tonne d’holothuries saisies et rejetées à la mer.
[ii] Le Mozambique fait face depuis octobre 2017 à de violentes attaques de la part d’un groupe militant islamiste appelé Ahlu Sunna Wal-Jamaa (les gens de la tradition du Prophète et du Consensus).
[iv] Notons que le seul accord passé par la France pour sa ZEE des îles Éparses est celui du 19 février 2001 avec les Seychelles relatif à la délimitation de la frontière maritime de la zone économique exclusive et du plateau continental entre les îles Glorieuses et du Lys et les îles d’Assomption et Astove. Précisons cependant que l’Union européenne a conclu en 2001 un accord de pêche avec Madagascar précisant les limites de la « zone de pêche malgache » qui prend en considération les zones sous juridiction française du canal de Mozambique et de Tromelin, avec toutefois quelques légers chevauchements entre la ligne d’équidistance figurant sur les cartes françaises et cette zone de pêche.
[v] Bassas da India (123 700 km²) + Europa (127 300 km²) + Juan de Nova (61 050 km²) + Glorieuses (48 350 km²) = 360 400 km². 3,27 % des 11 millions de km² de ZEE française.
[vi] Pour la campagne 2020-2021, 18 thoniers senneurs ont été autorisés à pêcher dans ces ZEE, auxquels s’ajoutent trois palangriers français et 6 navires auxiliaires.
[vii] Dans ses « scénarios noirs de l’armée française » élaborés en mars 2023, l’hebdomadaire L’Express imagine la possibilité d’un coup de force sur les îles Glorieuses en août 2028 par le biais d’un « patrouilleur malgache secondé par une frégate chinoise », en réponse à des « tirs de sommation français » faisant suite à la pénétration dans les eaux de la ZEE des Éparses de navires chinois. « Scénario 3 : Madagascar reprend les îles Éparses », in Clément Daniez, Étienne Girard et Alexandra Saviana, « La guerre est déclarée. Les scénarios noirs de l’armée française », L’Express, n° 3739, 2 mars 2023, p. 23. Ce scénario est par la suite développé sous la forme d’une vidéo mise en ligne le 11 août 2023 : https://www.youtube.com/watch?v=6lg0FDAFsaM&t=213s
[viii] On évalue les créances chinoises du Mozambique à environ 2,2 milliards de dollars, soit près de 15 % de la dette extérieure du pays. Voir : « Le canal du Mozambique : luttes d’influence pour un passage stratégique en devenir », Brèves Marines, n° 246, Centre d’études stratégiques de la Marine (CESM).
[ix] En 2017, la France, troisième fournisseur de la Grande Île, a vu sa part de marché diminuer (6,4 % contre 6,9 % en 2016). Elle est devancée par l’Inde (9,3 %) et reste loin derrière la Chine (18,6 %). Tristan Coloma et Quentin René François Ygorra, Le canal du Mozambique : un espace de compétition crisogène, Notes de l’Ifri, Ifri, juin 2022, p. 27.
[x] D’autres facteurs ont pu jouer, parmi lesquels le risque d’instabilité juridique lié à la contestation non résolue du litige territorial avec Madagascar. Le chercheur magache Johary Ravaloson pointe ainsi le fait que ces investissements, « situés dans un territoire contesté, étaient menacés, d’une part, par les risques de face à face des souverainetés pouvant produire des black swans [effets de surprise] issus de la concurrence de permis, à l’instar de ceux délivrés pour la pêche dans la zone Tromelin et, d’autre part, par la prise en compte d’intérêts jusque-là négligés du droit des investissements internationaux, comme ceux de l’environnement mais également des communautés locales. Les sociétés américaines South Atlantic Petroleum et Marex Petroleum détentrices de permis français d’exploitation auraient pu être acculées devant une juridiction américaine, par exemple, pour atteinte aux intérêts d’une communauté locale, les pêcheurs nomades Vezo qui fréquentent traditionnellement la zone. La Cour Suprême des États Unis reconnaît en effet une voie de recours aux étrangers pour obtenir réparation des préjudices subis à cause de la conduite des entreprises américaines contraire au droit international, coutumier ou conventionnel, où que celles ci se trouvent ; sans que cela soit nécessaire de se prononcer sur une quelconque souveraineté. »
(*) Paul Villatouxest docteur en histoire des relations internationales et habilité à diriger des recherches. Il est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages et de plusieurs centaines d’études, d’articles et de communications sur l’histoire militaire et le monde contemporain. Il est par ailleurs rédacteur en chef des magazine Gazette des Armes et Action et responsable éditorial des éditions Mémorabilia.
Face à Poutine et après Trump, européaniser la dissuasion française ?
Perspectives sur l’actualité Guerre
La guerre d’Ukraine a ouvert un nouveau contexte stratégique et établi un nouveau modèle pour les conflits d’agression que la Russie pourrait mener à l’avenir face à l’espace européen.
Alors que l’Europe se prépare à entrer dans la deuxième ère Trump, la France doit trouver les moyens d’éviter à la fois la guerre et la soumission.
La guerre d’Ukraine, par sa durée et l’ampleur des pertes que subissent les belligérants, marque le retour en Europe des conflits conjuguant ampleur et durée, destructions matérielles et pertes humaines avec, pour un des deux belligérants, un enjeu de survie nationale. Alors que la nation ukrainienne lutte pour son existence face à l’agression russe, la France semble doublement à l’abri d’un tel risque.
D’une part grâce à sa situation « d’île stratégique » qui la voit en paix durable et confraternelle avec l’ensemble du continent européen, ce qui lui confère une profondeur stratégique historiquement inédite. D’autre part, grâce à sa dissuasion nucléaire nationale autonome qui la prémunit contre tout anéantissement ou chantage nucléaire. Pour autant, la France est profondément impliquée dans la défense de cet espace européen au sein duquel elle vit une communauté de valeur et de destin avec ses voisins, partenaires et alliés. Mais dans ce contexte, la dissuasion nationale autonome n’est pas une panacée, et le contexte du retour durable d’une Russie agressive et expansionniste crée de nouvelles situations à risque que son modèle de forces actuel ne permettrait pas toujours d’affronter. Notamment en raison de la prolongation potentielle des crises, mais aussi d’un ordre international bien moins binaire et plus économiquement complexe que dans les années de la Guerre froide.
Si les dirigeants français admettent volontiers à travers leurs déclarations depuis les années 1970 qu’une part des « intérêts vitaux » du pays se situe en Europe, force est de constater que la France serait bien incapable, dans le format actuel, d’européaniser sa dissuasion de manière crédible et efficace pour s’ériger en protectrice de dernier ressort de l’intégrité de l’espace européen. Surtout dans un contexte conjuguant crise conflictuelle longue, escalade lente et doutes sur l’engagement américain : trois hypothèses probables à court ou moyen terme. La conséquence est qu’il faut sans doute admettre que les intérêts de la France en Europe ne sont pas « à ce point vitaux » pour que celle-ci puisse offrir une garantie de sécurité avec son seul arsenal nucléaire actuel — qui la verrait prête à « risquer Paris pour Vilnius ».
Il faut donc l’admettre, l’hypothèse d’un conflit conventionnel existe face à la Russie, dont l’escalade pourrait et devrait être maîtrisée. Il faudrait ainsi pouvoir mener celle-ci dans la durée, en coalition, avec l’appui de forces nucléaires françaises « différentes » pour un meilleur épaulement avec les forces conventionnelles. Un point de vue, pour l’heure, résolument hérétique, mais qui découle d’une modification profonde du contexte stratégique.
Une dissuasion française historiquement cohérente
Les fondements de la dissuasion nucléaire française, de la doctrine aux composantes et moyens, reposent en grande partie sur le traumatisme de juin 1940 et servirent son édification pendant la guerre froide, comme une continuité de « l’esprit de résistance » 1. Il s’agissait — et c’est toujours le cas — alors d’éviter le retour d’une situation menaçant la survie même de la France en tant que nation, sans avoir à dépendre du bon vouloir d’un allié anglo-saxon, ni devoir revivre les épouvantables sacrifices humains et matériels des conflits mondiaux. L’arme nucléaire, de par sa puissance, apporta à la fois la menace la plus totale et la solution la plus radicale à l’enjeu central de la défense nationale : survivre en tant que nation 2. La défaite de Dien Bien Phu en 1954 et la crise de Suez en 1956 confirmèrent du point de vue de Paris le caractère à minima aléatoire de l’alliance américaine et la nécessaire indépendance absolue des moyens d’assurer la survie nationale 3.
L’hypothèse d’un conflit conventionnel existe face à la Russie.
Stéphane Audrand
Avec le développement d’un arsenal crédible, doté de composantes variées, d’une capacité de frappe en second et d’un volume suffisant pour infliger des « dommages inacceptables » à toute puissance quelle que soit sa taille et sa profondeur stratégique, la France se dota d’une « assurance vie » autonome. Celle-ci protège son territoire national et sa population d’une élimination brutale, sans discontinuer depuis 1964 (première prise d’alerte des FAS) et de manière très robuste depuis 1972 (première patrouille de SNLE). Sur le plan doctrinal, une pensée française riche et complexe, incarnée par les généraux Ailleret, Beaufre, Gallois et Poirier, permit de jeter les fondements d’une dissuasion nucléaire autonome, « tous azimuts », strictement défensive — seule justification de l’arme atomique nationale. Une dissuasion centrale dans le modèle des forces militaires françaises, ce que synthétisa pour le grand public le premier Livre blanc de 1972 4.
Pour la France, depuis plus de 50 ans, l’hypothèse d’un conflit majeur en Europe est systématiquement liée à un dialogue dissuasif s’appuyant sur l’arme nucléaire nationale. Face à la nécessité de prévenir le contournement « par le bas » de l’arsenal nucléaire, de témoigner de la solidarité de la France envers ses alliés et de pouvoir justifier, le cas échéant aux yeux du monde, de l’opinion française, et de l’adversaire l’ascension aux extrêmes nucléaires, la France avait articulé à partir des années 1970 son corps de bataille en Allemagne autour de l’idée que son engagement forcerait « l’ennemi » (forcément soviétique mais sans le nommer) à « dévoiler ses intentions » 5. Il s’agissait de faire face à toutes les hypothèses de crise, depuis l’option extrême d’un assaut massif du Pacte de Varsovie sur l’Europe occidentale jusqu’aux hypothèses d’attaques limitées aux frontières de l’OTAN (prise de gage territorial), ou d’une opération de contournement de la lutte armée par l’URSS qui ressemblerait au « coup de Prague » de 1968.
L’engagement hors de France du corps de bataille français composé d’appelés du contingent était alors la manifestation tangible de la détermination politique de Paris ainsi que la justification possible du recours à l’arme nucléaire « tactique », non dans une optique de bataille devant être gagnée, mais plutôt de signalement que la France, après avertissement, serait prête à toutes les options, y compris les plus extrêmes. À aucun moment il ne s’agissait dans l’esprit de « gagner » militairement contre le Pacte de Varsovie, ni même de « durer » en conflit, mais plutôt de restaurer, in extremis, un dialogue politique au bord du gouffre, en assumant le fait de contribuer si nécessaire à l’escalade pour ne pas laisser s’installer un conflit d’usure, destructeur, qui ramènerait les souvenirs de Verdun à l’ombre d’Hiroshima. Le choc avec la superpuissance soviétique ne pouvant déboucher sur une victoire conventionnelle à un prix acceptable, seule la dissuasion apportée par une promesse d’anéantissement mutuel devait pouvoir faire reculer Moscou.
Cet édifice national — doctrinal et capacitaire — qu’est la dissuasion reste, en 2024, d’une surprenante cohérence et globalement d’une saisissante validité. Toutefois, les conditions politiques et militaires « à l’est du Rhin » ont profondément évolué depuis 1991, de même que le modèle des forces de l’armée française, conventionnelles et nucléaires. La dissuasion était devenue après la chute du mur de Berlin réellement « tous azimuts » dans un contexte où aucune puissance hostile ne menaçait réellement la France et où l’hypothèse d’une attaque par armes de destruction massive était réduite à la lubie plus ou moins rationnelle du dirigeant d’un petit État « voyou » ou d’une organisation terroriste. Cet apaisement du contexte stratégique, propice au désarmement et à la maîtrise des armements, a contribué à ramener le format de l’arsenal nucléaire français à un étiage, strictement suffisant pour maintenir une capacité crédible permanente et constituer une assurance vie face à l’impensable, tout en maintenant pour l’avenir des savoir-faire et des capacités (notamment humaines) qui pourraient se perdre en un an, mais mettent trente ans à être (re)créées.
En parallèle, le succès du projet européen a fait de la France une « île stratégique ». Alors que le corps de bataille français se justifiait par la présence de milliers de chars du Pacte de Varsovie à quelques centaines de kilomètres des frontières françaises, l’adhésion à l’OTAN et à l’Union européenne des anciens pays vassaux de Moscou, leur émancipation démocratique et leur adhésion à un espace européen uni et étroitement intriqué sur le plan économique et culturel, a donné à la France une profondeur stratégique importante au sein d’un espace pacifié qui ne semblait plus menacé par la Russie. Cette évolution très favorable a pleinement justifié les « dividendes de la paix », la professionnalisation des forces françaises, la réduction de leur format, leur transformation expéditionnaire, l’abandon de l’idée de corps de bataille en Europe et, plus largement, de défense territoriale. Elle a aussi justifié le renoncement aux forces nucléaires tactiques qui assuraient le « tuilage » entre l’engagement du corps de bataille et l’ascension au seuil thermonucléaire. Tout cela était cohérent et adapté au contexte, et ne remettait pas en cause les équilibres de la dissuasion — jusqu’en 2022.
La France pouvait sereinement maintenir un arsenal pour sa seule défense, régulièrement professer publiquement le caractère européen de ses intérêts vitaux 6 et douter, à l’occasion, de la sincérité de l’engagement américain en Europe. Sans avoir pour autant à s’interroger réellement sur les scénarios possibles qui pourraient la voir s’engager concrètement au profit de ses voisins d’Europe centrale et orientale avec sa dissuasion en cas de défaut américain, ni investir dans des capacités conventionnelles d’ampleur pour les épauler le cas échéant. La menace était objectivement faible et l’allié américain toujours présent et en apparence fiable pour se contenter d’une rhétorique théorique. Or l’agression de l’Ukraine que mène la Russie depuis 2014 et qu’elle a choisi de transformer en conflit majeur depuis février 2022 illustre les nouvelles formes que pourrait prendre une agression russe contre une partie des alliés et partenaires européens de la France. Une agression qui pourrait prendre en défaut un modèle français pensé pour des crises « courtes, fortes et proches ».
Un modèle pensé pour les « crises courtes, fortes et proches »
L’hypothèse centrale commune à tous les scénarios de la guerre froide était celle d’une crise courte. L’idée que le choc avec le Pacte de Varsovie ne durerait pas était absolument centrale. Elle se fondait sur la préparation des deux camps, sur l’ampleur de leurs moyens militaires nucléaires et conventionnels et sur le caractère idéologique de leur opposition. Pour la France, la menace était très proche. Les plans soviétiques situaient la frontière française à moins de dix jours de combat 7. Dans ces conditions, en cas d’attaque surprise appuyée par des frappes nucléaires tactiques, toute mobilisation nationale était illusoire et le « rouleau compresseur » soviétique ne pourrait que difficilement être freiné. Méfiants envers la crédibilité de l’hypothèse de représailles nucléaires américaines, les Français avaient taillé leur dispositif après leur retrait du commandement intégré de l’OTAN pour que les forces françaises de bataille soient toutes entières déployées en Allemagne et soient à la fois la seule unité de réserve de l’Alliance et le seul rempart « conventionnel » du pays, avec comme but de manœuvre l’ambition non de vaincre, mais de tester la détermination de l’ennemi 8.
L’agression de l’Ukraine que mène la Russie depuis 2014 et qu’elle a choisi de transformer en conflit majeur depuis février 2022 illustre les nouvelles formes que pourrait prendre une agression russe contre une partie des alliés et partenaires européens de la France.
Stéphane Audrand
Que cette force soit détruite ou malmenée, à quelques centaines de kilomètres au plus de Paris, impliquait que la France serait, très rapidement, en situation de menace existentielle, sinon d’anéantissement au moins d’invasion sur fond de bataille nucléaire tactique. Dans ces conditions, centrer l’hypothèse principale de la défense nationale sur la dissuasion thermonucléaire au bord du gouffre faisait parfaitement sens, et l’autonomie de la dissuasion française en renforçait encore la crédibilité, face aux alliés comme face aux adversaires. Le reste de l’OTAN, pour sa part, était préoccupé par deux risques antagonistes : d’une part, l’invasion en bonne et due forme de l’Europe occidentale, et d’autre part la prise de gages limités, le « Hamburg grab » 9. Une telle hypothèse aurait pu voir l’URSS saisir des « tranches de salami » ou des « feuilles d’artichaut » selon les théoriciens, sous la forme de gages territoriaux limités par une attaque surprise avant de s’enterrer et de demander des négociations, contraignant l’OTAN à « passer pour l’agresseur qui escalade » s’il avait menacé de représailles ou tenté de contre attaquer (un modèle que Vladimir Poutine utilise sous la forme modernisée d’une sanctuarisation agressive10).
Si le risque d’invasion de grande ampleur plaidait pour un dispositif étalé dans la profondeur, celui de la prise de gages limitée, associé aux inquiétudes ouest-allemandes de n’être qu’un champ de bataille sacrificiel, plaidait pour une défense de l’avant, avec le positionnement permanent de toutes les forces de bataille au plus près de la frontière, ne laissant que les forces françaises (qui refusaient la bataille de l’avant) comme seules réserves 11. Américains comme Soviétiques, peu désireux d’avoir à engager un échange nucléaire tactique pouvant déboucher sur une escalade incontrôlable, s’employèrent à trouver, tout au long de la guerre froide, les moyens de retarder le seuil nucléaire le plus longtemps possible, voire de pouvoir l’emporter, au moins dans la bataille d’Europe, par les seules forces conventionnelles.
D’une position centrale d’usage initial dans les années 1950, à l’époque des « représailles massives », les armes nucléaires ne firent que reculer dans l’esprit des belligérants potentiels, pour ne plus être qu’une forme de garantie contre la défaite en rase campagne pour l’OTAN comme le Pacte de Varsovie à la fin des années 1980 12. Le point commun entre les conceptions de l’OTAN et celles de la France restaient l’hypothèse d’une crise courte. Il était alors peu concevable qu’un conflit en Europe dure plus de quelques semaines. La décision devait être emportée par les forces pré-positionnées et par l’afflux rapide des forces de second échelon (venant d’URSS ou d’Amérique du Nord), sans passer par une mobilisation pluriannuelle. Qu’il s’agisse de contrer une attaque menaçant directement ses frontières ou de se porter en soutien de ses alliés, la dissuasion française demeurait la clé de voûte de la stratégie de la France en cas de conflit, capable de neutraliser rapidement toute agression soviétique par une ascension aux extrêmes qui semblait inéluctable si l’adversaire semblait vouloir s’engager de manière résolue, au-delà d’un gage territorial. Une crise « courte, forte et proche » en somme.
La défense de l’espace européen après 2025 : des crises « longues, lointaines, à l’escalade lente »
L’agression russe de l’Ukraine s’inscrit dans une stratégie pluriannuelle de contournement de la lutte armée 13 qui a échoué et s’est transformée, malgré la volonté des stratèges russes, en un conflit ouvert et prolongé. Elle constitue malheureusement sans doute le modèle des conflits d’agression que la Russie pourrait mener à l’avenir face à l’espace européen. Menant initialement une stratégie de déstabilisation par un mélange d’influence, de propagande et d’actions clandestines ciblées (sabotages, assassinats, cyber attaques), la Russie entreprend le « modelage » de sa cible tout en soufflant le chaud et le froid de manière officielle. Il s’agit d’isoler son adversaire, de semer le doute chez ses soutiens éventuels et au sein de son opinion tout en se créant des points d’appui. Le même schéma s’est dégagé en Géorgie ou en Ukraine hier et pourrait se retrouver en Moldavie, en Finlande ou dans les pays Baltes demain.
Selon une mécanique rôdé, la Russie utiliserait ensuite les opportunités que lui offriraient des crises survenant de manière épisodique ( économiques, migratoires, tensions sociales et ethniques, voire crises climatiques) pour accroître la pression de ses attaques hybrides tout en commençant des opérations armées sous faux drapeau (milices, mercenaires, « petits hommes verts »), notamment pour « protéger » les prétendues minorités russes (ou au moins russophones). Face à des États bénéficiant de garanties explicites de sécurité de la part des États-Unis, la Russie tentera de les faire passer pour les agresseurs, recherchera la conciliation éventuelle d’une administration américaine isolationniste ou occupée en Asie ou au Proche-Orient ou reculera de manière provisoire en patronnant des accords de cessez-le-feu tout en professant son désir de paix et en additionnant les demandes plus larges et sans lien direct avec la crise. Si la crise survient dans un espace « intermédiaire » tel que la Biélorussie (à la faveur d’une révolte) ou la Moldavie, l’engagement russe pourrait être plus direct, surtout si les forces ont été régénérées après une pause ou un arrêt du conflit avec l’Ukraine. Bien entendu, tout au long de la crise, la Russie agiterait la menace nucléaire pour peser sur les opinions (et d’abord la sienne), mais sans signalement stratégique particulier vis-à-vis des trois puissances nucléaires occidentales pour ne pas donner aux spécialistes le sentiment qu’elle sort de la « grammaire nucléaire ». Il s’agit de maintenir une forme de « sanctuarisation stratégique agressive » par la parole, à l’ombre de laquelle la Russie a les mains libres sur le plan conventionnel, en comptant sur le fait que la peur du nucléaire des démocraties occidentales tend, à l’heure des réseaux sociaux, à transformer la dissuasion en une théologie de l’inaction des décideurs politiques.
L’agression russe de l’Ukraine s’inscrit dans une stratégie pluriannuelle de contournement de la lutte armée qui a échoué et s’est transformée, malgré la volonté des stratèges russes, en un conflit ouvert et prolongé.
Stéphane Audrand
La crise se prolongeant, elle pourrait déboucher sur des combats ouverts entre les forces d’un pays de l’Union européenne et des unités de l’armée russe, avec ou sans intervention américaine, qui pourraient durer des mois entre déni plausible de la Russie, blocage turc ou hongrois de l’OTAN, polémique sur les réseaux sociaux et atermoiements bruxellois. Pendant le déroulé de cette crise, à aucun moment il ne serait opportun pour la France de faire valoir que l’intégrité du ou des pays menacés constitue un « intérêt vital » pour Paris. Ni l’opinion, ni nos autres alliés, ni la Russie ne jugeraient crédible une menace nucléaire de la part de Paris, qui s’attirerait en outre un feu nourri de critiques en provenance d’une communauté internationale « hors zone OCDE » assez sensible à la question de la retenue dans l’usage, même rhétorique, de l’arme nucléaire.
La crise continuant, en cas de mise en péril de l’intégrité territoriale d’un État de l’Alliance, la question de l’engagement au sol à son profit se poserait. Qu’il se fasse « avec l’OTAN » et sous la justification de l’article 5 du traité de l’Atlantique nord serait le cas le plus favorable, celui que la Russie souhaite éviter : bénéficiant du soutien des forces américaines, de leurs capacités clé de voûte (espace, cyber, C3, dissuasion, guerre électronique), la victoire conventionnelle défensive serait sans doute possible. Encore faudrait-il, pour qu’elle y prenne sa part et tienne ses engagements, que la France soit en capacité de projeter une division de combat, avec ses soutiens, pour de longs mois. L’hypothèse serait alors celle d’une crise qui à défaut d’être proche, serait encore « courte et forte », un conflit dont le risque d’ascension aux extrêmes — s’il ne peut jamais être totalement écarté — pourrait néanmoins être contenu, les dirigeants russes devant comprendre rapidement qu’ils devraient se retirer sous peine de ne pas pouvoir cacher à leur opinion leur défaite face au potentiel de l’Alliance qui leur est très supérieur. Mais ce scénario « OTAN uni » n’est plus (hélas) le seul à considérer. Il est parfaitement possible, au vu de l’évolution de la politique américaine, que les craintes françaises exprimées depuis plus de 70 ans soient finalement fondées, plaçant Paris dans une situation de « victoire morale », mais aussi au pied du mur. Après avoir plaidé pour une défense européenne plus autonome en cas de défaut américain, la France devrait « assumer ».
L’hypothèse d’une Europe qui assume seule la tentative de mise en échec d’une agression russe d’une partie de son espace dans le cadre d’une crise hybride prolongée est un véritable casse-tête. Outre l’aspect diplomatique qui consisterait en la création et surtout au maintien dans la durée d’une coalition de bonnes volontés très dépendantes de l’État, toujours fluctuant, des forces politiques en Europe, il faudrait surtout parvenir sur le plan militaire à assumer un combat potentiellement durable, surtout si la Russie, voyant l’échec (encore) de son contournement de la lutte armée, se décidait à assumer une posture offensive plus transparente après s’être assurée d’un nihil obstat américain. D’un engagement initial de quelques bataillons, la France se retrouverait avec une brigade au bout de quelques semaines, puis une division au bout de quelques mois, au sein d’une coalition hétéroclite pouvant rassembler Britanniques, Belges, Baltes, Polonais, Tchèques, Scandinaves, Canadiens… Mais sans doute sans l’Allemagne, de manière directe, ni la plupart des pays d’Europe occidentale.
Les premiers cercueils des militaires français passant le pont de l’Alma susciteraient une émotion intense, mais on ne va pas au seuil nucléaire pour 10 morts. Ni pour 100. Et pour 1 000 ? Mille morts militaires — professionnels et non conscrits — pour la France serait à la fois immense, mais bien peu au regard de l’histoire ou des hypothèses de la guerre froide, surtout si ce chiffre est atteint au bout de six mois ou un an d’engagement purement conventionnel qui, après quelques mois, n’occuperait plus le devant d’une scène médiatique volatile. Outre le fait que l’armée française serait, au bout de cette année, à la peine pour régénérer un dispositif qui aurait perdu environ 4 000 hommes (avec un ratio de trois blessés pour un tué) et des centaines de véhicules, sa dissuasion pèserait peu dans le conflit : elle se prémunirait contre toute menace nucléaire sur notre territoire national, se sanctuariserait sans doute aussi contre des frappes conventionnelles massives sur la métropole, mais serait peu crédible pour contraindre Moscou… À quoi d’ailleurs ? « Dévoiler ses intentions » ?
Aucun président français ne serait crédible en annonçant à ses adversaires, ses alliés ou le monde qu’il fait de la survie de l’intégrité du territoire estonien une question d’intérêt vitaljustifiant un « ultime avertissement » sous la forme du tir d’une ou plusieurs armes de 300 kilotonnes, rompant un tabou nucléaire vieux de plus de 80 ans. La Russie, en revanche, aurait beau jeu de rappeler, surtout si elle est en situation de défaite sur le champ de bataille, qu’elle dispose de moyens nucléaires tactiques qu’elle pourrait décider d’employer, y compris sur son propre territoire, pour oblitérer bases ou forces adverses de la coalition européenne, tout en maintenant qu’une guerre nucléaire demeure impossible à gagner et doit être évitée.
Les premiers cercueils des militaires français passant le pont de l’Alma susciteraient une émotion intense, mais on ne va pas au seuil nucléaire pour 10 morts. Ni pour 100. Et pour 1000 ?
Stéphane Audrand
Mais même en cas de violation du tabou nucléaire par la Russie sur un champ de bataille qui entraînerait la mort de quelques milliers de militaires européens, serait-il crédible, là encore, d’engager le cœur de la dissuasion dans son format actuel pour contrer cette menace ? La réponse assez candide d’Emmanuel Macron quant à l’absence de réponse nucléaire française à une hypothétique frappe nucléaire russe sur l’Ukraine en 2022 permet au moins d’en douter et, en matière de dissuasion, la volonté du dirigeant est au moins aussi importante que la crédibilité de son arsenal. Une des raisons principales de cette difficulté est que la dissuasion française n’a pas vraiment de « gradation » dans son concept d’emploi et son arsenal. Depuis la disparition de la composante terrestre et de la Force aérienne tactique, son échelle manque de barreaux pour affronter des crises majeures mais non existentielles, trop sérieuses pour qu’on les ignore mais trop lointaines pour qu’on puisse envisager d’assumer la menace radicale d’une destruction mutuelle assurée. Certes, les Forces Aériennes Stratégiques conservent, avec le missile ASMP-A, un moyen aérien permettant des frappes plus « dosées » que les SNLE, mais leur rôle est, comme leur nom le suggère, éminemment stratégique et leur engagement serait porteur d’un signal clair : la France envoie son avertissement nucléaire, elle est prête à monter aux extrêmes, ce qui ne serait pas forcément le cas, loin de là.
Européaniser la dissuasion française : « réponse flexible », « dissuasion intégrée », « arsenal bis »
Le destin de la dissuasion nucléaire française est sans doute, comme certains l’ont écrit avec à-propos, de ne plus être à l’avenir « chimiquement pure 14 », à la fois dans l’isolement de l’arme nucléaire par rapport aux affrontements conventionnels, mais aussi par l’idée que cette arme ne serait qu’un objet dissuasif en toutes circonstances. Le concept français, on l’a vu, était pertinent lorsque la menace était forte, proche et devait se concrétiser de manière brutale et existentielle. Dans ces conditions, il y avait une vraie logique à refuser le principe même d’une guerre conventionnelle (au-delà d’un choc court) et à s’en remettre à la promesse d’anéantissement mutuel pour stopper l’agression au bord du gouffre. Les déclarations françaises qui concernant son étranger frontalier proche (la République Fédérale d’Allemagne) pouvaient être crédibles, car là encore très proches du territoire national et impliquant un corps de bataille de conscrits. Mais l’extension d’un « parapluie » nucléaire français à l’Europe centrale et orientale, à notre profondeur stratégique, ne peut pas se faire avec la même doctrine ni le même arsenal.
Il ne s’agit pas d’ailleurs seulement d’une question de nombre d’armes ou de format des composantes actuelles, mais plutôt de revoir le cœur de la conception de l’arme nucléaire française. L’exemple américain des garanties à l’Europe est ici éclairant : passées les toutes premières années de la guerre froide et dès qu’exista le risque d’anéantissement mutuel, il était devenu évident que les États-Unis ne seraient pas forcément prêts à risquer leur survie s’ils pouvaient espérer, sans désavouer leurs alliés, contenir un conflit au continent européen. La conséquence fut d’une part que les forces conventionnelles prirent une importance croissante et, d’autre part, que les États-Unis, pour prévenir tout découplage en cas d’attaque nucléaire soviétique limitée au continent européen, se dotèrent de moyens à portée limitée pour offrir une garantie crédible de riposte nucléaire depuis l’Europe qui n’engagerait pas le cœur de la triade protégeant l’Amérique du Nord. Cet exemple peut servir de guide pour penser l’avenir d’une forme de dissuasion nucléaire française au profit de l’espace européen.
Cela supposerait bien entendu de commencer par admettre que Berlin, Varsovie ou Tallin ne seront jamais Paris. Il n’y a d’ailleurs ni mépris ni abandon dans cette remarque, simplement le constat lucide que l’organisation actuelle de l’Europe en États nations repose sur une réalité de communautés nationales qui, si elles peuvent être proches, solidaires et confraternelles, ne sont néanmoins ni fongibles ni vouées à se sacrifier les unes au détriment des autres. Mais elles peuvent partager leur défense, et le font déjà pour la plupart au sein de l’OTAN. Pour qu’elle soit crédible, une garantie nucléaire française doit respecter cette réalité, tout en respectant aussi l’ordre nucléaire mondial et sa clé de voûte, le Traité de non prolifération. Il est donc exclu à la fois de transférer des armes nucléaires « à l’Europe », mais aussi d’encourager une prolifération nationale d’autres pays européens.
La première crédibilité de la dissuasion nucléaire française au profit d’une Europe qui serait au moins en partie « abandonnée » par l’allié américain passe donc par le renforcement des forces conventionnelles françaises. Pas pour recréer un corps de bataille sacrificiel de conscrits, mais pour mettre à disposition de l’Alliance, comme Paris s’y est engagée, des forces de combat terrestre d’un volume suffisant (une division avec l’arme aérienne et le soutien naval associés), pouvant être soutenue et relevée dans la durée, malgré des pertes lourdes. Cela suppose un effort capacitaire et industriel, mais aussi humain. Pas sous la forme d’un service national, mais plutôt d’un accroissement volumétrique de la réserve opérationnelle, en nombre mais aussi en jours d’activité annuels. Si, comme le soulignait le chef d’État major de l’armée de terre, avant de penser volume il faut penser cohérence, on ne peut pas faire l’économie de penser le nombre et les pertes. Cet effort est complémentaire du renforcement de la défense antiaérienne et antimissiles ou de l’acquisition de capacités de frappes conventionnelles dans la profondeur, qui donneraient là encore plus de flexibilité pour gérer une escalade avec la Russie.
Ajoutons qu’il faut aussi être prêts à faire cet effort dans le temps long. Si un éventuel conflit entre la Russie et l’espace européen serait sans doute bien moins violent que les hypothèses de 1964-1991, il serait sans doute plus long et pèserait sur des forces plus petites qui doivent gagner autant en profondeur temporelle qu’en cohérence et en masse. Pouvoir non pas dire, mais montrer à nos alliés et nos adversaires que « nous serons là, en nombre, dans la durée » est la première condition pour être crédibles et dissuasifs. Et pouvoir envisager de mettre en échec une agression russe par des moyens purement conventionnels est à la fois devenu possible et tout à fait souhaitable. Dans l’État actuel des choses, tant que dure au moins la garantie nucléaire américaine au profit de l’Europe, il est possible d’en rester là : européaniser la dissuasion française tant que Washington demeure fiable aux yeux de nos alliés n’est sans doute pas envisageable. Or, les États-Unis pourraient vouloir à la fois se retirer ou s’abstenir en cas de crise sur le plan conventionnel, mais maintenir une forme de garantie nucléaire en dernier ressort.
Et si les États-Unis « partaient » ou que certains pays d’Europe admettaient, à l’image de la France, que leur garantie nucléaire pourrait être incertaine ? Bruno Tertrais évoquait la première possibilité dans ces pages en parlant d’un « scénario Trump », qui se traduirait par un lien transatlantique nucléaire délibérément cassé par le président-élu américain. Alors, la seconde étape de la crédibilité serait de disposer, à l’image des Euromissiles, d’une forme d’arsenal « bis », séparé du cœur de la dissuasion nationale qui reposerait toujours sur le tandem FAS-FOST. Centré sur une composante terrestre (missiles balistiques et de croisière sur transport érecteur lanceur), cet arsenal de quelques dizaines d’armes pourrait être basé en totalité hors de France, dans des pays partenaires volontaires, via des accords bilatéraux avec Paris, à l’image des accords permettant aujourd’hui l’implantation d’armes nucléaires américaines en Europe. La dualité des vecteurs serait assumée, ce qui est moins problématique pour des forces non stratégiques (après tout, un Rafale est déjà un « vecteur dual »), et ces forces pourraient à la fois contribuer aux frappes conventionnelles dans la profondeur et permettre d’assumer une escalade nucléaire « non stratégique » si la Russie souhaitait s’engager sur ce terrain. Cet arsenal « bis », qui demeurerait la propriété de la France sous son contrôle exclusif pour être en conformité avec le TNP, offrirait, en cas de crise, une précieuse réassurance collective et une étape intermédiaire dans le dialogue nucléaire, susceptible de répondre aux armes nucléaires tactiques russes engagées contre les forces françaises ou le territoire de ses alliés sans que ses options se limitent à « le M51 ou rien ». Bien entendu, le coût de cette restauration de la composante terrestre ne serait pas négligeable et il serait souhaitable que les pays qui en bénéficient puissent contribuer d’une manière ou d’une autre à la prise en charge de ce fardeau commun, là encore sans violer le cadre de la non-prolifération. La séparation de cet arsenal du reste des forces de dissuasion rendrait la démarche budgétaire plus facile.
Le dernier élément de crédibilité, celui qui en fait fonde les autres, serait une évolution de la doctrine française et de sa pensée stratégique, pour la mettre en cohérence avec les enjeux européens et le niveau de la menace. Encore une fois, il s’agit de défendre de manière crédible une profondeur stratégique qui n’est pas nationale, sans prétendre de manière fallacieuse que son intégrité est « vitale » pour nous. La prise en compte de l’arsenal « bis » impliquerait de construire une doctrine qui serait toujours dissuasive et défensive. La France peut et doit continuer de refuser le principe de la « bataille » nucléaire stratégique. Mais elle peut aussi admettre que certaines armes nucléaires de faible puissance pourraient avoir leur utilité, séparément des forces stratégiques, pour contrer le risque d’usage de telles armes par la Russie, notamment si elle voyait ses forces conventionnelles s’effondrer face à l’Alliance et qu’elle souhaitait pour des raisons de politique intérieure notamment, renverser la table pour éviter la défaite en combinant usage militaire du nucléaire tactique et sanctuarisation agressive par menace nucléaire stratégique. La réponse « flexible » de l’arsenal « bis » français dans le cadre d’une dissuasion européenne « intégrée », cohabitant avec sa propre sanctuarisation stratégique, mettrait ainsi en échec cette option russe — la dissuaderait — et préserverait ce qui resterait le cœur de la réponse alliée, une action défensive conventionnelle. In fine, la France aurait préservé à la fois ses alliés et sa propre liberté d’action, ce qui est un des bénéfices les plus précieux de la dissuasion.
La France peut et doit continuer de refuser le principe de la « bataille » nucléaire stratégique. Mais elle peut aussi admettre que certaines armes nucléaires de faible puissance pourraient avoir leur utilité, séparément des forces stratégiques, pour contrer le risque d’usage de telles armes par la Russie
Stéphane Audrand
Admettons-le, ces réflexions reposent sur des hypothèses qui peuvent sembler lointaines ou impensables, hétérodoxes, voire hérétiques pour certains. La plus insupportable pour la plupart de nos alliés étant le retrait de la garantie américaine ou son affaiblissement terminal. Pourtant, en 2024, ce risque n’a jamais été aussi élevé depuis 1947 et la situation de la conflictualité en Europe n’a jamais connu un tel emballement depuis la fin des années 1970. Si nous voulons parvenir à éviter à la fois la guerre et la soumission, comme nous y sommes parvenus face à l’URSS, il faut élaborer une nouvelle posture défensive cohérente et crédible. La dissuasion française a admirablement rempli ce rôle ambigu au sein de l’Alliance jusqu’à la chute du mur de Berlin, lorsque la menace était à 300km de ses frontières. Maintenant qu’elle est à 1 500 kilomètres, il faut repenser la totalité de notre modèle de forces et de notre doctrine dissuasive, pour retrouver d’abord une capacité conventionnelle crédible qui sera suffisante tant que la protection américaine sur l’Europe sera crédible, et commencer à réfléchir au format et à la doctrine qui pourraient permettre d’offrir une forme de garantie de sécurité nucléaire élargie à l’Europe qui soit crédible. Ne pas le faire pourrait contribuer à encourager certains pays d’Europe à rechercher, de manière autonome, leur propre dissuasion, relançant les risques de prolifération au cœur du continent. Bien entendu, à l’heure où la France traverse des difficultés budgétaires durables, ce débat impose des choix et, sans doute, des renoncements qui doivent être affrontés en conscience, non par les armées ou la technostructure, mais bien par la classe politique.
Cette idée de « disparition » possible de la France est d’ailleurs évoquée sans détours par le général De Gaulle dans son discours du 15 février 1962. Cité par Nicolas Roche dans Pourquoi la dissuasion, Paris, PUF, 2017, p. 102.
Avery Goldstein (dir.) Deterrence and Security in the 21st Century — China, Britain, France and the Enduring legacy of the Nuclear Revolution, Stanford, Stanford UP, 2000.
Sur le « Hamburg Grab », voir Scott D. Sagan et Kenneth N Waltz, The spread of nuclear weapons — a debate renewed, New York, Norton, 2003.
Voir Pierre Vandier, La dissuasion au troisième âge nucléaire, Paris, Éditions du Rocher, 2018, p. 70-72.
C. Franc : « Le corps d’armée français — essai de mise en perspective », Revue de Tactique Générale, Paris, CDEC, p. 118-121, avril 2019.
L’Europe décline. C’est une réalité que seuls les Européens veulent ignorer. Personne ne met un pays Européen dans le top 10 des pays les plus puissants en 2050. Moins visionnaire que la Chine, investissant infiniment moins que les USA, impuissante sur les évènements internationaux, divisée et sans stratégie, elle n’est pas taillée pour la puissance brutale de Trump et le génie Chinois. Sa classe politique ressemble aux ailes de l’albatros de Baudelaire. Elle ne court plus depuis longtemps et ne parvient même plus à marcher. L’incompétence crasse dénoncée par tous désormais des présidences Macron et le statuquo de l’Allemagne, fait du moteur de l’Europe un pneu crevé. Trump risque de nous asséner le coup de grâce.
USA-EUROPE: « 50 nuances de grey »
« Lorsque je regarde dans le miroir j’ai honte, quand je me compare, c’est pire ». Cette très mauvaise paraphrase peut néanmoins s’appliquer à la perfection quand on compare l’Europe et les USA. Nous avons désormais en ce bas monde, une 2 CV et une Ferrari et aucun mécanicien à l’horizon pour espérer changer le moteur et la carrosserie. Cela fait plus de 15 ans que sur les 10 critères qui permettent de mesurer le droit d’espérer un avenir meilleur, il n’en est pas un seul qui place l’Europe sur l’échiquier mondial à 2050. Dans le top 5, on prévoyait que l’Allemagne parviendrait à conserver sa place, mais désormais le pays de la bière sent le sapin, son leadership industriel fuit de toute part, notamment en Chine qui devient plus innovante et plus spécialisée qu’elle, en version discount.
Pourquoi sommes-nous si mauvais, alors que les Français sont si bons ?
Les raisons sont nombreuses, mais tiennent quand même beaucoup aux inepties politiques qui marquent au fer rouge nos divers pays en Europe. Il n’est plus contestable, ni même politiquement incorrect de dire que le gouvernement Macron aura mené le pays au sommet de l’incompétence. Les chiffres sans cesse aggravés de la dette, à l’insu du plein gré d’un Ministre des Finances pour qui l’économie resta un mystère, suscitent l’incrédulité de tout élève de CAP redoublant. L’Allemagne ne parvient plus à se renouveler et Angela Merkel a été un remarquable outil du maintien du statu quo, certes, mais dans un monde où l’immobilisme n’est plus en marche. L’Italie riche d’un « super Mario » (Mario Draghi) à qui il aura fallu 800 pages et 15 ans pour réaliser que l’Europe avait raté le coche du virage technologique et qu’il fallait appuyer sur l’accélérateur d’urgence. Ce que de modestes entrepreneurs comme nous, disions depuis déjà plus de 10 ans et en 1,5 pages. Bref, notre classe politique est ignorante, celle des USA n’est pas toujours plus brillante, mais l’économie dépend moins d’eux. C’est toute la différence.
Parmi les critères qui expliquent le succès possible d’une nation, il y a de nombreux éléments. L’investissement. La fiscalité. La stabilité juridique. L’indépendance et l’accès aux ressources essentielles. La dette. Les brevets. La recherche…etc..
L’un des plus importants à ce jour, reste l’investissement. La dette est également un critère clé, mais tout dépend de sa composition. Elle est infiniment plus lourde aux USA, mais elle est non seulement composée d’une masse plus critique d’investissements et non un tonneau percé de coûts de fonctionnement insensé comme en France notamment, mais elle est aussi compensée par une fuite en avant positive, alimentée par la croissance. Enfin quand on parle d’avenir, l’indépendance et l’accès aux ressources est essentiel, et sur ce terrain, nous cédons aux BRICS la plus grande partie des ressources mondiales dont l’humanité aura besoin demain pour prospérer et seuls les USA peuvent encore y résister et combattre.
L’investissement tout d’abord. Sur la partie non technologique, il reste à l’Europe de beaux restes. Elle investit encore. Les grandes entreprises, sont de belles machines incrémentales, fondées sur de bonnes vieilles habitudes. On ne change rien, on investit là où l’on a pied et on évite de s’aventurer au-delà. Sur ce point, nous faisons jeu égal avec le reste du monde.
Sur les investissements technologiques, nous sommes 6 fois moins investisseurs que les USA et plus de 3,5 fois moins que la Chine. Par tête d’habitant. La « brillante » Ursula, réélue sur d’autres critères que la compétence, déclarait ainsi à Davos, en février dernier, que nous devions nous emparer du sujet de l’IA. Je parle bien de 2024 !!! La Chine a commencé il y a plus de 12 ans. Macron a annoncé un plan de 500 millions en 2022 ; autant dire de l’argent de poche, quand la 20ème ville chinoise investit, dans le même temps, près de 2,5 milliards. De quoi rire jaune. Nous sommes totalement dépassés sur cette technologie, mais aussi sur le quantique, l’espace, les puces…
En clair, dans la boule de cristal de l’avenir lié à la technologie, aucune sœur Anne ne voit rien venir en Europe !
Et quand il s’agit des ressources nécessaires aux data-centers, aux batteries des véhicules électriques, aux métaux rares de nos téléphones, nous sommes et serons totalement dépendants du reste du monde. JD Sénard, président de Renault, le rappelait encore récemment, en moquant un continent qui veut de l’électrique, mais n’a pas de supply-chain pour se fournir en matériaux nécessaires pour l’alimenter.
La lourde perte d’une assise européenne en Afrique
La calamiteuse politique africaine de ce gouvernement nous a aliéné le Burkina, le Niger, le Gabon. Autant dire le bois, l’uranium, le lithium, l’or et tant d’autres ressources livrées aux Russes. Notre incapacité à vouloir exploiter ce qui constitue une des plus grandes réserves au monde de métaux rares (notamment) qui se trouvent au pied d’un littoral le plus important au monde (grâce au DOM TOM), nous prive de ressources qui nous tendent pourtant les bras.
Les USA l’ont compris. Depuis 2 ans, ils accélèrent en Afrique, pour ne pas la laisser aux mains des Russes et des Chinois. Ces derniers, associés dans les BRICS à l’Arabie Saoudite, la Turquie, le Venezuela, la Russie etc.. sont à la tête de ressources qui feront de l’Europe leurs vassaux dans les 15 années à venir. A nouveau, seuls les USA ont une politique comparable. La Chine et le Moyen-Orient achètent depuis 10 ans des terres agricoles, l’or vert véritable du futur, et Bill Gates, à lui seul, est devenu l’un des plus gros propriétaires de terres agricoles au monde.
L’offensive américaine is back
L’inflation-Act de Biden, un lourd débit à mettre à son crédit, a attiré tous les plus gros investissements de la terre et permis une réindustrialisation basée sur un prix compétitif de l’énergie, pendant que l’Europe étouffe ses PME (63 000 liquidées en France ces 12 derniers mois), non seulement en les ayant condamné par une politique Covid dont nous réalisons enfin qu’elle était insensée et mortifère, et en leur assénant le coup final par des coûts stratosphériques de l’énergie. Elle est pourtant disponible en telle quantité que nous l’exportons. Une folie, doublée par la duplicité de l’Allemagne de Merkel qui a tout fait pour tuer le nucléaire en France, et continue à voter pour des appels d’offres européens qui sont gagnés par les USA et la Corée contre EDF, et fait rouler ses voitures électriques au charbon. Quand on a des amis comme ceux-là, nul besoin d’ennemis.
L’arrivée de Trump au pouvoir va ouvrir une ére de négociation intense. Menaces de droits de douane accrus, investissements massifs dans la Tech et l’IA sous la houlette et les conseils de Musk, dans l’espace et j’en passe. Comme les Chinois il menacera de taxer ce que nous savons exporter, nos avions, nos alcools, notamment, en échange d’ouverture à ses produits agricoles et autres. Il va accroître le leadership des USA de l’IA, en négociant (comme Biden) un Yalta avec la Chine sur ce point précis, excluant totalement l’Europe pour qui il n’a que peu de considération, surtout pour Macron, lui préférant pour les négociations sur l’Ukraine, Viktor Orban. Naïve, désordonnée et sans vision, l’Europe va être rasée mais pas gratis.
Il faudrait donc que le couple franco-allemand retrouve la lumière, mais elle semble avoir perdu l’accès à l’interrupteur depuis un long moment, et rien n’indique que personne ne soit susceptible de lui en montrer le chemin. Super Mario ? Un homme est bien peu de choses face à la machine à dévorer et enterrer les rapports les plus fins, qui ont pour désavantage de mettre à jour l’incompétence de ce « machin » divisé, naïf, sans stratégie, passionné par l’investissement dans les armes pour l’Ukraine, pour ce qui tue, au lieu de se concentrer sur ce qui donnera la vie demain.
Désormais le numéro de téléphone européen répondra sur la ligne de Viktor Orban, pendant que les autres standardistes, choisis pour leur asservissement (Ursula) ou leurs amitiés particulières (Séjourné), continueront à répondre aux abonnés absents sur les sujets économiques.
Trump pourrait achever une Europe déjà au sol !
(*) Denis Jacquet est diplômé d’HEC (89) et titulaire d’un Maitrise de Droit des Affaires. Il est avocat fiscaliste chez Baker & Mac Kenzie, dirigé par Christine Lagarde.
Il est, depuis l’âge de 25 ans, entrepreneur et a développé plusieurs entreprises qu’il a revendues. Il est désormais fondateur et CEO de Top Cream, un service B2B, sorte de Netflix des meilleures conférences mondiales. Par ailleurs, il est chairman (USA) de la principale ONG Sahélienne, SOS SAHEL, dédiée à l’Afrique sahélienne et son développement économique pour le recul du désert. www.sossahel.org. Il est également l’auteur de livres à succès (Ubérisation : Un Ennemi qui vous veut du bien ? (Dunod) et Pourquoi votre prochain patron sera Chinois (Eyrolles).
Il est chroniqueur chez Atlantico et un habitué de CNews, Europe1, BFM business, RCF…
Son dernier livre, COVID : Début de la Peur, fin d’une démocratie, a été publié, en 2021, aux éditions Eyrolles.
*Pseudonyme d’un haut fonctionnaire français, docteur en sciences politiques
« La prospective est un art difficile surtout lorsqu’elle concerne l’avenir » (Pierre Dac). Surtout si l’on ne fait pas l’effort indispensable pour anticiper l’évènement en amont et s’y préparer sans tabou en n’écartant aucune hypothèse, y compris les plus invraisemblables. Telle n’est pas la démarche suivie dans les principales chancelleries occidentales, y compris en France des deux côtés de la Seine. L’approche tactique et médiatique l’emporte sur l’approche stratégique et prospective. L’émotion sur la raison. La morale sur le réel. Les choses ont bien changé en ce bas monde au cours des trois décennies du XXIe siècle. Une sorte de changement de paradigme pour changement d’époque. Hier, les diplomates pratiquent naturellement la prévision au quotidien avec un certain succès. Aujourd’hui, ils excellent dans l’imprévision et l’impréparation au monde de demain avec une constance qui force le respect.
La diplomatie de la prévision au temps passé
Il fut un temps révolu où gouverner, c’était prévoir. Outre la gestion des dossiers courants, le travail des diplomates comportait une dimension prospective importante. Il leur revenait de toujours se poser la question du jour d’après et de penser l’impensable afin de s’y préparer. Afin de les épauler, voire de les suppléer dans cette fonction, le ministre des Affaires étrangères, Michel Jobert met en place le Centre d’analyse et de prévision (CAP) dont il confie la direction à un brillant esprit, Thierry de Montbrial en 1974. Cette structure a pour mission d’étudier, en toute indépendance intellectuelle, toutes les options envisageables le plus en amont possible sur quelques dossiers choisis. Dans les couloirs feutrés du Quai d’Orsay, on sait qu’un diplomate surpris est un diplomate désarmé. En ce temps-là, les surprises dites stratégiques sont rares à l’exception notable de la chute du mur de Berlin et de l’effondrement de l’Union soviétique. C’était il y a trente-cinq ans. L’impression prévaut alors que les diplomates affectés à l’administration centrale ou dans les cabinets ministériels (cellule diplomatique de l’Élysée en particulier) sont prêts à parer à toute éventualité, disposant en permanence de plans B dans leurs tiroirs. Ainsi, la diplomatie, rarement prise au dépourvu, peut jouer son rôle traditionnel d’amortisseur des chocs géopolitiques. Et cela pour le plus grand bien de l’image de notre pays dans le monde. Depuis, les choses ont bien changé.
La diplomatie de l’imprévision au temps présent
Il est un temps bien présent où gouverner, c’est subir. L’Ukraine c’est sauve-qui-peut depuis l’élection de Donald Trump comme 47e président des États-Unis. Alors que certains (peu nombreux) mettent en garde contre une impréparation de notre diplomatie consécutive au retour à la Maison Blanche de l’homme à la mèche blonde sur le dossier ukrainien, d’autres (plus nombreux) n’en ont cure. Pourquoi perdre inutilement son temps à galoper dans les nuages alors que Kamala Harris est donnée favorite ? Pris de court, comme d’affreux gamins, ces prévisionnistes à la petite semaine nous font le coup de la fameuse surprise stratégique[1]. Et, ils tirent aujourd’hui frénétiquement la sonnette d’alarme alors que le train Trump est déjà parti et que l’Europe ne pourra le prendre en route. Pour eux, elle devrait sortir de sa torpeur habituelle en proposant une offre des Vingt-Sept leur permettant de ne pas subir un nouveau Munich russo-américain[2]. Mais, ils oublient que l’on manœuvre difficilement le mammouth bruxellois dans l’urgence et sur des questions de stratégie. Leurs suppliques risquent de rester à l’état de vœux pieux. Comme dit l’autre, il aurait fallu y penser plus tôt. L’Europe continuera de rester un nain politique pour longtemps encore. Alea jacte est ! Ainsi se présente une Europe – et la France également – pratiquant avec une constance qui force le respect tout l’art de la diplomatie de l’imprévision, de la négligence coupable.
Du choc du « non-savoir »
« C’est dire que la prévision est autant un art qu’une science, dont la pratique suppose une combinaison harmonieuse de savoirs et d’expérience » (Thierry de Montbrial). Le résultat est là. La conjugaison des erreurs et des aveuglements politico-diplomatiques se paie, le moment venu, intérêt et principal. Rien ne sert d’invoquer le Dieu pas de chance pour s’exonérer de ses responsabilités dans la mauvaise appréciation d’une échéance internationale : élections, guerre, paix, révolutions, catastrophes humanitaires, climatiques… De ce point de vue, les résultats des dernières élections présidentielles aux États-Unis constituent un cas d’école tant le bon sens fut absent des prévisions intangibles de la bien-pensance des deux côtés de l’Atlantique. Ils méritent d’être enseignés dans les écoles initiant à la diplomatie pratique, dans les universités de notre Douce France et à Sciences Po Paris. Des dangers de la diplomatie de l’imprévision !
[1] Sylvie Kaufmann, « L’électrochoc Trump secoue l’UE », Le Monde, 14 novembre 2024, p. 35.
[2] Michel Duclos, « Une « offre européenne » sur l’Ukraine doit être mise au point au plus vite », Le Monde, 14 novembre 2024, p. 32.
Victoire de Donald Trump : 5 leçons pour les États-Unis
Republican presidential candidate former President Donald Trump gestures as he is surrounded by U.S. Secret Service agents as he leaves the stage at a campaign rally, Saturday, July 13, 2024, in Butler, Pa. (AP Photo/Evan Vucci)/PAEV401/24196042886688//2407140320
par Jean-Baptiste Noé – Revue Conflits – publié le 7 novembre 2024
La victoire nette et massive de Donald Trump permet de dégager cinq leçons pour les États-Unis. Analyse de Jean-Baptiste Noé.
Le premier point, c’est la victoire totale et complète de Donald Trump. Un véritable raz de marée. D’abord avec la conquête de la Maison-Blanche, où il gagne les grands électeurs et le vote populaire, ce qui n’avait pas été le cas en 2016. Sa victoire est donc encore plus large qu’en 2016. Ce raz de marée républicain s’exprime également dans la victoire au Sénat et à la Chambre des représentants. Les républicains sont d’ores et déjà majoritaires au Sénat et devraient l’être à la Chambre. Dans les deux cas, ils ont repris plusieurs sièges aux démocrates. À quoi s’ajoute le contrôle de la Cour suprême où les juges conservateurs sont majoritaires.
Deuxième point : c’est la défaite des commentateurs et des « experts ». La plupart des commentaires tenus ces dernières semaines se sont révélés faux. Non par erreur d’analyse, mais parce que beaucoup sont davantage dans la propagande que dans la volonté de comprendre les États-Unis. Ils annonçaient une élection très serrée, « sur le fil du rasoir », il n’en fut rien. Cette large victoire est le meilleur schéma pour la démocratie américaine. Il aurait été tout à fait redoutable que l’élection soit aussi serrée qu’en 2016 ou en 2020, avec des cascades de contestations. Ou pire en 2000, quand il fallut attendre plusieurs semaines pour avoir les résultats. C’est d’ailleurs l’une des possibilités avancées par Alexandre Mendel dans ses chroniques. Preuve de l’utilité de parcourir les États-Unis et de connaitre l’ensemble du pays, et pas seulement New York ou Washington.
Dès la chronique du 16 octobre, il annonçait la possibilité d’une victoire nette dans l’article intitulé « La dynamique est désormais dans le camp Trump ».
Dès mi-octobre, les démocrates ont compris qu’ils avaient perdu l’élection présidentielle, ce qui n’empêchait pas les commentateurs et les experts habituels de dire que ça allait être très serré.
Attribuer l’étiquette de « nazi » ou de « fasciste » à Trump et à ses électeurs ne résout pas le problème politique et empêche de comprendre les motivations du vote. L’aveuglement idéologique a fait le reste. À ce stade, on peut se demander si c’est seulement de l’incompétence ou si c’est aussi du mensonge.
Les démocrates s’empêchent de comprendre les Américains
Troisième point : la défaite intellectuelle des démocrates. Jouer la carte de la morale, expliquer qu’il faut voter pour Obama parce qu’il est noir, pour Clinton parce que c’est une femme et pour Harris parce qu’elle additionne les deux ne fonctionne pas. Faire campagne sur le genre, l’identité, la race non plus. Les électeurs américains attendaient des réponses sur le chômage, l’inflation et la sécurité pas sur les pensées de laboratoire des universités américaines. La défaite de Kamala Harris signe la fin de la période Clinton, ouverte par l’élection de Bill Clinton en 1992. Barack Obama et Joe Biden étaient dans leur filiation, tout comme Harris. C’est désormais terminé et il faudra passer à autre chose en 2028.
Quatrième point : la transformation intellectuelle du parti républicain. Donald Trump a très largement gagné même s’il n’est pas au niveau de l’époque Nixon (1972), Reagan (1984) qui avaient obtenu presque tous les États. Nixon avait eu quasiment tous les États en 1972. George Bush en 1988 était la continuité des années Reagan. S’il a perdu en 1992, ce n’est pas parce que le reaganisme était épuisé, mais parce qu’il a affronté un dissident, Ross Perot, qui a obtenu près de 19% des voix, empêchant Bush de remporter un certain nombre d’États qui auraient dû lui revenir. Lorsque George Bush est intronisé président des États-Unis en 1988, il dit qu’il s’engage à ne pas augmenter les impôts. Or il a augmenté les impôts pendant son mandat, d’où la dissidence de Perot. En 1996, il fait 8% des voix et, là aussi, Bill Clinton n’obtient pas la majorité des voix. Clinton a gagné par deux fois avec les grands électeurs, mais sans le vote populaire. Jusqu’en 1996, les républicains font plus de voix que les démocrates.
Georges Bush fils change la philosophie des républicains dans les années 2000 en adoptant le néo-conservatisme. Doctrine qui n’est pas éloignée de celle d’Obama. Les républicains des années 2000 sont plus éloignés de Reagan que Trump aujourd’hui.
Donald Trump a changé la doctrine des républicains et a transformé leur logiciel intellectuel
Ce qui fait que lorsque Barack Obama gagne en 2008, beaucoup de commentateurs expliquent que les républicains ne pourront plus jamais gagner les élections présidentielles. Pourquoi ? Parce que du fait du changement démographique aux États-Unis, les femmes, les latinos, les noirs votent naturellement pour les démocrates.
Donald Trump a changé la doctrine des républicains et a transformé leur logiciel intellectuel.
Cinquième point : la question de l’avenir du trumpisme. Donald Trump a 78 ans, donc a priori c’est son dernier mandat. On le voit mal se présenter à 82 ans pour un troisième mandat. Et donc, sitôt élu, se pose aussi la question de sa succession. Et notamment de savoir qui de JD Vance ou de Ron DeSantis pourra lui succéder.
Finalement, la question qui s’ouvre aujourd’hui, ce n’est pas tellement celle du mandat de Donald Trump que de celle de l’avenir du trumpisme. Et notamment si les Américains, les républicains vont opter pour un trumpisme sans les extravagances, sans les côtés arrogants et crispants de Donald Trump et savoir si cela peut leur permettre d’ouvrir une nouvelle parenthèse reaganienne.
Jean-Baptiste Noé
Docteur en histoire économique (Sorbonne-Université), professeur de géopolitique et d’économie politique à l’Institut Albert le Grand. Rédacteur en chef de Conflits.
Dans sa déclaration de politique générale du 1er octobre 2024, le nouveau Premier ministre Michel Barnier, a accordé une grande attention à la Nouvelle-Calédonie. Celle-ci, vitrine-laboratoire incontestée de la stratégie Indo-Pacifique de la France est confrontée depuis mai 2024 à un cycle de violences destructrices qui ont largement entamé les relations entre communautés, affaiblissant l’image régionale de la France et la cohérence de sa politique indo-pacifique. Le Premier ministre et son ministre des Territoires d’outre-mer François-Noël Buffet, semblent désireux d’ouvrir la voie à la conciliation et à la reprise du dialogue en Nouvelle-Calédonie. Cette démarche d’apaisement laisse entrevoir l’espoir d’un accord sur la future gouvernance et une nouvelle formule de souveraineté pour le territoire. Pour autant, 26 ans après les Accords de Nouméa (1998) qui évoquaient un « destin commun » et trois referendums sur la question de l’indépendance, une histoire commune différemment interprétée continue à diviser les mémoires des habitants et l’avenir statutaire de l’île apparait encore dans les limbes. Avec la crise calédonienne, l’ambition indo-pacifique de la France s’est heurtée de plein fouet à une réalité politique et historique mal prise en compte. Deux niveaux de lecture se superposent liant étroitement enjeux de politique intérieure et de politique étrangère. Faute d’une sortie par le haut de la crise, les efforts entrepris par Emmanuel Macron pour légitimer le positionnement indo-pacifique de la France pourraient être largement remis en cause. Cette fragilisation de la posture française intervient alors que l’on assiste à un fort réinvestissement diplomatique et sécuritaire des États-Unis et de leurs proches soutiens (Australie, Japon) dans la région pour y contrebalancer une politique de présence et d’influence chinoise de plus en plus active. Le point de vue de Marianne Péron-Doise, chercheuse associée à l’IRIS où elle dirige l’Observatoire géopolitique de l’Indo-Pacifique.
Comment se caractérise l’approche préconisée par le gouvernement Barnier ?
Le Premier ministre s’est engagé à adopter une approche fondée sur « l’écoute, le respect et le dialogue » et a annoncé une concession majeure demandée par les partisans de l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie, en s’engageant à ne pas convoquer les chambres conjointes du Parlement pour finaliser la réforme controversée sur l’élargissement du corps électoral aux scrutins provinciaux. Il a notamment déclaré que le président Macron le confirmerait lorsqu’il rencontrerait les représentants de la Nouvelle-Calédonie au Parlement français en novembre. Si cela répond à l’une des principales demandes des dirigeants indépendantistes, cette mise entre parenthèses de la réforme du mode de scrutin a généré une intense frustration de la part de la fraction loyaliste, dont le député macroniste Nicolas Metzdorf, perpétuant le clivage entre communautés. Jusqu’à présent, le président Macron s’était contenté de dire qu’il « suspendrait » le projet de loi. Tout aussi important, M. Barnier a déclaré qu’une nouvelle période de reconstruction économique et sociale allait commencer, en parallèle aux efforts pour parvenir à un consensus politique sur la gouvernance future. Il a ajouté que les élections locales seraient reportées à la fin de l’année 2025. Enfin, une mission parlementaire dirigée par les présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat français devrait se rendre en Nouvelle-Calédonie du 9 au 14 novembre 2024.
Quels sont les principaux enjeux que devra traiter François-Noël Buffet, nouveau ministre des Territoires d’Outre-mer ?
À ce jour, la situation sécuritaire, sociale et alimentaire des 300 000 habitants de l’île est très dégradée. Elle nécessite un changement radical d’approche politique et humaine pour ramener un minimum d’ordre sur le territoire, ce qu’a bien compris le gouvernement Barnier. Insécurité, crise de confiance, marasme économique, radicalisation des forces politiques en présence, anxiété régionale des proches voisins de la Nouvelle-Calédonie sont à ce stade les principales données que François-Noël Buffet aura rapidement à traiter.
Lors de la visite à Paris d’une délégation calédonienne transpartisane venue alerter sur l’urgence de la reconstruction, début octobre 2024, le nouveau ministre des Territoires d’outre-mer, qui a dirigé une commission sénatoriale sur la Nouvelle-Calédonie et connaît donc bien les enjeux, a pu exposer son approche :
– Retrouver l’impartialité de l’État français, qu’il a qualifié de « pierre angulaire des accords de Matignon et de Nouméa » ; – Retrouver le consensus dans la prise de décision ; – Renouer rapidement le dialogue avec toutes les parties ; – Favoriser un retour rapide à l’ordre public ; – Soutenir la reconstruction sociale et économique.
La mission du ministre en Nouvelle-Calédonie, mi-octobre, lui a permis de saisir l’ampleur des efforts à mettre en place pour permettre le retour à un fonctionnement normal des principaux services publics : écoles, hôpitaux, transports. L’État prévoit d’allouer une enveloppe de l’ordre de 4,5 milliards d’euros sur cinq ans pour permettre un redémarrage du tissu socio-économique de l’île. La situation est d’autant plus critique que l’industrie du nickel, considéré comme le moteur économique de l’île, est en quasi-faillite.
Ces propositions concernant la Nouvelle-Calédonie indiquent une certaine flexibilité. L’indication de François-Noël Buffet selon laquelle Paris doit « retrouver » l’impartialité est un geste significatif, un aveu virtuel de la partialité passée. Les indépendantistes en ont fait une critique majeure de la gestion par la France du troisième référendum sur l’indépendance en 2021 et des développements depuis lors. Il reste à voir si les concessions de la France suffiront à mettre fin aux troubles.
Quelles sont les premières réactions locales et régionales à ces annonces ?
Les annonces du gouvernement Barnier représentent des efforts de conciliation importants de la part de la France et sont significatives à la fois pour la Nouvelle-Calédonie et pour ses propres voisins, l’Australie, les pays mélanésiens et au-delà pour le Forum des Îles du Pacifique (FIP). Si c’est Michel Barnier qui a fait les principales annonces, il ne fait aucun doute que le président Macron – architecte tenace et convaincu de l’Indo-Pacifique français – est engagé. Le fait que le Premier ministre ait accordé une priorité aussi marquée à la Nouvelle-Calédonie, alors même que son gouvernement et son projet de budget général sont scrutés sans ménagement par les parlementaires, reflète la détermination de la France à ne pas perdre pied dans la région et à y défendre une souveraineté qui constitue l’axe majeur de sa stratégie indo-pacifique. Dans le même temps, peut-être conscient de la fragilité de son gouvernement et de sa vulnérabilité aux potentielles motions de censure, le Premier ministre s’est assuré une attention institutionnelle permanente en désignant comme responsables d’une mission de concertation et de dialogue les présidents des deux chambres du Parlement français. Le président du Sénat, Gérard Larcher, joue depuis longtemps un rôle constructif en Nouvelle-Calédonie. L’envoi d’une mission de haut niveau qu’il co-dirigera avec Madame Yaël Braun-Pivet indique également aux pays de la région du Pacifique, qui ont dès juillet 2024 proposé une mission de médiation du FIP, que la France contrôle la situation.
Les réactions des partis locaux en Nouvelle-Calédonie ont été variées. Le groupe multipartisan venu à Paris début octobre 2024 a soutenu sans équivoque l’approche de Michel Barnier. Certains élus loyalistes se sont montrés critiques, estimant que le ministre n’avait pas saisi la gravité de la situation. Les partis indépendantistes, s’ils ont été rassurés par l’abandon de la réforme du corps électoral, ont maintenu leur appel à un nouveau vote d’autodétermination après le troisième référendum qu’ils estiment non recevable, ainsi qu’à la libération de leurs dirigeants détenus en France métropolitaine. Il reste à voir si les concessions gouvernementales suffiront à mettre fin aux troubles en Nouvelle-Calédonie. La mouvance indépendantiste est divisée et la capacité de certains dirigeants à contrôler la frustration des jeunes Kanaks est incertaine.
Les concessions françaises ont été accueillies avec soulagement par la « famille » du Pacifique, notamment le FIP, la principale organisation régionale d’Océanie qui regroupe 18 États et territoires associés du Pacifique et dont la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française sont membres depuis 2016. L’organisation, avec laquelle la France a toujours eu des relations difficiles, s’était auto saisie d’une mission de médiation courant juillet avant de revenir à une proposition de mission « d’information », plus acceptable par le gouvernement français, afin de dresser un état des lieux de la situation en Nouvelle-Calédonie.
Comment comprendre les enjeux d’une « information équilibrée » face à la crise néo-calédonienne ?
Ce souci d’une information transparente qui pourrait être dispensée en toute connaissance de cause par des représentants du FIP et destinée aux membres du Forum comme à l’opinion publique océanienne met l’accent sur la bataille des narratifs, la guerre informationnelle et de possibles ingérences étrangères à l’œuvre autour de la crise calédonienne. Des questions subsistent sur la nature du soutien du gouvernement azerbaïdjanais au Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) via une ONG, le Groupe d’Initiative de Bakou, financée par le régime du président Ilham Aliyev et soutenant des mouvements indépendantistes. La France étant visée via la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française pour la punir de soutenir l’Arménie dans son conflit avec l’Azerbaïdjan. En avril 2024, un mémorandum portant sur une coopération entre le Congrès de Nouvelle-Calédonie et l’Assemblée nationale azerbaïdjanaise a ainsi été signé par une représentante du FLNKS au nom du Congrès. Ce dernier le déclarera nul par la suite. Cette tentative de déstabilisation, qui en cache sans doute d’autres, plus subtiles, ne rend que plus nécessaire l’accès à une « information équilibrée » selon les mots de l’ambassadrice française pour le Pacifique, Véronique Roger-Lacan. Il s’agit de contrer l’effet de brouillage de narratifs sur l’usage disproportionné de la violence par les autorités françaises et de rééquilibrer l’émotion des pays insulaires, notamment mélanésiens, face à ce qu’ils perçoivent comme une tentative néocoloniale de dépouiller les peuples autochtones de leurs droits et de leur représentation légitimes.
La mission d’information du FIP, constituée des Premiers ministres des îles Cook, de Tonga, Fidji ainsi que du ministre des Affaires étrangères des îles Salomon a auditionné des interlocuteurs les plus divers de la société calédonienne du 27 au 29 octobre 2024. Peut-elle être considérée comme neutre ? Fidji et les Îles Salomon font partie de l’arc mélanésien et sont membres du Groupe Fer de lance mélanésien créé en 1988 pour soutenir l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie et dont le FLNKS fait partie. Par ailleurs, Fidji, les îles Cook et Tonga sont largement intégrés au projet chinois de Belt and Road Initiative (BRI). Cette prise d’influence économique chinoise s’exerce également en Nouvelle-Calédonie, Pékin important plus de 50 % du nickel du territoire.
La crise néo-calédonienne marque-t-elle le recul, sinon la fin de l’ambition indo-pacifique de la France ?
L’idée que la France puisse être un pays du Pacifique insulaire continue de surprendre bon nombre de ses voisins. Tout en saluant l’engagement avec Paris, les membres du Groupe Fer de lance considèrent la France comme un pays européen et une puissance coloniale qui administre encore des territoires saisis au XIXe siècle. En effet, la stratégie indo-pacifique française s’appuie sur une légitimité d’État résidant et l’existence d’une souveraineté en Nouvelle-Calédonie, en Polynésie française et à Wallis-et-Futuna. La question néo-calédonienne peut en soulever d’autres. Lors d’une de ses premières interventions au sein du FIP alors qu’il venait d’être élu (en 2021) le président indépendantiste de Nouvelle-Calédonie, Louis Mapou avait pu déclarer « Il ne fait aucun doute que la France a besoin de la Nouvelle-Calédonie et de la Polynésie française, face aux autres puissances de la région. Mais ce n’est pas notre projet – nous voulons nous intégrer à nos voisins dans la région ».
Jusqu’à présent, la France s’est efforcée de tirer parti de l’Accord de Nouméa et des transferts de compétences au gouvernement local en s’appuyant sur ses prérogatives régaliennes, c’est-à-dire la défense et les relations extérieures. La revendication de la légitimité océanienne de la France s’est appuyée sur la possession d’un vaste domaine maritime qui en fait la deuxième puissance maritime mondiale, sa capacité à le contrôler et à participer à la sécurité régionale à travers de nombreuses coopérations militaires. La France développe ainsi un discours alternatif et inclusif au sein d’un espace polarisé par la rivalité sino-américaine tout en bénéficiant des capacités diplomatiques et financières de l’Union européenne. Le président Macron souhaitait notamment renforcer la coopération avec les États insulaires d’Océanie en les aidant à protéger leur économie bleue, à lutter contre la pêche illégale et l’impact du changement climatique.
La montée en puissance des Forces armées de Nouvelle-Calédonie (FANC) au sein d’un dispositif militaire récemment renforcé en personnel et en équipements, a pour fonction de mettre en œuvre cette diplomatie multilatérale axée sur la sécurité environnementale, l’aide humanitaire en cas de désastre naturel (HADR) et la défense de la biodiversité, aux côtés des partenaires australiens et néo-zélandais. L’accueil à Nouméa en décembre 2023 de la réunion des ministres de la Défense du Pacifique Sud (SDPMM) a souligné le rôle du territoire dans l’affirmation du statut indo-pacifique de la France et son souci de s’insérer davantage dans la coopération sécuritaire régionale au profit de ses voisins insulaires plus vulnérables. La France a donc beaucoup à perdre sur le plan régional et international en laissant perdurer une crise calédonienne qui ruinerait la crédibilité de son engagement indo-pacifique et modifierait dangereusement les rapports de forces en présence.
L’Europe coalisée contre la France : l’Allemagne, l’âme des coalitions de revers (2/2)
Après avoir exploré les pièges de la résurrection de la Communauté européenne de défense de 1952, le groupe Vauban décrypte la stratégie de marginalisation de la France par l’Allemagne, l’Italie et la Grande-Bretagne avec l’alliance entre Berlin et Rome dans le domaine terrestre et l’accord de Trinity House avec Londres.
« Fidèles serviteurs de l’OTAN et de Washington, animés d’un désir de mettre la France en position d’infériorité militaire et industrielle, les coalisés se sont partagés l’Europe : à l’Allemagne, la défense du flanc Nord de l’OTAN ; à l’Italie, la défense du flanc Sud joignant théâtre de la Méditerranée orientale à l’Asie-Pacifique ; au Royaume-Uni, la Turquie, la Pologne et les pays baltes en liaison avec l’Allemagne » (Groupe Vauban) (Crédits : Jens Buttner)
L’âme de la deuxième coalition est, sans surprise, à Berlin même. Poursuivant sa politique de champions nationaux (Diehl dans les missiles ; OHB dans le spatial ; Rheinmetall plus que KMW, dans les blindés ; Hensoldt dans l’électronique de défense ; TKMS dans le naval ; Renk et MTU dans la propulsion) et de récupération des compétences qui lui font encore défaut (propulsion spatiale, satellites d’observation et aéronautique de combat et missiles), l’Allemagne a compris depuis les années 90 qu’elle obtiendrait beaucoup plus d’une France récalcitrante en faisant des alliances de revers que par la négociation directe.
En ce sens, l’actualité récente est la réédition des années 1997 à 2000, années où Berlin a proposé à Londres des fusions de grande ampleur : Siemens avec BNFL, bourse de Francfort avec celle de Londres, DASA avec British Aerospace. A chaque fois, il s’agissait moins de forger des alliances de revers que de faire pression sur la France. Trop faible pour voir clair dans ses intérêts et le jeu de ses concurrents, trop altruiste pour voir toute la naïveté et la portée de ses actes, la France de Lionel Jospin a offert la parité à l’Allemagne dans le domaine de l’aéronautique, elle qui n’en demandait au mieux que le tiers (qu’elle pesait au demeurant très justement…).
L’Allemagne, l’âme des coalitions de revers
Avec ses alliances en Italie (dans le domaine des blindés) et au Royaume-Uni (sur l’ensemble des segments), Berlin tend à Paris de nouveau le même piège : « cédez sur le MGCS et le SCAF ou nous actionnons l’alliance de revers ». L’Europe de l’industrie d’armement qui se prépare, n’est en réalité qu’une coalition contre les thèses françaises dans la défense et son indispensable corolaire, l’armement. Nulle surprise dans ce constat : dominant ses concurrents militaires et industriels grâce à l’héritage gaullien, possédant le sceptre nucléaire qui lui ménage une place à part dans le concert des grandes nations, influente par son siège au Conseil de sécurité aux Nations-Unies et ses exportations d’armement, la France est le pays à ramener dans le rang des médiocres aigris et jaloux et de la petite bourgeoisie de la défense européenne.
Rien de nouveau sous le soleil européen puisque, si l’on en croit Alain Peyrefitte, le général De Gaulle faisait déjà cette analyse : « Pour la dominer aussi, on s’acharne à vouloir la faire entrer dans un machin supranational aux ordres de Washington. De Gaulle ne veut pas de ça. Alors, on n’est pas content, et on le dit à longueur de journée, on met la France en quarantaine. » (13 mai 1964).
La menace Rheinmetall
Marginalisée depuis la création de KANT puis de KNDS, méprisée voire sacrifiée en France même par le gouvernement de François Hollande en 2015 avec la complicité des députés UMP,l’industrie terrestre nationale ne vit que par des îlots (canons, tourelles, obus), ayant abandonné les chars (sans que la DGA ne réagisse en 2009 lors de la suppression de la chaîne Leclerc par Luc Vigneron), les véhicules blindés chenillés (choix très contestable du tout-roues), l’artillerie à longue portée et saturante ; écrasée par la férule de Frank Haun, désormais noyé dans KNDS France sans trop oser se défendre lui-même, Nexter est menacé de disparition par la double alliance KMW/Rheinmetall au sein du MGCS et Rheinmetall/Leonardo dans l’ensemble des segments.
Aveuglé par le couple franco-allemand, Paris n’a pas accordé assez d’attention à la montée en puissance de Rheinmetall, vrai champion du terrestre allemand, qui, par commandes et acquisitions, se retrouve enraciné en plein milieu du jeu allemand (comme future actionnaire de TKMS et bras armé de la politique ukrainienne de Berlin), et de la scène européenne qu’il a conquise pas à pas : en Hongrie d’abord, puis au Royaume-Uni, en Lituanie, en Roumanie, en Ukraine, en Croatie et désormais en Italie, sans oublier d’établir la relation transatlantique (avec Lockheed Martin sur le F-35, avec Textron sur la compétition Lynx et en achetant le constructeur Loc Performance Products). La toile tissée par Rheinmetall en Europe est une véritable coalition contre les positions françaises.
Un partage de l’Europe sans la France
Le même coup de faux se prépare avec l’accord germano-britannique de Trinity House qui, même s’il ne réalisera pas toute ses prétentions faute de compétences et de moyens, érige un axe concurrent durable et redoutable dans des domaines clés pour la France : le nucléaire, les systèmes de missile à longue portée, les drones d’accompagnement des avions de combat de future génération, la robotique terrestre, la patrouille maritime.
Fidèles serviteurs de l’OTAN et de Washington, animés d’un désir de mettre la France en position d’infériorité militaire et industrielle, les coalisés se sont partagés l’Europe : à l’Allemagne, la défense du flanc Nord de l’OTAN ; à l’Italie, la défense du flanc Sud joignant théâtre de la Méditerranée orientale à l’Asie-Pacifique ; au Royaume-Uni, la Turquie, la Pologne et les pays baltes en liaison avec l’Allemagne. Les contrats industriels suivent les diplomates, avec une moisson gigantesque de chars de combat Leopard, de véhicules blindés Boxer, de l’artillerie RCH-155, de véhicules blindés de combat d’infanterie Lynx et de chars Panther et de systèmes sol-air (22 pays membres de l’initiative allemande ESSI).
La France nulle part dans l’Europe qu’elle prétend bâtir
Au bilan, la France est nulle part dans cette Europe qu’elle prétend pourtant bâtir ; elle n’a pas eu le courage politique de s’opposer aux dérives illégales de la Commission européenne en pratiquant la politique de la chaise vide ; son gouvernement est un mélange instable de fédéralisme affirmé, d’atlantisme assumé et de gaullisme à éclipses : comment pourrait-il mener une autre politique que celle « du chien crevé au fil de l’eau » (De Gaulle) consistant à se couler avec facilité et confort dans le mainstream institutionnel otanien au nom de l’Ukraine ? Comme lors de la IVème République, ses partis politiques sont occupés à la tambouille politicienne et ne pensent plus le monde selon les intérêts nationaux mais selon les intérêts de l’OTAN, de l’Ukraine et d’Israël.
Alors que la France s’épuise en débats stériles politiciens dans un régime devenu instable (les deux vont de pair), ses positions stratégiques en Europe se dégradent :
La cohérence de son système de défense reposant sur la souveraineté nationale et la défense des intérêts nationaux, au profit d’un fédéralisme européen sous tutelle américaine décrété urgent par la guerre en Ukraine et la menace russe ;
Sa dissuasion nucléaire, au profit d’un projet de missile conventionnel à très longue portée et d’une défense anti-missile germano-américano-israélienne à vocation européenne, deux projets promus, comme par hasard, par l’Allemagne ;
Son modèle d’industries nationales, monopolistiques, seules capables de concevoir, développer, produire et maintenir des systèmes d’armes souverains, au profit de fusions industrielles européennes qui placeront les armées et l’industrie françaises en position de dépendance complète des deux Bruxelles (OTAN et Union européenne) ;
La conduite de ses programmes d’armement, réalisée par ses ingénieurs de l’armement dont c’est le métier et la vocation, au profit de bureaucrates européens ne connaissant rien aux domaines de l’armement mais ayant le pouvoir juridique et financier ;
Sa liberté souveraine d’exporter de l’armement à qui elle l’entend et sans frein autre que ses intérêts et sa morale à elle, au profit de règlements européens, spécialement édictés pour la restreindre, autre projet porté par l’Allemagne.
Le pire est que ces développements ont été portés par la classe politique elle-même qui les a encouragés à coup de proposition de « dialogue sur la dissuasion », « d’autonomie stratégique européenne » ou de programmes en coopération mal négociés, en mettant de côté les aspects gênants comme les divergences de doctrine, de niveau technologique et d’analyses sur les exportations.
Le pire est également que ces développements se profilent au moment même où la France, faute de limiter son gouvernement aux seuls domaines régaliens et de créer la richesse au lieu de la taxer et de la décourager, n’a plus les moyens de sa défense : comment celle-ci pourrait-elle en effet continuer de résister à la dérive des finances publiques, à la sous-estimation systématique de tous ses besoins (des capacités négligées aux infrastructures délaissées en passant par les surcoûts conjoncturels prévisibles mais ignorés) et à la mauvaise gestion de ses finances propres (comme en témoigne le montant faramineux des reports de charges) ?
Si la LPM est officiellement maintenue en apparence, ses fondements financiers, déjà minés dès sa conception par un sous-financement général, apparaissent pour ce qu’ils sont : insuffisants à porter le réarmement national de manière durable et soutenu. Faudra-t-il comme Louis XIV vendre l’argenterie royale ? Faudra-t-il vendre des biens nationaux comme la Révolution le fit dans son incurie ? Ou lui faudra-t-il écraser d’impôts les Français comme le Premier Empire s’y est résigné pour éviter l’emprunt ?
Une révision drastique de ses alliances
La rupture avec les deux Bruxelles est la double condition de la renaissance nationale. Face à l’Europe coalisée contre son système de défense, la France n’aura pas d’autre choix qu’un sursaut passant par une révision fondamentale du rôle de l’État, c’est-à-dire la réduction drastique de ses interventions sociales et économiques ruineuses et inefficaces, et d’une révision complète de son cadre d’alliances, afin que celles-ci la fortifient au lieu de l’atrophier.
La guerre froide n’a pas empêché ni la politique de la chaise vide ni le retrait du commandement intégré de l’OTAN, c’est-à-dire de quitter les deux Bruxelles au profit d’une politique du grand large, et pourtant le général de Gaulle qui a pris ces deux décisions majeures, n’était ni irresponsable ni irréfléchi. Les fruits de la grande politique qu’il a voulue, sont connus : un rayonnement considérable de sa diplomatie et de ses exportations d’armement.
La victoire du parti « Rêve géorgien » en Géorgie, le mauvais résultat lors du référendum sur l’adhésion à l’UE en Moldavie – où la majorité des Moldaves résidents ont voté NON, tandis que le OUI n’est passé qu’avec les voix de la diaspora dans l’UE et dont la légitimité est douteuse –, mais aussi l’élection présidentielle dans ce pays remportée par la présidente sortante Maia Sandu avec les voix de la diaspora de l’UE (elle est Roumaine et a été formatée par sa carrière précédente aux États-Unis), signifient en réalité un renversement de la tendance à l’extension inéluctable de l’espace euro-atlantique et annonce le reflux géopolitique de l’UE mais aussi de l’OTAN.
En effet, suite à la victoire géopolitique de plus en plus inéluctable de la Russie en Ukraine, où la seule inconnue réside dans le nouveau tracé de la frontière à la suite du processus de réunification russe, les citoyens et gouvernement des pays qui ont fait partie du monde russe (et s’en rapprochent à nouveau) ont appris de l’histoire récente. Ils ont remarqué que les pays qui se sont positionnés comme États-fronts contre la Russie sont devenus un champ de bataille entre les États-Unis et la Russie au détriment de leur sécurité et de leur économie, et ont perdu des territoires au cours cet affrontement.
Le positionnement du parti « Rêve géorgien » est ainsi le plus en phase avec les intérêts de sécurité de la Géorgie. Les Géorgiens lucides ont bien compris que positionner leur pays comme instrument de Washington pour encercler la Russie (cf. carte) ne pouvait qu’aboutir à en faire un champ de bataille au seul profit des Américains et de leurs supplétifs de l’OTAN et de l’UE, qui cherchent à les instrumentaliser. La promesse du « Rêve géorgien » était de refuser un politique de sanctions contre la Russie (ce qui détruirait l’économie géorgienne) et d’éviter un nouveau conflit avec la Moscou. D’où le résultat des élections en sa faveur, malgré la tentative de changement de régime raté de la présidente Salomé Zourabichvili, qui travaille pour les intérêts euro-atlantistes sous couvert d’élargissement à l’UE. Les intérêts de la Géorgie sont secondaires pour l’UE qui ne s’intéresse qu’à son « occidentalisation », c’est-à-dire à la réorienter géopolitiquement pour la détacher de Moscou et imposer son modèle de démocratie libérale d’inspiration américaine en synergie avec Washington et l’OTAN. Pour survivre comme civilisation, et au vu de sa position géographique (en Asie) et de sa culture, la Géorgie a intérêt à se rapprocher du monde russe dont elle a fait partie : c’est le sens de la géohistoire. L’occidentalisation (américanisation) de la Géorgie promue par les idéologues admirateurs de l’Occident américanisé, ferait disparaitre la Géorgie comme entité civilisationnelle, c’est donc une dangereuse illusion. Il en va de même pour l’Ukraine et la Moldavie qui risquent l’alinéation géopolitique et culturelle en s’occidentalisant.
Les Géorgiens ont appris des conflits récents en observant la défaite inéluctable du régime de Kiev qui a fait l’erreur stratégique funeste de se positionner comme État-front contre la Russie. Il ont aussi l’expérience de la guerre Russie-Géorgie de 2008 déclenchée par l’ancien président Mikhaïl Saaskachvili, promoteur des intérêts américains et finalement lâché par Washington qui lui avait pourtant promis à long terme une adhésion à l’OTAN avec pour résultat de provoquer la Russie, comme en Ukraine. Ce conflit de 2008 a constitué la première guerre du monde multipolaire : les États-Unis, qui ont tenté, via à la Géorgie, de poursuivre l’élargissement de leur stratégie d’encerclement et de fragmentation de l’Eurasie pour imposer le monde unipolaire, n’ont pas pu absorber ce pays en raison de la réaction russe. Ils continuent cependant de soutenir les forces politiques favorables à l’occidentalisation pour reprendre la manœuvre contre Moscou, à un moment plus favorable.
Après l’échec, pour l’UE, des deux évènements électoraux en Géorgie et en Moldavie, et la défaite des États membres de l’OTAN en Ukraine, c’est un scénario alternatif qui se profile. L’OTAN et l’UE, telles qu’elles fonctionnent aujourd’hui, ne s’élargiront ni à la Géorgie, ni à l’Ukraine, ni la Moldavie. La réforme de ces deux institutions aux paradigmes de plus en plus obsolètes – défendre la stabilité et la prospérité européennes dans un nouvel ordre géopolitique post-américain, car créées pendant le Guerre froide et consolidées lors du monde unipolaire après la disparition de l’URSS – est une illusion. Les États membres de l’UE et de l’OTAN se diviseront de plus en plus sur la question de l’élargissement et les citoyens de l’UE y sont de plus en plus largement opposés. Seuls les gouvernements vassalisés à Washington y sont favorables et cherchent à accélérer le processus pour éviter que ces pays coopèrent avec Moscou. La visite du Premier ministre hongrois Victor Orban à Tbilissi pour féliciter la victoire électorale du gouvernement géorgien a torpillé toute velléité de l’UE de promouvoir un changement de régime et annonce la fragmentation géopolitique croissante de l’UE, mais aussi de l’OTAN, sur cette question. Les angles morts de la politique d’élargissement de l’UE englobent aussi : l’ambition géopolitique de l’Allemagne – qui cherche à reconstruire sa zone d’influence en Europe centrale et orientale au détriment de la Russie sous le parapluie nucléaire américain –, le projet d’annexion de la Moldavie par la Roumanie, les visées polonaises dans l’Ouest de l’Ukraine (Silésie) et la France, au départ réticente à l’élargissement, mais qui s’est alignée pour contrebalancer l’Allemagne. Tous ces projets sont surtout susceptibles d’aboutir au dépeçage géopolitique de ces pays candidats, dans la pure tradition de la géopolitique du XIXe et XXe siècles.