Comparer les budgets défense des pays est une grave erreur ! Voilà pourquoi…

Comparer les budgets défense des pays est une grave erreur ! Voilà pourquoi…

Lorsque l’on traite de défense, deux phrases reviennent systématiquement dans les débats. La première est évidemment la locution latine de la fin du IVe siècle « Si vis Pacem, Para Bellum », inspirée de Végèce, qui veut que pour s’assurer de la paix, il faut être prêt à la guerre.

La seconde est un proverbe français, cité par Raymond Aron en 1962 dans Paix et Guerre entre les nations, « L’argent est le nerf de la guerre », selon lequel l’efficacité des armées au combat, dépend des sommes investies.

Mis bout à bout, ces deux phrases laissent supposer que les capacités d’investissements consentis par les États, en particulier en amont de guerres, conditionnent les rapports de forces, donc l’efficacité des postures de dissuasion, et avec elles, la préservation de la paix.

Il est donc tentant de comparer les budgets défense entre les pays, voire entre les alliances, pour s’assurer du caractère dissuasif des outils de défense, et par extension, pour se faire une idée des rapports de force militaires.

Beaucoup se sont ainsi empressés de tirer des conséquences à la parution du nouveau rapport annuel du SIPRI, étudiant précisément les investissements défense de l’ensemble des nations, ainsi que leurs évolutions respectives. Toutefois, l’investissement défense est-il un indicateur efficace dans ce domaine, pour comparer les capacités militaires entre pays, et donc en déduire, un rapport de force présent et à venir ? C’est loin d’être évident…

Sommaire

Le rapport annuel du SIPRI est publié, avec, comme chaque fois, sa cohorte de commentaires

« Avec un budget défense de 109 Md$ en 2023, la Russie dépasse à peine le budget de l’Ukraine, de 100 M$, dont 35 Md$ d’aides militaires américaines et européennes, et sans comparaison avec les 1 300 Md$ de budget de l’OTAN. La Russie n’est donc pas une menace pour l’occident.« 

Budgets défense russie
Les budgets défense russes et Ukrainiens sont très similaires, mais revetent pourtant des réalités radicalement différentes.

Cette analyse, qui semble raisonnable de prime abord, est réapparue ces derniers jours, sur les réseaux sociaux, mais aussi dans les mots des journalistes et de certaines personnalités politiques, en France, et partout en Europe, suite à la publication du dernier rapport du SIPRI, il y a quelques jours. Il en va de même concernant la menace chinoise, alors qu’avec 290 Md$, Pékin investit pourtant trois fois moins que les États-Unis, dans ce domaine.

Chaque année, en effet, de nombreuses analyses de ce type sont publiées peu de temps après que le Stockholm International Peace Resarch Institut, ou SIPRI, publie son rapport annuel sur les dépenses militaires mondiales.

En effet, que ce soit à des fins politiques, médiatiques ou commerciales, la tentation est grande, d’employer ces éléments, surtout lorsqu’ils semblent aller vers la démonstration recherchée, tout en se parant d’une apparente cape de cohérence. Ils sont pourtant hautement contestables, pour ne pas dire, fallacieux.

La comparaison des budgets défense n’est pas efficace lorsqu’il s’agit d’en déduire un rapport de force

Il est vrai que par la manière dont le SIPRI présente son rapport, qui plus est en synthétisant la présentation des budgets défenses des États, avec une conversion globale en dollars américains, incite aisément à ce type de comparaison, pourtant particulièrement peu efficace, et même souvent totalement inexacte. Ce type de comparaison suppose, en effet, que l’investissement défense représente un indicateur strict du rapport de force militaire entre états.

Destroyer Type 052 DL
La Chine ne communique pas sur les prix auxquels elle achete les equipements de défense pour ses armées; Toutefois, sur le marché export, les navires chinois proposés sont frequement 30 à 50 % moins chers que leurs homologues occidentaux.

En d’autres termes, pour que ces comparaisons aient du sens, il convient d’accepter préalablement qu’un dollar investi dans les armées américaines, ou qu’un dollar converti en rouble en Russie, en Euro en France, ou en Yuan en Chine, ont exactement la même efficacité résultante en termes de puissance militaire.

On comprend, ainsi posé, toute l’inefficacité de la démarche. Il existe, ainsi, depuis de nombreuses décennies, des outils macro-économiques pour comparer ces valeurs absolues incomparables sans cela, comme la Parité de Pouvoir d’Achat concernant le PIB. Celui-ci permet précisément de comparer des valeurs macro-économiques nationales dans un contexte international, au travers d’un coefficient de correction.

Ainsi, Pour l’année 2017, le PIB nominal de la Russie s’établissait à 1 574 Md$, Alors que son PIB PPA dépassait les 4 000 Md$, soit un coefficient de correction de 2,5. Pour la Chine, le PIB de 12 300 Md$ était amené à 24 000 Md$ en PPA, dépassant d’ailleurs celui des États-Unis de 19 500 Md$ en 2017, avec un coefficient correcteur de 1,95.

En outre, bien souvent, le périmètre de comparaison entre les budgets pris en compte par SIPRI, sont très différents d’un pays à l’autre. À titre d’exemple, plusieurs pays, ont toujours intégré au budget des Armées, des forces de police de type gendarmerie, ou des fonctions de garde cotes, alors que pour d’autres, ces fonctions relèvent d’autres budgets, et ne sont donc pas intégrées.

Enfin, la conversion en une monnaie de référence unique, avec comme valeur de change de référence, une date unique de rédaction, peut engendrer de nombreuses erreurs d’interprétation.

Le calcul d’un indispensable coefficient de correction pour tirer une information relative des budgets défenses en valeurs absolues.

L’exemple éclairant de la Corée du Nord

Un exemple est généralement bien plus efficace que de longs développements théoriques. Et la Corée du Nord représente l’exemple idéal, pour démontrer l’inefficacité absolue de la comparaison par dépenses de défense.

Corée du nord armées
Malgré un budget défense inférieur à celui de l’Estonie, la Corée du nord aligne une armée de 1,3 millions d’hommes, soit autant que la population totale de l’Estonie, armée de vatnage de chars et de systèmes d’artillerie, que l’ensemble des pays européens n’en dispose, tout en possédant une cinquantaine de têtes nucléaires.

En 2017, le pays avait un PIB de 15,7 Md$, et un budget défense de 0,96 Md$. Même en appliquant la parité de pouvoir d’achat, le PIB résultant s’élève à 47 Md$, et le budget des armées nord-coréennes, à 3 Md$. La Corée du Sud, pour sa part, dépensait cette année, 43 Md$, et même 45 Md$ en PPA, soit 15 fois plus que son voisin du nord.

Pourtant, Pyongyang est perçu, à juste titre, comme une menace majeure et mortelle par la Corée du Sud. Non seulement le pays dispose-t-il de l’arme nucléaire, mais il aligne une puissance armée conventionnelle, certes en majeure partie obsolète, mais considérable, avec 1,3 million d’hommes en service actif, plus de 5 000 chars et plus de 2500 systèmes d’artillerie.

Il faut d’ailleurs 28 500 militaires américains déployés en permanence en Corée du Sud, qui par ailleurs coutent au Pentagone bien plus que 3 Md$ par an, pour garder la Corée du Nord, et ses armes nucléaires, en respect, et ainsi assurer le maintien de la paix, sur la péninsule coréenne.

Bien qu’identique en valeur absolue et Parité de Pouvoir d’Achat, les budgets défense de l’Ukraine et de la Russie sont très différents.

On le voit, ni la comparaison des budgets en valeur absolue, ni en valeur corrigée de la parité de pouvoir d’achat, semblent convenir, pour transformer l’investissement de défense en une valeur permettant de comparer les puissances militaires, et donc d’en déterminer un rapport de force synthétique.

Pire encore, en fonction de la production industrielle de défense du pays, ou de sa dépendance aux importations, et de la provenance de ces importations, le calcul d’un éventuel coefficient correcteur, varie considérablement.

Mé Bradley en Ukraine
les équipements occidentaux livrrés à l’Ukraine rendent impossibles la conception d’un coefficient de correction des budgets défenses pour rendre compte du rapport de force, avec la Russie.

Ainsi, si la Russie et l’Ukraine ont un budget proche, exprimé en USD en 2023, et si la correction PPA pour les deux pays, est similaire, autour de 2,5, la conversion de cet investissement en puissance militaire est pourtant différente. En effet, Kyiv achète ses équipements, neufs ou d’occasion, aux États-Unis ou en Europe, là où la Russie produit l’essentiel des siens.

Ainsi, un Leopard 2A6 transféré par l’Allemagne ou le Portugal aux armées ukrainiennes, est décompté pour un cout de l’ordre de 10 m$. Selon plusieurs références internes, l’Armée de terre russe achète ses T-90M, la version la plus évoluée du T-90, et le char le plus performant de l’arsenal blindé du pays, 318 mR, soit 3,5 m$, une fois convertis en USD.

Il en va de même concernant les systèmes d’artillerie, les systèmes antiaériens, les missiles, et même les munitions, avec des rapports dépassant souvent les 5. Ainsi, un obus de 152 mm produit en Russie est acheté autour de 55 000 roubles, soit 600 $, alors qu’un obus de 155 mm produit en Europe ou aux États-Unis, coute le plus souvent, à performances égales ou proche, de 4 500 à 6 000 $, selon les fournisseurs.

De fait, alors que ces pays ont un budget exprimé en PPA identique, La Russie achète et entretient ses équipements de 3 à 6 fois moins cher, que l’Ukraine, tout du moins, pour ce qui concerne les équipements importés ou livrés par les alliés occidentaux.

Conclusion : l’indicateur budgétaire est inefficace en matière de rapport de force militaire

Cette même sur-correction au PPA, s’applique dans la comparaison entre les budgets russes et chinois, et les budgets occidentaux, avec des corrections extrêmement différentes selon que l’on est américain ou français, très peu exposés à l’importation d’équipement de défense, britannique, allemand ou italien, exposé entre 30 et 50 % aux importations, ou Estonien, important presque l’intégralité de ses équipements, auprès de fournisseurs eux-mêmes différents, et exposés à des corrections différentes.

Le budget des armées est stratégique
Le budget des armées est évidemment une donnée majeure, dans la conception de l’effort de défense d’un pays. Toutefois, la comparaison de ces budgets entre pays, pour en faire un indicateur de rapport de force, est totalement fallacieux.

N’oublions pas qu’en outre, les dépenses de personnels, et beaucoup de dépenses d’infrastructures et de service des armées, doivent en revanche être exprimées en PPA corrigé.

On comprend aisément, dans ces conditions, à quel point la comparaison des budgets défense, entre états, pour en déduire autre chose que la différence des investissements, et rien d’autre, est hautement inefficace, et même parfaitement contre-productive. On peut, à ce titre, s’interroger sur la pertinence de la présentation faite par le SIPRI, chaque année, à ce sujet, qui invite à ce type de comparaison pourtant inexacte.

Article du 23 avril en version intégrale jusqu’au 23 mai

Rapport de la Cour des comptes sur les forces mobiles : la critique argumentée du général (2s) Bertrand Cavallier

Rapport de la Cour des comptes sur les forces mobiles : la critique argumentée du général (2s) Bertrand Cavallier


Le général (2s) Bertrand Cavallier avec les gendarmes du groupement II/1 de Maisons-Alfort devant l’arc de Triomphe pendant la crise des Gilets Jaunes (Photo Lt-col Christian Gojard)

À la suite du rapport que consacre la Cour des comptes aux forces mobiles avec six recommandations dont la nécessité de se recentrer sur le maintien de l’ordre, une refonte de l’implantation géographique des casernes, une critique des Centaure (*), le général de division (2s) Bertrand Cavallier, expert du maintien de l’ordre, consultant pour plusieurs médias, dont la Voix du Gendarme, analyse ce rapport et le commente.

L’ancien commandant historique du Centre national d’entraînement des forces de Gendarmerie (CNEFG) de Saint-Astier développe son analyse critique en cinq points à partir des constats majeurs formulés par la juridiction financière. Il s’appuie sur les retours d’expérience (Retex) des professionnels en mettant les faits en perspective. Les cinq points sont :

1 : un emploi intense sur des missions de plus en plus complexes et diverses

2 : une nouvelle doctrine de maintien de lordre, qui na pas bouleversé le cadre de gestion des forces mobiles

3 : une implantation territoriale qui devrait être réexaminée, à l’occasion de la création de nouvelles unités de forces mobiles

4 : des moyens humains et matériels à préserver, tout en renforçant la contribution de toutes les forces au maintien de l’ordre

5 : un renouvellement insuffisamment préparé du parc de blindés de la gendarmerie mobile

L’on peut se féliciter de l’intérêt que peut apporter une telle juridiction à une composante des forces de sécurité intérieure qui n’a pas toujours suscité l’intérêt qu’elle méritait. En témoigne la très grande légèreté qui a présidé, sous couvert de la RGPP (Révision générale des politiques publiques initiée en 2008) à la diminution globale de 14% de l’effectif  des Unités de forces mobiles. Soit 1500 ETP supprimés pour la composante CRS et 2300 au sein de la GM, suppression accompagnée par la dissolution de 15 escadrons. 

Le politique de l’époque a alors estimé que la situation sécuritaire ainsi que le contexte géopolitique de la France autorisaient une réduction globale des effectifs des forces de sécurité intérieure et une contraction encore plus drastique des forces de défense. Contraction qui procédait sous l’effet du syndrome “des dividendes de la paix” d’un certain Fabius, d’une démolition de notre appareil de défense. Ainsi contraintes, Police et Gendarmerie ont fait des choix au détriment des forces mobiles selon, concernant cette dernière, des modalités très discutables. 

1 : Un emploi intense sur des missions de plus en plus complexes et diverses

Le constat s’impose. La France a rarement connu depuis des décennies, des crises d’une telle durée et d’une telle intensité qui ont mobilisé à un rythme d’emploi rarement atteint l’ensemble des forces mobiles. Les engagements de maintien/rétablissement de l’ordre, comme cela est indiqué, se sont déroulés dans un contexte opérationnel complexe du fait notamment “de la radicalisation de certaines franges protestataires et de la médiatisation permanente de leur activité”.

S’agissant de la médiatisation, il est cependant indispensable de comprendre que le maintien de l’ordre dans sa réalité la plus large a basculé dans une nouvelle ère. La vulgarisation des moyens de communication, l’omnipotence des réseaux sociaux, le poids des chaînes d’information continue génèrent aujourd’hui un nouveau champ d’affrontement qui relève de la guerre de l’information, sur fond de défi des perceptions qui conditionne un politique hyper-sensible à l’état de l’opinion. La médiatisation est directement instrumentalisée à des fins de mise en cause systématique des forces de l’ordre, dans un contexte de plus en plus judiciarisé et conditionné par des nouveaux acteurs tels que le Défenseur des droits. Ces mises en cause peuvent s’inscrire dans une stratégie très élaborée de déstabilisation du pouvoir en place et des institutions, voire servir de catalyseur à des affrontements de grande ampleur.

Un manifestant équipé d’un chalumeau incendie un fourgon de Gendarmerie (photo ministère de l’Intérieur)

Cette mutation modifie profondément la conception d’une manœuvre. Désormais, à l’effet majeur sur le terrain physique, s’ajoute celui sur le terrain politico-médiatique alimenté par l’action potentielle en justice. L’exemple des affrontements à Sainte-Soline est en l’illustration marquante.

Cette guerre de l’information exige une maîtrise parfaite du métier à tout niveau. Celui tactique étant par nature celui engagé dans l’action de force est de toute évidence le plus exposé. 

Les forces de l’ordre doivent, en conséquence, disposer d’une doctrine et d’équipements pour se prémunir de ces nouvelles menaces très structurées. Sans évoquer un vacillement passager du politique.

Au niveau individuel, la mise en cause est de plus en plus redoutée. Tout doit être mis en œuvre pour la sécurité juridique des personnels.

Le référencement de manœuvres communication-médias, de captation et d’exploitation des images (création d’une division image dans l’organigramme opérationnel pour les opérations d’envergure), de police judiciaire (concept de la PJ de l’avant avec des personnels formés à l’exercice spécifique de cette mission dans un environnement de MO/RO) dans l’instruction n°200000/GEND/DOE/SDEF/BSOP du 26 juillet 2022 relative à la gestion de l’ordre public par les unités de la Gendarmerie nationale, participe bien de cette nécessaire montée en puissance.

Pour revenir au contexte opérationnel, pour complexe que soit la gestion de certaines manifestations marquées par des violences, tant en milieu urbain que rural, sachant qu’elle est toutefois facilitée par l’intégration des drones (capacité d’anticipation sur les manœuvres de l’adversaire, facilitation dans la concentration des efforts, bascule de forces…), là n’est pas le plus grand défi qui attend les forces mobiles. Sous réserve, j’y reviendrai en évoquant la doctrine, de redonner aux UFM une capacité effective de maintenir à distance (minimum 30 mètres) des manifestants violents.

La Cour des comptes, tout en évoquant les dernières émeutes de l’été 2023, ne prend pas suffisamment en considération l’état réel d’une France confrontée au séparatisme, aux confrontations culturelles, à la sédition de territoires, à l’émergence de réseaux criminels (notamment les narco-trafiquants) de plus en plus puissants comme l’ont évoqué récemment des magistrats marseillais.

La préservation de la cohésion de la Nation, de sa souveraineté et du pacte social fondé sur les valeurs républicaines, obligeront le politique à assumer la confrontation avec des moyens appropriés et dans un cadre maîtrisé. Ce qui ne serait évidemment pas le cas si le peuple, fataliste, décidait à se substituer à la puissance publique.

Si les forces territoriales, pour autant qu’elles soient encore réellement présentes dans tous les territoires, assurent la sécurité du quotidien, laquelle constitue la fonction socle de la mission globale de sécurité, elles ne sont pas en mesure aujourd’hui de régler seules les nouvelles problématiques sécuritaires.

Dans l’immédiat, ne serait-ce que pour rassurer l’opinion, des déploiements d’envergure à haute visibilité, sont nécessaires. Lesdites opérations “Place nette”, qui comprennent toutefois un volet judiciaire non négligeable, participent de cette politique.

Ces opérations qui interviennent dans des environnements hostiles nécessitent l’engagement de forces mobiles telles que la gendarmerie mobile et les CRS.

La gendarmerie mobile constitue l’élément naturellement consacré à l’engagement d’envergure de haute intensité sur le territoire national

Cependant, la reconquête effective et durable ce certains quartiers – qu’il faut plutôt considérer comme des territoires de plus en plus étendus – va se traduire par des manœuvres d’ampleur, intégrant de nombreux acteurs, mais dont le noyau dur et la masse seront constitués de forces mobiles, aptes à gérer l’affrontement avec des groupes armés. Il serait intéressant dans cette perspective de connaître les limites d’engagement des CRS qui disposent certes de sections de protection et d’intervention de 4e génération (SPI 4G), pourvus d’équipements de protection durcie. 

Composante d’une force armée, imprégnée d’une culture d’emploi de la force graduée et proportionnée, disposant de blindés et d’appuis aériens, la gendarmerie mobile constitue l’élément naturellement dédié à l’engagement d’envergure de haute intensité sur le territoire national.

Sans qu’il y ait une quelconque confusion avec l’armée de terre, qui est l’ultima ratio, l’essence et la culture militaire de la Gendarmerie, et plus particulièrement de la gendarmerie mobile, lui confèrent des compétences en matière de planification, de conduite des opérations, et d’évolution sur le terrain qui procèdent des principes de manœuvres de l’infanterie motorisée et de la cavalerie. Soyons cependant honnêtes. Les nouvelles orientations, initiées au plus haut niveau de la Gendarmerie, de remilitarisation et de renforcement des capacités opérationnelles avec l’appui de l’armée de Terre, révèlent bien que depuis une vingtaine d’années, la haute hiérarchie gendarmique, sans doute inspirée par l’air du temps, avait délaissé ce qui constitue des atouts majeurs pour permettre à la Gendarmerie d’agir sur l’ensemble du fameux spectre Paix-Crise-Guerre.

Plus que jamais, la Nation attend des officiers de Gendarmerie qu’ils soient des chefs militaires et non des copies d’énarques

La formation doit en conséquence être axée sur le retour de ces compétences militaires, sans évoquer bien évidemment le savoir être premier. Ceci avait été la mission qui m’avait été assignée par le général Rolland Gilles, alors DGGN, alors que je prenais en 2009 les fonctions de sous-directeur des compétences. S’agissant des élèves sous-officiers, le concept pédagogique avait alors été structuré autour d’un objectif comportant trois strates : densifier l’individu-citoyen, construire le soldat au travers d’un “ mini-Coëtquidan” de trois mois inspiré de la formation élémentaire toutes armes (Fetta), et sur ces bases indispensables former le gendarme (“bleuir”).

Concernant les élèves-officiers, s’il était nécessaire de bien positionner les futurs cadres de la Gendarmerie dans la haute fonction publique, il ne saurait être question qu’ils se confondent avec des cadres civils. Plus que jamais, la nation attend des officiers de Gendarmerie qu’ils soient des chefs militaires et non des copies d’énarques.

En termes d’acquisition d’une capacité à évoluer dans un contexte très dégradé, la mise en condition avant projection (MCP) pour les escadrons déployés en Afghanistan entre 2009 et 2014 a démontré alors la pleine aptitude de la gendarmerie mobile à recouvrer globalement sa culture opérationnelle héritée de la garde mobile, et éprouvée lors de nombreux engagements extérieurs, mais aussi sur le territoire national en Guyane ou à Mayotte.

Compte-tenu de l’évolution du contexte opérationnel spécifique à la gendarmerie mobile, la Gendarmerie selon la Cour des Comptes a procédé “à la mise en place d’un plan d’entraînement à l’aguerrissement sous le feu des escadrons de gendarme mobile ”.

Gendarmes du PSIG d'Ambérieu en Bugey lors d'un entraînement avec l'armée de Terre à la Valbonne (Photo DC/LVDG)

Très curieusement, cette juridiction objecte que “sans contester le diagnostic sécuritaire sur lequel il s’appuie, cet aguerrissement coûteux en équipement mais aussi en formation peut poser question”.

Soyons clairs. L’acquisition de cette capacité a toujours fait l’objet d’exercices spécifiques, notamment au sein du Centre National d’Entraînement des Forces de Gendarmerie (CNEFG) de Saint-Astier qui vont d’ailleurs être densifiés. Il est en effet indispensable qu’elle soit renforcée, ne serait-ce que pour mieux garantir la sécurité des militaires engagés dans des opérations en situation dégradée.

Elle renvoie de surcroît à la vocation même de la Gendarmerie, force armée tel que rappelée dans la loi du 3 août 2009, d’agir en toutes circonstances. Les magistrats de la Cour des comptes souhaiteraient-ils que ce soient des régiments d’infanterie qui soient désormais engagés sur le territoire national pour assurer des missions relevant de la sécurité intérieure ? En outre, faut-il rappeler également le rôle de la gendarmerie en DOT ?

Enfin, en termes de coûts, alors qu’il s’agit de dépenses visant à protéger les populations et à préserver la cohésion de la Nation, la Cour des comptes ne pourrait-elle pas fort opportunément s’intéresser à des dérives majeures comme celles induites par l’accueil totalement non régulé de mineurs non accompagnés.

Les modélisations militaires seront également indispensables pour conduire, sur de vastes zones, la lutte contre l’immigration illégale

En termes de génération de forces, la structure du GTG (Groupement Tactique Gendarmerie dérivé des états-majors des groupements de gendarmerie mobile) dit augmenté (une autre dénomination pourrait être judicieusement trouvée à l’instar des EGM baptisés Escadrons Guépard qui bénéficient d’une formation durcie) a vocation à devenir la composante noyau pour la mise en œuvre d’opérations d’envergure. Inspiré du concept des GTIA (groupement tactique interarmes), il constitue le premier niveau permettant d’assurer une cohérence tactique. Engerbant un volume donné d’EGM, le GTG a ainsi vocation à intégrer l’ensemble des savoir-faire nécessaires (renseignement, composante blindée, moyens aériens, éléments GIGN, franchissement…) pour les déploiements opérationnels les plus exigeants. Bien évidemment, adaptées à la gestion de manifestations très violentes, ces structurations seront indispensables pour des opérations en situation de haute intensité s’agissant par exemple du démantèlement de réseaux criminels. Les modélisations militaires seront également indispensables pour conduire, sur de vastes zones, la lutte contre l’immigration illégale. Dans ce cadre notamment, il importera de donner aux forces mobiles une autonomie d’action suffisante, qui ne saurait porter préjudice aux services spécialisés tels que la Direction nationale de la police aux frontières (DNPAF).

Le contexte opérationnel actuel et à venir oblige donc à ne plus affecter les forces mobiles à des missions éloignées de leurs compétences spécifiques, comme c’est le cas s’agissant de la garde des centres de rétention administrative (CRA), comme à ne plus les consommer inutilement dans des dispositifs de maintien de l’ordre souvent surdimensionnés au regard de la menace existante, et bien évidemment à renforcer leurs effectifs.

2. “Une nouvelle doctrine de maintien de lordre, qui na pas bouleversé le cadre de gestion des forces mobiles

L’élaboration du Schéma national du maintien de l’ordre (SNMO) doit certes être comprise par rapport à un contexte opérationnel marqué par la généralisation des réseaux sociaux, l’irruption de manifestations non encadrées et parfois non déclarées. Mais elle a également répondu à la nécessité d’adresser un message à une opinion publique choquée par des dérives nombreuses en matière d’usage des armes, le Lanceur de balles de défense (LBD) principalement, et déboussolée par des échecs opérationnels comme rarement la capitale en aura connus dont en premier lieu le saccage de l’Arc de triomphe, le 1er décembre 2018.

Comme le souligne le rapport, le SNMO s’est traduit par des mesures intéressantes portant notamment sur une meilleure compréhension des sommations, une meilleure définition des différents acteurs ayant à intervenir dans la direction et la conduite de la manœuvre, une amélioration des relations entre les forces de l’ordre et les organisateurs, par la mise en place d’équipes de liaison et d’information (ELI), la systématisation d’un superviseur auprès de l’utilisateur d’un LBD…Les dispositions du SNMO qui constitue un document cadre, de portée générale, ont été intégrées dans l’instruction 200 000 citée supra, au contenu nécessairement beaucoup plus détaillé et constituant un véritable corpus doctrinal. Pour l’information du lecteur, cette Instruction “concerne donc l’ensemble de la Gendarmerie nationale, dans toutes ses dimensions et composantes. Elle constitue le référentiel unique, synthétique, pratique et évolutif de la manière dont les unités territoriales et les forces mobiles de la gendarmerie nationale assurent la gestion de l’ordre public, dans les territoires et les agglomérations. Elle articule le spectre des opérations d’ordre public autour de trois typologies d’engagement (maintien de l’ordre, rétablissement de l’ordre, violences urbaines), redéfinit le régime d’emploi des unités de la gendarmerie mobile, supprime les formats d’engagement préexistants, trop rigides, précise les modalités de la génération de force de la gendarmerie départementale, de la gendarmerie mobile et de leurs appuis, rappelle l’encadrement des principes de réversibilité et de sécabilité…”.

Cependant, sur les aspects fondamentaux, la Cour des Comptes livre une lecture approximative du SNMO et au-delà du MO quand elle déclare : “ l’une des principales nouveautés du SNMO est l’affirmation des grands principes tactiques. Ainsi, le maintien à distance, la mobilité et la réactivité sont désormais les principes cardinaux en la matière”. Cette analyse est assez éloignée de la lettre et de l’esprit du SNMO qui reste fidèle à la culture française du MO.

Trois principes fondamentaux du maintien de l’ordre français

Le SNMO rappelle en effet que les trois principes fondamentaux du maintien de l’ordre français dont la conjugaison doit permettre d’atteindre l’effet final recherché, soit de favoriser le retour à la normale pour promouvoir un règlement négocié des conflits fondés sur le dialogue, sont :

premièrement l’engagement privilégié de forces spécialisées (les escadrons de gendarmerie mobile (EGM) et les compagnies républicaines de sécurité) disposant d’une solide culture professionnelle spécifique (le MO est un métier), ce qui fait écho aux dysfonctionnements majeurs imputables à des unités de circonstance, non formées et sous encadrées, initiées sous l’autorité du préfet Delpuech ;

deuxièmement, l’emploi de la force strictement nécessaire qui, relevant des principes de proportionnalité et d’absolue nécessité rappelés dans l’article R 211-13 du CSI, doit permettre de prévenir un esprit de vengeance chez les manifestants. Le respect de ce principe est largement conditionné par la possession d’une grande pratique du maintien de l’ordre, et d’une formation à cette mission ;

le maintien à distance qui permet d’éviter le contact direct, soit le corps à corps, avec toutes ses conséquences en termes d’augmentations de dommages corporels de part et d’autre.

S’agissant des principes d’emploi, il est utile de rappeler qu’ils ont été initiés dans la foulée de la création de la garde mobile, la France, pays marqué par une culture de la manifestation violente, ayant alors été le premier pays à opter pour la spécialisation de forces dans le domaine du maintien de l’ordre. Ainsi, dès 1928, des officiers de Gendarmerie (dont le lieutenant Favre) animent une réflexion de fond sur le maintien de l’ordre qui est notamment publiée dans la toute récente Revue de la Gendarmerie. Présentant le gendarme comme le défenseur d’une démocratie garante de l’ordre public, ils s’intéressent à la psychologie des foules, fixent de nouvelles tactiques d’intervention qui reposent sur des techniques professionnelles spécifiques, promeuvent des innovations techniques dont l’emploi des gaz lacrymogènes et développent le principe des Retex en observant les situations à l’étranger. Ils insistent notamment sur l’importance de la fonction de renseignement et l’adaptation continue aux modes d’action de l’adversaire.

Le SNMO évoque toutefois “une exigence de plus forte réactivité et mobilité afin de mettre un terme aux exactions, en recourant notamment à des unités spécialement constituées disposant de capacités de mobilité élevées”.

Cette exigence est fondée mais elle a toujours fait partie du corpus doctrinal tant des GM que des CRS.

Les configurations de base, à dominante statique, conformes au principe du maintien à distance, n’ont jamais été exclusives d’actions offensives chirurgicales, voire d’envergure.

Les stages dénommés PECO (Perfectionnement et évaluation de  la capactité opérationnelle) mis en œuvre au sein du CNEFG ont toujours inclus des mises en situation inspirées de cas concrets et nécessitant des modes d’action offensifs, ce au niveau du Peloton d’intervention (PI) mais aussi au niveau d’un EGM voire d’un GTG.

Différents maux qui caractérisaient alors la gestion du MO dans la capitale et qui avaient régulièrement été signalés tant par la DGGN que par les CRS

Le manque de réactivité, de mobilité lors notamment des opérations de MO durant la crise des gilets jaunes a procédé non d’une lacune doctrinale mais surtout de différents maux qui caractérisaient alors la gestion du MO dans la capitale et qui avaient régulièrement été signalés tant par la DGGN que par les CRS. En la matière, avaient été pointés :

l’hyper-centralisation de la manœuvre à partir de la salle de commandement renvoyant à un manque de subsidiarité, donc de prise d’initiative. Je rappelle par expérience qu’une situation peut basculer en quelques minutes et exige donc une réaction quasi instantanée ;

l’hétérogénéité des dispositifs déployés mêlant pêle-mêle des unités de différentes institutions :

un manque de coordination, caractérisé notamment par l’irruption en pleine manœuvre d’unités telles que les BRAV, au demeurant lors de leur déploiement initial sans culture de MO et sous-encadrées ;

la non-implication en amont dans la préparation de la manœuvre des commandants des forces publiques de niveau groupement ( GM, CRS)…;

la systématisation de dispositifs trop encadrants dont parfois un usage dénué de sens de la dite nasse ; etc..

Au-delà des préconisations du SNMO, et d’une prise de conscience au plus haut niveau de l’Etat des imperfections constatées durant la crise des gilets jaunes, il faut prendre en considération l’importance déterminante de l’élément humain dans le cours de l’histoire.

L’arrivée du préfet Laurent Nunez à la tête de la préfecture de police a marqué un changement radical, au sens positif du terme, qui tient en partie à sa propre personnalité.

L’exemple des GAP (Groupes d’appui projeté) ou de GTT (Groupes tactiques temporaires), composés de façon homogène, soit de gendarmes mobiles (issus principalement de PI) soit de CRS, tous des professionnels du MO, était attendue. Cette mesure a pu déboucher par une meilleure écoute des professionnels du MO, dont les chefs de haut niveau sont très étroitement impliqués dans la préparation des opérations avec la DOPC. L’emploi de ces dispositifs bien dimensionnés, alliant puissance et rapidité d’action, est optimisé par une conception de manœuvre qui s’appuie sur des bascules de forces procédant du principe de concentration des efforts. Evoluant dans le cadre d’une manœuvre de jalonnement dynamique, pré-positionnés dans des points clés du terrain, à proximité de lieux sensibles ou favorables à l’action adverse, ces dispositifs très réactifs permettent évidemment de moins recourir à des dits “flanc-gardage » massifs et très encadrants, type de manœuvre qu’il ne faut cependant pas exclure en présence d’activistes nombreux et potentiellement très violents.

Le recours à des actions offensives, qu’elles soient ponctuelles ou massives, doit cependant être assumé à tout niveau.

S’il s’impose dans certaines situations – des violences graves et des dommages matériels importants ne sauraient être tolérés dans un Etat de droit -, il expose en effet davantage les forces de l’ordre à l’impact médiatique et à la mise en cause.

Le cas de Sainte-Soline en mars dernier est de ce point de vue significatif. Caractérisé par un dispositif défensif à dominante statique, le dos à la clôture même de la bassine, l’unique intervention vers l’avant d’un Peloton motorisé d’interception et d’interpellation (PM2I) de la Garde Républicaine équipé de quads, conjugué à un usage de LBD, a été exploité par une certaine presse et a provoqué un certain flottement au niveau politique, heureusement vite dissipé. Est à noter que l’action de ce seul PM2I a permis de surprendre et de désorganiser l’adversaire, au demeurant structuré de façon quasi-militaire, pendant un temps suffisant pour permettre à ligne d’arrêt de se réorganiser. Plus que jamais, la manœuvre au MO/RO relève de la combinaison entre “le feu” et le mouvement.

Les questions récurrentes de la réversibilité missionnelle et de la sécabilité des unités

La Cour des comptes aborde également les questions récurrentes de la réversibilité missionnelle et de la sécabilité des unités, mentionnées dans l’instruction commune d’emploi des forces mobiles de la Police nationale et de la Gendarmerie nationale du 29 décembre 2015, considérant que ce document en propose une version trop rigide. Elle propose donc que ce document soit révisé dans le sens d’une plus grande souplesse.

Les notions de service d’ordre et de sécurisation sont des notions non définies

Passons donc en revue cette instruction. Tout d’abord des premières observations qui pourraient être prises en considération pour l’évolution de ce texte : tout d’abord des premières observations qui pourraient être prises en considération pour l’évolution de ce texte : 

  • la notion de service d’ordre est une notion non définie en dehors du champ des SOI (services d’ordre indemnisés) ;
  • la notion de sécurisation est également non définie. En fait, elle recouvre les renforts des forces mobiles aux unités territoriales dans le champ de la sécurité publique ;

s’agissant des missions de sécurisation, l’article 8 de la dite instruction précise qu’elles “sont assurées par les forces mobiles prioritairement dans leur zone de compétence respective”, soit les CRS en Zone de compétence police nationale (ZPN), soit les EGM en zone de compétence gendarmerie nationale (ZGN). Or, cette disposition, tombée en désuétude, mériterait d’être réaffirmée et ainsi devenir effective ;

  • la priorisation de la mission de maintien de l’ordre public sur les deux missions citées supra devrait être clairement posée (c’est le vœu logique de la Cour des Comptes rappelant la vocation première des UFM, quand bien même elles constituent une réserve générale à disposition du gouvernement). 

Concernant la réversibilité opérationnelle – ou plutôt la réversibilité missionnelle – ce qui est plus exact -, elle est définie dans l’instruction 200000 comme “la capacité d’une UFM à passer d’une mission de maintien de l’ordre public à une mission de sécurisation, pour faire face à une situation dépassant les capacités des unités territoriales lorsqu’elles sont pleinement mobilisées”. Le texte précise également que “le principe de la réversibilité missionnelle est mis en œuvre :

après remise en condition de l’unité et réalisation du trajet jusqu’au nouveau lieu d’emploi ;

pour une durée minimale de deux heures sur le nouveau lieu d’emploi ;

dans les limites horaires du service initialement prévu ;”.

Cependant, l’inverse, soit la réversibilité missionnelle de la sécurité publique vers le maintien de l’ordre, prônée par la Cour des Comptes, se heurte à de telles contraintes qu’elle doit relever d’une mesure exceptionnelle.

En effet, alors que les UFM sont quasiment systématiquement engagées sur de vastes territoires, articulées en DSI (Détachement de surveillance et d’intervention), se pose la première difficulté de reconstituer l’unité. Ensuite, il s’agit de l’équiper (perceptions des équipements de maintien de l’ordre, des dotations de grenades…et de réarticuler l’unité en fonction de la mission de MO/RO  qui se présente et de son environnement (Type de mission, durée, nature de l’adversaire…).

S’agissant de la sécabilité, quitte à décevoir les magistrats de la Cour des Comptes, il convient enfin d’en finir avec ce qui relève d’une véritable intrusion dans le domaine relevant du commandant de la force publique, lequel doit conserver la capacité dans l’exécution de la mission confiée de décider de l’articulation opérationnelle de son unité et des modes d’action.

Rappelons que l’effectif moyen d’un escadron au maintien de l’ordre, sur le terrain, est de soixante militaires. Une certaine modularité peut toutefois être envisagée par le commandant de la force publique, selon la nature de la mission et de l’environnement opérationnel (violences urbaines…), mais en conservant la capacité de réarticuler son dispositif à tout moment. Désormais un commandant d’unité peut communiquer sur l’effectif dont il dispose mais il n’a pas à préciser le nombre de pelotons engagés.

Ceci doit être clairement rappelé aux commandants d’unité en se fondant sur les prescriptions de l’instruction 200000, où l’on retrouve l’esprit de l’Instruction interministérielle IMM n°500/SGDSN/MPS/OTP du 9 mai 1995 relative à la participation des forces armées au maintien de l’ordre (IPFA 500), texte qui a longtemps encadré l’engagement de la Gendarmerie au maintien de l’ordre avec des principes clairs en termes de définition des rôles et responsabilités de chaque acteur : 

“ 1.4.3. La direction opérationnelle des UFM

Dans le respect des directives et des mesures prises par le ROP, le DSO ou le CSO, le CFP commande et conduit la manœuvre de l’unité ou des unités placées sous ses ordres, en particulier :

  • en engageant librement les moyens et l’effectif adaptés à la réalisation de la mission, en fonction des éléments de contexte et d’adversité potentielle communiqués par son autorité d’emploi ;
  • en articulant librement son dispositif, à tout moment de la manœuvre, en coordination étroite avec les unités limitrophes le cas échéant.

Pour rappel, cette question très sensible n’est pas nouvelle et avait déjà fait l’objet d’une clarification. Ainsi, le DGGN et le DGPN avaient explicitement et conjointement écrit au ministre sur ce sujet : Note MININT conjointe DGGN- DGPN n°63-184 GEND/CAB et 3683A DGPN/CAB du 31 juillet 2017 :

“Pour des raisons de sécurité, la sécabilité des unités doit être exceptionnelle et relève de la responsabilité du commandant d’unité en fonction de la mission reçue et de la situation à laquelle il est confronté”.

Je n’épiloguerai pas sur le passage concernant le concept de la désescalade.

Les gendarmes mobiles et les CRS n’ont pas attendu les policiers belges et allemands pour inscrire leur action dans le souci permanent de favoriser le retour au calme par le dialogue avec les organisateurs et les manifestants (certes facilité par certaines dispositions du SNMO) une capacité d’absorption de la violence adverse, et un emploi de la force strictement nécessaire.

De surcroît, la radicalisation des manifestations depuis les affrontements violents survenus à Hambourg en juillet 2017, qui ont sidéré les forces de l’ordre, et certains grands désordres ayant eu lieu en Belgique, et notamment à Bruxelles, ces dernières années, ont démontré dans certaines situations les limites de ce principe.

3. Une implantation territoriale qui devrait être réexaminée, à l’occasion de la création de nouvelles unités de forces mobiles

La carte des casernements permanents, qui est le fruit de l’histoire des mouvements sociaux, n’est plus adaptée aux besoins territoriaux d’emploi des forces mobiles […] une réflexion globale sur la politique immobilière des forces mobiles apparaît donc nécessaire”.

Cette assertion des magistrats financiers appelle plusieurs commentaires. Tout d’abord, même si Paris concentre la majorité des manifestations et demeure le centre de gravité politique, économique…dont il faut impérativement garantir la stabilité,

on assiste sur fond de séparatisme, de montée de la violence globale et de structuration de la délinquance organisée à un besoin croissant d’interventions d’UFM sur l’ensemble du territoire. Il faut également mentionner sur les frontières la lutte contre l’immigration clandestine (LIC), qui va être croissante, ainsi que, s’agissant de la gendarmerie, le déploiement permanent d’une vingtaine de ses escadrons outre-mer et en Corse.

Les critères relatifs à l’implantation territoriale doivent donc permettre de pouvoir rapidement intervenir sur les grands bassins de population, sachant que Paris dispose déjà à proximité immédiate de deux groupements de gendarmerie très étoffés, le GBGM (Groupement blindé de la gendarmerie mobile) basé à Satory, et qui constitue la capacité nationale de réaction rapide de la composante blindée de la gendarmerie, et le groupement II/1 dont l’état-major est implanté à Maisons-Alfort.

Cependant, l’on peut s’interroger sur les choix de dissolution d’escadrons qui ont été privilégiés à partir de 2011 dans le cadre de la fameuse RGPP, alors que ces unités disposaient de casernements en bon état, dont certains très récents comme celui de Narbonne, implantés dans des bassins de population permettant un accès aisé à l’emploi pour les épouses et compagnes des militaires, offrant la proximité d’universités pour les études supérieures (Nantes, Rennes…). Curieusement, fut proposée une liste d’unités sises dans des communes gérées par l’opposition du moment…

S’il y a une réforme à faire, tout en considérant que des villes moyennes s’attacheront à ne pas perdre leur escadron ou leur CRS, c’est de favoriser progressivement des regroupements d’unités de façon à mutualiser les soutiens, à permettre aisément des renforcements mutuels, à mieux structurer la formation…selon l’exemple très réussi du regroupement de trois unités à Sathonay-Camp. Soit le principe de “structures régimentaires”.

Concernant les hébergements, si des structures bien adaptées sont disponibles en région parisienne, en Corse et outre-mer, et que l’on doit prendre dans le reste du territoire toutes les dispositions requises pour offrir de bonnes capacités d’accueil,

il est important que la Gendarmerie continue de s’appuyer sur son essence militaire pour pouvoir être déployée partout et en toutes circonstances.

4. Des moyens humains et matériels à préserver, tout en renforçant la contribution de toutes les forces au maintien de l’ordre

La cour des Comptes met très justement l’accent sur l’importance de la formation. Alors que les contextes opérationnels se durcissent et sont très évolutifs, que l’on exige une parfaite maîtrise de l’emploi de la force, que les effectifs d’une unité de Gendarmerie sont quasi renouvelés en quatre ans, l’on constate depuis une dizaine d’années un ralentissement très net du rythme de passage des EGM au CNEFG.

Le passage des EGM tous les deux ans et demi au CNEFG doit donc redevenir la règle

Si le plan de charge du CNEFG s’est alourdi du fait des réformes d’ampleur portant sur la formation des futurs gradés de la GM, de la GR et des PSIG, réduisant de facto les créneaux dédiés au recyclage des EGM, ce sont surtout les décisions du niveau politique, avec des courts préavis, qui obligent la DGGN à démonter des stages, voire à réengager des unités alors qu’elles sont en formation.

Alors que les travaux du Beauvau de la sécurité avaient rappelé l’importance capitale de la formation, la réalité révèle que certains EGM ne sont pas passés à Saint-Astier depuis quatre ans. La question peut d’ailleurs être posée, en cas de défaillance individuelle ou collective, d’une responsabilité de l’Etat n’ayant pas assuré les conditions minimales de la formation.

Le passage des EGM tous les deux ans et demi au CNEFG doit donc redevenir la règle. De même, de façon ponctuelle, des entraînements communs avec des unités de la Police nationale (CRS et compagnies d’intervention) doivent être organisés pour conforter l’interopérabilité dans les segments opérationnels communs.

Nonobstant l’augmentation du nombre d’EGM (création de sept unités), il appartient au ministère de l’Intérieur et aux préfets de mieux dimensionner les dispositifs de maintien de l’ordre en fonction de la menace réelle, la tendance structurelle étant à la surconsommation d’UFM. Ceci impose bien évidemment de densifier le renseignement, mais également de mieux impliquer, en amont des évènements, des cadres de haut niveau tant de la GM que des CRS, à même de bien ajuster les effectifs requis, notamment en privilégiant des dispositifs manœuvriers. 

Fort justement comme l’évoque la Cour des Comptes, en cas de crise généralisée comme cela s’est révélé durant la crise des gilets jaunes, les UFM concentrées notamment dans la capitale et les métropoles ne peuvent couvrir tous les besoins opérationnels. 

Les forces territoriales doivent donc être mise à contribution. S’agissant de la Gendarmerie, les PSIG, sous réserve d’être formés aux techniques élémentaires du MO – rappelons toutefois que leurs gradés suivent désormais la même formation que leurs homologues de la GM et de la GR – et être mieux dotés, constituent la première réserve d’intervention. Unités dévolues à la surveillance, devant conserver impérativement une posture de contact avec la population, et à l’intervention du quotidien, elles ne sauraient toutefois être identifiées à des unités spécialisées au MO.

Cependant, la réflexion en termes de formation et de dotations doit concerner l’ensemble des unités de la gendarmerie départementale.

Comme cela a été démontré lors de la crise des gilets jaunes, notamment en Ardèche, en Côte d’Or et en Haute-Loire, ce sont des gendarmes départementaux, épaulés par des réservistes, qui, dans l’attente d’UFM ont été engagés en premier échelon face à des émeutiers très violents.

Par ailleurs, tant au regard de fragilités structurelles de notre nation que du contexte international qui oblige à réactualiser le concept de DOT, le questionnement actuel sur les capacités de la gendarmerie départementale est pleinement fondé.

On assiste à un désarmement continu des forces de l’ordre depuis 2014

S’agissant du maintien de l’ordre/rétablissement de l’ordre, la question des équipements est parfaitement posée par la Cour des comptes. Elle souligne en effet que “les forces mobiles sont ainsi soumises à deux injonctions contradictoires : d’une part, limiter le plus possible le niveau de blessure causée par les armements utilisés, et d’autre part continuer à maintenir à distance les manifestants pour éviter les violences les plus graves”. J’avais évoqué à l’issue de la dernière mobilisation à Sainte-Soline (manifestation non autorisée, violences paroxystiques contre les forces de Gendarmerie), dans ce même média, cette question désormais centrale.

En effet, on assiste à un désarmement continu des forces de l’ordre depuis 2014. Si je m’étais prononcé alors pour le retrait de la grenade offensive considérant que la GLI-F4 produisait un effet comparable, on l’a depuis retirée pour lui substituer la GM2L, laquelle fait désormais l’objet, par la directive N° 352 CAB/PHM du 1er juillet 2021, signée par le préfet Pierre de Bousquet, d’une interdiction de “lancer à la main…dans toutes les situations opérationnelles et quelle que soit l’unité concernée”.

Il en ressort, alors même que les adversaires disposent d’un arsenal d’armes, au sens de l’article 132-75 du Code Pénal, d’un déséquilibre, d’une asymétrie en défaveur des forces de l’ordre.

Après les retraits successifs des grenades à main offensive (OF), lacrymogène instantanée – F4 (GLI-F4) puis plus récemment, modulaire 2 lacrymogène (GM2L) à main, un trou capacitaire s’est progressivement mais durablement creusé au sein de l’équipement des forces de sécurité intérieure dédiées au maintien de l’ordre. Les grenades à main à létalité réduite et à effet sonore (ALR ASSD) et Sound (S) de chez Alsetex semblaient avoir été choisies pour combler ce dernier dans la bande d’engagement des 0 à 30 m mais acquises en urgence hors marché public, elle seront prochainement remplacées par la grenade à effet sonore brésilienne de marque Condor et de type GL 304. Cette arme de force intermédiaire est très attendue par les unités de maintien de l’ordre. Déflagrant à 160 db, elle présente la particularité d’initier sa chaîne pyrotechnique en deux temps et d’éjecter son bouchon allumeur à très faible énergie et à très courte distance ce qui réduit le risque de blessure collatérale. Pour autant, ne contenant pas de lacrymogène, contrairement à la grenade GM2L quelle remplace, cette carence risque d’être préjudiciable aux forces de l’ordre

S’agissant des lanceurs 56mm, serait en cours de finalisation l’expérimentation du lanceur multicoups 56 mm de marque TR équipement.

5. “Un renouvellement insuffisamment préparé du parc de blindés de la gendarmerie mobile

Alors que, après des années d’atermoiement, la Gendarmerie vient de renouveler son parc blindé, ce qui constitue un évènement majeur à mettre à l’actif du général Christian Rodriguez, DGGN, la Cour des comptes a formulé plusieurs objections qui sont révélatrices d’une méconnaissance de trois données fondamentales :

  • – le statut et la nature même de la Gendarmerie de “force armée”, et sa vocation opérationnelle à la fois globale et spécifique tels que définis dans l’article L.3211-3 de LOI n° 2009-971 du 3 août 2009 relative à la Gendarmerie nationale .  
  • – la réalité du contexte sécuritaire intérieur de la France tant en métropole qu’outre-mer caractérisé par un accroissement constant de la violence, les syndromes de partition et de fracture évoqués au plus haut niveau de l’Etat, et celle d’un environnement géopolitique de plus en plus déstabilisé. Mutations sur fond de “retour de l’histoire” qui conduisent aujourd’hui à revitaliser le concept de DOT (défense opérationnelle du territoire) et le rôle majeur de la Gendarmerie dans une telle configuration ;
  • – le constat concret de la Gendarmerie, de par ses atouts induits par sa nature et sa culture de force armée (robustesse, capacité sans équivalent de montée en puissance massive au sein de son ministère de tutelle…) de force à agir globalement sur le haut du spectre de crise comme le démontrent ses engagements récents tant en métropole qu’outre-mer, sans évoquer ceux à l’étranger (Afghanistan…).

Examinons maintenant le fond des six principales objections de la Cour des Comptes au sujet du Centaure en y répondant cas par cas.

Objection 1 de la Cour des comptes  : “Le contrat prévoit la livraison de 90 véhicules, dont 56 en métropole et 34 outre-mer, si bien que le plan d’équipement du nouveau véhicule d’intervention polyvalent de la gendarmerie (VIPG) , baptisé “Centaure”, correspond peu ou prou à un remplacement “un pour un” des VBRG actuellement en service, puisque 45 sont en métropole et 35 outre-mer.

La cible de 90 véhicules constitue le volume minimum pour permettre à la Gendarmerie de faire face à tous les scénarios opérationnels actuels et très probables, dans un futur proche, eu égard à l’évolution objective de notre pays.

Compte tenu de la situation structurelle de “l’outre-mer”, il est indispensable d’y déployer une trentaine d’engins (35 auparavant et 32 avec l’arrivée des Centaure), ce qui va stabiliser le parc disponible en métropole à hauteur de 58 engins. Dans l’hypothèse d’une opération de rétablissement de l’ordre d’envergure ou de violences urbaines limitées à quelques quartiers, il faut a minima envisager l’engagement d’une dizaine d’engins. Dans celle d’une crise généralisée de type insurrection de juin-juillet 2023, en tenant compte d’une extension quasi-certaine du phénomène (de par la mutation du “corps social”), d’une radicalisation des adversaires (montée en gamme de l’armement avec recours à des armes à feu…), de l’impératif de durcir la protection des centres de gravité politiques (Paris), énergétiques…et sous réserve d’opérer des bascules de force, le format 58 engins constitue un niveau minimum pour “l’assurance vie” de la nation. 

Objection 2 de la Cour des comptes : “ À son entrée en service, il sera le véhicule le plus polyvalent et le plus armé de tous les véhicules blindés en service dans les forces de maintien de l’ordre au sein des pays européens similaires à la France.

Le VIPG Centaure s’impose en effet, de par sa conception et ses innovations technologiques, comme un véhicule à la fois très novateur et particulièrement polyvalent, permettant à la Gendarmerie – force armée – d’agir sur l’ensemble du spectre opérationnel qui lui est dédié (situations très dégradées de type insurrectionnel, DOT, opérations extérieures…), et qui va au-delà de celui communément dévolu aux forces de police d’Europe. S’agissant des segments communs à “une force de police”, outre une meilleure protection des personnels indispensable face à la généralisation d’armes de guerre, il offre de nouvelles capacités en termes d’observation (caméras, capteurs), fort utiles notamment en terrain rural, ainsi qu’en localisation d’un tir permettant une riposte “chirurgicale” (système de détection acoustique de tir adverse).

Cependant, il est à noter que ce nouveau contexte sécuritaire conduit des forces de police européennes à se doter de véhicules blindés de gabarit et de niveau de protection équivalent (balistique, NRBC), toutefois en nombre limité. Tel est le cas de l’Allemagne avec l’adoption par la police fédérale et certaines polices de Länder du Survivor-R, véhicule blindé tout terrain construit par Rheinmetall MAN, la division véhicules militaires de la filiale poids lourds de Volkswagen, d’un coût de 1,2 millions d’euros, soit très supérieur au coût du Centaure (prés de 50%°). 

Objection 3 de la Cour des comptes : “un premier déploiement du Centaure (quatre véhicules) a été expérimenté dans l’urgence par la gendarmerie nationale à la fin du mois de juin 2023 dans le cadre des émeutes urbaines.

Le déploiement de quatre Centaure fin juin 2023 correspond certes au premier engagement opérationnel du VIPG, mais il ne saurait avoir ressorti à une expérimentation. Il a en effet été mis en œuvre par des unités du Groupement Blindé de Gendarmerie Mobile (GBGM) de Versailles-Satory, disposant, de par leur dotation en VBRG, de leurs engagements opérationnels constants, notamment Outre-mer, et de leur montée en puissance (entraînements…) de toute la compétence requise pour procéder à ce premier déploiement. S’agissant des  “expérimentations”, elles se sont déroulées dans des infrastructures adaptées telles que le Centre National d’Entraînement des forces de Gendarmerie (CNEFG) de Saint-Astier au sein duquel s’effectue également la formation de l’ensemble des EGM à l’intervention couplée avec des véhicules blindés.

Objection 4 de la Cour des comptes : « Cette rapidité excessive a conduit, de l’aveu même de la gendarmerie, à omettre des besoins techniques importants relatifs notamment au maintien en condition opérationnelle des véhicules.

De toute évidence, le véhicule Centaure correspond de façon remarquable au besoin exprimé par la Gendarmerie tel que formulé dans le cahier des charges établi, ceci d’autant si l’on prend en considération les temps impartis et les effectifs dédiés. Depuis la notification du marché, et disposant de contacts étroits avec l’industriel, j’ai pu observer les demandes formulées par la Gendarmerie en termes d’adaptations nécessaires, demandes qui n’ont pas modifié la nature du marché. C’est là, d’expérience, dans tout programme aussi important – voir à titre comparatif les programmes véhicules blindés de l’armée de terre -, chose normale. Concernant le maintien en condition opérationnelle, le choix d’un véhicule dérivé du modèle Arive produit à 2000 exemplaires, et conçu à partir de la base (châssis, propulsion…) d’un véhicule largement distribué dans le commerce, marque une volonté de bien maîtriser les coûts en terme de MCO (maintien en condition opérationnelle), lequel sera en grande partie internalisé.

Objection 5 de la Cour des comptes : « Le choix d’une cible d’équipement à 90 véhicules garantissant un remplacement un pour un des VBRG interroge aussi, dans la mesure où les surcroîts de polyvalence impliquent souvent une réduction des flottes de grands systèmes militaires (exemple du Rafale ou des frégates multi-missions). (…) Le concept d’emploi définitif du véhicule ne date que du 14 décembre 2023. La conception du Centaure et sa spécification technique ont ainsi précédé la définition de son usage.

Le besoin du remplacement du VBRG a été identifié dès les années 2000, alors que cet engin avait déjà une trentaine d’années. Il avait en effet été mis en dotation en 1974 comme véhicule spécifique aux opérations de rétablissement de l’ordre, pour mieux répondre notamment à des crises de type Mai 68. Le volume alors livré avait porté sur 155 engins, alors même que la Gendarmerie disposait d’un important parc “kaki” composé de 90 Auto-mitrailleuses Panhard (AML 60 équipées de mortier de 60 mm et AML 90 équipés de canon de 90 mm, et toutes deux de mitrailleuses type AA52 de 7,5 mm), complété (au sein du GBGM) de 28 VBC 90G.

Tous ces véhicules blindés (au sens de véhicules disposant d’une protection balistique et de systèmes d’arme par opposition aux véhicules protégés qui en sont dépourvus), ont été retirés sur fond de l’illusion des “dividendes la paix” consécutifs à la chute du mur de Berlin, mais aussi à une dérive de la Gendarmerie vers le concept d’une force de police initiée par une partie de la haute hiérarchie de cette institution. Pour être concret, la Gendarmerie disposait alors d’environ 270 véhicules blindés, pour la moitié lourdement armés, ce qui devrait éclairer la Cour des Comptes sur la justesse du format à 90 Centaure.

En charge du bureau défense de la DGGN au début des années 2000, agissant en liaison avec les autres bureaux ayant à connaître de ce dossier, j’avais été conduit à exposer ce besoin du remplacement du VBRG en mettant en avant :

la pleine pertinence du spectre paix-crise-guerre dévolu à la Gendarmerie ;

sa compétence sur 95% du territoire ;

ses engagements opérationnels du moment en situation dégradée dont ceux en opérations extérieures ( Ex-Yougoslavie, zone qui ne saurait d’ailleurs être vraiment stabilisée) et en outre-mer;

l’évolution du contexte opérationnel en sécurité intérieure (prévision des émeutes urbaines, processus de fracturation culturelle, recours croissant aux armes à feu…), évolution qui a intégré depuis quelques années la traque de forcenés, les interventions en police judiciaire contre des gangs armés…

L’identification du besoin s’était logiquement traduite par l’évolution des entraînements au sein du Cnefg, s’agissant de l’emploi des VBRG. Les principes d’emploi des blindés étaient déjà bien formulés. À l’aune de l’évolution du contexte opérationnel décrit supra, et des recommandations du SNMO, en s’appuyant sur la culture bien ancrée de la composante blindée de la Gendarmerie, un concept d’emploi provisoire des Centaures (circulaire provisoire n°45 du 22 juin 2023 relative à l’emploi du véhicule d’intervention polyvalent de la Gendarmerie) a été rédigé, débouchant sur la nouvelle circulaire n°45/GEND/DOE/SDEF/BSOP/DR du 14 décembre 2023 relative à l’organisation et à l’emploi de la composante blindée de la Gendarmerie nationale.

Objection 6 de la Cour des comptes : les autres forces, à commencer par la Police nationale, n’ont pas exprimé un intérêt particulier pour l’usage de ce véhicule

Les retours des policiers contredisent l’avis des rapporteurs de la Cour des Comptes. La composante blindée de la Gendarmerie, de par ses capacités et sa grande souplesse dans ses modalités d’emploi, est bien perçue comme un atout précieux tant au profit des UFM (CRS, Compagnies d’intervention) que par les unités territoriales.

Un des deux Centaure engagés à Grigny (Photo Gendarmerie Nationale/LVDG)

En témoigne le déploiement récent de deux Centaure pour la protection du commissariat de la Courneuve, le 18 mars 2024, après qu’il ait été attaqué par des bandes d’émeutiers. S’agissant du maintien de l’ordre ou son emploi lors des récents mouvements des agriculteurs, son engagement a souvent été déterminant, aussi bien en terrain rural qu’urbain. L’accueil à Saint-Astier, de cadres de la Police nationale, notamment des CRS, sera mis à profit pour leur permettre de mieux bénéficier de l’appui des Centaure, en particulier dans le cas de violences urbaines.

Les 6 recommandations de la Cour des comptes

Recommandation n° 1. (DGPN, DGGN) : mettre à jour l’instruction commune DGPN– DGGN du 29 décembre 2015 sur les conditions d’emploi des unités de forces mobiles, pour tenir compte de la modification du schéma national de maintien de l’ordre.

Recommandation n° 2. (DGPN, DGGN) : renforcer les effectifs de l’UCFM et mener à bien la modernisation de l’application de coordination des forces mobiles avant l’été 2024, afin de développer la capacité d’analyse des besoins réels en UFM.

Recommandation n° 3. (DGPN, DGGN) : affecter en priorité les renforts d’effectifs aux unités existantes pour permettre de constituer des unités à quatre sections ou pelotons.

Recommandation n° 4. (DGPN, DGGN) : n’affecter les forces mobiles à des missions éloignées de leurs compétences spécifiques qu’en l’absence d’alternatives et lorsque la mission revêt un caractère prioritaire.

Recommandation n° 5. (DGPN, DGGN, SG MININT) : définir un plan de réallocation des cantonnements des forces mobiles plus adapté aux besoins actuels en termes de maintien de l’ordre.

Recommandation n° 6. (DGGN, DGPN, PP) : poursuivre l’effort de mutualisation des entraînements entre CRS et gendarmes mobiles ainsi qu’entre les unités d’intervention et les forces mobiles.

« L’économie de guerre » : une comédie française

« L’économie de guerre » : une comédie française

OPINION – Face au conformisme de bon aloi du monde politico-médiatique qui prospère sur l’économie de guerre, le groupe de réflexions Mars estime que les gesticulations de l’exécutif ne sont que de la poudre de perlimpinpin. Car au niveau national, un déficit budgétaire est plus important que prévu avec un retour des coupes budgétaires en Europe dès 2025 à cause du nouveau pacte de stabilité auquel la France a dûment adhéré. Par le groupe de réflexions Mars.

« L'économie de guerre, c'est trois choses : des crédits, de l'argent et des fonds. L'économie de guerre, c'est la reconversion de la population active et la mobilisation de la population jusqu'alors inactive pour produire du matériel de guerre, c'est-à-dire des engins motorisés, des armes et des munitions » (Le groupe Mars).
« L’économie de guerre, c’est trois choses : des crédits, de l’argent et des fonds. L’économie de guerre, c’est la reconversion de la population active et la mobilisation de la population jusqu’alors inactive pour produire du matériel de guerre, c’est-à-dire des engins motorisés, des armes et des munitions » (Le groupe Mars). (Crédits : Eurenco)

Faut-il prendre pour argent comptant les chiffres et les affirmations d’un dossier de presse, quand, du point de vue de la réflexion stratégique, on tangente le zéro kelvin ? Il n’y a plus guère (plus guerre ?) que dans les tribunes de libres opinions que s’expriment, parfois, quand elles ne sont pas convenues, des idées, sinon nouvelles, du moins un peu stimulantes. Nous en retiendrons deux parues récemment dans la grande presse, sous la plume de deux commentateurs autorisés : Le diplomate Gérard Araud et le journaliste spécialisé des questions de défense Jean-Dominique Merchet.

Le premier parvient à élever le niveau de la réflexion stratégique en rappelant l’évidence que la France n’est pas en première ligne contre la Russie. Le second se hasarde à proposer des idées nouvelles sur le partage nucléaire. Ce faisant, les deux prennent le risque de heurter certaines convictions établies et de déplaire au petit monde politico-médiatique qui prospère sur un conformisme de bon aloi.

Car, évidemment, ces idées entrent avec difficulté dans le « plan com » (pour comédie) de l’exécutif sur « l’économie de guerre », dont on rappelle que le slogan a été lancé pour la première fois au salon Eurosatory en juin 2022, il y a près de deux ans, avec l’efficacité que l’on sait. Nul doute que le prochain salon donnera une nouvelle fois l’occasion à nos médias préférés d’emboucher les trompettes de Jéricho qui donneront l’illusion de faire trembler les murs du Kremlin. Mais tout cela n’est qu’illusion et poudre aux yeux, comme le titre justement l’hebdomadaire satirique Le Canard Enchainé. N’y a-t-il donc plus que le palmipède du mercredi dans le paysage médiatique français pour apporter un peu d’esprit critique à l’offensive médiatique du gouvernement sur « l’économie de guerre » ?

Entendons-nous bien. Il y a tout lieu d’applaudir la pièce de théâtre « Eurenco de Bergerac », et même de se tenir les côtes à lire sous certaines plumes renommées la confusion entre corps d’obus et affût de canon, charge militaire et poudre propulsive. Tout cela est plaisant. Nous nous montrerons à nouveau bon public quand tombera (pour Eurosatory ?) l’annonce officielle du retour en France de la production de munitions de petit calibre : la presse confidentielle a déjà vendu la mèche, si l’on ose dire. Ces annonces, qui ne se concrétiseront pas avant l’an prochain, sont de toute façon de bonnes nouvelles. Ne boudons pas notre plaisir. Mais ces mesures de bon sens, qui ne font que revenir sur des errements antérieurs, n’ont rien à voir avec l’économie de guerre.

Économie de guerre : des crédits, de l’argent et des fonds

Alors, à l’occasion de la publication du décret d’application d’une mesure législative de la LPM sur les réquisitions, on accroît l’intensité dramatique de la pièce avec une nouvelle formule magique : « pouvoir de police » ! On n’oublie simplement de dire que, si réquisition rime avec expropriation, il convient de ne pas les confondre, alors même que, dans les deux cas, il existe une contrepartie sonnante et trébuchante. Et surtout, à quoi servent ces « pouvoirs de police » quand il n’y a plus rien à réquisitionner ? Car pour qu’il reste des stocks intermédiaires ou de produits finis, il eût fallu que ces stocks fussent financés par l’État client. Mais cela fait belles lurettes que le « management par la performance » a vidé les stocks*. D’où la difficulté à aider l’Ukraine. Autrement dit, on amuse la galerie avec de la poudre de perlimpinpin quand il suffirait de décider d’augmenter les crédits destinés à la constitution de stocks.

Et voilà, le mot interdit est lâché : des crédits ! Bon sang, mais c’est bien sûr ! L’économie de guerre, c’est trois choses : des crédits, de l’argent et des fonds. L’économie de guerre, c’est la reconversion de la population active et la mobilisation de la population jusqu’alors inactive pour produire du matériel de guerre, c’est-à-dire des engins motorisés, des armes et des munitions. Et le débouché de toute cette production est assuré par les achats du gouvernement. Et quand on dit « achat », cela demande des fonds et des crédits, donc beaucoup d’argent public. Est-ce que la réduction envisagée de la durée du chômage indemnisé entre dans cette politique ? Il est permis d’en douter.

Au contraire, qu’observe-t-on « en même temps » ? Au niveau national, un déficit budgétaire plus important que prévu et « le retour des coupes budgétaires en Europe » (1) dès 2025 à cause du nouveau pacte de stabilité auquel notre pays a dûment adhéré. Les masques tombent, on ne rigole plus.

Le sécateur est déjà prêt

A force de « faire la guerre » au moindre microbe et à n’importe quoi, de « réarmer » tout et son contraire, nul ne prête plus attention au mauvais plaisantin qui joue à crier « au loup ». La fête du « quoi qu’il en coûte » est finie, il faut passer à la caisse. Telle est la réalité budgétaire qui attend nos armées. Alors, pour continuer à faire semblant, on joue à « l’économie de guerre ». Mais personne n’y croit.

Sous couvert de « revue des dépenses », l’inspection générale des finances est déjà en train de passer au peigne fin chaque ligne de la LPM, dans le but de réaliser ce que le jargon des consultants appelle des « quick wins », des « victoires rapides », c’est-à-dire des économies budgétaires de court terme. Comment ? Mais c’est très simple, la technique est éprouvée depuis la grande époque des « dividendes de la paix » : bourrage et décalage sont les deux mamelles de la régulation budgétaire.

D’un côté, pour montrer que je ne touche pas aux dimensions de la « valise » LPM (promis, juré), je « bourre » l’édredon avec tout un tas de (très coûteuses) mesures qui n’étaient pas prévues : trois milliards par ci promis aux Ukrainiens, deux milliards par là pour le SNU, etc. Et si l’OTAN décide effectivement d’un nouveau fonds de cent milliards pour aider l’Ukraine, qui paiera d’après vous ? De l’autre, je m’engage aussi tardivement que possible auprès de mes fournisseurs : c’est la fameuse « bosse » que le bousier pousse devant lui depuis trente ans. Tout le contraire de « l’économie de guerre », qui impliquerait de tout accélérer. Et, pour ne pas faire de jaloux, on rabote tout ce qui dépasse, à commencer par la trésorerie « dormante ».

Une LPM qui décale à 2035 le modèle 2030

Pas grave, entend-on, la LPM garantit à nos armée un financement historiquement haut. C’est vrai. Alors, où est le problème ? En fait, il n’y en aurait pas si l’espace médiatique n’était pas saturé par l’appel à la guerre pour protéger l’empire du bien des forces du mal qui le menace. De deux choses, l’une : soit il faut se préparer à la guerre pour rester en paix, et alors l’effort budgétaire est dramatiquement insuffisant, surtout dans l’hypothèse d’un retrait américain ; soit l’effort est suffisant par rapport à la réalité des menaces (ce que semble indiquer la LPM qui décale de cinq ans, donc à 2035, le modèle d’armée 2030 défini en 2017), mais alors, pourquoi hurler au loup ?

Au fond, comme le groupe MARS l’écrivait il y a un an (2) , le problème de cette LPM n’est pas le niveau des crédits promis, c’est l’absence de réelle réflexion stratégique permettant de répondre à la question : des armées, pour quoi faire ? C’est pourquoi les rappels de bon sens de Gérard Araud et les idées « disruptives » de Jean-Dominique Merchet interviennent à point nommé.

La France n’est pas en première ligne face à la Russie et le chef d’état-major de l’armée de terre vient de rappeler qu’elle était capable de projeter une division en appui de ses alliés (une brigade logistique est d’ailleurs créée à cet effet). Point. En effet, l’horizon stratégique de notre pays ne se limite pas aux rives du Boug et au marais du Pripiat : la France a des intérêts à défendre sur tous les continents et tous les océans, ou presque. Et ce n’est faire injure à personne que de penser que la « FR DIV » otanienne, quelle que soient les qualités de ses quelque 20.000 soldats et de ses équipements, n’emporterait pas la décision face aux centaines de milliers d’hommes que l’armée russe est capable de mettre en ligne.

Partage nucléaire ?

Alors, si la formule « gagner la guerre avant la guerre » est autre chose de plus sérieux qu’un slogan, c’est ailleurs qu’il faut investir. La France est en effet le seul « État doté » parmi les 27 États membres de l’Union européenne. C’est à la fois notre spécificité stratégique au sein de l’UE et notre « avantage comparatif » au sein de l’OTAN. C’est en outre, depuis exactement 60 ans, le moyen le plus économique d’assurer notre défense et de garantir la paix à l’horizon de tous nos intérêts vitaux, sans mobiliser (loin s’en faut !) toute l’économie au service de l’effort de défense.

C’est là que l’idée de Jean-Dominique Merchet est intéressante, même si tout est discutable dans sa proposition de « partage nucléaire » de la dissuasion française sur le modèle de la « double clé » de la bombe américaine B61-12. A l’évidence, si la France a un rôle à jouer dans la défense d’une Europe privée de la protection américaine, c’est dans la redéfinition de nos intérêts vitaux à l’échelle européenne, et non dans un effort conventionnel qui restera toujours insuffisant même si « l’épaulement stratégique » impose de redimensionner convenablement notre corps de bataille afin de garantir un continuum entre dissuasion conventionnelle et dissuasion atomique. Mais ce continuum est déjà assuré par nos alliés, Polonais en tête.

Ouvert à la notion de dissuasion élargie, le groupe MARS considère néanmoins que le « sceptre nucléaire » ne se partage pas. La dissuasion repose sur la crédibilité technique des têtes nucléaires, opérationnelle des unités de mise en œuvre et politique de sa chaîne de commandement qui remonte in fine jusqu’au chef des armées. Cela ne se partage pas. On peut toujours imaginer des gadgets : un renfort de sous-mariniers alliés pour armer nos SNLE, des pilotes, mécaniciens et artificiers alliés dans nos escadrons nucléaires, voire (soyons fous !) des pilotes « Top gun » alliés sur notre porte-avions. Mais à la fin des fins, celui qui donne l’ordre ultime, c’est le président français.

L’idée de Jean-Dominique Merchet est intéressante et généreuse, mais, en ralliant le « groupe des plans nucléaires » de l’OTAN, elle supposerait d’abandonner notre doctrine de « l’ultime avertissement » pour endosser celle de la guerre nucléaire limitée que servent (en ont-ils seulement conscience ?) nos alliés certes britanniques, mais aussi allemands, belges, néerlandais, italiens et turcs. Il n’existerait pas de consensus politique en France pour un tel changement de doctrine.

Alors, comment élargir le parapluie nucléaire français ? La toute première mesure consisterait, si l’on est sérieux et qu’on ne se contente pas de confondre « signalement stratégique » et gesticulation théâtrale, à conforter la crédibilité de la dissuasion française en investissant tous azimuts dans toutes ses composantes (et leur environnement) afin d’augmenter le nombre et la performance de nos armes atomiques et de nos vecteurs. Investir dans la stratégie des moyens, c’est se donner, dans le temps long, les moyens de sa stratégie.

Une fois garantie la capacité de frappe en second, c’est-à-dire l’assurance de faire payer à l’adversaire le prix fort de son agression, les alliés viendront d’eux-mêmes se placer sous le parapluie français. A nos conditions. C’est certes plus modeste et beaucoup moins visible que la tonitruante « économie de guerre », mais c’est aussi beaucoup plus efficace pour faire face aux temps difficiles qui attendent une Europe désarmée, menacée et sur le point d’être abandonnée par son protecteur historique.

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1 Cf. Alternative économique n°444, mars 2024

2 https://www.latribune.fr/opinions/la-loi-de-programmation-militaire-passe-a-cote-des-lecons-de-la-guerre-en-ukraine-966436.html

* Voir aussi Économie de guerre : réalité d’un concept et enjeux pour la France – Fondation Jean-Jaurès (jean-jaures.org)

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* Le groupe Mars, constitué d’une trentaine de personnalités françaises issues d’horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universitaire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiques relatifs à l’industrie de défense et de sécurité et les choix technologiques et industriels qui sont à la base de la souveraineté de la France.

Choix individuel et responsabilités collectives

Choix individuel et responsabilités collectives

https://espritsurcouf.fr/le-billet-de-pascal-le-pautremat_choix-individuel-et-responsabilites-collectives/


Les prises de décision autant que les postures de l’Exécutif en France ne peuvent que surprendre et être source de préoccupations, voire de vives critiques tant le fond comme la forme ne laissent pas de surprendre…et susciter un état proche de la sidération.

L’Elysée fait ainsi savoir que le pays va engager jusqu’à 3 milliards d’euros d’aide militaire supplémentaire à l’Ukraine en 2024, sur fond d’un accord bilatéral de Sécurité entre les deux pays, signé le 16 février par Volodymyr Zelenski et Emmanuel Macron et voté par le Parlement français, le 12 mars, à raison de 372 voix pour et 99 voix contre. Mercredi 13 mars, c’est au Sénat de se positionner par rapport à cet accord. La France a déjà versé 1,7 milliard d’euros en 2022 et 2,1 milliards d’euros en 2023 au profit de l’Ukraine.

Or, mardi 12 mars, la Cour des comptes a publié son rapport qui étrille la politique budgétaire de la présidence Macron puisque depuis 2018, ce sont près de 800 milliards d’euros qui sont venus alourdir la dette de la France qui ne cesse d’empirer depuis 50 ans.

La situation est telle que la France apparait comme le pays le plus sinistré par la dette dans la zone euro, derrière l’Italie et la Grèce.

Pierre Moscovici, en tant que Premier président de la Cour des comptes s’est exprimé à ce sujet dans « Les matins » de Guillaume Erner, sur France culture, le 12 mars : « […] Aujourd’hui, nous avons probablement les finances publiques parmi les plus dégradées de la zone euro. En cause notamment, nos déficits qui étaient égaux ou supérieurs à 5 % en 2023. Bien qu’ils doivent baisser à 3 % d’ici à 2027, les autres pays de la zone euro seront tous sortis de ces turbulences depuis 2025 ou 2026. Beaucoup, en réalité, sont déjà en dessous de 3 %. […]

Notre dette publique [atteint] les 3200 milliards. C’est énorme. Elle représente 110 % du PIB et ne baisse pas. Nous sommes aujourd’hui sur le podium peu enviable des trois pays les plus endettés de la zone euro. Enfin, notre charge de la dette, c’est-à-dire la somme que l’on doit rembourser annuellement pour financer la dette publique, a atteint les 57 milliards sous l’effet de la hausse des taux d’intérêts alors qu’elle était de 20 milliards il y a seulement trois ans. […] En 2024, nous allons fêter le cinquantième déficit budgétaire consécutif et cet anniversaire indique qu’aucun gouvernement de droite, de gauche ou du centre n’a eu la culture de la réduction du déficit. Par ailleurs, notre niveau de dépenses publiques reste particulièrement élevé et représente 56 à 57 % du PIB, soit huit points de plus que la moyenne de la zone euro.[…]

Sur les dépenses publiques, des efforts conjoints de réduction, de maîtrise et d’amélioration de leur qualité s’imposent. Évidemment, durant la crise du Covid le « quoiqu’il en coûte » a permis de sauver des vies, des entreprises et le système social. La Cour des comptes l’a bien sûr validé. Durant la crise énergétique et l’inflation qui ont suivi, nous aurions pu sans doute mieux répartir l’effort entre l’État et la société. Nous observons surtout des effets de cliquets où chaque fois qu’une dépense est engagée, elle n’est pas réduite ou maîtrisée. Cette tendance nous place dans une situation où l’effort ne peut plus être différé. […] Nous sommes au pied du mur ».

Pour le N°232 d’Espritsurcouf, Michel Goya partage son analyse à propos de la posture d’Emmanuel Macron qui a clairement appelé à un engagement concret des forces armées au profit de l’Ukraine, quelles qu’en soient les conséquences : « Paroles et musique » (rubrique Humeurs).

Rémy Porte, pour sa part, ressuscite la figure de l’officier Henri de Bournazel (1898-1933) surnommé le Cavalier Rouge, Spahi qui entra dans la légende et demeura longtemps une référence…oubliée peu à peu… : « De Bournazel, L’homme au burnous rouge » (rubrique Histoire).

Sur le champ économique, la situation du commerce de proximité, en France, est dramatique, comme le rapporte Alexandre Mirlicourtois : « Crise du commerce de détail » (rubrique Economie).

Enfin, en matière de sociologie, Paule Nathan, Karine Vuillmenin nous proposent le deuxième volet de leur étude consacrée à la posture genrée, en soulignant les dangers de l’autodétermination du genre chez les enfants. « Le transgenrisme à l’étude » (2ème partie)  (Rubrique Société)

La nouvelle Revue d’actualité d’André Dulou, est bien présente, comme à l’accoutumé. Avec un sommaire des plus riches, avec des sujets de défense, des questions conflictuelles et des enjeux internationaux

Pour clore ce sommaire, nous attirons votre attention, sur la prochaine parution, début avril, du dernier ouvrage de Rémy Porte, historien militaire de renom, qui publie un Dictionnaire d’histoire militaire de la France : des origines à nos jours (Ed. Lemme Edit, avril. 2024, ISBN. 249281825X, 360 pages, 24 €). Nul doute qu’il s’agira d’un dictionnaire utile et de référence, fort de plusieurs centaines d’entrées qui permettent de relater des événements, de redécouvrir des lieux, des hommes, sans oublier des organisations, des systèmes d’armes, en corrélation avec des postures politiques et militaires qui ont façonné notre histoire commune.

Bonne lecture
Pascal Le Pautremat


(*) Pascal Le Pautremat est Docteur en Histoire Contemporaine, diplômé en Défense et Relations internationales. Il est maître de conférences à l’UCO et rattaché à la filière Science Politique. Il a enseigné à l’Ecole Spéciale militaire de Saint-Cyr et au collège interarmées de Défense. Auditeur de l’IHEDN (Institut des Hautes Études de Défense nationale), ancien membre du comité de rédaction de la revue Défense, il est le rédacteur en chef d’ESPRITSURCOUF.
Son dernier ouvrage « Géopolitique de l’eau : L’or Bleu » est présenté dans le numéro 152 d’ESPRITSURCOUF.

Comment mener l’effort de défense français à 3% du PIB en 7 ans, sans creuser les déficits ?

Comment mener l’effort de défense français à 3% du PIB en 7 ans, sans creuser les déficits ?

Le Socle Défense propose une approche innovante et pertinente pour répondre aux enjeux de financement de l’effort de défense en France dans le présent contexte marqué par des contraintes budgétaires fortes, et des besoins de modernisation et d’extension des capacités militaires du pays toutes aussi importantes.

Dans la première partie de cet article, nous avons présenté la structure et les paradigmes qui sous-tendent cette approche de financement basée sur quatre piliers : une société de financement portant une offre de location des équipements à destination des armées, un modèle de financement avec un recours à l’épargne, une analyse moderne de l’efficacité budgétaire des investissements industriels de défense pour améliorer la soutenabilité de l’effort, et un nouveau paradigme pour la conception et l’emploi dans la durée des équipements de défense.

Dans cette seconde partie, nous allons détailler l’application de ce modèle pour les quatre grands acteurs de cette problématique : les Armées afin de répondre à leurs besoins d’équipements, la Base Industrielle et Technologique Défense française pour en optimiser l’efficacité et l’attractivité notamment à l’exportation, les finances publiques et la politique d’aménagement du territoire, ainsi que son applicabilité aux programmes en coopération.

Sommaire


Le Socle Défense pour les Armées

Le Socle Défense est avant tout conçu pour permettre aux armées de disposer des crédits d’équipements et de fonctionnement cohérents avec l’évolution de la menace globale. En effet, si l’action du projet porte avant tout sur le financement des équipements majeurs, sa mise en œuvre permettrait aux Armées de ventiler l’utilisation de leurs crédits de manière souple et efficace pour répondre aux enjeux sécuritaires à court, moyen et long terme. 

Une bulle d’investissements pour répondre aux enjeux immédiats

effort de défense français
Comment mener l’effort de défense français à 3% du PIB en 7 ans, sans creuser les déficits ? 10

En premier lieu, le SD permettrait aux Armées de voir leurs capacités d’équipement croitre très rapidement et sensiblement. Dans le graphique ci-contre, l’hypothèse retenue est une augmentation des investissements d’équipement de 5 Md€ en 2025, pour atteindre 20 Md€ en 2032, hors inflation.

Les couts de location, quant à eux, évoluent de manière progressive de 500 m€ en 2025 à 18,5 Md€ en 2039, sur la base d’un taux d’intérêt de 2,5% par an, d’une V0 à 10%, d’une VR à 35% et d’un leasing sur 15 ans.

La progressivité de la hausse des investissements répond aux contraintes industrielles. Sur la base d’un effort de défense amené à 3% du PIB sur 7 ans (euros constants), le modèle génère alors une plus-value budgétaire pour les armées de 20 Md€ au-delà de la hausse de 20 Md€ des crédits consacrés à l’équipement des forces. 

Les équipements éligibles au Socle Défense

Le Socle Défense permet de financer par son modèle de nombreux équipements de défense et programmes à effet majeur, pour peu qu’ils puissent être réexportés potentiellement en fin de leasing.

Ceci exclut donc les systèmes dédiés à la dissuasion nucléaire, ainsi que les équipements ayant un potentiel d’efficacité limité dans le temps ne permettant pas de les exporter dans de bonnes conditions, comme certaines munitions.

Pour autant, les besoins principaux des armées en termes d’équipements reposent précisément sur des matériels répondant aux critères d’éligibilité au Socle Défense.

Le transfert de crédits disponibles vers des postes critiques

Si le Socle Défense aide à financer une majorité d’équipements de défense conventionnels, il offre également de nombreux bénéfices dépassant de ce cadre pour les armées.

Ainsi, à court terme, il permet de libérer des crédits attribués au financement des PEM éligibles pour financer d’autres postes de dépenses critiques, comme la dimension RH des armées, le développement des infrastructures, la reconstitution des stocks de munitions et de pièces détachées, ainsi, bien évidemment, que la dissuasion.

Sur les 5 premières années de mise en place, les armées disposeraient alors d’un surplus budgétaire de plus de 50 Md€ de crédits libérés sur la base d’une hausse du budget des armées de 3 Md€ de 2025 à 2027, puis de 2,5 Md€ de 2028 à 2032. 


Le Socle Défense pour l’industrie de défense

La mise en œuvre du Socle Défense constituerait, pour la Base Industrielle et technologique de Défense française, une évolution comparable à celle qui fut entreprise à la suite de l’affaire de Suez en 1956, et qui permit 15 années plus tard à la France de disposer d’une industrie de Défense globale de premier plan sur la scène internationale, y compris dans les domaines technologiques les plus ardus comme la dissuasion, les sous-marins à propulsion nucléaire, les avions de combat ou le spatial. 

Une approche consolidée pour une planification optimisée

Outre l’augmentation des investissements annuels, qui passeraient en 5 ans de 12 à plus de 30 Md€ par an, justifiant d’une profonde transformation structurelle, le Socle Défense offre à la BITD une visibilité en termes de planification qu’elle n’a plus connu depuis plus de 30 années.

En effet, après trois décennies de programmes marqués par de nombreux reports, révisions de volume, voire annulations, les industriels français comme européens ont été amenés à transformer leur approche de l’activité pour s’adapter à ces contraintes et cette imprévisibilité. 

Par sa capacité à garantir le financement des programmes, mais également à concevoir la dotation des armées au sein d’un plan global à long terme d’une quinzaine d’années, le SD permettra aux industriels de défense de revenir sur des bases industrielles favorisant la compétitivité des offres, la progression technologique ainsi que l’attractivité des équipements sur la scène internationale, ce d’autant que les Armées françaises auront une puissance relative bien plus sécurisante pour nos alliés. 

Vers une offre globale et compétitive

L’augmentation massive de l’activité de production industrielle induite par la mise en œuvre du Socle Défense permettra à l’Industrie de Défense Française de sensiblement augmenter son attractivité sur la scène internationale, par une gamme d’équipements disponibles plus étendues, des délais de production plus réduits et des offres plus compétitives.

Ce changement d’échelle permettra notamment de disposer de capacités de production industrielle robustes et réactives, susceptibles de répondre aux attentes d’un marché en forte demande. En outre, l’attractivité des équipements de défense français sera renforcée par le dynamisme induit par les offres de matériels d’occasion en fin de leasing, ainsi que par le rôle plus prépondérant des armées françaises sur la scène internationale.

Ce changement d’échelle associé à la diminution des cycles technologiques permettra également de proposer des équipements plus économiques, donc plus abordables pour de nombreux clients potentiels.

Rappelons à ce titre que des programmes comme FREMM ou Tigre ont vu leurs couts unitaires presque doublés lorsque les quantités furent divisées par deux et plus. Enfin, l’utilisation des acquis de la DVP permettra de mettre en œuvre des solutions originales de coproduction avec certains clients disposant d’une industrie de défense partielle tout en préservant l’efficacité du Solde Budgétaire.

Vers un renforcement et une meilleure intégration de la Supply Chain

La gestion de l’effort d’investissement industriel de défense au travers de la Défense à Valorisation Positive permettra de mieux connaître l’ensemble de la Supply Chain nationale de ce secteur industriel, et doit mener à la révision de certaines pratiques héritées des paradigmes actuels, privilégiant l’utilisation d’équipements et de technologies importées afin de réduire les couts d’acquisition, au détriment de l’efficacité budgétaire finale.

De fait, le Socle Defense permettra de consolider la Supply Chain nationale, au bénéfice premier de l’emploi, donc, du Solde Budgétaire, mais également de la résilience industrielle, de sorte à amener les grands industriels finaux à renforcer et à mieux intégrer leur propre Supply Chain, à l’image de ce qui se pratique, par exemple, outre-rhin. 


Le Socle Défense pour les finances publiques et l’économie

À l’instar de toute grande politique d’investissement sectorisée, le Socle Défense a le potentiel d’induire de nombreux bénéfices pour l’économie nationale, et de manière plus originale, pour les finances publiques. 

Des ressources supplémentaires à court terme

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La hausse rapide des investissements en matière d’équipements, pour atteindre 25 Md€/ an en 2032, induira la création de 500.000 emplois directs, indirects et induits liés à l’activité industrielle de défense sur la même période, selon les paramètres ayant cours aujourd’hui pour cette activité en France.

Notons que cette estimation ne prend pas en compte le nombre d’emplois créés par la réorientation de certains crédits de défense libérés par l’application du Socle Défense, ni les emplois créés par différents effets d’entrainement probables, mais difficilement quantifiables.

Ces emplois vont engendrer une hausse sensible des recettes fiscales et sociales appliquées au budget de l’État (qui compense les déficits sociaux), engendrant un surplus budgétaire sensible vis-à-vis de la hausse planifiée de l’effort de défense.

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Sur la période 2025-2032 correspondant à la prochaine LPM, si les hausses cumulées de budget des armées atteignent 113 Md€, la hausse des recettes et économies budgétaires pour l’état dépassera les 190 Md€, soit un solde budgétaire global de presque 10 Md€/an hors inflation.

À terme, et en tenant compte d’un retour budgétaire moyen de 50% concernant les crédits non industriels des armées, le surcout annuel liés à la hausse du budget des armées à 3% PIB (75 Md€ 2024) serait alors strictement égal au retour budgétaire global.

Différents effets d’entrainement

Bien qu’ils soient difficiles à modéliser de manière efficace, de nombreux investissements supplémentaires pourraient résulter de la hausse des crédits d’équipements des armées consécutifs de l’application du Socle Défense :

  • Investissements Industriels

Afin de répondre à la hausse des commandes venant des Armées françaises, et, par effet d’entrainement, de l’amélioration de l’attractivité des équipements de défense sur la scène internationale, l’industrie de défense dans son ensemble sera amenée à mettre en œuvre un vaste plan d’investissement, ce d’autant qu’elle disposera alors d’une visibilité étendue quant à l’activité industrielle nationale dans la durée. 

  • Infrastructures et aménagement du territoire

Le déploiement de nouvelles infrastructures industrielles, mais également militaires, ouvre de nombreuses opportunités pour une politique ambitieuse d’aménagement du territoire, y compris dans les territoires ultra-marins, susceptible de mobiliser, au-delà de l’État, des Armées et des Industriels, les acteurs locaux ainsi que les instances européennes, agissant tel un coefficient multiplicateur de l’efficacité économique et sociale du Socle Défense. 

  • Grappes technologiques

La hausse des investissements d’équipement des Armées induit une hausse des crédits consacrés à la Recherche et au Développement des technologies de défense embarquées, engendrant par la suite des grappes technologiques qui stimulent l’économie et la compétitivité industrielle. Une étude menée aux États-Unis avait ainsi montré que 40% du PIB californien résultaient de technologies développées initialement par les Armées américaines. 

  • Effets de la hausse du nombre d’emplois industriels qualifiés

Pour répondre à la hausse de l’activité induite par l’application du Socle Défense, les industriels français de défense, épaulés par l’état et les collectivités territoriales, devront fournir un important effort de recrutement, mais également de formation pour pourvoir les quelque 200 000 emplois industriels directs et les 160 000 emplois industriels indirects ainsi créés.

La hausse du nombre de personnels qualifiés en France ainsi que les infrastructures de formation qui auront été créées à cet effet, renforceront sensiblement l’attractivité française en matière d’implantation industrielle, ce d’autant que les infrastructures auront, elles aussi, évoluées positivement. 

Vers une soutenabilité globale de l’effort de défense

L’application du Socle Défense permet, comme le suggère la DVP, de neutraliser pour les finances publiques l’augmentation progressive, mais indispensable, des crédits de défense jusqu’à 3% du PIB.

En étendant cette doctrine à l’ensemble du budget des Armées, il serait possible de parvenir à un équilibre global autour de l’activité défense nationale, tenant compte des retours budgétaires spécifiques de chaque type d’activité, de sorte à atteindre un seuil de soutenabilité globale de l’effort de défense.

Sur la base des premières conclusions de la DVP, avec un retour budgétaire industriel de 130%, un retour budgétaire de 100% pour l’activité de soutien, et de 60% pour la dimension RH des armées, il serait possible de ramener le cout effectif annuel des armées pour les finances publiques à moins de 5 Md€ en ventilant les investissements de manière équilibrée entre ces trois grands postes de dépense. 

Limites et Effets de seuil

Si l’efficacité budgétaire de l’investissement industriel de défense en France est établie, elle ne représente cependant pas une martingale socio-économique absolue. En effet, celle-ci est contrainte par plusieurs effets de seuil qui limitent son applicabilité :

  • Marché de l’emploi

Le retour budgétaire de l’investissement dépendant du nombre d’emplois directs, indirects et induits créés, un marché de l’emploi en tension (chômage < 5%) entraverait sa pleine efficacité.

  • Marché export

L’équilibre du solde budgétaire est lié à la performance des exportations, qui doivent se maintenir au même taux qu’au cours de 20 dernières années. Si le modèle est conservatoire (le marché export était réduit durant cette période), il ne peut pas excéder le marché effectivement adressable par les industries de défense françaises. 

  • Déficits sociaux

Enfin, le modèle suppose de l’existence de déficits sociaux compensés par l’état pour atteindre sa pleine efficacité. Si les déficits sociaux venaient à être résorbés, y compris par l’action du Socle défense, l’efficacité budgétaire du modèle serait altérée. En d’autres termes, le Socle Défense ne peut pas être appliqué au-delà de 20 Md€/an et 500.000 emplois dans la conjoncture socio-économique actuelle.  


Le Socle Défense et la coopération internationale et européenne

Bien que conçu sur des bases économiques et industrielles nationales, les effets et l’applicabilité du Socle Défense dépassent largement les frontières, avec une influence positive et de nouvelles opportunités en matière de coopération européenne et internationale. 

Adaptation aux équipements développés en coopération

En premier lieu, rien ne s’oppose à ce que le Socle Défense puisse financer l’acquisition d’équipements conçus et construits dans le cadre d’une coopération européenne ou internationale. Il conviendra toutefois que les dits matériels respectent certaines contraintes de fonctionnement relatives aux mécanismes du modèle : 

  • Contraintes de propriété

Les partenaires contribuant au programme en collaboration devront préalablement accepter que l’équipement puisse être vendu à la société PPP Ad hoc au cœur du modèle. 

  • Contraintes de réexportation

Les partenaires des programmes devront également accepter la notion de réexportation des équipements financés au-delà de la période de location, au seul arbitrage des autorités françaises dans ce domaine. 

  • Contraintes d’efficacité socio-économique

Enfin, afin de garantir l’efficacité budgétaire du modèle dans le cadre de la DVP, il convient que les investissements financés par le Socle Défense correspondent proportionnellement parlant à l’activité industrielle déployée en France par l’ensemble du programme.

Corolaire : Baisse de pression sur les programmes en coopération

En étendant les capacités d’investissement et d’équipements des Armées à court et moyen terme, le Socle Défense permettrait, de manière induite, de réduire la pression qui aujourd’hui entrave les avancées de certains programmes de coopération, comme SCAF ou MGCS.

Ainsi, le Socle Défense permettrait à la France de développer, par exemple, une solution intermédiaire pour succéder au Rafale et au Leclerc, moins ambitieuse que celle visée par les programmes européens, mais sur des calendriers plus réduits.

Ceci permettra de réduire la dépendance des Armées françaises vis-à-vis du calendrier de ces programmes, tout en permettant aux industriels de préserver et de développer les savoir-faire ,qui auraient été perdus dans le cadre de la coopération du fait du partage industriel. 

Modèle transnational : exemple de la Grèce

Le Socle Défense peut également servir de base à des coopérations étendues transnationales. Ainsi, le projet avait été étudié par le parti politique Nouvelle Démocratie en Grèce dans le cadre des élections législatives de 2019, et avait donné lieu à l’élaboration d’une stratégie transnationale pour l’acquisition de Rafale, de FDI et de Gowind dans un partage industriel mutuellement profitable. 

Renforcement de l’autonomie stratégique 

Enfin, par le changement de format des armées et de l’industrie de défense française induit par l’application du Socle Défense, celui-ci contribuera de manière sensible au renforcement de l’autonomie stratégique nationale et par transitivité européenne, notamment en constituant des armées susceptibles de constituer le pilier fédérateur d’une stratégie défensive purement européenne y compris pour faire face à la Russie.

Un tel outil pourrait de fait constituer l’argument le plus efficace pour faire émerger une notion effective d’Europe de la Défense.  


ANNEXE : ANALYSE COMPARATIVE des MODES de FINANCEMENT

Notes : l’analyse initiale ayant été réalisée en 2022, elle portait sur la période 2023-2030. Il convient, aujourd’hui, de la considérer sur la période 2025-2032, avec les mêmes progressions.

Hypothèses Socle Défense : 3% PIB en 15 ans – Invest PEM 25 Md€ – Leasing 2,5% – 15 ans – V0=10% – VR = 35%

Hypothèses Classique : 2,65 % PIB en 9 ans – Invest PEM 15Md€/an/30 ans (==25 Md€/an/15 ans SD)

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À quoi ressembleraient les armées françaises avec 3 % de PIB ?

À quoi ressembleraient les armées françaises avec 3 % de PIB ?

Par Fabrice Wolf – Méta Défense – publié le

« Il faut amener l’effort de défense pour les armées françaises à 3 % du PIB, comme pendant la guerre froide ! » Cette phrase, vous l’avez certainement entendue ces derniers mois, si vous suivez l’actualité défense française ou européenne.

En effet, les évolutions de la menace, en particulier en Europe, et même concernant la dissuasion nucléaire, jettent le doute sur la pertinence du seuil des 2 % visé par la LPM 2024-2030, qui semble incapable de donner aux armées les moyens nécessaires pour accomplir raisonnablement leurs missions à venir.

Comme c’est souvent le cas, ce type de certitudes s’appuie davantage sur un puissant ressenti, ainsi que sur certains raccourcis historiques, économiques, sociaux et même militaires, que sur une analyse construite de l’hypothèse.

Alors, à quoi pourraient ressembler les Armées françaises, si celles-ci venaient, effectivement, à disposer d’un budget équivalent à 3 % du PIB du pays ? Cette hypothèse est-elle efficace pour répondre aux menaces ? Surtout, est-elle réaliste et applicable, face aux nombreux défis et aux contraintes auxquelles les armées doivent répondre ?

Sommaire

L’évolution de l’effort de défense français de la Guerre Froide aux bénéfices de la Paix

De 1950 à 1970, les dépenses de défense de la France, représentaient, en moyenne, 5 % de la richesse produite chaque année par le pays. Ce taux, très élevé, s’explique par l’action conjuguée de la guerre Froide et de la menace soviétique, particulièrement pressante sur cette période, mais également par les deux guerres coloniales auxquelles elles ont participé, en Indochine puis en Algérie.

Mirage IV
Le Mirage IV a porté la composante aérienne de la Dissuasion frnaçaise de 1964 à 2005

Surtout, sur la même période, le pays s’est reconstruit des conséquences de la Seconde Guerre mondiale et de l’occupation allemande, avec un très important effort de réindustrialisation et dans certains domaines technologiques, dont le nucléaire, ce qui transforma profondément l’économie du pays.

Ainsi, le PIB par habitant en France est passé de 10 500 à presque 16 000 $ sur la décennie 1960-1970. Le PIB du pays, quant à lui, est aussi passé de 15 Md$ en 1950 à 126 Md$ en 1970, pour s’envoler à 1060 Md$ en 1990, et 2650 Md$ en 2022. Même compensé de l’inflation, on comprend les raisons qui obligeaient la France à consacrer de tels pourcentages à son effort de défense jusqu’en 1970, et une partie des raisons ayant entrainé la baisse de cet effort, à partir de 1980.

Difficile, dans ces conditions, de comparer l’effort de défense en 1970 de 3,06 %, et celui qui est consacré aujourd’hui à cette même fonction par le pays, tant les contextes économiques, sociaux, politiques, industriels, technologiques et même internationaux, sont sans comparaison avec ce qu’ils étaient alors.

Les limites du seuil à 2 % du PIB pour l’effort de défense français

Pour autant, les armées en reconstruction, avec un effort de défense autour de 2%, apparaissent bien inadaptées pour répondre aux enjeux sécuritaires qui se dessinent, en particulier depuis la transformation de l’économie et de la société russe, mettant les armées et l’industrie de défense, au cœur de l’action de l’état.

SNLE Triomphant
Le SNLE Triomphant doit rester indétectable pour assurer sa mission de dissuasion

Et pour cause, avec un effort de défense à 2 % PIB, la dissuasion française ne pourra s’appuyer que sur 4 SNLE et deux escadrons de bombardement stratégique, l’Armée de Terre sur une forte opérationnelle terrestre forte de seulement 77 000 militaires d’active, renforcé, il est vrai, par une grande partie des 80 000 gardes nationaux.

Cette force est armée d’uniquement 200 chars de combat, 600 véhicules de combat d’infanterie et à peine plus d’une centaine de systèmes d’artillerie, et 10 à 20 lance-roquettes à longue portée, soit bien moins que ce que produit l’industrie de défense russe en une seule année.

La Marine nationale n’est pas mieux lotie, avec son unique porte-avions, une aberration opérationnelle, ses six sous-marins d’attaque, ses trois porte-hélicoptères dont un servant de navire école, et sa quinzaine de frégates de premier rang, pour un pays dont la métropole a trois façades maritimes, et qui a la plus grande zone économique exclusive repartie sur tous les océans de la planète.

L’Armée de l’Air et de l’Espace, enfin, a dû ramener sa chasse à 185 appareils, dont une trentaine sont consacrées à la seule mission nucléaire, une cinquantaine d’avions de transport tactique et stratégique, une quinzaine d’avions ravitailleurs et quatre Awacs, moins de dix batteries antiaériennes et antimissiles à longue portée. Elle ne dispose même plus d’appareils d’entrainement à hautes performances, pour la formation de ses pilotes de chasse, et l’entrainement des pilotes et abonnés dans les escadrons.

Rafale Armée de l'Air
Avec seulment 185 avions de combat, l’Armée de l’Air et de l’Espace ne dispose pas du format necessaire pour soutenir, sur la durée, un conflit de haute intensité.

La défense étant un exercice relatif, il convient de comparer ce format des armées françaises à 2 % PIB, fortes de 208 000 hommes, avec les armées russes, disposant d’un budget de 110 Md$ équivalent à 10 % du PIB, fortes de 1,5 million d’hommes, alignant 12 SNLE, plus de 500 missiles stratégiques ICBM, une centaine de bombardiers stratégiques, 2500 à 3500 chars, 5000 véhicules de combat blindés et d’infanterie, plus de 2000 canons automoteur et lance-roquettes, 300 batteries antiaériennes à longue portée, et un millier d’avions de combat.

Certes, la France n’est pas seule pour s’opposer à la menace russe en Europe, et beaucoup de pays produisent d’importants efforts pour rééquilibrer le rapport de force défavorable. Pour autant, les armées françaises disposent, en Europe, de moyens détenus, à part par elles, uniquement par l’allié américain, voire par les britanniques dans certains cas.

Quelles pourraient être les armées françaises si la France consacrait 3 % au budget des armées.

Dans ce contexte, porter l’effort de défense à 3 %, permettrait-il de rétablir un rapport de force favorable, face à la menace russe et mondiale, en Europe et ailleurs ? Ce serait, comme nous le verrons, probablement le cas.

Ainsi, les évolutions de format des armées, en passant de 2 à 3% du PIB, seraient bien plus sensibles qu’elles ne le furent en passant de 1,5 à 2 %, de 2016 à 2024. En effet, à l’issue de cette première hausse, qui permit avant tout de ramener les armées à un point d’équilibre budgétaire sur le format qui est le leur, les forces françaises respectent toujours les volumes visés par le Livre Blanc de 2013, que ce soit en termes d’hommes, de blindés, d’avions et de navires.

Armées françaises Leclerc
La LPM 2024-2030 ne prévoit ni de remplacer le char Leclerc, ni d’augmenter les 200 exemplaires devant être modernisés, dans l’attente du MGCS qui devrait arriver au delà de 2040.

À l’inverse, passer à 3 %, permettrait de s’appuyer sur l’ensemble des investissements de fonctionnement et de développement déjà couverts par le passage à 2 %, pour consacrer les efforts, précisément, à une évolution de format sensible. Car, avec un PIB 2023 de 2650 Md€, un effort de défense à 3 % permettrait au budget des armées de passer de 47 Md€ à presque 80 Md€, soit une plus-value de 30 Md€.

Une dissuasion française à nouveau dimensionnée pour contenir la menace russe

Face à la menace russe, et la possible réorganisation de la dissuasion européenne, un budget défense à 80 Md€, permettrait d’augmenter sensiblement le potentiel opérationnel de la dissuasion française, en passant notamment de 4 à 6 SNLE.

Avec 6 SNLE, la Marine nationale pourrait, en effet, maintenir en permanence deux navires à la mer, et un troisième en alerte à 24 heures, sur une durée illimitée, contre un navire en patrouille, et un en alerte aujourd’hui.

Or, la montée en puissance de la flotte sous-marine russe, mais également l’arrivée aussi massive qu’inévitable de drones sous-marins de surveillance, augmenteront, dans les années à venir, le risque qu’un SNLE à la mer puisse être compromis, donc incapable d’assurer sa mission de dissuasion.

Or, si un sous-marin nucléaire lanceur d’engins à la mer a, admettons, 3 % de se faire détecter lors de sa patrouille par ces nouveaux moyens, un risque que l’on peut juger relativement faible, cela signifie également que la posture de dissuasion française, donc européenne, serait menacée 10 jours par an. Il suffirait à l’adversaire d’être un minimum patient, pour éliminer potentiellement ce risque.

Iskander-M Russe
La dissuasion française doit disposer d’un système équivalent au système balistique sol-sol à courte portée Iskander-M pour disposer de l’ensemble du vocabulaire requis pour le dialogue de dissuasion avec Moscou.

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LPM : Nous défendre, oui, mais avec qui ?

LPM : Nous défendre, oui, mais avec qui ?


 

Si la loi de programmation militaire est précise sur les principaux équipements à acquérir, elle reste moins explicite sur les hommes qui vont les servir. Serons-nous capables de recruter et de conserver les soldats d’active et les réservistes indispensables ? Le GCA (2S) Patrick Alabergère nous invite ici à réfléchir sur le défi de la réalisation des effectifs auquel sont confrontées nos armées. 

***

La LPM 2024-2030 est souvent analysée selon le prisme du budget consenti ou celui des équipements majeurs acquis, mais plus rarement sous l’angle des effectifs.

Pourtant les effectifs autorisés aux armées dimensionnent clairement leurs capacités à remplir leurs missions. C’est un critère d’évaluation avéré pour apprécier la puissance d’une armée et sa place dans la compétition que se livrent les nations majeures.

Cette LPM affiche une augmentation modérée des effectifs consentis aux armées avec 6 300 ETP[1] supplémentaires étalés sur 6 ans, alors qu’il faut répondre à de nombreux besoins, notamment ceux générés par les nouveaux champs de conflictualités (espace, cyber) et être prêt à faire face à une guerre de haute intensité.

Mais au-delà de leur format, c’est bien la réalisation de leurs effectifs qui préoccupe aujourd’hui l’ensemble des armées.

L’atteinte du plafond d’emplois autorisés devient un objectif essentiel dans la conduite de cette nouvelle LPM. Car si ces difficultés perdurent ou s’accentuent, la réalisation des effectifs militaires deviendra l’objectif stratégique majeur qui, s’il n’est pas atteint, peut compromettre la cohérence du modèle d’armée choisi. Il faut mobiliser toutes les énergies pour résoudre cette difficulté, en allant plus loin dans l’effort fait au profit de la condition militaire, tout en développant par tous les moyens l’esprit de défense dans notre société civile qui doit continuer à fournir les futurs militaires dont nos armées ont besoin.

Crédit : SIRPA Terre.

 

Des effectifs comptés, difficiles à réaliser et à fidéliser pour faire face aux défis qui attendent les armées, malgré le doublement des effectifs de la réserve opérationnelle.

Il faut saluer l’effort fait au profit des effectifs des armées, notamment depuis la précédente LPM, mais ce n’est qu’une juste remise en cohérence après la réduction dramatique de format subie en 2008.

À cette date pour toucher d’hypothétiques dividendes de la paix, l’outil de défense a été sacrifié avec la suppression de 54 000 postes. La déflation s’est accentuée en 2012 avec l’annonce de la disparition de 26 000 postes supplémentaires. Il a malheureusement fallu attendre les enseignements tirés des dramatiques attentats de 2015 pour infléchir la tendance déflationniste.

En effet, historiquement les baisses des crédits accordés aux armées depuis la fin de la guerre froide, leur professionnalisation, la Révision Générale des Politiques Publiques (RGPP) ont conduit pendant des années à une réduction continue des effectifs. La création des bases de défense, décidée dans la seule logique d’économie d’effectifs et de soutien au moindre coût malgré ses effets désastreux sur la réactivité des unités, est le meilleur exemple du non-sens de cette politique.

Ainsi aujourd’hui, l’armée de Terre (ADT) s’efforce de recréer des structures de commandement (Brigade d’Artillerie, Brigade du Génie) et des unités opérationnelles (Bataillon de Commandement et de Soutien, unités d’Artillerie) pour répondre aux exigences du combat de haute intensité. Ne bénéficiant que d’environ 700 postes supplémentaires sur la LPM 2024-2030, elle le fait en étant contrainte de redéployer ses effectifs entre les différentes fonctions opérationnelles alors que toutes ces unités à recréer existaient en 2008…

Ainsi à l’horizon 2030, le ministère des Armées disposera de 355 000 ETP, dont 210 000 militaires et 65 000 civils d’une part et 80 000 réservistes opérationnels d’autre part. Cette augmentation de 6 300 postes génère un coût d’environ 890 millions d’euros.

Sur les 6 300 postes créés, 4 500 seulement rejoindront les forces vives des trois armées, les autres étant consacrés à l’environnement et aux services de soutien.

Cette montée en puissance s’étale sur 6 ans pour lisser dans le temps cette hausse de masse salariale, mais surtout pour tenir compte de la difficulté des armées à recruter des volumes importants chaque année.

Le rapport de l’Assemblée nationale fait au nom de la commission de la Défense Nationale et des Forces Armées en mai dernier sur le projet de LPM expose clairement cette difficulté : « Comme tous les employeurs publics et privés, le ministère des Armées fait face à des difficultés conjoncturelles pour atteindre ses cibles d’effectifs compte tenu de la concurrence exacerbée sur le marché de l’emploi et de la situation de quasi plein-emploi. Ainsi, en 2022, le ministère des Armées n’a pas réussi à réaliser son schéma d’emploi. C’est pourquoi, pour la période 2024-2030, le ministère des Armées retient une trajectoire réaliste d’augmentation de ses effectifs avec des paliers de 700 ETP supplémentaires pour les deux premières annuités, avant d’augmenter significativement les années suivantes. Le dernier alinéa de l’article 6 du projet de loi précise à cet égard que le ministère adaptera la réalisation des cibles d’effectifs fixées par le présent article et sa politique salariale en fonction de la situation du marché du travail ».

Il est donc légitime de s’interroger sur le volume de 6 300 postes supplémentaires : a-t-il été calculé en fonction des besoins à satisfaire ou dimensionné en réalité par la capacité estimée des armées à recruter d’ici 2030 ? Sans doute un peu des deux.

Pour autant, il n’existe aucune garantie que l’évolution du marché de l’emploi sur les 6 prochaines années soit favorable au recrutement des armées.

L’autre problématique en termes de réalisation des effectifs concerne la fidélisation qui est le pendant du recrutement. C’est un combat permanent que livrent les armées pour parvenir à conserver leur ressource humaine le plus longtemps possible afin de conserver des militaires entrainés et aguerris, tout en rentabilisant la formation dispensée.

S’il existait une solution simple et efficace pour gagner la bataille de la fidélisation, il y a longtemps qu’elle aurait été trouvée car dans ce domaine rien n’est jamais acquis. L’envie de renouveler un contrat ou de poursuivre une carrière repose sur une alchimie complexe, qui mêle à la fois l’évolution personnelle de l’individu, la condition militaire dans tous ses aspects, les missions réalisées, les conditions de vie et d’entrainement, les matériels servis, le style de commandement, l’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle.

La fidélisation dans les armées reste intimement liée, d’une part à la façon de vivre de son métier : la condition militaire avec en premier lieu le niveau de rémunération et d’autre part à la façon de vivre son métier : les conditions d’exercice du métier militaire au quartier comme en opérations.

Face à la raréfaction des effectifs d’active, il est mis en avant le doublement des effectifs de la Réserve Opérationnelle sur la même période (40 000 à 80 000 pour les armées dont 24 000 à 40 000 pour l’AdT).

C’est une très bonne chose de pouvoir faire appel à une composante réserve plus nombreuse, sans doute mieux formée et mieux organisée pour renforcer la capacité opérationnelle de nos armées, en complément des unités d’active. Cela peut également permettre de revigorer le lien Armée – Nation, ce qui est bénéfique dans le contexte sociétal actuel.

Mais encore faut-il que cette réserve opérationnelle soit aussi correctement équipée, ainsi que formée et entrainée, avec un référentiel de missions clairement défini dans le temps comme dans l’espace et que la bataille du recrutement soit également gagnée. Il faut imaginer quelles sont les nouvelles interactions active – réserve à mettre en place en service courant comme en période de crise et s’il est pertinent d’aller jusqu’à une hybridation de l’armée professionnelle ?

Le doublement des effectifs de réserve sur la période de la LPM, avec une cible finale à 105 000 en 2035 nécessite un effort colossal en termes de recrutement, concomitamment à celui au profit de l’active. Le défi est bien réel car il mobilise les mêmes structures au sein des armées, notamment les régiments pour l’AdT, et il puise dans des viviers voisins.

Avec de telles cibles d’effectifs, il faut impérativement réussir à simplifier la gestion administrative des réservistes, problème évoqué depuis des années, mais jamais résolu, car il constitue aujourd’hui un lourd fardeau pour les unités d’active.

Cet effort significatif sur la réserve répond également à des considérations économiques, car c’est le meilleur moyen de s’offrir de la masse, en termes d’effectifs, au moindre coût.

La guerre en Ukraine a mis en évidence la difficulté de conquérir la supériorité opérationnelle pour des armées qui souffrent d’un déficit de masse et de résilience alors que les conflits peuvent durer. L’augmentation significative de format étant hors d’atteinte financièrement pour de nombreuses armées occidentales, le débat sur la conscription pour accroitre la masse des armées fait son retour. En France, certaines voix politiques prônent même le retour du service militaire.

L’autre débat porte sur la nature de la composante réserve, certains défendent un concept de Garde nationale calqué sur le modèle américain alors qu’il reste une exception[2] hors d’atteinte pour les armées françaises.

S’agissant du retour à la conscription, l’avis de GAR (2S) Lecointre, ancien chef d’état-major des armées (CEMA), est très clair : « Le service national serait impossible à rétablir aujourd’hui. La Nation n’est pas consciente d’un danger à ce point existentiel qui justifierait un tel effort, avec tout ce que cela implique sur le plan budgétaire. De ce point de vue, augmenter la réserve est pertinent. Il s’agit de donner aux armées la possibilité d’accroître assez rapidement leurs capacités par une ressource humaine compétente, venant soit de la réserve initiale, avec des jeunes qui s’engagent, soit de la réserve d’anciens militaires ».

Une fois les effectifs de la réserve opérationnelle atteints, il faut réussir à organiser sa montée en puissance, en termes d’équipement, d’infrastructures et remettre en place les processus et les structures permettant sa mobilisation en temps et en heure. Autant de compétences et de savoir-faire que nos armées possédaient, mais qui ont disparu avec la suspension du service militaire. Pour les retrouver, il faudra du temps, de l’énergie et des effectifs dédiés.

Crédit : 13e BCA.

 

Des difficultés de recrutement avérées et explicables qui ont été prises en compte, mais qui menacent la cohérence du modèle d’armée.    

Il devient plus que jamais crucial pour les armées de gagner la bataille du recrutement et de la fidélisation pour pouvoir disposer des effectifs qui leur ont été consentis par la LPM.

Le système de ressources humaines de nos armées repose sur une logique spécifique de flux importants pour préserver la jeunesse des effectifs. Cela nécessite des volumes annuels de recrutement conséquents[3] pour compenser les départs volontaires et ceux, statutaires, liés à l’atteinte des limites d’âge.

Ces difficultés de recrutement inquiètent légitimement les états-majors. Par exemple pour la première fois depuis dix ans, l’ADT n’atteindra pas ses objectifs de recrutement à la fin de l’année puisqu’il manquera entre 2 000 et 2 500 militaires. Alors qu’elle bénéficie d’un certain élan positif depuis 2015 et que les attentats ont généré un attrait pour les métiers militaires, la dynamique favorable semble terminée.

Nos armées doivent affronter une très forte concurrence dans un marché de l’emploi défavorable avec un taux de chômage en baisse. Comme l’indique le Directeur des Ressources Humaines du ministère des Armées, il existe une forte corrélation entre l’état du marché de l’emploi et la capacité du ministère à réaliser ses objectifs de recrutement. Ainsi, selon la situation conjoncturelle et concurrentielle du marché du travail, il est possible que le ministère adapte la programmation annuelle des effectifs pour chaque annuité de la LPM. Autrement dit, si les armées n’arrivent pas à recruter, leurs objectifs peuvent être revus à la baisse au détriment de l’atteinte de leur format et donc de leur capacité à remplir leurs missions.

Les armées se heurtent à une forte concurrence dans certains métiers, éprouvant des difficultés à recruter des spécialistes dans le numérique, la maintenance ou les langues, pour remplir des missions de renseignement. Dans la cyberdéfense, les employeurs civils offrent des conditions salariales bien plus attractives que les armées pour attirer les jeunes talents.

Elles subissent aussi de plein fouet la concurrence du secteur privé dans un contexte de marché du travail en tension. Ainsi, l’armée de l’Air et de l’Espace (AAE) doit faire sa place face au secteur privé aéronautique qui embauche massivement (13 000 recrutements pour Thales et 10 000 recrutements pour Airbus en 2023). L’AAE doit trouver des « gentlemen agreement » avec la DGAC et les industriels de défense pour limiter le « débauchage massif et non coordonné » des aviateurs et mécaniciens.

De plus, les données démographiques européennes ne sont pas favorables au recrutement. Avec un taux de fécondité moyen sous la barre des 1,5 enfant par femme, un vieillissement de la population européenne, les politiques de recrutement des armées européennes sont fragilisées.

En effet, le nombre relatif de candidats va diminuer, du fait d’un nombre plus réduit d’enfants et donc de jeunes éligibles aux fonctions militaires. Tous ces éléments font peser une menace sur le format des principales armées européennes notamment celles qui, comme la France, ont fait le choix de la professionnalisation.

Mais surtout les armées recrutent dans un vivier restreint par nature en raison des exigences découlant de la singularité du métier militaire où le collectif prime sur l’individu, l’intérêt général sur l’intérêt particulier. Comme il n’est pas envisageable de revoir à la baisse ces exigences, sauf à perdre la réactivité, la disponibilité et l’esprit de corps qui font la force des armées, c’est le candidat à l’engagement qui doit s’adapter à son futur environnement.

Il doit pour cela accepter les contraintes liées à son statut de militaire, les fameuses sujétions du métier militaire, de plus en plus en décalage avec l’évolution des valeurs partagées par la société civile et diffusées par le système éducatif et social.

Pour autant, les militaires ne sont pas imperméables à ces évolutions sociétales. En effet, il existe aujourd’hui une plus grande convergence entre les comportements sociaux et familiaux des militaires avec ceux constatés dans l’ensemble de la société. Les modes de vie du militaire et de sa famille tendent à rejoindre ceux du reste de la population française.

« Il y a un éloignement croissant entre le style de vie moyen et celui que nous proposons », explique le Chef d’état-major de l’armée de Terre (CEMAT). Les contraintes de disponibilité, de mobilité territoriale ou encore de vie familiale deviennent des freins à l’embauche.

Ce vivier, restreint au départ par construction, est en plus partagé avec la gendarmerie, la police, les pompiers, voire les douanes et l’administration pénitentiaire, sans oublier les sociétés privées de sécurité qui recrutent énormément dans l’objectif des Jeux Olympiques de 2024.

Il faut noter que toutes ces administrations sont confrontées, comme les armées, à de sérieuses difficultés de recrutement. Pour la première fois, la Brigade des Sapeurs-Pompiers de Paris est en sous-effectif de 300 postes, recrutant mensuellement 70 jeunes sapeurs-pompiers au lieu de la centaine nécessaire pour faire vivre son modèle RH et remplir ses missions.

Cette tendance est partagée par nos alliés puisque la Bundeswehr et l’US Army rencontrent des difficultés pour recruter. Les enrôlements allemands sont en recul de 7 %, selon une information du Spiegel, alors que les États-Unis n’ont pas atteint leurs objectifs de recrutement puisque 15 000 postes restaient vacants en 2022.

L’AdT est parfaitement consciente des enjeux du recrutement. Elle est sans doute encore plus sensibilisée que d’autres à l’importance cruciale de ses effectifs, car ce sont ses hommes qui constituent son système d’armes. Elle peut se définir par des hommes servant des systèmes d’armes, alors que la Marine et l’AAE se caractérisent d’abord par des systèmes d’armes (bâtiments et aéronefs) servis par des hommes.

Ainsi l’AdT prévoit d’optimiser la fidélisation des personnels au-delà de cinq ans de service, de développer la gestion individualisée des parcours, d’améliorer les conditions de vie et de travail, tout en mettant en place des efforts financiers sur les métiers en tension. Pour le recrutement, elle compte également investir davantage les zones urbaines, en premier lieu l’Île-de-France, qui ne contribue pour l’instant qu’à hauteur de 15 % du contingent, soit l’équivalent de l’Outremer.

Pour compléter les efforts déjà demandés à sa chaine recrutement, elle a demandé aux régiments de s’impliquer encore plus dans ce défi en les autorisant pour la première fois à recruter directement, sans intermédiaire, dans la société civile.

En termes de fidélisation, il faut s’interroger sur la pertinence de conserver un volume de recrutement ab initio dans les services interarmées aussi important. En effet, ce mode de recrutement initial rend bien plus difficile le reclassement des plus anciens engagés des forces en deuxième partie de carrière dans des métiers de soutien, moins exigeants physiquement. D’autant plus que ce type de recrutement sollicite le vivier des jeunes recrues dont les forces ont cruellement besoin.

Le ministère des Armées est conscient que le défi du recrutement nécessite d’améliorer la condition militaire pour mieux répondre aux sujétions du métier militaire. En termes de salaire, la Nouvelle Politique de Rémunération des Militaires (NPRM) mise en place dans la précédente LPM et poursuivie dans la LPM 2024-2030 va dans le bon sens, à condition qu’elle ne fasse pas trop de déçus ou de perdants. De même, la poursuite du plan famille est une réponse positive aux contraintes subies par les familles de militaires.

Mais ces mesures en cours d’application seront-elles suffisantes pour faciliter la résolution de la crise du recrutement, surtout si cette dernière perdure, voire s’aggrave ?

La réalisation des effectifs devient un enjeu stratégique qui nécessite d’aller encore plus loin en termes de condition militaire et de mener des actions en direction de la société civile pour promouvoir et développer l’esprit de défense.

En privilégiant la cohérence de notre modèle d’armée par rapport à sa masse, considérée pourtant comme un facteur de supériorité opérationnelle, cette LPM résulte d’un choix politique et économique compréhensible. En effet, dans un pays qui consacre près de 40 % de son PIB à ses dépenses de protection sociale, dont la dette publique s’élève à plus de 110% du PIB, avec une balance commerciale déficitaire depuis plus de 25 ans et un environnement social de plus en plus tendu, les arbitrages financiers sont lourds de responsabilités.

Mais le minimum d’effectifs consenti à nos armées ne doit pas être remis en cause par un recrutement et une fidélisation défaillants, car c’est la cohérence du modèle d’armée qui n’existerait plus.

Pour devenir un facteur de supériorité opérationnelle, le critère de masse exige un niveau minimal d’effectifs pour mener un combat de haute intensité dans la durée. Il semble déjà illusoire d’y parvenir avec les effectifs annoncés en fin de LPM et encore moins si la défaillance du recrutement les remet en cause. Il faut être conscient qu’un conflit de haute intensité, même limité dans le temps et dans l’espace, engendrera des pertes massives que la réserve opérationnelle ne palliera pas.

Pour gagner la guerre avant la guerre, encore faut-il montrer ses muscles pour être respecté, craint si possible, et surtout être dissuasif dans des affrontements en dessous du seuil nucléaire. Pour éviter un contournement de la dissuasion par le bas, il faut de la masse, donc des hommes et des équipements en quantité suffisante.

Le défaut de recrutement peut constituer un danger mortel car dans le modèle d’armée professionnalisée, les effectifs sont la seule chose qui ne s’achète pas.

Les équipements sont conçus dans des bureaux d’étude, commandés par les armées et fabriqués dans des usines par les industriels. Puis ils sont livrés aux unités, au rythme des chaines de production et des capacités annuelles de financement des armées.

En revanche pour nos soldats, pas de bureaux d’études pour les concevoir, pas de chaine de fabrication et de livraison régulière selon la masse salariale disponible. Il faut extraire de la société civile chaque futur militaire, au rythme de la capacité des recruteurs à le convaincre de rejoindre les armées. Il faut qu’il soit convaincu du bien-fondé de son engagement, puis gagner la bataille de la fidélisation pour le conserver le plus longtemps possible.

Avec le budget nécessaire et les capacités de la Base Industrielle et Technologique de Défense (BITD) française, les équipements seront globalement toujours au rendez-vous, en revanche rien ne garantit que nos soldats soient en nombre suffisant pour les servir.

Pour gagner la bataille du recrutement et de la fidélisation qui se dessine, le levier de la condition militaire doit être prioritairement utilisé pour améliorer nettement l’attractivité du métier militaire en termes de rémunération notamment, en allant plus loin que ne le prévoit la LPM. Améliorer la condition militaire devient donc une nécessité stratégique pour faire face à la crise de recrutement et de fidélisation qui s’annonce.

Pour illustrer cette nécessité, il suffit de consulter le dernier rapport du Haut Comité d’évaluation de la Condition Militaire (HCECM) en prenant l’exemple des officiers qui est le sujet de l’étude. Il fait plusieurs constats qui fragilisent la fidélisation :

  • Un écrasement des grilles indiciaires de l’ensemble des militaires entre 2011 et 2023 ;
  • Un décrochage des rémunérations des officiers supérieurs des 3 armées vis-à-vis des fonctionnaires de catégorie A+ et en particulier des commissaires de police ;
  • Cette situation défavorable rejaillit mécaniquement sur le montant de la pension de retraite des officiers, calculé en fonction de la part indiciaire de la rémunération en fin de carrière.

Ces situations fragilisent la fidélisation, car elles détériorent l’attractivité des fonctions d’officier, dans le cadre du recrutement interne, et leur fidélisation. Or les armées ne peuvent plus se permettre de perdre leurs talents.

Pour remédier à cet état de fait, le HCECM propose plusieurs mesures, non prises en compte dans la LPM 2024-2030, qui méritent pourtant une attention particulière si les armées veulent réussir à conquérir et préserver leurs effectifs :

  • Revoir les grilles indiciaires de l’ensemble des militaires et, en cas de séquençage dans la mise en œuvre des nouvelles grilles, de commencer par les officiers, sauf à prendre le risque d’altérer davantage l’attractivité de la fonction d’officier et d’affecter leur moral ;
  • Intégrer l’indemnité d’état militaire (IEM) dans le calcul de la pension militaire de retraite dans la mesure où elle compense les sujétions inhérentes au statut militaire ;
  • Assurer une cohérence de la politique indiciaire entre toutes les catégories de militaires pour préserver l’escalier social ;
  • Revaloriser le positionnement indiciaire des officiers au regard de la nouvelle grille indiciaire des administrateurs de l’État et des limites de la compensation purement indemnitaire des conséquences de la mobilité géographique, notamment sur l’emploi du conjoint et le niveau de vie des ménages.

Ce constat est corroboré par un rapport du Sénat, établi en 2019 au nom de la commission des finances sur la gestion des ressources humaines dans les armées, qui estime qu’en dépit des mesures spécifiques de revalorisation, le niveau général de rémunération des militaires apparaît faible, en comparaison des armées alliées et des autres emplois de la fonction publique.

La condition militaire ne se réduit pas aux seules rémunérations, même si elles en sont la traduction la plus visible. Les attentes en termes de réduction de la mobilité et d’accès au logement sont maintenant devenues des enjeux cruciaux de condition militaire sur lesquels des efforts supplémentaires doivent être faits pour ne pas diminuer encore l’attractivité du métier militaire.

Bien entendu la condition militaire n’est pas le seul levier à utiliser, car en matière de recrutement il faut prendre en compte de nombreux facteurs sociétaux : l’esprit de défense, le sentiment national, le niveau de résilience de la Nation, l’éducation.

En effet, le militaire est toujours un produit de la société civile qui l’a éduqué et façonné en tant que citoyen. Il rejoint les armées parce qu’il est volontaire, qu’il en a envie et qu’il y trouve un intérêt, avant de retourner au terme de sa carrière dans le monde civil, entre 3 et 40 ans plus tard selon son parcours.

Il existe donc un lien direct entre la nature et les caractéristiques de la société civile d’une nation, la vivacité de l’esprit de défense qui y règne et l’existence d’un vivier potentiel permettant aux armées de recruter les soldats dont elles ont besoin.

Malheureusement l’esprit de défense ne se décrète pas, il découle d’abord du sentiment d’appartenance à une Nation dont les valeurs, l’histoire, le fonctionnement démocratique sont partagés et enseignés. En faisant renaitre ce sentiment national, l’esprit de défense sera naturellement conforté, car il se construit dans le temps long par l’action conjuguée de la famille, de l’école, de la société, de décisions politiques. Mais il relève aussi d’éléments d’ordre psychologique, moral, politique et social, d’une conscience collective, du rapport à la patrie et, surtout, d’une compréhension collective des enjeux de sécurité. Autant d’éléments qu’il est parfois difficile de percevoir concrètement aujourd’hui en France.

L’esprit de défense est d’autant plus difficile à développer lorsque la sécurité d’une Nation est confiée à un nombre de plus en plus restreint de ses citoyens, qualifiés aujourd’hui de « professionnels ». La défense du pays, de ses intérêts, de sa culture et de son influence devient alors l’affaire d’une minorité d’experts spécialistes, dont le reste de la société peut facilement se dessaisir.

Plus l’esprit de défense sera développé au sein de la société civile, plus le nombre de jeunes citoyens conscients de l’importance de défendre leur pays sera important et plus le vivier potentiel de recrutement pour les armées sera intéressant.

Il faut donc chercher par tous les moyens à développer cet esprit de défense dans notre société. Les armées ont certes un rôle important à jouer en se faisant encore mieux connaitre, mais il faut au préalable une véritable volonté politique. Elle doit se traduire par des actions concrètes allant au-delà des déclarations d’intention, pour ensuite être relayée par l’éducation, la famille, l’entreprise, les acteurs sociaux qui concourent tous dans leur domaine à transmettre les valeurs sur lesquelles se construit la résilience d’un pays.

On ne détruit pas impunément dans une société la valeur travail, la fierté d’appartenance à une Nation démocratique, la primauté de l’intérêt général sur l’intérêt individuel et des devoirs sur les droits, sans fragiliser l’esprit de défense et la capacité d’un pays à se défendre face au retour de la guerre.

Le CEMAT formule cette interrogation centrale : « Nos sociétés occidentales, dont les dernières générations n’envisageaient jusqu’à récemment la guerre qu’au travers des livres d’Histoire, sont-elles prêtes à voir leurs fils et filles mourir en nombre pour un plus grand bien ? ».

À l’heure des réseaux sociaux mondiaux, des communautarismes d’appartenance et des individualismes exacerbés, se pose donc la question de savoir quel esprit de défense irrigue la France et si nous sommes prêts, en tant que nation, à faire face aux menaces grandissantes qui se profilent.

Cet effort crucial pour développer l’esprit de défense est donc l’affaire de toutes les composantes de la société, il conditionne par relation de cause à effet la capacité à recruter des armées et il devient à ce titre un enjeu stratégique.

Tout est en place pour que la conquête de la ressource humaine devienne le défi majeur pour les armées durant les prochaines années et bien au-delà de l’horizon de la LPM. La condition militaire, autour du triptyque rémunération-mobilité-logement et les différentes compensations des sujétions du métier militaire constituent un levier stratégique pour espérer remporter la bataille du recrutement et de la fidélisation.

Ce combat ne peut être remporté qu’avec le développement d’un esprit de défense bien plus vivace dans notre société. Cette prise de conscience est indispensable pour faire comprendre à nos concitoyens que la défense nationale n’est pas qu’une affaire exclusivement militaire.

Mais attention, le temps RH n’est pas celui de l’immédiateté, ni celui du temps politique. Pourtant les décisions d’aujourd’hui engagent l’avenir de nos armées, de la même façon que celles d’hier ont généré les difficultés d’aujourd’hui.

Dans une société française où le sens du devoir est de moins en moins enseigné et cultivé, il faut absolument se donner les moyens de redynamiser l’esprit de défense, sans attendre une évolution géopolitique dramatique qui engendrerait un sursaut trop tardif. Concomitamment, il est indispensable d’améliorer encore la condition militaire pour trouver suffisamment de jeunes hommes et femmes qui aient encore l’audace de servir leur pays au sein des armées. C’est le véritable défi d’aujourd’hui pour espérer gagner la bataille de la réalisation des effectifs demain.


NOTES :

  1. Postes exprimés en ETP : Équivalent Temps Plein.
  2. La Garde nationale américaine est une force de réserve opérationnelle dirigée directement par les états américains, et coordonnée par les armées fédérales. C’est l’une des plus importantes forces militaires au monde, avec presque 500 000 hommes, 8 divisions d’infanterie, 62 brigades de soutien ou spécialisées, et des dizaines de milliers de véhicules blindés, hélicoptères et avions de combat.
  3. 15 à 16 000 recrutements par an pour l’AdT, tous grades confondus.

CERCLE MARÉCHAL FOCH

CERCLE MARÉCHAL FOCH

Le G2S change de nom pour prendre celui de Cercle Maréchal Foch, tout en demeurant une association d’anciens officiers généraux fidèles à notre volonté de contribuer de manière aussi objective et équilibrée que possible à la réflexion nationale sur les enjeux de sécurité et de défense. En effet, plutôt qu’un acronyme pas toujours compréhensible par un large public, nous souhaitons inscrire nos réflexions sous le parrainage de ce glorieux chef militaire, artisan de la victoire de 1918 et penseur militaire à l’origine des armées modernes. Nous proposons de mettre en commun notre expérience et notre expertise des problématiques de Défense, incluant leurs aspects stratégiques et économiques, afin de vous faire partager notre vision des perspectives d’évolution souhaitables. (Nous contacter : Cercle Maréchal Foch – 1, place Joffre – BP 23 – 75700 Paris SP 07).

Les lois de programmation militaire à travers les âges

Les lois de programmation militaire à travers les âges

par Cercle Maréchal Foch – Theatrum Belli – publié le

 

Comme toute loi de programmation militaire, celle qui débutera en 2024 peut être l’objet de critiques. Ainsi, si elle décrit bien l’état final recherché, elle fait toutefois le silence sur les étapes intermédiaires à franchir. Mais en était-il autrement avec les lois qui l’ont précédé. Pour y répondre, le colonel (ER) Claude FRANC nous propose de revenir sur toutes celles de la cinquième République.

 ***

L’adoption récente par le Parlement de la Loi de programmation militaire (LPM) constitue une bonne opportunité d’un retour en arrière, en plaçant cette loi dans la perspective de ses devancières, dont la plus ancienne remonte maintenant à plus de soixante ans. Lorsque le sujet des lois de programmation est évoqué, deux aspects viennent immédiatement à l’esprit, le montant des investissements alloués ainsi que le taux d’exécution des lois en question. Car le différentiel entre la programmation et la réalisation induit par le non-respect intégral de la lettre de la loi s’est rapidement imposé comme une règle « coutumière » dont tout le monde s’est accommodé. Mais, il convient toutefois de faire preuve d’une prudence de serpent en se lançant dans un tel exercice, car, comme très souvent, comparaison n’est pas raison. En effet, l’action du législateur en matière de programmation militaire, ne saurait faire fi de la situation politique du moment, ni du contexte économique ambiant, et encore moins de la réalité tangible de la menace à laquelle le Pays se trouve exposé, au moment considéré.

Enfin, il convient de ne surtout pas perdre de vue, qu’en matière de finances publiques, la seule règle qui compte, et qui, seule, engage la responsabilité de l’Exécutif est celle de l’annualité budgétaire (lois de finance initiale, rectificative et de règlement). Tout-exercice budgétaire de programmation, fût-il revêtu de l’onction législative, ne vaut que par sa transcription budgétaire, année après année. Pour autant, une LPM demeure un acte politique majeur qui fixe le cap de l’effort que l’État veut bien consentir pour sa première responsabilité régalienne, la défense du pays.

C’est en fonction de ces attendus, qu’avant d’estimer les niveaux d’exécution réels des lois de programmation successives, plusieurs grilles de lecture vont être utilisées. En premier lieu, il s’agira d’évaluer l’impact de la situation stratégique mondiale sur la programmation militaire française, l’expression reprise en France, aussi révélatrice que technocratique, des « dividendes de la paix »[1], est encore dans toutes les mémoires. Ensuite, il conviendra d’évaluer celui de la situation politique du moment et de son environnement économique sur la même programmation. Il est évident qu’indépendamment de toute approche politicienne, il n’en demeure pas moins que les termes de l’équation sont différents selon que le général de Gaulle exerce le pouvoir, ou bien que l’Exécutif se trouve partagé dans le cadre institutionnel d’une cohabitation. Il en va de même dans le domaine économique : la liberté d’action du politique ne se posera pas du tout en termes identiques selon que le pays se trouve dans un cycle économique d’expansion jumelée à une situation de plein emploi, ou bien, a contrario, en situation de crise économique, générée soit par des « chocs » pétroliers successifs, soit par une crise financière, ou bien par une stagnation de la croissance, voire une récession, situation aggravée par un phénomène de chômage de masse. De même, les cycles inflationnistes durables et profonds se révèlent délétères à tout exercice de planification. Enfin, et ce n’est pas le moindre des facteurs, avant de se livrer à ces analyses, pour bien savoir de quoi l’on parle, il sera indispensable d’identifier le périmètre précis de toutes ces lois de programmation : en effet, une loi dont l’objectif revient à identifier les investissements indispensables à la seule mise sur pied de la force nucléaire stratégique ne peut être placée sur un même pied qu’une autre, qui intègrerait l’intégralité des investissements qu’ils relèvent des titres III ou V[2]. C’est l’évidence même, mais encore faut-il le noter.

Il faut encore souligner une particularité singulière dans ces soixante-trois années couvertes par la planification militaire. Fait peu connu, et même aujourd’hui totalement oublié, il a en effet existé deux annuités budgétaires non prises en compte par la planification, les années 1976[3] et 1983. La première correspond à un effort singulier sur le titre III en termes de revalorisation de la condition militaire, par la mise en place de mesures d’ordres autant statutaire qu’indiciaire, en faveur des personnels militaires. Cet effort, absolument considérable, demandé depuis plusieurs années par le commandement, a correspondu à une volonté politique portée par le président Giscard d’Estaing, qui a rapidement pris conscience après son accession au pouvoir, que la montée en puissance de la force nucléaire de dissuasion avait eu pour corollaire une baisse drastique des crédits de fonctionnement des armées, de nature à compromettre autant l’entrainement des unités du corps de bataille et de la Flotte[4] que le moral des armées (tant des appelés dont la situation matérielle relevait de la précarité que des personnels d’active dont la même situation matérielle s’apparentait à l’indigence). Giscard, qui avait tenu les rênes de la rue de Rivoli[5] durant tout le mandat de Georges Pompidou (1969 – 1974) était bien placé pour le savoir. Mais connaissant parfaitement les codes de l’administration dont il était issu (son corps d’origine à sa sortie de l’ENA a été l’Inspection générale des finances), il était conscient que même porté avec volonté, son projet de revalorisation de la condition militaire risquait de se heurter aux fourches caudines des « bureaux » de la rue de Rivoli. Aussi, il eut recours à un subterfuge qui se révéla un coup de maître : Giscard fit entrer le général Bigeard au Gouvernement, en tant que Secrétaire d’État à la Défense. Compte tenu de sa personnalité, assise sur une aura bien réelle, personne n’allait prendre le risque devant l’opinion, de s’opposer à une réforme dont le nouveau secrétaire d’État allait être nommé rapporteur ! Cet exemple est révélateur du fait que, pour qu’une réforme militaire coûteuse « passe », le volontarisme présidentiel doit parfois emprunter des chemins de traverse, le poids de l’administration des Finances se révélant quelquefois un obstacle.

L’autre année non prise en planification est l’année 1983. À l’issue des élections présidentielles de 1981 qui ont conduit à amener une nouvelle majorité au pouvoir, le Gouvernement décide d’attendre la fin de la LPM en cours. L’année 1983 ne sera pas couverte par la planification. Après trois dévaluations et dans un contexte de crise économique, 1983 correspondra à une année de rattrapage.

Afin de bien saisir à quoi correspondent la petite quinzaine de lois de programmation que l’arsenal législatif français a pu produire, il y lieu de faire l’effort de s’adonner à la litanie de la succession de ces lois, même si cet exercice peut s’avérer un peu rébarbatif.

 

Le périmètre des lois de programmation

Loi-programme du 8 décembre 1960, portant sur certains équipements militaires    

Voulue et initiée par le général De Gaulle, dès le succès du premier tir expérimental de la première « bombe » sur le pas de tir saharien de Reggane, le 13 février 1960, cette loi ne concernait que les seuls investissements (Titre V) ayant trait au programme nucléaire. Ceux-ci représentaient à l’époque 40 % des investissements globaux (20 % de nos jours). S’agissant de la portée de la loi, c’est le général De Gaulle qui a tranché en faveur de lois programmes quadriennales.

De Gaulle, l’homme de l’ardente obligation du Plan, visait deux objectifs en opérant ainsi : d’une part, fixer le cap pour aboutir à la mise sur pied effective des Forces aériennes stratégiques (FAS) dans sa composante aérienne, en fin d’exercice, et d’autre part, associer la représentation nationale à ce qui constituait à ses yeux l’option stratégique majeure choisie par la France. Cet aspect de procédure législative n’est pas neutre et De Gaulle était parfaitement conscient du rapport de forces politique dans le pays : pour que la loi fût adoptée, le gouvernement Debré a dû engager sa responsabilité par deux fois à la Chambre et trois motions de censure furent repoussées. L’opposition était double, à gauche par opposition de principe à la force de dissuasion, et à droite, par nostalgie d’un atlantisme à la britannique qui aurait aligné la France sur la position de la « double–clé », sous contrôle américain.

C’est cette loi qui a planifié la plus grosse déflation d’effectifs qu’ait jamais connue l’armée de terre (à l’armée d’armistice près !) : de 1 060 000 hommes en 1960, l’armée de terre n’en comptait plus que 650 000 en 1964, pour en perdre encore 200 000 les années suivantes.

 

Loi-programme du 23 décembre 1964, portant sur certains équipements militaires    

S’inscrivant dans la continuité de la précédente, cette loi-programme ne couvre que les seuls crédits d’équipement du Titre V, mais, contrairement à la précédente, elle inclut une grosse moitié des équipements conventionnels (premières frégates et livraison aux forces du programme de chars AMX 30).

S’agissant des investissements au profit de la dissuasion, c’est cette loi qui a mis sur pied la Force océanique stratégique (FOST), par la construction de la base de l’Île Longue en rade de Brest, et le lancement du premier SNLE[6], le Redoutable, ainsi que la mise en place de premiers missiles sol-sol à Albion.

Au Parlement où l’UNR[7] dispose de la majorité absolue depuis les élections de 1962, face à l’opposition conjuguée de la gauche et du centre, si le gouvernement n’a plus besoin d’engager sa responsabilité d’emblée, il a quand même recours au vote bloqué, par l’article 49, alinéa 3.

 

Loi-programme du 19 novembre 1970, relative aux équipements militaires de la période 1971 – 1975

Toujours limitée aux crédits d’équipement, cette loi recouvre la totalité des investissements liés au Titre V, et plus seulement son seul domaine nucléaire. Si elle vise à poursuivre la réalisation de la triade nucléaire stratégique et le développement de l’armement nucléaire tactique (programme Pluton), ses ambitions en matière d’armements conventionnels demeurent modestes. Pour la première fois, la part relative du nucléaire dans les investissements globaux baisse pour tomber à 33 % du total. Cette baisse a lieu en parallèle de celle de la part du budget de la défense dans le PIB.

Cette loi sera adoptée en première lecture, l’opposition ayant pris acte de l’achèvement en cours de la réalisation de l’assise de la force de dissuasion, les débats ne porteront plus, dès lors, sur son existence même, mais sur la modernisation de ses moyens.

L’ensemble de ces trois premières lois-programmes ont permis, avec beaucoup de cohérence, de mettre sur pied l’infrastructure et les moyens de la triade de la force nucléaire de dissuasion (il faudra encore lancer d’autres SNLE pour assurer la permanence de leur présence à la mer après la première patrouille opérationnelle du Redoutable en 1972).

À partir de la quatrième loi de programmation, et ce, jusqu’en 1991, c’est-à-dire la fin de la guerre froide, il sera possible de noter un rééquilibrage des ressources budgétaires en faveur des équipements conventionnels, dont la modernisation avait subi un retard certain. Cette réorientation se heurtera très vite à un aléa imprévu, la courbe exponentielle de leurs coûts d’acquisition.

 

Loi-programme du 19 juin 1976, portant approbation de la programmation militaire pour les années 1977-1982

Historiquement, cette programmation est connue comme étant celle du renouveau des forces conventionnelles, s’agissant de programmes souvent très lourds : pour la Marine, il s’agit du lancement du programme des SNA[8], de la classe Rubis. L’armée de l’Air voit la livraison des compléments de Mirage F1, et le lancement du programme Mirage 2 000. Quant à l’armée de terre, elle pourra, grâce aux livraisons de VAB[9], AMX 10P[10] et AMX 10 RC[11], remiser ses antiques blindés de la gamme AMX 13. Pour la première fois depuis longtemps, les appuis figurent dans les grands programmes avec le canon de 155 mm à grande cadence de tir (GCT), vite rebaptisé AU F1. Enfin, l’armement individuel en armes légères d’infanterie se trouve également modernisé par l’arrivée des fusils d’assaut FAMAS dans les unités[12].

La part du nucléaire tombe à 25 % du total, ce qui permet de poursuivre le programme SNLE avec l’achèvement du quatrième et la programmation de la mise en chantier du cinquième.

 

Loi du 8 juillet 1983, portant approbation de la programmation militaire pour les années 1984 – 1988

Cette LPM répond à deux priorités : maintien de la crédibilité de la dissuasion par la liste des programmes à réaliser, dont le lancement d’un programme de SNLE de renouvellement ainsi que le missile balistique mer-sol porteur de charge nucléaire M5 et le renforcement des forces conventionnelles. À cet égard, les choix sont difficiles, car, pour la première fois, les trois armées ont des besoins criants : pour l’armée de l’Air, la mise en place du programme Mirage 2 000, pour l’armée de Terre, le lancement du programme de renouvellement de son char de bataille, ce sera le programme Leclerc. Aucun arbitrage ne visera à prioriser ces besoins, qui, tous, sont inscrits en programmation. Cette modernisation est contrebalancée par une baisse des effectifs des armées, de l’ordre de 35 000 hommes (dont 22 000 pour l’armée de Terre).

Or, en 1987, aucun de ces programmes majeurs ne sera encore lancé, et, facteur aggravant, des programmes lourds non prévus, comme le futur porte-avions nucléaire, sont lancés en 1986. D’aucuns, notamment à la DGA[13], s’inquiètent de la pérennité des lois de programmation.

S’agissant de son périmètre, cette LPM regroupe l’ensemble des investissements des titres III et V exprimés en francs courants avec un taux d’inflation estimé à 5 % à compter de 1986.

 

Loi de programmation du 22 mai 1987, relative à l’équipement militaire pour les années 1987-1991

Cette loi revient à la définition de la seule programmation du Titre V, le titre III faisant, quant à lui, l’objet d’une définition lors de l’élaboration des lois de finance. Nouvel exemple du la notion de géométrie variable qui accompagne la définition des périmètres de la planification.

Comme la loi précédente, la loi fait effort partout… donc nulle part ! Les forces nucléaires doivent être modernisées, la Flotte de haute mer doit acquérir des frégates de lutte anti-sous-marine (ASM), en plus du porte-avions dont la construction débute, l’armée de l’Air doit être dotée de 450 intercepteurs et 100 appareils de transport, et pour l’armée de Terre, la cible des chars Leclerc se trouve fixée à 1 200 engins, celle des hélicoptères est de 500 machines, le même nombre étant dédié aux canons. Son exécution – qui frise l’irréalisme – doit être soutenue par des recours à des « financements innovants », une nouveauté, qui se révèlera vite une chimère, puisqu’il s’agit souvent de la vente de biens immobiliers, sur laquelle la Défense n’a pas toujours la main.

 

Loi de programmation du 10 janvier 1990, portant sur l’équipement militaire pour les années 1990 – 1993

En dépit de la chute du Mur de Berlin, qui n’a eu lieu que deux mois avant le vote de la loi, ce qui laisse supposer que les travaux liés à sa conception se soient déroulés en amont de cette rupture stratégique majeure de l’après-guerre, cette loi, qui intègre la réforme « Armées 2000[14] » va rapidement se trouver en contradiction avec les enseignements tirés de la guerre du Golfe. Une fois encore, seuls les crédits d’investissements sont pris en compte.

 

Loi du 10 juin 1994, portant sur la programmation militaire pour les années 1995 à 2000

Pour la première fois, un Livre Blanc[15] précédera la loi de programmation, et lui servira de base de référence. Il s’agit là d’un précédent de procédure qui est appelé à se renouveler. La règle tacite en la matière était que le Livre Blanc fixait les grandes orientations politiques en matière de Défense, charge à la LPM de les décliner en termes budgétaires.

Une fois encore, seuls les investissements correspondant aux crédits d’équipement sont pris en compte par la nouvelle loi. Hors du cadre de la loi de programmation, sur décision présidentielle, le programme Hadès[16] qui avait commencé à succéder au Pluton[17], est mis sous cocon. En clair, la capacité nucléaire dont la mise en œuvre (mais ô grand jamais l’emploi) était dédiée à l’armée de terre disparait.

 

Loi du 2 juillet 1996, portant sur la programmation militaire pour les années 1995 à 2002

Cette nouvelle loi correspondant au passage à la professionnalisation, qui devait répondre à un « format plus ramassé, mais dont les formations devaient être mieux équipées », couvrait l’intégralité des besoins de financement des armées, équipement, fonctionnement, mais également ressource humaine (hors pensions). Le périmètre de la loi se trouvait à nouveau chamboulé. La diminution de format des armées, consécutive à la professionnalisation, s’accompagne, en toute logique, de celle des parcs, jumelée avec une modernisation des équipements de pointe (satellites, hélicoptères, frégates et SNLE de nouvelle génération, dits NG).

 

Loi du 27 janvier 2003, portant sur la programmation militaire pour les années 2003 à 2008

Cette nouvelle loi en revient aux errements antérieurs, en ne couvrant que les investissements liés à l’équipement des forces (Titre V). Mais, pour la première fois, la loi fixe des normes quantitatives en termes de préparation opérationnelle. Elle entre ainsi dans un degré inédit de granulométrie de détails, destiné, conformément aux prescriptions de la LOLF (Loi organique de la loi de finance).

 

Loi du 29 juillet 2009, portant sur la programmation militaire pour les années 2009 à 2014

Pour la seconde fois, un Livre Blanc[18] va précéder une loi de programmation, qui dresse un constat de la situation stratégique dans le monde, dont l’instabilité et l’imprévisibilité doivent être contrebattus par les moyens mis à la disposition des forces par la LPM. Les dispositions de ce Livre Blanc donnent lieu à un mouvement de protestation anonyme interne aux armées – Surcouf – par voie de presse[19].

Le périmètre couvert par celle-ci est le plus large, jamais couvert par un tel document : outre les titres III et V, il intègre également les effectifs par le biais de la masse salariale. Un volume dépassant 3 milliards d’euros est prévu au titre des ressources exceptionnelles destinées à compléter l’enveloppe globale. La définition concrète de ces ressources exceptionnelles n’est pas précisée…

Les dispositions de cette LPM, notamment la baisse drastique de la masse salariale par la suppression pure et simple de 54 000 postes dans l’ensemble de la Défense fait de ce département ministériel le premier contributeur à la Révision générale des politiques publiques (RGPP). C’est cette loi de programmation qui initie « l’embasement » des formations, provoquant une profonde réorganisation dans le fonctionnement et le soutien de celles-ci. Cette mesure s’accompagne d’une diminution considérable des crédits de fonctionnement.

 

Loi du 18 décembre 2013, portant sur la programmation militaire pour les années 2014 à 2019, et portant diverses dispositions concernant la défense et la sécurité nationale

La publication d’un Livre Blanc[20] va, à nouveau, précéder les travaux relatifs à l’élaboration de cette LPM. Prenant acte de la situation internationale et des implications de la crise financière, il va s’attacher à définir un modèle d’armée à atteindre en 2030, la LPM n’en constituant qu’une étape initiale. La courbe à la baisse des effectifs militaires se poursuit, avec la perte de l’ordre de 26 000 militaires appartenant aux trois armées et l’armée de Terre pâtit d’un tassement de ses normes de préparation opérationnelle. Le contrat opérationnel continue sa déflation, tandis qu’un volume de 10 000 hommes est prévu pour renforcer les forces de sécurité intérieure, le cas échéant.

S’attachant à traiter les Titres III et V, cette loi prévoit une stabilisation des crédits jusqu’en 2016, avant une remontée progressive à compter de 2017. Innovation importante, une clause de sauvegarde introduite dans la loi prévoit un rendez-vous d’actualisation de la programmation en cours d’exercice.

 

Loi du 13 juillet 2018, portant sur la programmation militaire pour les années 2019 à 2025, et portant diverses dispositions concernant la défense et la sécurité nationale

Cette loi ne sera pas dans la ligne de celle qui l’ont précédée, puisque la réduction de format, continue depuis le désengagement en Algérie se trouve officiellement stoppé. La loi préconise un modèle d’armée complet, lequel ne doit pas présenter de « trous capacitaires », quitte à ce que certaines fonctions en soient réduites à l’état « échantillonnaire ». C’est le choix du non-choix, critique récurrente qui revient à propos de cette décision.

La LPM qui suit donne lieu à une vive opposition à la Chambre, car l’essentiel du « sursaut » financier se trouve reporté dans les années correspondant au quinquennat suivant. Par ailleurs, si son échéance est fixée à sept ans, ce qui fait d’elle la plus longue des lois de programmation, les investissements auxquels elle donne lieu ne sont fixés et chiffrés que pour les seules cinq premières années.

Enfin, après vingt-cinq ans d’une baisse continuelle de l’effort de défense par la réduction des ressources qui lui sont allouées, cette loi entérine, pour les annuités budgétaires, l’objectif d’atteindre 2 % du PIB.

Qualifiée de loi « à hauteur d’hommes », elle met l’accent sur la formation, l’équipement individuel du combattant et la qualité de la préparation opérationnelle.

Au terme de cette énumération, il convient de caractériser le contexte au sein duquel ces différentes lois ont été conçues. Il ne s’agit nullement ici, de se livrer à une analyse stratégique exhaustive de la période, hors de propos, mais de se limiter à ses retombées financières.

 

Le contexte stratégique, politique et économique des lois de programmation militaire, 1960-2023

 

Il convient de noter que la mise en route de la planification militaire a correspondu à la fin des guerres coloniales, le désengagement algérien ayant lieu en tout début de période, en 1962. Du seul fait du boulet algérien, l’armée de terre devait entretenir une armée dont les effectifs dépassaient le million d’hommes, ce qui constituait une charge financière exorbitante qui excluait pratiquement tout investissement d’équipement.

Le second postulat stratégique qui a été émis au moment où la première loi de programmation était lancée est la volonté gaullienne de conduire une politique de défense indépendante, tout en maintenant une solidarité étroite avec nos alliés. En clair, il s’agit de faire accéder la France à la capacité nucléaire militaire, par la mise sur pied effective de la force nucléaire de dissuasion (FNS), en continuité des travaux entrepris sous la quatrième République.

Ces prérequis posés, il est possible de scinder la période en trois sous-périodes : jusqu’à la rupture stratégique majeure de la chute du Mur de Berlin, en novembre 1989, suivie deux ans plus tard, par la dislocation du Pacte de Varsovie, il s’est agi de la Guerre froide, au cours de laquelle la menace était bien palpable, « à deux étapes du Tour de France de Strasbourg ». C’est la réalité de cette menace qui explique le maintien de l’effort de défense français à hauteur de 3 à 4 % du PIB, selon les époques de cette période. Durant cette période, sept lois de programmation ont été votées. Il convient de noter que, seule, la loi 1984 – 1988 désignait l’Union soviétique comme l’adversaire potentiel. La seconde période correspond aux années d’incertitude relatives à la recherche des « dividendes de la paix » jumelée à la versatilité des finances publiques, soit les années 1990 – 2015. Enfin, conséquence directe des attentats terroristes sur te territoire national, une troisième période, initiée en 2015, correspond à un sursaut visant à atteindre la norme otanienne des 2 % du PIB annuel alloués au budget de la défense.

 

La guerre froide. 1960 – 1990

Lorsque la première loi de programmation a été portée sur les fonts baptismaux, en 1960, elle bénéficiait d’un environnement politique et économique extrêmement favorable. D’une part, l’exécutif était tenu d’une main ferme par le Général de Gaulle qui, l’automne précédent avait clairement annoncé son intention de faire accéder la France à la capacité nucléaire militaire, intention affichée avec encore plus de volontarisme depuis le succès du premier tir expérimental sur le site de Reggane en avril 1960. Les termes de son communiqué ne prêtaient à aucune confusion : « Hourrah pour la France, qui est plus forte à partir d’aujourd’hui ». Par ailleurs, sur le plan économique, la situation de la France était plus que florissante, avec des finances assainies par le Plan Rueff[21] et la mise en place du « nouveau franc », et un contexte de croissance exceptionnel : on ne parlait d’ailleurs pas de croissance, mais d’expansion, avec un taux de croissance annuel de 6 à 7 % du PIB, jumelé, bien évidemment avec une situation de plein emploi.

À ces réalités politiques et économiques, il convient d’ajouter un impératif budgétaire de finances publiques qui nous paraît bien lointain, aujourd’hui, celui de l’équilibre budgétaire. En effet, jusqu’au budget 1974, construit par Messmer lorsqu’il était encore Premier ministre l’automne précédent, tous les budgets ont été construits et exécutés selon la règle de l’équilibre. Aujourd’hui, plus aucun homme politique, ni haut responsable des finances publiques n’a connu cet impératif, qui doit leur apparaitre comme appartenant à la proto histoire !

L’année 1974 est l’année d’entrée de la France en crise, le fait déclencheur en sera le premier choc pétrolier, crise économique que le nouveau Premier ministre, Jacques Chirac tentera de juguler par une politique de relance par la consommation, qui s’avérera un échec, le nombre des chômeurs ne cessant de croître. Aussi, son successeur à Matignon, Raymond Barre, en prendra le contrepied par une stricte politique de rigueur, qui ne se prête pas beaucoup à un accroissement des investissements de l’État. Les boulons de cette politique seront encore resserrés à compter de 1979, lorsqu’à l’issue de la révolution islamique en Iran, l’OPEP décide une seconde réévaluation du prix de vente du baril de pétrole, de nature à accroître les ressources financières de la jeune république islamique, provoquant un second choc pétrolier, dont la lame de fond s’avérera encore plus ravageuse pour les économies occidentales que le premier, en particulier parce qu’elle s’accompagne d’une vague économique inflationniste que les efforts du gouvernement ne parviendront pas à étouffer. La conséquence en sera une alternance politique en France en 1981.

L’arrivée de la gauche au pouvoir s’accompagne d’une politique de relance, qui vise à prendre le contrepied de l’austérité précédente. Le bilan en est trois dévaluations en dix-huit mois, qui amène inexorablement, le retour à une politique de rigueur budgétaire, dès le printemps 1983. En revanche, sur le plan stratégique, la situation internationale connait un regain de tension avec la phase la plus dense de la crise des euromissiles (déploiement des Pershing II américains en Europe pour contrer les SS 20 soviétiques). Parallèlement, l’administration Reagan, parvenue au pouvoir en janvier 1981, prononce un effort militaire d’une nature inconnue depuis le Vietnam, ce qui conduit la France à difficilement s’en tenir à l’écart. L’exercice de la cinquième loi (1984 – 1988) sera donc difficile. L’exercice en sera encore aggravé par une nouvelle alternance politique, due à un changement de majorité à la Chambre en 1986.

La période correspondant à la loi suivante (1987 – 1991) correspond, sur le plan politique national, à la fin de la cohabitation, même s’il n’est pas incongru de constater qu’entre l’Élysée (François Mitterrand) et Matignon (Michel Rocard), la relation n’est pas loin d’être assimilée à une cohabitation. Mais surtout, la période est marquée par la rupture stratégique majeure de la chute du Mur de Berlin, suivi de la réunification de l’Allemagne sur la base de la Ligne Oder-Neisse, puis, logiquement, le démantèlement du Pacte de Varsovie.

 

Les années d’instabilité, 1990 – 2015

Les années qui suivent vont être marquées par la Guerre du Golfe dont les enseignements aboutiront à des besoins (satellites de renseignements et de communication) qui n’avaient pas été pris en compte par la programmation, ce qui aboutit à un nouveau dérapage non contrôlé de la programmation.

Les années couvertes par la huitième LPM (1995 – 2000) vont être des années de grande confusion au niveau politique national (échec d’une dissolution aboutissant à une longue cohabitation), s’agissant du modèle d’armée à concevoir. Parvenu à Matignon peu auparavant, en 1993, à la faveur d’une nouvelle cohabitation, Edouard Balladur, ancien ministre des Finances de Jacques Chirac, pense pouvoir revenir à une forme d’orthodoxie programmatrice en recourant à la publication d’un Livre Blanc qui fixe les grandes orientations, charge aux LPM successives de les décliner budgétairement, en termes d’investissements. L’idée est séduisante et même cohérente, mais elle va buter sur des impératifs politiques : le Livre Blanc de 1994 préconisait le recours à une armée mixte, associant unités d’appelés et professionnelles. Or, au cours de la campagne présidentielle, contre Balladur, candidat, le candidat Chirac a mis en avant l’idée d’une suspension du service national et d’une armée professionnelle. Avec une telle situation, la programmation initiée par l’un des acteurs, alors que ce serait l’autre qui allait être élu, donc chargé de son application, ne pouvait que capoter à nouveau.

Mort-née du fait de la décision de professionnaliser les armées, une nouvelle LPM serait donc votée en 1996. Les conditions politico-financières allaient, une nouvelle fois, se révéler défavorables, car il s’agissait de la période couverte par l’application des critères de Maastricht pour intégrer l’euro (critères bien oubliés depuis, puisqu’il s’agissait de limiter le déficit budgétaire à 3 % du PIB et le montant de la dette à 60 %). Sur le plan géostratégique, cette période correspond à une recrudescence des opérations extérieures, pas définition non-programmables, mais qui avaient un coût de plus en plus sensible.

Les années suivantes, avec la mise en place du gouvernement Raffarin, verront la fin de la période de cohabitation et un retour à la cohérence politique entre l’exécutif et le législatif. Sur le plan géostratégique, les occurrences d’opérations extérieures se multiplient sur une multitude de théâtres. Une habitude un peu risquée commence à faire son apparition, par la définition du modèle d’armée à atteindre par son adossement à un « contrat opérationnel ». Il s’agit d’une démarche, certes, intellectuellement séduisante, mais il suffit de revoir à la baisse ce contrat opérationnel pour conserver une apparente cohérence, dès lors que le modèle d’armée baisse de volume. Et c’est bien ce qu’il est advenu.

La période suivante, correspondant à la présidence Sarkozy va se trouver marquée par le retour de la France au sein des instances de commandement de l’OTAN, ce qui va conduire à un engagement plus volontaire en Afghanistan. Mais surtout, dans le domaine financier, cette période va être dominée par l’application de la Revue générale des politiques publiques, qui va conduire à des économies drastiques au sein du ministère, qui va perdre plus de 50 000 postes, toutes armées confondues. Enfin, dès le début de son mandat, renouant en cela avec la procédure employée par Edouard Balladur, le gouvernement a procédé à la publication d’un Livre Blanc, associant dans son appellation la sécurité à la défense. Par ailleurs, d’autres économies sont recherchées par la réforme du soutien courant autour de la création des bases de défense. Il est faible d’affirmer que ces réformes ont été vécues difficilement. Mais surtout, cette période va être dominé par la crise financière de 2008 (les retombées des subprimes américaines), qui va plomber les finances publiques du pays.

 

Les années de sursaut post-2015

S’agissant de la présidence Hollande, comme pour la précédente, il est décidé de la faire précéder d’un Livre Blanc, exercice qui donne l’impression de devenir un rituel. Paradoxalement, l’élément majeur qui affectera l’exercice de cette LPM ne sera pas induit par la situation géostratégique extérieure, mais par ses développements à l’intérieur, les attentats de 2015 sur le territoire national, qui vont tétaniser l’opinion publique et amener un sursaut de la part du pouvoir politique. Ce sursaut va se traduire concrètement par un ralentissement des déflations d’effectifs, l’armée de Terre en gagnant même 11 000 à destination unique de la force opérationnelle terrestre (FOT).

À la différence de ses prédécesseurs, Emmanuel Macron ne commande pas un Livre Blanc, peu après son arrivée à l’Élysée, mais une revue stratégique[22], exercice plus simple, en vue de préciser les contours stratégiques de la future LPM. Le diagnostic est sans appel : un « sursaut » par une inversion de tendance budgétaire s’avère indispensable. Cela étant posé, la Chambre est très critique, car le réel effort financier se trouve reporté sur le quinquennat suivant, selon une formule éculée qui avait déjà eu cours avec les conséquences que l’on connait, par le passé. En interne des armées, la crainte est également palpable. Une formule consensuelle est trouvée, à savoir une clause de révision à mi-parcours, en 2021. Le but officiellement avoué est de porter l’effort de défense à hauteur de 2 % du PIB à échéance de 2025. Le terme de « LPM de réparation » est officiellement prononcé. À titre d’exemple, au char Leclerc près, quasiment l’ensemble des véhicules et engins de combat de l’armée de terre est remplacé, ainsi que la flotte des avions ravitailleurs en vol, les anciens KC 135 qui affichent près de soixante ans d’âge.

Enfin, dans un troisième temps, il importe de mesurer les niveaux d’exécution de cette succession de lois.

 

Le niveau d’exécution des lois de programmation

Depuis plusieurs décennies, quel que puisse être le positionnement sur l’échiquier politique de la majorité en place, plus personne ne nourrit la moindre illusion, les chiffres et objectifs indiqués par la loi ne seront jamais atteints. S’il en va ainsi depuis plusieurs décennies, cela n’a pas toujours été le cas.

Non seulement, la première loi, limitée aux investissements en faveur du nucléaire, a été atteinte, mais elle a même été dépassée de plus de 50 % de son montant. La part de l’inflation est marginale dans ce dépassement, la raison principale ayant été une sous-évaluation des coûts de construction de l’usine de retraitement nucléaire de Pierrelatte et des silos du plateau d’Albion. Il convient de convenir que les outils prospectifs ou de simulation budgétaire dans le domaine nucléaire faisaient gravement défaut à l’époque.

Il en a été de même pour la seconde, 1965 – 1970, dont l’exécution a été plus ardue que la première. Non seulement son exécution a subi les effets de la rigueur implacable du principe d’équilibre budgétaire, notamment après mai 1968 et le contrecoup des accords de Grenelle (dont les militaires ont d’ailleurs bénéficié par une augmentation des soldes, puisqu’elles sont indexées à la grille de la fonction publique[23]). Par ailleurs, alors qu’il n’avait pas été pris en compte dans la programmation, le programme Pluton est lancé sous enveloppe, c’est-à-dire au détriment des moyens conventionnels de l’armée considérée, soit l’armée de terre. Facteur aggravant, contrainte et forcée de faire respecter l’équilibre budgétaire, la direction du budget impose ses « diktats », ce qui conduit à des reports de programmation de matériels majeurs, voire leur abandon. Le corps de bataille aéroterrestre comme la Flotte de surface en feront largement les frais. Ironie de l’histoire, c’est le même Michel Debré qui, comme occupant de la rue de Rivoli, impose ses restrictions et qui aura à les subir à partir de 1969, lorsqu’il exercera les responsabilités de ministre d’État en charge de la Défense nationale.

Il en sera de même pour la troisième (1970 – 1975) qui connaîtra même un destin singulier, puisqu’elle sera purement et simplement abrogée en 1974, compte tenu de la hausse des prix et des coûts, surtout ceux du carburant à la suite du premier choc pétrolier. L’autre victime collatérale du choc pétrolier sera le principe d’équilibre budgétaire, puisqu’il a volé en éclats dans ce contexte de renchérissement de 50 % des produits pétroliers.

Ce n’en est pas pour autant un échec de la programmation. Si la France de 1975 est devenue une puissance nucléaire crédible, c’est en grande partie à ses efforts de programmation qu’elle le doit. Mais, il existe une contrepartie qui va peser lourd, cette accession réussie de la France à la capacité nucléaire militaire s’est faite au détriment de ses moyens conventionnels, notamment terrestres et navals, dont la remontée en puissance devient une nécessité criante.

Même si, sous la période d’exécution de la quatrième loi de programmation (1976 – 1982), des équipements nouveaux viennent équiper les forces conventionnelles de façon très significative, l’intégralité de la loi n’est pas respectée, les crédits de paiement alloués par les lois de finances annuelles étant systématiquement revus à la baisse par les lois de finances rectificatives qui viennent aligner les budgets en cours d’exécution sur les derniers développements de la crise. À son arrivée à Matignon, le nouveau Premier ministre, Pierre Mauroy, décide d’attendre la fin d’exercice de la loi en cours, 1982, avant d’en lancer une autre. L‘exercice budgétaire 1982 se révélera particulièrement difficile pour les armées.

La cinquième loi de programmation (1984 – 1988), bâtie de façon paradoxale et contradictoire dans un contexte économique défavorable, mais en réponse à des impératifs stratégiques contraignants qui imposent un effort. Cette loi inaugure une pratique destinée à un bel avenir, celle de rejeter les investissements liés aux équipements nouveaux aux exercices budgétaires de fin de programmation, puis de loi de programmation en loi de programmation. C’est de cette époque que date la « bosse » budgétaire, que, régulièrement, chaque loi de programmation s’efforce depuis de pousser, faute de pouvoir la vider de sa substance. Trois ans après avoir été votée, fort de l’impasse budgétaire auquel elle avait abouti, il convenait d’en concevoir une nouvelle. La programmation a été mise en échec par les faits.

L’exécution de la sixième loi de programmation militaire (1987 – 1991) qui sera la dernière de la guerre froide, est contrariée par une série de facteurs structurels dont le moindre n’est pas la « bosse » évoquée plus haut. En fait, cette situation correspond à un tassement des crédits d’équipement entre 1983 et 1986, ce qui a induit une mauvaise réalisation des programmes, situation aggravée par un surcoût de ces mêmes programmes qui n’avait pas été programmé ! Déjà périmée au bout d’un an d’exercice, cette loi de programmation va être suspendue. C’est le deuxième échec consécutif de la programmation.

La réalisation de la loi suivante (1990 – 1993), va se trouver entravée par le fait que la programmation n’a pas grand-chose à voir avec les enseignements tirés de la guerre du Golfe (1990 – 1991). Par ailleurs, en 1992 et 1993, le ministère de la Défense doit subir un tiers du total des annulations budgétaires. La loi est suspendue. Il s’agit du troisième échec consécutif de la programmation. C’est grave.

Cette première loi de programmation post-guerre froide va en effet subir un avatar non prévu : la prise en compte des besoins induits par les enseignements tirés de la Guerre du Golfe. En parallèle, un slogan politique destiné à faire florès : « Il va être grand temps de tirer les dividendes de la paix » va constituer un obstacle insurmontable pour conduire un quelconque effort de défense dans la durée un effort de défense conséquent. Aucune planification budgétaire rigoureuse ne saurait tenir face au torrent émotionnel induit par une telle formule, après trente ans de guerre froide ! C’est ce qui est advenu de la septième LPM.

La huitième LPM, la deuxième post-guerre froide, allait connaître un sort identique à celle qui l’avait précédée. Bien qu’adossée à un Livre Blanc, comme cela a été indiqué supra, comme les conditions politiques devant présider à la définition du modèle d’armée avaient changé, une armée mixte prônée par le Livre Blanc, alors que le Président Chirac nouvellement élu, allait imposer une armée professionnelle, le hiatus était trop important pour permettre de s’aligner sur cette programmation. Le modèle de programmation militaire connaissait une crise profonde depuis quasiment 1983, et ce, indépendamment de la tendance politique de la majorité au pouvoir.

Une neuvième LPM voit donc le jour, deux ans à peine après la première. Loi se voulant de « refondation », cette nouvelle programmation, certes parviendra à son terme, ce qui constitue une nouveauté par rapport à toutes celles votées à l’issue de la fin de la guerre froide, mais elle sera loin de permettre d’atteindre les objectifs visés. D’une part, le surcoût des OPEX, par définition non programmable, la plombe d’entrée, ensuite, une sous-estimation grave des véritables coûts de fonctionnement de la professionnalisation imposent des reports permanents de crédits du titre V vers le titre III, et enfin, la programmation subira des coups de rabot assez significatifs par les effets des lois de finances successives. In fine, ce seront 13 milliards d’euros de crédits d’équipements qui vont faire défaut et un report de charges d’un milliard d’euros sur l’année 2003. La programmation n’est plus mise en cause dans son essence même comme précédemment, mais dans son exercice, ce qui n’est guère plus brillant.

Selon le vœu exprimé par le Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, repris par le Président Chirac, la dixième LPM devait devoir rattraper le retard accumulé par ses devancières, et asseoir définitivement la refondation par la professionnalisation. Mais, il y a loin de la coupe aux lèvres ! Tout d’abord, même si les lois de finances successives se sont efforcées de respecter les annuités telles qu’elles avaient été effectivement programmées, les coûts d’acquisition réel des nouveaux équipements ont souvent dérapé, ce qui a entraîné des retards, ensuite, de nouveaux besoins capacitaires, non pris en compte par la programmation sont venus grever celle-ci (canons Caesar et Frégates multi-missions FREMM) et enfin, la multiplication des OPEX a amené un surcoût financier qui a entraîné des annulations de crédits d’un montant de 2,1 milliards d’euros pour leur financement.

L’exécution de la LPM suivante, la onzième correspondant à la présidence Sarkozy, va être vécue dans la douleur par les armées. Les déflations d’effectifs programmées sont, elles, évidemment rapidement réalisées, mais les livraisons d’équipements neufs connaissent toujours des retards. Comme le Rafale ne s’exporte pas (encore), l’armée de l’Air se voit contrainte d’en acquérir hors programmation, ce qui amène la suppression d’autres programmes, tant et si bien, qu’en fin d’exécution, la mauvaise exécution de cette LPM fait d’entrée de jeu, subir à la suivante, un report de charges de 3,45 milliards d’euros.

La douzième LPM, correspondant grosso modo à la présidence Hollande va bénéficier de la « clause de revoyure » induite lors du passage du texte en lecture du Sénat et qui va être appliquée à l’occasion des attentats de 2015, pour mettre en phase la programmation avec les décisions arrêtées par le Président en Conseil de Défense. Outre une maitrise de la masse salariale, en dépit de l’inversion de la courbe des effectifs, dans un sens à la hausse, cette révision a permis la réinjection de 2 milliards d’euros en crédits d’équipements. Ce qui fait que cette LPM a été globalement assez bien exécutée : le différentiel entre les crédits prévus et ceux réellement votés ne correspond qu’à un déficit de 2,1 milliards d’euros. Toutefois, l’annulation pure et simple de 850 millions d’euros sur le programme 146[24] avait donné lieu à la démission du CEMA.

Pour ce qui est de la treizième LPM, le dernier mot revient à la Cour des Comptes, qui conclut dans son rapport de mai 2022 « Pour la première fois depuis des décennies, la mise en œuvre de la LPM est conforme à sa programmation ». Il en sera de même l’année suivante.

 

Que conclure ?

Cette longue analyse de la programmation permet d’en tirer quelques invariants.

En préalable, il convient de souligner que cet effort de planification budgétaire a déjà connu un antécédent au sein de la Marine, avant-guerre, puis au sortir de la guerre pour la reconstituer. Dans les années trente, alors directeur de cabinet de Georges Leygues, ministre de la Marine, l’amiral Darlan a lancé les bases d’un « Plan Bleu », visant à doter la France d’une Marine conséquente, avant d’avoir à le réaliser concrètement en lançant les constructions neuves dans sa fonction suivante de chef d’état-major de la Marine (CEMM). C’est cette Flotte de Haute Mer (FHM) qui connut le désastre du sabordage à Toulon le 27 novembre 1942[25]. Reprenant cette méthode en 1951, l’amiral Nomy, demeuré neuf ans dans les fonctions de CEMM, a lancé un second plan Bleu, qui, même s’il a été amputé en fin d’exercice, pour cause de lancement de la Force nucléaire océanique, a néanmoins permis à la flotte de surface de posséder deux porte-avions, deux croiseurs[26] et une quinzaine d’escorteurs d’escadre de type T 47, redonnant à la Flotte, cohérence et puissance.

En premier lieu, le succès d’une loi de programmation, c’est-à-dire la réalité de son exécution avec ce qui avait été programmé demeure toujours tributaire d’une réelle volonté politique. À cet égard, deux époques sont révélatrices de ce constat, l’époque gaullienne pour la mise en place de la force nucléaire stratégique, et l’époque actuelle pour l’atteinte du niveau des 2% du PIB pour le budget des armées. Faute de cette cohérence politique affichée avec force, il est à craindre que la programmation militaire déraille, voire implose, comme cela a eu lieu au cours de la décennie 1990.

En deuxième lieu, un contexte de finances publiques saines constitue toujours un environnement favorable à la bonne exécution de la programmation militaire. À cet égard, la décennie de la fin des « Trente Glorieuses » est également hautement révélatrice de cette vérité première. Si la programmation militaire a disjoncté à la fin du siècle dernier, c’est sûrement autant par manque de fermeté politique affichée que par la persistance de la crise de récession à laquelle l’économie française s’est trouvée confrontée.

Enfin, il s’avère qu’un équilibre affiché entre les moyens conventionnels, nucléaires et, de nos jours, de l’espace, constituera toujours un gage de succès de tout exercice de programmation militaire.

Au terme de plus de soixante ans de programmation militaire, indépendamment du taux de réalisation effective de celle-ci par rapport aux prévisions, il importe de reconnaitre que cet exercice est salvateur, dans la mesure où il indique le cap sur le temps long. En effet, si par définition, le temps politique est un temps court, la définition du modèle d’armée souhaité ainsi que des moyens à y consentir nécessite un cadre temps plus long que celui de l’annuité budgétaire, dont tout indique qu’elle demeurera encore longtemps la norme dans le domaine budgétaire. Même si certaines lois se sont vues interrompues du fait des circonstances politico-économiques du moment, il importe que la cohérence d’ensemble soit gravée, sinon dans le marbre, au moins dans un texte législatif. C’est la raison pour laquelle, tout porte à croire que le processus des lois de programmation militaire a encore un bel avenir devant lui.

In fine, il convient de reconnaître qu’avant les « LPM Macron », seule la LPM « Giscard », analysée supra, produisit un réel « effort de défense » ; c’est-à-dire avec une progression du budget de la défense supérieure à celle du PIB (donc avec un réel prélèvement de richesse au profit de la défense). Les premières lois des années 60 sont, quant à elles, toujours demeurées en dessous de cette marche, « Trente Glorieuses » aidant. En effet, à une époque d’expansion, alors que le PIB connaissait une progression de 6 à 7 % l’an, franchir cette marche s’avérait un tout autre exercice qu’en période de récession.


NOTES :

  1. « Les dividendes de la paix » est un slogan politique popularisé par le président américain George H. W. Bush et la première ministre britannique Margaret Thatcher, à la lumière de la dissolution de l’Union soviétique en 1988-1991, qui décrit les avantages économiques d’une diminution des dépenses de défense.
  2. Titre 3 : les dépenses de fonctionnement. Titre 5 : les dépenses d’investissement.
  3. Il a été décidé fin 1974 de suspendre l’exécution de la LPM en cours, en raison de la hausse considérable des carburants due au choc pétrolier de 1974 et de la dégradation de la situation économique du pays. Cette mesure n’ayant pris effet qu’à l’issue du vote de la loi de finance initiale de 1975, seule l’année 1976 s’est trouvée placée « hors programmation », la loi de programmation suivante débutant avec l’exercice budgétaire 1977.
  4. En termes d’entraînement, les formations de l’armée de l’Air se sont trouvées un peu à l’abri de ce déficit d’entrainement, car les activités aériennes sont conditionnées par des normes horaires annuelles que tout pilote doit effectuer, à savoir un minimum de 180 heures de vol par an. Pour faire des économies, il est possible de baisser le nombre des pilotes, mais jamais d’abaisser les normes d’entrainement. Il y en allait également de la crédibilité des Forces aériennes stratégiques, piliers de la dissuasion, c’est dire la sensibilité du sujet.
  5. Localisation du ministère des Finances avant son installation à Bercy en 1989.
  6. Sous-marin nucléaire lanceur d’engins.
  7. L’Union pour la nouvelle République (UNR) est un parti politique français, fondé le 1er octobre 1958. Le parti change de dénomination le 10 novembre 1962 en devenant l’Union pour la nouvelle République – Union démocratique du travail (UNR-UDT). Le parti vise à soutenir l’action de Charles De Gaulle revenu au pouvoir à l’issue de la crise de mai 1958. Il remporte les élections législatives de 1958, de 1962 et de 1967.
  8. Sous-marin nucléaire d’attaque.
  9. Véhicule de l’avant blindé destiné au transport de troupes.
  10. Véhicule blindé de combat de transport et d’appui d’infanterie.
  11. Véhicule militaire blindé de reconnaissance-feu à roues et canon.
  12. En mai 1978, l’intervention du 2e REP au Zaïre, à l’issue de l’OAP sur Kolwezi a été conduite avec des FSA et des PM comme armement individuel des légionnaires, armement préalable à la guerre d’Algérie !
  13. La délégation (aujourd’hui direction) générale de l’armement est une direction du ministère des armées qui a pour mission de préparer l’avenir des systèmes de défense français, équiper les forces armées françaises et promouvoir les exportations de l’industrie française de défense.
  14. Défense en France – Le Plan « Armée 2000 ».
  15. Livre blanc sur la Défense 1994.
  16. Missile Hadès – Wikipedia.
  17. Missile Pluton – Wikipedia.
  18. Défense et Sécurité nationale – Livre blanc 2008.
  19. « Surcouf » est le nom du collectif d’officiers supérieurs des trois armées, qui a fustigé le Livre blanc de la Défense, le 19 juin 2008, dans une tribune du Figaro, publiée deux jours après sa présentation par le président de la République. Les auteurs estimaient que les orientations prises étaient des « gadgets» et que le plan de restructuration était une « imposture ».
  20. Défense et sécurité nationale – Livre blanc 2013.
  21. Le plan de stabilisation Pinay-Rueff, 1958.
  22. Revue stratégique de défense et de sécurité nationale 2017.
  23. Il s’agit bien du domaine indiciaire, pas de l’indemnitaire.
  24. Correspondant au programme « Équipement des forces », c’est-à-dire la mise à disposition des équipements nécessaires aux militaires pour l’accomplissement de leurs missions. Cela correspond au « cœur de métier » du chef d’état-major des armées.
  25. Sabordage_de_la_flotte_française_à_Toulon – Wikipedia.
  26. Les porte-avions Clemenceau et Foch et les croiseurs de Grasse et Colbert.

CERCLE MARÉCHAL FOCH

CERCLE MARÉCHAL FOCH

Le G2S change de nom pour prendre celui de Cercle Maréchal Foch, tout en demeurant une association d’anciens officiers généraux fidèles à notre volonté de contribuer de manière aussi objective et équilibrée que possible à la réflexion nationale sur les enjeux de sécurité et de défense. En effet, plutôt qu’un acronyme pas toujours compréhensible par un large public, nous souhaitons inscrire nos réflexions sous le parrainage de ce glorieux chef militaire, artisan de la victoire de 1918 et penseur militaire à l’origine des armées modernes. Nous proposons de mettre en commun notre expérience et notre expertise des problématiques de Défense, incluant leurs aspects stratégiques et économiques, afin de vous faire partager notre vision des perspectives d’évolution souhaitables. (Nous contacter : Cercle Maréchal Foch – 1, place Joffre – BP 23 – 75700 Paris SP 07).

La nouvelle loi de programmation militaire : s’agit-il d’une « rupture maîtrisée » ou bien doit-on se satisfaire d’une « continuité vigilante » ?

La nouvelle loi de programmation militaire : s’agit-il d’une « rupture maîtrisée » ou bien doit-on se satisfaire d’une « continuité vigilante » ?


 

Examinons avec le GCA (2S) Jean-Tristan Verna quel avenir dessine à nos armées cette nouvelle loi qui couvre les sept prochaines années. Leur propose-t-elle une « rupture maîtrisée » ou bien doit-on se satisfaire d’une « continuité vigilante » ?

Votée le 1er août 2023, la LPM 2024-2030 se substitue à la LPM 2019-2025, dont les deux dernières annuités avaient été laissées dans le flou.

Comme les précédentes, cette loi comporte une prévision de ressources financières année après année, une présentation générale de son contenu physique (effectifs, normes de préparation opérationnelle, équipements) et des dispositions normatives diverses, qui ne sont pas l’objet principal des commentaires qui suivent.

Un rappel préliminaire des limites de tout exercice de programmation militaire n’est pas inutile, d’autant que quelques spécificités sont identifiables pour celui-ci.

  • Stricto sensu, les LPM ne s’imposent pas aux budgets annuels successifs et, dans le passé, rares ont été les lois qui ont tenu leurs engagements. Force est cependant de constater que jusqu’en 2023 la loi 2019-2025 a tenu les siens année après année, tandis que le tuilage des deux lois sur 2024-2025 se fait à une hauteur supérieure par rapport aux attentes initiales (3,3, puis 3,2 milliards, au regard des deux marches de 3 milliards attendues).
  • La loi « saute » l’élection présidentielle et les législatives de 2027 ; elle prévoit une actualisation en 2027. La période 2027-2030 reste donc soumise aux aléas de ces échéances. C’est un principe démocratique difficilement contestable !
  • De même que celles qui l’ont précédée depuis environ 25 ans, cette LPM est exprimée en crédits de paiement et ne comporte ni enveloppe, ni échéancier d’autorisations de programme. D’un point de vue strictement financier, elle traduit donc une capacité à « payer des factures » et non à « passer des commandes ».
  • Dans ces conditions, il est normal de constater, comme cela a été fait avec une certaine approche polémique, qu’une grande partie des ressources de la loi servira à payer les commandes ou une partie des commandes des années passées ; si l’on prend également en compte le socle des « dépenses contraintes » du ministère (effectifs, entretien du patrimoine), il est tout aussi normal que seulement un quart à un tiers des crédits de paiement votés soient disponibles pour payer, en seconde partie de la loi, des besoins ou des commandes nouvelles. C’est la logique de la programmation en crédits de paiement.
  • Enfin, s’agissant des commandes et livraisons, cette loi ne prévoit aucun échéancier, seulement des cibles d’équipement à terminaison de la loi (même si ce calendrier existe sans nul doute dans les documents de travail du ministère). Cela peut s’expliquer par des annuités initiales qui, bien qu’en forte hausse, restent insuffisantes pour faire face aux commandes volumineuses des deux LPM précédentes et à l’incertitude créée par l’arrivée de besoins nouveaux urgents. D’ailleurs, pour la première fois, le concept de « marge frictionnelle » a été mis en avant par le Secrétaire général pour l’administration du ministère[1]: les aléas dans le déroulement des programmes, d’équipement comme d’infrastructure, permettent d’anticiper une certaine marge de gestion, qui rend inutile de fixer avec précisions les flux de paiement, surtout en fin de période. C’est une réalité, au même titre que la « friction clausewitzienne » dans la conduite de la guerre !
  • On peut également noter que contrairement à la précédente, cette loi ne comporte pas d’échéancier de réduction du report de charges, sans doute une précaution vis-à-vis des effets attendus de l’inflation, dont l’impact sur le pouvoir d’achat du ministère a été intégré à hauteur de 30 milliards sur la période.

 

Quelles sont les données brutes de la loi ? 

Le maître mot de cette LPM est la « cohérence » entre toutes les composantes des capacités militaires. C’est au titre de cette cohérence que des étalements de livraisons touchent plusieurs des grands programmes en cours de réalisation, au bénéfice des munitions, des stocks de rechanges, de la préparation opérationnelle ou du lancement de nouveaux programmes dont le besoin est issu de l’observation du conflit en Ukraine et d’autres tensions géopolitiques.

En augmentation de 40% par rapport à la précédente, l’enveloppe globale prévoit 400 milliards d’euro, avec un complément de 13,3 milliards de ressources extra-budgétaires (REX), dont plus de la moitié proviennent des remboursements de l’Assurance maladie de droit commun pour le fonctionnement du service de santé des armées ; le reliquat est fourni par les sources habituelles (produits de cessions de matériels ou d’aliénations immobilières). Le recours aux REX étant élevé en début de période, la discussion du texte a conduit prévoir une clause de sauvegarde inscrite dans la loi : dans l’hypothèse où les ressources extra-budgétaires ne seraient pas à la hauteur des attentes une année donnée, le manque serait compensé par la loi de finances suivante, autre explication possible de l’absence de dispositions sur le report de charges. Un point d’attention, car l’inventivité budgétaire n’a pas de limite !

Le budget des armées passe ainsi de 43,9 milliards en 2023 à 47,2 milliards en 2024, en visant 67,4 milliards en 2030, soit une progression de plus de 50% par rapport à 2017, en euros courants. Les marches successives se situent entre 3,2 et 3,5 milliards selon les années[2].

Nul doute que les commentaires iront bon train pour comparer ce budget à celui des alliés anglais et allemands qui affichent des dotations plus importantes. Cependant, les différences dans l’équilibre entre les différentes composantes de ces budgets incitent à la prudence sur l’efficience des euros allemands et des livres anglaises et aucun de ces deux pays n’a un « agrégat équipements » pesant plus de 50% de son budget[3].

À noter que sous la pression du Sénat, les échéanciers initiaux ont été modifiés, ramenant 2,3 milliards vers l’avant sur la période 2024-2027. Ce décalage n’a pu être fléché que sur des besoins à faibles délais de réalisation (préparation opérationnelle, munitions, MCO) que des autorisations d’engagement suffisantes devront rendre possibles.

La loi et son rapport annexé mettent en avant des « efforts » qui sont autant d’axes de la communication ministérielle, permettant aux non-spécialistes et au grand public de mettre du corps en regard de l’effort financier. 

Dans le domaine capacitaire, sur la période de programmation, ces efforts sont les suivants (en milliards) : 

Innovation 1
Renseignement 5
Défense sol-air 5
Cyber 4
Espace 6
Drones 5

 En outre, quelques thématiques sont mises en avant, mais avec des recoupements avec les domaines capacitaires ci-dessus ou des programmes d’équipement mentionnés par ailleurs… 

Munitions 16 (+ 45%)
Outremers 13
Forces spéciales 2

Le MCO est doté de 49 milliards, avec la reprise ad nauseam des incantations habituelles pour « des efforts de négociation rénovée entre les services de soutien et l’industrie, pour atteindre des niveaux de disponibilité plus élevés, une meilleure réactivité dans la fourniture des pièces de rechange, à coûts maîtrisés »

Pour les effectifs, 6 300 postes seront ouverts pendant la période couverte par la loi (portant les effectifs à 275 000 militaires et civils en 2030). Un effort est également promu concernant la réserve, avec un objectif de 80 000 en 2030 (puis 105 000 en 2035), et comme slogan ministériel « un réserviste pour deux militaires d’active[4] ».

Prenant acte de la fin annoncée des grandes opérations en Afrique et des réflexions en cours sur l’opération Sentinelle, la loi réduit la dotation budgétaire pour les OPEX/MISSINT de 1 200 à 750 millions d’euros annuels.

Enfin, ni le Service national universel (SNU), ni le coût budgétaire de l’aide militaire à l’Ukraine ne sont inclus dans le texte et les dotations de la LPM.

Quatre questions sur cette loi…

Première question : rupture ou continuité ?    

Quasi unanimes ont été les responsables politiques, militaires, économiques, ainsi que nombre d’experts et d’observateurs à considérer que le « 24 février 2022 » marquait une rupture dans l’ordre mondial. C’est un fait indéniable, bien plus que le traumatisme du « 11 septembre 2001 ».

Présentée à l’automne 2022, la revue nationale stratégique (RNS) reprenait les orientations de celles de 2017, puis 2021, qui actaient l’évolution des menaces et le risque de glissement stratégique face à des États s’éloignant des normes des relations internationales mises en place à la fin de la Seconde Guerre mondiale et qui s’étaient maintenues, vaille que vaille, tout au long de la guerre froide, puis de la recomposition géopolitique qui lui avait succédé.

Dans le contexte stratégique actuel, sans renier les engagements vis-à-vis de ses alliés, l’OTAN principalement comme le montre son action dans la suite de l’invasion russe en Ukraine, la France met en avant sa stratégie de « puissance d’équilibres » (avec un S)… Si la loi acte certaines évolutions capacitaires tirées de l’observation du conflit ukrainien, celles-ci demeurent marginales et ne font qu’accélérer des tendances déjà lancées. Plus que la capacité à s’engager massivement dans un « conflit de haute intensité » face à un acteur majeur, c’est l’option « gagner la guerre avant la guerre » qui prévaut, concept bâti par les armées elles-mêmes il y a peu.

Dans ce cadre, la dissuasion nucléaire autonome reste le pilier central de la défense nationale et constitue en fait l’effort réel de cette LPM, comme celui de celles qui l’ont précédée. Compte tenu des programmes en cours de réalisation et de leur environnement, la dissuasion appellera chaque année des ressources grandissantes, sans doute au-delà des 5,6 milliards du budget 2023. Conjuguée avec l’accent mis sur les outremers et l’Indopacifique, elle a mécaniquement un effet d’entraînement sur les programmes conventionnels de la Marine et, dans une moindre mesure, de l’armée de l’Air et de l’Espace.

La dissuasion nucléaire reste au cœur de la défense nationale pour des raisons qu’il ne faut pas négliger :

  • Elle est le fondement du positionnement stratégique « d’équilibre » de la France depuis le retour aux affaires du général de Gaulle, même si au fil des décennies le vocabulaire a évolué.
  • À ce titre, personne ne peut prendre la responsabilité de passer au compte des pertes et profits les investissements colossaux qui lui ont été consacrés depuis plus soixante ans.
  • Ce d’autant plus que la souveraineté de la dissuasion nucléaire est le premier facteur de la souveraineté de l’industrie de défense nationale, dans les domaines nucléaire, naval, aéronautique, électronique au sens très large, spatial… en dépit de ses évolutions capitalistiques.
  • Enfin, et c’est sans doute le fait nouveau du « 24 février 2022 », le comportement de la Russie a redonné toute sa place à la « dialectique du nucléaire » avec ce pays.

L’analyse stratégique qui sous-tend cette loi n’occulte pas le risque d’être confronté un jour à un engagement débouchant sur les formes les plus exigeantes et violentes du combat conventionnel ; mais c’est surtout la dissémination rapide de technologies militaires très vulnérantes parmi un nombre croissant d’acteurs au profil indéterminé qui caractérise ce risque.

Face à des acteurs étatiques, la France mise sur la dissuasion nucléaire et son appartenance active à l’OTAN pour anticiper et éviter un engagement majeur destructeur et de longue durée. C’était d’ailleurs déjà la doctrine gaullienne lors de la Guerre froide.

Par conséquent, au risque de décevoir tous ceux qui appelaient à l’urgence de « préparer la guerre de masse », la LPM poursuit sur la voie d’un modèle d’armée complet, unique en Europe et cousin lointain du modèle américain[5].

Confrontée à la réalité des ressources, même en augmentation, l’ambition de ce modèle (dissuasion nucléaire autonome, capacité spatiale complète, armées professionnalisées, « Blue Sea Navy », capacité de projection stratégique, déploiement important et permanent sur cinq continents) ne peut que le faire apparaître en permanence imparfait ou du moins en construction…

C’est à ce titre que l’on peut identifier les grandes orientations capacitaires que porte la LPM 2024-30, dans la continuité, et non la rupture, si tant est qu’elle puisse être possible :

  • La préservation du modèle d’armée complet, plus par construction évolutive que par grandes ruptures, avec, inflexion notable, un rejet de la course à la masse au bénéfice de la cohérence capacitaire (le « DORESE[6] » mis en avant de longue date au sein de l’armée de Terre). Le prix à payer est le ralentissement de certains programmes majeurs.
  • Cette inflexion se traduit par des objectifs ambitieux en matière de réactivité d’engagement d’un volume plus important de forces des trois armées (ENU-R, FIRI…)[7], d’où l’accent mis sur les soutiens, les munitions et l’entraînement.
  • L’attachement à la capacité d’engagement et de « nation-cadre » au sein d’une coalition, prioritairement au sein de l’OTAN, capacité qui passe par les moyens de commandement et d’appuis au sens large.

 

Deuxième question : la loi prend-elle en considération de « nouvelles menaces » ?

Les « nouvelles menaces » ont été décrites lors des exercices d’évaluation stratégique successifs et rappelées par la RNS 2022, la guerre russo-ukrainienne n’ayant en fait été qu’une concrétisation de certaines d’entre-elles. Leur analyse était à l’origine de la stratégie de « gagner la guerre avant la guerre », afin de ne pas se laisser entraîner dans des spirales de confrontation nécessitant des moyens hors de portée.

En effet, le choc provoqué par l’irruption d’un conflit européen digne de la Seconde Guerre mondiale ne doit pas occulter les autres sources d’inquiétude pour la sécurité nationale et celle de l’Europe. On peut citer : les tensions dans l’espace Indopacifique, la course mondiale aux capacités spatiales, l’échec relatif ou total de « la lutte contre le terrorisme » et le retrait consécutif des Occidentaux de certaines parties du monde[8], l’exploitation des fragilités des sociétés européennes, ouvertes, transparentes et placées « hors du monde  cruel » par plus de soixante-dix ans de paix interne.

Au niveau stratégique, la LPM 2024-30 poursuit les efforts entamés depuis une dizaine d’année dans les domaines du renseignement et des capacités regroupées sous le terme « cyber ». Comme pour le spatial, ces capacités ne sont plus considérées comme des « facilitateurs » des autres capacités, mais au contraire comme des moyens à placer au centre des modes d’action, y compris dans leur emploi offensif. Il en va de même de l’action dans les champs dit « immatériels ».

Toujours au niveau stratégique, la capacité de projection lointaine de volumes de forces bien calibrés relève également de cette stratégie. Qu’il soit nucléarisé ou non, un acteur étatique sera toujours plus réticent à engager la confrontation violente s’il sait que d’emblée il sera confronté aux forces d’une puissance nucléaire, qui plus est agissant dans le cadre de l’OTAN.

La projection graduelle des moyens décrits dans le rapport annexé, depuis les premiers modules du l’ENU-R jusqu’à la division à trente jours (pour ne parler que du domaine terrestre), joue en quelque sorte le rôle que le 2e corps d’armée stationné en Allemagne jouait durant la guerre froide : démontrer l’acceptation d’une confrontation conventionnelle pouvant déboucher sur des extrêmes mal définis (c’est la finalité du dispositif de « réassurance » aux confins orientaux de l’Europe auquel la France participe depuis une dizaine d’années ; c’est également celle des déploiements aéronavals lointains dont la capacité est régulièrement démontrée, comme l’exercice réalisé en Indopacifique pendant l’été 2023).

On peut dire la même chose de la capacité d’action dans les grands fonds marins qui de prime abord peut laisser perplexe. Comment peut-on avoir la prétention de savoir protéger l’ensemble les capacités numériques qui transitent par le réseau tentaculaire des câbles sous-marins ? L’intérêt n’est-il pas plutôt d’affirmer une capacité de créer un risque de contact direct dans ce nouvel espace de « guerre hybride », au-delà de la mise en évidence de la preuve ?

Au niveau tactique, le choc des images a donné aux opérations terrestres du conflit russo-ukrainien un écho propice à l’emballement des enseignements… Les effets meurtriers de puissants feux d’artillerie, la réduction des villes en tas de ruines, le blocage de toute progression par le minage intensif, autant de réalités qui renvoient aux images d’un lointain passé et à des capacités massives abandonnées en France faute de moyens (y compris humains) ou du fait des lois internationales (comme les mines).

Si l’approche par la masse est sans nul doute possible abandonnée par la stratégie de « gagner la guerre avant la guerre », la capacité de constituer des modules de forces plus agressifs, mieux appuyés et soutenus semble bien au cœur des efforts de la loi au titre de la cohérence déjà évoquée. Et quoique l’on en pense, l’effort à fournir ne doit pas être sous-estimé : pour l’armée de Terre, il faudra dès 2027 disposer de la capacité d’engagement d’une division à deux brigades à trente jours, avec en 2030 une capacité de la relever. C’est un objectif ambitieux dont il faudra suivre la réalisation tout au long de la période de programmation, en se souvenant que la projection durant l’hiver 2022 d’un bataillon en Roumanie, si elle a été rapide n’en a pas moins nécessité de faire appel à 80 points de perception pour réunir ses équipements[9].

Les autres armées ont également des objectifs ambitieux. Si la nature de leurs milieux d’évolution, plus homogène que le milieu terrestre, peut paraître leur créer moins de difficultés, les distances et la permanence seront leurs défis. En effet, alors que les forces terrestres doivent se préparer à des actions de force en Europe et au Moyen-Orient, les outremers et l’Indopacifique prennent désormais une importance inédite dans les stratégies navale et aérienne.

Toujours au niveau tactique, un autre effet des moyens inscrits dans la loi réside dans ce que l’on pourrait qualifier de « descente » des capacités nouvelles (renseignement, cyber, influence, champs immatériels…) vers la plupart des niveaux tactiques. Sa concrétisation la plus visible est la « dronisation » de tous ces niveaux, y compris des cellules de base que sont, dans l’armée de Terre, le groupe de combat de 10 hommes ou le véhicule blindé. On pourrait en dire autant de la « guerre électronique ». D’où l’évolution des systèmes de commandement annoncés dans le prolongement de ces choix.

Il y a ici une question subsidiaire à poser : Quid des menaces anciennes ?

Les deux grands glissements stratégiques des dernières années, résurgence de la confrontation OTAN/Russie, militarisation progressive des tensions avec la Chine en Indopacifique, n’ont pas pour autant fait disparaître les vecteurs des menaces ou des risques de crise qui ont marqué les engagements des armées françaises pendant trente ans depuis la chute du mur de Berlin.

Pour reprendre une question posée récemment par l’animateur d’un blog très suivi[10] : Est-on certain qu’en 2035, l’adversaire le plus probable ne sera pas toujours le terroriste (ou trafiquant) africain, armé d’une kalachnikov, d’engin explosif improvisé et d’un smartphone avec une bonne liaison internet ?

Certes le désengagement du Sahel, la nouvelle stratégie africaine, une appréciation différente du risque sur le territoire national laissent aujourd’hui envisager le contraire et la réduction des dotations budgétaires pour les opérations extérieures (OPEX) va dans ce sens. Mais rien ne dit que la conjonction de la mauvaise gouvernance dans de nombreux pays, des tensions interétatiques, des effets dramatiques du dérèglement climatique sur des populations souvent pauvres, fragiles et de plus en plus nombreuses, notamment au sud du Sahara, n’ouvriront pas à nouveau un cycle d’engagements peut-être moins puissants, mais toujours compliqués.

Bien sûr, des armées qui occupent le haut du spectre capacitaire ne devraient pas avoir de difficultés à s’engager un cran en-dessous, « qui peut le plus, peut le moins »… À voir ! En tout cas, à surveiller, au travers de la formation, de l’entraînement, de certains équipements, de la doctrine d’emploi des forces spéciales et de leur environnement, ainsi que, pour l’armée de Terre, de l’atteinte de la capacité de maintenir une brigade interarmes disponible pour intervenir sur quatre théâtres d’opérations « secondaires ».

 

Troisième question : quels sont les effets de la loi sur l’écosystème de production des capacités militaires ?

Pour être caricatural, on peut confondre cet écosystème avec l’expression péjorative de « lobby militaro-industriel », heureusement tombée quelque peu en désuétude.

Destiné à produire les équipements constitutifs des capacités militaires et leur soutien, il regroupe et articule, d’une part les acteurs publics et leurs procédures, d’autre part le tissu industriel impliqué dans la défense, avec ses caractéristiques capitalistiques.

La loi inscrit d’emblée parmi ses objectifs la souveraineté de l’industrie de défense nationale ; ce terme doit être bien compris comme le souci qu’aura plus que jamais l’État français de maîtriser les capacités industrielles et de les piloter prioritairement dans le sens de ses intérêts. La création d’une « direction de l’industrie de défense » au sein de la DGA se rattache à cette priorité.

L’existence même de la programmation militaire fournit le cadre d’élaboration d’une vision partagée de l’avenir par l’administration (armées, DGA, ministère du budget) et l’industrie. La mise au point d’une LPM vise à fournir un outil de pilotage cohérent du déroulement des programmes d’équipement, notamment en assurant la crédibilité des engagements de l’État (c’est la raison pour laquelle, exprimée en crédits de paiement, la LPM doit garantir aux industriels le paiement des commandes passées lors des lois précédentes…).

Dans une perspective d’avenir, la loi doit également permettre à l’écosystème de le préparer au mieux, au-delà de la poursuite des programmes en cours ; c’est tout le rôle des ressources consacrées à « l’innovation », terme qui recouvre désormais les études amont, les subventions aux opérateurs comme le CEA, le CNES, la recherche appliquée… En prévoyant un total de 10 milliards sur la période, la loi reste sur la tendance à la hausse imprimée depuis 2018, avec l’objectif de ne plus chercher à rattraper des retards, mais plutôt à promouvoir des « innovations de rupture[11] ».

À priori, le décalage des commandes et livraisons de certains programmes majeurs, dont les cibles restent inchangées, n’est pas une préoccupation forte des acteurs industriels qui se sont exprimés lors de l’élaboration de la LPM 2024-30. Pour la plupart (surtout dans les domaines aéronautique, naval et munitionnaire), les plans de charge et le chiffre d’affaires bénéficient des succès à l’export des dernières années et des besoins de production pour alimenter l’Ukraine en équipements et munitions, financés en grande partie par l’Union européenne.

L’attention des industriels se polarise plus sur les dispositions désormais regroupées dans l’article 49[12] de la loi qui, au titre de « l’économie de guerre », institue à la fois des obligations de constitution de stocks stratégiques, à la charge financière des industriels, et un « droit de préemption » de l’État français sur la production industrielle, fusse au détriment des livraisons prévues à des clients étrangers. Quasi totalement privée, soumise tant aux règles du marché concurrentiel qu’à la surveillance de la Commission européenne, l’industrie rappelle que sa contribution à l’économie de guerre décrétée en France ne l’exonère pas des dangers de la guerre économique qu’elle conduit à l’international.

Au-delà du coût à supporter pour les stocks stratégiques, c’est le risque de se voir écarter des compétitions internationales qui est identifié comme le principal, les clients potentiels ne pouvant accepter de voir éventuellement leurs livraisons ne pas respecter les délais contractuels.

Les conditions de mise en œuvre de cet article de la loi seront vraisemblablement une des premières tâches de la DGA / direction de l’industrie de défense. Une tâche qui comportera également le traitement de l’accès au crédit bancaire, sujet brûlant qui touche toute l’industrie de défense, avec des effets dévastateurs pour le tissu des PME sur lequel repose largement l’écosystème.

 

Quatrième question : la loi conforte-elle le système humain des armées ?

L’affirmation du rôle premier des femmes et des hommes dans la robustesse du système de défense est dans la bouche de tous les responsables politiques et militaires… depuis des siècles, au moins pour les hommes !

La LPM 2024-30 apporte sa contribution à la consolidation de ce rôle, par une multitude de dispositions dont les objectifs sont tout à la fois l’attractivité des carrières pour fidéliser les militaires en service et recruter des compétences nouvelles, améliorer les conditions de la mobilité des familles et de leur implantation dans les territoires, enfin de poursuivre les actions de reconnaissance de la Nation vis-à-vis des blessés et des familles de militaires morts en service.

L’attractivité des carrières, en fait le combat du recrutement et de la fidélisation, passera par un prolongement de la nouvelle politique de rémunération des militaires (NPRM) mise en œuvre par la précédente loi, notamment au niveau indiciaire pour compenser le « tassement vers le haut » de la grille indiciaire, qui se révèle un frein à l’attractivité des progressions volontaires de carrière.

Le « Plan Famille 2 » inscrit désormais dans la durée ce mode de pilotage d’ensemble de tous les éléments constitutifs de l’accompagnement familial de la fonction militaire (logement, aide à la petite enfance, environnement médico-social). C’est déjà en soi une avancée très appréciable, même si les situations particulières et le contexte de stationnement et d’emploi de chaque armée laisseront toujours subsister des manques et des insatisfactions.vLe « Plan Famille 2 » est doté de 750 millions d’euros.

Un autre aspect du modèle RH décrit par cette LPM est la volonté de porter le nombre de réservistes à 80 000 en 2030, sur une trajectoire à 105 000 en 2035. L’effort de recrutement, de formation et de fidélisation à fournir est en lui-même un défi, avant que les armées ne précisent les missions et les équipements de cette réserve opérationnelle massive.

Le modèle RH porté par la LPM 2024-30 est donc cohérent avec les objectifs fixés aux armées et s’inscrit dans la continuité de la consolidation de l’armée professionnalisée décidée il y a plus de 25 ans. Absorbant plus du quart des ressources financières du ministère, il est confronté à de multiples défis, notamment ceux liés à la montée en gamme des compétences recherchées sur un marché du travail tendu et à l’évolution sociétale qui fait de la fidélisation dans toutes les catégories de grade un combat permanent.

Pour terminer : Qu’en est-il pour l’armée de Terre ?

La LPM ouvre une voie étroite pour concrétiser la transformation profonde que l’armée de Terre estime nécessaire de conduire pour répondre aux engagements terrestres des deux prochaines décennies.

L’élément qui a retenu l’attention de tous les commentateurs est bien évidemment le décalage au-delà de 2030 des livraisons de véhicules blindés de certaines opérations constitutives de l’opération d’ensemble Scorpion, les cibles terminales étant maintenues. C’est la deuxième fois que l’armée de Terre propose ce type de mesure pour donner plus de cohérence à la montée en puissance du cœur de ses capacités de combat collaboratif et faire face au durcissement possible de ses engagements.

En effet, ces lissages permettent de consacrer des ressources à d’autres programmes d’équipement de complément de Scorpion (comme le Véhicule blindé d’accompagnement et d’éclairage – VBAE) et à la montée en puissance des appuis d’artillerie et génie, en parallèle d’une accélération de la « dronisation » (et de la robotisation terrestre) et d’un effort sur les munitions terrestres (2,6 milliards sur la période de programmation).

Car le défi qui se pose désormais à l’armée de Terre n’est plus d’obtenir « une place significative » dans le renouvellement des équipements, objectif atteint il y a plus d’une décennie avec le lancement de Scorpion. Le défi est désormais dans l’atteinte des objectifs capacitaires d’ensemble qui se traduisent par la disponibilité en projection d’une division à deux brigades sous un délai d’un mois en 2027, c’est-à-dire dans désormais moins de quatre ans.

Ce défi se décline avant tout en matière de ressources humaines, car au-delà du sujet de la fidélisation, se posera celui de la façon dont les soldats de l’armée de Terre vont s’intégrer dans le vaste mouvement de restructuration des fonctions opérationnelles et de diffusion « vers le bas » des compétences « émergentes ». Ce ne sont pas moins de 10 000 militaires qui vont voir leurs emplois évoluer, avec des conséquences d’organisation importantes.

La gestion ― déjà très tendue ― de certaines spécialités techniques et des officiers d’état-major va sans doute demander beaucoup de doigté !

Un autre défi RH sera l’effort que l’armée de Terre devra fournir dans le cadre de la montée en puissance des réserves ; en particulier, l’idée de « bataillons territoriaux[13] » implantés dans les « déserts militaires » est lourde d’interrogations…

Au bilan, la LPM 2024-30 devrait permettre à l’armée de Terre de poursuivre sa modernisation technique, de faire valoir ses besoins de cohérence (entraînement, soutien, munitions…) et, au prix d’une nouvelle adaptation de certaines de ses structures de commandement et opérationnelles, de se placer en mesure de répondre aux différents scénarios d’engagement possibles dans la prochaine décennie, mais le sujet des ressources humaines sera central.

Elle reste avant tout une armée de forces médianes, réactive, agile et soutenable, qui fait le choix de la cohérence pour compenser sa masse, au sein d’une stratégie de défense dont la dissuasion nucléaire reste l’alpha et l’oméga. 


NOTES :

  1. Audition du SGA par la Commission de la défense de l’Assemblée nationale, le 12 avril 2023, reprenant une expression utilisée par le Premier Président de la Cour des Comptes devant la même Commission.
  2. Cette progression permet de viser les 2% du PIB en 2025-2027, nonobstant la fragilité de cet indicateur emblématique lié à un agrégat, PIB, dont la réalité n’est connue qu’avec plusieurs années de décalage. À noter que pour certains responsables du ministère, les 2% du PIB seraient dès à présent atteints et en voie d’être dépassés.
  3. Sans oublier qu’en 2022, des officiels américains ont fait état d’un supposé déclassement des armées britanniques, tandis que ce sont les responsables militaires allemands eux-mêmes qui ont annoncé leur incapacité à assurer leur mission de défense nationale.
  4. La limite d’âge de tous les réservistes est portée à 72 ans, mesure mise en œuvre dès l’été 2023 par l’armée de Terre.
  5. On peut objecter l’existence d’un modèle complet en Russie, mais quelle est sa véritable fiabilité ?
  6. Pour « Doctrine, Organisation, Rh, Entraînement, Soutien, Équipement ».
  7. Échelon national d’urgence renforcé, Force d’intervention rapide interarmées.
  8. Comme la perte progressive des bases françaises en Afrique.
  9. Audition du CEMAT par la commission de la défense de l’Assemblée nationale, le 12 avril 2023.
  10. Colonel (ER) Michel Goya, dans une interview sur France Inter.
  11. Cette formulation, en cédant à la facilité, aurait pu être lourde de conséquences pour certains systèmes d’armes majeurs bien installés dans le paysage actuel des armées. Ses effets sur l’avenir devront être suivis attentivement.
  12. Il s’agit des modifications à apporter au Code la défense pour ce qui concerne « l’industrie de défense ».
  13. Une étude sur la Défense Opérationnelle du Territoire (DOT) fait partie des chantiers annoncés par la LPM.

Effort de défense : le seuil des 2 % PIB va-t-il bientôt voler en éclat sous la pression des Etats-Unis ?

Effort de défense : le seuil des 2 % PIB va-t-il bientôt voler en éclat sous la pression des Etats-Unis ?

 

L‘effort de défense minimal, établit par l’OTAN à 2 % du PIB pour ses membres, est de plus en plus régulièrement remis en question et jugé comme anachronique et insuffisant, alors que plusieurs analyses concernant les évolutions géostratégiques en cours ont été publiées récemment outre-Atlantique.

Quels que soient les résultats des élections présidentielles américaines de 2024, il se pourrait bien que Washington fasse bientôt pression sur ses alliés européens, pour augmenter ce seuil et ainsi rééquilibrer l’impossible équation stratégique mondiale qui se dessine.

Sommaire

La Genèse du seuil des 2 % pour l’effort de défense OTAN

La règle de l’effort de défense minimum de 2 % du PIB au sein de l’OTAN, est aujourd’hui perçue, tant par l’opinion publique que par une large partie de la sphère politique occidentale, comme le seuil d’efficacité permettant d’assurer une sécurité collective exhaustive.

De fait, pour beaucoup, ce seuil aurait été établi après de savants et complexes calculs, évaluations et projections, pour en déterminer le montant optimal. Il n’en est pourtant rien, bien au contraire.

Effort de défense à 2 % établit au sommet de Cardiff de l'OTAN de 2014
La règle d’un effort de défense minimal à 2 % du PIB a été négocié en amont du sommet de l’OTAN de Cardiff de 2014.

En préparation du sommet de l’OTAN de Cardiff, en 2014, les chefs politiques et militaires de l’OTAN se virent confier une mission particulièrement difficile, celle de trouver le montant maximal d’un effort de defense commun, acceptable par l’ensemble des membres de l’alliance lors de ce sommet. C’est ainsi que le seuil des 2 % est apparu, tout comme l’échéance de 2025 sans autre contrainte intermédiaire, car il s’agissait là du meilleur compromis acceptable par l’ensemble des acteurs.

Pour beaucoup des dirigeants de l’époque, cet accord était symbolique, et très peu contraignant, par son calendrier particulièrement long leur permettant de remettre à la prochaine mandature, voire à la suivante, la responsabilité de trouver les financements nécessaires. D’ailleurs, force est de constater que jusqu’à l’offensive russe en Ukraine, l’immense majorité des pays européens, mais aussi le Canada, semblait loin d’être particulièrement concernée par cet engagement.

Même après cela, la Belgique, le Canada, le Portugal et l’Italie, ne respecteront pas l’échéance de 2025, parfois de beaucoup, sans qu’ils ne s’en inquiètent plus que de raison (Le Luxembourg est un cas à part, du fait un PIB par habitant très important, et d’une population très faible).

Le seuil planché d’un effort de défense de 2 % instauré par l’OTAN en 2014, ne représente donc que le plus petit commun dénominateur politique de ses membres, qui plus est en 2014, alors que la perception de la menace était radicalement différente d’aujourd’hui.

Les armées russes bien plus puissantes en 2030 qu’en 2022

La menace, et plus particulièrement la menace que fait porter la Russie sur l’Europe, a cependant évoluée entre 2014 et aujourd’hui, et promet d’évoluer encore davantage dans les années à venir, quelle que soit la conclusion du conflit en Ukraine.

T-14 Armata 9 mai 2015 place rouge
La présentation officielle du T-14 Armata lors de la parade du 9 mai 2015 pour le 70ᵉ anniversaire de la victoire contre l’Allemagne nazie. Huit ans plus tard, l’Armata n’est toujours pas opérationnel.

La Russie avait, de 2014 à 2022, date du début de l’offensive en Ukraine, produit d’importants efforts pour moderniser ses armées, et surtout son industrie de défense. Ainsi, le nombre de brigades opérationnelles avait augmenté de près de 50 % sur cet intervalle de temps, comme le nombre d’équipements modernes au sein des unités.

Si la guerre en Ukraine a montré que certains des efforts de modernisation avaient été plus virtuels qu’efficaces, d’autres, en revanche, ont été objectivement performants, comme pour ce qui concerne la modernisation des chantiers navals russes qui produisent, désormais, des navires trois fois plus vite que 10 ans auparavant.

De même, si certains équipements jugés prometteurs en 2014/2015, comme le char T-14, le VCI Kurganet 25 ou l’APC Boomerang, ne sont toujours pas entrés en service, d’autres équipements, comme le planeur hypersonique Avangard, ou le missile hypersonique antinavire Tzirkon, sont bien opérationnels aujourd’hui, et influences le rapport de force.

Surtout, la plupart des analystes occidentaux s’accordent aujourd’hui pour reconnaitre que la modernisation opérationnelle que l’Armée russe n’était pas parvenue à réaliser de 2012 à 2022, est dorénavant en cours, en lien avec les enseignements de la guerre en Ukraine. Dans le même temps, l’économie russe s’est transformée pour progressivement réduire sa dépendance à l’occident, et donc résister aux sanctions infligées en 2022.

RS-28 SArmat Avangard
Le planeur hypersonique Avangard est annoncé opérationnel depuis cette année sur les ICBM RS-28 Sarmat russes.

C’est en particulier le cas concernant l’industrie de défense qui, de l’avis des analystes les mieux informés, produit désormais à un rythme considérablement plus soutenu qu’avant-guerre, et ce dans tous les domaines.

En d’autres termes, la menace russe, qui s’applique principalement sur l’Europe, est déjà aujourd’hui très sensiblement supérieure à celle qui était envisagée en 2014 lors de la construction du seuil à 2 %. Surtout, elle est appelée à croitre rapidement dans les années à venir, quelle que soit la conclusion de la guerre en Ukraine.

L’évidente impasse de la protection américaine de l’Europe

À ce constat déjà préoccupant, s’ajoute un second facteur aggravant, la montée en puissance très rapide de l’Armée Populaire de Libération chinoise dans le Pacifique et l’Océan Indien.

Nous ne reviendrons pas sur la trajectoire de modernisation suivie depuis plusieurs décennies par les armées chinoises, ainsi que par son industrie de défense, sujet maintes fois traité dans nos articles. En revanche, il apparait, ces derniers mois, de manière de plus en plus évidente, que dans les quelques années à venir, d’ici à 2027/2028, la puissance militaire qu’aura atteint l’APL sera telle qu’il sera indispensable aux forces armées américaines de peser de tout leur poids, pour espérer les contenir, notamment autour de Taïwan.

Le théâtre Pacifique n’est pas, en soi, du ressort de l’OTAN, même si plusieurs de ses membres, dont la France, ont des intérêts directs dans cette région. En revanche, si les Etats-Unis devaient massivement intervenir dans le Pacifique, que ce soit dans une posture dissuasive ou pour une opération militaire, celle-ci mobiliserait l’immense majorité de ses forces armées, et se ferait donc au détriment de la protection de l’Europe.

Flotte marine chinoise
La flotte chinoise se développe plus rapidement que l’ensemble des flottes alliées, selon une récente étude.

Inversement, si les Etats-Unis devaient accroitre leur présence en Europe, pour tenir en respect la menace russe croissante, cela ne pourrait se faire qu’au prix d’un affaiblissement très notable de la posture dissuasive dans le Pacifique, voire de ses chances de victoire en cas de conflit. En un mot comme en cent, les armées américaines n’ont plus, aujourd’hui, la capacité de s’imposer sur deux fronts majeurs simultanément, comme ce fut, en partie, le cas pendant la Seconde Guerre mondiale, avec un contexte par ailleurs radicalement différent.

À ce titre, il convient de garder à l’esprit que tous les présidents américains de ces deux dernières décennies, ont considéré que le Pacifique était un espace stratégique plus important pour les Etats-Unis, que le théâtre européen. Par ailleurs, dans le Pacifique, les Etats-Unis ne peuvent s’appuyer que sur quelques alliés, par ailleurs dispersés géographiquement et politiquement (Australie, Corée du Sud, Japon, Nouvelle-Zélande, Philippine, Singapour et Taïwan), alors qu’en Europe, l’OTAN représente une force homogène trois fois plus peuplée et douze fois plus riche que la Russie.

Vers une augmentation du seuil OTAN en 2024, ou 2025, quel que soit le résultat des élections US

Face à un tel constat, il n’est guère surprenant qu’un nombre croissant de voix s’élève, outre Atlantique, pour que Washington fasse pression sur ses alliés européens afin qu’ils augmentent leur effort de défense bien au-delà du seuil des 2 % actuellement visé.

L’objectif est évidemment de confier aux européens le contrôle du front européen et la neutralisation de la menace russe conventionnelle, afin de permettre aux armées américaines de se tourner pleinement vers la Chine et la Pacifique. Le parapluie nucléaire américain, lui, demeurerait inchangé, tout au moins dans la plupart des analyses publiées à ce jour.

US Army en Europe
Les Etats-Unis ne pourront pas conserver d’importantes forces en Europe encore longtemps sans venir affaiblir leur potentiel dissuasif dans le Pacifique.

Si les objectifs sont relativement similaires entre analystes, la façon d’y parvenir, en revanche, diverge radicalement selon les camps politiques. Ainsi, les think tank démocrates ou républicains modérés semblent privilégier la négociation, et l’influence politique. Les groupes d’études républicains, proches du candidat Trump, préconisent au contraire des mesures bien plus directes et coercitives, pour forcer la main des européens sans entrer dans d’interminables négociations. Pour eux, non sans raison, le temps n’est plus à la discussion, et les décisions doivent être prises rapidement.

L’ensemble de ces analyses converge en revanche sur la nécessité de revoir, rapidement, le seuil des 2 % de 2014, qui ne répond plus du tout au contexte sécuritaire du moment, et qui doit donc être rapidement revu à la hausse. On notera par ailleurs que le calendrier préconisé ici, ne s’étale pas sur 10 ans, comme précédemment, mais sur une période beaucoup plus courte, alors que la zone de danger devrait débuter avant la fin de la présente décennie.

Les Européens devront assumer une part bien plus importante de la sécurité collective, en Europe et au-delà

La hausse pourrait être d’autant plus significative pour les européens, que les analystes américains semblent considérer qu’il pourrait être du ressort de l’OTAN, donc des européens, d’intervenir sur des théâtres adjacents. Il s’agit, bien évidemment, du bassin méditerranéen, mais aussi du Moyen et Proche-Orient, de l’Afrique et du Caucase.

Armées belges
Si certains pays, comme la Pologne, se montrent exemplaires dans leur effort de defense, d’autres, comme la Belgique, font la sourde oreille quant au besoin d’accroitre leur effort de défense, persuadé qu’ils sont d’être intouchable.

L’objectif est le même que déjà évoqué, à savoir permettre un désengagement des forces conventionnelles américaines, tout en maintenant une stabilité politique et sécuritaire qui profiterait à tous.

Paradoxalement, alors que plusieurs pays européens, notamment ceux disposant d’une marine de haute mer, paraissent enclins à s’engager dans le Pacifique et l’Océan Indien, aux côtés des alliés occidentaux, cet aspect n’est que peu évoqué par les différentes analyses, si ce n’est sur le plan anecdotique, en dehors, assurément, de l’initiative AUKUS qui se veut, elle, stratégique.

Conclusion

Il faut donc s’attendre, dans les mois et quelques années à venir, à ce que la pression des États-Unis sur les pays européens s’intensifie beaucoup, pour accroître leur effort de défense, et surtout pour permettre un désengagement conventionnel des forces américaines de ce théâtre au profit du théâtre Pacifique.

Si les méthodes pour y parvenir dépendront des résultats des élections américaines de 2024, la finalité, quant à elle, sera très certainement la même, à savoir une hausse sensible des budgets des armées européennes, et une probable révision à la hausse du plancher de 2 % actuellement visé par l’OTAN.

Reste que si certains pays, comme la Pologne, la Roumanie ou encore les Pays Baltes, n’y verront aucune objection, d’autres, comme la Belgique, le Canada, l’Espagne, l’Italie et surtout l’Allemagne, tenteront sans le moindre doute de minimiser cette hausse, ou de l’inscrire dans un calendrier au long cours, permettant de remettre à demain ce que l’on ne veut surtout pas faire aujourd’hui. Cela promet des discussions animées entre alliés dans les mois à venir…


Fabrice Wolf  Fabrice Wolf

Ancien pilote de l’aéronautique navale française, Fabrice est l’éditeur et le principal auteur du site Meta-defense.fr. Ses domaines de prédilection sont l’aéronautique militaire, l’économie de défense, la guerre aéronavale et sous-marine, et les Akita inu.