Hercule empoisonné – 4. Le gendarme embarrassé (1995-2011) par Michel Goya

Hercule empoisonné – 4. Le gendarme embarrassé (1995-2011)

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 4 septembre 2023

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Après les contrecoups d’État, les évacuations de ressortissants la contre-insurrection, les interventions « coup de poing », une campagne aérienne, l’appui indirect, les opérations humanitaires, on passe en 1995 à de nouvelles formules militaires qui s’efforcent d’être plus efficaces que dans les années précédentes tout en étant moins intrusives et sans ennemi, déclaré ou non. On essaie en fait de transférer sur le continent africain les nouvelles méthodes en œuvre dans les Balkans. La France devient à ce moment-là véritablement le « gendarme de l’Afrique », un surnom dont elle a horreur, mais qui signifie qu’on s’efforce de gérer les crises et de maintenir la stabilité et non de faire la guerre puisqu’on ne désigne pas d’ennemi politique.

Les années 1990 voient un certain nombre d’États africains s’affaiblir d’un coup sous le triple effet du départ des sponsors étrangers, de l’imposition d’un désendettement public massif par les institutions financières internationales et du multipartisme forcé. En attendant des effets positifs à long terme, ces politiques ont d’abord pour effet d’aggraver une crise profonde des administrations et des services publics, tandis que les nombreux partis politiques qui se forment sans aucune pratique de la vie démocratique commencent souvent par se constituer des milices armées. Les élections deviennent souvent des batailles électorales au sens premier. Beaucoup de ces États, aux armées affaiblies, se voient assaillis et contestés par des dizaines, voire des centaines, de groupes armés irréguliers, seigneurs de guerre, bandes criminelles, forces d’autodéfense, etc. parfois soutenus par les États voisins rivaux. On voit ainsi du golfe de Guinée à la Somalie en passant par l’Afrique centrale, se former des « complexes conflictuels » régionaux englobant pendant des années plusieurs États et des organisations armées irrégulières dans une mosaïque compliquée de rivalités violentes. On est loin du monde apaisé libéral-démocratique décrit par les thuriféraires de mondialisation.

L’Afrique subsaharienne devient le lieu principal et presque unique après l’échec en ex-Yougoslavie des opérations de maintien de la paix des Nations-Unies, en conjonction avec la tentative de mettre en place une structure africaine de résolution des conflits sous l’égide de l’Organisation de l’unité africaine, Union africaine (UA) en 2002. À côté des missions de paix onusiennes, les « MI », on voit donc se former aussi des forces régionales, les « FO », qui tentent également gérer les complexes de conflits, avec moins de moyens et pas plus de bonheur. La France reste le seul acteur militaire extérieur en Afrique subsaharienne tout en y étant également le plus puissant. Sa position est forcément délicate au sein de cette instabilité générale. Les opérations d’évacuation de ressortissants se multiplient, au Zaïre, au Togo, au Congo-Brazzaville, en Guinée, au Libéria, etc., mais le pire est de se retrouver au milieu du désordre sans trop savoir quoi faire.

Après le Rwanda et le Zaïre, devenu Congo en 1997, l’instabilité frappe la République centrafricaine où la France est présente militairement depuis 1980.  À partir d’avril 1996, les mutineries se succèdent à Bangui. La France lance l’opération Almandin afin de protéger ou évacuer les ressortissants, la présidence et différents points sensibles.  Almandin connaît plusieurs phases d’accrochages avec les mutins, de mouvements de foule et de répits, avec notamment l’assassinat de deux militaires français, jusqu’à ce que le président Chirac et le Premier ministre Lionel Jospin se mettent d’accord pour désengager les forces françaises d’un environnement aussi instable.  Au printemps 1998, les forces françaises laissent la place à la première d’une longue liste de mission interafricaines qui ne contrôlent en réalité pas grand-chose.

Quelques semaines avant le départ de la dernière unité française, le conseil de Défense du 3 mars 1998, a décidé que selon le slogan « ni ingérence, in indifférence » les forces françaises ne seraient désormais plus engagées que dans le cadre d’opérations sous mandat et drapeau européen, les missions EUFOR, ou en deuxième échelon de forces africaines régionales, que l’on appuie avec le programme de Renforcement des capacités africaines de maintien de la paix (RECAMP) français d’abord puis européen. Il n’est plus question de guerre, avec engagement direct ou indirect de forces auprès d’armées au combat, mais, dans l’esprit de l’époque, de « ramener la violence vers le bas ».

Cela réussit parfois. En juin 2003, à la suite d’une résolution du CSNU, l’Union européenne reçoit le mandat de stabiliser la province d’Ituri dans l’est du Congo, en attendant le renforcement de la Mission des Nations-Unies au Congo (MONUC). C’est une première pour l’UE en Afrique qui s’appuie sur la France pour réaliser la mission.  À partir de la base d’Entebbe en Ouganda, l’opération Artémis déploie donc un GTIA et un groupement de Forces spéciales (GFS) français sur l’aéroport à Bunia, soit un millier d’hommes dans une ville de 300 000 habitants. Il y a de nombreux petits accrochages, mais la présence dissuasive française suffit presque sans combat à faire cesser les violences et à protéger la population jusqu’à de nouveaux bataillons de la MONUC mi-août. L’opération Artémis est un succès indéniable et elle devient même une référence. L’Union européenne est donc capable de mener des opérations de stabilisation en Afrique et il est possible de rétablir l’ordre sans faire la guerre. On oublie cependant qu’il s’agit surtout d’une opération militaire française, avec 70 % des effectifs totaux, et que le contingent projeté a été suffisant en volume et surtout en capacité de dissuasion pour établir la sécurité, dans une région de seulement 300 000 habitants.

Les missions européennes qui suivent, baptisées EUFOR (European Union Force), sont moins impressionnantes. Lourdes, longues à monter et coûteuses pour un effet limité, au mieux une présence dissuasive, comme lors des élections au Congo en 2006 ou au Tchad en 2008. Cette dernière opération, baptisé EUFOR Tchad/RCA, est assez typique. Les exactions ont débuté au Darfour soudanais en 2003, la décision européenne d’agir est prise en octobre 2007, l’opération est décidée Conseil de l’Europe en janvier 2008 et la force n’est opérationnelle qu’en mars 2008, le temps de réunir 3 700 soldats de 26 pays différents et de laisser passer les combats de février au Tchad entre le président Idriss Déby et ses opposants. L’EUFOR est constituée de trois bataillons multinationaux et d’un bataillon d’hélicoptères, dont un détachement privé russe. EUFOR effectue beaucoup de patrouilles, mais ne combat pas, même si un homme des Forces spéciales françaises est tué au cours d’une infiltration au Soudan. Pour 800 millions d’euros, elle assure de loin la protection des camps de réfugiés, qu’en réalité personne ne menace plus, au Tchad et en République centrafricaine avant d’être remplacée au bout d’un an par une mission des Nations-Unies tout aussi peu utile.

Entre-temps, la République de Côte d’Ivoire (RCI) n’a pas été épargnée par les turbulences. Le leader historique Félix Houphouët-Boigny meurt en 1993 et la dispute pour la succession au pouvoir sur fond de crise économique vire en quelques années à la guerre civile. Henri Konan Bédié, successeur immédiat d’Houphouët-Boigny n’hésite pas à introduire le concept d’ « ivoirité » dans la loi afin d’exclure de la citoyenneté par ce biais plusieurs rivaux à la future élection présidentielle, tout en rejetant de la vie politique un quart de la population, particulièrement celle à majorité musulmane du nord du pays. Henri Bédié gagne ainsi sans concurrence l’élection présidentielle de 1995, avant d’être renversé quatre ans plus tard par le coup d’État du général Guéï qui organise de nouvelles élections. En octobre 2000, ces élections portent Laurent Gbagbo au pouvoir, ce qui suscite la confrontation armée avec le général Guéï, jusqu’à la victoire définitive de Gbagbo. Une nouvelle tentative de coup d’État le 19 décembre 2002 à Abidjan et dans les principales villes de Côte d’Ivoire donne le départ d’une guerre civile. Le coup d’État échoue, mais les rebelles prennent le contrôle de la moitié nord du pays, dont ils sont pour la plupart issus.

Au contraire du Rwanda, la France a de nombreux ressortissants en Côte d’Ivoire, alors plus de 16 000 dont les 600 sociétés génèrent 30 % du PIB ivoirien. Elle ne peut se désintéresser du sort de cet allié qui est apparu longtemps comme un modèle de stabilité. L’opération Licorne est déclenchée dès le 22 septembre avec le bataillon basé à Abidjan renforcé d’une unité venue du Gabon. On ne veut plus appuyer le gouvernement en place et son armée face à une rébellion mais on ne va pas non plus être accusé d’inaction à côté de massacres, éternel dilemme entre l’accusation d’intrusion et celle de non-assistance. On choisit donc d’abord de mener une opération humanitaire armée afin de protéger et d’évacuer les ressortissants français et autres étrangers menacés dans le nord du pays.

Pour le gouvernement ivoirien, la rébellion est soutenue par l’étranger et il n’est pas question de négocier avec elle, mais seulement de l’écraser. Il préférerait que la France la soutienne dans ce sens et il invoque pour cela l’accord de défense d’août 1961. Non seulement la France refuse, mais, en accord avec les organisations internationales, elle appuie l’idée d’une négociation, et donc de concessions à la rébellion. L’opération d’évacuation de ressortissants devient alors une opération d’interposition, un genre que l’on croyait disparu. A la fin de l’année 2002, 2 500 soldats français sont dispersés sur une « ligne de non franchissement » (puis « ligne de cessez-le-feu » et enfin « zone de confiance ») de 600 km qui partage le pays en deux. L’idée est alors de garantir pour un temps limité, le cessez-le-feu instauré le 17 octobre 2002, en attendant le relai d’une force régionale, la Mission de la Communauté économique en Côte d’Ivoire (MICECI) ou « Ecoforce », formée par la CEDEAO.

Comme cela était prévisible, cela ne se passe pas comme prévu. Le premier petit contingent interafricain de 1 200 hommes n’arrive qu’en mars 2003. Avant cela, fin novembre 2002, deux groupes armés, le Mouvement populaire ivoirien du Grand Ouest (MPIGO) et le Mouvement pour la justice et la paix (MJP) se sont ajoutés à la rébellion du nord pour attaquer dans l’ouest du pays à partir de bases au Libéria. Les forces armées nationales de Côte d’Ivoire (FANCI) sont incapables de les refouler. En janvier 2003, devant l’absence d’évolution, la France impose un sommet international à Linas-Marcoussis. Cet aveu d’échec de la concertation africaine sonne comme un rappel à l’ordre de l’ancienne puissance coloniale. Il en ressort un accord que Laurent Gbagbo n’a aucune intention de mettre en œuvre. Les FANCI sont renforcées avec l’achat de nouveaux équipements et l’engagement de mercenaires. De leur côté, les rebelles du nord forment le Mouvement patriotique de la Côte d’Ivoire (MPCI) qui s’associe au MPIGO et au MJP pour former les « Forces nouvelles ». La situation est gelée.

En février 2004, l’Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire (ONUCI) relève et englobe l’Ecoforce. Les GTIA français ne sont pas intégrés dans l’ONUCI et restent placés en second échelon sous commandement national. Les choses n’évoluent guère pour autant, il y a toujours à l’époque plus de 4 000 soldats français formant trois GTIA placés entre les différentes factions qui les accusent forcément de protéger l’autre camp. Un quatrième GTIA est en réserve opérationnelle en mer, associé à l’opération Corymbe de présence navale dans le golfe de Guinée.

Il y a régulièrement des accrochages entre factions, mais aussi contre ces Français qui gênent tout le monde. En janvier et février 2004, le MJP et le MPIGO tentent des attaques contre les forces françaises au sud-ouest du pays et se font refouler. Le 25 août 2003, une patrouille fluviale française est prise à partie au centre du pays sur la presqu’île de Sakassou et perd deux soldats tués. Les 7 et 8 juin 2004, une compagnie française repousse une attaque rebelle à Gohitafla au centre du pays et lui inflige une vingtaine de morts au prix de huit blessés.  Le 6 novembre 2004, un avion d’attaque Sukhoi Su-25 de l’armée de l’Air ivoirienne bombarde un cantonnement français à Bouaké tuant neuf militaires français ainsi qu’un ressortissant américain et en blessant 31. C’est l’occasion d’une mini-guerre avec l’État ivoirien. Sur ordre du président Chirac, les six avions et hélicoptères de combat ivoiriens sont détruits au sol sur les bases de Yamoussoukro et d’Abidjan. Le gouvernement ivoirien utilise de son côté la désinformation et le mouvement des Jeunes patriotes pour s’en prendre aux ressortissants français. Le GTIA Centre est engagé d’urgence à Abidjan franchissant par combat les barrages des FANCI sur 800 km et se retrouvant par la suite pendant plusieurs jours face aux Jeunes patriotes dans la capitale, ce qui provoque plusieurs morts. Plus de 8 000 ressortissants sont évacués dans des conditions très difficiles.

La situation se calme avec le temps et le dispositif de Licorne est progressivement allégé passant de plus de 5 200 hommes au début de 2005 à 1 800 en 2009, alors que dans le même temps Laurent Gbagbo prétexte l’existence du conflit pour retarder l’élection présidentielle jusqu’en 2010. Cette élection est l’occasion d’une nouvelle crise en décembre 2010, lorsque Laurent Gbagbo en conteste les résultats et refuse de quitter le pouvoir. Les combats éclatent entre ses partisans et les Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI) regroupant les anciennes forces rebelles (Forces du nord) et les forces ralliées au nouveau président, Alassane Ouattara. En avril 2011, la force Licorne procède à l’évacuation de 5000 ressortissants, mais surtout grand tournant, on décide à nouveau de faire la guerre, en appuyant les FRCI jusqu’à l’arrestation de Laurent Gbagbo. On parvient ainsi enfin à un résultat décisif et à la paix, presque neuf ans après le début de l’interposition et 27 soldats français tombés.

Bien entendu lorsqu’il est mis fin officiellement à l’opération Licorne en janvier 2015, tout le monde se félicite de son succès, mais tout le monde pense aussi parmi les responsables militaires qu’il n’est plus question de recommencer. Plus personne ne proposera de « refaire Licorne », par exemple au Sahel.

Si la France est le « gendarme de l’Afrique », c’est un gendarme qui a beaucoup de mal à trouver sa place. Son architecture militaire, accords et bases, n’était pas directement liée à la guerre froide et lui a survécu, malgré les réductions régulières de format. La France est toujours la première puissance militaire de l’Afrique francophone au sud du Sahara. Mais c’est une puissance embarrassée. Par habitude, structure et effectifs insuffisants, les forces françaises en Afrique restent des forces d’intervention, de « coups de poing » ponctuels, forme d’engagement dans lequel elles sont encore très efficaces, mais que dès lors que l’on sort de ce schéma, pour une guerre de contre-insurrection ou pour une mission de stabilisation complexe, il faut être très méfiant. 

Hercule empoisonné – 3. Humanitaires et impuissants (1992-1994) par Michel Goya

Hercule empoisonné – 3. Humanitaires et impuissants (1992-1994)

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 3 septambre 2023

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Durant tout le temps de l’opération Noroit au Rwanda, le monde a considérablement changé. Plus d’Union soviétique, plus de guerre froide, et même plus de guerre tout court dans le « nouvel ordre mondial » décrit par le président H. W. Bush en septembre 1990. Il n’y a plus que de la police internationale sous l’égide d’un Conseil de sécurité des Nations-Unies (CSNU) qui n’est plus bloqué par les vétos. De fait, il n’y a plus d’interventions militaires que contre les « Etats voyous », comme on vient de le faire en 1991 contre l’Irak, ou pour gérer les crises à l’intérieur des États.

À ce moment-là d’« État voyou » en Afrique, la Libye de Kadhafi rentrant rapidement dans le rang avant de subir la foudre, mais beaucoup de crises internes, provoquées entre autres par la fin de l’aide des sponsors étrangers, la politique de démocratisation forcée associée à des fins toujours délicates de longs règnes mais aussi la politique imposée de désendettement public. La plupart des États africains s’affaiblissent et certains s’effondrent dans de très violentes guerres civiles.

Au début des années 1990, la première réponse à cette situation est l’opération humanitaire armée. C’est la grande époque du « soldat de la paix », venant à la fois aider les populations du monde en souffrance et geler les problèmes internes jusqu’à une paix négociée. La première de ces grandes opérations de paix en Afrique intervient en Somalie effondrée et chaotique. Le CSNU décide d’y lancer en avril 1992 une opération des Nations unies en Somalie (ONUSOM) afin de protéger l’aide humanitaire et de « faciliter la fin de la guerre » entre les factions. Armée seulement de bonnes intentions et sans effectifs, l’opération ne sert évidemment à rien. Elle est relancée en décembre 1992 par les États-Unis qui demande la formation d’une Force d’intervention unifiée (UNITAF) sous la direction des Nations-Unies mais avec un commandement opérationnel autonome des dix-huit États y participant avec l’autorisation d’employer « tous les moyens nécessaires », c’est-à-dire combattre.

La force principale de l’UNITAF est constituée par les 25 000 soldats américains de Restore Hope. La France, qui croit indispensable de participer aux affaires du monde, fournit la « brigade type » des grandes opérations extérieures : en l’occurrence 2 400 hommes venant de France, de Djibouti ou de l’Océan indien pour prendre en charge avec trois bataillons et un détachement d’hélicoptères la zone de Baïdoa au nord-est de Mogadiscio et la frontière avec l’Éthiopie. Avec cette opération, baptisée Oryx, on intervient pour la première fois en Afrique hors d’une ancienne colonie et d’une manière nouvelle puisqu’il s’agit de rétablir la sécurité dans une zone et d’y protéger l’action humanitaire. Le sort des populations s’améliore incontestablement et les Français s’acquittent particulièrement bien de cette mission, qui plaît alors énormément puisqu’ « on fait le bien » sans prendre trop de risques (il n’y a qu’un seul blessé français).

Le problème est que cela ne résout en rien le problème politique de la lutte entre les principales factions, en particulier celle opposant président par intérim Ali Mahdi Mohamed et le général Mohamed Farah Aïdid, principal seigneur de la guerre du Sud somalien.

Le 26 mars 1993, une nouvelle opération, ONUSOM II, est créée en remplacement d’UNITAF afin de poursuive la protection de l’aide humanitaire, mais aussi désormais de désarmer les factions. Mais c’est à ce moment-là que les États-Unis réduisent leur effort et se placent en réserve des bataillons de Casques bleus.

La France est toujours présente avec Oryx II, soit 1 100 hommes avec un GTIA, et plusieurs bataillons multinationaux sous son commandement (Maroc, Nigéria, Botswana) dans le sud-ouest du pays de l’Éthiopie jusqu’à Kenya. Les choses les plus importantes se passent cependant à Mogadiscio où en juin 1993 la situation dégénère en guerre ouverte entre l’ONUSUM II et le général Aïdid. La France y engage pendant dix jours un sous-groupement interarmes de 200 hommes, avec cinquante véhicules dont onze blindés et quatre hélicoptères. Cet engagement est l’occasion le 17 juin 1993 du combat le plus violent mené par des forces françaises depuis 1979. Le sous-groupement français reçoit pour mission de dégager un bataillon marocain encerclé par la foule et les miliciens d’Aïdid. Après une journée de combats, les Français qui déplorent trois blessés ont dégagé le bataillon marocain et éliminé une cinquantaine de miliciens d’Aïdid. C’est un succès dont les Français n’entendront jamais parler. C’est aussi pratiquement le seul de l’ONUSOM II alors que les accrochages se multiplient. Les Américains, qui mènent en parallèle leur propre guerre contre Aïdid perdent 18 soldats tués dans les combats du 3 et 4 octobre 1993. Le président Clinton décide alors unilatéralement du retrait américain. Sans l’appui des Américains, l’opération l’ONUSOM II s’effondre et connaît la même fin piteuse que la Force multinationale de sécurité de Beyrouth dix ans plus tôt. Les dernières forces françaises se replient de Somalie en décembre 1993.

Cette fin peu glorieuse calme les ardeurs. Lorsque se déclenchent en octobre 1993 les affrontements interethniques au Burundi après l’assassinat du président Ndadaye, la communauté internationale ne réagit pas malgré l’ampleur des massacres qui font entre 80 000 et 200 000 morts selon les estimations. Elle ne le fait non plus lorsque les massacres d’encore plus grande ampleur se déclenchent au Rwanda dès la mort cette fois du président Habyarimana et du nouveau président burundais, Cyprien Ntaryamira, le 6 avril 1994, dans un avion abattu par deux missiles antiaériens SA-16 au-dessus de Kigali. Le lendemain deux sous-officiers français en assistance technique et une épouse sont assassinés à Kigali. Les Hutus radicaux s’emparent du pouvoir et organisent l’assassinat des modérés ainsi que le massacre systématique et déjà préparé de la population tutsie. Le Front patriotique rwandais (FPR) lance de son côté une nouvelle offensive qui s’avère cependant beaucoup plus lente que les précédentes malgré l’absence des Français.

Ce chaos soudain désempare la communauté internationale qui vient donc à peine de sortir du fiasco somalien et se trouve empêtrée dans celui d’ex-Yougoslavie. Échaudés par l’expérience somalienne, les États-Unis, pourtant très informés des projets de massacres via l’Ouganda et le FPR, ne veulent plus bouger et ont même tendance à freiner les décisions du CSNU. À Kigali, la force des Nations-Unies, la MINUAR, en place depuis octobre 1993, est encore plus inefficace que l’ONUSOM à Mogadiscio. Elle est même incapable de protéger la Première ministre Agathe Uwilingiyimana, massacrée par la Garde présidentielle le 7 avril en même temps que dix Casques bleus belges. Le gouvernement belge ordonne le repli de son contingent à Kigali, ce qui finit de vider la MINUAR de sa force.

La France, alors en cohabitation politique, est partagée sur l’attitude à suivre. Mitterrand veut intervenir pour aider ses anciens alliés, alors que le Premier ministre Balladur est réticent. Les tergiversations retardent la décision et surtout aboutissent à une solution de compromis. Balladur accepte une intervention mais sous forme d’opération humanitaire armée, avec un mandat des Nations-Unies et sous commandement national. Il faut attendre le 22 juin 1994 pour que la résolution 929 du CSNU autorise la France à intervenir de « manière impartiale et neutre » afin d’aider autant que possible la population, mais sans réaliser d’interposition. L’opération Turquoise voit donc l’engagement de 2 500 soldats français accompagnés de 500 soldats venus de sept pays africains. Le mandat interdit tout contact des troupes françaises avec le FPR qui est en train de conquérir le sud et l’ouest du pays. Cela impose donc de réduire l’action à la zone sud-ouest du pays qui est transformée en « zone humanitaire sûre » (ZHS) où la population et les organisations humanitaires sont protégées alors que les bandes armées qui s’y trouvent ou qui y entrent sont désarmées.

C’est une mission impossible. Malgré tous les gages, il était naïf d’imaginer que l’on pourrait passer pour neutre dans un pays où quelques mois plus tôt, les soldats français étaient à côté des FAR contre le FPR. Il y a des contacts et donc des accrochages violents avec le FPR qui nous considère toujours logiquement comme un ennemi. Il est également impossible pour les Français de désarmer tous ceux qui fuient à travers la ZHS, ni même de pouvoir contrôler toute cette zone avec aussi peu de forces. Les Français n’ont par ailleurs aucun mandat pour arrêter qui que ce soit. Une grande partie des génocidaires mais aussi tous ceux qui pourraient craindre des représailles, soit plusieurs centaines de milliers de personnes, se réfugient au Congo, le plus souvent en passant par la ville frontière de Goma, à la frontière nord-ouest du Rwanda et donc hors de la ZHS protégée par Turquoise. Certains hauts responsables du pouvoir et du génocide se réfugient en France.

L’opération Turquoise se termine fin août 1994. Avec ses moyens réduits, elle a contribué à sauver la vie de 15 000 personnes et enrayé une épidémie de choléra. C’est une contribution énorme en soi, même si elle est faible au regard de l’ampleur des massacres passés, mais aussi à venir lorsque l’armée du FPR, devenue Armée patriotique rwandaise, envahit le Congo voisin en 1998 et s’y prend de manière épouvantable aux camps de réfugiés. Pour autant si l’opération Turquoise est une réussite humanitaire, c’est un désastre politique puisqu’elle nous a placés immanquablement en position de cibles non pas physiques, mais médiatiques.

Comment ne pouvait-on imaginer en effet que le FPR n’allait pas profiter de la situation pour accuser — non sans raison — l’Élysée de vouloir sauver ses anciens amis devenus génocidaires ? Par quel aveuglement, a-t-on cru que notre acharnement à soutenir le pouvoir en place au Rwanda, quel qu’il soit et quoi qu’il fasse, n’allait pas avoir des conséquences sur l’image de la France ? Par quelle naïveté n’a-t-on pas vu qu’en intervenant, même de bonne foi et avec les meilleures intentions avec Turquoise, que l’on serait forcément accusés de protéger les génocidaires en fuite, dont certains en France parmi les principaux responsables ?

Associé au fiasco parallèle en Bosnie, l’expérience des grandes opérations humanitaires armées, si séduisantes moralement mais si peu efficaces en réalité, se termine pour la France. Alors qu’il y avait 10 000 soldats français portant simultanément un casque bleu en 1992, la France refuse d’engager à nouveau de bataillon sous-direction onusienne, hormis l’éternelle Force intérimaire des Nations-Unies au Liban. Mais cela ne résout pas le problème de la France en Afrique : comment continuer à être présent militairement et agir éventuellement mais sans apparaître intrusif et colonial ? Comment, pour paraphraser Péguy, avoir les mains pures tout en ayant encore des mains ?

À suivre.

Au-delà de la blessure

Au-delà de la blessure


 

Texte lu aux arènes de Fréjus à l’occasion des cérémonies de Bazeilles 2023, dont le thème était cette année « Au-delà de la blessure ». Les blessés de l’arme des Troupes de marine ont été mis à l’honneur et ont pu mesurer à quel point la famille « colo » ne laissait personne au bord du chemin.

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Au XVIIe siècle, Louis XIV est un des premiers princes à se préoccuper des soldats blessés à son service. Pour les empêcher de tomber dans l’indigence, il crée l’hôtel des Invalides, institution destinée à traverser les âges jusqu’à nos jours et à être imitée dans le monde entier. Le rapport à la blessure en est transformé. Elle n’est plus une disgrâce ou une malédiction, mais elle appelle dès lors la reconnaissance et la guérison. Parce qu’au-delà de la blessure, il y a un homme, ou une femme.

Avec la Révolution, le peuple français renverse les trônes et bouscule l’Europe. Contre les rois ennemis, il se donne un empereur qui lève la Grande Armée, entrée dans l’histoire. Les soldats de marine participent à l’épopée. Leurs artilleurs, notamment, s’illustrent à Lutzen et à Bautzen. Mais le temps des guerres en dentelle est révolu. Les grandes batailles du règne entraînent de grandes pertes. À une puissance de feu décuplée, répond l’invention de la médecine de guerre, par le baron Larrey. Il crée les ambulances mobiles, qui interviennent et dispensent les soins d’urgence, directement sur le champ de bataille. Il organise le tri des blessés, encore pratiqué aujourd’hui, qui permet de gagner des délais et de les sauver en plus grand nombre. Larrey montre qu’au-delà de la blessure, il y a la vie.

Les campagnes du Second empire voient les Troupes de marine engagées dans des affrontements difficiles, notamment en Crimée, ou au Mexique. Jamais, la France n’avait projeté de tels volumes de force aussi loin de son territoire. Les concentrations en hommes et l’ignorance des règles d’hygiène favorisent les épidémies. Un tiers des 300 000 Français déployés en Crimée ne rentreront jamais chez eux, fauchés par le feu et, surtout, par le choléra. Les soldats de marine paient le prix fort mais une meilleure organisation et la diffusion des normes sanitaires permettront d’éviter de tels désastres à l’avenir.

À la même époque, la vue des milliers de blessés de Solferino, en 1859, pousse Henry Dunant à initier la création du Comité international de la Croix Rouge et des Conventions de Genève, deux étapes décisives dans la considération et le soin apportés aux blessés de guerre.

1870, « l’année terrible », est celle de la guerre contre les Allemands coalisés. Les Troupes de marine s’illustrent dans tous les engagements, et particulièrement à Bazeilles. Les pertes sont effroyables. Pourtant, leur combativité et leur rage de vaincre sont telles que marsouins et bigors se battent jusqu’à l’extrême limite de leurs forces, même au-delà de la blessure. L’empereur capitule à Sedan mais les combats se poursuivent, malgré la désorganisation d’une armée acculée à la défensive, qui soigne ses blessés avec les moyens du bord, jusqu’à la défaite finale, en 1871.

Les décennies suivantes sont celles de l’expansion outremer. En 1900, les Troupes de marine quittent les forces navales pour se rattacher à l’armée de Terre, aux côté de laquelle elles ont déjà si souvent versé leur sang.

Arrive l’heure de la grande épreuve de 1914-1918. La Revanche, attendue et préparée, devait prendre la forme d’une guerre courte, fraîche et joyeuse disait-on. Aussi a-t-on négligé l’installation d’hôpitaux de campagne et l’envoi de chirurgien au plus près du feu. La puissance dévastatrice de l’artillerie allemande est un choc. Pourtant, le service de santé s’adapte. L’invention des blocs opératoires mobiles, l’utilisation du sérum antitétanique, la désinfection systématique des plaies, la mise en œuvre des premières transfusions sanguines ou l’utilisation de la radiologie médicale sauvent de nombreuses vies. Les blessés graves étaient jadis des morts en sursis. Désormais, ils guérissent. L’anesthésie générale, lors des opérations chirurgicales, est progressivement maîtrisée et systématisée. Au-delà de la blessure, s’ouvre la voie du traitement de la douleur.

Les blessés contribuent à l’effort de guerre. Certains reprennent même le combat, après leur convalescence. La blessure est indifférente aux origines ou au grade. Elle touche le marsouin, comme ses chefs. Véritable légende de l’Arme, le général Gouraud est amputé du bras droit. Il reprend pourtant du service, à la tête de la prestigieuse 4e armée, qui comprend les divisions de choc du corps d’armée colonial.

La couleur de peau des soldats s’efface sous l’uniforme boueux, et il ne reste que des hommes, des frères, unis dans l’épreuve et le sang. Marsouins et tirailleurs risquent leur vie et la perdent trop souvent pour tirer un frère d’arme ensanglanté, même inconnu, du trou battu des feux où il appelle à l’aide. Engagées dans les mêmes combats, frappées par les mêmes balles, soignées par les mêmes infirmières, dans les mêmes hôpitaux, l’armée noire, l’armée jaune et l’armée blanche fusionnent sous l’ancre brodée sur leurs uniformes. Au-delà de la blessure, les hommes communient dans un sentiment d’unité indestructible.

Lorsque la guerre s’arrête, la blessure est devenue une réalité vécue par quatre millions de Français, et partagée par leur entourage. Une attention particulière est portée aux blessés de la face, les « gueules cassées », dont la chirurgie plastique tente de reconstituer le visage perdu. L’Union des gueules cassées, créée par le marsouin Albert Jugon, favorise leur intégration dans la société, et finance la recherche en chirurgie maxillo-faciale. La psychiatrie de guerre s’attache à comprendre, et à traiter, les séquelles psychologiques qui s’y rattachent, car le visage touche à l’individualité du soldat. Car, au-delà de leur visage blessé, les soldats ont une identité à retrouver.

Durant l’entre-deux-guerres, les soldats à l’ancre déployés outremer luttent contre une autre forme de blessure, cachée et souvent fatale : la maladie. Les médecins militaires s’investissent contre les maladies tropicales. Jean Laigret et Jean-Marie Robic créent respectivement un vaccin contre la fièvre jaune et un contre la peste qui sévit à Madagascar. Ils se choisissent eux-mêmes comme premiers cobayes. Le typhus recule, la maladie du sommeil est enrayée. L’état sanitaire des troupes affectées outremer en est transformé. Par extension, les découvertes de la médecine militaire tropicale étendent leurs bénéfices à l’ensemble de la population. Au-delà de la maladie s’affirme le refus de la fatalité pour donner au plus grand nombre une vie plus longue, et meilleure.

La « der des der » ne l’a pas été. Les combats de la Seconde guerre mondiale se livrent sous tous les cieux. Marsouins et bigors combattent de Koufra au nid d’aigle d’Hitler, en passant par Bir Hakeim et le débarquement de Provence. Les leçons de 1914-18 ne sont pas oubliées, mais les blessés bénéficient de surcroît des innovations britanniques et américaines et, surtout, du dévouement des fameuses Rochambelles, les infirmières de la France libre, qui interviennent jusqu’en première ligne. Certaines y laissent la vie, toutes y montrent leur héroïsme, elles y rencontrent même parfois le compagnon de leur vie, parce qu’au-delà de la blessure, il y a le dévouement et l’amour.

Les guerres de décolonisations durent près de deux décennies. Durant les combats emblématiques de Dien Bien Phu, on voit les blessés couverts de bandages surgir l’arme au poing de leur infirmerie pour refouler les Viets et dégager une position. Ils le font pour les copains qui les ont évacués sous le feu et qu’ils viennent aider à leur tour, au-delà de tout espoir. Le même esprit lie les hommes dans les douars et les djebels algériens où il faut parfois porter jusqu’à la limite de ses forces un camarade frappé par l’ennemi sur des pistes caillouteuses écrasées de soleil, car, au-delà de la blessure, il y a la fraternité d’armes.

Le médecin militaire du 8e BPC Patrice Le Nepvou de Carfort à Dien Bien Phu.

Depuis les années 1970, et l’ère des opérations extérieures, marsouins et bigors, les soldats de l’horizon, n’ont cessé de veiller et de combattre sous toutes les latitudes. Certains sont tombés. D’autres, plus nombreux, ont été meurtris dans leur chair et dans leur âme sous le feu. Tchad, Liban, Centrafrique, Irak, Bosnie ou, plus récemment, Côte d’Ivoire, Afghanistan, Sahel, les ont vu verser leur sang, mais aussi être secourus, protégés et pansés par leurs frères d’arme. Ces combats n’ont pas été menés seuls mais aux côtés d’alliés, avec lesquels les liens se sont renforcés au fil des engagements.

Les blessés reçoivent désormais directement de leurs camarades les premiers soins, dans les secondes ou les minutes qui suivent le choc. Tout est fait pour les évacuer dans l’heure fatidique où les chances de survie sont les plus importantes. Aussi sont-ils plus nombreux à survivre au feu et à entamer un nouveau combat, au-delà de la blessure : celui de la reconstruction.

La blessure peut être profonde mais invisible. La compréhension et la prise en charge des syndromes post-traumatiques permettent de rappeler les combattants, dont l’esprit est resté prisonnier d’une séquence d’une violence et d’une tension inouïe. Au-delà des blessures psychiques, il y a le retour parmi les siens.

Les grands blessés physiques se reconstruisent également. Prothèses, rééducation et volonté leur permettent de retrouver leurs passions ou de vibrer pour de nouveaux projets professionnels, familiaux, personnels ou sportifs. Les soldats blessés aux combat des grandes démocraties se retrouvent ainsi lors des fameux Invictus Games. Au-delà de la blessure, il y a le dépassement de soi.

La blessure n’est pas une fin ou une impasse. Elle est une épreuve qui se surmonte individuellement et collectivement. Les blessés guérissent, s’adaptent. Ils retrouvent leurs foyers et ceux qu’ils aiment. Mais ils continuent aussi à servir dans les régiments de la famille des Troupes de marine, en métropole et outremer. Demain, peut-être pourront-ils même être engagés à nouveau sur des théâtres opérationnels, où leur expérience du combat sera si précieuse. Parce qu’au-delà de la blessure, il y a la normalité retrouvée.

Au-delà de la blessure, il y a l’avenir.

Raphaël CHAUVANCY

Raphaël CHAUVANCY est officier supérieur des Troupes de marine. Il est en charge du module « stratégies de puissance » de l’École de Guerre Économique (EGE) à Paris. Il concentre ses recherches sur les problématiques stratégiques et les nouvelles conflictualités. Il est notamment l’auteur de « Former des cadres pour la guerre économique », « Quand la France était la première puissance du monde » et, dernièrement, « Les nouveaux visages de la guerre – Comment la France doit se préparer aux conflits de demain ». Il a rejoint l’équipe de THEATRUM BELLI en avril 2021.

Hercule empoisonné – Une toute petite histoire militaire de la France en Afrique subsaharienne 1. Le temps des guépards (1960-1980)

Hercule empoisonné – Une toute petite histoire militaire de la France en Afrique subsaharienne 1. Le temps des guépards (1960-1980)

 

par Michel Goya la Voie de l’épée – publié le 1er septembre 2023

https://lavoiedelepee.blogspot.com/

Alors que les autres anciennes puissances coloniales se désengagent militairement de l’Afrique au moment des indépendances, la France y reste très présente par l’intermédiaire d’une série d’accords de défense bilatéraux. Ce que le président ivoirien Houphouët-Boigny a baptisé la « Françafrique » est alors clairement une forme de protectorat parfaitement consenti par certains gouvernements d’anciennes colonies, dont un noyau dur d’Etats, Sénégal, Côte d’Ivoire, Gabon et Djibouti (indépendante en 1977) et certains plus fluctuants comme le Cameroun ou Madagascar, alors que d’autres comme la Guinée ou le Mali, sont très hostiles et se tournent plutôt vers l’Union soviétique.

Pour ces États, l’alliance militaire française, c’est l’assurance de la défense contre les menaces étrangères et surtout un soutien à la stabilité intérieure, en clair la protection du pouvoir. Pour la France, c’est alors un surplus d’audience sur la scène internationale et l’assurance d’un soutien de plusieurs nations aux Nations-Unis. C’est aussi secondairement la possibilité de protéger la route du pétrole du Moyen-Orient et de disposer de l’exclusivité de certains produits stratégiques, en particulier ceux nécessaires à l’industrie nucléaire et à la force de dissuasion en phase de réalisation.

Cet accord très particulier entre ancien colonisateur et nouveaux Etats indépendants, reposant avant tout sur une présence militaire, s’est révélé à l’usage un piège mutuel. Par une sorte de malédiction, la force militaire française reste désespérément la plus efficace dans la région mais chaque appel à elle, quel que soit sa forme et son succès, suscite mécaniquement la critique.

Le temps des guépards

Au moment des indépendances, deux options étaient possibles pour assurer les accords de Défense. La première consistait à intervenir directement depuis la France, mais les capacités aériennes de transport lourd manquent alors cruellement (et toujours) pour pouvoir faire quelque chose à la fois important et rapide et on n’est pas du tout sûr par ailleurs d’avoir l’autorisation de survoler les pays d’Afrique du Nord. On privilégie donc très vite l’idée de maintenir des bases permanentes en Afrique, malgré leur visibilité au cœur de nations jalouses de leur indépendance.

Deuxième problème très concret : De Gaulle se méfie des troupes professionnelles, dont certaines se sont mutinées en Algérie, mais dans le même temps on ne veut toujours pas engager de conscrits en Afrique subsaharienne depuis le désastre de Madagascar en 1895. On trouve une solution en imaginant les volontaires service long outre-mer (VSLOM), des appelés effectuant quelques mois supplémentaires au-delà de la durée légale. Les VSL arment les bases, qui forment aussi des dépôts d’équipements un peu lourds. Ils règleront les problèmes simples et on fera appel à des compagnies légères professionnelles en alerte guépard en France ou, alors, au Cameroun, qui viendront en quelques heures par avions.

Tout cet ensemble ne sert d’abord que de force de « contre-coup d’État » pour aider, dès août 1960 à Dakar, les chefs d’État menacés par un putsch. La présence visible des soldats français suffit généralement à calmer les ambitions. La première opération violente, avec plusieurs dizaines de morts dont deux soldats français, survient en février 1964 lorsqu’il faut libérer le président gabonais M’Ba pris en otage. Ces interventions ne sont pas non plus systématiques. De 1963 à 1968, la France, toujours sollicitée, ne bouge pas alors qu’elle assiste à 15 coups d’État. Par la suite, elle interviendra même de moins en moins dans cette mission qui nous déplaît. On clôt cette période à la fin des années 1990, notamment en octobre 1995 aux Comores, pour mettre fin à la tentative de coup d’état du mercenaire Bob Denard associé à des putschistes locaux, ou encore en 1997-1998 à Bangui pour faire face aux multiples mutineries. A partir du Conseil de Défense du 3 mars 1998, on laisse à d’autres le marché de la protection des pouvoirs contre leur propre armée.

Le premier imprévu au modèle françafricain survient en 1968 d’abord puis surtout fin 1969 lorsque le gouvernement tchadien doit faire face, non pas à une tentative de putsch mais une grande rébellion armée. C’est très embêtant car c’est typiquement le type de guerre que l’on ne veut pas faire quelques années après la guerre d’Algérie, mais on s’aperçoit aussi que l’on est le seul « pompier de la ville ». Personne d’autre n’est militairement capable de régler le problème. On s’y résout donc et on réunit sur place tout ce que l’on a de troupes professionnelles, à peine plus de 2 000 hommes. Cela réussit plutôt bien par une stratégie de présence permanente sur le territoire. On ne détruit pas la rébellion Front de libération nationale (Frolinat) mais on l’affaiblit suffisamment pour sécuriser tout le centre et sud du pays, tandis que le nord (BET) reste incontrôlable (opération Bison). Au bout de trois ans, alors que le succès militaire est au rendez-vous et que nous avons eu 39 soldats tués, les Tchadiens nous rappellent que nous sommes les anciens colonisateurs. D’un commun accord nous mettons fin à l’opération. En 1975, dans un nouveau sursaut nationaliste, le nouveau pouvoir à N’Djamena, issu d’un coup de force que nous n’avons pas empêché, exige le départ des dernières troupes françaises.

Avec des institutions aussi centralisées et hors de tout véritable contrôle parlementaire, la décision d’engagement des forces françaises et la forme de cet engagement dépendent beaucoup de la personnalité du président de la République. Comme Georges Pompidou, Valéry Giscard d’Estaing n’est initialement pas très interventionniste. Le contexte international l’y contraint. La fin des années 1970 est une époque de troubles dans le monde entier. Les États-Unis post-guerre du Vietnam sont en retrait alors qu’inversement l’Union soviétique se déploie, en Afghanistan d’abord, mais aussi rapidement en Afrique avec l’aide des Cubains et des Européens de l’Est. La France est alors une des rares puissances occidentales qui ait la volonté de combattre et les moyens de le faire, avec l’aide discrète américaine pour le transport aérien. Elle le fait sur un laps de temps très court, de 1977 à 1979, et avec succès. C’est ce que l’amiral Labouérie appelle le temps de la foudroyance et qui constitue pendant longtemps un « âge d’or » de l’intervention « à la française ».

Cela commence en Mauritanie. Le Sahel n’est pas du tout une zone d’influence française, en partie du fait de la proximité de l’Algérie hostile et de l’influence soviétique, mais la question du Sahara occidental ex-espagnol change un peu la donne. Le gouvernement mauritanien attaqué sur son sol par les colonnes du Front Polisario basé en Algérie, fait appel fin 1977 à la France. On accepte de l’aider mais sans troupe sur place. L’opération Lamantin consiste en fait à protéger le train évacuant le minerai de fer de Zouerate vers le port de Nouadhibou, en le surveillant depuis le ciel et le sol par un petit élément discret, puis en frappant les colonnes du Polisario qui viennent l’attaquer avec la dizaine de Jaguar basée à Dakar à 1500 km de la zone d’action. Le seul vrai problème est la centralisation du commandement qui impose l’autorisation présidentielle française pour chaque frappe. Cela fera échouer un raid, mais trois autres en décembre 1977 et mai 1978 détruisent autant de colonnes du Polisario. Ces coups conduisent à la fin des attaques, mais pas à la fin de la guerre. La chute du président mauritanien Moktar Ould Daddah en juillet 1978 à la suite d’un coup d’État militaire entraine la fin des revendications du pays sur le Sahara occidental et du même coup la fin de la guerre contre le Polisario.

Lamantin n’est pas encore terminée que se déclenche une nouvelle crise, dans la province du Katanga, ou Shaba, au sud du Zaïre (ex-­Congo belge). Après l’échec d’une première tentative en 1963, soutenu par des mercenaires, les partisans de l’indépendance de la province s’étaient réfugiés en Angola où ils ont formé le Front national de libération du Congo (FNLC). Les « Tigres katangais » du FLNC, soutenus par les Soviétiques et les Cubains, tentent une première incursion en avril 1977. Dans un contexte plus large où le Zaïre est allié à la France dans la lutte clandestine contre les mouvements prosoviétiques en Angola, le président Joseph Désiré Mobutu appelle à l’aide le président Giscard d’Estaing. Celui-ci répond d’abord timidement par une aide matérielle avec un pont aérien du 6 au 17 avril avec 13 avions de transport pour aider au transport de troupes dans le sud. Cela suffit alors. Le FNLC revient en mai 1978 beaucoup plus fort avec 3 000 combattants. La troupe s’empare de Kolwezi, une ville de 100 000 habitants, dont 3 000 Européens, et point clé du Shaba. Les exactions contre la population et notamment les Européens poussent cette fois le président français à intervenir directement au combat alors que les Belges penchent pour une simple évacuation des ressortissants. Le 19 et le 20 mai 1978, 700 soldats français sont largués directement sur Kolwezi. Au prix de cinq légionnaires tués, le FLNC est écrasé, chassé de la ville, et se replie en Angola. C’est le début d’une présence militaire française importante au Zaïre jusqu’au renversement de Mobutu.

Entre temps, la guerre a repris au Tchad où le Frolinat renforcé par l’aide libyenne lance une offensive vers N’Djamena. Le même gouvernement tchadien qui nous avait demandé de partir en 1975 nous appelle au secours trois ans plus tard. Nous intervenons, avec quatre groupements tactiques interarmes (GTIA), c’est-à-dire des bataillons de plusieurs centaines d’hommes formés d’unités de régiments professionnels différents, infanterie, cavalerie et artillerie, et la force de frappe des Jaguar revenue de Dakar. L’ensemble représente au maximum 3 200 soldats français. D’avril 1978 à mars 1979, cette opération, baptisée Tacaud, est l’occasion de cinq combats importants de la dimension de celui de Kolwezi, tous gagnés de la même façon par les soldats français. On ne parvient pas cependant à traduire ces succès tactiques en effets stratégiques, en grande partie parce que la situation politique nous échappe. Un peu sous la pression de la communauté internationale et de l’opposition politique française, où on voit d’un très mauvais œil cette intervention qualifiée forcément de « néocoloniale », on se rallie à une « solution négociée ». Les forces françaises et pour la première fois une force interafricaine, sont placées en situation neutre et donc impuissantes à l’imbroglio tchadien. Plusieurs gouvernements tchadiens sont constitués entre les différentes factions en lutte mais se défont rapidement.

C’est de N’Djamena qu’en septembre 1979 décollent les unités des opérations Caban et Barracuda, 500 hommes au total, en direction de Bangui où l’empereur Bokassa 1er que l’on soupçonne de se tourner avec l’Union soviétique est rejeté par la population et les pays voisins pour ses frasques et ses exactions. La ligne de la France est normalement de privilégier la stabilité des États, mais cette fois Valéry Giscard d’Estaing, lui-même accusé à tort de corruption avec Jean-Bedel Bokassa, accepte de renverser ce dernier et de le remplacer par son opposant David Dacko. Du 20 au 23 septembre, les forces françaises s’emparent sans combat de l’aéroport de Bangui M’Poko, puis de tous les points clés de la ville. Barracuda fait place juin 1981 aux Eléments français d’assistance opérationnelle (EFAO), qui servent pour longtemps de réserve pour toute l’Afrique centrale.

Sous la pression de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) et à la demande du gouvernement tchadien du moment, la France retire ses forces du Tchad à la fin du mois d’avril 1980 tandis que le pays bascule dans le chaos. Les forces françaises engagées se sont révélées tactiquement excellentes, mais contraintes à une pure posture défensive voire à de l’interposition, cette excellence n’a pour la première fois servi à rien. Dix-huit soldats français sont tombés, et cinq avions Jaguar ont été détruits, pour des effets stratégiques nuls.

Avec Tacaud s’achève piteusement le temps des « guépards », du nom du dispositif d’alerte des forces d’intervention terrestres françaises. En incluant l’intervention de dégagement de la base de Bizerte en juillet 1961, plus de cent soldats français sont morts en moins de vingt ans pour plus de 5 000 combattants ennemis au cours de dizaines de combats dont sept engageant au moins un GTIA ainsi que six grands raids aériens autonomes. S’il n’y a jamais eu de défaite sur le terrain, il y a eu des échecs partiels comme à Salal, en 1978, des surprises comme l’embuscade de Bedo au Tchad en 1970 et des coups dans le vide comme les trois phases de l’opération Bison au nord du Tchad en 1970 mais surtout beaucoup de victoires. Ces victoires ont permis d’obtenir des résultats opérationnels : l’armée tunisienne a été repoussée en 1961, le président de la république gabonaise libérée, la 1ère armée du Frolinat neutralisée, le Polisario stoppé, le FNLC vaincu et repoussé du Zaïre. Seule la 2e armée du Frolinat dans le BET n’a pas été vaincue mais simplement contenue.

Ce sont des résultats assez remarquables, mais qui ont atteint leur point culminant en 1979. Comme Superman face à la kryptonite, les forces armées françaises en Afrique sont invincibles sauf face à deux éléments qui n’effraient pas les soldats mais l’échelon politique à Paris. Le premier est la sempiternelle accusation de néo-colonialisme dès qu’un soldat français combat en Afrique, que cette accusation soit locale, surtout lorsque la présence française se perpétue au milieu des problèmes, ou en France même. Le second est la peur des pertes humaines, françaises au moins, et la croyance que cela trouble l’opinion publique. Ces deux kryptonites ont commencé à agir dès le début des interventions françaises, mais elles prennent une ampleur croissante à la fin des années 1970. Les opérations extérieures françaises sont alors très critiquées par l’opposition de gauche comme autant d’ingérences militaristes et néocoloniales, qu’il s’agisse de soutenir des dictateurs ou au contraire de les renverser comme Bokassa. Et pourtant on va continuer.

A suivre.

Livre : Assassinat ciblé et complexe terroriste : un survol préliminaire

Livre : Assassinat ciblé et complexe terroriste : un survol préliminaire

 

par Daniel Dory – Revue Conflits – publié le 2 septembre 2023


Dans son ouvrage sur la mort ciblée, Guerric Poncet propose l’une des premières analyses de ce sujet essentiel mais peu évoqué. Des premières pistes, qui méritent d’être approfondies avec d’autres études.

Guerric Poncet, La mort fantôme. L’assassinat ciblé comme arme de guerre, Éditions du Rocher, Monaco, 2023.

La place, les fonctions et les modalités des assassinats ciblés ont fait l’objet, jusqu’à présent, de relativement peu de travaux vraiment solides dans la littérature concernant la guerre et en particulier ses variantes irrégulières. Ceci est encore plus vrai concernant la production en langue française. La question concerne pourtant les chercheurs s’intéressant aux transformations de la conflictualité actuelle, et tout particulièrement ceux qui travaillent dans le domaine des études sur le terrorisme. C’est pourquoi il est nécessaire de signaler le petit livre de Guerric Poncet qui fournit, malgré ses limites évidentes, quelques éléments d’information préliminaire pour quiconque est amené à aborder le sujet de l’assassinat ciblé[1].

Ce premier livre d’un jeune journaliste du Point vise à présenter la question en partant d’une longue énumération d’un échantillon de cas historiques, avant de discuter de la légalité et de la légitimité de l’assassinat ciblé et d’exposer les principales manières de l’exécuter actuellement et dans un futur plus ou moins prévisible. Ce tour d’horizon d’un ensemble de thèmes assez peu abordés systématiquement et dont l’intérêt est évident est donc bienvenu, même si l’auteur aurait gagné à lire davantage et à consulter de vrais experts de la problématique qu’il se proposait de traiter. On se limitera ici à un bref commentaire sur trois aspects qui intéressent directement la recherche sur le terrorisme et qui justifient, en quelque sorte, la lecture de cet ouvrage dans cette perspective.

Question de la guerre

D’abord, il s’agit de clarifier la définition de l’assassinat ciblé, ce que Poncet réalise d’une manière peu satisfaisante (pp. 9-10), déterminant en partie le choix de son échantillon du chapitre historique. En effet, en considérant que ce type d’élimination concerne exclusivement des actions, généralement secrètes, commanditées par des autorités étatiques (gouvernements), on écarte du champ de l’analyse l’ensemble des actes perpétrés par des entités non-étatiques (groupes recourant au terrorisme, mafias diverses, forces paramilitaires variées, etc.).

Pourtant, dans tous les cas, la logique des assassinats est la même, à savoir l’élimination du fait de leur identité personnelle[2], et pour des motifs politiques, d’individus sélectionnés en raison des conséquences négatives que l’on attend de leur « neutralisation » dans le camp ennemi. Ce qui renvoie notamment aussi au débat en cours sur l’efficacité et/ou aux possibles effets contreproductifs de ce type d’actes, notamment dans le cadre des politiques contreterroristes.

Avant d’en traiter brièvement, il n’est pas inutile de rappeler que le terrorisme surgit, vers la fin du XIXe siècle, justement en rupture avec la pratique des assassinats politiques visant des chefs d’État et des dignitaires importants, surtout par les révolutionnaires russes et des membres de la mouvance anarchiste. Et par une de ces subtiles ironies dont l’histoire a le secret, on retrouvera la même logique à l’œuvre avec les « décapitations » programmées des dirigeants des organisations dites terroristes par Israël et quelques autres pays dont, surtout, les États-Unis dans la « guerre au terrorisme » qui débute en 2001.

Le deuxième motif qui incite à lire le livre de Poncet concerne donc, évidemment, les relations entre les assassinats ciblés et le contreterrorisme. Car bien que l’auteur n’aborde pas frontalement ce thème, bon nombre de ses développements sur la légalité/légitimité des assassinats ciblés y renvoient directement. Et la question est d’autant plus importante que l’élimination sélective est devenue au fil des années (surtout depuis l’administration Obama) l’instrument principal du contreterrorisme dans de nombreuses zones extérieures aux pays « occidentaux » (Afghanistan, Irak, Sahel, notamment).

Pour les chercheurs plus ou moins débutants en études sur le terrorisme, cet ouvrage est donc en mesure d’attirer salutairement leur attention sur cette problématique qui est centrale pour analyser l’aspect interactionnel du complexe terroriste, et les renvoyer à la lecture de textes relevant de la littérature spécialisée[3].

Enfin, en consacrant une place importante à l’aspect technologique (actuel et futur) des assassinats ciblés, et tout particulièrement aux drones qui sont devenus l’outil privilégié pour ce genre d’actions[4], l’auteur a fait œuvre utile. Ce qui confirme donc que la lecture de ce petit livre, consacré à des aspects souvent peu envisagés dans la réflexion sur le complexe terroriste, est recommandable pour autant que l’on se donne les moyens d’approfondir son contenu à l’aide de lectures complémentaires.


[1] Guerric Poncet, La mort fantôme. L’assassinat ciblé comme arme de guerre, Éditions du Rocher, Monaco, 2023.

[2] Sur la distinction entre les identités des victimes de la violence politique qui peuvent être personnelles (liées aux assassinats politiques) ; fonctionnelles (associées à la guérilla) ou vectorielles (qui caractérisent le terrorisme), voir : Daniel Dory ; Jean-Baptiste Noé (Dirs.), Le Complexe Terroriste, VA Éditions, Versailles, 2022, 13-14.

[3] Parmi les synthèses récentes, on peut consulter les chapitres suivants de deux manuels récents : Rory Finegan, « Targeted Killings. Perpetual war for perpetual peace ? », in : Andrew Silke (Ed.), Routledge Handbook of Terrorism and Counterterrorism, Routledge, London-New York, 2019, 471-482 ; et Jack McDonald, « Decapitation, repression, or cauterization ? The problem of targeted killings », in : David Martin Jones et Al. (Eds.), Terrorism and Counter Terrorism Post 9/11, Edward Elgar, Cheltenham, 2019, 53-64.

[4] Voir : Michael Boyle, « Drone warfare », in : Caroline Kennedy-Pipe et Al. (Eds.), Terrorism and Political Violence, Sage, Los Angeles, 2015, 267-276. On lira aussi avec profit l’article suivant concernant les possibles défenses contre ce type d’armes : Joseph Henrotin, « Lutte contre-drones. Quelles sont les options envisageables ? », DSI, N° 115, 2015, 86-95.

31 août 1870 : l’infanterie de marine commémore les combats de Bazeilles

31 août 1870 : l’infanterie de marine commémore les combats de Bazeilles


 

Bazeilles est devenu le symbole des troupes de marine. L’anniversaire de Bazeilles est commémoré chaque année dans tous les corps de troupe de France et d’Outre-mer et sur les lieux mêmes de la bataille. À ce haut fait, marsouins et bigors attachent l’origine légendaire de certaines particularités de l’arme : port du képi et de la cravate noirs et suppression des tambours, mesures qui, d’après la tradition, auraient été prises au lendemain de Bazeilles en signe de deuil et pour commémorer le souvenir de ceux qui préférèrent mourir plutôt que de se rendre. 1870 : la France est en guerre. Son territoire est envahi.

 

La dernière cartouche

À cinquante mètres des lisières du village, un peu à l’écart de la route qui conduit à Balan et sur son côté droit, les murs gris d’une maison encore solide apparaissent à travers les feuillages d’antiques peupliers.

Au-dessus de la porte une enseigne : « Bourgerie, vin, bière, eau de vie ».

Cette demeure isolée, fréquentée sans doute le soir par les amoureux ou les compagnons du bourg, cette auberge inconnue sera demain immortalisée par le peintre de Neuville sous le nom de « La maison des dernières cartouches ».
Simple petit bouchon de chez nous avec, derrière sa cour qui fait face à la vallée de la Meuse, une grande salle, un salon, une salle à manger et une cuisine au-dessus d’une cave, les quatre chambres claires du premier étage et le vaste grenier ; simple coin de chez nous qui fleure bon dans sa haie de feuilles vives ; petit logis qui ne doit qu’à sa position d’être encore épargné, mais qui va devenir l’ultime forteresse de Bazeilles.

L’auberge forme deux corps de bâtiments contigus, avec huit fenêtres en haut, autant en bas, et trois portes, toutes donnant sur la façade est. Une courette la sépare d’un appentis.

Dans son repli sur Balan, le 2e de Marine est passé près de là. Au cours d’un repli mordant, chaque point d’appui doit être utilisé. Le capitaine Bourgey qui déjà ce matin l’a occupée, reçoit l’ordre d’y tenir avec quelques éléments. Il y pénètre et y trouve le commandant Lambert qui vers 9 heures, après sa blessure, s’y est fait transporter. Avec le capitaine Delaury et les sous-lieutenants Escoubet et Saint-Félix, Bourgey organise la défense, cependant que le mouvement général continue. Des hommes passent, des officiers les encadrent ; ce sont les derniers combattants des coins de rue, ceux qui ont refusé de se rendre. En apercevant ce réduit encore calme, ils n’ont qu’un réflexe : aider ceux qui ont reçu mission de le défendre. Se joignant ainsi aux défenseurs les capitaines Aubert, du 2e de Marine, et Picard, du 3e, et quelques marsouins et sous-officiers de tous les régiments. Ils sont peut-être une soixantaine à laquelle les Bavarois, occupés dans leur sauvage répression, laissent un moment de répit.

En bas, dans les caves, les soldats ont trouvé des bascules, des balances, et du vin (que les officiers firent croire empoisonné) ; dans les greniers, du blé. La maison vient d’être abandonnée. Aux fenêtres pendent encore des rideaux ; les lits sont garnis de leur fourniture, sauf les draps qui ont été emportés.

Bourgey et Aubert organisent la défense. Lambert est couché dans une chambre au premier étage. Rapidement, la maison devient un fortin. Pour tous la situation est claire : il s’agit de tenir le plus longtemps possible afin de protéger le repli et de retarder l’avance ennemie jusqu’au retour offensif de la division depuis Balan.

Il faut donc se défendre jusqu’au bout par un feu nourri et ajusté. Aubert est un champion de tir. Il se place à la fenêtre de la grande chambre, où gît Lambert qui approuve ces dispositions. Dealaury est dans la pièce à côté. Saint-Félix, du grenier, renseigne sur les mouvements de l’ennemi. Picard est en bas. Bourgey avec Escoubet coordonnent l’ensemble.

Des meurtrières sont pratiquées dans les tuiles, dans les coins de mur, partout où l’on peut voir sans être vu. Les grandes fenêtres sont protégées avec tout ce qui tombe sous la main : sacs de blé, matelas, coussins, meubles. Les meilleurs tireurs sont aux créneaux ; les autres passent les munitions. L’infanterie de Marine est prête à subir l’assaut.

Il ne tarde guère.

Une fois Bazeilles occupé, la première griserie passée, les Bavarois se jettent à la poursuite de l’armée. Ils débouchent par la grand’route, en direction de Sedan.

Une décharge générale fauche les tuniques bleues.

L’ennemi s’arrête, car chaque coup qui part de cette maison maudite fait mouche. Le 15e Bavarois en son entier reçoit alors mission de prendre cette redoute. L’Allemand sait maintenant le prix qu’il faut mettre pour venir à bout des « diables bleus ».

En s’abritant derrière les arbres, les haies, les murs de clôture, les talus, par une série de bonds prudents, le 15e du Roi Louis parvient jusqu’à l’épaisse haie vive qui entoure le jardin et le verger attenant. Embusqués derrière cet abri, couchés dans le fossé de la route ou à genou à l’abri d’une murette de clôture qui disparaît sous la haie, les Bavarois déchargent leurs Werder à bout portant, dans toutes les ouvertures de la maison. Les marsouins ripostent avec énergie. L’adresse du capitaine Aubert crée chez tous une émulation qui est loin d’exclure le calme. Chacun pressent l’imminent assaut.

Nos pertes sont sensibles. Tout marsouin qui se découvre est touché. Le sang coule et éclabousse le bord des meurtrières. Les blessés sont évacués, loin des cloisons ; ceux qui n’avaient pu trouver place, montent aux créneaux.

La grande horloge de la chambre est percée par une balle. Comme plus tard, le 24 mai 1871, le cadran des Tuileries indiquera 4h55 quand le palais de Catherine de Médicis prendra feu, l’horloge de la maison Bourgerie s’arrêtera à 11h35. À partir de ce moment le temps ne compte plus pour les braves qui y résistent.

Le feu est si bien ajusté que l’ennemi n’ose donner l’assaut, et décide plutôt de cerner la maison.

Saint-Félix signale cette manœuvre. Lambert comprend ce qu’elle signifie : « Il m’est impossible de marcher, dit-il aux officiers qui se trouvent dans la chambre. Laissez-moi quelques hommes, et retirez-vous avec le détachement sur la division ».

« Non, mon commandant, nous resterons avec vous jusqu’à la fin. Nous ne vous abandonnerons jamais ! » Bourgey est responsable de la défense : on lui a confié la maison, il la garde.

Les travaux entrepris à la barre à mine, dans les murs du rez-de-chaussée, sont abandonnés. Les portes sont bloquées par des enclumes, des vieilles roues, des établis, des meubles… La manœuvre allemande se déroule comme l’avait prévu Saint-Félix. La maison est encerclée. La position cernée. La mission s’en trouve presque facilitée : il suffit maintenant de tuer et de mourir sur place. Alors le village de Bazeilles aura été défendu jusqu’à la mort : le général sera content.

Il est près de midi. Von der Thann installé sur la place de l’Église, s’aperçoit de l’arrêt de ses avant-gardes. Il s’en inquiète. Sa colère est grande. « Ils veulent tenir, assiégez-les ». Tout siège comporte de l’artillerie. Les batteries de Liry reçoivent la maison Bourgerie comme objectif. Les premiers obus éclatent au delà ; la seconde bordée atteint la toiture obligeant l’évacuation du grenier. Un moment, la confusion règne à l’intérieur. Le feu se ralentit. Les Bavarois croient à l’anéantissement de la résistance et reprennent la progression. Pas pour longtemps.

Le silence qui a suivi l’arrivée des obus a été mis à profit par Bourgey pour réorganiser la défense. Le grenier est abandonné, les munitions sont redistribuées. On devine au loin les chassepots. On en entend aussi dans Bazeilles où tiennent encore Bourchet, Watrin et d’autres. On en entend vers Balan où la division continue de lutter. Ce claquement bien connu confirme les espoirs : les camarades reviendront ; il faut tenir, tenir. Bourgey et le caporal Aubry, par la fenêtre d’une chambre voient quatre gaillards s’avancer. Leur chassepots rallument la bataille.

Bourgey est assommé par une partie du plafond arraché par un obus ; rapidement remis, il reprend sa mission. Delaury est atteint au cou et à la hanche ; Picard est blessé à la face.

À tout coup, les marsouins tombent. L’atmosphère dans les chambres devient irrespirable. Le grenier flambe doucement. L’odeur du feu, de la poudre et du sang, la poussière, la fumée et le plâtras empêchent de penser à autre chose qu’à cette lutte à mort librement acceptée.

Von der Thann, au comble de la rage, essaie de faire miner l’arrière de la maison et sauter ce dernier bastion du droit qui barre la route à la force. Un sous-officier en avertit Bourgey. Celui-ci fait concentrer le feu sur les sapeurs qui sont aussitôt stoppés. Maintenant le toit est en flammes. La maison va sans doute s’écrouler. L’aile est atteinte par un obus de plein fouet. Les marsouins combattent toujours. Ils sont magnifiques ; ils sont beaux comme seuls sont beaux ceux qui savent se sacrifier. Les visages sont crispés, les volontés tendues. Ni excitation, ni fausse exaltation. Pas un cri, pas un mot, hors le râle des mourants et les quelques plaintes des blessés.

Mais jusqu’à quand vont-ils mourir ? Les cartouches s’épuisent, les gibernes se vident. C’est alors que Von der Thann, jugeant l’inanité de ses efforts, ordonne d’amener deux pièces d’artillerie qui remplaceront l’impossible travail des sapeurs.

D’un côté des moyens toujours renforcés. De l’autre, le sous-lieutenant Saint-Félix, après avoir fouillé les blessés et les morts, rapporte trente cartouches.

Ce sont les dernières.

Il ne s’agit pas de les perdre. Les meilleurs tireurs vont les employer. Bourgey est l’ancien instructeur de tir de son bataillon ; il n’a plus rien à commander ; il va tirer… Aubert n’a pas quitté sa fenêtre.

Vingt-neuf sûrement, lentement, font mouche.

Il ne reste que la dernière.

À Aubert l’honneur de la tirer. Il l’introduit dans la culasse.

Le silence est pressant… Le sang s’arrête… Les sens sont tendus…

Le coup est parti… Il n’a pas été perdu.

C’est la dernière cartouche.

À présent règnent dans les ruines de l’auberge le calme, le désœuvrement, le vide de l’âme, la fin du ressort. Autour du commandant Lambert, un conseil de guerre est tenu. Tous les cadres y sont convoqués. Dehors, dans un grand bruit, les pièces demandées par von der Thann arrivent au galop. Doit-on se rendre ou se faire tuer ? Les yeux se rallument, les baïonnettes sortent des fourreaux… charger.

Lambert ne se sent pas le droit de sacrifier ces hommes qui sont restés avec lui. Il doit essayer de sauver leurs vies Bourgey responsable de la défense, a rempli sa mission. Il s’incline maintenant devant le devoir constant des officiers : la vie des soldats.

Sur la baïonnette du chassepot N° 69 399, appartenant au sergent Poitevin, le mouchoir blanc d’Escoubet est tendu par la fenêtre. Les hurlements sauvages répondent à la consternation des marsouins.

« Je sortirai le premier » dit Lambert. « S’ils me massacrent, alors vendez vos vies. Vous sortirez à la baïonnette et tâcherez de percer vers Sedan ».

Une fois encore, la raison et le devoir ont triomphé d’un fol enthousiasme. Bourgey prend le commandement des survivants qui ont rageusement dégainé.

La porte du rez-de-chaussée est ouverte… Lambert s’engage sous la tonnelle de houblon… Vingt lances cherchent sa poitrine. Les marsouins bondissent. Un capitaine bavarois, le capitaine Lissignolo, du 42e Régiment s’interpose. Son geste chevaleresque empêche le plus horrible des massacres.

Face au soleil couchant, irréels, ayant encore dans leurs yeux la mort qu’ils ont acceptée, sales de l’éclat lumineux des combats, dédaigneux de la force et du nombre qui les a vaincus, les troupes de la Marine quittent Bazeilles.

Six cent cadavres entourent la maison de la dernière cartouche.


Texte extrait de « 
Bazeilles 31 août – 1er septembre 1870 » du capitaine Jean Coigniet de l’infanterie coloniale, édité chez Pouzet en avril 1953 à Paris.

Point de situation : 1. Électrons, drones et saboteurs

Point de situation : 1. Électrons, drones et saboteurs

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 27 août 2023

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Si on connaissait le score des matchs à l’avance, il n’y aurait strictement aucun intérêt à les jouer. Il en est de même pour les batailles et même encore moins, car on y meurt. Sauf à constater un rapport de forces initial écrasant en faveur d’un camp au départ d’une opération militaire, il n’est pas possible de prédire ce qui va se passer ensuite, ne serait-ce que parce que les moyens engagés sont énormes et que les interactions entre les différentes forces amies et ennemis relèvent rapidement du problème à trois corps de la science complexe. Décréter dès maintenant le succès de l’échec final d’une opération en cours est donc comme décider qu’une équipe a gagné ou perdu à 30 minutes de la fin du match alors que le score est toujours nul et qu’il n’y a pas de domination outrageuse d’un camp.

Et bien évidemment ces opérations-matchs, sanglantes, ne sont-elles même que des affrontements isolés dans la cadre d’une confrontation-compétition de longue haleine, ce qui implique une réflexion en trois étages, qui forment aussi trois niveaux d’incertitude : la stratégie pour gagner la compétition, l’art opérationnel pour gagner les matchs de différente nature, la tactique pour gagner les actions à l’intérieur des matchs. Ces opérations-matchs, il y a plusieurs et de nature différente en cours dans la guerre russo-ukrainienne et on assiste donc aussi à beaucoup d’indécisions, au sens de sort hésitant et non de manque de volonté. Faisons-en rapidement le tour, en se concentrant aujourd’hui, pour respecter un format de fiche à 3 pages, seulement sur les « opérations de coups ».

J’avais utilisé initialement l’expression « guerre de corsaires » pour désigner les opérations en profondeur. C’était une expression du général Navarre, commandant le corps expéditionnaire français dans la guerre en Indochine, pour désigner le mode opératoire qu’il souhaitait initialement appliquer contre le corps de bataille Viet-Minh à base de guérilla, de frappes aériennes, d’opérations aéroportées et de camps temporaires. L’idée était bonne mais l’application fut déficiente. Le principe général est de donner de multiples petits « coups » : raids au sol, frappes aériennes ou navales, sabotages, etc. afin d’affaiblir l’ennemi. On peut espérer que cet affaiblissement suffise par cumul à faire émerger un effet stratégique, une reddition par exemple – ce qui arrive rarement – ou une neutralisation de l’ennemi, réduit à une menace résiduelle. Le plus souvent cependant cet affaiblissement est surtout destiné à faciliter les opérations de conquête, l’autre grand mode opératoire où on cherche à occuper le terrain et disloquer le dispositif ennemi.

Les opérations de coups relèvent d’abord des forces des espaces communs, la marine, l’armée de l’Air, la cyber-force, et des Forces spéciales, de manière autonome ou parfois combinée.

Passons rapidement sur les cyber-opérations, non parce que ce ne soit pas intéressant mais parce qu’il y a peu d’éléments ouverts sur cette dimension, dont on avait fait grand cas avant-guerre et dont on est obligé de constater que cela n’a pas eu les effets spectaculaires attendus. Peut-être que ce n’est plus un « océan bleu », une zone vierge dans laquelle les possibilités sont considérables, mais un océan très rouge occupé maintenant depuis longtemps, car l’affrontement n’y connaît ni temps de paix ni temps de guerre, et où les parades ont désormais beaucoup réduit l’efficacité initiale des attaques. Peut-être aussi que cet espace n’est simplement pas vu, et donc abusivement négligé par les commentateurs comme moi, d’autant plus que ce n’est pas leur domaine de compétences. On pressent néanmoins qu’il y a là un champ où les Ukrainiens, avec l’aide occidentale qui peut s’exercer à plein puisqu’elle y est peu visible, peuvent avoir un avantage et donner des coups importants aux réseaux russes.

Le champ aérien est beaucoup plus visible. On peut y distinguer le développement d’une opération ukrainienne spécifique anti-cités, que l’on baptisera « opération Moscou » car la capitale en constitue la cible principale. Sa première particularité est de n’être effectuée, désormais presque quotidiennement, qu’avec des drones aériens à longue portée made in Ukraine, les alliés occidentaux interdisant aux Ukrainiens d’utiliser leurs armes de pour frapper le sol russe. Des drones donc, et pour rappel entre trois types de campagnes aériennes utilisant uniquement avions, missiles et drones, la diminution de puissance projetée est quasiment logarithmique. Autrement dit, avec les seuls drones on fait très peu de dégâts. Un seul avion Su-30SM russe peut porter la charge utile de 400 drones ukrainiens Beaver, avec cette particularité qu’il pourra le faire plusieurs fois.

Qu’à cela ne tienne, l’opération Moscou introduit des nuisances – la paralysie des aéroports par exemple – mais fait peu de dégâts et c’est tant mieux puisque cette opération a un but psychologique. Elle satisfait le besoin de réciprocité, sinon de représailles et vengeance, de la population ukrainienne frappée par les missiles russes depuis le premier jour de guerre, et vise également à stresser la population russe, notamment celle de la Russie préservée, urbaine et bourgeoise de Moscovie, en faisant entrer la guerre chez elle.

Sa deuxième particularité est qu’elle est peut-être la première campagne aérienne « non violente » de l’histoire, hormis les bombardements de tracts de la drôle de guerre en 1939-1940, puisqu’il y une volonté claire de ne pas faire de victimes en frappant de nuit des objectifs symboliques (bureaux de ministères ou d’affaires en particulier, voire le Kremlin) vides. Cela le mérite aussi de satisfaire le troisième public : le reste du monde et en particulier l’opinion publique des pays alliés de l’Ukraine qui accepterait mal que celle-ci frappe sciemment la population des villes russes. Il n’est pas sûr que les Ukrainiens y parviennent toujours. Il y a déjà eu des blessés par ces attaques de drones et on n’est statistiquement pas à l’abri d’une bavure qui ferait des morts. Cela aurait pour effet à la fois d’écorner l’image de la cause ukrainienne – et cette image est essentielle pour le maintien ou non du soutien occidental – et de provoquer une réaction anti-ukrainienne de cette population russe que l’on présente surtout comme apathique.

Toutes ces attaques par ailleurs sont autant de défis à la défense aérienne russe qui peut se targuer de petites victoires et de protéger la population lorsqu’elle abat des drones mais se trouve aussi souvent prise en défaut. Dans tous les cas, elle est obligée de consacrer plus de ressources à la défense des villes et donc moins sur le front, et cette présence physique dans les villes contribue encore à faire « entrer la guerre » dans la tête des civils russes, un des buts recherchés par les Ukrainiens.

En bon militaire, je préfère les actions anti-forces aux actions anti-cités et l’opération Bases consistant à attaquer les bases aériennes russes dans la profondeur me paraît beaucoup plus utile que de détruire des bureaux d’affaires. Sur 85 avions et 103 hélicoptères russes identifiés comme détruits ou endommagés par Oryx, respectivement 14 et 25 l’ont été, au minimum, dans les bases. Ces attaques ont surtout eu lieu dans les territoires occupés, dont la Crimée, mais aussi en Russie, près de Rostov le 26 février et le 1er mars avec deux missiles OTR-21 Tochka. Le 30 octobre, c’est un sabotage au sol qui détruit ou endommage dix hélicoptères dans la région d’Ostrov très près de la Lettonie. En septembre 2022, ce sont deux bombardiers qui sont touchés (un Tu-95 et un Tu-22) lors de deux attaques au drone Tu-141 semble-t-il (des vieux drones de reconnaissance à longue portée modifiés) et plus récemment le 19 août près de Novgorod (un Tu-22) de manière plus mystérieuse. On peut rattacher à cette opération, le raid d’hélicoptères Mi-24 du 31 mars 2022 sur un dépôt de carburant à Belgorod, l’attaque aux drones de la raffinerie de Novochakhtinsk le 22 juin 2022. Toute cette campagne anti-forces en profondeur n’est encore qu’une série de coups d’épingle, mais ce sont les coups d’épingle les plus rentables qui soient.

Les Ukrainiens ont tout intérêt à développer encore cette campagne en profondeur avec une force de sabotage, autrement dit clandestine. C’est plus difficile à organiser que des frappes aériennes mais les effets sont peut-être plus forts. Comme les alunissages, la présence d’humains provoque plus d’impact psychologique dans les opérations militaires que celle de simples sondes et machines. Savoir que des hommes ont pénétré, violé presque, l’espace national en l’air et plus encore au sol pour y provoquer des dégâts provoque plus de choc que si les mêmes dégâts avaient été faits par des drones. Si en plus on ne sait pas qui a effectué ces actions et c’est la paranoïa qui se développe, dans la société et le pouvoir russes plus qu’ailleurs. Les Ukrainiens ont tout intérêt surtout à développer encore leur force de frappe à longue portée au-delà des drones, qui apportent surtout le nombre, avec des missiles à portée de plusieurs centaines de kilomètres. C’est ce qu’ils sont en train de faire avec plusieurs projets qu’il ne s’agit simplement d’inventer mais surtout de produire en masse. S’ils y parviennent, la campagne de frappes en profondeur prendra une tout autre dimension, qu’elle soit anti-cités avec les risques évoqués ou préférentiellement anti-forces. Peut-être par ailleurs qu’à partir d’un certain seuil, disons si tous les jours le sol russe est attaqué par des drones, missiles ou commandos, l’interdiction d’emploi des armes occidentales n’aura plus de sens et que les Ukrainiens pourront aussi les utiliser, ce qui augmentera les capacités d’un coup.

Si la capacité ukrainienne d’agir dans la profondeur russe n’a cessé d’augmenter, celle de la Russie en Ukraine n’a cessé au contraire de se réduire. Entre une puissante force aérienne, un arsenal imposant de missiles et une dizaine de brigades de forces spéciales, on pouvait imaginer l’Ukraine ravagée dans toute sa profondeur dès le début de la guerre.

L’emploi de tous ces moyens n’a duré en fait que quelques semaines et à un niveau très inférieur à ce à quoi on pouvait s’attendre, la faute à une doctrine incertaine en la matière et surtout à une défense aérienne ukrainienne solide. Les Russes ont donc descendu très vite l’échelle logarithmique de la puissance projetée, en commençant par réduire l’activité de leurs aéronefs pilotés au-dessus du territoire ukrainien pour les consacrer à la ligne de front, puis en réduisant rapidement la cadence de tir de missiles modernes, en leur substituant ensuite de plus en plus d’autres types de missiles aussi dévastateurs mais de moindre précision et souvent de moindre portée, et enfin à utilisant de plus en plus à la place des drones Shahed et des lance-roquettes multiples pour les villes à portée de tir.

Le tonnage d’explosif lancé par les Russes n’a cessé de se réduire, tout en se concentrant sur les villes assez proches de la ligne de front et en faisant quasiment tout autant de victimes civiles par moindre précision. On ne voit d’ailleurs plus désormais de ligne directrice dans ces frappes hormis le besoin de répondre par des représailles aux coups ukrainiens. C’est d’autant plus absurde que cela contribue à dégrader l’image russe, ce dont ils semblent se moquer à part que cela joue sur le soutien de l’opinion publique occidentale à l’Ukraine, une donnée stratégique pour eux. Bien entendu, cela ne diminue en rien la détermination ukrainienne, bien au contraire.

La campagne aérienne en profondeur russe pourrait être relancée par une production accrue de missiles et/ou leur importation cachée auprès de pays alliés, mais surtout par l’affaiblissement soudain de la défense aérienne ukrainienne en grande tension de munitions. Une défense aérienne sans munitions et ce sont les escadres de chasseurs-bombardiers russes qui pourraient pénétrer dans le territoire ukrainien et faire remonter d’un coup le logarithme de la puissance. Un des intérêts des avions F-16, qui sont avant tout des batteries air-air volantes à 150 km de portée, est de pouvoir contribuer à empêcher cela.

Un des mystères de cette guerre est l’emploi étonnant des Forces spéciales par les Russes. Le ministère de la Défense russe avait pris de constituer une solide armée. Chaque service de renseignement russe, FSB, SVR, GRU, dispose de ses Spetsnaz (spetsialnoe naznachenie, emploi spécial). Les deux unités du FSB, Alfa and Vympel, totalisent peut-être 500 hommes. Zaslon, l’unité du SVR à vocation internationale en représente peut-être 300. Le gros des forces est évidemment constitué par les sept brigades Spetsnaz à 1 500 hommes du GRU, le plus souvent rattachés à des armées, et les bataillons à 500 hommes affectés à chacune des flottes, soit avec le soutien peut-être 12 000 hommes. Les troupes d’assaut aérien (VDV) ont également formé un régiment puis une brigade spéciale, la 45e, enfin, un commandement des opérations spéciales (KSO) de peut-être 1500 hommes, a été rattaché directement au chef d’état-major des armées, à la grande colère du GRU. Bref, il y avait là, avec l’appui des VDV, de quoi mener constituer une force de sabotage dans la grande profondeur, ou même de guérilla, par exemple le long de la frontière polonaise en s’appuyant sur la base biélorusse de Brest.

Il n’en a rien été, la défense aérienne ukrainienne empêchant les opérations héliportées et la défense territoriale ou les forces de police ukrainiennes maillant bien le terrain. Les Forces spéciales, 45e brigade et brigades GRU ont d’abord été utilisées en avant, clandestinement ou non, des opérations terrestres, puis de plus en plus en remplacement d’une infanterie de l’armée de Terre totalement déficiente. Une 22e brigade Spetsnaz très réduite et ce qui reste de la 45e brigade sont ainsi actuellement en train de combattre en première ligne devant Robotyne. Des occasions ont très certainement été gâchées en la matière par les Russes et on ne voit pas comment il pourrait y remédier. Sans doute y songent-ils mais on n’improvise pas une force d’action en profondeur.

Au bilan et il faut le rappeler, les opérations en profondeur apportent rarement seules des effets stratégiques, mais elles contribuent à l’affaiblissement de l’ennemi à condition de ne pas coûter plus cher qu’elles ne « produisent ». À ce titre, les opérations russes ne produisent plus grand-chose, à mort des morts et des blessés et des destructions de cathédrale, ou tout ou plus un affaiblissement économique en s’attaquant par exemple aux infrastructures de commerce de céréales. Dans un croisement des courbes stratégiques, selon l’expression de Svetchine, les Ukrainiens montent au contraire en puissance, mais les effets matériels restent minimes au regard de ce qui se passe sur le front et il s’agit surtout d’effets psychologiques, assez flous mais pourtant certains. En 2024, il en sera sans doute autrement.

La prochaine fois on parlera de guérilla d’État terrestre ou navale.

Idée reçue : La ligne Maginot n’a servi à rien

Idée reçue : La ligne Maginot n’a servi à rien

 

par Pierre Royer* – Revue Conflits – publié le 28 août 2023


Une fois n’est pas coutume, intéressons-nous à une bataille non livrée, ou en tout cas réduite à sa plus simple expression. L’historiographie savante a balayé bien des clichés négatifs sur la débâcle du printemps 1940, mais on peut craindre que ses avis nuancés aient moins de poids dans l’opinion que la série multirediffusée des « 7e Compagnie ». Au centre des représentations erronées et dépréciatives trône la ligne Maginot qui, c’est bien connu, n’a « servi à rien ». Mais est-ce bien le cas ?

C’est un défaut classique, et pas seulement des militaires : tirer les leçons du passé est indispensable, mais incite à se préparer à la répétition du scénario précédent, car il est toujours hasardeux d’anticiper la portée des évolutions, technologiques notamment. Le système de fortifications mis en place à ses frontières orientales par la France à partir de 1928 semble illustrer cette analyse rétrospective. Il répondait à deux obsessions du commandement depuis la Grande Guerre : le rapport de force démographique entre la France et l’Allemagne et la préservation des bases industrielles du pays.

Préparer la guerre d’avant

Sur le premier point, la situation avait empiré depuis 1914. À cette date, l’Allemagne était de moitié plus peuplée que la France. Malgré la récupération de l’Alsace-Moselle, l’atonie de la natalité fait qu’en 1939, « le Français se fait rare » selon Giraudoux1, et la population totale est identique à celle de 1914 (41,5 millions), alors que celle de l’Allemagne, augmentée de l’Autriche et des Sudètes, atteint 79 millions d’âmes – près du double. Pourtant, l’armée allemande ayant été limitée à 100 000 hommes par le traité de Versailles, la France s’était autorisée à réduire son service militaire à douze mois en 1928, l’année même où la loi prévoyant la fortification des régions frontalières est adoptée2 .

La deuxième motivation est un retour d’expérience de la Grande Guerre : à l’été 1914, les succès initiaux de l’armée allemande lui avaient permis d’occuper des régions représentant 14 % de la production industrielle française avant-guerre, dont 75 % de la production de charbon, 90 % de la production lainière et 63 % de la production d’acier ; la France avait aussi perdu le contrôle du bassin ferrifère de Briey, en Lorraine, le plus grand d’Europe, dont les Allemands extrairont 70 millions de tonnes de minerai durant toute la guerre, la France étant contrainte à importer. La perspective d’une nouvelle guerre « totale » impose évidemment de mettre ces régions, proches des frontières les plus exposées, à l’abri d’un coup de force, ou d’une prise de gage lors d’une crise3. Cette préoccupation rejoint la conception de l’état-major d’un champ de bataille « aménagé » : orienter l’ennemi vers des zones plus faciles à défendre et économiser des forces en ligne, les fortifications diminuant drastiquement la densité de troupes nécessaire, car leur puissance de feu est démultipliée par les ouvrages permanents et l’artillerie de forteresse. La perspective d’une réduction des pertes rassurait également un pays convaincu qu’il ne se relèverait pas d’une saignée aussi forte que celle de 1914-1918.

Ce n’est donc pas par aveuglement ou manque de moyens si la ligne Maginot n’est pas continue : elle n’a jamais été conçue comme telle, mais plutôt pour protéger les passages les plus vulnérables (vallée du Rhin, frontière de la Sarre, vallées alpines) et obliger l’envahisseur à passer par des zones où il serait facile de le piéger – la trouée de la Woëvre, notamment. L’absence de couverture des Ardennes s’explique par l’alliance de 1920 entre la Belgique et la France, qui permet aux états-majors de préparer un déploiement préventif de l’armée française sur le territoire belge en cas de crise avec l’Allemagne.

Or, en 1936, la Belgique redevient neutre : plus question de défense conjointe des frontières belges, l’armée française attendra l’arme au pied le long de sa frontière que sa voisine l’appelle au secours4. Quelques ouvrages supplémentaires sont alors aménagés à la hâte, notamment vers Maubeuge ou l’Escaut, et seront complétés par des fortifications de campagne réalisées durant la « drôle de guerre », mais les besoins les plus urgents sont l’aviation et la motorisation de l’armée de terre. Les Ardennes sont, elles, jugées « impraticables » aux unités motorisées ou blindées, compte tenu du faible nombre et de la mauvaise qualité des routes qui les traversent, malgré l’issue contraire d’un exercice dirigé par le général Prételat en 1938.

La ligne Maginot n’a-t-elle servi à rien ?

La « ligne Maginot » n’étant qu’une expression journalistique5, la question, ainsi posée, n’a aucun sens et doit être examinée par secteurs géographiques. Ainsi, les secteurs fortifiés des Alpes ont été redoutablement efficaces et ont parfaitement rempli leur rôle. Avec à peine 170 000 hommes, l’armée des Alpes tient en échec un groupe d’armées italien6 à peu près deux fois plus nombreux, faisant 1 000 prisonniers et 5 000 tués et blessés, en perdant seulement 250 hommes ; l’artillerie des forts, qui avait eu le temps de repérer ses tirs pendant la drôle de guerre, obtient quelques beaux succès, comme le fort de l’Infernet qui, le 21 juin, détruit en quelques salves six des huit tourelles de 149 mm du fort du mont Chaberton, surnommé le « cuirassé des nuages ». La ligne fortifiée ne cède que parce qu’elle est prise à revers par les troupes allemandes venant du nord, que le général Cartier parvient à freiner mais pas à arrêter. Le constat n’est guère différent pour les frontières du nord et de l’est.

Contrairement à ce qu’on croit, les Allemands ont attaqué la ligne Maginot ; ils ont même remporté un succès plutôt rapide et inattendu après trois jours d’assaut (16-19 mai) au fort La Ferté, l’ouvrage le plus occidental de l’ensemble, à 25 km au sud-est de Sedan. Mais l’essentiel des assauts survient après la déroute de la gauche française, début juin. Ils ont alors pu vérifier la solidité du système de défense bien qu’à cette date, l’armée française ait allégé considérablement les effectifs défendant la ligne Maginot, en particulier les troupes de couverture et d’intervalle, ce qui facilitait l’approche des ouvrages. De plus, Prételat, qui commandait le secteur, déclenche l’évacuation de sa partie occidentale dès que le front reconstitué tant bien que mal sur la Somme – la « ligne Weygand » – a cédé (9 juin). Malgré cela, la plupart des assauts frontaux contre les forts échouèrent. Quand ils étaient correctement couverts, interdisant les tirs directs d’artillerie à courte distance, surtout ceux des redoutables canons de 88 mm qui révèlent alors l’incroyable pouvoir de pénétration de leurs obus à haute vélocité, les forts étaient inexpugnables, car leur béton ou leurs tourelles blindées résistaient aux tirs paraboliques et aux bombardements aériens, même en piqué.

Ce fut par exemple le cas du fort de l’Einseling, près de Saint-Avold, qui repoussa un assaut de huit heures le 21 juin et ne se rendit que le 2 juillet, une semaine après l’entrée en vigueur des armistices, sur ordre formel du haut commandement. Même des fortifications moins sophistiquées, comme le secteur de Maubeuge, résistent près d’une semaine aux assauts allemands (du 21 au 27 mai), sans toutefois empêcher les divisions blindées de poursuivre leur route – ces poches de résistance ont pu influencer l’ordre d’arrêt de la progression adressé par Von Rundstedt aux Panzer le 23 mai, confirmé par Hitler le lendemain.

La débâcle n’était pas écrite

La résistance de la ligne Maginot valide, a posteriori, le choix fondamental du Fall Gelb (Plan jaune), mis à exécution à partir de mai 1940, qui consistait à éviter les zones fortifiées du nord-est. Les Allemands visent ainsi le centre du dispositif allié, au point d’articulation entre l’aile mobile, dont tout le monde savait qu’elle s’engagerait en Belgique dès l’ouverture des hostilités, et l’aile statique de la ligne Maginot : Sedan, où devait être franchie la vallée de la Meuse pour une rapide exploitation en direction de l’ouest. Mais pour déboucher en force à Sedan, le groupe blindé de Kleist (cinq divisions blindées et trois motorisées) devait traverser les Ardennes.

« Une légende noire qui empêche de comprendre les enjeux de l’époque. »

Quoique difficile, ce franchissement parut plus aisé aux généraux allemands que de défier frontalement la ligne Maginot, tâche pour laquelle les blindés de l’époque n’étaient d’aucune utilité7, et surtout plus à même de provoquer une surprise stratégique pour un résultat décisif. Il aurait pu tourner au désastre : dans les premiers jours de l’offensive, le petit nombre d’itinéraires et les actions de retardement de l’armée belge freinent tellement l’avance allemande qu’un gigantesque embouteillage se forme, plus de 40 000 véhicules et leurs réserves de carburant s’étirant sur quelque 250 km, jusqu’à 80 km à l’est du Rhin ! Repérées par deux reconnaissances aériennes le 12 mai, ces colonnes vulnérables – malgré une forte densité de chasseurs pour les couvrir – ne sont pas attaquées par l’aviation alliée, parce que les états-majors croient à une erreur et parce que l’architecture du commandement français, et le système de communications, comptant sur les réseaux filaires plus que sur la radio, rendent difficile la coopération interarmées, à l’inverse de la pratique allemande.

La modernité technologique de l’armée française de 1940 était en effet tout entière concentrée dans… les ouvrages de la ligne Maginot, y compris pour les équipements radio. C’est la première erreur, stratégique, du commandement français, qui s’engage dans la guerre dans une optique défensive : attendre que l’ennemi s’use avant de l’écraser comme un rouleau compresseur, comme en 1918. La ligne Maginot symbolise le fallacieux sentiment de sécurité du commandement, Gamelin la comparant même à la Manche, qui protège la Grande-Bretagne – oubliant que la Manche n’est rien sans la marine et sans… l’aviation, comme le montrera la bataille d’Angleterre ! De sorte que la modernisation de l’outil offensif n’a pas été conduite en parallèle, et amorcée trop tardivement : la France ne compte que deux divisions mécanisées en 1939 et ses quatre divisions cuirassées (DCR) ne sont créées qu’en 1940 – et pas toutes opérationnelles en mai.

S’y ajoutera une faute tactique impardonnable : déplacer la 7e armée de Giraud, la plus mécanisée, du secteur de Reims, où elle servait de réserve stratégique, à l’extrémité ouest du front pour lui confier une mission impossible et finalement inutile : foncer jusqu’aux Pays-Bas. Elle n’aurait sans doute pas suffi à stopper l’irruption des blindés en mai 1940, faute d’une couverture aérienne suffisante, mais elle l’aurait sensiblement ralentie et évité une débâcle totale. Assez pour planifier une évacuation et la poursuite de la guerre depuis l’empire ?


1 Jean Giraudoux (1882-1944) est l’auteur de la pièce La Guerre de Troie n’aura pas lieu, créée en 1935. Proche d’Édouard Daladier, il est nommé commissaire général à l’information en juillet 1939.

2 La durée revient à deux ans par la loi de 1935 pour faire face au réarmement allemand et à l’arrivée des « classes creuses » nées entre 1915 et 1919, pour lesquelles le contingent annuel dépasse à peine 100 000 hommes.

3 La mise en défense de la ligne Maginot commence d’ailleurs dès le 21 août 1939 et est achevée le 27, une semaine avant la déclaration de guerre (3 septembre).

4 Pour convaincre tout le monde de sa volonté de rester neutre, l’armée belge donne même pour thème à ses grandes manœuvres de l’été 1938 « Défense contre une invasion par le Sud »… Face à Hitler, la France n’avait vraiment pas le monopole de l’aveuglement !

5 L’expression apparaît en 1935 en référence à André Maginot (1877-1932), invalide de guerre et ministre de la Guerre de 1929 à 1932, qui n’est pourtant pas l’initiateur des travaux.

6 Restée « non belligérante » en septembre 1939, malgré le Pacte d’acier signé en mai avec l’Allemagne, l’Italie déclare la guerre à la France le 10 juin 1940, alors que l’armée française est en pleine débâcle, mais l’armée italienne n’attaque qu’à partir du 20 juin.

7 En 1940, 55 à 60 % des chars allemands sont des Pz I et II, armés de mitrailleuses ou d’un canon de 20 mm, totalement inoffensifs contre des ouvrages fortifiés (voire contre d’autres blindés). Même le canon de 37 mm du Pz III (15 %) et celui de 75 mm du Pz IV (12 %) sont insuffisants.


À propos de l’auteur
Pierre Royer

Pierre Royer*

Agrégé d’histoire et diplômé de Sciences-Po Paris, Pierre Royer, 53 ans, enseigne au lycée Claude Monet et en classes préparatoires privées dans le groupe Ipesup-Prepasup à Paris. Ses centres d’intérêt sont l’histoire des conflits, en particulier au xxe siècle, et la géopolitique des océans. Dernier ouvrage paru : Dicoatlas de la Grande Guerre, Belin, 2013.

Nicolas Sarkozy et le piège russe

Nicolas Sarkozy et le piège russe

 

par Jean-Philippe Immarigeon – Revue Conflits – parution le 26 août 2023

https://www.revueconflits.com/nicolas-sarkozy-et-le-piege-russe/


Comment finir la guerre en Ukraine ? Que faire avec la Russie ? Des questions qui mêlent les dimensions politiques, diplomatiques et militaires. Dans un récent entretien au Figaro, Nicolas Sarkozy a esquissé quelques idées qui ont déplu et qui ont suscité de nombreuses controverses.

L’absence de structuration intellectuelle de notre classe politique, qui ne sait plus que gouverner la France au doigt mouillé et verse dans ce « en même temps » qui semble avoir frappé déjà deux générations de responsables, laisse nos compatriotes désemparés. Les interventions et l’essai publié chez Fayard par l’ancien président de la République Nicolas Sarkozy, Le temps des combats, ne risquent pas de ramener les électeurs aux urnes même si la volée de bois vert que lui valent ses prises de position est en partie, mais en partie seulement, injustifiée.

J’avais moi-même, dès le lendemain de son entrée à l’Élysée, publié un peu amène essai [1] sur ce que nous disait du bonhomme un très puéril philo-américanisme dû à son inconnaissance manifeste des États-Unis. Sur ce point Nicolas Sarkozy est resté le même et affiche toujours son incompréhension des Américains. Ainsi lorsque, tout en justifiant sa décision solitaire de réintégrer le commandement OTAN, il dénonce les prétentions américaines de vassalisation de la France, montrant qu’il n’a toujours pas compris la puissance d’étouffement d’une nation qui se prétend impériale et qui met tous ses moyens au service de ses règles et de ses normes, et l’illusion de tous ceux qui croient pouvoir les amender de l’intérieur. Sarkozy relève que les Américains ne respectent que ceux qui leur bottent le cul ; c’est exact, mais pour cela il faut être dehors, pas dedans, et méditer l’aphorisme d’Henry Kissinger : « It may be dangerous to be America’s ennemy. But to be America’s friend is fatal. »

Sarko-le-Moscoutaire ?

Mais c’est sur la guerre russo-ukrainienne que Nicolas Sarkozy produit un surprenant salmigondis de truismes et de poncifs au milieu duquel percent toutefois quelques vrais morceaux de réflexion stratégique, malheureusement neutralisés par un narcissisme qu’on espère surjoué. Ainsi, s’attribuer le mérite d’avoir arrêté les chars aux portes de Tbilissi a dû faire rigoler les généraux russes : depuis Budapest il ne saurait être question pour eux de procéder autrement que par investissement des grandes villes, au sens où l’entend la poliorcétique, mais certainement pas d’y combattre surtout à l’heure du smartphone et des réseaux sociaux. La marche interrompue sur Tbilissi comme le leurre de Kiev doivent davantage à cet impératif qu’à l’entregent d’un ancien président français.

Pour le reste, Sarkozy fonde en grande partie son discours – il le dit en 2009, en 2014, il le répète en 2023 – sur le postulat branlant que les Russes ont déjà fort à faire à peupler l’immense Sibérie pour ne pas se perdre dans d’improbables conquêtes territoriales. Il répète surtout des pans entiers du narratif du Kremlin comme, en 2014, de mettre au compte d’une soirée de beuverie le rattachement de la Crimée par Khrouchtchev. Sarkozy est allé chercher sa baffe même si, parmi les bordées d’insultes picrocholines toutes plus ridicules et pitoyables, d’autres reproches sont totalement déplacés. Il s’est ainsi opposé à juste titre dès 2008 à l’intégration de l’Ukraine et de la Géorgie dans l’OTAN. Il a validé en 2011 la construction et la vente à la marine russe des deux porte-hélicoptères classe Mistral – L’Obs avait alors fait sa Une sous le titre « Sarko le Russe » – et en 2014 a dénoncé l’annulation précipitée et subreptice de ce contrat par un François Hollande apeuré des froncements de sourcil polonais, navires qui auraient été utiles aux Russes lors de la guerre contre Daech. Mais ces légitimes positions se télescopent avec un évident tropisme dont l’expression emblématique reste en 2010 l’érection, incongrue, en bord de Seine à Paris, d’une basilique orthodoxe qu’il m’a toujours plu de nommer « Notre-Dame-de-Poutine ».

Il y aurait également des accointances financières. On sait depuis certain dossier libyen l’éthique à géométrie variable de l’ancien président de la République, mais on n’avait pas beaucoup lu ses dénonciateurs sur ce même thème lorsque, tandis qu’une presse internationale étonnée en relevait la concomitance, la réintégration de la France dans l’OTAN avait été exactement contemporaine de la nomination d’Olivier Sarkozy, demi-frère, à un poste dirigeant du groupe Carlyle, pilier du complexe militaro-industriel washingtonien. Il y aurait donc des amitiés continentales suspectes par principe, mais d’autres, océanes, acceptables parce que partagées ? Il est vrai que la paille des réseaux Poutine est beaucoup plus amusante à dénoncer que la poutre d’une emprise américaine désormais bien documentée sur nos élites, nos médias et jusqu’à nos quartiers de banlieue.

Le retour de la SFIO

Car le chœur vertueux des pleureuses qui accusent Nicolas Sarkozy alors qu’elles nous ont enferrés dans l’impasse ukrainienne avec cette sérénité dans l’incompétence qui force le respect, comme disait Pierre Desproges, est bien en peine de justifier pourquoi nous avons basculé d’un soutien à l’Ukraine au projet d’abattre la Russie, et d’où lui vient cette haine étalée pour son histoire et sa culture.

J’ai sous les yeux un numéro du magazine américain Collier’s daté du 27 octobre 1951 qui raconte la chute prochaine de l’URSS et la fin du communisme au lendemain d’une troisième guerre mondiale allant de 1952 à 1955. Cette Russia’s Defeat and Occupation est illustrée en couverture par une carte de la partie européenne de ce qui était l’URSS, montrant l’Ukraine occupée avec Moscou comme siège des forces des Nations Unies, et un mâle GI portant le casque blanc aux doubles couleurs onusiennes et étatsuniennes. Cette unwanted war, qui commence par un nouveau Sarajevo (l’assassinat de Tito), est narrée dans ses moindres détails, avec force illustrations, statistiques, cartes et graphiques qui font de ce numéro – plus d’une centaine de pages grand format sur quatre colonnes et en petits caractères – tout à la fois un captivant roman de fiction et un remarquable essai politique [2]. C’est très amusant avec les publicités de l’époque vantant le bonheur d’être américain ; ça l’est beaucoup moins en 2023 sous la plume de nos intellectuels de bac à sable, avec leurs délires eschatologiques et leurs projections dystopiques copié-collé des mauvais comics des années cinquante [3]. À croire à les lire que le temps a suspendu son vol, que l’URSS existe toujours et qu’il s’agit de faire enfin cette guerre contre le péril rouge dont les généraux du Pentagone ont naguère été privés par Truman ou Kennedy.

Pourtant nombreux ont été, on le sait, mais il faut le redire, les avertissements des diplomates anglo-saxons depuis 1994 sur le danger de pousser l’OTAN jusqu’aux frontières de la Moscovie [4]. Côté français signalons l’intervention en 1997 de l’ancien premier ministre Michel Rocard qui s’étonnait de l’absence de débat en France alors que les Russes avaient déjà très officiellement averti : « Il est difficile de contester radicalement leur argumentation : quelles que soient nos arrière-pensées, elle est objectivement exacte [5] ». S’il ne s’agit pas de se faire le petit télégraphiste de la Russie, on peut la comprendre. C’est ce que semble avoir tenté l’actuel président de la République.

Le ravissement d’Emmanuel M*

Nicolas Sarkozy a dit dans un entretien au Figaro publié le 16 août : « Macron s’est fait mener par le bout du nez ». L’extraordinaire est qu’il l’a été successivement par les deux parties. Souvenez-vous : Poutine lui avait pourtant tendu une énorme perche le 7 février 2022 lors de sa visite au Kremlin, quinze jours avant l’invasion, sans rencontrer d’écho [6]. Que de temps déjà alors perdu depuis l’annonce de l’invasion à l’issue de la réunion du 21 décembre 2021 au Kremlin durant laquelle Poutine, devant la fin de non-recevoir de l’OTAN d’ouvrir des discussions sur la sécurité en Europe, avait dit : « On est sur le pas de notre porte, nous ne pouvons pas reculer, nous allons prendre des mesures militaires et techniques adéquates de représailles » !

Il fallut attendre l’automne 2022 pour qu’Emmanuel Macron réagisse. Sa position, la position de la France, tournait alors autour de deux axes : pas de garantie nucléaire étendue aux pays de l’ex-Europe de l’Est même en cas de confrontation directe avec la Russie, et refus réitéré d’intégration de l’Ukraine dans l’OTAN qui « serait perçue par la Russie comme quelque chose de confrontationnel » (21 décembre 2022). Et puis vinrent les sommets de Munich du 17 février et de Vilnius du 11 juillet 2023. Depuis, la France n’émet plus qu’un aimable gazouillis de caniche complaisant aux injonctions de Bruxelles et aligné sur les caprices du Grand-Duché de Varsovie. Politique totalement à contretemps puisque, sur le terrain, rien ne se passe comme les « experts » de plateaux TV nous l’avaient annoncé.

L’OTAN, machine à perdre

Un professeur britannique d’Oxford, avec qui j’avais naguère de longues discussions lors d’une summer session à l’Université de Berkeley en Californie, qui pestait contre Louis XVI d’avoir interféré dans une affaire coloniale anglaise et accouché d’une aberration historique (les États-Unis), m’avait un jour fait remarquer que la seule guerre que les Américains aient jamais gagnée sans l’aide d’alliés était leur Civil War (de Sécession pour nous). C’était après le Viêt Nam, mais avant l’Irak et l’Afghanistan. La guerre d’Ukraine, pour autant que le Pentagone l’a prise en main via l’OTAN, risque de s’ajouter à la liste des défaites, et cette fois-ci même avec des alliés.

« L’OTAN est la plus grosse concentration de bullshit jobs de la planète où on déblatère, on papote et on vapote à la cafeteria, où la réunionnite et la visioconférence font davantage de ravages qu’un virus chinois. C’est le clone de l’armée américaine avec son gaspillage à tous les étages, sa gabegie comptable, sa sous-productivité chronique, ses services hypertrophiés et redondants et sa logistique cyclopéenne qui réduisent à la portion congrue les unités combattantes [7]. » On ne pourra que se replonger dans l’ironie cruelle de Winston Churchill lorsqu’il évoquait le fiasco américain d’Anzio en 1944, daubant lui aussi comme seul un sujet de Sa Majesté sait le faire – surtout s’il est lui-même à moitié américain – sur cette armée grasse et impotente, structurée pyramidalement et fonctionnant aux ordres comme la prussienne mais sans le Grand Frédéric, essentiellement composés de chauffeurs, de mécaniciens, de brancardiers et d’états-majors. Quatre-vingts ans plus tard, le constat est toujours le même [8], et on aimerait la même lucidité de la part de nos Armées [9].

On semble encore ignorer à l’OTAN que les chars ne servent pas à percer un front, qu’ils y ont toujours échoué et qu’ils ne doivent être utilisés, pour citer Marc Bloch, qu’à taper dans du mou. L’échec ukrainien est écrit dans des conceptions héritées de la bataille conduite du regretté Maurice Gamelin – les commentaires vespéraux de nos chaînes d’info constituant des remakes de « la tenaille » en forêt de Machecoul dans la 7e Compagnie. L’inconséquente otanisation de nos Armées explique également en grande partie leur débâcle au Sahel, anticipée et annoncée pour cette même raison [10].

Il est vrai qu’en face les Russes n’ont pas davantage évolué, et leur peu d’appétence pour la blitzkrieg comme pour la guerre de rues leur a causé une cruelle désillusion. Aussi font-ils désormais ce qu’ils ont toujours su faire et bien : de la défense en profondeur. Salauds de Russes ! Mais pourquoi les Leopard réussiraient-ils là où les panzers ont naguère échoué ? La reconquête des territoires perdus est illusoire, et plus personne n’y croit en dehors des plateaux de LCI et des éditoriaux de Libération. Alors maintenant, on fait quoi ?

Sortir du piège

Il faut revenir au bon sens et à la raison, au temps des Metternich, des Rathenau et des Kissinger, lorsque la diplomatie n’était pas abandonnée à des cabinets de consultants moins cortiqués qu’une influenceuse exilée à Dubaï. Mais il ne saurait s’agir, et c’est là l’erreur répétée de Sarkozy, de neutralité de l’Ukraine ni surtout de redécoupage de ses frontières, l’Europe a chèrement payé ses erreurs dans l’ex-Yougoslavie. D’un côté l’Ukraine n’a aucune vocation, quoiqu’elle le prétende, à intégrer l’OTAN. Ce n’est d’ailleurs pas à elle, mais à l’Organisation, dont la France puissance nucléaire continentale est un des membres fondateurs, de décider si l’affectio societatis de 1949 est compatible avec cette intégration, autrement dit s’il est toujours de son intérêt à elle, OTAN, d’aller au contact des armées russes, quitte à se déjuger de ses récentes proclamations. Mais de l’autre l’Ukraine n’a pas pour autant à être soumise au déterminisme historico-géographique que lui assigne Sarkozy en lui imposant un statut de neutralité, et en faire un bantoustan aux marches de l’Europe, mais qu’on comprend dans l’orbite russe, même s’il a raison lorsqu’il écrit que « les pays ne changent pas d’adresse ».

Quant à un redécoupage territorial, la répartition des dépouilles entre les deux blocs militaires les mettrait au contact, ce qu’il faut précisément éviter. C’est la constitution d’un glacis stratégique qui est la seule porte de sortie [11], qui ne préjugera en rien du maintien des armées nationales des États qui s’y trouveront, ni de leurs alliances diplomatiques et commerciales respectives.

Il faut ramener ce conflit à sa seule controverse militaire, ne pas chercher à faire du global ni du complexe pour immanquablement s’y perdre, et exclure la question de l’entrée de l’Ukraine dans l’UE qui se fera éventuellement à son heure et dont on ne voit pas, au nom de son intérêt bien compris, pourquoi la Russie continuerait à y objecter. Que faire alors de ce couplage OTAN/UE qui est gravé dans le marbre des textes européens, et qui avait en grande partie motivé le refus des Français de voter le projet de texte constitutionnel lors du référendum de 2005 ? Il faut le faire sauter, n’en déplaise à cet ancien président de la République qui nous l’avait imposé, passant en force aux Congrès à Versailles pour faire ratifier le Traité de Lisbonne, mais dont la mémoire sur cet épisode semble bien sélective.

La lettre du Kremlin

Il faut surtout penser français, ce que personne ne semble faire depuis le début de la guerre. En janvier dernier, la Rand a publié un dossier envisageant plusieurs hypothèses de développement du conflit, et à chaque fois les avantages et les inconvénients pour les seuls États-Unis, résumés dans des tableaux titrés : « Potential Benefits/Costs… for the United States » [12]. On ne saurait mieux exprimer ce qui leur importe que la conclusion : « to start a process that could bring this war to a negotiated end in a time frame that would serve U.S. interests ». Pourquoi la France n’en fait-elle pas autant et n’exprime-t-elle pas ses propres intérêts stratégiques ? Par solidarité avec ses partenaires atlantiques et européens qui la paient si bien en retour ? Par surdimensionnement de ses obligations otaniennes alors que, contrairement à ce qu’écrit Sarkozy qui s’illusionne comme beaucoup sur un engagement américain, l’Article 5 n’impose nullement une aide militaire directe au soutien du pays agressé, sinon jamais le Sénat de Washington n’aurait ratifié le Traité de 1949 ?

On signalera au passage que, sur la page du site de l’OTAN consacrée à la Résolution 239 dite Vandenberg, votée en 1948 par le Sénat américain aux fins de permettre la signature du Traité, il est indiqué dans la version française (mise à jour d’octobre 2009) qu’un des objectifs est « la signature d’accords mettant des forces armées à la disposition des États-Unis » (pour United Nations dans le texte anglais voté). Lapsus scriptae on ne peut plus lacanien. Sarkozy n’a décidément rien compris à l’Amérique alors qu’il suffit de la lire.

Et à la Russie ? S’il voulait se rendre utile, il prendrait l’avion de Moscou et arracherait à son « ami » Poutine un engagement de se retirer militairement et nucléairement de Kaliningrad, de Biélorussie et de Crimée en échange d’un retrait de l’OTAN de Finlande, des États baltes et de l’abandon de l’intégration de l’Ukraine et de la Géorgie. Il ne le fera pas, pas plus qu’Emmanuel Macron qui, depuis Munich, se terre, se tait et abdique son devoir de chef de l’Etat de la plus vieille nation du continent. Mais qu’attendre d’autre d’un Young Leader claquemuré dans le monde merveilleux de McKinsey ?


Notes

[1] Sarko l’Américain, Les Pérégrines (ex Bourin Editeur), 2007. On relira tout particulièrement le chapitre intitulé « Les paradoxes de Nicolas ».

[2] Après une narration cinématographique de la guerre atomique, le retournement se fait non seulement par un sursaut militaire occidental, mais par l’effondrement du régime, la rébellion du Goulag et le soulèvement de la population russe.

[3] L’éditorial d’introduction de Collier’s résumait ainsi son propos : « To warn the evil masters of the Russian people that their conspiracy to enslave humanity is the dark, downhill road to World War III ; to sound a powerful call for reason and understanding between the peoples of East and West – before it’s too late ; to demonstrate that if the war we do not want is forced upon us, we will win » . Pour retrouver presque mot à mot la même rhétorique, voir par exemple Bernard Guetta, « Contre Vladimir Poutine, la realpolitik », Libération, 29 novembre 2022, ou Bruno Tertrais, « La chute de la Maison Russie », Institut Montaigne, 13 décembre 2022.

[4] William Perry (secrétaire américain à la Défense) dès 1996, Jack Matlock (ambassadeur américain en URSS) un an plus tard, George Kennan en 1998, Bill Burns (directeur de la CIA) en 2008, Paul Keating et Malcolm Fraser (Premiers ministres australiens) en 1997 et 2014, Roderic Lyne (ambassadeur britannique en Russie) cette même année, Henry Kissinger en 2014, John Mearsheimer et Robert Gates (ancien secrétaire américain à la Défense) en 2015.

[5] « OTAN : danger », L’Express, 13 mars 1997, et Le Monde, 19 avril 1997.

[6] Voir la nouvelle préface à l’édition poche de Jean-Pierre Dupuy, La guerre qui ne peut pas avoir lieu. Essai de métaphysique nucléaire, Points Essais, 2019. Également Le Cadet n° 88, « Le retour de Folamour », in La Vigie, 12 février 2022.

[7] J-Ph. Immarigeon, « OTAN » in Abécédaire du souverainisme, Front Populaire, Hors-Série n° 1, 2020.

[8] « Command and performance has regressed, largely as a result of our headquarters incorporating american military information technology as well as replicating american headquarters structures and manning. » Eitan Shamir, Transforming Command, Stanford University Press, 2011, cité dans « Mission Command : The Fall of Strategic Corporal & Rise of the Tactical Minister », article du 23 avril 2017 non signé sur le site Wavell Room. « We have employed increased quantities of manpower, technology and process to try and make sense of the exponentially increasing volumes of information piped into an increasingly static headquarters. These bloated headquarters have bred a culture of over planning and control. The information technology revolution has allowed ministers and UK based senior officers to directly reach down to the tactical level in distant operational theatres, creating an expanded bureaucracy with a function of identifying and mitigating risk that has not receded. ».

[9] Un officier s’y est naguère essayé dans les colonnes de la Revue Défense Nationale : Colonel François-Régis Legrier, « La bataille d’Hajin : victoire tactique, défaite stratégique ? », RDN n° 817, février 2019.

[10] Voir de l’auteur, « La Guerre des Français », RDN n° 777, février 2015, en ligne sur Cairn, et les travaux de Michael Shurkin dont France’s war in Mali : Lessons for an expeditionnary army, publié par la Rand à l’automne 2014 et commenté dans l’article précité.

[11] Voir la carte illustrant mon précédent article, « L’impasse ukrainienne », Conflits, 28 mai 2023.

[12] Samuel Charap & Miranda Priebe, Avoiding a Long War. U.S. Policy and the Trajectory of the Russia-Ukraine Conflict, Rand Corporation, janvier 2023.

Russie : Evgueni Prigojine, patron de Wagner, présumé mort dans le crash d’un avion

Russie : Evgueni Prigojine, patron de Wagner, présumé mort dans le crash d’un avion

Le chef de la milice Wagner Evgueni Prigojine est mort dans le crash d’un avion privé, mercredi 23 août, dans la région de Tver en Russie. L’appareil effectuait une liaison Moscou-Saint-Pétersbourg. Joe Biden ne s’est dit « pas surpris » de cette mort et la présidence ukrainienne la considère comme un « signal aux élites russes ».

par La Croix (avec AFP) – publié

https://www.la-croix.com/Monde/Russie-patron-Wagner-Prigojine-parmi-victimes-dun-crash-davion-2023-08-23-1201279832


Un avion avec 10 personnes à son bord s’est écrasé mercredi 23 août en Russie sans laisser de survivants, et le patron du groupe paramilitaire Wagner Evgueni Prigojine figure sur la liste des passagers, ont indiqué les agences de presse russes.

Selon les agences Ria Novosti, TASS et Interfax, se référant à l’agence russe du transport aérien Rossaviatsia, le nom d’Evgueni Prigojine figure sur la liste des passagers de cet avion qui devait relier Moscou à Saint-Pétersbourg.

Débris en feu

« Il y avait 10 personnes à bord, dont 3 membres d’équipage. Selon les premières informations, toutes les personnes à bord sont décédées », a indiqué un peu auparavant sur Telegram le ministère russe des situations d’urgence.

Selon lui, cet avion privé Embraer Legacy s’est écrasé près du village de Kujenkino, dans la région de Tver, au nord-ouest de Moscou. « Le ministère russe des situations d’urgence mène des opérations de recherche », a-t-il encore précisé.

Des vidéos dont l’AFP n’a pas pu confirmer l’authenticité ont été diffusées sur plusieurs chaînes Telegram se disant liées à Wagner, montrant des débris en feu dans un champ ou encore un appareil tombant du ciel.

Rébellion contre l’état-major russe

Evgueni Prigojine avait été à l’origine en juin d’une rébellion dirigée contre l’état-major russe et le ministre de la défense Sergueï Choïgou, menée par ses hommes, qui avaient brièvement capturé des sites militaires dans le sud de la Russie avant de se diriger vers Moscou.

Evgueni Prigojine avait rapidement renoncé à cette mutinerie, en plein conflit en Ukraine. Elle avait pris fin le 24 juin au soir avec un accord prévoyant le départ au Biélorussie d’Evgueni Prigojine, tandis que ses combattants pouvaient l’y rejoindre, entrer dans l’armée russe régulière ou retourner à la vie civile.

Lundi soir, Evgueni Prigojine était apparu dans une vidéo diffusée par des groupes proches de Wagner sur les réseaux sociaux, où il affirmait se trouver en Afrique. Dans un paysage désertique, il disait travailler à « rendre la Russie encore plus grande sur tous les continents et l’Afrique encore plus libre ».

Le président américain Joe Biden s’est dit « pas surpris » de la mort du patron de Wagner Evguéni Prigojine dans l’accident.

« Je ne sais pas encore tout à fait ce qu’il s’est passé, mais je ne suis pas surpris », a-t-il déclaré à des journalistes. « Peu de choses ne se passent en Russie sans que Poutine n’y soit pour quelque chose, » a ajouté le président américain depuis les montagnes de l’Ouest américain où il est avec sa famille.

« Signal » aux élites

Le crash mortel de l’avion en Russie est un « signal » envoyé par Vladimir Poutine aux élites russes, a jugé mercredi un conseiller de la présidence ukrainienne.

« L’élimination spectaculaire de Prigojine et du commandement de Wagner deux mois après (leur) tentative de coup d’État est un signal de Poutine aux élites russes avant les élections de 2024 », a affirmé sur X (ex-Twitter) Mykhaïlo Podoliak, estimant que « Poutine ne pardonne à personne ».

Le porte-parole du gouvernement Olivier Véran a estimé jeudi qu’existaient « des doutes raisonnables » sur « les conditions » du crash aérien.

Alors que le président américain Joe Biden a estimé mercredi que « peu de choses se passent en Russie sans que Poutine n’y soit pour quelque chose », Olivier Véran, interrogé sur France 2, a abondé : « c’est par principe une vérité qu’on peut établir ».

De son côté, la meneuse de l’opposition bélarusse en exil, Svetlana Tikhanovskaïa, a estimé mercredi que le patron de Wagner Evguéni Prigojine, était un « meurtrier » qui « ne manquera à personne », après le crash en Russie d’un avion qui le transportait.