Après l’Ukraine, la Russie peut-elle vraiment envahir la Moldavie?

Après l’Ukraine, la Russie peut-elle vraiment envahir la Moldavie?


Ce petit État d’Europe orientale est en première ligne face aux jeux d’influence de Moscou et au risque d’élargissement de la guerre dans la région.

La présidente moldave Maia Sandu, lors d'une conférence de presse conjointe avec le président ukrainien Volodymyr Zelensky et le président du Conseil européen Charles Michel, à Kiev (Ukraine), le 21 novembre 2023. | Maxym Marusenko / NurPhoto via AFP
La présidente moldave Maia Sandu, lors d’une conférence de presse conjointe avec le président ukrainien Volodymyr Zelensky et le président du Conseil européen Charles Michel, à Kiev (Ukraine), le 21 novembre 2023. | Maxym Marusenko / NurPhoto via AFP

Temps de lecture: 5 minutes

Voilà plus de deux ans que la guerre en Ukraine s’est généralisée à l’ensemble du territoire ukrainien. En Europe, l’action militaire de la Russie a fait l’effet d’une onde de choc. À Kiev, la sidération était totale. En Pologne, dans les États baltes et ailleurs en Europe orientale, le choc de voir le Kremlin mettre en œuvre ce qu’il annonçait depuis plus de quinze ans fut immense. Mais un pays a dû connaître l’éveil de ces sentiments avec encore davantage d’intensité: la Moldavie.

À l’inverse de quelques-uns de ses voisins en Europe de l’Est (comme le plus proche, la Roumanie), la Moldavie n’est pas membre de l’Union européenne (UE). L’existence d’une région prorusse et sécessionniste de la Moldavie sur son flanc est, la Transnistrie, a rendu les négociations difficiles pendant près de quarante ans, alors que la République moldave s’engage à respecter une certaine neutralité entre l’Occident et la Russie.

Avec une présence militaire russe depuis 1992 en Transnistrie –État autoproclamé, mais pas reconnu par une large majorité des pays de l’ONU, dont la Russie–, la guerre en Ukraine a agité l’idée d’un envahissement du territoire moldave. À Chișinău, la capitale, la peur est bien là. Mais qu’en est-il vraiment?

Depuis février 2022, une question revient régulièrement: après l’Ukraine, la Russie peut-elle vraiment envahir la Moldavie? En a-t-elle les moyens? Moscou a-t-il un intérêt réel à ouvrir un nouveau front, alors que la situation en Ukraine est déjà largement endiguée? Il est difficile de le prédire. Mais des éléments de réponse existent. Alors, l’Ukraine aujourd’hui, la Moldavie demain?

Carte de la Moldavie et de la Transnistrie (en rouge). | Celeron via Wikimedia Commons

Entre la Russie et la Moldavie, des relations tumultueuses

Entre 1940 et 1991, la Moldavie, connue sous le nom de République socialiste soviétique moldave, a été placée sous le giron de Moscou et de l’URSS. Lorsque les pays d’Europe de l’Est concernés déclarent leur indépendance vis-à-vis de l’Union soviétique, certaines régions autonomes de ces États ne souhaitent pas voir leurs relations avec la Russie détériorées. En ce sens, une partie des populations russophones refuse l’indépendance de la nouvelle République moldave.

Ainsi, la République moldave du Dniestr (RMD), communément appelée Transnistrie (ou Transdniestrie), déclare unilatéralement son indépendance. Avec pour capitale Tiraspol (est de la Moldavie, près de la frontière avec l’Ukraine), la RMD demande son rattachement à la Russie. Ce que refusent l’administration de Chișinău et son président de l’époque, Mircea Snegur, déjà à la tête de la République socialiste soviétique moldave avant l’éclatement de l’URSS.

Pour Mircea Snegur, il était difficilement concevable de voir la Transnistrie devenir indépendante. Moteur économique de la Moldavie, avec des ressources industrielles fortes, cette région a été la cible des principaux investissements de la RSS moldave au cours de la période soviétique.

Les populations slavophones et russophones, quant à elles, ont eu peur que soient supprimés leurs avantages hérités de l’URSS et de sa politique à l’égard des minorités. Une guerre éclate entre Chișinău et Tiraspol. Boris Eltsine, président russe (1991-1999), intervient en tant qu’arbitre dans ce conflit armé, appelé «guerre du Dniestr» (mars à juillet 1992). Il fait suspendre les combats par un cessez-le-feu signé le 21 juillet 1992, sans qu’une solution durable ne soit trouvée.

La Transnistrie continue d’exister et présente ses propres institutions, sa propre monnaie et une constitution. La Transnistrie reste toutefois, de facto, une région autonome de Moldavie, alors que seuls l’Ossétie du Sud, l’Abkhazie et le Haut-Karabakh reconnaissent son existence (elles-mêmes n’étant pas reconnues par la communauté internationale). Cette région séparatiste prorusse reste aujourd’hui une source de tension entre Moscou et Chișinău. La Russie y stationne encore 1.500 militaires, ce que la Moldavie déplore et perçoit comme un moyen pour Moscou d’exercer une pression sur l’ensemble du pays.

Après son arrivée au pouvoir en Russie en 2000, Vladimir Poutine a donc hérité de cette situation en Transnistrie, dans ce que l’on peut qualifier de conflit gelé. La Russie continue de soutenir cette région par des investissements importants, aussi bien dans l’industrie que dans le secteur de la défense.

Pourtant, la région est encore dépendante de la Moldavie dans l’exportation d’une partie de ses marchandises. Tout comme avec l’UE, qui est l’un de ses principaux partenaires commerciaux. Seulement, les produits manufacturés comportent la mention «Made in Moldova» ce qui a pour conséquence d’invisibiliser cette réalité. Outre une présence militaire russe sur le sol de Transnistrie, la Russie est donc un acteur incontournable de cette région, bien que ce ne soit pas le seul, on l’aura compris.

De la difficulté sur le front ukrainien

Pour sa part, le pouvoir central de Chișinău a amorcé, au fil des années, un rapprochement avec les institutions européennes. Maia Sandu, présidente de la République moldave depuis décembre 2020, illustre cette tendance. Le déclenchement de la guerre en Ukraine a eu pour effet de mettre en place une demande d’adhésion à l’UE. La Moldavie a déposé cette requête pour la rejoindre dès le 3 mars 2022, avant d’avoir droit au statut de pays candidat à l’Union européenne le 23 juin 2022 (en même temps que l’Ukraine).

En décembre 2023, après une précédente recommandation de la Commission européenne allant dans ce sens, une négociation officielle d’adhésion a été ouverte par le Conseil européen. Mais la Moldavie doit encore se plier à certains devoirs, notamment en matière de droit et de transparence dans la vie politique. Manifestant un soutien diplomatique indéfectible à l’Ukraine face à la Russie, les deux pays affichent leur proximité, y compris face à ce long processus d’adhésion à l’UE.

Le 28 février 2024, un événement est venu rappeler le degré de tension dans cette région. Les dirigeants de la Transnistrie ont appelé la Russie à les «protéger» d’un possible massacre, perpétré par la Moldavie. De son côté, Moscou a répondu que protéger les intérêts des habitants de la région était «une priorité».

Face à ces déclarations, la crainte d’une invasion russe a refait surface, alors que ces propos rappellent ceux tenus par Vladimir Poutine sur les populations russophones dans le Donbass, quelques jours avant l’invasion à grande échelle de l’Ukraine. De plus, la Transnistrie, qui abrite des soldats russes, ne se trouve qu’à quelques centaines de kilomètres du port d’Odessa en Ukraine, l’un des principaux objectifs militaires de l’armée russe. Un mois plus tard, l’armée russe n’a pas bougé en Transnistrie.

La situation en Ukraine, avec les zones contrôlées par les forces ukrainiennes et russes au 9 avril 2024. | Infographie AFP / Valentin Rakovsky, Sophie Ramis et Cléa Péculier

Si la crainte d’une escalade est réelle, il est néanmoins difficile d’imaginer la Russie ouvrir un nouveau front en Moldavie. Sa présence en Transnistrie lui apporte déjà un avantage stratégique important. Et la Moldavie ne présente pas de caractéristiques économiques intéressantes pour la Russie, à l’inverse de l’Ukraine et ses ressources en blé absolument inestimables.

Les dirigeants moldaves, qui accusent Moscou de mener une guerre hybride contre Chișinău, comme le rappelait Maia Sandu dans les colonnes du Monde le 7 mars, se sont toutefois bien gardés de porter une candidature à l’OTAN, comme conscients des limites à ne pas franchir. La Moldavie s’est aussi historiquement engagée à rester neutre, cette neutralité étant directement mentionnée dans sa Constitution.

Une invasion de la Moldavie reste aujourd’hui difficilement imaginable. La Russie n’a pas atteint ses objectifs militaires en Ukraine et la guerre continue de s’enliser, avec un blocage tactique observé ces derniers mois. Mais Moscou pourrait être tenté de favoriser l’émergence d’une figure prorusse. Selon plusieurs sources citées par le New York Times, la Russie s’efforcerait depuis plusieurs années de déstabiliser le gouvernement pro-occidental en faisant la promotion d’Ilan Shor, oligarque moldave connu pour être favorable aux intérêts du Kremlin en Moldavie.

Il serait actuellement en Israël afin d’éviter une peine de prison pour fraude et blanchiment d’argent. Sur les réseaux sociaux ou dans la rue, la présence prorusse en Moldavie se fait entendre. Ilan Shor serait l’homme derrière ces manigances, avec l’appui de Moscou. C’est probablement davantage par ce biais, plutôt que par une intervention militaire, que la Russie souhaite influer sur les orientations politiques moldaves.

« L’économie de guerre » : une comédie française

« L’économie de guerre » : une comédie française

OPINION – Face au conformisme de bon aloi du monde politico-médiatique qui prospère sur l’économie de guerre, le groupe de réflexions Mars estime que les gesticulations de l’exécutif ne sont que de la poudre de perlimpinpin. Car au niveau national, un déficit budgétaire est plus important que prévu avec un retour des coupes budgétaires en Europe dès 2025 à cause du nouveau pacte de stabilité auquel la France a dûment adhéré. Par le groupe de réflexions Mars.

« L'économie de guerre, c'est trois choses : des crédits, de l'argent et des fonds. L'économie de guerre, c'est la reconversion de la population active et la mobilisation de la population jusqu'alors inactive pour produire du matériel de guerre, c'est-à-dire des engins motorisés, des armes et des munitions » (Le groupe Mars).
« L’économie de guerre, c’est trois choses : des crédits, de l’argent et des fonds. L’économie de guerre, c’est la reconversion de la population active et la mobilisation de la population jusqu’alors inactive pour produire du matériel de guerre, c’est-à-dire des engins motorisés, des armes et des munitions » (Le groupe Mars). (Crédits : Eurenco)

Faut-il prendre pour argent comptant les chiffres et les affirmations d’un dossier de presse, quand, du point de vue de la réflexion stratégique, on tangente le zéro kelvin ? Il n’y a plus guère (plus guerre ?) que dans les tribunes de libres opinions que s’expriment, parfois, quand elles ne sont pas convenues, des idées, sinon nouvelles, du moins un peu stimulantes. Nous en retiendrons deux parues récemment dans la grande presse, sous la plume de deux commentateurs autorisés : Le diplomate Gérard Araud et le journaliste spécialisé des questions de défense Jean-Dominique Merchet.

Le premier parvient à élever le niveau de la réflexion stratégique en rappelant l’évidence que la France n’est pas en première ligne contre la Russie. Le second se hasarde à proposer des idées nouvelles sur le partage nucléaire. Ce faisant, les deux prennent le risque de heurter certaines convictions établies et de déplaire au petit monde politico-médiatique qui prospère sur un conformisme de bon aloi.

Car, évidemment, ces idées entrent avec difficulté dans le « plan com » (pour comédie) de l’exécutif sur « l’économie de guerre », dont on rappelle que le slogan a été lancé pour la première fois au salon Eurosatory en juin 2022, il y a près de deux ans, avec l’efficacité que l’on sait. Nul doute que le prochain salon donnera une nouvelle fois l’occasion à nos médias préférés d’emboucher les trompettes de Jéricho qui donneront l’illusion de faire trembler les murs du Kremlin. Mais tout cela n’est qu’illusion et poudre aux yeux, comme le titre justement l’hebdomadaire satirique Le Canard Enchainé. N’y a-t-il donc plus que le palmipède du mercredi dans le paysage médiatique français pour apporter un peu d’esprit critique à l’offensive médiatique du gouvernement sur « l’économie de guerre » ?

Entendons-nous bien. Il y a tout lieu d’applaudir la pièce de théâtre « Eurenco de Bergerac », et même de se tenir les côtes à lire sous certaines plumes renommées la confusion entre corps d’obus et affût de canon, charge militaire et poudre propulsive. Tout cela est plaisant. Nous nous montrerons à nouveau bon public quand tombera (pour Eurosatory ?) l’annonce officielle du retour en France de la production de munitions de petit calibre : la presse confidentielle a déjà vendu la mèche, si l’on ose dire. Ces annonces, qui ne se concrétiseront pas avant l’an prochain, sont de toute façon de bonnes nouvelles. Ne boudons pas notre plaisir. Mais ces mesures de bon sens, qui ne font que revenir sur des errements antérieurs, n’ont rien à voir avec l’économie de guerre.

Économie de guerre : des crédits, de l’argent et des fonds

Alors, à l’occasion de la publication du décret d’application d’une mesure législative de la LPM sur les réquisitions, on accroît l’intensité dramatique de la pièce avec une nouvelle formule magique : « pouvoir de police » ! On n’oublie simplement de dire que, si réquisition rime avec expropriation, il convient de ne pas les confondre, alors même que, dans les deux cas, il existe une contrepartie sonnante et trébuchante. Et surtout, à quoi servent ces « pouvoirs de police » quand il n’y a plus rien à réquisitionner ? Car pour qu’il reste des stocks intermédiaires ou de produits finis, il eût fallu que ces stocks fussent financés par l’État client. Mais cela fait belles lurettes que le « management par la performance » a vidé les stocks*. D’où la difficulté à aider l’Ukraine. Autrement dit, on amuse la galerie avec de la poudre de perlimpinpin quand il suffirait de décider d’augmenter les crédits destinés à la constitution de stocks.

Et voilà, le mot interdit est lâché : des crédits ! Bon sang, mais c’est bien sûr ! L’économie de guerre, c’est trois choses : des crédits, de l’argent et des fonds. L’économie de guerre, c’est la reconversion de la population active et la mobilisation de la population jusqu’alors inactive pour produire du matériel de guerre, c’est-à-dire des engins motorisés, des armes et des munitions. Et le débouché de toute cette production est assuré par les achats du gouvernement. Et quand on dit « achat », cela demande des fonds et des crédits, donc beaucoup d’argent public. Est-ce que la réduction envisagée de la durée du chômage indemnisé entre dans cette politique ? Il est permis d’en douter.

Au contraire, qu’observe-t-on « en même temps » ? Au niveau national, un déficit budgétaire plus important que prévu et « le retour des coupes budgétaires en Europe » (1) dès 2025 à cause du nouveau pacte de stabilité auquel notre pays a dûment adhéré. Les masques tombent, on ne rigole plus.

Le sécateur est déjà prêt

A force de « faire la guerre » au moindre microbe et à n’importe quoi, de « réarmer » tout et son contraire, nul ne prête plus attention au mauvais plaisantin qui joue à crier « au loup ». La fête du « quoi qu’il en coûte » est finie, il faut passer à la caisse. Telle est la réalité budgétaire qui attend nos armées. Alors, pour continuer à faire semblant, on joue à « l’économie de guerre ». Mais personne n’y croit.

Sous couvert de « revue des dépenses », l’inspection générale des finances est déjà en train de passer au peigne fin chaque ligne de la LPM, dans le but de réaliser ce que le jargon des consultants appelle des « quick wins », des « victoires rapides », c’est-à-dire des économies budgétaires de court terme. Comment ? Mais c’est très simple, la technique est éprouvée depuis la grande époque des « dividendes de la paix » : bourrage et décalage sont les deux mamelles de la régulation budgétaire.

D’un côté, pour montrer que je ne touche pas aux dimensions de la « valise » LPM (promis, juré), je « bourre » l’édredon avec tout un tas de (très coûteuses) mesures qui n’étaient pas prévues : trois milliards par ci promis aux Ukrainiens, deux milliards par là pour le SNU, etc. Et si l’OTAN décide effectivement d’un nouveau fonds de cent milliards pour aider l’Ukraine, qui paiera d’après vous ? De l’autre, je m’engage aussi tardivement que possible auprès de mes fournisseurs : c’est la fameuse « bosse » que le bousier pousse devant lui depuis trente ans. Tout le contraire de « l’économie de guerre », qui impliquerait de tout accélérer. Et, pour ne pas faire de jaloux, on rabote tout ce qui dépasse, à commencer par la trésorerie « dormante ».

Une LPM qui décale à 2035 le modèle 2030

Pas grave, entend-on, la LPM garantit à nos armée un financement historiquement haut. C’est vrai. Alors, où est le problème ? En fait, il n’y en aurait pas si l’espace médiatique n’était pas saturé par l’appel à la guerre pour protéger l’empire du bien des forces du mal qui le menace. De deux choses, l’une : soit il faut se préparer à la guerre pour rester en paix, et alors l’effort budgétaire est dramatiquement insuffisant, surtout dans l’hypothèse d’un retrait américain ; soit l’effort est suffisant par rapport à la réalité des menaces (ce que semble indiquer la LPM qui décale de cinq ans, donc à 2035, le modèle d’armée 2030 défini en 2017), mais alors, pourquoi hurler au loup ?

Au fond, comme le groupe MARS l’écrivait il y a un an (2) , le problème de cette LPM n’est pas le niveau des crédits promis, c’est l’absence de réelle réflexion stratégique permettant de répondre à la question : des armées, pour quoi faire ? C’est pourquoi les rappels de bon sens de Gérard Araud et les idées « disruptives » de Jean-Dominique Merchet interviennent à point nommé.

La France n’est pas en première ligne face à la Russie et le chef d’état-major de l’armée de terre vient de rappeler qu’elle était capable de projeter une division en appui de ses alliés (une brigade logistique est d’ailleurs créée à cet effet). Point. En effet, l’horizon stratégique de notre pays ne se limite pas aux rives du Boug et au marais du Pripiat : la France a des intérêts à défendre sur tous les continents et tous les océans, ou presque. Et ce n’est faire injure à personne que de penser que la « FR DIV » otanienne, quelle que soient les qualités de ses quelque 20.000 soldats et de ses équipements, n’emporterait pas la décision face aux centaines de milliers d’hommes que l’armée russe est capable de mettre en ligne.

Partage nucléaire ?

Alors, si la formule « gagner la guerre avant la guerre » est autre chose de plus sérieux qu’un slogan, c’est ailleurs qu’il faut investir. La France est en effet le seul « État doté » parmi les 27 États membres de l’Union européenne. C’est à la fois notre spécificité stratégique au sein de l’UE et notre « avantage comparatif » au sein de l’OTAN. C’est en outre, depuis exactement 60 ans, le moyen le plus économique d’assurer notre défense et de garantir la paix à l’horizon de tous nos intérêts vitaux, sans mobiliser (loin s’en faut !) toute l’économie au service de l’effort de défense.

C’est là que l’idée de Jean-Dominique Merchet est intéressante, même si tout est discutable dans sa proposition de « partage nucléaire » de la dissuasion française sur le modèle de la « double clé » de la bombe américaine B61-12. A l’évidence, si la France a un rôle à jouer dans la défense d’une Europe privée de la protection américaine, c’est dans la redéfinition de nos intérêts vitaux à l’échelle européenne, et non dans un effort conventionnel qui restera toujours insuffisant même si « l’épaulement stratégique » impose de redimensionner convenablement notre corps de bataille afin de garantir un continuum entre dissuasion conventionnelle et dissuasion atomique. Mais ce continuum est déjà assuré par nos alliés, Polonais en tête.

Ouvert à la notion de dissuasion élargie, le groupe MARS considère néanmoins que le « sceptre nucléaire » ne se partage pas. La dissuasion repose sur la crédibilité technique des têtes nucléaires, opérationnelle des unités de mise en œuvre et politique de sa chaîne de commandement qui remonte in fine jusqu’au chef des armées. Cela ne se partage pas. On peut toujours imaginer des gadgets : un renfort de sous-mariniers alliés pour armer nos SNLE, des pilotes, mécaniciens et artificiers alliés dans nos escadrons nucléaires, voire (soyons fous !) des pilotes « Top gun » alliés sur notre porte-avions. Mais à la fin des fins, celui qui donne l’ordre ultime, c’est le président français.

L’idée de Jean-Dominique Merchet est intéressante et généreuse, mais, en ralliant le « groupe des plans nucléaires » de l’OTAN, elle supposerait d’abandonner notre doctrine de « l’ultime avertissement » pour endosser celle de la guerre nucléaire limitée que servent (en ont-ils seulement conscience ?) nos alliés certes britanniques, mais aussi allemands, belges, néerlandais, italiens et turcs. Il n’existerait pas de consensus politique en France pour un tel changement de doctrine.

Alors, comment élargir le parapluie nucléaire français ? La toute première mesure consisterait, si l’on est sérieux et qu’on ne se contente pas de confondre « signalement stratégique » et gesticulation théâtrale, à conforter la crédibilité de la dissuasion française en investissant tous azimuts dans toutes ses composantes (et leur environnement) afin d’augmenter le nombre et la performance de nos armes atomiques et de nos vecteurs. Investir dans la stratégie des moyens, c’est se donner, dans le temps long, les moyens de sa stratégie.

Une fois garantie la capacité de frappe en second, c’est-à-dire l’assurance de faire payer à l’adversaire le prix fort de son agression, les alliés viendront d’eux-mêmes se placer sous le parapluie français. A nos conditions. C’est certes plus modeste et beaucoup moins visible que la tonitruante « économie de guerre », mais c’est aussi beaucoup plus efficace pour faire face aux temps difficiles qui attendent une Europe désarmée, menacée et sur le point d’être abandonnée par son protecteur historique.

                        ————————————————————————-

1 Cf. Alternative économique n°444, mars 2024

2 https://www.latribune.fr/opinions/la-loi-de-programmation-militaire-passe-a-cote-des-lecons-de-la-guerre-en-ukraine-966436.html

* Voir aussi Économie de guerre : réalité d’un concept et enjeux pour la France – Fondation Jean-Jaurès (jean-jaures.org)

                        ————————————————————————–

* Le groupe Mars, constitué d’une trentaine de personnalités françaises issues d’horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universitaire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiques relatifs à l’industrie de défense et de sécurité et les choix technologiques et industriels qui sont à la base de la souveraineté de la France.

L’Union européenne et Poutine : 24 ans de montagnes russes

L’Union européenne et Poutine : 24 ans de montagnes russes

Screenshot

par Maxime Lefebvre, ESCP Business School – Revue Conflits – publié le 8 avril 2024

https://www.revueconflits.com/lunion-europeenne-et-poutine-24-ans-de-montagnes-russes/


Qui aurait pu imaginer, au début des années 2000, que l’Union européenne et la Russie de Vladimir Poutine se retrouveraient un jour au bord de la guerre à propos de l’Ukraine ? À l’époque, la Russie était un partenaire de l’Occident dans la lutte contre le terrorisme. Elle avait accepté l’installation par les États-Unis de bases militaires en Asie centrale pour soutenir leurs opérations en Afghanistan. Des sommets se tenaient régulièrement (deux fois par an) entre l’UE et la Russie – plus souvent qu’avec les États-Unis – et l’Union envisageait de conclure un « partenariat stratégique » avec ce pays…

 

Au moment où Vladimir Poutine s’apprête à remporter un nouveau scrutin totalement contrôlé, retour sur ce presque quart de siècle d’une relation qui a connu quelques hauts et, surtout, beaucoup de bas.

Dans les années 2000, à la recherche de partenariats…

Malgré l’élargissement de l’UE et de l’OTAN aux pays d’Europe centrale et orientale, Moscou acceptait en 2002 la mise en place d’un Conseil OTAN-Russie et bouclait entre 2003 et 2005 les négociations de « quatre espaces » de coopération UE-Russie, sur proposition de la France et de l’Allemagne : un espace économique ; un espace de liberté, de sécurité et de justice ; un espace de recherche, d’éducation et de culture ; un espace de sécurité extérieure.

Alors que la Russie avait refusé d’être englobée dans la « politique de voisinage » de l’UE, la feuille de route sur la sécurité extérieure, la plus difficile à conclure, envisageait une entente sur la gestion de l’espace postsoviétique, évoquant une coopération pour la stabilité des territoires adjacents aux deux ensembles.

L’UE se lançait en 2006 dans la négociation de deux nouveaux accords en parallèle avec l’Ukraine comme avec la Russie. Le démarrage de la négociation avec la Russie fut retardé par la Pologne et la Lituanie, mais il eut lieu en 2008. Malgré la guerre en Géorgie à l’été 2008, les discussions sur ce nouvel accord redémarraient dès le sommet de Nice en novembre, comme le souhaitait le président français Nicolas Sarkozy, qui exerçait alors la présidence tournante de l’Union.

Nicolas Sarkozy et Dmitri Medvedev, alors président de la Fédération de Russie, se saluent au sommet de Nice, le 14 novembre 2008, devant le maire de Nice Christian Estrosi et le Haut représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune Javier Solana.
Sergey Guneyev/Kremlin.ru

En dépit du faux retrait de Vladimir Poutine, permutant avec Dimitri Medvedev les fonctions de président et de premier ministre en mai 2008, un partenariat de modernisation UE-Russie était même conclu en 2010 au sommet de Rostov, et la Russie faisait son entrée dans l’OMC en 2011.

… mais déjà des frictions de plus en plus sensibles

Ce n’est pas que les problèmes n’apparaissaient pas déjà. Le dialogue sur les droits de l’homme, initié en 2005, tournait régulièrement au dialogue de sourds. Les Occidentaux, qui avaient obtenu de la Russie (sommet d’Istanbul de l’OSCE, 1999) l’engagement de retirer ses troupes des « conflits gelés » de l’ex-Union soviétique (Géorgie, Moldavie), considéraient que la Russie était en violation de ses engagements et refusaient systématiquement, à partir de 2002, d’agréer une déclaration politique aux rencontres annuelles de l’OSCE.

De son côté, Poutine durcissait ses positions. En 2005, il qualifiait la disparition de l’Union soviétique de « plus grande catastrophe géopolitique du XXᵉ siècle ». En 2006, il menaçait les Occidentaux, tentés de reconnaître l’indépendance du Kosovo de la Serbie, d’appliquer la même solution aux conflits gelés de l’ex-URSS. En 2007, il prononçait un discours menaçant contre les Occidentaux et l’unilatéralisme américain à la Conférence de sécurité de Munich. Parallèlement, la répression impitoyable visant les détracteurs russes du régime s’intensifiait comme le montraient, entre autres, les assassinats spectaculaires d’Anna Politkovskaïa et d’Alexandre Litvinenko en 2006.

Début des années 2010, la montée des tensions

Si Vladimir Poutine s’est plié en 2008 aux demandes occidentales, surtout américaines, de ne pas effectuer plus de deux mandats à la présidence de la Russie, comme le stipulait la Constitution russe, c’était en réalité pour mieux conserver la réalité du pouvoir à travers le contrôle des « structures de force », notamment les services de renseignement et de sécurité (Poutine avait été officier du KGB avant de devenir directeur de la structure qui en avait pris la suite après la fin de l’URSS, le FSB). S’est dès lors nouée une évolution fatale, le leader russe légitimant son pouvoir par le durcissement face aux Occidentaux.

On l’a vu au moment de la guerre en Géorgie, lorsque le premier ministre Poutine tirait vers des positions dures pendant que le président Medvedev négociait une solution avec Sarkozy. Et à nouveau au moment de la crise libyenne en 2011, quand Poutine reprocha à Medvedev d’avoir laissé passer la résolution 1973 du Conseil de sécurité autorisant l’intervention de l’OTAN, cette dernière outrepassant le mandat qui lui était donné (la protection des civils à Benghazi) en poursuivant les opérations jusqu’à la chute de Kadhafi.

L’Ukraine au cœur des contentieux

Le retour à la présidence de Poutine en 2012, à la suite d’un changement constitutionnel (permettant désormais deux mandats présidentiels consécutifs de six ans chacun), ouvrait dès lors la voie à la confrontation. Elle se noua sur l’Ukraine. En 2004, déjà, la « Révolution orange » à Kiev avait causé une première crise. Mais l’action combinée de Jacques Chirac et Gerhard Schroeder, usant de leur influence pour apaiser le président russe, et de l’Union européenne, poussant à de nouvelles élections qui portèrent au pouvoir un président « pro-occidental », Viktor Iouchtchenko, permit de l’éviter. Et en 2010, l’Ukraine élut même un président « pro-russe », Viktor Ianoukovitch.

À l’époque, les États-Unis, dirigés depuis 2008 par Barack Obama, n’étaient plus sur une ligne aussi hostile à Moscou que l’Administration Bush, qui avait largement encouragé les « révolutions de couleur » en Géorgie et en Ukraine et avait ouvert à ces pays une perspective d’adhésion à l’OTAN au sommet de Bucarest (2008). Barack Obama, lui, proposa un « reset » à la Russie en 2009. Mais l’UE, tout en poursuivant la négociation d’un nouvel accord avec la Russie, visait un accord d’association ambitieux avec l’Ukraine, incluant une zone de libre-échange très poussée, et c’est le refus de cet accord par Ianoukovitch, poussé par Poutine, qui déclencha la révolution de Maïdan à la fin 2013, précipitant la chute du président ukrainien.

La Russie réagit brutalement en annexant la Crimée et en soutenant à bout de bras une insurrection dans le Donbass. Résultat : une vraie rupture entre l’UE et la Russie, la fin des sommets et des négociations de partenariat, et les premières sanctions incluant un embargo sur les armes, des sanctions financières et la restriction des investissements dans l’énergie. La France et l’Allemagne (Hollande et Merkel) jouèrent à nouveau un rôle médiateur en facilitant les accords de Minsk (2014-2015), qui gelèrent le conflit du Donbass sans parvenir à le résoudre.

L’Allemagne, à travers sa présidence de l’OSCE (2016), puis la France, avec les tentatives du président Emmanuel Macron de renouer avec la Russie, ont essayé, sans succès, de débloquer la situation, bloquée par la non-mise en œuvre des accords de Minsk, lesquels prévoyaient la réintégration du Donbass dans l’Ukraine.

La fracture du 24 février 2022

Il demeure une part d’énigme quant à la motivation exacte qui a poussé Vladimir Poutine à attaquer l’Ukraine le 24 février 2022. Voyait-il le pays basculer de plus en plus dans le camp occidental ? Redoutait-il une attaque ukrainienne sur la Crimée et sur les pseudo-républiques de Donetsk et de Lougansk, contrôlées par Moscou ? Ou pensait-il qu’il avait un coup à jouer en surinterprétant l’affaiblissement des États-Unis après leur retrait d’Afghanistan ? Isolé par la pandémie de Covid, s’était-il laissé intoxiquer par ses services sur la facilité à remplacer le pouvoir à Kiev par un pouvoir prorusse ?

Toujours est-il qu’il a commis l’irréparable en endossant le rôle de l’agresseur (beaucoup plus clairement que dans la guerre en Géorgie, où c’est le président géorgien qui avait pris l’initiative des hostilités) et qu’il a échoué à prendre le contrôle de l’Ukraine. Les Occidentaux ont rapidement adopté des sanctions économiques très lourdes contre la Russie et fourni une assistance massive à l’Ukraine, sans que cela ait permis jusqu’à présent à celle-ci de reconquérir les territoires perdus.

Cet aboutissement tragique était-il inévitable ? Est-il attribuable à la seule personne de Poutine, despote assoiffé de pouvoir et de puissance, aux ambitions illimitées ? Est-il la conséquence du système russe, incapable de prendre le tournant de la modernité démocratique et faisant renaître de ses entrailles un impérialisme atavique ?

Une autre trajectoire aurait-elle été possible ? Elle aurait supposé que les Européens et les États-Unis s’accommodent de la dictature russe et traitent la Russie en grande puissance, en lui reconnaissant des intérêts privilégiés dans l’espace postsoviétique. Sur le premier point, malgré les critiques sur le renforcement de la répression interne, les Occidentaux ont accepté de traiter avec le maître du Kremlin jusqu’à la guerre en Ukraine. Sur le second en revanche, ils n’ont pas démordu du droit de l’Ukraine à sa liberté et à sa souveraineté.

Aujourd’hui, il est difficile d’envisager un arrêt de la guerre en Ukraine tant que Poutine sera au pouvoir ; or il sera sans l’ombre d’un doute réélu avec un score écrasant ce 17 mars pour six ans et pourra, s’il le souhaite, se présenter de nouveau pour six années supplémentaires en 2030 (cette année-là, il aura 78 ans). Pour les Européens, une épreuve redoutable s’annonce à l’heure où les États-Unis envisagent de réduire voire cesser leur soutien à l’Ukraine, surtout dans l’hypothèse d’un retour de Donald Trump à la Maison Blanche. Slobodan Milosevic, le leader nationaliste serbe des années 1990, avait été arrêté par la force dans sa politique de répression ethnique, et avait fini par perdre le pouvoir. Un tel scénario n’apparaît pas en vue aujourd’hui face à la Russie de Poutine.

Maxime Lefebvre, Affiliate professor, ESCP Business School

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Chaos debout par Michel Goya

Chaos debout

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 7 avril 2024

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Dans la conclusion de L’embrasement j’écrivais au mois de janvier dernier qu’après la première phase de « modelage », euphémisme, de la zone de combat par une campagne de frappes, la phase de conquête du territoire de Gaza se poursuivrait probablement jusqu’à la fin du mois de mars 2024 pour faire place ensuite à une longue phase de contrôle dans un nouveau cadre politique. Malgré les apparences, je croyais encore qu’il y avait un début de stratégie du côté israélien. En fait, on n’est jamais sorti du modèle de la « corbeille à papier » de James March : un ensemble de réactions jetées les unes sur les autres au hasard des circonstances comme des boulettes de papier dans une corbeille.

L’esprit humain cherchant toujours une cohérence dans les choses, on peut rétrospectivement considérer que toutes ces décisions empilées formaient un plan réfléchi. En réalité, le cabinet de guerre israélien a bien du mal visiblement à établir une ligne claire entre des impératifs et des contraintes souvent contradictoires : démanteler le Hamas mais tout en libérant les otages sans trop concéder de contreparties, préserver ses troupes mais aussi la population gazaouie tout en ne sachant pas trop quoi faire d’elle, contrôler la Cisjordanie sans susciter de révolte générale, écarter la menace du Hezbollah et de l’Iran tout en leur faisant très mal, restaurer la sacro-sainte capacité de situation tout en évitant l’embrasement général.

Tout au plus peut-on considérer une dominante maximaliste à l’image de celle du gouvernement Olmert voulant profiter de l’occasion de l’attaque du 12 juillet 2006 du Hezbollah à la frontière nord pour chasser le Hezbollah du Sud-Liban, mais en plus de l’opération déjà en cours contre le Hamas et tout en cherchant à imposer au gouvernement libanais de désarmer le parti de Dieu. Certains voulaient même à l’époque s’en prendre aussi à la Syrie, voire l’Iran. On connaît le résultat de cette politique brouillonne et déconnectée de ce qu’il était réellement possible de faire. Tsahal ravage le Liban mais échoue à imposer un comportement à un gouvernement libanais impuissant. L’armée israélienne échoue surtout à vaincre le Hezbollah et se trouve en crise tandis que le Hamas a les mains libres pour prendre le contrôle de Gaza. A la fin de la séquence de 2006, la position d’Israël se trouve affaiblie au lieu d’être renforcée.

Les enjeux de la guerre en cours contre le Hamas sont bien plus importants que ceux de la guerre contre le Hezbollah en 2006, ne serait que parce l’attaque du 7 octobre 2023 à été au moins cent fois plus violente que celle du 12 juillet 2006 et avec cent fois plus d’otages. Il fallait au moins donner une réponse à la hauteur du choc. On s’est donc surtout contenté côté israélien d’essayer de donner une réponse cent fois plus forte qu’en 2006. Dans ce cadre, l’objectif stratégique affiché initialement de destruction du Hamas était évidemment irréaliste mais que dire d’autre à ce moment-là ? Après l’attaque du 13 novembre 2015 à Pairs-Saint Denis François Hollande avait dit aussi qu’il mettrait tout en œuvre pour « détruire l’armée des terroristes » qui avait commis cette attaque. Outre qu’il n’a pas réellement mis tout en œuvre, l’Etat islamique est toujours là, même affaibli pour la deuxième fois après son étouffement de 2008. L’étouffement d’une organisation armée, c’est-à-dire son retour à une clandestinité difficile, est la seule chose qu’une armée peut proposer au politique. Pour le reste, c’est à ce dernier de donner les clés pour la suite. Mais cet étouffement est impossible à atteindre par le seul moyen d’une campagne aérienne. Il exige la conquête puis le contrôle du terrain tenu par l’ennemi.

Cette opération de conquête finalement ordonnée a été d’emblée plus gâchée qu’aidée par une campagne de frappes dévastatrice de l’artillerie et surtout des forces aériennes. Certes le Hamas et les autres groupes armés ont subi des pertes dans cette pluie de projectiles, mais comme l’admettait le porte-parole de Tsahal au moins de décembre, deux fois moins que la population civile. Or, quand on tue bien plus de civils que de soldats ennemis dans un contexte médiatisé, ce que l’on gagne éventuellement militairement est irrémédiablement perdu sur le plan politique. En l’espace de quelques semaines, Israël s’est créé plusieurs problèmes humanitaires à résoudre, depuis l’alimentation immédiate ou les soins jusqu’à leur habitat futur, et a dilapidé le soutien massif dont le pays bénéficiait après l’attaque du 7 octobre, et ce jusqu’aux Etats-Unis, le seul acteur à pouvoir influer vraiment sur sa politique. Les dégâts humains, entre 10 et 15 000 morts civils par les seules frappes aériennes en six mois (pour les whataboutistes bien au-delà de tout ce qu’à pu faire la coalition anti-Daesh en quatre ans), matériels et politiques sont très profonds. Tout cela pour tuer quelques centaines de combattants ennemis tués avant l’offensive terrestre du 27 octobre et donc sauver aussi peut-être une dizaine de soldats israéliens qui auraient été en face d’eux. Gageons qu’à long terme, les nombreux vengeurs sécrétés dans les familles meurtries ne rejoindront peut-être pas tous un Hamas impopulaire à Gaza mais tueront quand même bien plus d’Israéliens que cette dizaine sauvée.

La seule chose cohérente, l’opération de conquête, n’a donc été lancée que le 27 octobre 2023. Au lieu d’un engagement total, Tsahal opte alors pour une série d’attaques successives autour puis dans les grands centres urbains : Gaza-ville, plus Khan Yunes puis Rafah. C’est plus long, un paramètre à prendre à compte quand on s’appuie sur une mobilisation forcément éphémère des réservistes, mais cela permet de mieux (ou moins mal) gérer le problème de la présence de la population en la forçant à évacuer les zones attaquées et d’avoir localement un meilleur rapport de forces. Cette opération de conquête commence de manière conforme à ce qu’on pouvait en attendre, y compris avec la part incompressible de bavures lorsqu’on lance des dizaines de milliers de soldats très jeunes (20 ans pour une brigade d’infanterie d’active de conscrits, cadres compris et c’est bien là le problème) dans une zone de combat très complexe et stressante où la majorité des êtres vivants sont des civils. Ces soldats israéliens tombent aussi, mais grâce à la puissance de feu, le blindage de feu des phalanges de fer de Tsahal et la capacité de secours rapide aux blessés, il faut alors huit heures aux 40 000 combattants du Hamas et des autres groupes armés de Gaza pour tuer un seul d’entre eux.

La 36e division conquiert à peu près la zone de Gaza-ville dans le mois de novembre. La 98e division attaque ensuite celle de Khan Yunes durant le moins de décembre. Au changement d’année, tout en s’efforçant de contrôler le nord, la 36e division attaque à nouveau mais cette fois au centre. L’armée israélienne progresse encore un peu au moins de janvier et puis les combats diminuent en intensité. Tsahal perd 70 soldats tués à Gaza jusqu’à la trêve du 22 novembre, 102 en décembre et encore 53 en janvier 2024, signe déjà d’un infléchissement. Les pertes ensuite très fortement avec 17 morts en février et 15 en mars. Cette diminution s’explique par l’affaiblissement parallèle et beaucoup plus importante du Hamas et ses alliés, qui ont peut-être perdu définitivement – morts, blessés graves et prisonniers – 20 000 hommes sur 40 000, mais aussi par la moindre prise de risques de Tsahal. L’utilisation massive de la puissance de feu pour reprendre le contrôle de l’hôpital al-Shifa plutôt que de pénétrer à l’intérieur et la concentration croissante des pertes sur les unités de forces spéciales et de la 89e brigade commando sont des indices supplémentaires de la réticence nouvelle à engager les brigades régulières et encore plus celles de réserve.

C’est très étonnant. Malgré les annonces sur l’opération suivante à Rafah, tout se passe en fait comme si le gouvernement israélien avait renoncé à conquérir définitivement Gaza depuis la fin du mois de janvier et était déjà passé à la phase de contrôle dans la partie nord du territoire. La conquête de Rafah posait de toute façon d’énormes problèmes humanitaires et politiques avec la présence forte de la population réfugiée à la frontière égyptienne, des problèmes totalement anticipables par ailleurs. La frappe meurtrière sur un convoi de l’ONG américaine World Central Kitchen le 1er avril constitue une bavure forte qui oblige Joe Biden a sortir un peu de sa paralysie électorale pour commencer à exercer une pression à « l’arrêt des conneries » sur Netanyahu, ainsi que l’opinion publique israélienne qui montre à nouveau son mécontentement. La décision annoncée aujourd’hui de retirer la 98e division de la zone sud à l’exception de la brigade Nahal sur le corridor de Netzarim, ou route militaire 749, au centre du territoire, mais aussi les avancées dans l’idée d’une trêve de longue durée vont dans cette hypothèse d’un renoncement à tout conquérir pour se concentrer simplement sur la gestion de la partie Nord.

Peut-être faut-il considérer que Tsahal est réellement usée par les combats. Les forces israéliennes ont perdu à Gaza au total plus de 2 400 tués et blessés, dont 630 blessés par accidents. Avec les pertes du 7 octobre et des autres fronts, on atteint déjà des niveaux de pertes comparables à la guerre des six jours en 1968 alors qu’Israël affrontaient trois armées régulières arabes, à celles de la guerre d’Usure avec l’Egypte en 1969-1970 ou celles de l’opération Paix en Galilée au Liban en 1982 contre l’armée syrienne, l’OLP et d’autres organisations. Certaines brigades comme la 84e Givati (40 morts) ou la 7e Blindée (14 morts) combattent à Gaza depuis fin octobre. C’est beaucoup. Par ailleurs, les réservistes ne peuvent pas être maintenus sur le pied de guerre trop longtemps sous peine de paralyser l’économie du pays et ils commencent très progressivement à être démobilisés.

Peut-être que dans le même temps le gouvernement estime que même si l’objectif d’étouffement de l’organisation et d’élimination de ses deux principaux leaders, les pertes infligées au Hamas et alliés sont une vengeance à la hauteur du choc du 7 octobre. Savoir où s’arrête ce qui suffit est toujours un exercice difficile en temps de guerre. Peut-être que le gouvernement Netanyahu considère que ce bilan subit effectivement et que le Hamas ne représente plus une menace majeure, pour se consacrer désormais à la libération des 133 otages restants, dont on ignore combien sont encore vivants. Peut-être envisage-t-on un second round ensuite dans ce sud du territoire encore sous le contrôle du Hamas avec une nouvelle offensive israélienne.

Mais peut-être aussi au contraire que ce même gouvernement Netanyahu est en fait beaucoup moins sage que ça et qu’il envisage très sérieusement de lancer une grande campagne aérienne contre le Hezbollah et l’Iran, ce qui serait pure folie. Très clairement ces deux acteurs ne voulaient pas de cette guerre, mais la récente attaque israélienne sur le consulat iranien de Damas (coup d’opportunité et/ou provocation ?) oblige à une riposte forte. Celle-ci sera servira sans doute à sauver la face sans trop escalader, notamment par une attaque sur des ressortissants israéliens hors d’Israël. Mais on ne peut pas exclure une riposte directe par une attaque massive de roquettes du Hezbollah, ce qui entrainerait immédiatement cette campagne aérienne que certains souhaitent tant en Israël.

Beaucoup de peut-être donc. Comme un Hercule se débattant dans une tunique de Nessus, la politique israélienne crée pour l’instant plus d’entropie qu’elle ne simplifie la situation à son profit. Il est inutile à ce stade de penser à une paix définitive quelconque, pensons simplement à limiter l’extension du domaine de la catastrophe.

Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol. Introduction

Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol. Introduction

Par Laurent Chamontin – Diploweb – publié le 4 avril 2024  

https://www.diploweb.com/Introduction.html


Laurent Chamontin (1964-2020), était diplômé de l’École Polytechnique. Il a vécu et voyagé dans le monde russe. Il est l’auteur de « L’empire sans limites – pouvoir et société dans le monde russe » (préface d’isabelle Facon – Éditions de l’Aube – 2014), et de « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol », éditions Diploweb 2016.

Longtemps avant la relance de la guerre d’agression russe le 24 février 2022, Laurent Chamontin (1964-2020) a vu juste sur la Russie de Poutine et ses ambitions impériales à l’encontre de l’Ukraine. Il fait partie des quelques experts qui ont mis à disposition des faits à considérer et des analyses à intégrer pour ne pas être surpris. En accès gratuit, le Diploweb a publié dès août 2016 son ouvrage « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol ». L. Chamontin alertait non seulement sur les visions impériales de Moscou mais aussi sur les dangers de la désinformation russe, (Cf. Chapitre 6. « La guerre de l’information à la russe, et comment s’en défendre »). Créé en 2021, le Service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum) ne cesse depuis de mettre à jour des actions de désinformation russes à l’encontre de la France. Chapitre par chapitre, la publication numérique de l’ouvrage de L. Chamontin a été achevée en février 2017 par le chapitre « Le rôle crucial de l’Europe dans la résolution de la crise ukrainienne ». Après la publication numérique gratuite, le Diploweb en assuré la publication aux formats Kindle et livre papier, par Amazon. Sous ces trois formats, le livre « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol » a reçu un bel accueil. Ce dont témoigne d’ailleurs en creux sur Amazon la hargne de quelques trolls pro-russes aux commentaires pathétiques, hommages involontaires à la pertinence d’une pensée critique argumentée et toujours nuancée. Ce qui les gêne, c’est la mise à disposition d’éléments de connaissance qui réduisent l’efficacité de leurs manipulations mentales.

Laurent Chamontin est décédé le 15 avril 2020 de la combinaison d’un cancer et du Covid-19. Il nous manque humainement et intellectuellement tant sa lucidité aurait été la bienvenue pour éclairer la relance de la guerre russe en Ukraine. Cette dernière exerce des effets de long terme sur la reconfiguration stratégique de l’Europe géographique. C’est pourquoi il est utile de (re)lire un auteur qui avait su en distinguer les signes annonciateurs. La grâce de l’écriture et les possibilités de la publication internet permettent de remettre en avant son analyse contextualisée, puisque chaque page HTML porte en pied la date de publication initiale. Chacun saura trouver dans ces lignes rédigées en 2016 des réflexions pour aujourd’hui.

Entrée en matière :

Les occasions perdues
ou un scénario fictif pour les évènements d’Ukraine

« Quelle connerie la guerre » (Jacques Prévert)

« LE 22 février 2014, la fuite de Viktor Yanoukovitch consacra le succès de la révolution ukrainienne, et le début d’une période d’extrême tension entre d’une part la Russie, et d’autre part l’Ukraine et ses alliés occidentaux. Ce qui servit de détonateur fut l’abrogation, lancée dans la précipitation le 23 février par le parlement de Kiev, de la loi de 2012, selon laquelle le russe pouvait devenir langue d’État à égalité de statut avec l’ukrainien, dans les régions qui en faisaient la demande.
À peine rentré des Jeux Olympiques de Sotchi, Vladimir Poutine prit tout son monde à froid : il annonça la mise en état d’alerte nucléaire immédiate de l’armée russe, ainsi que le déploiement des troupes stationnées en Crimée autour des installations militaires ukrainiennes de la péninsule.
Cette annonce décupla l’activité des partisans locaux du Kremlin, qui menaient déjà la vie dure aux activistes de l’
Euromaïdan  ; elle provoqua une vague d’enthousiasme nationaliste en Russie, et s’accompagna bientôt, les satellites de l’OTAN en témoignaient, d’un impressionnant déploiement de forces russes le long de la frontière, du côté de Donetsk et de Kharkiv.

Inutile de préciser qu’un tel coup de théâtre provoqua une forte commotion en Occident. À peine rentrés de Kiev après l’accord avorté du 22 février, les diplomates durent se remettre au travail pour essayer de ramener à la raison un Vladimir Poutine nullement pressé de leur ouvrir la porte. Le dirigeant russe ferrailla longtemps pour négocier exclusivement avec les États-Unis, ce dont ne voulaient ni les Européens ni les Américains. Ces derniers, de fait, étaient peu pressés de revenir jouer les premiers rôles sur un théâtre qu’ils considéraient devoir laisser à leurs partenaires de Paris, Berlin et Varsovie, ainsi bien sûr qu’au gouvernement de Kiev.
De guerre lasse, le 31 mars, on finit par donner une satisfaction de façade à cette exigence, ce qui permit à Vladimir Poutine d’engranger un gain de prestige supplémentaire auprès du public russe. Les Américains s’arrangèrent cependant pour ramener assez rapidement les Européens dans le jeu, en faisant valoir qu’ils seraient forcément partie prenante dans toute solution négociée.
Il fallut encore plus de six mois, ponctués par des affrontements larvés dans le Donbass et en Crimée – derrière lesquels il n’était pas difficile de voir la patte des services secrets russes, pour parvenir à une réduction des tensions et à un accord-cadre. Celui-ci fut finalement signé le 15 janvier suivant par le président ukrainien fraîchement élu, ainsi que par ses homologues de Russie, des États-Unis, de France, d’Allemagne, du Royaume-Uni et de Pologne.
Ce texte réaffirmait le principe d’intangibilité des frontières de l’Ukraine contenu dans le mémorandum de Budapest de 1994, et stipulait explicitement que l’Ukraine demeurerait en dehors de l’OTAN, sa sécurité étant garantie par l’ensemble des puissances signataires. Il reconduisait de plus l’accord russo-ukrainien de 2010 qui accordait à la Russie la jouissance moyennant loyer de la base navale de Sébastopol jusqu’en 2042. Un référendum sur le rattachement de la Crimée à la Russie fut décidé pour 2024, sous la supervision de l’OSCE [1] et de l’ONU, cependant que l’abrogation de la loi conférant au russe le statut de langue d’État dans certaines régions était confirmée.
Sur le plan économique, l’accord d’association avec l’Union européenne fut maintenu dans son principe, mais un aménagement substantiel fut réalisé de manière à prendre en compte les intérêts particuliers de la Russie sur le marché ukrainien. Ce n’était pas là cependant l’innovation majeure : il fut également décidé, de manière à accélérer la modernisation des deux pays, de définir des zones économiques spéciales sur le modèle chinois dans les régions de Lviv, Odessa pour l’Ukraine, de Kaliningrad et Saint-Pétersbourg pour la Russie, où les grandes entreprises seraient invitées à venir s’installer à des conditions avantageuses, avec un fort support des institutions financières internationales.
Au bout de quelques années, la lutte contre la corruption menée avec vigueur par le gouvernement de Kiev (dont Vladimir Poutine s’arrangea pour copier les dispositions les plus efficaces, sans avoir l’air d’y toucher) ainsi que le succès des zones économiques spéciales avaient créé les conditions d’un décollage économique dont chacun des deux pays était clairement bénéficiaire. »

Ce scénario, s’il s’était réalisé, aurait évité à l’Ukraine une guerre qui a fait à ce jour [2] près de 10 000 victimes et plus de 2 millions de réfugiés [3].

Il aurait également permis de faire l’économie d’une déstabilisation de grande ampleur, dont la contribution à la récession qui frappe la Russie comme l’Ukraine ne fait pas de doute. +0,2 % et – 6,5 % respectivement en 2014, – 3,8 % et – 9 % en 2015 : la part dans ces chiffres consternants des sanctions réciproques, des destructions, de la fuite des capitaux et des cerveaux, plus généralement d’une perte générale de confiance, est sans conteste prépondérante par rapport à des facteurs extérieurs comme la chute du prix des hydrocarbures.
Ce scénario aurait enfin débouché – c’est un point important pour l’ensemble de l’Europe, pas seulement pour les voisins de la Russie – sur la stabilisation de la frontière orientale de notre continent, lequel se retrouve aujourd’hui confronté à une crise généralisée du Maghreb au Machrek, alors même que son système de sécurité collective est violemment remis en cause à l’Est.

Il restera à jamais une fiction, l’Histoire ayant hélas choisi un autre chemin. Comprendre les logiques qui nous ont écarté de cette voie de bon sens : tel est le propos de cet ouvrage, d’autant plus nécessaire que les logiques en question continuent d’œuvrer jusqu’à aujourd’hui, et à entraver une saine perception des choses.
Il nous faudra pour cela dégager de la route quelques blocs abandonnés là par la fureur de l’affrontement idéologique, qui gênent plus qu’ils ne la favorisent la compréhension d’une situation inédite – et inquiétante à bien des égards.

Passons rapidement en revue les plus imposants d’entre eux, en guise d’introduction, avant d’y revenir plus en détail.

Premier cliché pour le moins malheureux, la référence à une nouvelle Guerre froide offre l’image rassurante d’un affrontement perçu a posteriori comme codifié et balisé – ce qu’il était loin d’être au moment de la crise des missiles de Cuba.
Elle présente par ailleurs plusieurs avantages, pour une Russie qui, à la recherche de son statut perdu, entretient volontiers la confusion entre puissance et capacité de nuisance : d’abord, de maintenir l’illusion d’une parité renouvelée avec les États-Unis, et ensuite, de nier implicitement l’existence de l’Ukraine comme acteur autonome du jeu international. Cependant l’Histoire ne repasse jamais deux fois les mêmes plats, et cette référence, comme nous le verrons, est de peu d’utilité pour la compréhension d’un contexte encore une fois inédit sur les plans stratégique, diplomatique et idéologique.
L’assimilation de Vladimir Poutine à Adolf Hitler peut trouver quant à elle quelque argument dans un révisionnisme russe mis en pleine lumière par l’annexion de la Crimée. Elle offre à ses adversaires un procédé commode de diabolisation, mais détourne l’attention de plusieurs points essentiels : à la différence de l’Allemagne des années trente et, en dépit de la déstabilisation de l’Ukraine, la Russie reste jusqu’à nouvel ordre un membre à part entière du système international. Par ailleurs, aussi autoritaire qu’elle soit devenue aujourd’hui, elle ne présente pas pour autant les caractéristiques des grands systèmes totalitaires du XXe siècle, malgré la résurgence bien visible de quelques formes héritées du stalinisme, qui révèle en fait la nostalgie de la puissance perdue comme la persistance sur le long terme des méthodes des services secrets.


Un livre également édité par Diploweb.com via Amazon, format papier et format Kindle

Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol. Introduction
L. Chamontin. Ukraine et Russie. Pour comprendre.
Laurent Chamontin, « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol », éditions Diploweb 2016. Un classique également disponible sur Amazon format papier et format Kindle

Laurent Chamontin, « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol », éditions Diploweb 2016. Un classique également disponible sur Amazon format papier et format Kindle

Extrait de la 4e de couverture

La propagande lui assurait que son quartier était bombardé par les forces ukrainiennes, mais elle voyait bien que les tirs venaient des batteries séparatistes.
La révision déchirante qu’a dû opérer cette habitante de l’Est de l’Ukraine pourrait être l’emblème d’une guerre menée sur le terrain médiatique autant que sur le champ de bataille.

Elle illustre avec une acuité particulière la nécessité de revenir sur les faits, mais aussi de comprendre ce qui nous empêche de comprendre – y compris en France.
Ceux qui pensent que tout ceci ne nous concerne pas se trompent. Lourdement. D’abord parce que Vladimir Poutine est notoirement lié avec l’extrême-droite européenne. Ensuite, mauvaise nouvelle, parce que notre continent est désormais déstabilisé sur son flanc Est comme sur son flanc Sud.

Cet ouvrage offre un panorama complet de la crise russo-ukrainienne, en répondant aux questions fondamentales qu’elle pose : quelles sont les logiques qui sous-tendent l’action de Moscou ? Quelle est la consistance de la jeune nation ukrainienne ? S’agit-il d’une crise géopolitique, ou d’une crise de modernisation ?

Laurent Chamontin né en 1964, est diplômé de l’École Polytechnique. Il a vécu et voyagé dans le monde russe. Il est l’auteur de « L’empire sans limites – pouvoir et société dans le monde russe » (préface d’isabelle Facon – Éditions de l’Aube – 2014). À la fin de 2015, il s’est rendu à Marioupol pour étudier les répercussions de l’Euromaïdan dans le Donbass. Il publie « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol », aux éditions Diploweb en 2016.


Il faut encore compter avec les adeptes du masochisme occidental, qui voient dans la crise actuelle le résultat d’une « faute » de l’Amérique et de ses alliés, coupables selon eux de n’avoir pas su proposer une meilleure alternative à la Russie que la fuite en avant dans laquelle celle-ci est maintenant engagée.
Si l’Occident a sans doute manqué de vision et sous-estimé dans cette affaire la spécificité russe, ce type de critique escamote la question de savoir s’il était possible de faire mieux avec une puissance dont l’instabilité a de profondes racines internes. Comme nous le verrons plus loin, l’effarante entreprise de prédation dont la Russie a été l’objet dans les années quatre-vingt-dix de la part de ses élites est la raison déterminante pour lequel ce pays n’arrive pas aujourd’hui à trouver un équilibre ; ira-t-on en accuser Bruxelles ou Washington ?
Dans la même veine, mentionnons encore l’affirmation selon laquelle l’OTAN aurait été « menaçante » à l’égard de la Russie. Il suffit de voir combien il est laborieux aujourd’hui pour l’alliance atlantique de réinstaller des forces d’infanterie pour réaliser l’inanité de ce reproche.
Quant à la présentation de la révolution ukrainienne comme un complot de la CIA, si elle entre en résonance avec un antiaméricanisme bien français qu’il nous faudra réévoquer, elle présente l’inconvénient de masquer une tentation américaine du désengagement dont l’Europe assoupie n’a pas pris la pleine mesure, et néglige le fait suivant : l’Ukraine est un pays plus vaste que la France, peuplé au 1er décembre 2013 de 45 millions d’habitants, dont je peux témoigner personnellement qu’ils ne sont pas particulièrement malléables.
Que les États-Unis et les pays européens aient une influence officielle et occulte en Ukraine fait partie du jeu normal des puissances, un jeu éventuellement critiquable, que nous examinerons plus en détail, mais l’idée qu’ils soient capables de susciter le soulèvement de février 2014 participe du registre de la pensée magique : mieux vaut s’en tenir à la saine maxime de Karl Marx selon laquelle les hommes font l’Histoire, mais ne savent pas l’Histoire qu’ils font, qui vaut pour les Américains comme pour les autres.

De fait, il y a bien révolution – elle est toujours en cours – avec tout ce que le mot comporte fatalement d’excès et d’errances ; ladite révolution marque un temps fort de l’affirmation du sentiment national, dans un pays dont il faut rappeler qu’il a joué un rôle majeur dans la chute de l’URSS, le référendum du 1er décembre 1991 ayant consacré l’indépendance de l’Ukraine à 90,3 % (54,1 % pour ce qui concerne la Crimée).
Comme nous le verrons, cette évolution concerne aussi bien les zones ukrainophones que les russophones : le recours au concept d’« Est russophone séparatiste » relève d’une paresse fort condamnable. D’abord, en ceci qu’il relaie sans prendre de gants l’un des thèmes de la propagande du Kremlin ; ensuite, parce qu’il masque la vigueur bien réelle dans cette région, malgré des conditions peu favorables liées à l’influence des oligarques locaux, d’un mouvement de démocratisation qui n’a bien entendu rien à voir avec l’autoritarisme poutinien. Et oserait-on affirmer que les Wallons sont en fait des séparatistes profrançais, du seul fait qu’ils parlent la langue de Molière ?
La dernière pièce de notre cabinet de curiosités est quant à elle franchement répugnante : c’est l’allégation selon laquelle la révolution ukrainienne serait le fait de «  fascistes  ».

Commençons par parler des réalités d’aujourd’hui. Un examen, même superficiel, permet de constater que l’Ukraine est une démocratie parlementaire. Son problème numéro un est qu’elle est tirée à hue et à dia par les oligarques, ce qui en fait un État faible, aux antipodes du modèle autoritaire de Vladimir Poutine. Quant aux nationalistes, l’élection présidentielle de mai 2014 permet de se faire une idée définitive de leur poids réel : les représentants de Pravyï Sektor et Svoboda ont réuni, à eux deux, moins de 2 % des voix. Pour trouver un fasciste en Ukraine (pays doté depuis peu d’un premier ministre juif), il faut vraiment un bon microscope – ce que confirme mon expérience personnelle, dont je dirai quelques mots plus loin.

Et comme la propagande des officines moscovites, directement inspirée par celle de Staline, fait d’un peuple entier l’héritier d’un passé « fasciste », faisons aussi un peu d’histoire.
À la mi-1941, pendant quelques semaines, les Allemands ont pu faire figure de libérateurs dans des territoires marqués par les horreurs du stalinisme. De fait, selon Hélène Carrère d’Encausse, qu’on ne saurait soupçonner d’ukrainophilie débridée, la ligne dure d’Hitler, qui s’imaginait n’avoir pas besoin de s’allier à des « sous-hommes », a prévalu dès le début sur l’approche plus réaliste d’Alfred Rosenberg [4]. Disons-le crûment : la sauvagerie allemande a fait tout de suite comprendre à la population ukrainienne qu’il n’y avait rien à attendre de ce côté-là.
De fait, l’Ukraine a été entièrement envahie par les nazis et a connu 6,8 millions de victimes pendant la guerre [5].
La persistance de ce thème de propagande tient en fait à l’inquiétude qu’inspirait à Staline le nationalisme ukrainien, matérialisé par la résistance farouche des partisans de l’OuPA [6] au-delà de la fin de la guerre : dans l’Ouest du pays, les derniers foyers de résistance ne furent réduits au silence par les troupes soviétiques qu’en 1950.
Il faut préciser au passage que le régime était prompt à stigmatiser la collaboration chez ceux dont le territoire avait été envahi (un phénomène qui a existé, en Ukraine comme ailleurs), mais tout à fait silencieux sur sa propre collaboration avec Hitler lors de la signature en 1939 du pacte germano-soviétique (qui lui a permis d’envahir la Galicie, territoire ukrainien alors sous souveraineté polonaise, avec la délicatesse qu’on imagine).
Il faut enfin préciser que les indéniables massacres commis en Pologne par les nationalistes ukrainiens en 1943 ont fait l’objet d’une commission commune réunissant des historiens des deux pays [7]. On attendra sans doute longtemps que la Russie officielle s’adonne à des gestes de ce genre, pourtant nécessaires pour apaiser les relations avec la plupart de ses voisins.

Venons-en, pour clore cette introduction, à mon cas personnel.
Je prie chacun de m’en croire : il me répugne de recourir à l’argument d’autorité – seule l’intervention dans un champ fortement exposé à la polémique m’y contraint aujourd’hui.
Je me limiterai à mentionner que quand on a, comme c’est mon cas, vécu et travaillé trois ans sans traducteur dans l’Est de l’Ukraine ; quand on a fait l’effort d’aller enquêter dans le Donbass en 2015 pour se rendre compte de visu des progrès de la révolution ; quand on a prévu la victoire de Viktor Yanoukovitch en 2010 plus d’un an à l’avance ; quand enfin on a prédit dès mars 2014 la consolidation du sentiment national ukrainien à l’encontre de Vladimir Poutine, que confirment actuellement les sondages, on participe de quelque manière à la séparation entre la vérité et le mensonge, avec toutes les incertitudes que comporte l’exercice de commenter l’Histoire en marche.
Il se trouve justement que cette guerre se distingue par un usage massif et délibéré du mensonge tactique de la part du Kremlin, ce qui oblige à une prudence particulière dans la sélection des informations. L’un des propagandistes les plus en vue du poutinisme, ayant expliqué de lui-même que le rôle des médias d’État est de reproduire le point de vue du gouvernement [8], disqualifie par là même le recours à de nombreux organes d’information qui mentent effrontément quand leur maître leur dit de le faire – ce qui, de surcroît, arrive assez souvent comme nous le verrons plus loin.

J’utilise ici des sources russes, d’ailleurs inaccessibles en français, dans la mesure, limitée, où il en reste qui échappent à cette dérive désastreuse.
À défaut de fournir un idéal atteignable, l’objectivité est d’abord un sain état d’esprit. Comme le rappelle judicieusement le ministre lituanien des affaires étrangères [9], « un tank T-90 en Ukraine n’est pas seulement un ‘véhicule’ [et] un mensonge n’est pas un point de vue alternatif » ; avec la masse d’informations disponibles de nos jours, le tri du bon grain et de l’ivraie est devenu un enjeu décisif pour le fonctionnement de la Démocratie.
Faut-il le préciser enfin, il ne saurait être ici question de russophobie : pour paraphraser le général de Gaulle, je ne vais pas commencer à 52 ans une carrière de russophobe, alors même que je m’intéresse à la civilisation russe depuis 1975. Du reste, le bon sens le plus rustique, celui qui résiste le mieux à la confrontation avec d’autres cultures que la nôtre, nous enseigne qu’il y a dans toute communauté, en Russie comme ailleurs, des salauds, des imbéciles et des héros, tous en général peu nombreux, côtoyant une masse énorme de gens ordinaires qui font simplement ce qu’ils peuvent, à l’image des réfugiés syriens qui cherchent à échapper à l’enfer qu’est devenu leur pays.
Cet humanisme indéracinable se situe aux antipodes de tout nationalisme, mais il n’a pour autant rien à voir avec la niaiserie bien-pensante selon laquelle «  l’Autre est comme nous.  » L’économisme simpliste qui ne connaît que des consommateurs de même que le relativisme culturel ne sont d’aucun secours pour regarder la Russie en face.

Comme je l’ai souligné dans mon précédent ouvrage [10], la civilisation russe se caractérise par le développement d’un État qui ne se reconnaît aucune obligation par rapport à la société dont il émane, ou, en d’autres termes, par une allergie persistante à la séparation des pouvoirs. Cette tendance, déjà observable aux temps d’Ivan le Terrible et de Pierre le Grand, est toujours à l’œuvre de nos jours ; elle explique le statut précaire de l’individu et le faible enracinement des garanties juridiques, le destin souvent tragique des courants libéraux comme la corruption et la cécité de la Russie officielle vis-à-vis des attentes de la société, malgré l’emprise sans commune mesure des services secrets.
De manière surprenante, l’expérience montre que l’exposé de ces faits est perçu comme irrévérencieux dans une certaine France ; nous aurons à revenir plus en détail sur ce sujet, tant il est clair que la tentation de l’aveuglement fait actuellement obstacle à la nécessaire régénération de notre pays. Il n’en reste pas moins qu’il s’agit de faits, qui sautent aux yeux dès qu’on prend la peine de considérer d’un peu plus près les réalités du monde russe.

Bien plus – c’est une mauvaise nouvelle, qu’il vaudrait mieux regarder en face – la Russie se retrouve aujourd’hui affectée d’une maladie aiguë – pour reprendre la métaphore que le regretté Abdelwahab Meddeb a utilisée à propos de l’Islam, et qui s’appliquerait aussi à l’Allemagne des années trente, même s’il s’agit dans chaque cas d’une pathologie sui generis.
Peut-être les Occidentaux n’ont-ils pas fait tout ce qu’ils pouvaient pour en prévenir le développement ; reste que la maladie est russe, et que l’urgence, à très court terme, est de mettre tout en œuvre pour limiter l’errance de la Russie hors des réalités du XXIe siècle. C’est ce que je m’efforce ici de faire ; il s’agit pour moi d’une façon de m’acquitter d’une dette envers l’Ukraine qui m’a accueilli, mais aussi d’une autre dette envers le pays de Pouchkine et de Tolstoï auquel je dois tant. Il ne faut pas confondre les amis et les flatteurs.

Rédaction achevée en mai 2016

Copyright 2016-Chamontin/Diploweb.com

Publication initiale sur Diploweb.com le 11 août 2016.


Table des matières

Introduction. Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol

1 – Aux racines du conflit : la décomposition de l’URSS

2 – Géopolitique de l’ »Etranger proche »

3 – L’Ukraine : émergence d’un nouvel État-nation

4 – « Euromaïdan » : une lame de fond

5 – Russie : les risques d’une puissance instable

6 – La guerre de l’information à la russe, et comment s’en défendre

7 – Les opinions européenne et française dans la guerre hybride

Conclusion. Le rôle crucial de l’Europe dans la résolution de la crise ukrainienne


Remerciements de Laurent Chamontin

Si j’assume la responsabilité pleine et entière de mon propos, je reste pleinement conscient de ce qu’il doit aux échanges nourris avec les amis de mon réseau Facebook, de France, d’Ukraine et de Russie, que je souhaite remercier ici.
Ces remerciements s’adressent plus particulièrement à Pierre Verluise, dont la confiance m’honore grandement, à Tetyana Ogarkova, qui a rendu possible mon voyage à Marioupol et à ceux que j’y ai rencontrés, à Bernard Grua, qui a bien voulu m’autoriser à reproduire ses textes, à Charlotte Bézamat-Mantes et Matthieu Seynaeve, dont les cartes enrichissent cet ouvrage, et à Igor Reshetnyak qui a bien voulu le relire.

L’armée russe, point de situation par Michel Goya

L’armée russe, point de situation

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 31 mars 2024

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Une bonne stratégie se doit d’accorder au mieux des objectifs et des capacités. Comme ces dernières sont plus difficiles à modifier que les premiers, la stratégie s’aligne souvent d’abord sur ce que l’on peut réellement faire face à son ennemi puis on envisage comment modifier éventuellement les moyens. Essayer d’estimer les intentions de la Russie impose donc d’abord de s’intéresser à ce qu’est capable de faire son armée actuellement.

Des chiffres et des êtres

Malgré les lourdes pertes de la guerre, 315 000 tués et blessés selon un document récent de la Defense Intelligence Agency américaine, les forces armées russes sont passées dans leur globalité d’un peu moins d’un million d’hommes fin 2021 à 1,35 million aujourd’hui, en espérant atteindre 1,5 million en 2026. Cet accroissement est le résultat d’une légère augmentation du volume de la conscription, de l’appel aux réservistes fin 2022 et surtout d’une grande campagne de recrutement de volontaires contractuels. En décembre 2023, Vladimir Poutine et son ministre Choïgou annonçaient que 490 000 soldats avaient ainsi été recrutés sous contrat durant l’année. C’est un chiffre colossal, c’est en proportion comme si on avait recruté 195 000 nouveaux soldats en France alors qu’on peine à en avoir 26 000, et donc douteux. Il faut donc sans aucun doute le traduire par « contrats » plutôt que « recrutements », et inclure ainsi les renouvellements, parfois imposés, pour les soldats déjà en ligne. Pour autant, en jouant sur le patriotisme et surtout des incitations financières inédites dans l’histoire – une solde représentant trois fois le salaire moyen plus des bonus et des indemnités personnelles ou familiales en cas de blessures – ainsi que le recrutement de prisonniers ou de travailleurs étrangers en échange de passeports russes, les engagements ont effectivement été très importants en volume.

Si on ajoute les recrutements des différentes milices provinciales et corporatistes ou le renforcement des services de sécurité, on s’approche cependant du 1 % de la population d’une population qui correspond, empiriquement, au maximum que l’on peut recruter sur volontariat pour porter les armes et risquer sa vie. Au-delà il faut en passer par la conscription. Or, cet impôt du temps et éventuellement du sang est généralement très impopulaire s’il ne repose pas sur de bonnes raisons et s’il n’est pas partagé par tous. Quand la patrie n’est pas réellement menacée dans son existence, qu’il existe de très nombreuses échappatoires au service et que l’on est soucieux de sa popularité, on évite donc d’y recourir. Le souvenir de l’engagement malheureux des appelés soviétiques en Afghanistan dans les années 1980 ou celui vingt ans plus tôt des Américains au Vietnam, n’est à ce sujet pas très incitatif.

La Russie avait l’ambition de professionnaliser complètement son armée à partir des réformes du ministre Serdioukov en 2008-2012, mais la contradiction entre l’ampleur des effectifs jugés indispensables – qui correspondraient en proportion à 450 000 pour la France – le nombre réduit de volontaires à l’engagement et encore plus de réservistes opérationnels qui pourraient les compléter a imposé de maintenir une part de conscription. Ce système mixte, professionnels et conscrits, a été maintenu depuis le début de la guerre en Ukraine et il y a ainsi environ 290 000 soldats appelés au sein dans l’armée russe. Toujours par souci de ne pas passer de l’impôt du temps à l’encore plus impopulaire impôt du sang, ces conscrits n’ont pas été engagés en Ukraine sauf très discrètement et ponctuellement. C’est un des paradoxes de cette guerre à la manière russe où on déclare la patrie, et donc désormais aussi les territoires occupés, agressée par toutes les forces de l’univers mais où on n’ose pas pour autant engager tous les hommes chargés de la défendre. C’est donc un actif énorme qui absorbe également de nombreuses ressources militaires pour son encadrement, son équipement et sa vie courante mais qui n’est pas utilisé directement dans la guerre. Cette armée d’appelés sert au moins à tenir l’arrière et remplir toutes les autres missions que la guerre, tout en servant de base de recrutement de volontaires et d’ultime réserve.

Au bilan, les forces armées russes utilisent environ la moitié de leur potentiel humain dans la guerre en Ukraine et un tiers dans les 12 armées du Groupe de forces en Ukraine (GFU). C’est suffisant pour obtenir une supériorité numérique sur le front mais insuffisant pour que celle-ci soit décisive.

Si on peut estimer à 1 % de la population la proportion maximale de volontaires susceptibles s’engager dans une population d’un pays européen moderne de moyenne d’âge de 40 ans, on peut également estimer à 5 % le nombre maximum d’hommes (à 80-90 %) et de femmes réellement mobilisables sous les drapeaux. C’est sensiblement le cas actuellement en Israël, sans que l’on imagine que cela puisse durer longtemps, alors que l’Ukraine est à environ 2,5 % et la Russie à 0,9 %. Pour espérer disposer de la masse suffisante pour l’emporter à coup sûr, la Russie est sans doute obligée de mobiliser un peu plus ses réservistes mais tout en ménageant la susceptibilité de la population. De fait, après le renouvellement par acclamations du mandat de Vladimir Poutine, l’introduction du mot « guerre » dans le paysage et même l’instrumentalisation de l’attentat djihadiste du 22 mars à Moscou tout le monde attend un nouvel appel de plusieurs centaines de milliers d’hommes sous les drapeaux.

Une nouvelle armée russe

Au début de l’année 2023, le GFU et les deux corps d’armée de Donetsk et Louhansk représentaient environ 360 000 hommes après le renfort des réservistes mobilisés à partir de septembre 2022. C’est alors encore un ensemble très hétérogène formé dans l’urgence après la crise de l’automne 2022. Il s’est ensuite consolidé progressivement avec la formation d’une structure spécifique de corps de formation et d’entraînement dans des camps très en arrière du front. Malgré les pertes persistantes, le volume des forces s’est ensuite accru progressivement, avec 410 000 hommes à l’été 2023 et 470 000 au début de 2024.

La quantité autorise l’augmentation de qualité. Ce volume accru et la moindre pression offensive ukrainienne permettent en effet d’effectuer plus de rotations entre la ligne de front et la structure arrière de régénération-formation. Les régiments et brigades peuvent être retirés du front avant d’être sous le seuil de pertes qui impliquerait aussi une implosion des compétences collectives. Les nouvelles recrues peuvent également être accueillies et assimilées en arrière dans les camps et non directement sous le feu, ce qui est souvent psychologiquement désastreux.

Cette réorganisation été l’occasion d’une reprise en main politique du GFU surtout après la rébellion de Wagner en juin. Wagner a été dissoute et ses soldats « nationalisés », tandis qu’on n’entend plus parler de généraux mécontents. Le risque à ce niveau est celui d’avoir remplacé des mécontents ou ses suspects par des fidèles, un critère qui n’est pas forcément associé à celui de la compétence. Pour le reste, l’armée de terre russe poursuit son retour progressif à l’organisation de l’armée soviétique sur le seul modèle simple armées-divisions-régiments plutôt que le fatras actuel de structures. Le facteur limitant est sans doute celui de l’encadrement supérieur. L’armée russe manque cruellement d’officiers compétents pour constituer les états-majors nécessaires à sa bonne organisation.

Si l’armée russe tend à revenir à ses structures classiques de grandes unités, les échelons les plus bas ont été radicalement transformés pour s’adapter à la guerre de position. Les groupements tactiques de manœuvre mobile (connus sous l’acronyme anglais BTG) associant un bataillon de combat (à dominante blindée ou infanterie motorisée) avec un bataillon d’artillerie et d’appui n’existent plus. L’emploi complexe de ces groupements a été simplifié en dissociant les deux éléments, manœuvre et appuis, dont les bataillons sont désormais regroupés dans des entités spécifiques et coordonnés à l’échelon supérieur. Avec le passage de la guerre de mouvement à la guerre de position, il y a maintenant deux ans, et la réduction du nombre de véhicules de combat, les bataillons de manœuvre sont en fait devenus des bataillons de « mêlée », presque au sens rugbystique du terme où on privilégie le choc sur le mouvement. Oubliant les grandes percées blindées-mécanisées et les assauts aériens ou amphibies, l’armée de terre russe est désormais une « armée de tranchées » largement « infanterisée » avec une proportion de chair humaine par rapport au tonnage d’acier beaucoup plus importante qu’au début de la guerre.

En coordination avec l’appui indispensable de l’artillerie russe, qui a perdu beaucoup de pièces et manque d’obus, mais a augmenté en compétences et diversifié son action, l’infanterie russe mène un rétro-combat avec des unités qui évoluent à pied au contact de l’ennemi en emportant avec elle le maximum de puissance de feu portable – mortiers légers, mitrailleuses, lance-grenades, drones – sur une distance limitée et dans le cadre d’un plan rigide. La valeur tactique de ces bataillons, très variable, est presqu’entièrement dépendante de la quantité de ses cadres subalternes, de sergent à capitaine, qui ont réussi à survivre et ont appris de la guerre. Les meilleurs bataillons sont qualifiés d’« assaut » alors que les plus mauvais se consacrent à la défense du front.

Au total, la forme des combats n’a pas beaucoup évolué depuis le début de la guerre de positions en avril 2022, mais, pour parler en termes économiques, la composante Travail en augmentation l’emporte désormais sur le Capital matériel et technique en baisse car les destructions et l’usure l’emportent sur la production. Le troisième facteur de production, l’Innovation, est en hausse jouant plus sur les évolutions humaines (nouvelles compétences, méthodes ou structures) que matérielles, hormis sur les petits objets comme les drones, mais au bilan le combinaison TCI produit un rendement plutôt décroissant. Il faut aux Russes de 2024 dépenser plus de sang et de temps qu’à l’été 2022 pour conquérir chaque kilomètre carré. Les opérations offensives russes peuvent être toujours aussi nombreuses qu’à leur maximum à l’été 2022 mais de bien moindre ampleur.

La fonte de l’acier

Outre la mobilisation partielle humaine de septembre 2022, c’est la mobilisation industrielle qui a sans doute sauvé le GFU et lui a permis de croiser à nouveau en sa faveur les « courbes d’intensité stratégique » par ailleurs déclinantes des deux côtés par la fonte du Capital. Cette fonte du Capital a d’abord été une fonte de l’acier. Près de 3 200 chars de bataille et 4 100 véhicules blindés d’infanterie ont été perdus sur un parc initial de, respectivement, 3 400 et 7 700. Les forces aériennes russes ont également perdu plus d’une centaine d’avions divers, sans compter les endommagés, et 135 hélicoptères, tandis que 36 000 tonnes de la flotte de la mer Noire sont au fond de l’eau.

Pour compenser ces pertes matérielles et payer ses soldats, la Russie fait un effort financier important représentant 6 à 7 % du PIB et 30 % du budget fédéral, la Russie peut ainsi dépenser entre 10 et 13 milliards d’euros pour son armée, dont une grande partie pour son industrie de défense ou les importations. À titre de comparaison, la France dépense 3,6 milliards d’euros par mois pour ses forces armées, dont deux pour les achats d’équipements, par ailleurs nettement plus chers. Pour autant, cet effort peut à peine être considéré comme un effort de guerre. Pendant les années 1980, les États-Unis en « paix chaude » faisait le même effort de défense en % de PIB et l’Union soviétique bien plus. L’Ukraine, qui est effectivement en économie de guerre, y consacre le quart de son PIB.

Outre sa capacité de coercition sociale qui impose une mobilisation plus intensive de son industriel que dans les pays occidentaux, le véritable atout de la Russie est d’avoir conservé en stock les équipements pléthoriques de l’armée rouge. Aussi l’effort industriel principal russe consiste-t-il surtout à réinjecter dans les forces des matériels anciens régénérés et rétrofités. L’industrie russe peut ainsi « produire » 1 500 chars de bataille et 3 000 véhicules d’infanterie par an, mais ceux-ci sont à plus de 80 % des engins anciens rénovés. Cela permet de limiter la réduction de masse, mais au détriment d’une qualité moyenne qui se dégrade forcément avec l’utilisation de matériels anciens et par ailleurs déjà usés. Les stocks ne sont pas non plus éternels, mais on peut considérer que la Russie peut encore jouer de cet atout jusqu’en 2026. À ce moment-là, il faudra avoir effectué une transition vers la production en série des matériels neufs.

Les matériels majeurs neufs ne sont pas non plus nouveaux, impossibles à inventer en aussi peu de temps du moins, sauf pour des « petits » matériels comme les drones, qui connaissent une grande extension. On se contente donc largement de produire à l’identique les équipements sophistiqués, malgré les sanctions économiques. L’industrie russe continue à fabriquer par exemple un à deux missiles Iskander 9M725 par semaine à peine entravée par l’embargo, visiblement peu contrôlé, sur l’importation de composants. Les choses sont simplement un peu plus compliquées et un peu plus chères.

La limitation principale concerne les munitions et particulièrement les obus d’artillerie, alors que la Russie a atteint en décembre 2022 le seuil minimal pour organiser de grandes opérations offensives. L’armée russe avait alors consommé onze millions d’obus, en particulier lors de l’offensive du Donbass d’avril à août 2022. Pour répondre aux besoins de 2023, la Russie a puisé dans son stock de vieux obus, souvent en mauvais état et surtout produit 250 000 obus et roquettes par mois, dont une petite moitié d’obus de 152 mm. Elle a également fait appel à ses alliés, la Biélorussie, l’Iran, la Syrie (pour des douilles) et surtout la Corée du Nord, qui aurait fourni entre 2 et 3 millions d’obus. La Russie espère produire plus de 5 millions en 2024, dont 4 millions de 152 mm et continuer à bénéficier de l’aide étrangère. Aller au-delà supposerait d’importants investissements dans la construction de nouvelles usines et l’extraction de matières premières. Autrement dit, si rien ne change radicalement les Russes bénéficieront sur l’année en cours et sans doute encore la suivante d’une production importante, quoiqu’insuffisante, mais l’année 2026 risque d’être problématique.

Que faire avec cet instrument ?

Il y a les conquêtes et il y les coups. L’armée russe peut mener ces deux types d’opérations, mais à petite échelle à chaque fois, empêchée par la défense ukrainienne et l’insuffisance de ses moyens. Sa principale est cependant que l’armée ukrainienne est encore plus empêchée qu’elle et qu’il en sera très probablement ainsi pendant au moins toute l’année 2024. Cette légère supériorité sur la longue durée laisse l’espoir d’obtenir la reddition de l’Ukraine et incite donc à poursuivre la guerre jusqu’à cet « état final recherché » tournant autour de l’abandon par l’Ukraine des territoires conquis par les Russes étendus sans doute reste du Donbass, Kharkiv et Odessa, ainsi que de la neutralisation militaire de Kiev et sa sujétion politique. Tant que cet espoir persistera, la guerre durera.

Avec les moyens disponibles actuellement et à venir, la stratégie militaire russe se traduit par une phase de pression constante et globale sur le front et l’arrière ukrainien, à base d’attaques limitées mais nombreuses dans tous les champs. L’objectif premier n’est pas forcément du conquérir du terrain, mais d’épuiser les réserves ukrainiennes d’hommes et de moyens, en particulier les munitions d’artillerie et de défense aérienne. Cette pression offensive constante peut permettre de créer des trous dans la défense qui autoriseront à leur tour des opérations de plus grande ampleur, sans doute dans le ciel d’abord avec la possibilité d’engager plus en avant les forces aériennes, puis au sol d’abord dans le Donbass et éventuellement ailleurs si les moyens le permettent.

Dans cette stratégie d’endurance où la Russie mène un effort relatif humain et économique trois fois inférieur à l’Ukraine, l’année 2025 est sans doute considérée comme décisive. Dans cette théorie russe de la victoire, l’Ukraine à bout et insuffisamment soutenue par ses Alliés ne pourrait alors que constater alors son impuissance et accepter sa défaite. Comme d’habitude cette vision russe est une projection ceteris paribus, or il est probable que les choses ne resteront pas égales par ailleurs. 

Ajoutons que si cette stratégie réussissait, Vladimir Poutine serait auréolé d’une grande victoire et disposerait en 2026 d’un outil militaire plus volumineux qu’au début de 2022 mais également très différent, plus apte à la guerre de positions qu’à l’invasion éclair. Pour autant, après un temps de régénération et de réorganisation soutenue par une infrastructure industrielle renforcée, cet outil militaire pourrait redevenir redoutable pour ses voisins et la tentation de l’utiliser toujours intacte, sinon renforcée.


Sources

Dr Jack Watling and Nick Reynolds, Russian Military Objectives and Capacity in Ukraine Through 2024, Royal United Services Institute, 13 February 2024.

Ben Barry, What Russia’s momentum in Ukraine means for the war in 2024, International Institute for Strategic Studies, 13th March 2024.

Pavel Luzin, The Russian Army in 2024, Riddle.info, 04 January 2024.

Mason Clark and Karolina Hird, Russian regular ground forces order of battle, Institute for the Study of War, October 2023.

Joseph Henrotin, « La guerre d’attrition et ses effets », Défense et sécurité internationale n°170, Mars-avril 2024.

Douglas Barrie, Giorgio Di Mizio, Moscow’s Aerospace Forces: No air of superiority, International Institute for Strategic Studies, 7th February 2024.

Frappe israélienne à Damas : Netanahyou place la guerre à Gaza au niveau régional

Frappe israélienne à Damas : Netanahyou place la guerre à Gaza au niveau régional

par Fabrice Balanche – Revue Conflits – publié le 2 avril 2024


Frappes israéliennes à Damas, analyse de Fabrice Balanche.

Texte original paru sur le site de Fabrice Balanche.

Lundi 1er avril, Israël a détruit l’annexe consulaire de l’ambassade d’Iran à Damas, dans le quartier de Mezzeh où se trouvent de nombreuses représentations diplomatiques. Le bâtiment a été entièrement rasé par six missiles tirés par des avions F35. Ces missiles explosent en dessous de l’immeuble et il ne reste ensuite plus qu’un tas de gravats. Les édifices voisins, même à quelques mètres de distance, ne souffrent ainsi pratiquement d’aucun dégât. Ainsi, l’immeuble principal de l’Ambassade d’Iran, reconnaissable à son architecture typiquement perse, situé à gauche de l’annexe consulaire est-il intact.

Avec cette frappe Israël indique sa détermination à éliminer les gardiens de la révolution où qu’ils soient, y compris dans un bâtiment diplomatique. Jusqu’à présent, elle avait visé des bases iraniennes dans la banlieue de Damas et des dépôts d’armes du Hezbollah. Cette attaque montre clairement qu’Israël hausse le ton à l’égard de l’Iran et du régime syrien, accusé de laisser toute impunité à Téhéran, comme s’il avait le choix…

On peut aussi imaginer que l’État hébreu cherche à rappeler au monde que la guerre à Gaza dépasse le seul cadre de l’affrontement avec le Hamas. Après la résolution du conseil de sécurité de l’ONU demandant un cessez-le-feu à Gaza, Israël doit rappeler à ses alliés le caractère régional du conflit. Par-delà, il remémore aux Occidentaux, de plus en plus tièdes à son égard, la nouvelle guerre froide qui les oppose à l’axe eurasiatique (Iran, Russie et Chine) : la Russie a immédiatement exigé une réunion du Conseil de sécurité de l’ONU.

L’Iran ne peut laisser cette humiliation impunie, mais il ne va pas agir à visage découvert. La principale menace est d’ailleurs venue du Hezbollah : « Ce crime ne passera pas sans que l’ennemi soit puni », indiquant une « vengeance » à venir. Le nord d’Israël risque donc de souffrir des attaques en provenance du Liban. Les milices chiites irakiennes devraient harceler davantage les troupes américaines stationnées en Irak et en Syrie. L’objectif iranien étant de les pousser au départ afin d’avoir le champ libre au Levant. Mais, la réaction de Téhéran devait dépasser ce cadre géographique. Il faut donc s’attendre également à un regain d’activité des Houtis en mer Rouge afin que l’ensemble des alliés d’Israël subissent la vengeance de Téhéran.

(c) Fabrice Balanche

Ukraine : les enjeux cachés d’une guerre prévisible

Ukraine : les enjeux cachés d’une guerre prévisible

Yves Bonnet* – CF2R – publié en mars 2024

https://cf2r.org/tribune/ukraine-les-enjeux-caches-dune-guerre-previsible/

Préfet honoraire, ancien directeur de la DST, ancien député, conseiller régional de Normandie, membre du Conseil stratégique du CF2R

La guerre moderne est moins idéologique qu’économique et les formes qu’elle prend sont plus sécurisées qu’il n’y paraît. Sans qu’on y prenne garde, l’enjeu majeur des derniers conflits réside dans la maitrise de l’énergie sous toutes ses formes. La guerre russo-ukrainienne n’échappe pas à ce prisme. Pour bien comprendre ce qui se passe aujourd’hui sur les bords du Dniepr, il faut revenir aux derniers jours de la Deuxième Guerre mondiale.

Souvenons-nous. Les deux acteurs majeurs du conflit, le couple anglo-américain et l’Union soviétique, se quittent en froid, leur amitié toute neuve n’allant pas au-delà de la dernière bombe tombée, malheureusement atomique, sur Nagasaki. La conférence de Postdam, à laquelle la France n’est pas invitée – le général De Gaulle se rattrapera plus tard – ratifie cette brouille et le partage du monde au profit de l’URSS qui fait glisser sa frontière occidentale et celles de la Pologne d’est en ouest.

L’atome, chacun le pressent sans savoir encore sous quelle forme, représente la formidable source d’énergie de demain : encore faut-il le domestiquer. Le général De Gaulle – encore lui – est le premier à créer un Commissariat à l’Énergie atomique (le CEA) dont il confie le haut-commissariat au gendre de Pierre et Marie Curie, Frédéric Joliot-Curie. Pourtant le bougre, prix Nobel de physique avec son épouse Irène, a dans sa poche la carte du Parti communiste. Le chef du gouvernement sait bien qu’il n’est pas temps d’engager de chasse aux sorcières. Il fait bien : de leur côté, Américains et Soviétiques ont commencé une course à la compétence, celle des savants atomistes allemands qui ont bien failli griller la politesse à Oppenheimer et donner à l’irresponsable chancelier nazi la pierre philosophale du triomphe nucléaire. Les services de renseignement OSS et NKVD fouinent, courtisent, enlèvent. On connaît le cheminement. Mais le nucléaire souffre d’un handicap, on ne sait pas convertir sa puissance démesurée en énergie exploitable. Pour tout dire on ne le voit que militaire.

Pour alimenter la surconsommation d’énergie, dopée par la reconstruction, on en reste aux sources classiques, les énergies fossiles, charbon, hydrocarbures. Faciles à transporter et à stocker, elles sont abondantes, bon marché et bien réparties sur le globe non sans privilégier quelques zones dont la plus généreuse se situe au Proche-Orient. Les Américains le savent qui entendent sécuriser leurs approvisionnements. Le président Roosevelt qui sent la mort venir, veut faire un dernier cadeau à son pays : sur le chemin de retour de la conférence de Yalta, il accueille à bord du croiseur Quincy le roi d’Arabie saoudite, Ibn Saoud. Les deux chefs d’État signent un pacte en forme de marché de soixante ans qui assure aux États-Unis, en échange de leur protection à la famille régnante d’Arabie, la disposition des gisements pétroliers les plus pharamineux au monde.

Les Soviétiques ont déjà à disposition Bakou et les champs pétrolifères du Caucase que lorgnait Hitler, les champs pétrolifères roumains de Transylvanie, mais n’ont pas encore idée des gigantesques ressources que recèle le sous-sol de Sibérie.

Chacun chez soi, les cinq majors mondiaux (Exxon Mobil, Chevron, BP, Shell et la compagnie française qui deviendra Total) battent la campagne et mettent en coupe réglée le monde des hydrocarbures. Les profits tombent, les fortunes s’arrondissent… et les guerres commencent.

Une des premières nous concerne directement puisqu’il s’agit de l’Algérie. Aussi longtemps que la France s’est débattue comme elle le pouvait pour se dépatouiller du problème colonial, en Indochine, au Maroc, en Tunisie, en Algérie, le monde de l’indifférence s’est satisfait de ses ennuis. Les Soviétiques ouvertement ravis, les Anglo-Saxons secrètement réjouis, tous voyaient avec amusement les fruits secs tomber de l’arbre. Et puis, l’annonce éclata, avant l’explosion, en février 1960 à Reggane, de la bombe atomique française : le coq gaulois à force de gratter le sable du désert avait fini par faire jaillir le précieux liquide du côté d’Hassi Messaoud. Du coup, notre présence en Algérie devenait une toute autre histoire.

Comme De Gaulle avait réglé en deux temps trois mouvements le problème de « l’Empire » en donnant l’indépendance à tout ce petit monde africain, il agit de même avec l’Algérie en prenant la précaution de signer des accords, dits d’Evian, qui assuraient la France la disposition du pétrole et du gaz sahariens. Comme il fallait s’y attendre, ledit accord fut dénoncé par Boumediene en 1971, une compagnie algérienne créée – la Sonatrach –, mais une forme adoucie de coopération algéro-française tout de même maintenue. Pour prix de nos renoncements, nous obtenions la « faveur » d’être approvisionnés en gaz à un prix d’ami, c’est-à-dire en le payant au-dessus des cours mondiaux.

 

La domination mondiale du pétrole

Nous entrons alors dans l’ère du pétrole tout-puissant. Les grandes compagnies – qui reprennent sans le savoir la dénomination des « grandes compagnies » du Moyen Age, des troupes de détrousseurs de grands chemins – quadrillent le monde et imposent leurs prix à ceux qui possèdent le sous-sol comme à ceux qui achètent, y compris les États. De ce rackett planétaire, les principaux bénéficiaires sont évidemment les plus grands. Cela se passe sur deux registres comme sur les grandes orgues de Notre-Dame. À la manœuvre, les États-Unis qui jugulent les tentatives auxquelles se livrent les pays possesseurs des gisements. Ainsi, l’Iran du Dr Mossadegh apprend à ses dépens que la CIA ne laissera pas déposséder les majors.

Cela dure ce que cela devait et pouvait durer : l’espace de quelques décades. Puis la révolte vient, sous l’impulsion du shah d‘Iran, le plus intelligent de la bande, qui, parallèlement, entre dans l’ère nucléaire au prix d’un exercice de séduction mutuelle avec le président français, Valéry Giscard d’Estaing. Reza Pahlavi, tombé injustement dans les oubliettes de l‘Histoire ne va pas seulement financer les installations françaises d’enrichissement de l’uranium, il défend la valorisation des hydrocarbures, matière première avant d’être source d’énergie, et convainc ses partenaires de l’OPEP de la nécessité et de la légitimité d’une augmentation du prix des hydrocarbures qui parait alors phénoménale, passant de 4 à 16 dollars le baril. Du jour au lendemain, tous les voyants d’une économie mondiale énergivore passent au rouge, il s’en faut de peu que la fin du monde n’intervienne et … miraculeusement, tout s’apaise. La vie reprend son cours mais l’alerte a été chaude qui ne sera pas oubliée de sitôt.

En tout cas pas en France. Quelques mois auparavant le choc pétrolier, le gouvernement de Pierre Messmer a pris la décision courageuse de lancer le plus ambitieux programme de construction de centrales nucléaires qui ait jamais été entrepris. Il ignore alors qu’il va faire un cadeau inestimable aux générations futures – qui sont les nôtres d’aujourd’hui – et sauver l’économie française des péripéties d’un second choc pétrolier, effectivement intervenu en 1979, et d’autres désagréments dans la gestion du pétrole et du gaz.

Les États-Unis veillent toujours jalousement sur le pétrole, protégeant leurs affidés – les monarchies du Golfe – et persécutant les rebelles en puissance – les régimes arabes laïcs. Le sang du pétrole comme le caractérise malicieusement le général Pierre-Marie Gallois[1] coule dans les veines des majors américaines. Il ne fait pas bon les défier. Saddam Hussein en fait l’expérience. 

Quelle est alors la stratégie des États-Unis en matière d’énergie et de production pétrolière ? Elle est très simple : ils doivent contrôler l’économie mondiale et, pour ce, le marché mondial des hydrocarbures, pétrole et gaz. Le professeur américain Michael Hudson[2] nous l’explique en février 2022 au moment où éclate la guerre russo-ukrainienne.

La ligne de Washington tient en quatre postulats :

– la doctrine Clinton de l’Advocacy Policy qui organise la maitrise américaine sur le commerce mondial ;

– l’interdiction de toute relation commerciale directe entre les Européens d’une part, la Chine et la Russie, d’autre part ;

– la priorité du gaz de schiste américain par rapport au gaz naturel ;

– le contrôle des voies d’approvisionnement de l’Europe en pétrole (oléoducs) et en gaz (gaz naturel liquéfié).

Explicités, ces postulats nous enseignent que :

1- l’Advocacy Policy, organisation intelligente de conquête des grands marchés mondiaux conçue par le président Clinton – probablement sur le modèle de la VPK soviétique – est le premier pilier de l’expansion économique américaine. Le principe en est simple : mettre au service des entreprises américaines tous les moyens de contrôle des marché mondiaux en identifiant les pays-cibles et les domaines d’intervention. Pour y parvenir, l’Advocacy Center (ou War Room) met à contribution toutes les administrations, services et organismes américains, de ceux du commerce extérieur jusqu’aux agences de renseignement comme la CIA et la NSA. Elles reçoivent mission d’accaparer les avancées et les potentialités des économies les plus dynamiques et les plus prometteuses. Le pouvoir politique intervient dans un second temps en détournant, quitte à les faire capoter, au profit des firmes américaines les transactions en cours dans le monde, commerciales ou industrielles ;

2- sous le prétexte d’empêcher une montée en puissance militaire de la Chine et de la Russie, les exportateurs américains ont l’exclusivité des fournitures militaires à leurs alliés. L’industrie française de l’armement en fait l’expérience ;

3- depuis son apparition, dans les années1980, l’extraction du gaz de schiste par fracturation hydraulique est devenue concurrentielle en dépit des atteintes graves qu’elle fait subir à l’environnement. Les Américains sont même redevenus premiers producteurs mondiaux d’énergie fossile gazeuse (devant les Russes) avec une croissance impressionnante de leur production, de 10 Bcf (Billion cubic feet) par jour en 2006 à 42 Bcf en 2015. L’industrie américaine a créé plus de 2 millions d’emplois au sein des énergies lourdes les plus énergivores : sidérurgie, verre, ciment, pétrochimie. Seule avancée à cet égard ; le recul du charbon et la réduction de 13 % des émissions de gaz à effet de serre entre 2007 et 2015. La compétition entre GNL russe et GNL américain se stabilise au bénéfice du premier, moins coûteux à extraire et plus proche de ses lieux de consommation, ce qui induit des frais de transports inférieurs surtout s’ils se font par gazoducs et non par méthaniers. La Russie s’attache à diversifier ses acheteurs en privilégiant la Chine et l’Inde ;

4- conscients du handicap rédhibitoire de l’éloignement, les États-Unis cherchent à bloquer tous les projets de gazoducs européens qu’ils ne contrôleraient pas.

 

Les enjeux autour de Nord Stream

C’est alors que le gazoduc du Nord Stream apparait au cœur du dossier de la desserte de l’Europe en gaz russe.

La situation est la suivante : au début des années 2000, l’Europe est alimentée par un gazoduc dénommé Brotherhood qui, partant de la Russie, traverse l’Ukraine de part en part, puis la Slovaquie, la République tchèque, et l’Allemagne. Le transit par l’Ukraine a généré de multiples incidents de paiement, le pays traversé étant en droit de prélever à ce titre une taxe mais devant payer ses propres prélèvements à l’opérateur. Des années durant, les deux pays ont eu à régler ces différends. C’est la principale justification de la recherche d’autres dessertes de l’Europe occidentale à partir de la Russie : le gazoduc Yamal à partir de la péninsule de Yamal transite par la Biélorussie et la Pologne en évitant l’Ukraine ; et surtout Nord Stream dont le parcours se fait pour la plus grande partie au fond de la mer Baltique et qui évite les parcours terrestres pour émerger dans les eaux territoriales allemandes. La compagnie russe Rosneft qui l’exploite s’est donné un président de son comité des actionnaires et membre de son conseil de surveillance qui siègera jusqu’en avril 2022 en la personne de Gerhard Schröder, ancien chancelier de la République fédérale.

En 2015, la Russie a produit 55,5 Billion cubic feet par jour dont elle a exporté le tiers, soit 17,5 Bcf, à trois groupes de clients, l’Union européenne, le duo Ukraine et Biélorussie, et enfin la Turquie. Face au GNL américain, le groupe gazier russe est largement compétitif en raison de ses moindres coûts d’exploitation et de la faiblesse du rouble. Bypasser le Brotherhood en doublant North Stream pourrait, à terme, coûter à l’Ukraine jusqu’à 2 milliards de dollars par an. Un tel manque à gagner serait insupportable pour un pays aux finances exsangues. Aussi l’Ukraine, mais aussi les Slovaques, les Tchèques, les Polonais – qui verraient réduire le trafic de Yamal – et enfin les États-Unis s’opposent donc au doublement de Nord Stream qui intéresse en revanche fortement Allemands et Russes. 

Ces mêmes Allemands qui peuvent compter sur l’activisme de la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, ancienne ministre fédérale de la Défense, font entériner par l’Union européenne la reconnaissance du gaz naturel comme énergie verte, ce qui est refusé, dans un premier temps, au nucléaire, pourtant très faible émetteur de gaz à effet de serre.

On le voit, les ingrédients sont réunis d’une compétition sans concession, entre producteurs d’abord, puis entre le binôme producteur russe et client allemand d’une part, et le bloc producteur américain et autres clients européens d’autre part.

 

Le démantèlement des centrales nucléaires françaises et allemandes

Un pays s’est préservé tout seul de ces menaces, la France et son nucléaire que les décisions absurdes de Lionel Jospin et Dominique Voynet n’ont pas réussi à couler complètement. Œuvre qu’Emmanuel Macron et Nicolas Hulot reprennent à leur compte en s’appliquant à poursuivre la réduction du nombre des réacteurs en fermant près d’une vingtaine de centrales. Ils sont les acteurs du sabotage d’une production qui a porté l’économie française depuis quarante ans.

Ils y ont été fortement aidés par le lobby antinucléaire dont la force ne doit peut-être pas tout au hasard. Contre l’arrivée en force du nucléaire, les grandes compagnies pétrolières ne pouvaient que s’émouvoir. L’apparition sur la scène médiatique d’organisations antinucléaires mystérieusement financées n’est peut-être pas le fait du hasard, alors qu’en toute objectivité la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre et de pollutions de toutes sortes devrait prendre compte parmi ses principaux vecteurs le nucléaire civil fournisseur d’une énergie propre et bon marché.

En France, pays de référence du nucléaire civil – et accessoirement du nucléaire militaire avec la construction de SNLE intégralement français – le nucléaire devenait un enjeu politique avec une gauche antinucléaire, à l’exception notable du Parti communiste, et une droite pronucléaire. Se réclamant d’un apolitisme qui a rapidement volé en éclats, le parti autoqualifié écologiste a fait alliance avec la gauche socialiste pour se porter ensemble au pouvoir.

Le retour des socialistes au gouvernement s’est accompagné d’un brutal virage vers la mise au rancard des projets de développement du nucléaire. Victorieux des législatives de 1997, Lionel Jospin s’est affiché aux côtés de Dominique Voynet comme sauveur de la planète. Comme sauveur on aura connu mieux : l’arrêt de Superphénix, premier réacteur à neutrons rapides (RNR) est le premier mauvais coup porté au secteur le plus compétitif de notre économie. Ce que l’on appelait improprement le lobby nucléaire, centré autour d’EDF et du CEA, n’était pas de force, politique, face aux antinucléaires, surtout quand disparaissaient les grands artisans de l’épopée électrique. Marque et symbole de ce retournement de tendance, EDF et la COGEMA devenaient des fromages pour les « petits copains », Gilles Ménage, François Roussely, Anne Lauvergeon.

Il y avait cependant pire. L’Allemagne dont la chancelière, Angela Merkel confondait tsunami de Fukushima et catastrophe industrielle, décidait de démanteler le parc nucléaire d’un pays fortement industrialisé et d’avoir recours aux énergies dites renouvelables, en réalité intermittentes, et au gaz naturel. Elle se plaçait ainsi sous la dépendance de la Russie, fournisseur le plus proche et le moins cher. A Bruxelles, les Allemands avaient suffisamment d’influence pour faire reconnaître le gaz « naturel » comme « énergie verte », ce qu’il ne peut être dès lors que son utilisation génère des rejets nocifs dans l’atmosphère. Les Verts – die Grünen – parvenus à constituer une coalition avec les sociaux-démocrates pouvaient enchaîner et, sous le prétexte de sauver la planète, se livrer à leur objectif majeur, le démembrement des centrales nucléaires. Pour ne pas être en reste, la France de François Hollande et d’Emmanuel Macron fixait un plafond à la production d’électricité d’origine nucléaire à 50 % pour justifier les aides considérables accordées aux promoteurs des éoliennes. Gage de sa détermination et de l’incohérence européenne, le président de la République le plus jeune de notre histoire fermait la centrale de Fessenheim, pendant que l’Allemagne ouvrait à proximité (à Datteln) une centrale à charbon qui s’ajoutait aux 70 centrales – dont nombre fonctionnant au lignite – qui font de ce pays voisin le principal pollueur de l’Europe, juste derrière la Pologne.

Ce fut l’âge d’or du gaz naturel avec comme plus gros fournisseur, la Russie proche, si proche que les gazoducs pouvaient en acheminer à moindre coût la précieuse production. En 2014, année du Maïdan, 6 % des exportations européennes de gaz russe se faisaient vers l’Europe, 21% vers la Biélorussie et l’Ukraine, 15% vers la Turquie, outre les exportations vers le Japon.  Le réseau russe du nord (la Sibérie) alimentait les îles britanniques et l’Allemagne par l’intermédiaire des Nordstream I et II. Afin de se passer du transit du gaz par l’Ukraine, le projet fut mis à l’étude d’un nouveau gazoduc appelé Nabuco qui relierait le Bluestream, lui aussi dans les cartons, au réseau principal. Il traverserait la mer Noire en évitant l’Ukraine et referait surface en Bulgarie.

Les États-Unis intervenaient alors pour dissuader le gouvernement de Sofia de consentir à cette nouvelle desserte. Ce que constatant, la Russie, à son tour, faisait interdire par la Syrie le passage sur son sol d’un gazoduc reliant la péninsule arabique – et accessoirement l’Iran – à la Turquie.

Pierre-Marie Gallois conseillait en son temps, pas si lointain, de porter attention à la carte des oléoducs et des gazoducs dont il pensait qu’elle était la clef de la plupart des conflits Proche et Moyen Orientaux. Il avait raison. Nous en avons la démonstration.

 

Le glissement de la guerre commerciale vers un conflit armé

Tous les ingrédients d’une nouvelle guerre, commerciale celle-ci, entre l’Amérique et la Russie, sont en effet réunis depuis l’écroulement de l’Union Soviétique, son éclatement en 15 États indépendants correspondant aux anciennes républiques soviétiques aux tracés établis de manière autoritaire, voire fictive, et à la Russie désormais sous la bannière de la Fédération de Russie. Au passage, notons que les premières de ces sécessions, celles intéressant les trois pays baltes, se sont faites unilatéralement, créant, sans le vouloir le précédent dont pourrait se réclamer d’autres territoires comme, dans le cas qui nous intéresse, les républiques autonomistes du Donbass.

Les enjeux en étaient la maîtrise du marché de l’énergie et la remise au goût du jour de la vieille obsession russe de l’accès permanent aux mers chaudes. Encore fallait-il un prétexte pour entraîner Poutine dans une surenchère que la propagande américaine transformerait en agression délibérée et qui permettrait d’abattre, une fois pour toutes, l’ours russe. Phantasme, anticipation ? Encore une fois c’est Victoria Nuland, citée par l’universitaire Michaël Hudson, qui nous donne la réponse. Dans une conférence de presse au Département d’Etat le 27 janvier 2022, elle déclare : « Si la Russie envahit l’Ukraine, d’une manière ou d’une autre, Nord Stream II n’ira pas de l’avant ». Le professeur Hudson poursuit par cette remarque personnelle : « Le problème est de créer un incident suffisamment offensif et de dépeindre la Russie comme l’agresseur[3] ».

Le paradoxe est que Madame Nuland qui vient de quitter l’état-major du président Biden et qui a pour l’Union Européenne des mots d’une vulgarité affirmée, se montre autrement prudente quant à une intervention directe de l’OTAN dans la guerre. Il serait imprudent et malhonnête de lui prêter comme au président Biden des intentions bellicistes à l’encontre de Moscou. Disons plus simplement que tout s’est passé, depuis les promesses inconsidérées de M. Barroso, comme si la reprise par la force des provinces autonomistes de l’est devenait une priorité nationale ukrainienne :

– coup d’État de Maïdan, généreusement financé de l’extérieur selon les déclarations de Victoria Nuland (5 milliards de dollars),

–  fuite du président prorusse Victor Ianoukovitch,

–  venue au pouvoir de Petro Porochenko, chassé en 2019, puis élection de Volodimir Zelensky,

– sécession de la Crimée (16 mars 2014),

–  sécession des oblats de Donetsk et de Louhansk, (avril 2014),

–  protocoles de Minsk (5 septembre 2014), garantis par l’Allemagne et la France « afin de gagner le temps nécessaire » à la reprise des combats contre les républiques autonomistes et la Russie, selon les aveux d’Angela Merkel et François Hollande,

– bombardement pendant sept ans des provinces sécessionnistes de l’est (16 000 morts),

– préparation intensive de l’armée ukrainienne avec assistance américaine (5 000 conseillers américains, et européenne pour la préparation),

– livraison de matériel militaire et d’armes à l’Ukraine,

– implantation de douze bases de la CIA à la demande du service ukrainien,

– reprise des combats en février 2022, chaque partie en rejetant la responsabilité sur l’autre, une augmentation très importante (sic) des bombardements et explosions (ukrainiens) au Donbass étant enregistrée le 17 février, la Russie intervenant le 22 février

En réalité les accords de Minsk n’ont jamais été respectés, l’Ukraine allant jusqu’à interdire la langue russe dans les terres contestées et n’accordant, comme elle s’y était engagée, aucune autonomie au Donetz et à Louhansk. Elle complétait le tableau en bombardant le Donbass, c’est-à-dire ceux qu’elle revendiquait comme étant sa propre population. Pour sa part, la Russie soutenait en sous-main lesdits territoires en leur envoyant des « volontaires ».

Il faut être clair sur ce point. Dans un premier temps qui court jusqu’au protocole de Minsk, les oblasts de Donetz et de Louhansk demandaient leur autonomie et non leur indépendance. L’Ukraine s’est engagée à la leur donner, mais n’a jamais tenu cette promesse. La sécession de la Crimée a changé la donne. Elle constitue la pierre d’achoppement d’un imbroglio juridique insoluble.

Les éléments en sont les suivants : lors de la dislocation de l’URSS, un référendum est organisé en Crimée le 12 février 1991 sur la question de savoir si cette république entend redevenir une République socialiste soviétique autonome de l’URSS : le résultat en est sans équivoque avec 94,3% de « oui » et 81,37% de participation. La RSSA de Crimée est pourtant dissoute le 26 février 1992 et reçoit la qualification de République autonome. On oublie, du côté de Kiev, que c’est d’une décision personnelle de Nikita Khrouchtchev qu’est résulté le rattachement de la Crimée à l’Ukraine.

Deux ans plus tard, un nouveau référendum est organisé par la République autonome de Crimée portant sur son éventuel rattachement à la Fédération de Russie. Une fois encore, le résultat en est sans équivoque ave 96,6 % de « oui ». Le caractère majoritaire du vote est indéniable. Pourtant, le gouvernement ukrainien dénie aux Criméens le droit de disposer d’eux-mêmes alors qu’il le reconnait aux Bosniens ou aux Kosovars. Le président de la Serbie, Aleksandar Vucic, ne s’est pas fait faute de dénoncer l’hypocrisie de l‘Occident à la tribune de l’Assemblée générale de l’ONU en septembre 2023.

La querelle juridique n’est pas près de s’éteindre dans l’incapacité des instances internationales à trancher entre le principe de l’intangibilité des frontières et celui du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. A tout le moins conviendrait-il de garder la mesure dans un conflit où rien de probant ne ressort du débat de fond.

Ces données, incontestables, posent clairement l’équation que les parties au conflit doivent résoudre, ou par la force, ou par la négociation, ou par leur combinaison. Avant de poursuivre une guerre fratricide, les protagonistes ont recherché les voies du dialogue. Nous savons aujourd’hui que des pourparlers ont effectivement eu lieu en Turquie en avril 2022 et que Russes et Ukrainiens étaient proches d’un accord. Mais les pressions américaines ont été suffisamment fortes et convaincantes pour dissuader Kiev de signer quelque document que ce soit. Cela se comprend : les États-Unis avaient besoin d’un conflit qui affaiblisse durablement la Russie. Une issue rapide ne faisait pas leurs affaires. Les déclarations du ministre Lemaire promettant « de mettre à genoux » la Russie en quelques mois corroborent cette thèse. Effectivement, les troupes russes, (135 000 hommes dont 60 000 pour la première vague d’assaut) insuffisantes pour occuper un territoire comme l’Ukraine, se sont repliées dès les premiers affrontements afin de sauvegarder ce qui leur paraissait essentiel, la sécurité des républiques devenues sécessionnistes, puis leur intégration au sein de la Fédération de Russie. Leur avancée vers l’ouest ne visait qu’à faire diversion afin de réduire la pression du pouvoir central de Kiev sur le Donbass.

Les belligérants ont alors mis en place deux stratégies opposées :

Ayant reconstitué sa puissance de feu grâce à l’artillerie et l’aviation, le commandement russe a choisi la défensive et ancré ses positions au sol par trois lignes de défense successives qui sont devenues très difficilement délogeables. Le choix a été fait d’user les forces ukrainiennes, sachant que les pertes de l’adversaire seraient de plus en plus difficiles à combler. C’est la stratégie de l’usure, dans laquelle les Russes, dont l’armée est conçue pour la défensive, sont passés maîtres.

Les Ukrainiens, au contraire, ont engagé leurs meilleures troupes dans l’offensive, suivant les ordres donnés par le président Zelensky, contre l’avis des militaires, d’avancer à tout prix. Il en est résulté des combats inutiles et coûteux en vies humaines. La bataille de Bakhmout est emblématique de ce choix. Perdue ou gagnée, elle a surtout été meurtrière pour les deux camps. L’offensive dite « de printemps » – en réalité en juin 2023 – n’a pas dérogé à ce schéma. En partie au moins pour convaincre ses partenaires occidentaux de l’aider puissamment, Volodimir Zelensky a engagé son corps de bataille dans des assauts visant à conquérir ou reconquérir la ville de Bakhmout. Les Russes se sont contentés d’envoyer au casse-pipe les mercenaires bien entraînés de la société Wagner. Les pertes se sont avérées insupportables pour les Ukrainiens et leurs meilleures unités y ont laissé beaucoup de plumes. Etendue à l’ensemble d’un front de plus de deux mille kilomètres, la stratégie Zelensky n’a pas pleinement convaincu. L’annonce de l’offensive de printemps, des mois à l’avance, a sonné l’alarme dans le camp d’en face qui a fait un gros effort de renseignement, sachant que 260 satellites du dispositif otanien surveillait ses forces, déployées en profondeur sur trois lignes de défense. Dans une interview donnée le 20 février 2024 à l’agence Tass[4], le ministre russe de la Défense, le général Choïgou a expliqué que tout l’art de la guerre avait été dans le conflit ukrainien de se montrer patient et de minimiser les pertes russes tout en maximisant celles des Ukrainiens. Il a donné des chiffres impossibles à vérifier et probablement exagérés. L’agence Tass donne quotidiennement l’état des pertes ennemies en matériel et en personnel mais aucune donnée relative aux forces russes.  De l’avis des experts indépendants comme le colonel Jacques Baud, ancien responsable du renseignement suisse, ou Alain Juillet, ancien directeur du renseignement de la DGSE et initiateur de la sécurité économique en France, et en l’absence de comptage contradictoire, il semble acceptable de dire que le rapport des pertes serait d’environ 1 à 5 en faveur des Russes, ce qui situerait le chiffre des morts ukrainiens aux environs de 500 000 et celui des Russes à 100 000. Ce qui en revanche est avéré, c’est la minoration incroyable de ses pertes faite par le président Zelensky qui les situe à 31 000 à ce jour.

Pendant que se déroulent les combats sur le terrain, une attaque, maritime et même sous-marine contre des objectifs civils intervient en septembre 2022. Ce sont les deux attentats commis en mer Baltique contre les gazoducs Nord Stream I et II, le premier le 26 septembre 2022, le second quelques jours plus tard. Facilement imputables, ces actes terroristes (c’est le mot qui convient) ont fait l’objet d’enquêtes allemande, danoise et suédoise dont les résultats n’ont pas été publiés. Preuve évidente d’un embarras général. Des sources occidentales en ont rejeté la commission sur les Ukrainiens, mais il parait peu probable que la marine ukrainienne dispose des équipements et des personnels pour mener à bien pareille mission par une centaine de mètres de fond nécessitant de grosses quantités d’explosifs.

On a tenté d’accréditer la thèse que les Russes eux-mêmes auraient commandité l’attentat : cette accusation ne résiste pas à l’analyse, pour trois raisons : l’ampleur des dommages ; l’identification très claire du premier bénéficiaire de l’interruption de tout ou partie du trafic gazier entre l’Allemagne et la Russie ;  enfin et surtout la localisation des attentats, à proximité de l’île danoise de Bornholm où sont localisés des moyen de détection américains très puissants qui surveillent les entrées et sorties des sous-marins russes dans la mer Baltique. Ce qui peut être affirmé sans risque d’erreur, c’est que rien n’a pu se faire sans le contrôle des Américains. Ce qui induit leur aval. Peut-être ne saura-t-on jamais avec certitude qui a fait quoi, mais cela n’a plus tellement d’importance face à l‘immense défi qui attend la communauté internationale : celui d’une guerre mondiale totale qui rayerait de la carte l’Europe et les États-Unis, fortement urbanisés, moins durement la Russie des immensités, encore moins la Chine et le reste du monde.

Pour les bellicistes déclarés, la solution serait de combattre jusqu’au dernier soldat… ukrainien. Leur camp peut compter sur l’appui de la quasi-totalité des médias, la propagande officielle et l’argent. Dans les débuts de la guerre, l’opinion s’est ralliée presqu’unanimement à leurs thèses, d’autant plus facilement que les médias russes ont été purement et simplement interdits au niveau européen. Cette même opinion a évolué au fur et à mesure de la prolongation des combats, de l’insensible retrait américain et des dissensions européennes.

 

La fin annoncée de la suprématie occidentale

Qui dit OTAN dit États-Unis. Les bons petits soldats de l’organisation de l’Atlantique Nord suivent aveuglément les injonctions venues de Washington. Ils ont réagi à propos de l’Ukraine comme ils l’avaient fait au sujet de l’Irak, de la Libye ou de l’Afghanistan. Ils ont plus de mal à propos de la Chine qui s’installe désormais comme seule rivale de la puissance la plus riche, mais aussi la plus endettée au monde. Cette lente modification des sphères d’influence dans le monde fait les affaires de la Russie, pas mécontente de sortir du halo américain. Car cela signifie que Washington ne mettra pas autant de hargne à défendre Kiev qu’il l’eût accepté voici quarante ans. Jusqu’alors assurés d’imposer la pax americana au reste du monde, Asie, Afrique, Amérique latine, et d’installer le dollar – accessoirement l’euro – comme les monnaies universelles, les alliés de l’OTAN ont perdu leurs certitudes. Quant à leurs positions géostratégiques, ils comprennent qu’ils doivent désormais compter avec les BRICS – Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud –, auxquels se sont ajoutés depuis le 1er janvier l’Égypte, l’Éthiopie, l’Iran, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, qui conjuguent leurs moyens pour affaiblir l’Occident confondu avec l’OTAN, a fortiori depuis que les pays scandinaves ont rallié cette dernière. Leur alliance, d’économique tend à devenir politique et vise à faire contrepoids au G7. Forts de leurs trois milliards six cent onze millions d’habitants, contre 783 millions d’Occidentaux, les BRICS contrôlent l’essentiel du marché pétrolier surtout depuis qu’ils accueillent les deux principaux fournisseurs de la péninsule arabique et détiennent une bonne partie de la dette américaine et européenne.

Les premiers effets de cette inversion des rapports de force se constatent en Afrique et dans la péninsule arabique. La France s’est vu chasser sans ménagement de l’Afrique subsaharienne en une décade et deux présidences. Celles de François Hollande et d’Emmanuel Macron. Il suffit de regarder une de ces cartes Vidal de La Blache qui illustraient sur tous les murs de classe l’œuvre coloniale de la Troisième République pour mesurer ce qu’est devenu l’influence de la France, désormais ramenée à l’hexagone. En moins de temps qu’il n’en faut pour passer du CM 1 à la classe de philosophie, le président de tous les abandons – ENA, corps préfectoral, corps diplomatique – aura réduit à néant l’œuvre de tant d’administrateurs, métropolitains ou ultramarins, que De Gaulle ne s’en retournera même pas dans sa tombe. Car « sa » France, celle de Charles De Gaulle, indépendante – ou souveraine si l’on préfère – politiquement, économiquement, militairement, énergétiquement – ne représente plus qu’une ligne sur le grand livre de l’Histoire. Le sentiment européen d’appartenance à une entité considérable – au sens premier du terme – ne suffirait pas à effacer la conscience du déclin. L’Europe coloniale a vécu, ce qui n’est pas forcément une mauvaise chose mais l’idée gaullienne d’une Communauté, dont il fut le premier Président, n’a pas davantage prospéré. Faute de s’être montrés solidaires de leurs amis français, les pays de l’UE ont perdu eux aussi leur crédibilité pendant que les États-Unis jouaient le grand air de la décolonisation.

Qui le leur reprocherait ? Les Américains n’ont guère changé depuis que Tocqueville soulignait leur vibrant patriotisme. De la doctrine Monroe à leurs interventions tardives mais décisives dans les deux guerres mondiales, les États Unis ont su garder le cap d’une rectitude et d’une honnêteté morale héritées de leurs origines WASP[5], tout en cultivant leur appétence pour les affaires :  business is business. Simplement, ils ont adopté depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale ce que l’on pourrait appeler la « doctrine Patton ». Ce général, champion de l’offensive à la tête de son unité blindée, a préconisé, alors que les opérations militaires n’étaient pas encore terminées, de se retourner contre l’Armée Rouge qui venait de porter les coups les plus sévères à la Wehrmacht. Harry Truman, à peine installé à la Maison Blanche, a repris cette doctrine qui allait enfanter le maccarthysme et figer les relations entre les États Unis et l’URSS dans des postures de mutuelle méfiance. Il est clair que la personnalité de Staline et la nature dictatoriale du régime communiste ont joué un rôle décisif dans la venue de la guerre froide et le bouclage du rideau de fer.

Quarante- cinq ans plus tard, le 25 décembre 1991, la dislocation de l’URSS actée à Minsk (!) par la Russie, la Biélorussie et l’Ukraine aurait pu et dû ouvrir une nouvelle ère, celle d’une coexistence pacifique que la Russie de Gorbatchev puis de Boris Eltsine, appelait de ses vœux. La réponse américaine fut la doctrine Wolfowitz qui prenait acte de la suprématie américaine et en posait les conditions du maintien. Qui commençaient par le démembrement cette fois de la Fédération de Russie en quinze entités indépendantes. Dans les faits, ce fut la Russie moribonde, moquée, humiliée.

 

Le relèvement de la Russie

C’était préjuger de la capacité de rebond d’un pays aux ressources gigantesques et au patriotisme indéracinable. Un homme l’incarna, choisi par Boris Eltsine, dont ce fut sans doute le coup de génie, le kgbiste Vladimir Poutine.

On a tout dit de cet homme secret mais moderne dans son appréhension du pouvoir, et il n’est pas indispensable d’y revenir. Sauf pour souligner qu’il a rendu au peuple russe sa fierté.

La Russie de Vladimir Poutine est très éloignée du modèle soviétique, quand bien même elle présenterait des aspects contestables au regard des droits de l’homme. Toutefois son évolution s’est opérée dans le sens d’une certaine libéralisation, alors que les États-Unis, seuls maîtres du monde et inconscients de l’éveil de la Chine, suivaient le chemin inverse et écrasaient les obstacles réels ou supposés à leur toute puissance avec le lourd passif d’agressions contre des États souverains – Irak, Viêt-Nam, Grenade, Panama, Somalie, Afghanistan–, les activités douteuses de la CIA et l’ouverture de camps de détention hors de leur territoire, Pendant que la Russie se reconstruisait.

En ce début de troisième millénaire, l’image que renvoient l’un de l’autre les anciens alliés contre l’hitlérisme est, de ce fait, plus nuancée qu’on ne la présente communément. La guerre d’Ukraine, dont il est de bon ton d’imputer le déclenchement à la seule Russie et forcément à Poutine, n’a pas éclaté par hasard pas plus que ses protagonistes ne sont à ranger tous dans le même camp. En particulier, il n’est nullement assuré que la stature de Poutine entre dans le costume que lui taillent sans vergogne les médias occidentaux. Le manichéisme s’applique malaisément aux péripéties des relations internationales surtout quand s’y ajoute une inculture consternante telle celle qui fait dire à la tête de liste Renaissance aux européennes qu’Edouard Daladier était un défaitiste, assertion rigoureusement fausse à l’égard du seul politique de la Troisième République qui ait fait du réarmement son crédo invariable. De même, qu’il est devenu périlleux d’oser nuancer les jugements sur le conflit en cours.

Pour les supposés pro-ukrainiens (sic), l’entièreté de la responsabilité revient à Vladimir Poutine. Les comparaisons – peu flatteuses – n’ont pas manqué : Hitler, Staline, mais pas Napoléon pourtant peu chiche en déclarations de guerre. Faisant litière de la parole non tenue des dirigeants américains, Poutine a effectivement lancé ses troupes contre un adversaire qui bombardait depuis sept ans deux provinces de son propre territoire, au prix modique de 16 000 morts. L’avancée des forces russes, condamnable au regard du droit international – mais pas davantage que les interventions américaines sur quatre continents – pose paradoxalement plus de problèmes que de satisfactions aux Russes. Ils sont en effet pris pour cibles des va-t-en guerre de salon, l’énoncé de toute réserve à la perfection démocratique de l’Ukraine rejeté comme un crime, le moindre commencement de compréhension de la politique russe tenu pour une apologie honteuse. Les voix autorisées d’Alain Juillet, de Caroline Galactéros, d’Éric Denécé ou du colonel Jacques Baud ne sont plus écoutées mais stigmatisées. En attendant mieux.

On aura rarement connu pareil déchaînement de propagande contre un pays qui n’est certes pas un allié traditionnel de la France, mais dont il serait léger d’oublier le rôle décisif qui fut le sien pour abattre le nazisme. Les dix millions de soldats porteurs de l’étoile rouge pèsent moins que les quatre centaines de milliers de GI.  Il y a donc fort à parier que, pour commémorer le 80e anniversaire du débarquement en Normandie, l’Allemagne sera invitée, qui était alors notre ennemie, mais pas la Russie qui était notre alliée, que sera également de la fête l’Ukraine qui fournissait des SS par dizaines de milliers et des gardiens de camps de la mort par centaines ou milliers, mais pas la Yougoslavie, essentiellement la Serbie, qui eut plus de morts que les États-Unis.

Sans aucun doute, les autorités russes ne sont pas davantage respectueuses du droit à la contestation ou, tout simplement à l’information. Il n’est nullement question d’absoudre Vladimir Poutine des crimes qu’il aurait commis. A une condition toutefois : que ces crimes soient avérés et qu’il ait pu s’en expliquer.

Les accusations ne sont pas des verdicts. Celles portées contre les dirigeants russes nommément désignés ne vaudraient que confirmées par une juridiction qui ne soit pas de circonstance. Mais rappelons que les États-Unis, la Russie, Israël, la Chine et l’Inde n’ont pas ratifié la création de la CPI. Convenons que le décès en détention d’un opposant peut exiger des explications. Mais rappelons à ce sujet que la mort dans la prison de La Haye du président de la Serbie, Slobodan Milosevic, en 2006, n’a suscité aucune interrogation, encore moins d’indignation. Pour ma part, je peux modestement attester de ce que, quelques semaines avant cette issue fatale, le président serbe qui n’avait pas été condamné, rappelons-le, paraissait en bonne forme.

En tant que démocrates, nous avons le devoir de l’exemplarité et de l’honnêteté. Entendre toutes les versions, cesser de bâillonner les adversaires, faire valoir nos appréciations sans exclusive.

Il y a plus important encore.

Au nom de la simple humanité, il faut cesser le feu le plus vite qu’il se peut. Il faut mettre un terme aux pertes terribles que subissent les Ukrainiens et dont ils mettront des dizaines d’années à se remettre. Tant pis pour les Russes s’ils doivent faire taire les canons. Tant mieux pour les soldats qui reverront leurs familles. La porte des négociations n’est pas ouverte, mais elle n’est pas non plus fermée à double tour. A nous de tourner la poignée et de rendre un sens au mot de diplomatie.

Jean-Pierre Chevènement et Hubert Védrine, tous deux grands serviteurs de l’État, appellent à la discussion. Quel qu’en soit le déroulement, la négociation vaudra toujours mieux que la poursuite de la guerre. Ce constat qui n’a rien d’original s’avère d’autant plus impératif que les torts ne sont l’exclusivité de personne, que nous devons à la Russie au moins partie de la reconnaissance dont nous ne sommes pas chiches envers les États-Unis et à l’Ukraine le respect de ses droits, rien que ses droits mais tous ses droits.


[1] https://www.lagedhomme.com/ouvrages/pierre-marie+gallois/le+sang+du+petrole+%3A+irak/1886

[2] https://cf2r.org/tribune/les-veritables-adversaires-de-lamerique-sont-ses-allies-europeens-et-autres/

[3] https://cf2r.org/tribune/les-veritables-adversaires-de-lamerique-sont-ses-allies-europeens-et-autres/

[4] https://reseauinternational.net/linterview-de-serguei-choigou-par-mikhail-petrov/

[5] White Anglo-Saxon Protestant.

Le djihadisme en Ukraine

Le djihadisme en Ukraine

par Revue Conflits – publié le 25 mars 2024


La notion de jihad associée au conflit ukrainien est, de prime à bord, troublante. Depuis le 11 septembre 2001, pour les Occidentaux ce terme renvoie plutôt à l’idée de guerres asymétriques menées par des terroristes islamistes arabes fanatisés. Alors que dans le cas présent, le conflit oppose deux États européens à majorité chrétienne dans le cadre d’une guerre de haute intensité.

A.L. L’auteur a effectué plusieurs recherches sur le djihadisme en Ukraine. Son travail a été volontairement anonymisé.

Les représentations occidentales sur l’islamisme ont ainsi été façonné par deux décennies d’attentats sur un territoire européen déchristianisé. En vingt ans, une multitude de groupes se sont revendiqués du jihad. De l’Afrique à l’Asie en passant par le Moyen-Orient, ils forment un ensemble hétérogène comportant des sociologies, des objectifs et des modes d’action variés pouvant parfois mener à des conflits internes. Cette arborescence d’acteurs rend leur compréhension difficile du grand public et entretient une vision floue sur ce qu’est le jihad. S’ajoute à cela le temps court de l’information face au temps long de l’histoire. La connaissance de l’islam et ses préceptes s’acquiert au gré des tragiques attentats où sont ensuite abordés brièvement sur des chaines d’information, des supposés conditions sociologiques ou religieuses menant à de tels actes. « L’étranger qui ne fait simplement qu’observer ne peut que partiellement comprendre, toute compréhension véritable requiert une participation imaginative à la vie des autres » écrivait le sociologue Robert Park. Ainsi le jihad est une notion protéiforme qui a évolué au fil du temps et des acteurs qui s’en revendiquent. Il doit être étudié au travers des textes mais aussi et surtout de ceux qui prétendent l’employer.    En Occident, cette notion de jihad est avant tout vu comme un appel à une forme de guerre sainte à l’égard de non musulmans. Cette représentation biaisée peut s’expliquer par la confrontation violente que le continent a eu ces dernières décennies avec les groupes terroristes. Elle est cependant réductrice mais dans ce contexte de violences la nuance est plus difficile à apporter. Si les djihadistes se réclament du Coran et de la vie du Prophète Mohammed pour justifier leurs actions, leur interprétation des écritures demeure marginale. Historiquement, l’idée d’un jihad militaire existe mais elle répond à des conditions précises pouvant davantage être associées à de l’auto-défense. Au Xème siècle, les auteurs appartenant au courant soufi ont quant à eux établi une distinction entre le « petit jihad » et le « grand jihad ». Le premier correspond à un jihad militaire mais serait moins important que le second qui serait intérieur contre la tentation du pêché. Au XIIe siècle, le théologien musulman Averroès distingue quant à lui quatre dimensions au jihad : l’effort par le cœur (intérieur), l’effort par l’épée (guerrier), l’effort par la langue (prédication), l’effort par la main (écrire au profit de l’islam et la bienfaisance) En 1928, l’instituteur égyptien Hasan al-Banna fonde l’association des Frères Musulmans. Il défend une vision politique de l’islam qui ne serait pas cantonné à la sphère privée. Il est suivi au milieu du XXe siècle par l’enseignant et intellectuel égyptien Sayyid Qutb. Ce dernier prône un jihad purement guerrier visant à la propagation de l’islam. Son exécution en 1966 a participé à la diffusion de ses écrits et un mouvement de solidarité envers les Frères Musulmans. Les groupes terroristes islamistes actuels tel que l’État Islamique s’inscrivent dans cette continuité que l’on qualifie de djihadiste à savoir « une doctrine de l’action violente au service de l’islam politique, lequel peut faire usage du terrorisme comme de beaucoup d’autres moyens, qu’ils soient coercitifs, persuasifs, voire légaux ». Ils ne doivent cependant pas occulter les autres interprétations, comme celles citées précédemment, qui placent la dimension militaire au second plan. Ainsi, plutôt qu’un concept clairement défini, le jihad apparait davantage comme une notion fluctuante, dépendante des interprétations et parfois, un outil au service d’une vision plus politique de l’islam. Ces questions d’islamisme et de la lutte contre le terrorisme ont occupé une place importante dans les politiques de défense des pays européens et des États-Unis. Le 24 février 2022, lorsque la Russie envahit l’Ukraine, une page semble se tourner. La guerre dite de haute intensité fait son retour sur le sol européen. Pourtant, seulement quelques mois après le début du conflit, le jihad ressurgit sur ce nouveau théâtre d’affrontements. Côté ukrainien, on trouve la présence d’anciens membres de groupes islamistes comme Abdul Hakim al-Chichani, de son vrai nom Rustam Azhiev, qui combattait auparavant en Syrie. Côté russe, différentes autorités musulmanes et le dirigeant de la République de Tchétchénie, Ramzan Kadyrov, ont appelé au jihad contre l’Ukraine et le « satanisme occidental ». On observe que le jihad est présent des deux côtés mais émane d’acteurs différents qui sont non-étatiques, infra-étatiques ou religieux. Ensuite, des éléments mobilisés par ces acteurs comme la justification religieuse, les discours ou encore la communication au travers des réseaux sociaux, n’est pas sans rappeler les modes d’action des groupes terroristes islamistes. Dès lors, le conflit en Ukraine apparait comme une hybridation entre des acteurs et des méthodes issus de guerres non conventionnelles mobilisant un narratif religieux au sein d’une guerre de haute intensité entre deux États laïques à majorité chrétienne. On peut donc se demander si la mobilisation du jihad dans le conflit en Ukraine témoigne-t-elle d’une mutation durable des conflits ? Comme chaque conflit, la guerre en Ukraine se tient dans un contexte historique et politique singulier. Pour comprendre les dynamiques propres à chaque acteur il faut d’abord s’intéresser aux guerres de Tchétchénie (1994-1996 et 1999-2000) qui ont été particulièrement violentes et marquantes pour les belligérants. Elles constituent le point de départ du parcours de certains nationalistes qui par la suite créeront ou rejoindront des groupes islamistes dans le Caucase et au Moyen-Orient. Nous verrons ensuite comment ces combattants ont intégré différents bataillons de la Légion Internationale ukrainienne et leur rôle dans ce conflit. Dans une seconde partie nous étudierons les discours djihadistes côté russe. Il s’agit d’analyser le positionnement des autorités religieuses et politiques ainsi que leur réception par soldats. Enfin, nous verrons le rôle de la communication massive au travers des réseaux sociaux et comment elle sert de caisse de résonnance afin d’unir les troupes et de démoraliser l’adversaire.

1. La déterritorialisation du conflit d’indépendance tchétchène

Bien qu’il soit difficile d’établir une sociologie précise des combattants islamistes présents aux côtés des troupes ukrainiennes, la grande majorité d’entre eux sont issus des républiques musulmanes au sud de la Russie, Tchétchénie en tête. Pour comprendre leur participation à ce conflit, il est avant tout nécessaire de retracer leur parcours en partant des deux guerres de Tchétchénie. Elles ont à la fois formé un vivier de combattants radicaux mais également construit un rapport particulier entre la Russie et ses musulmans.

La genèse de l’islamisme caucasien

La fin de l’URSS en 1991 a conduit à la revendication d’indépendance d’une multitude d’anciennes républiques socialistes. Parmi elles, la République d’Itchkérie, actuelle Tchétchénie, revendique son indépendance cette même année. En conséquence, le 11 décembre 1994 la Russie lance une offensive militaire pour reprendre le territoire. Le chaos créé par ce conflit profite à des prédicateurs islamistes et wahhabites qui vont prospérer dans la région. Traditionnellement, l’islam soufi est majoritaire en Tchétchénie. Il promeut une dimension ésotérique et mystique de la foi et un jihad avant tout intérieur comme mentionné en introduction. Cette incursion du wahhabisme, soutenue par les pays du Golfe, est facilitée par la défiance de la population envers les imams traditionnels qui étaient réputés pour informer le KGB. En 1996, sont signés les accords de paix de Khassaviourt entre les autorités russes et tchétchènes donnant l’indépendance à ces derniers. Des élections présidentielles ont lieu en 1997 et le nationaliste laïque Aslan Maskhadov l’emporte avec 60% des voix. Cependant, la république se fracture entre les nationalistes modérés et les islamistes représentés par Chamil Bassaïev et le saoudien Ibn al-Khattab. L’augmentation de la criminalité et les difficultés économiques profitent à la propagation d’un islam radical. Face à cela, le président proclame l’instauration de la charia dès 1997 afin de satisfaire les revendications islamistes et de permettre des mesures violentes visant à baisser la criminalité. On assiste alors à une propagation et une radicalisation de ces mouvements religieux qui se déportent vers les républiques voisines (Daghestan, Ingouchie, Kabardino-Balkharie). Entre le 31 août 1999 et le 16 septembre 1999, une série de cinq attentats est perpétrée sur le territoire russe dont un à Moscou. Ils causent la mort d’au moins 290 personnes et sont attribués aux indépendantistes tchétchènes bien que cela soit contesté. S’en suit alors la seconde guerre de Tchétchénie (1999-2009). La résistance tchétchène se divise entre les nationalistes et les islamistes qui s’organisent au sein de jamaat. Ces derniers, bien que moins nombreux, sont davantage visibles et ils comptent dans leurs rangs des combattants étrangers venant d’Al-Qaïda. Ce conflit sert de démonstration de puissance au nouveau président russe Vladimir Poutine. Dès le 6 février 2000, la capitale tchétchène Grozny est reprise par Moscou après de violents combats qui ont ravagé la ville. En 2003 les affrontements cessent et la république d’Itchkérie est rattachée à la Fédération de Russie à la suite d’un référendum. La même année, Akhmat Kadyrov devient président de la République de Tchétchénie au terme d’une élection contestée. Ancien vice-mufti de Tchétchénie, il a combattu aux côtés des indépendantistes durant la première guerre avant de se rapprocher de Moscou durant la seconde guerre de Tchétchénie. Il est tué en 2004 dans un attentat à la bombe. En septembre 2004, la prise d’otages dans l’école de Beslan qui fit 344 morts, marque une bascule dans le combat islamo-national tchétchène vers un terrorisme mondialisé. La vallée du Pankissi située au nord-ouest de la Géorgie et frontalière à la Tchétchénie devient un lieu de repli pour ces combattants djihadistes. En 2007 est proclamée la création de l’Émirat du Caucase par Doku Oumarov. L’objectif de l’organisation est de faire du Caucase « une zone purement islamique en y instituant la charia et en chassant les infidèles » puis « de reprendre toutes les terres qui étaient à l’origine musulmanes et qui se trouvent bien au-delà des limites du Caucase ». L’indépendance de la Tchétchénie apparait alors comme une lutte plus secondaire au profit d’une propagation de l’islam par la lutte armée à l’ensemble du Caucase. Le groupe se structure avec un organe consultatif (le Majlis ul-Shura), un bureau de représentation officiel à l’étranger, un organe d’information officiel (Kavkaz Center) publiant en russe, en anglais, en arabe, en turc et en ukrainien. L’Émirat du Caucase continue la lutte à travers le terrorisme. L’organisation a notamment revendiqué le double attentat suicide du 29 mars 2010 dans le métro de Moscou qui a fait 39 morts. En 2013, « l’émir » Doku Oumarov meurt et l’Emirat du Caucase s’essouffle. D’un côté on assiste à un manque de légitimité de son successeur daghestanais Aliskhab Kekebov. D’un autre côté al-Qaïda et l’État Islamique gagnent en influence et font concurrence à l’Émirat du Caucase. C’est le cas notamment au Daghestan où les chefs djihadistes choisissent de se rallier à l’État Islamique. L’Émirat du Caucase, après avoir entretenu une position ambiguë entre les deux groupes, prête allégeance à Al-Qaïda. Ceux qui combattaient naguère dans le Caucase pour l’imposition de la charia dans la région se retrouvent désormais disséminés entre la Turquie, la Syrie et l’Irak. La répression russe a poussé ces musulmans radicaux à quitter le territoire. Ces combattants devenus plus ou moins apatrides ont donc gonflé les rangs de l’État Islamique. Ils voient dans ce choix une opportunité de s’entrainer au combat en attendant la reprise du conflit en Tchétchénie mais également pour des raisons de subsistance économique. Les caucasiens s’organisent en katiba de l’État Islamique notamment Jaich al-Mouhajirine wal Ansar (« l’Armée des émigrants et des défenseurs »), mais aussi dans des groupes autonomes comme Ajnad al Kavkaz (« les soldats du Caucase »). En 2016 est même formée une société militaire privée djihadiste nommée Malhama Tactical (« la tactique de l’Apocalyspe »), dirigée à partir de 2019 par le tchétchène Ali al-Chichani.

Les savoir-faire acquis durant le conflit tchétchène sont maintenant mis au service de la cause islamiste. L’entrée en guerre de la Russie aux côtés de Bachar al-Assad en Syrie en 2015, confère une motivation supplémentaire pour ces djihadistes qui y voient une continuité avec la lutte menée sur leur territoire originel. Ce que l’on peut donc constater c’est que du chaos de la première et la seconde guerre de Tchétchénie, se répand un islam radical venu d’Arabie Saoudite. On assiste alors à une hybridation entre des revendications territoriales et des revendications islamistes. La déterritorialisation progressive de la lutte et la perte de vitesse de l’Émirat du Caucase poussent les combattants à s’insérer au sein de l’État Islamique ou al-Qaïda. Les soldats nationalistes sont devenus des djihadistes confirmés qui luttent désormais au Moyen-Orient. On observe une continuité et une certaine cohérence entre les différentes organisations qui se sont succédées. Le combat a progressivement basculé d’une motivation territoriale vers des revendications religieuses et idéologiques sans la remplacer complètement. Ces djihadistes sont, au fur et à mesure devenus des « exclus » de leurs pays d’origines qui s’insèrent au sein de groupes terroristes pour des raisons économiques et pour poursuivre la lutte contre la Russie À partir de 2014, s’ouvre un nouveau front en Ukraine avec les velléités indépendantistes dans les régions de Louhansk et de Donetsk soutenues par la Russie. Certains combattants actifs au Moyen-Orient y voient l’opportunité de lutter contre l’impérialisme russe et vont rejoindre des bataillons de mercenaires musulmans. En 2022 ce phénomène prend davantage d’ampleur avec l’invasion russe de l’Ukraine. 

L’Ukraine : nouveau théâtre de la confrontation anti-russe

La défaite des indépendantistes tchétchènes les a conduits à l’exil. Si certains, notamment islamistes, ont poursuivi la lutte dans le Caucase et au Moyen-Orient, une large partie des indépendantistes ont quant à eux trouvé refuge en Europe et en Turquie. L’Ukraine a également fait figure de terre d’accueil en raison de sa proximité géographique, de l’usage de la langue russe et d’une communauté musulmane Tatar bien implantée. Par la suite, cette destination fut le choix d’anciens djihadistes car il y était simple d’en acheter la citoyenneté, un passeport ou des armes. En 2014, lorsque la Russie annexe la Crimée et que des mouvements indépendantistes apparaissent dans la région du Donbass, la diaspora tchétchène se mobilise derrière les Ukrainiens.  En mars de cette même année, l’intelligentsia laïque tchétchène en exil au Danemark notamment Isa Munayev, fonde le bataillon Djokhar Doudaev du nom du président qui a déclaré l’indépendance de l’Itchkérie en 1991. De ce premier bataillon un second va être créé, le bataillon Cheikh Mansour qui est une figure tchétchène du XVIIIème siècle pour s’être battu contre l’impérialisme tsariste en unissant la population autour de l’islam. Les raisons de la scission entre ces deux bataillons est floue. Certains évoquent des divergences au niveau stratégique sur les zones de combat où agir en Ukraine. D’autres mettent en avant une séparation idéologique avec le bataillon Doudaev qui serait nationaliste et laïque tandis que le bataillon Cheikh Mansour serait guidé par des considérations islamistes et dont certains membres auraient combattu dans les rangs de l’État Islamique . Un troisième bataillon, Bechennaya staya (« la meute enragée »), a été créé. Peu d’informations à son sujet sont disponibles mais selon le média pro-russe Donbass Insider, il serait devenu une composante de la 57e brigade motorisée de l’armée ukrainienne. Jusqu’en 2022 les bataillons Djokhar Doudaev et Cheikh Mansour n’étaient pas reconnus par le gouvernement ukrainien. Le bataillon Doudaev comprendrait entre 300 et 500 hommes, principalement des tchétchènes mais également des volontaires issus du reste du Caucase. Les motivations de ces volontaires sont avant tout idéologiques. Ils sont issus de la diaspora tchétchène en Europe et se sont engagés dans l’objectif de contrer l’impérialisme russe qu’ils ont eux même subit. Il s’agit principalement de vétérans des guerres de Tchétchénie qui disposent ainsi de compétences militaires et de connaissances des tactiques de l’armée russe qu’ils mettent désormais à profit sur le théâtre ukrainien. Certains se battent dans l’objectif de déstabiliser la Russie à travers une décrédibilisation du pouvoir de Vladimir Poutine afin de reprendre ensuite le combat indépendantiste en Tchétchénie. L’invasion russe de 2022 constitue un catalyseur qui a mobilisé davantage de tchétchènes en exil. Deux nouveaux bataillons ont ainsi été créé : le Khamzat Gelayev Joint Task Detachment et le Separate Special Purpose Battalion (OBON).

Ce dernier a été fondé par le gouvernement d’Itchkérie en exil et se veut être son bras armé. Ce groupe serait principalement chargé de conduire des opérations commandos de reconnaissance. Peu d’informations sont disponibles au sujet de ces groupes. Seul un article émanant du site internet pro-russe « Donbass Insider » décrit de manière détaillée le bataillon OBON. L’auteur affirme que l’unité ne serait composée que d’environ 200 combattants dont beaucoup seraient des vétérans du djihad en Syrie et leur salaire en Ukraine serait de 400 euros par mois. Selon le site pro-israélien MEMRI c’est au sein de ce bataillon que combattrait Rustam Azhiev. Depuis 2015, il dirigeait le groupe islamiste tchétchène en Syrie Ajnad Al-Kavkaz. Il serait arrivé en Ukraine vers la fin de 2022 après avoir transité par la Turquie accompagné de quelques dizaines de combattants venus avec lui de Syrie. Il fut accueilli par le chef du gouvernement tchétchène en exil Akhmed Zakaïev. Ces différents bataillons ont été intégré au fur et à mesure à la Légion Internationale ukrainienne. Elle regroupe des volontaires internationaux venus combattre aux côtés de Kiev. Ils sont ainsi formés et équipés par les forces ukrainiennes. Bien que parmi les conditions pour la rejoindre il soit fait mention de l’interdiction d’avoir un casier judiciaire, on constate la présence d’anciens combattants djihadistes. Leur organisation est difficile à établir en raison du manque de sources claires et précises sur le sujet. Certains sont présents depuis 2014 tandis que d’autres ne sont arrivés qu’en 2022. Ils semblent s’être fondus dans la masse auprès d’autres combattants tchétchènes dans les différents bataillons. Leur présence est relativement discrète à l’exception de Rustam Azhiev qui a médiatisé sa venue. Du côté ukrainien, la présence de ces éléments djihadistes est difficile à gérer. En 2019 le gouvernement avait dissous et désarmé le bataillon Cheikh Mansour en raison de ses dérives islamistes avant de le réactiver en 2022. Un dilemme s’impose alors entre conserver ces combattants expérimentés ou les retirer pour éviter de décrédibiliser l’armée dans son ensemble. Si le pays a arrêté et extradé certains djihadistes jusqu’en 2021, cela ne semble plus d’actualité en raison du besoin croissant de soldats depuis le déclenchement de l’invasion. Par ailleurs le parlement ukrainien a œuvré à la mobilisation des indépendantistes tchétchènes en reconnaissant le 18 octobre 2022 l’indépendance de la République d’Itchkérie qui serait « temporairement occupée par la Russie ».

Dans un même temps, l’Ukraine compte environ 500 000 musulmans, principalement des tatars issus de Crimée. Pour autant, il n’y a pas la présence de discours promouvant un jihad contre la Russie de la part des autorités religieuses du pays. Selon l’ancien moufti ukrainien, Saïd Ismahilov, la guerre menée est un jihad car « selon la charia nous avons la permission de protéger nos vies, nos familles et nos propriétés », il n’appelle cependant pas au jihad en raison de la laïcité ukrainienne. On constate ainsi que le djihadisme du côté ukrainien relève davantage de la présence de vétérans du djihad que d’une organisation structurée autour d’un islam radical. Ces éléments semblent disséminés au sein des quatre bataillons « tchétchènes » qui appartiennent à la Légion Internationale Ukrainienne avec, semble-t-il, une prédominance dans les bataillons Cheikh Mansour et OBON. Leur présence sur ce théâtre n’est pas commanditée par d’autres organisations islamistes mais découle d’une volonté personnelle. Leur motivation à prendre les armes en Ukraine ne semble finalement pas si différentes que pour les autres volontaires : lutter contre l’impérialisme russe. Il subsiste cependant une dimension indépendantiste ou revancharde à l’égard de la Russie avec, chez certains, une volonté d’ensuite reprendre le combat en Tchétchénie. Leur présence constitue à la fois un atout militaire pour les forces ukrainiennes mais également un fardeau à gérer en raison de l’image qu’ils peuvent renvoyer à l’international. Il réside également un risque à plus long terme de savoir ce que deviendront ces mercenaires une fois la guerre terminée.

Ainsi, on constate une continuité entre le conflit tchétchène et la présence actuelle de djihadistes en Ukraine. Ce premier conflit a mené à la constitution de groupes armés radicalisés sous l’impulsion de prédicateurs venus notamment d’Arabie Saoudite. Devenus persona non grata en Russie après leur défaite, ils ont poursuivi leur lutte au fil des organisations islamistes. Le début du conflit en Ukraine en 2014 a représenté une opportunité pour certains djihadistes de reprendre les armes contre la Russie. Le besoin en soldats de l’Ukraine et leur recours à combattants étrangers a permis à ces vétérans de s’insérer au sein de bataillons musulmans. Leur présence en Ukraine résulte donc d’un contexte particulier qui remonte aux années 1990. Dans le cadre de ce conflit les vétérans du djihad ne semblent pas revendiquer un objectif religieux ou politique mais davantage lutter contre l’impérialisme russe avant d’envisager de reprendre le combat en Tchétchénie. De l’autre côté du front, la République de Tchétchénie fait également parler d’elle dans le conflit en Ukraine.  Depuis son accession au pouvoir en 2007, son dirigeant Ramzan Kadyrov tient la république d’une main de fer. L’invasion de 2022 est une nouvelle occasion de démontrer sa loyauté forte envers Vladimir Poutine en mobilisant les kadyrovtsy et un discours imprégné d’islamisme.

2. L’Islam : un outil au service du politique

La Russie est une fédération divisée en vingt-deux républiques qui peuvent être rassemblées en cinq groupes correspondant aux populations qui les composent : les peuples du Caucase, les peuples turcs, les peuples ouraliens, les peuples mongols et les peuples slaves et turcs. Cette diversité constitue un véritable enjeu dans les politiques menées par le gouvernement central. Il s’agit de fédérer des populations fondamentalement différentes et géographiquement éloignées autour d’un projet commun. Pour ce faire, à la sortie de la seconde guerre de Tchétchénie, Ramzan Kadyrov a été placé à la tête de la république à la suite de son père Akhmad Kadyrov. Homme fort et loyal au Kremlin, il s’illustre dans l’invasion de l’Ukraine par sa mobilisation d’un discours djihadiste justifiant l’envoi de combattants et d’une communication à outrance pour fédérer ses troupes.

2.1 La justification religieuse de la guerre

Depuis le début de l’invasion russe le 24 février 2022, le narratif du Kremlin défend la vision d’une intervention nécessaire afin de « protéger la souveraineté, la sécurité et l’intégrité territoriale de la Russie ». À cela s’ajouterait une dimension libératrice de l’Ukraine du joug des néo-nazis. Ainsi, la guerre offensive se transforme en invasion préventive face à un Occident menaçant. Ce discours a par la suite été repris par les différentes autorités du pays notamment religieuses et politiques. En effet, bien que la Russie soit un pays laïc, la religion y joue un rôle majeur dans la propagation du discours politique. On retrouve en tête le Patriarche Cyrille qui dirige l’Église orthodoxe russe et qui se positionne notamment comme défenseur des valeurs traditionnelles de la Russie. Concernant la guerre en Ukraine, il proclamait que « Dieu interdit que la situation politique actuelle dans l’Ukraine fraternelle ait pour but de faire prévaloir les forces du mal qui ont toujours combattu l’unité de la Russie et de l’Église russe ». Au niveau musulman on retrouve en Russie un ensemble d’organisations où chacun de leur dirigeant s’est exprimé sur le conflit. Talgat Tadzhudin, chef de la Direction Spirituelle Centrale Musulmane d’Ufa, a déclaré que c’était « une mesure nécessaire ». Le président du Centre de Coordination des musulmans du Caucase, Ismail Berdiev, a quant à lui défendu le fait que « les innocents avaient besoin d’être sauvé des bandits », reprenant ainsi l’idée d’une Russie protectrice des opprimées. Ce franc soutien des organisations musulmanes à « l’opération spéciale » russe n’est pas désintéressé. Dans les coulisses, ces représentants sont en compétition pour démontrer leur loyauté au Kremlin qui leur fournit les financements dont ils ont besoin.

Ce que l’on constate c’est que la religion en Russie est indirectement contrôlée par le politique ce qui ne laisse pas d’autre choix aux autorités religieuses que de se faire le relais de celui-ci. Le soutien des institutions musulmanes répond davantage à des logiques organisationnelles qu’à une réelle conviction de son bien-fondé. Certains représentants musulmans vont cependant plus loin qu’un simple soutien puisqu’ils vont justifier religieusement la guerre. Des appels au jihad ou encore des fatwa sont proclamées à l’encontre de l’Ukraine. Le Cheikh Salah Hadji Mejiyev, principale autorité musulmane tchétchène a notamment déclaré : « dès le début nous avons décidé que l’opération militaire spéciale était un jihad sacré dans la voie d’Allah le tout puissant ». De plus, le Coran est utilisé à travers la mobilisation des batailles de Badr et Uhud où le Prophète se serait battu aux côtés de non musulmans pour aujourd’hui permettre la lutte avec les chrétiens orthodoxes russes. L’objectif de ces déclarations est de justifier, au niveau religieux, l’envoi au front des musulmans qui représentent 6% de la population russe. C’est un enjeu majeur côté russe puisque les républiques musulmanes semblent être les principales concernées par l’envoi de volontaires. Au début du conflit, un tiers des morts côté russe auraient des noms non slaves et majoritairement musulmans. Cette participation active au conflit est également soutenue par le dirigeant tchétchène Ramzan Kadyrov. Il se montre comme un fervent défenseur de « l’opération spéciale » et a même appelé à une escalade des tensions. Placé au pouvoir à la suite de son père, il a depuis 2007 promu un islam dit traditionnel en Tchétchénie. En 2008, il a inauguré la grande mosquée de Grozny pouvant accueillir jusqu’à 10 000 fidèles puis en 2009 il a ouvert une université islamique. Kadyrov a également effectué deux pèlerinages à La Mecque et diffuse régulièrement des contenus religieux sur ses réseaux sociaux. La « réislamisation » de la Tchétchénie semble aller de pair avec le retour à la foi chrétienne promue par Vladimir Poutine. Dans ce cadre, Kadyrov agit comme un relais du pouvoir auprès des communautés musulmanes en Russie et dans le monde islamique. Il représente un islam qui se veut traditionnel et incarne en même temps la loyauté auprès du Kremlin. Il jouit au sein de la Fédération de Russie d’une certaine autonomie et de financements importants venant de Moscou menant, selon Anne Le Huérou, à un État dans l’État. Dans le cadre de l’offensive de 2022, Ramzan Kadyrov en appelle jihad contre le « satanisme occidental ». Au travers d’un discours imprégné d’islam, le président tchétchène cherche à mobiliser ses troupes. Il donne ainsi une dimension sacrée au combat mené sur le territoire ukrainien en créant une différence entre le bien que ses soldats représentent et le mal qu’incarne l’adversaire. Ce discours rentre dans un narratif russe plus large où est régulièrement pointée du doigt la « dégénérescence occidentale ». Kadyrov aurait à sa disposition entre 20 000 et 30 000soldats qui sont appelés les kadyrovtsy. Le principal groupe tchétchène s’appelle « Akhmat-Grozny OMON troops ».

Il fait partie de la garde nationale russe et dépendent du Kremlin.  En plus des troupes mises à disposition du pouvoir central, la Tchétchénie dispose d’un centre de formation militaire situé à Goudermes. Après une formation de deux semaines, les volontaires issus de différentes régions de Russie, sont envoyés combattre en Ukraine. Ramzan Kadyrov se place ainsi comme un élément majeur du dispositif offensif russe avec l’envoi de troupes, la diffusion d’un discours légitimateur et la formation d’une partie des nouvelles recrues. Si la dimension religieuse est promue de manière exacerbée par Kadyrov, ce sentiment ne semble pas partagé par ses soldats et les volontaires présents. Les motivations principales semblent davantages être financières ou bien l’obligation d’aller au se battre. Pour leur mission en Ukraine, ils seraient payés 600 000 roubles (6200 euros), dont la moitié payée par le ministère de la Défense et l’autre par la République de Tchétchénie. À cela s’ajouterait une pension de 3 millions de roubles (29 000 euros) pour les blessés ainsi que des primes pour chaque soldat ukrainien tué ou blessé. En réalité très peu toucheraient cet argent. Du côté des familles des victimes, on remarque qu’elles ne laissent pas de vœux sur leurs tombes comme le veut la tradition musulmane pour les shahid morts au pendant le jihad. Ainsi, on constate du côté russe une mobilisation d’acteurs religieux et politiques, principalement Ramzan Kadyrov, pour donner une dimension islamique à l’invasion de l’Ukraine. Cette dernière est dépeinte comme un mal qu’il faudrait combattre au nom de l’islam et ce, même aux côtés de chrétiens. Dans les faits, cette justification semble peu convaincante pour les soldats envoyés au front qui ont pour motivation première l’argent qui leur est promis. Ce qui se joue en réalité est une compétition entre les acteurs pour montrer leur loyauté envers le Kremlin. Celle-ci n’est cependant pas sans risque dans la mesure où cela pourrait conduire à une décrédibilisation des autorités musulmanes russes en raison de leur proximité avec le pouvoir politique. Ce phénomène pourrait à terme profiter à des prêcheurs, notamment islamistes, hors du système officiel à l’image de ce qu’il s’est produit en Tchétchénie entre les deux guerres. Au-delà du besoin de justification au combat et de la démonstration de loyauté envers Vladimir Poutine, la mobilisation d’un discours religieux s’inscrit dans le cadre d’une communication massive. Il agit comme un vecteur de forces morales pour unir les soldats russes mais également effrayer et démoraliser l’adversaire dans le cadre d’une guerre de représentations.

2.2 Communication et guerre de représentations 

Historiquement, les notions de terreur et de violence sont associées aux tchétchènes. Cette image a notamment été construite par différents auteurs russes comme Pouchkine dans son poème « Le prisonnier du Caucase ». Plus récemment, les deux guerres de Tchétchénie ont renforcé l’idée de vaillants combattants issus des montagnes. Lors de la mobilisation des kadyrovtsy dans le conflit en Ukraine, les journaux l’ont qualifié « d’arme psychologique » c’est-à-dire « l’emploi de méthodes et techniques de guerre visant à éveiller la peur chez l’adversaire ». En effet, le lendemain de l’invasion, le 25 février 2022, le président tchétchène a rassemblé ses 10 000 soldats sur la place de Grozny afin de proclamer leur mobilisation. Cette représentation théâtrale des forces tchétchènes n’est pas la seule du conflit. Leur leader Ramzan Kadyrov est très actif sur son canal Télégram qui rassemble plus de 2 millions d’abonnés. Il y partage principalement du contenu autour du conflit et de l’islam. Sa communication est très soignée avec des vidéos de haute qualité et du montage. Il se met en scène autour de ses proches et se présente en chef de guerre. On retrouve dans cette communication des éléments déjà présents dans celle de l’État Islamique. Dans sa thèse intitulée « La stratégie de communication du groupe État Islamique, sociologie d’un discours guerrier et violent de propagande et de sa réception par le droit pénal français », Tiffen Le Gall met en avant une distinction entre les vidéos de recrutement axées sur l’escapisme et celles sur le devoir et la guerre. Cette seconde catégorie développe un narratif basé sur l’héroïsme, la virilité et l’aspect guerrier. On retrouve ces éléments dans la communication tchétchène. Elle s’articule, selon Johann Lemaire, autour de trois éléments : ils ne subissent aucune perte, font face à une faible adversité, ils viennent en aide à la population. Cela participe à l’entretien du mythe d’un combattant tchétchène redoutable qui vise à galvaniser ses troupes et susciter la peur chez les ukrainiens.

Cette communication massive est reprise par les kadyrovtsy sur le terrain. Leurs unités sont celles disposant le plus de caméramans au sein de l’armée russe. Ils publient leurs réussites sur le front et partagent un certain esprit de camaraderie. Ils renvoient une image de soldats aguerris qui aiment faire la guerre. Cependant, ce qui est diffusé tranche avec le ressenti de leurs adversaires. En effet, les tchétchènes ne seraient pas de bons combattants en raison d’un manque de préparation en raison d’un entrainement court avant d’être déployé au front. De plus, ces combattants ont habituellement la charge du maintien de l’ordre plutôt que de la guerre frontale.  Les ukrainiens les surnomment ironiquement « les combattants de Tiktok » en raison de leur plus grande présence sur le réseau social que sur le terrain. Cette communication rentre dans le cadre d’une guerre des représentations c’est-à-dire « une guerre mentale, symbolique, une guerre de préparation des consciences visant à mobiliser les troupes amis et démobiliser les troupes ennemis ». L’objectif est double. Premièrement, il s’agit de renvoyer une image inspirant la crainte chez l’adversaire afin de les démoraliser. Deuxièmement, il s’agit d’unir ses propres troupes autour de la conviction de sa propre puissance tout en donnant une justification à leur mobilisation. Dans le cas présent, la religion et l’ethnie semblent servir de lien entre les combattants tchétchènes. Ils se regroupent autour des cris « Allah u Akbar » et « Akhmat sila » qui incarnent respectivement le religieux et l’ethnique. Enfin, les faits tendent à nuancer grandement cette communication.

Premièrement, nous l’avons vu, contrairement à ce que diffuse Ramzan Kadyrov, la motivation de ses combattants est davantage l’argent que la défense de l’islam. Deuxièmement, l’unité ethnique des tchétchènes semble compromise au vu de leur présence de chaque côté de la ligne de front. Pour finir, l’image de vaillants combattants est remise en cause par une présence avant tout en deuxième ligne pour notamment s’occuper des déserteurs ou servir de chair à canon. Ainsi, on observe que les technologies de l’information et de la communication sont massivement utilisées et maitrisées par les combattants tchétchènes. Elles sont utilisées aussi bien par les soldats sur le terrain que par le dirigeant Ramzan Kadyrov. Cette communication reprend des pratiques utilisées par l’État Islamique sur la qualité vidéo et les mises en scène représentant la virilité, la cohésion des troupes et la dimension religieuse de la lutte. Pour ce faire, les tchétchènes mettent en avant de manière outrancière les caractéristiques qui leurs sont attribuées de combattants à la fois féroces et pieux. L’objectif poursuivi par cette utilisation importante des réseaux sociaux est d’à la fois renforcer les forces morales des troupes et dans un même temps, véhiculer la crainte chez l’adversaire. Cette stratégie semble avoir un impact limité puisqu’elle ne semble pas suivie des faits à la fois dans sa dimension unificatrice et dans la peur créée au sein des troupes ukrainiennes. Ce que l’on peut donc constater c’est que le djihadisme du côté russe émane avant tout d’acteurs institutionnels et religieux. On assiste à un islamisme étatique qui va venir compléter la légitimation officielle en y ajoutant une dimension islamique. Les Ukrainiens sont décrits comme un mal à combattre entraînant la nécessité de proclamer et mener le jihad. Ce caractère religieux est amplifié et incarné à travers une communication importante notamment de Ramzan Kadyrov qui se positionne en chef militaire guidé par sa foi. L’objectif poursuivi est à la fois de créer un sentiment d’appartenance basé sur la religion pour motiver les troupes et d’en même temps de façonner un mythe autour du combattant tchétchène afin de faire réduire les forces morales de l’adversaire. Derrière ces ambitions, on retrouve en réalité des luttes internes entre des autorités en quêtes de reconnaissance auprès du pouvoir central. Dans les faits, la mobilisation d’un discours djihadiste amplifié par une communication importante semble trouver un écho assez faible au sein des soldats mobilisés qui sont avant tout motivés par le gain financier de leur engagement. Ce que l’on peut donc conclure c’est que le djihadisme dans le conflit ukrainien est protéiforme.

D’un côté, il est marqué par la présence d’anciens combattants du jihad ayant débuté leur lutte en Tchétchénie avant de passer par la Syrie et d’enfin arriver sur le territoire ukrainien. De l’autre, il est un outil utilisé par les institutions religieuses et politiques pour démontrer leur loyauté envers Vladimir Poutine et sert comme une arme de communication afin d’unir les combattants et de déstabiliser l’adversaire. Ainsi, le jihad dans le conflit en Ukraine répond à des dynamiques historiques, institutionnelles et politiques spécifiques. On constate que l’emprunte des groupes terroristes islamistes, notamment l’État Islamique, est encore présente avec la persistance d’anciens combattants dans ce conflit ukrainien et dans l’usage important des réseaux sociaux numériques. Toutefois, si le djihadisme est présent, il est bien différent des combats asymétriques de Syrie ou d’Irak. La présence de djihadistes dans des conflits périphériques n’est pas nouvelle. On peut notamment citer l’exemple de la guerre au Haut Karabakh aux côtés de l’Azerbaïdjan. Si ce phénomène n’est pas nouveau, il est cependant récent. Il correspond à un net recul des différents groupes terroristes, l’État Islamique en tête, et de la question du devenir de leurs membres. La présence de djihadistes tchétchènes en Ukraine illustre bien ce phénomène de combattants devenus plus ou moins apatrides qui se déplacent au gré des conflits. Dans le cas présent, cela se conjugue avec l’élargissement du spectre des forces en présences. La guerre devient de plus en plus hybride avec la présence d’acteurs n’appartenant pas directement aux armées officielles. Nous l’avons vu avec la Légion Internationale ukrainienne mais dans cette continuité, l’usage de mercenaires comme le groupe Wagner, participe à cette hybridation des conflits. Il pourrait être pertinent de poursuivre les recherches sur ce type de modèle d’armée hybride et leurs conséquences sur les conflits futurs.

Bibliographie 

Ouvrages Abdelasiem EL DIFRAOUI, Le djihadisme, Paris, Presses Universitaires de France, 2021.

James HUGHES, Chechnya : frm nationalism to jihad, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2007.
Lukas AUBIN, Géopolitique de la Russie, Paris, La Découverte, 2022.
Moshe GAMMER, Ethno-nationalism to jihad : post soviet disorder, Londres, Routledge, 2008. Olivier HANNE, « La Russie et ses musulmans », dans Anne PINOT et Christophe REVEILLARD, Géopolitique de la Russie, Paris, L’Harmattan, 2019.
Olivier HANNE (dir.), #DJIHAD, Paris, Les influences éditions, 2023.
Olivier HANNE, Histoire du jihad, des origines de l’islam à Daech, …,2024. Tiffen LE GALL, La stratégie de communication du groupe État Islamique, sociologie d’un discours guerrier et violent de propagande et de sa réception par le droit pénal français, Science Politique, CY Cergy Paris université, 2022 Robert W. SCHAEFER, The insurgency in Chechnya and the north Caucasus : from Gazavat to Jihad, Londres, Praeger Editions, 2010.
Yossef BODANSKY, Chechen jihad : al Qaeda’s training ground and the next wave of terror, New York, Harper, 2007. 
Articles
Atmane AGGOUN, Le martyr en Islam, considérations générales, Études sur la mort, 2006, n°130, p.55-60.
Margarita ARREDONDAS, Le rôle des combattants tchétchènes en Ukraine derrière la propagande de Kadyrov, Atalayar, 28/03/2022.
Joshua ASKEW, « Tiktok warriors » : what are Chechen fightersdoing in Ukraine ?, euronews, 20/01/2023.
Anthony AUDUREAU, Les nord-caucasiens en Ukraine : vers un délitement de leur unité ?, Observatoire Pharos, 03/06/2022. Fabien BABIC, Ces tchétchènes qui combattent la Russie aux côtés de l’Ukraine, Blick, 07/05/2023.
Pierre-Yves BAILLET, Ces tatars de Crimée et ces Tchétchènes qui combattent pour l’Ukraine, Orient XXI, 18/07/2022.
Alain BARLUET, En Tchétchénie, à l’université des forces spéciales de Kadyrov, le Figaro, n°24455, 06/04/2023.
Giuliano BIFOLCHI, Conflict in Ukraine, russian-langage jihadist propaganda chechens battalions and the link with russian north caucasus, The policy of national security, vol. 23, 2022, p. 33-47. Sylvain BOURMEAU, Robert Park, journaliste et sociologue, Politix, n°3-4, 1988.
Laurent BRAYARD, Bataillon OBON Tchiri, djihadistes tchétchènes et forces spéciales tchétchènes, Donbass Insider, 23/10/2023. Ismael CHELLAL, Conflit en Al-Qaïda et le Califat au Caucase, Theatrum Belli, 16/08/2015.
Robert CREWS, Muslims are fighting on both sides in Ukraine, The Washington Post, 10/03/2022. Aslan DOUKAEV, Chechen fighters in Ukraine set sights on homeland, The Jamestown Foundation, 06/08/2022.
Amandine DUSOULIER, Revendications nationales et islamisme en Tchétchénie, Observatoire Pharos, 22/01/2021. David GAUZERE, Les tchétchènes en Ukraine, un conflit dans le conflit, Cf2R, juillet 2022. Emmanuel GRYNSZPAN, Un bataillon tchétchène au côté de l’Ukraine, Le Monde, 28/10/2022.
Anaïs GUERARD et Raïd Abu ZAIDEH, En Ukraine, les musulmans dans la guerre, France 24, 17/02/2023.
Kristina KOVALSKAYA, Zelikha TSORMAIEVA, Abubakar YANGULBAEV, Les Tchétchènes et la guerre en Ukraine, Observatoire international du religieux, bulletin n°42-43, mai 2023.
Marlène LARUELLE, Le kadyrovisme : un rigorisme islamique au service de Poutine ?, IFRI, mars 2017. Marlène LARUELLE, L’islam de Russie : équilibrer sécurisation et intégration, IFRI, n°125, décembre 2021.
Marlène LARUELLE, Russia at war and the islamic world, IFRI, janvier 2023.
Anne LE HUEROU, Le conflit tchétchène, Etudes, 2005, Tome 403 p. 161-170. Anne LE HUEROU et Aude MERLIN, La Tchétchénie de Kadyrov, atout ou menace pour l’État russe ?, Revue de Défense Nationale, 2017, n°802, p. 177-184.
Johann LEMAIRE, Les kadyrovtsy en Ukraine : les limites de « l’arme psychologique » de Poutine, GRIP, 22/12/2022.
Emilienne MALFATTO, Pankissi, la « vallée des djihadistes » du Caucase, Le Figaro, 13/01/2016. Wassim NASR, Ukraine : un commandant tchétchène parti de Syrie a rejoint les rangs de l’armée ukrainienne, France 24, 09/01/2023.
Pierre SAUTREUIL, Ramzan Kadyrov, le fou du Tsar, La Croix, n°42257, 02/11/2022. Gulnaz SIBGATULLINA, Russia’s muslim leaders on the invasion of Ukraine, PONARS Eurasia policy Memo, n°765, avril 2022.
Steven STALINSKY, The jihadi conflict inside the Russia-Ukraine war, MEMRI, 22/05/2023.
Cecilia TOSI, Naguères Soviétiques, aujourd’hui jihadistes, Outre-Terre, 2016, n°48, p. 143-149. Laurent VINATIER, La diaspora tchétchène, Le Courrier de l’Est, 2005, n° 1051, p.90-101.

 

Économie de guerre: le coup de pression de Sébastien Lecornu qui n’exclut pas des réquisitions ou la priorisation

Économie de guerre: le coup de pression de Sébastien Lecornu qui n’exclut pas des réquisitions ou la priorisation

Aster-SAAM-Photo-Mere.jpg

 

par Philippe Chapleau – Lignes de défense – publié le 26 mars 2024

https://lignesdedefense.blogs.ouest-france.fr/archive/2024/03/26/economie-de-guerre-le-coup-de-pression-de-sebastien-lecornu%C2%A0-24513.html


Si sur le front ukrainien, la situation est délicate, elle s’est améliorée sur celui de la production d’armement en France. Ainsi, selon des déclarations du ministre français des Armées, « nous allons pouvoir en 2024 nous offrir l’objectif de 100 000 obus de 155 mm dont 80 000 pour l’Ukraine et 20 000 pour les besoins de nos propres armées » (photo MBDA).

Toutefois, Sébastien Lecornu attend mieux des équipementiers tricolores. Il envisage même de recourir à des réquisitions de personnels, de stocks ou d’outils de production ou de forcer les industriels à accorder la priorité aux besoins militaires par rapport aux besoins civils, pour accélérer le réarmement des armées françaises et ukrainiennes.

« Pour la première fois, je n’exclus pas d’utiliser ce que la loi permet au ministre et au délégué général pour l’armement (DGA) de faire, c’est-à-dire si le compte n’y était pas en matière de cadence et de délais de production, de faire des réquisitions le cas échéant ou de faire jouer le droit de priorisation« , a affirmé, mardi, le ministre lors d’une conférence de presse.

Les réquisitions, permises par la Loi de programmation militaire adoptée à l’automne, peuvent concerner des « personnels, des stocks ou des outils de production » pour les dédier à la production de matériels militaires, a-t-il rappelé, estimant que c’était « l’outil le plus dur de notre arsenal juridique ». Dans la ligne de mire du ministre figurent notamment les délais de livraisons du missile antiaérien de longue portée Aster produit entre la France et l’Italie par MBDA, qui sont trop longs au regard du ministre.