Des chiffres et des êtres par Michel Goya

Des chiffres et des êtres

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 31 juillet 2023

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Lorsqu’il arrive au 3e bureau (opérations) du Grand quartier général en 1917, le commandant et futur général Emile Laure est frappé de voir de grandes cartes à grande échelle sur les murs et tables et les officiers, normalement en charge de la conduite de grandes opérations, se féliciter de la prise d’un village, de quelques km2 ou de bilans chiffrés comme s’il s’agissait de grandes victoires. Il constate alors la dérive à laquelle a conduit la guerre de positions, avec le besoin d’apprécier les tendances, si possible de proclamer des succès et toujours de calmer son angoisse de l’inconnu, mais sans avoir de noms de villes connues à annoncer comme conquises ou perdues.

Il est ainsi logiquement pour la guerre en Ukraine et dans le grand GQG médiatique où, pour analyser et décrire au quotidien une guerre qui bouge peu depuis qu’elle s’est transformée en guerre de position en avril 2022, on transforme des prises de village ou des avancées de quelques kilomètres en évènements. Pour ceux qui se battent dans ces quelques hectares, les choses sont évidemment essentielles et même vitales, mais au niveau macroscopique, ces évènements tactiques doivent être nécessairement agglomérés afin d’avoir une vision plus claire des choses. Encore faut-il avoir le temps d’exposer cette synthèse.

Obus sur canons égale contre-batterie

Ces précautions étant prises parlons de la situation sur le front. L’offensive ukrainienne se poursuit avec ses trois axes de choc principaux et sa bataille arrière des feux, ainsi que la contre-offensive russe dans la province de Louhansk.  

La bataille des feux est désormais la plus importante car elle conditionne largement le destin des manœuvres. Les uns et les autres poursuivent leurs frappes dans la profondeur et la zone d’artillerie. Sur le site de Ragnar Gudmundsson (lookerstudio.google.com) qui compile les données fournies par les sources officielles ukrainiennes (et donc à prendre avec précautions) on constate toujours une grande intensité des frappes ukrainiennes avec 580 strikes (on ne sait pas trop à quoi cela correspond) en juin et juillet, soit 1580 avec le mois de mai, c’est-à-dire autant de tirs que les sept mois précédents réunis. L’effet sur l’artillerie russe est indéniable avec, selon Oryx cette fois, 191 pièces russes comptabilisées détruites ou endommagées depuis le 8 mai, soit par comparaison 2,6 pièces par jour contre 1,8 pièce jusqu’au début du mois de mai 2023. Les batailles de contre-batteries sont par définition dans les deux sens et l’artillerie ukrainienne souffre aussi avec 69 pièces touchées depuis le 8 mai, et un passage de 0,7 à 1 pièce perdue par jour. Ces chiffres sont comme toujours en dessous de la réalité, et on peut sans doute les doubler pour s’en approcher. Ce qui est sûr, c’est que la bataille est féroce et tend peut-être même à s’intensifier avec dans les deux dernières semaines des pertes quotidiennes de 3 pièces par jour côté russe et 1,4 côté ukrainien. On notera l’écart qui se resserre entre les deux camps.

Coups de béliers au Sud

Mon sentiment était plutôt que le dispositif défensif arrière russe n’était pas encore assez affaibli pour espérer retenter des manœuvres de grande ampleur sur la ligne de front mais le commandement ukrainien, mieux informé que moi, en a jugé autrement. Peut-être s’agit-il d’un nouveau test de résistance ou de profiter des limogeages de généraux importants et surtout compétents dans le groupe d’armées russe attaqué.

Il a donc décidé de renouveler des attaques de brigades dans la zone Sud sur les mêmes points et par les mêmes brigades que le 6-8 juin. On note peut-être une plus grande concentration des efforts, avec du côté d’Orikhiv deux brigades seulement en premier échelon – 65e et 47e Mécanisées (BM) – et quatre en arrière, pour trois – 36e de Marine à l’ouest, 35e de Marine et 68e chasseurs au centre – et cinq en arrière dans le secteur de Velika Novosilki. Les secteurs d’attaque sont peut-être limités aux moyens de déminage disponibles ou peut-être s’agit-il simplement d’une manière générale de mieux accorder les moyens d’appui à ceux de la manœuvre. Ce qu’il faut retenir c’est une progression de la 47e BM relativement importante à l’est de Robotyne, au sud d’Orikhiv, ainsi que celle de la 35e BIM sud de Velika Novosilka avec la prise et le dépassement du village de Saromaiorske. On rappellera que les forces ukrainiennes agissent toujours dans les deux cas dans la zone de couverture russe et non la zone principale, la mieux défendue, et que les Russes y résistent également toujours tout en organisant des contre-attaques. Les autres secteurs de la zone – Piatkatky, Houliaïpole et Vuhledar – sont calmes ou font l’objet de combats minuscules.

Derrière les annonces, et on notera au passage combien les déclarations de la vice-ministre de la Défense Hanna Maliar brouillent et desservent la cause ukrainienne en se plaçant au même niveau d’exagération grossière que celles des officiels russes, il reste à voir si les Ukrainiens vont continuer à progresser à ce rythme. Les gains territoriaux sont très en dessous de la norme de 50 km2/jour qui indiquerait que les choses se passent bien, mais les opérations militaires ne sont pas linéaires mais fractales, du moins l’espère-t-on, quand on est justement en dessous de la norme. Ce n’est donc pas les villages de Saromaiorske ou de Robotyne qui sont importants, mais les tendances et ce qu’il faut espérer est que l’avance continue. L’hypothèse actuelle la plus probable, par projection de tendances, est celle de mois de combat avant de peut-être voir un drapeau planté sur une ville-victoire, et celle-ci a actuellement plus de chance d’être Tokmak ou Bilmak plutôt que Mélitopol ou Berdiansk. Les combats de la semaine peuvent modifier cette hypothèse s’il y a des petits succès répétés.

Alors que la ville-victoire se fait attendre dans le front sud, le troisième axe offensif ukrainien est autour de Bakhmut avec un effort particulier au sud de la ville et dans l’immédiat sur le village Klichkivka, une zone boisée et peu minée plus accessible à la manœuvre qu’au sud mais où les combats sont difficiles et les pertes importantes des deux côtés. Pour l’instant, la résistance russe est forte et les avancées minuscules. La projection actuelle la plus favorable aux Ukrainiens est donc là encore et malgré la petitesse du champ de bataille celle de mois de combat avant le planté de drapeau sur Bakhmut.

Un tout petit Uranus au Nord

La contre-attaque de revers sur un front différent de celui où on est soi-même attaqué est un grand classique de l’art opérationnel. Le 15 juillet 1918, les Français résistent à l’offensive allemande sur la Marne, le 18 juillet ils contre-attaquent de flanc à Villers-Cotterêts. En novembre 1942, les Soviétiques sur le reculoir à Stalingrad contre-attaquent sur les flancs de la 6e armée allemande et enferment celle-ci dans la ville (opération Uranus). Un an plus tôt, les divisions sibériennes faisaient de même au nord et au sud de Moscou attaquée. C’est le même principe qui s’applique ici dans la zone de Louhansk avec une contre-offensive assez réussie vers Koupiansk, l’est de Svatove et le sud-est de Kreminna.

Tenter une contre-attaque de revers signifie d’abord que l’on ne s’estime pas en danger dans la zone dans laquelle on est attaqué, sinon les réserves sont plutôt engagées dans ce secteur. L’existence de cette contre-attaque est donc plutôt un indice de confiance côté russe. Maintenant pour que cela réussisse vraiment, il faut un rapport de forces et de feux vraiment à l’avantage du contre-attaquant. Cela a été le cas dans les exemples cités plus haut, mais en grande partie parce que les Allemands s’étaient engagés à fond dans leur attaque principale, la Marne et Reims dans un cas, Stalingrad dans l’autre, et affaiblissant leur flanc ou en le confiant à des armées alliées peu solides. Cela n’est pas le cas en Ukraine. Les forces ukrainiennes ne sont pas enfoncées et fixées dans le front Sud et il reste par ailleurs suffisamment de brigades pour tenir tous les autres secteurs. Au bout du compte, il n’y a pas eu de renforcements russes massifs dans le secteur nord, par manque de moyens avant tout, et les déclarations ukrainiennes (voir plus haut) ont été très exagérées, comme pour excuser par avance un recul. On n’a pas entendu parler non plus de mise en retrait en recomplètement et en entrainement pendant des semaines de divisions russes. Les attaques russes sont donc toujours menées avec les mêmes capacités que celles qui n’ont pas permis de réussir durant l’offensive d’hiver. On ne voit donc pas très bien pourquoi cela réussirait mieux maintenant, à moins d’innovations d’organisation ou de méthodes cachées. Pour autant, les Russes attaquent beaucoup, avancent un peu et compensent finalement, si on raisonne en km2, les petites avances ukrainiennes au Sud. Cela n’a cependant pas d’impact stratégique puisque les Ukrainiens n’ont pas fondamentalement bougé leurs réserves du Sud au Nord et qu’ils poursuivent leur opération dans les provinces de Zaporijjia et Donetsk, On peut même se demander si les nouvelles attaques ukrainiennes au Sud ne sont pas aussi une manière de montrer que les attaques russes au Nord ne sont pas importantes.  

Pour redonner des chiffres et en reprenant Oryx, ce qui frappe dans les pertes matérielles des deux opérations de manœuvre concurrentes, c’est leur ampleur. On comptabilise depuis 71 jours, 622 véhicules de combat majeurs (tanks, AFV, IFV, APC selon la terminologie Oryx) perdus soit une moyenne de 8 par jour. C’est en soi à peu près équivalent aux pertes quotidiennes moyennes avant l’offensive ukrainienne. Depuis deux semaines en revanche, le taux moyen est monté d’un coup à 11 par jour, sensiblement depuis la contre-attaque russe. Le taux moyen de pertes constatées des Ukrainiens en revanche a augmenté sensiblement dès le 8 mai, passant de 3,5 à 4,5 jours. Pire encore, il est passé à 6 par jour depuis deux semaines. Ces chiffres sont toujours difficiles à interpréter avec les difficultés de mesure, mais ils n’indiquent pas forcément, comme pour l’artillerie, une tendance favorable aux Ukrainiens. On est très loin des rapports de 1 à 4 du début de la guerre.

En résumé, on peut considérer les actions en cours sur le front comme un choc des impuissances ou, de manière plus élogieuse, un bras de fer indécis qui attend qu’un des protagonistes craque. C’est le moment du côté ukrainien de faire entrer sur le terrain les impact players, renforts, moyens nouveaux, opérations périphériques à Kherson, Belgorod, ou ailleurs pourvu que cela détourne l’attention et surtout les moyens russes. Il n’est pas exclu cependant que les Russes disposent aussi de quelques impact players. On y reviendra.

La Mauritanie : exception sécuritaire dans le paysage sahélien

La Mauritanie : exception sécuritaire dans le paysage sahélien

 

par Revue Conflits – publié le 1er août 2023

https://www.revueconflits.com/la-mauritanie-exception-securitaire-dans-le-paysage-sahelien/


Alors que les pays du Sahel tombent dans la violence et l’insécurité, la Mauritanie demeure stable. Une exception qu’il convient d’analyser de près pour mieux la comprendre.

Gildas Lemarchand s’est spécialisé sur les questions sahéliennes. Outre divers articles, il a notamment publié Désarmement, Démobilisation et Réintégration au cœur des conflits armés sahéliens (L’Harmattan).

Après divers revers en ce début de décennie pour la France en Afrique, l’heure est déjà à la réaction, à la réinvention de partenariats[1]. Battue en brèche au Sahel, remplacée par endroit, elle n’est pas la seule visée par les manifestations. Il faut y voir une condamnation plus large de tout soupçon de domination[2]. La France continue de compter sur divers partenaires plus ou moins solides. En passe de perdre le soutien du Niger, elle s’appuie désormais sur ses bases permanentes au Sénégal et en Côte d’Ivoire, sur ses liens avec le Tchad, mais aussi, et beaucoup plus discrètement, sur la Mauritanie. Exception régionale en termes de diplomatie, celle-ci ne permet qu’un soutien très officieux de l’étranger. Miracle géopolitique, elle conserve une lecture propre de la situation régionale, fondant sur les principes d’indépendance et de sûreté l’ensemble de sa politique. Elle est pour cela l’objet d’une lutte d’influence. En mars 2023, le Chef d’état-major des Armées se rend à Nouakchott pour confirmer un partenariat solide. Un mois plus tôt, Sergueï Lavrov promettait au président Ghazouani un soutien russe à la situation mauritanienne. Nouakchott a en effet signé avec Moscou un accord de défense, tenu secret, en juin 2021. L’OTAN fait aussi croître son influence. La Mauritanie est membre du dialogue méditerranéen de l’organisation depuis 1995 et bénéficiaire depuis 2013 du programme OTAN de renforcement de la formation dans la défense. En juin 2023, le collège de défense du G5 Sahel, basé à Nouakchott et pré-carré de l’influence française[3], a signé un accord de coopération avec le collège de l’OTAN devant permettre de « relever les défis communs[4] ».

Toute cette émulation autour de la Mauritanie consacre le pays dans son rôle de pilier de stabilité dans la région. Un an après le déploiement de Wagner au Mali, dix ans après le début de l’opération Serval, plus de quarante ans après son retrait du Sahara occidental, la Mauritanie joue un jeu d’équilibre dans la région. Dans une dynamique de contagion régionale bien connue, le pays n’a pas connu d’attaque terroriste depuis 2011. Ce résultat est le fruit d’une politique sécuritaire détaillée ici.

Une utilisation savante du marqueur religieux

Nouakchott s’est tout d’abord attaquée au terrorisme islamiste en osant porter la lutte sur le terrain théologique. Au fondement de la politique religieuse mauritanienne se trouve l’aura prestigieuse. La piété du pays est en effet reconnue dans le monde musulman, il est ainsi de bonne facture pour les grandes familles du Golfe de disposer d’un prédicateur mauritanien privé. Des villes anciennes comme Oualata, Ouadane, Tichit ou Chinguetti, ont établi cette grande réputation. De ces centres, Chinguetti reste le plus prestigieux. Septième Ville sainte de l’Islam sunnite, l’expression « trab chinguetti » désigne encore parfois tout l’Ouest saharien. La scène religieuse nouakchottoise a pourtant servi de terreau à certaines figures djihadistes. Jusqu’en 2003 par exemple, le fondateur de Boko Haram y étudie son Islam à l’Institut islamique saoudien. La Mauritanie a également longtemps pourvu les rangs des Groupes Armés Terroristes (GAT). En 2014, il s’agit de la deuxième nation la plus représentée au sein d’AQMI après les Algériens[5]. Des hauts dignitaires de ces groupes sont alors beïdanes (maures blancs)[6]. Concernant la filiale État islamique, plusieurs cellules sont démantelées depuis 2015. Aucune mention n’est pourtant faite d’une quelconque province mauritanienne dans la communication de l’ISWAP.

Cette réputation de piété a d’évidence contribué à éviter que l’État mauritanien ne soit désigné trop aisément comme takfir[7] par les groupes armés régionaux. Ce qui aurait légitimé la violence à son encontre. Elle a également servi de base à la mise en place d’un véritable dialogue religieux au sein du pays. Souvent citée comme un exemple régional, cette politique englobe un fort volet carcéral et sert de pilier à la lutte contre le djihadisme. Avant 2005, année d’inflexion de la politique sécuritaire mauritanienne, les prisons servent d’incubateurs à la radicalisation. Le 2 septembre de cette année, à la suite du coup d’État du Colonel Vall, les opposants salafistes en sont libérés. Parallèlement, des mesures anti-terroristes sont votées. Il faut cependant attendre début 2010 pour que, sous la présidence d’Aziz, un dialogue théologique soit véritablement ouvert. Les autorités religieuses vont à la rencontre des jeunes djihadistes en les approchant comme des croyants égarés. Cette expérience n’a depuis cessé d’être répétée. Un tournant vers la rigueur sociale a également été adopté entre 2009 et 2013. De la fermeture des bars à celle de l’ambassade d’Israël[8], toutes ces mesures prennent place dans le jeu mesuré sur la moutaraka, pacte de non-agression tacite entre croyants dans la tradition musulmane. Nouakchott souffre à cet égard de la « thèse du pacte ». Basée sur des documents américains déclassifiés en 2016, elle exprime l’idée que la Mauritanie serait à l’abri de toute attaque en échange d’un soutien financier discret. Impossible de verser ici dans la guerre du renseignement. Quoi qu’il en soit, dans sa rhétorique, Nouakchott inverse la problématique et parle de guerre sainte menée contre le terrorisme. Le ministère des Affaires islamiques et de l’Enseignement originel est évidemment aux commandes et fait grand cas de la résilience des autorités religieuses du pays. Lorsque ce dialogue est mis en place pour la première fois, cinq cents imams se retrouvent employés à Nouakchott, permettant à l’État de contrôler les prêches d’un tiers des mosquées de la capitale. Les réseaux sociaux sont également investis, des campagnes analogues y sont régulièrement menées.

L’Islam est aussi pour Nouakchott l’unique moyen de garantir la cohésion nationale. Le sujet communautaire est si tendu et la captation du pouvoir, par les beïdanes, si prégnante que les résultats du recensement de 2013 n’ont jamais été rendus publics. Le nouveau recensement lancé à l’été 2022 devrait voir ses conclusions tout autant conservées sous scellé. Le président mauritanien a d’ailleurs fait date lors du discours de Ouadane en décembre 2021. Dans celui-ci, Ghazouani s’en est pris aux héritages de l’esclavage[9] et aux clivages « qui affaiblissent la cohésion sociale et l’union nationale ». Par ailleurs, le règlement du passif humanitaire, nom pudiquement donné aux massacres des populations noires dans les années 1990, continue d’empêcher toute réconciliation entre les maures et les populations du Sud. Les beïdanes maintiennent donc artificiellement leur majorité dans le pays, en conservant dans leur groupe culturel les haratins. Le risque est que ces anciens esclaves, de culture maure, mais noirs, rejoignent politiquement, par argument racial, les populations noires du Sud du pays renforcées en effectifs par des vagues migratoires[10]. Dans tout cet ensemble, le seul marqueur commun demeure la religion.

Refonte et redéploiement du système sécuritaire

En même temps qu’elle investit le champ des causes religieuses, Nouakchott s’acharne à battre militairement les GAT. En 2005, la caserne de Lemgheitty est attaquée, trente victimes sont à déplorer dans les rangs des forces mauritaniennes. De ce revers, le gouvernement obtient un consensus absolu pour apporter une réponse appropriée. Premier jalon : l’augmentation du budget de l’Armée. Il est multiplié par quatre en neuf ans. Des uniformes nationaux sont enfin achetés, des efforts sur l’acquisition de pick-up sont initiés. L’état-major général des Armées est lui aussi rénové et inauguré en 2011, il est le symbole de cette remontée en puissance. Alors que les attaques continuent[11], les Groupements Spéciaux d’Intervention (GSI) sont créés en 2008 pour reprendre à leur compte le principe du rezzou. Dès 2009, un détachement d’assistance militaire opérationnel français est créé pour assister ces GSI. Il les entraîne à Atar et agit avec eux dans les opérations de destruction. Huit groupements de deux compagnies chacun sont coordonnés avec l’Armée de l’air mauritanienne. Dès 2010, celle-ci affirme la capacité mauritanienne à rétablir une défense de l’avant, en menant des raids à quelques kilomètres de Tombouctou. Pour faire schématique, les avions repèrent et neutralisent éventuellement, les GSI réduisent la résistance et confirment la destruction. Plus romantique, des unités méharistes sont également mises en place. Comme le prophétisait Monod, « dans le progrès de nos connaissances, la belle part, la part la plus utile et solide, reviendra moins peut-être aux véhicules perfectionnés […] qu’au lent cheminement de quatre grosses pattes et de deux savates en peau d’antilope[12] ». Image romanesque exclue, il s’agit ici d’un outil léger, une sorte de Gendarmerie du désert, destinée à renseigner, à porter la présence de l’État et à verser dans quelques actions d’aide aux populations. La maison mère de ces troupes se trouve à Oualata et le centre de formation à Achemine. Trop légères pour une éventuelle rencontre face aux katibas, ces troupes sont coordonnées avec des pick-up armés. Toutes ces unités concourent à la surveillance du pays dans le cadre de la doctrine des points vitaux. Celle-ci a identifié les principaux points de passage obligés pour entrer ou circuler dans le pays, mais aussi les aimants sociaux : points d’eau, mosquées et marchés. Une zone militaire a également été mise en place dans le Nord-Est du pays. Si les 4 500 kilomètres de frontières du pays sont de facto poreuses, l’idée est d’utiliser la profondeur stratégique offerte par le désert pour séparer les centres de pouvoir mauritanien des menaces. Bien qu’immenses, ces zones ne dépendent que de points de rassemblement très restreints, eux même contrôlés par un maillage tribal très contraint. Un effort particulier a également été porté sur le renseignement. Un centre C3I a été mis en place à Nouakchott pour surveiller le territoire. Plus largement, les renseignements mauritaniens ont pu jouer sur les liens tribaux ou matrimoniaux pour infiltrer les groupes[13].

Concernant le volet population, l’État mauritanien s’acharne depuis quelques années à fixer les locaux et à réguler les flux migratoires. Au Nord du pays, le maillage mis en place par les GSI a été bouleversé par la ruée vers l’or initiée dès 2016. La ville de Chamy est sortie de terre pour servir de point de départ et de surveillance de cette quête de l’or. Depuis la reprise des hostilités au Sahara occidental à l’automne 2020, plusieurs heurts impliquent régulièrement des Mauritaniens dans la zone qui réunit les frontières algériennes, mauritaniennes, et sahraouies/marocaines. Trois radars et un centre de contrôle ont été implantés à Zouérate. Dans le sud-est du pays, d’autres problématiques ont accru la pression sur la population. Là aussi la politique des « villes nouvelles » a mené à la fondation de Nbeiket Laouach. Située à quelques kilomètres de la frontière malienne, elle sert de base de surveillance. À partir de janvier 2022, plusieurs Mauritaniens disparaissent régulièrement. La frontière est souvent traversée pour des raisons économiques. Des opérations de ratissage sont alors menées dans la zone par l’armée malienne, conjointement avec Wagner[14]. Les massacres prennent une telle ampleur qu’en mars 2022, le Premier ministre mauritanien demande à Bamako, à la tribune de l’AGNU, de cesser « ces actes criminels récurrents ». Ce contexte a suscité divers mouvements de populations. Le problème est triple pour les autorités mauritaniennes. La pression sur les ressources locales déjà insuffisantes. La probable manipulation des réfugiés par des éléments radicaux susceptibles de monter des cellules à partir des camps. Le possible bouleversement des équilibres ethniques[15].

Afin d’achever cette réflexion, rappelons que le djihadisme comme idéologie politique repose sur les concepts de takfirisme (la déclaration d’une personne ou d’une organisation comme apostat légitime la violence à son encontre[16]), d’al-wala’wal bara (la loyauté et le désaveu – un musulman doit une loyauté absolue à tous les autres musulmans) et d’al-hakimiyyah qui permet le rejet de l’État importé (la souveraineté est combattue si elle n’a pas de fondement coranique). Avec son jeu sur le prestige religieux comme sur la moutaraka, Nouakchott se met à l’abri des deux premières notions. Concernant la troisième, la Mauritanie est avant tout une République islamique. Elle régule par ailleurs l’aide des pays occidentaux, muselant toute médiatisation de cet apport extérieur. Elle prend également une série de contrepieds pour équilibrer cette influence et faire montre d’indépendance. Ainsi, alors que le Mali est marginalisé, le président mauritanien a plaidé début juillet 2023 pour un retour de Bamako dans le G5 Sahel. Elle diversifie encore les partenariats, acceptant autant une aide démonstrative américaine que quelques investissements chinois, ou encore de signer un accord de défense avec la Russie. Au niveau des forces de sécurité, la Mauritanie tend à employer tous ses moyens vers la défense de son territoire. Par traumatisme d’abord : elle échappe aux velléités de dépeçage de ses voisins dès son indépendance. Outre quelques interventions, les énergies sont dévolues depuis à la survie du pays. Cela étant, le gouvernement mauritanien reste inquiet du risque ethnique qui pointe dans le pays. La captation des pouvoirs par les beïdanes, dont la part dans la population décroît progressivement, fait en effet apparaître un déséquilibre de plus en plus criant. Le scénario d’une implosion d’ici quelques années est une probabilité prise en compte.

Notes

[1] Revue de la Défense Nationale, Afrique, France, une nouvelle relation…, numéro 860, mai 2023.

[2] Général Bruno Clément-Bollée, « Fini, l’Afrique dominée, place à l’Afrique souveraine et son message : l’Afrique aux Africains ! », Le Monde, 26 janvier 2023.

[3] Le poste de Directeur des Etudes y est traditionnellement dévolu à un colonel français. Par ailleurs la francophonie qui y prévaut est employée comme frein à toute influence étrangère.

[4] Termes employés par le Général Olivier Rittiman, général commandant le collège de défense de Rome, pour décrire le partenariat établi.

[5] Selon les recherches d’Alain Antil.

[6] Mohamed Lemine Ould Alassan dit Abdallah el-Chinguetti, est ainsi l’un des principaux idéologues d’AQMI avant son exécution en 2013. Hassan Ould Khali, dit Jouleilib, est le bras droit de Mokhtar Belmokhtar. Il est également exécuté en 2013.

[7] Apostat.

[8] L’ambassade d’Israël est attaquée en 2008 et sera fermée en 2009.

[9] Malgré la loi 2015-031 incriminant la pratique de l’esclavage, 2,5% de la population mauritanienne est encore en servage.

[10] Si les Sénégalais ne représentent officiellement qu’une centaine de milliers de personnes, ils seraient en réalité un million sur les presque cinq millions du total de mauritaniens.

[11] En 2007 et 2008, les attaques visent des touristes et des militaires. En 2008, une boîte de nuit et l’ambassade d’Israël sont attaquées à Nouakchott et en 2009, l’ambassade de France l’est à son tour. En février 2011, trois camions chargés d’explosifs sont arrêtés sur la route de la capitale. Le 20 décembre 2011, l’enlèvement d’un gendarme à Adel Bagrou est le dernier acte terroriste à avoir abouti en Mauritanie.

[12] Théodore Monod, Méharées, Paris, Actes Sud, 1998.

[13] Mokhtar Ould Boye, Charles Michel, Victoire dans les dunes, L’enlisement de la crise sahélienne n’est pas inéluctable : l’exemple mauritanien, Paris, L’Harmattan, 2020.

[14] Nara est un des premiers lieux dans lequel la SMP s’implante au Mali. De là, l’opération Maliko est rapidement menée dans la forêt de Wagadou par les FAMA et Wagner.

[15] Selon l’UNHCR pour 2022, 60% des réfugiés de M’Bera étaient touaregs, 15% maures et 15% peuls.

[16] Y. I. Ibrahim, « Insurrections djihadistes en Afrique de l’Ouest : idéologie mondiale, contexte local, motivations individuelles », Notes ouest africaines, OECD, 2019.

Théorie de la percée : l’échec de la conduite scientifique de la bataille (1916)

Théorie de la percée : l’échec de la conduite scientifique de la bataille (1916)

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 28 juillet 2023

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Les doctrines militaires, comme les paradigmes scientifiques, n’évoluent vraiment que lorsqu’elles sont très sérieusement prises en défaut. L’échec sanglant de l’offensive de Champagne fin septembre-début octobre 1915 constitue cette prise en défaut. En fait, c’est même une grande crise au sein de l’armée française où on perçoit les premiers signes de découragement, voire de grogne dans la troupe. En novembre 1915, le général Fayolle note dans son carnet : « Que se passe-t-il en haut lieu ? Il semble que personne ne sache ce qu’il faut faire […] Si on n’y apporte pas de moyens nouveaux, on ne réussira pas ». La crise impose de trouver de nouvelles solutions et on assiste effectivement à une grande activité durant l’hiver1915 dans le « monde des idées » qui aboutit à la victoire de l’« opposition » et de son école de pensée alors baptisée « la conduite scientifique de la bataille ».

Changement de paradigme

L’opposition ce sont d’abord les « méthodiques », comme Foch, alors commandant du groupe d’armées du Nord (GAN) et Pétain, commandant la 2e armée. Le rapport de ce dernier après l’offensive de Champagne, met en évidence l’« impossibilité, dans l’état actuel de l’armement, de la méthode de préparation et des forces qui nous sont opposées, d’emporter d’un même élan les positions successives de l’ennemi ». Le problème majeur qui se pose alors est que s’il est possible d’organiser précisément les feux d’artillerie et l’attaque des lignes de la première position ennemie, cela s’avère beaucoup plus problématique lorsqu’il s’agit de s’en prendre à la deuxième position plusieurs kilomètres en arrière. Pétain en conclut qu’il faut, au moins dans un premier temps, se contenter d’attaquer les premières positions mais sur toute la largeur du front afin d’ébranler celui-ci dans son ensemble. Ce sera la doctrine mise en œuvre – avec succès – à partir de l’été 1918, mais l’idée de grande percée est encore vivace. Une nouvelle majorité se crée autour de quelques Polytechniciens artilleurs, avec Foch comme tête d’affiche, pour concevoir cette bataille décisive comme une succession de préparations d’artillerie-assauts d’infanterie, allant toujours dans le même sens position après position ( Autant de positions, autant de batailles selon Fayolle) et non pas latéralement comme le préconise Pétain et ce jusqu’à ce que « l’ennemi, ses réserves épuisées, ne nous oppose plus de défenses organisées et continues » (Foch, 20 avril 1916).

C’est une réaction contre les « folles équipées » de l’infanterie au cours des batailles de 1915, désormais « la certitude mathématique l’emporte sur les facteurs psychologiques ». Une analyse de tous les détails photographiés du front doit permettre une planification précise de la destruction de tous les obstacles ennemis à partir de barèmes scientifiques. L’imposition de ce nouveau paradigme est la victoire de l’école du feu sur celle du choc mais aussi la revanche des généraux sur les Jeunes-Turcs du Grand quartier général (GQG). Ce sont les idées qui portent les hommes bien plus souvent que l’inverse, et changer d’idées impose souvent de changer les hommes. Les officiers du GQG, qui pour beaucoup avaient été les champions de l’« offensive à outrance » puis de l’ « attaque brusquée », sont envoyés commander au front. A la suite des décisions arrêtées en décembre 1915 à Chantilly entre les Alliés, cette nouvelle doctrine doit être mise en œuvre dans l’offensive franco-britannique sur la Somme prévue pour l’été 1916. Le groupe d’armées du Nord (GAN) de Foch est chargé de sa mise en pratique.

En attendant, toutes les idées nouvelles trouvent leur matérialisation dans le nouveau GQG qui passe l’hiver 1915-1916 à rédiger le nouveau corpus de documents doctrinaux sur l’organisation et les méthodes des différentes armes, infanterie et artillerie lourde en premier lieu ainsi que la coordination entre elles. Ce sera par la suite une habitude, tous les hivers on débat puis on rédige toute la doctrine, soit un rythme douze fois plus rapide qu’en temps de paix avant la guerre. Mais ce n’est pas tout de partir du bas, de faire du retour d’expérience, de débattre puis de voir émerger un nouveau paradigme au sommet, encore faut-il que les nouvelles idées redescendent et que l’explicite des documents se transforme en bas en nouvelles habitudes.

Tout le front est restructuré. On distingue désormais une ligne des armées, tenue désormais par le strict minimum de troupes, des réserves de groupes d’armées à environ 20-30 km du front et enfin des réserves générales encore plus loin. Il se met en place une sorte de « 3 x 8 » où les troupes enchainent secteur difficile, repos-instruction, secteur calme. L’année 1916 se partage ainsi, pour la 13eDivision d’infanterie, en 93 jours de bataille (Verdun et La Somme) contre plus de 200 en 1915, 88 jours de secteur calme et le reste en repos-instruction. Toute cette zone des réserves générales se couvre d’un réseau d’écoles, de camps et de centre de formation où on apprend le service des nouvelles armes et les nouvelles méthodes. On remet en place des inspecteurs de spécialités afin de contrôler les compétences de chaque unité mais aussi de rationaliser les évolutions alors que le combat séparé de chaque unité tend à faire diverger les pratiques. Une innovation majeure de la guerre est la création du centre d’instruction divisionnaire ou CID). Ce centre, base d’instruction mobile de chaque division permet d’accueillir les recrues en provenance des dépôts de garnison de l’intérieur, avant de les envoyer directement dans les unités combattantes. Elles y rencontrent des cadres vétérans, des blessés de retour de convalescence. Les cadres de leurs futures compagnies viennent les visiter. Les hommes ne sont pas envoyés directement sur une ligne de feu avec des compétences faibles ni aucun lien de cohésion avec les autres, mais acclimatés et instruits progressivement.

La transformation des armes

Cette approche permet une évolution plus rationnelle des unités. L’infanterie connaît sa deuxième mutation de la guerre après l’adaptation improvisée et chaotique à la guerre de tranchées. Elle devient vraiment cette fois une infanterie « industrielle ». Les structures sont allégées et assouplies. Les divisions d’infanterie ne sont plus attachées spécifiquement à un corps d’armée et commandent directement à trois régiments et non plus à deux brigades de deux régiments. Les bataillons eux-mêmes passent aussi à une structure ternaire mais la 4e compagnie, grande nouveauté, devient une compagnie d’appui équipée de mitrailleuses, de canons à tir direct de 37 mm et de mortiers. Encore plus innovant, les sections d’infanterie ne combattent plus en ligne mais en demi-sections feu et choc (les demi-sections deviendront identiques et autonomes en 1917, c’est l’invention du groupe de combat), et organisées autour de nouvelles armes comme les fusils-mitrailleurs et les lance-grenades. Les fantassins deviennent spécialisés et interdépendants. D’une manière générale, la puissance de feu portable de l’infanterie fait un bond considérable jusqu’à la fin de 1917. L’étape suivante sera l’intégration des chars légers d’accompagnement à partir de mai 1918.

L’artillerie a la part belle dans le nouveau paradigme. Pour Foch : « Ce n’est pas une attaque d’infanterie à préparer par l’artillerie, c’est une préparation d’artillerie à exploiter par l’infanterie » qui, ajoute-t-il plus tard, Foch ajoute que l’infanterie « doit apporter la plus grande attention à ne jamais entraver la liberté de tir de l’artillerie ». Dans une étude écrite en octobre 1915, son adjoint Carence écrit : « L’artillerie d’abord ; l’infanterie ensuite ! Que tout soit subordonné à l’artillerie dans la préparation et l’exécution des attaques ». Pour autant, le volume de cette arme augmente assez peu avec seulement 590 nouvelles pièces lourdes pour l’ensemble de 1916. Le grand défi pour l’artillerie est celui de l’emploi optimal de l’existant, c’est-à-dire l’artillerie de campagne et les pièces de forteresse récupérées, dans des conditions totalement différentes de celles imaginées avant-guerre. Pour y parvenir on commence par mettre en place de vrais états-majors d’artillerie capables de commander les groupements de feux de centaines de pièces. Le 27 juin 1916, est créé le Centre d’études d’artillerie (CEA) de Châlons chargé d’inspecter les régiments d’artillerie et de synthétiser leurs idées, définir la manœuvre, perfectionner l’instruction technique et faire profiter les commandants de grandes unités de toutes les innovations touchant l’emploi de l’artillerie. Un peu plus tard, on formera aussi des Centres d’organisation d’artillerie (COA), un par spécialité, qui constituent les matrices des nouvelles formations et où les anciens régiments viennent recevoir les nouveaux matériels et apprendre leur emploi. La troisième voie pour mieux maîtriser la complexité croissante des méthodes est la planification. Elle existe sous une forme embryonnaire dès 1915 mais elle connaît un fort développement en 1916 grâce à l’influence du CEA. Celui-ci codifie et vulgarise l’usage des « Plans d’emploi de l’artillerie » qui permettent de gérer les étapes de la séquence de tir. L’aérologie et la météorologie font d’énormes progrès. Le GAN dispose de sa propre section météo commandée par le lieutenant de vaisseau Rouch avec un vaste réseau de transmissions y compris sur des navires.

Le premier effort porte sur la maîtrise de la gestion des informations. Les Français mettent l’accent sur l’emploi de l’avion dans l’observation et la liaison entre les armes. Foch envoie le commandant Pujo à Verdun, la première grande bataille de 1916 et qui est très observée par le GAN qui prépare la seconde. Pujo reprend l’idée d’un « bureau tactique » charger de centraliser toutes les informations des escadrilles et des ballons d’observation (TSF, photos, écrits) afin d’actualiser en permanence un grand panorama photographique et cartographique de la zone de combat. A l’instar des drones aujourd’hui, l’aviation de l’époque est cependant surtout un système d’observation et de liaison en cours d’action, au service de l’artillerie afin de guider les tirs et d’en mesure les effets au-dessus des lignes ennemies, mais aussi de l’infanterie, qui dispose en 1916 de ses propres appareils. Pour l’offensive de la Somme, la 13e DI disposera par exemple d’une vingtaine d’appareils avec tout un panel de moyens de liaisons pour organiser les communications entre l’air, qui envoie des messages en morse ou message lesté, et le sol, qui répond avec des fusées de couleur, fanions ou projecteurs et indique ses positions avec des pots éclairants et ou des panneaux. Lorsque la division sera engagée sur la Somme, ses compagnies d’infanterie seront survolées par huit avions et appuyées par une quarantaine de mitrailleuses, huit canons d’infanterie ou mortiers et surtout 55 pièces d’artillerie…pour chaque kilomètre de front attaqué.

Le GAN reprend également deux grandes innovations de Verdun. La première est l’idée de supériorité aérienne sur un secteur du front. Dès le début de leur offensive sur Verdun, en février 1916, les Allemands concentrent 280 appareils de chasse sur la zone et chassent les quelques appareils français présents. L’artillerie française, qui dépend désormais de l’observation aérienne devient aveugle. Pour faire face à cette menace, les Français sont obligés de livrer la première bataille aérienne de l’Histoire. Le 28 février, le commandant De Rose reçoit carte blanche. Il constitue un groupement « ad hoc » de quinze escadrilles avec ce qui se fait de mieux dans l’aviation de chasse en personnel (Nungesser, Navarre, Guynemer, Brocard, etc.) et en appareils (Nieuport XI). Cette concentration de talents forme un nouveau laboratoire tactique qui met au point progressivement la plupart des techniques de la maîtrise du ciel. On expérimente également l’appui feu air-sol notamment lors de l’attaque sur le fort de Douaumont le 22 mai ou la destruction des ballons d’observation ennemies (fusées à mise à feu électrique Le Prieur d’une portée de 2000 m, balles incendiaires, canon aérien de 37 mm). A son imitation, le GAN groupe de chasse est constitué à Cachy sous le commandement de Brocard avec huit escadrilles Spad.

La seconde innovation est l’œuvre du capitaine Doumenc, l’« entrepreneur » du service automobile, subdivision qui appartient à l’artillerie comme tout ou presque ce qui porte un moteur à explosions. Grâce à lui et quelques autres, l’idée s’impose que le transport automobile peut apporter une souplesse nouvelle dans les transports de la logistique et surtout des hommes, leur évitant les fatigues de la marche tout en multipliant leur mobilité. Les achats à l’étranger et la production nationale permettent de disposer dès 1916 de la première flotte automobile militaire au monde avec près de 40 000 véhicules (200 fois plus qu’en 1914). Cette abondance de moyens autorise la constitution de groupements de 600 camions capables de transporter en 1916 six divisions d’infanterie d’un coup. L’efficacité de cet outil est démontrée lorsqu’il s’agit de soutenir le front de Verdun, saillant relié à Bar-le-Duc, 80 km plus au Sud, par une route départementale et une voie ferrée étroite. Le 20 février 1916, veille de l’attaque allemande, Doumenc y forme la première Commission Régulière Automobile (CRA), organisée sur le modèle des chemins de fer, et dont la mission est d’acheminer 15 à 20 000 hommes et 2 000 tonnes de ravitaillement logistique par jour par ce qui est baptisée rapidement la Voie sacrée. Le GAN copie l’idée et créé sa propre CRA sur l’axe Amiens-Proyart afin d’alimenter la bataille de la Somme, avec un trafic supérieur encore à celui de la Voie sacrée.

La déception de la Somme

En sept mois de préparation, aucun effort n’a été négligé pour faire de l’offensive sur la Somme la bataille décisive tant espérée. Loin des tâtonnements de 1915, la nouvelle doctrine a été aussi scientifique et méthodique dans la préparation qu’elle le sera dans la conduite. L’objectif de l’offensive d’été préparée avec tant de soins est de réaliser la percée sur un front de 40 km, pour atteindre ainsi le terrain libre en direction de Cambrai et de la grande voie de communication qui alimente tout le front allemand du Nord. Le terrain est très compartimenté avec, en surimposition des trois positions de défense, tout un réseau de villages érigés par les Allemands en autant de bastions reliés par des boyaux. La préparation d’artillerie, d’une puissance inégalée s’ouvre le 24 juin et ne s’arrête qu’une semaine plus tard, le 1er juillet après au moins 2,5 millions d’obus lancés (sensiblement sur 40 km tout ce que l’artillerie ukrainienne actuelle a lancé en 15 mois sur l’ensemble du front). L’offensive n’est ensuite n’est déclenchée qu’après avoir constaté l’efficacité des destructions par photographie. Comme prévu, l’aviation alliée bénéficie d’une supériorité aérienne totale, autorisant ainsi la coordination par le ciel alors que comme pour les Français au début de la bataille de Verdun, l’artillerie allemande, privée de ses yeux, manque de renseignements.

Dans cet environnement favorable, la VIe armée française de Fayolle s’élance sur seize kilomètres avec un corps d’armée au nord de la Somme en contact avec les Britanniques, et deux corps au sud du fleuve. Contrairement aux Britanniques, l’attaque initiale française est un succès, en partie du fait de l’efficacité des méthodes employées. Au Nord, le 20e corps d’armée français progresse vite mais doit s’arrêter pour garder le contact avec des Alliés qui, dans la seule journée du 1er juillet, paient leur inexpérience de 21 000 morts et disparus. Au Sud, le 1er corps colonial (un assaut que mon grand-père m’a raconté) et le 35e corps enlèvent d’un bond la première position allemande. En proportion des effectifs, les pertes totales françaises sont plus de six fois inférieures à celles des Britanniques, concrétisant le décalage entre la somme de compétences acquises par les Français et celle de l’armée britannique dont beaucoup de divisions sont de formation récente. Du 2 au 4 juillet, l’attaque, toujours conduite avec méthode, dépasse la deuxième position allemande et s’empare du plateau de Flaucourt. Le front est crevé sur huit kilomètres, mais on ne va pas plus loin car ce n’est pas le plan.

La réaction allemande est très rapide. Dès le 7 juillet, seize divisions sont concentrées dans le secteur attaqué puis vingt et une une semaine plus tard. La réunion de masses aériennes contrebalance peu à peu la supériorité initiale alliée. Dès lors, les combats vont piétiner et la bataille de la Somme comme celle de Verdun se transforme en bataille d’usure. La mésentente s’installe entre les Alliés et les poussées suivantes (14-20 juillet, 30 juillet, 12 septembre) manquent de coordination. Au sud de la Somme, Micheler, avec la Xe armée progresse encore de cinq kilomètres vers Chaulnes mais le 15 septembre Fayolle est obligé de s’arrêter sans résultat notable, au moment où les Britanniques s’engagent (et emploient les chars pour la première fois). Les pluies d’automne, qui rendent le terrain de moins en moins praticable, les réticences de plus en plus marquées des gouvernements, les consommations en munitions d’artillerie qui dépassent la production amènent une extinction progressive de la bataille. Après cinq mois d’effort, l’offensive alliée a à peine modifié le tracé du front. Péronne, à moins de dix kilomètres de la ligne de départ, n’est même pas atteinte. Les pertes françaises sont de 37 000 morts, 29 000 disparus ou prisonniers et 130 000 blessés. Celles des Britanniques et des Allemands sont doubles. En 77 jours d’engagement sur la Somme, la 13e DI n’a progressé que de trois kilomètres et a perdu 2 700 tués ou blessés pour cela.

La percée n’est pas réalisée et la Somme n’est pas la bataille décisive que l’on cherchait, même si elle a beaucoup plus ébranlé l’armée allemande que les Alliés ne le supposaient alors. C’est donc une déception et une nouvelle crise.

L’offensive de la Somme a d’abord échoué par excès de méthode. La centralisation, la dépendance permanente des possibilités de l’artillerie, la « froide rigueur » ont certainement empêché d’exploiter certaines opportunités, comme le 3 juillet avec le corps colonial ou le 14 septembre à Bouchavesnes devant le 7e corps. A chaque fois, ces percées, tant espérées l’année précédente, ne sont pas exploitées. Certains critiquent le manque d’agressivité de l’infanterie. D’un autre côté, pour le sous-lieutenant d’infanterie Jubert du 151e RI, « le fantassin n’a d’autre mérite qu’à se faire écraser ; il meurt sans gloire, sans un élan du cœur, au fond d’un trou, et loin de tout témoin. S’il monte à l’assaut, il n’a d’autre rôle que d’être le porte-fanion qui marque la zone de supériorité de l’artillerie ; toute sa gloire se réduit à reconnaître et à affirmer le mérite des canonniers ».

Les procédés de l’artillerie s’avèrent surtout trop lents. On persiste à chercher la destruction au lieu de se contenter d’une neutralisation, ce qui augmente considérablement le temps nécessaire à la préparation. Les pièces d’artillerie lourde sont toujours d’une cadence de tir très faible, ce qui exclut la surprise. De plus, le terrain battu par la préparation d’artillerie est si labouré qu’il gêne la progression des troupes et des pièces quand il ne fournit pas d’excellents abris aux défenseurs. L’artillerie avait le souci de travailler à la demande des fantassins mais ceux-ci ont eu tendance à demander des tirs de plus en plus massifs avant d’avancer, ce qui a accru la dévastation du terrain et les consommations de munitions. Compenser la faible cadence de tir nécessite d’augmenter le nombre de batteries, ce qui suppose de construire beaucoup d’abris pour le personnel ou les munitions et complique le travail de planification nécessaire pour monter une préparation de grande ampleur. Le temps d’arrêt entre deux attaques dépend uniquement de la capacité de réorganisation de l’artillerie. Or ce délai reste supérieur à celui nécessaire à l’ennemi pour se ressaisir.

Car la guerre se « fait à deux ». La guerre se prolongeant sur plusieurs années, phénomène inédit depuis la guerre de Sécession, les adversaires s’opposent selon une dialectique innovation-parade d’un niveau insoupçonné jusqu’alors. La capacité d’évolution de l’adversaire est désormais une donnée essentielle à prendre en compte dans le processus d’élaboration doctrinal qui prend un tour très dynamique. La puissance de feu de l’artillerie alliée terriblement efficace au début de juillet, est finalement mise en défaut. Les Allemands s’ingénient à ne plus offrir d’objectifs à l’artillerie lourde. Ils cessent de concentrer leurs moyens de défense sur des lignes faciles à déterminer et à battre. Constatant qu’ils peuvent faire confiance à des petits groupes isolés même écrasés sous le feu, ils installent les armes automatiques en échiquier dans les trous d’obus en avant de la zone et celles-ci deviennent insaisissables. En août, Fayolle déclare à Foch : « Enfin, ils ont construit une ligne de tranchés, je vais savoir sur quoi tirer ». Les Allemands vident les zones matraquées, amplifient le procédé de défense en profondeur, procédant à une « défense élastique » qui livre le terrain à l’assaillant, mais lui impose des consommations de munitions énormes et des attaques indéfiniment répétées. Malgré la puissance de l’attaque, ils réussissent ainsi à éviter la rupture de leur front.

L’échec de la « conduite scientifique de la bataille » entraîne donc sa réfutation en tant que paradigme et la mise à l’écart de Foch. Comme à la fin de 1915, l’échec de la doctrine en cours laisse apparaître les autres théories en présence. Pétain propose toujours la patience et le combat d’usure sur l’ensemble du front. Mais l’école du choc revient en force en soulignant la perte de dynamisme, issue selon elle de la sécurité relative qu’apporte un combat où toutes les difficultés sont résolues par une débauche d’artillerie. Elle fait remarquer que les pertes sont plus importantes dans les attaques qui suivent l’offensive initiale. Il est donc tentant de revenir à la « bataille-surprise ».

Extrait et résumé de Michel Goya, L’invention de la guerre moderne, Tallandier (édition 2014)

Guerre en Ukraine : quels sont les drones utilisés dans le conflit ?

Guerre en Ukraine : quels sont les drones utilisés dans le conflit ?


Intensivement apparus dans la guerre au Karabagh, les drones ont gagné une place centrale dans le champ de bataille en Ukraine. Dès les premières semaines de la guerre, les Ukrainiens ont surpris l’armée russe par une utilisation inattendue et redoutable de ces engins. En retard, Moscou tente aujourd’hui d’aligner massivement ces aéronefs pour rattraper le désavantage. Panorama des drones utilisés dans le conflit russo-ukrainien.

L’impact des drones sur le champ de bataille

Lourds dégâts infligés pour un investissement minime, impact psychologique sur l’ennemi, préservation des vies : les drones offrent un solide avantage tactique. Ils remplissent quatre principales missions : livraison de charges (explosif ou kamikazes), surveillance et renseignement, nuisance et rodage, cyberattaques.

Sur le terrain, les drones ont un impact très fort. D’abord, ils terrorisent les soldats qui sont obligés de se terrer dans les caches. Les forêts et bosquets ne sont plus des lieux où l’on peut disparaître à l’œil de l’ennemi. Les drones armés ont la capacité de décimer une section entière qui se croit abritée. Les petits aéronefs réalisent aussi des destructions ciblées de chars, véhicules, postes de commandements, pièces d’artillerie, etc. Les missions de renseignement sont également très précieuses, c’est d’ailleurs leur tâche principale : sans risquer aucune vie, l’action des drones améliore très fortement la précision de l’artillerie et des opérations.

L’Ukraine applique une doctrine de la guerre d’information conceptualisée en 1990 par les États-Unis, le Network Centric Warfare. Elle connecte les appareils numériques en réseau pour partager l’information recueillie en temps réel dans un cloud, le système Delta pour l’Ukraine. Toutes les données saisies par les drones et autres capteurs, sont envoyées à ce système qui offre aux troupes une importante visibilité du terrain.

Dès les premières semaines des combats, les belligérants se sont également dotés de drones civils, très peu onéreux mais remplissant des missions similaires. Pour un montant de 1 000 à 3 000 euros, ils peuvent causer des dégâts atteignant plusieurs centaines de milliers d’euros.

Si les drones ukrainiens ont pu efficacement profiter de la désorganisation des Russes aux débuts de la guerre, ces derniers ont maintenant rééquilibré les forces. Les systèmes anti-drones, brouilleurs et engins de destructions, obligent l’Ukraine à en consommer un grand nombre. Selon le think tank britannique, Royal United Services Institute, Kiev perdrait 10 000 de ces petits aéronefs par mois. Un nombre que l’Ukraine assume car il épargne la vie de milliers d’hommes. Il est impossible de recenser tous les drones civils utilisés. L’armée ukrainienne en achète volontairement des milliers différents : différentes ondes, différents bruits, les Russes ont plus de mal à les contrer. Nous tâchons de recenser dans cet articles les principaux drones utilisés côté ukrainien et côté russe.

Ukraine : le salut par les drones

Bayraktar TB2

TB2 ukrainien

Sur tous les écrans depuis la guerre, le drone « Bayraktar » concentre à la fois éloges et critiques. Ce drone de surveillance est la conception phare de l’entreprise turque familiale Baykar, dont le directeur technique n’est autre que le gendre d’Erdogan. Long de 6,5 m pour une envergure de 12 m, le Bayraktar TB2 peut atteindre une vitesse maximale de 220 km/h. Son altitude opérationnelle située entre 5 500 et 6 500 mètres lui permet de couvrir un rayon de 150 kilomètres durant plus de 20 heures. Conçu pour des missions de surveillance et de renseignement, le TB2 peut aussi transporter des missiles dont les tirs précis s’expliquent par la qualité du guidage laser.

Après son premier vol en 2009, le TB2 arrive dans l’arsenal turc en 2012. Opérationnel en 2014, il apparaît dans une opération des forces turques contre le PKK en 2018, en Lybie contre le maréchal Haftar (2020), en Syrie pendant l’opération Bouclier de l’Euphrate, au Mali (2022). Le drone s’est surtout révélé au service de l’armée azerbaïdjanaise en 2020 lors de la guerre au Karabagh. Ayant particulièrement convaincu les Ukrainiens, Baykar a vendu plusieurs drones à Kiev depuis 2021. On l’aperçoit dans le Donbass dès cette année où il est utilisé pour la première fois au combat.

Surtout, lorsque l’armée russe arrive en Ukraine et qu’elle est surprise par une résistance inattendue, les TB2 se révèlent extrêmement efficaces. Ciblant les véhicules, notamment les véhicules d’artillerie, ils dévoilent aussi les failles de l’armée russe que les soldats ukrainiens ont su exploiter. Dans la guerre d’information, les vidéos des frappes réalisées par les TB2 diffusées sur les réseaux ont contribué à maintenir le moral côté ukrainien, à l’affaiblir côté russe. Le site de sources ouvertes Oryx a recensé tout le matériel russe détruit par ces drones dont on a la preuve : 5 chars, 7 véhicules blindés, 8 véhicules d’artillerie, 17 systèmes de missiles sol-air, 5 navires, 2 trains, 31 véhicules, entre autres. Les soldats ukrainiens ont même fait une musique pour vanter sa puissance salutaire.

Il faut désormais relativiser son efficacité. Le TB2 a brillé au tout début de la guerre, profitant d’un commandement russe surpris et désorganisé. La situation a changé. L’armée moscovite est équipée de brouilleurs qu’elle a disposés sur tout le front : elle aurait pris l’avantage dans la guerre informationnelle. Ayant perdu 23 TB2 selon Oryx, l’Ukraine utilise ceux qui lui restent essentiellement pour des missions de surveillance, loin du front. L’usage de petits drones, moins onéreux et plus discrets, est désormais privilégié sur le front.

Depuis cette guerre, l’entreprise Baykar a reçu des commandes de 22 pays différents et envisage d’ouvrir une plateforme de production directement en Ukraine. L’engouement va s’affaiblir : depuis que les Russes maîtrisent leurs dispositifs anti-drones, l’Ukraine consomme des milliers de petits aéronefs. Le Beyraktar TB2 ne peut être perçu comme une arme miracle. Et pour acquérir un tel matériel, il faut compter 5 millions de dollars pour le drone, et 5 autres millions pour la station de guidage (un camion équipé). Si la somme reste élevée, un drone américain conçu pour les mêmes missions coûte dans les 20 millions de dollars.

Bayraktar TB2 – Extérieur d’une station de contrôle au sol (GCS).

Punisher

Le Punsiher est un drone clé de l’armée ukrainienne. Produit par une entreprise ukrainienne créée par des vétérans de Crimée, il a une envergure de 2,25 m et une vitesse de croisière de 72 km/h. Surtout, le Punisher transporte une bombe de 3 kg. Ce drone est couplé à un autre, plus petit, produit par la même entreprise, dont le rôle est de reconnaître les cibles que le Punisher frappera.

Ce serait l’un des drones d’attaque parmi les moins chers du monde. En effet, son prix est étonnement bas : il faut compter 70 000 dollars pour s’équiper de 2 Punisher avec leur station de pilotage.

UJ-22

L’UJ-22 Airborne, conçu par UKRJET, une entreprise ukrainienne spécialisée dans les drones aériens, a été dévoilé pour la première fois lors du Salon international « Arms and Security 2020 », en 2021. Ce drone de reconnaissance aux allures conventionnelles est beaucoup utilisé dans la guerre. Il dispose d’un bon rayon d’action de 100 km, mais il peut survoler une distance de 800 km. Il suffit alors d’entrer les coordonnées GPS de l’objectif se trouvant au-delà du rayon d’action pour qu’il l’atteigne. L’UJ-22 est parfois utilisé pour frapper directement des cibles. On lui installe des grenades, des obus ou des bombes non guidées sous les ailes. Il se montre précis à 10 mètres près quand il lâche une munition à 700 m de hauteur. Il ne peut supporter une charge utile supérieure à 20 kg (12-13 kg de charge offensive généralement + une caméra).

L’armée ukrainienne disposerait de 500 exemplaires. Récemment, l’UJ-22 a fait la une de l’actualité en ayant ciblé Moscou le 3 mai 2023.

A1-SM Furia

Ce drone de reconnaissance est produit par l’entreprise Athlon Avia. Entreprise créée par trois passionnés d’aéromodélisme pour produire des drones de compétition, elle fournit désormais l’armée ukrainienne. Athlon Avia est devenue une entreprise classifiée qui produit près de 100 drones par mois et qui dispose d’un centre R&D.

L’A1-SM Furia est le petit bijou de l’armée ukrainienne. Très rustique par sa composition en matériaux composites et plastiques, léger (5,5kg), il peut être lancé à la main et réparé avec du scotch. Atteignant une vitesse de 120km/h et disposant d’une autonomie de 3 heures, son rayon d’action est de 50km. Ce drone est silencieux et doté d’une caméra haute définition. Il capture d’ailleurs la plupart des images aériennes de la guerre qui circulent sur les réseaux sociaux. Sur le terrain, l’A1-SM Furia informe très précisément l’artillerie sur les positions ennemies.

Leleka-100

Le Leleka-100 est également l’un des drones les plus utilisés par l’armée ukrainienne. Mesurant 1,18 m de longueur et 1,13 m d’envergure, il atteint une vitesse maximale de 120 km/h lui permettant de d’opérer jusqu’à 100 km de distance. Conçu pour la reconnaissance par DeViRo, il peut servir aussi pour des frappes kamikazes. Depuis le début de la guerre, la source ouverte relève que 20 Leleka-100 ont été détruits et 11 ont été capturés[1].

ASU-1 Valkyrja

Crédits : Mil.gov.ua

Ce drone de reconnaissance est une aile volante en carbone et plastique d’1,6 m d’envergure, très léger et fin. Son petit moteur électrique propulse l’engin grâce à une hélice bipale discrète, dont le bruit est presque imperceptible à 15 mètres. Son autonomie de 2 heures lui permet d’opérer dans un rayon de 35 km. Sa facilité d’utilisation – il se lance à la main et atterrit sur le ventre – en fait un excellent outil de renseignement sur le front.

Mara-2M, Shark, Orlik se ressemblent beaucoup et remplissent peu ou prou les mêmes missions que les autres drones. L’armée ukrainienne utilise aussi des aéronefs de photographie aérienne comme le SKIF.

 

R18

Le R18 est bien différent des drones de surveillance ou de reconnaissance. Il sert au combat, essentiellement pour délivrer des bombes. Le R18 est développé par Aerorozvidka une organisation créée en 2013 qui ambitionne de renforcer les capacités militaires de l’Ukraine par la robotique. Le drone est donc un sujet d’étude spécialement abouti. Aerorozvidka s’est ensuite formée en unités spéciales de dronistes au début de la guerre, qui attaquent les véhicules blindés et les troupes russes[2]. Cette unité effectuerait aujourd’hui près de 300 missions par jour.

Le drone R18, qui pèse 13 kg et mesure 1,2 x 1,2 mètre, est capable de voler 45 minutes dans un rayon d’action de 5 km grâce à ses 8 moteurs. Il peut transporter jusqu’à 3 munitions, notamment des grenades soviétiques antichar RKG-3 HEAT ou des bombes RKG-1600.

Cajan E620

Le Cajan E620 est opérationnel depuis l’été 2022. Dans le même style que le R18, ce drone développé par des Ukrainiens atteint une vitesse maximale de 40 km/h et peut voler jusqu’à 400 mètres de hauteur. Il est équipé d’un système de largage de munitions et peut transporter jusqu’à 20 kg de charge utile. Le Cajan E620 coûte entre 12 et 15k dollars à l’achat.t;

Beaver

Le 26 mai 2023, le monde a sans doute découvert un nouveau drone : le Beaver (« castor », en français). Il aurait été utilisé dans l’attaque de drones contre Moscou. Produit par l’association d’entreprises Ukroboronprom (Industrie ukrainienne de la défense), il remplit des missions kamikazes. On ne sait pas grand-chose encore, sur ce petit nouveau, mis à part qu’il est conçu en « canard » avec deux petites ailes devant et deux grandes derrière. Contrairement aux nombreux autres drones tractés par une hélice, le Beaver est propulsé par un moteur thermique.

Aide américaine

Avec Bayraktar, d’autres drones étrangers équipent l’armée ukrainienne. Les États-Unis ont notamment livré de nombreux aéronefs à Kiev, comme les RQ-20 Puma, Quantix Recon et Switchblade (drone suicide) de l’entreprise californienne AeroVironment. L’aide pourrait monter au cran supérieur avec les déclarations de l’industriel General Atomics qui a reconnu discuter avec l’Ukraine d’une possible livraison de drones MQ-9 Reaper. Discret, très puissant, ce drone au rayon d’action de 1 800 km peut embarquer jusqu’à 1,5 tonne de munitions (contre 150 kg pour le Bayraktar).

 

Russie : les drones contre les drones

La désorganisation qui régnait dans l’armée russe aux premières semaines de l’invasion a grand ouvert la fenêtre de tir des Beyraktar. Si les pertes ont été lourdes, la situation s’est maintenant presque égalisée. L’armée moscovite a mis au point sa défense anti-drones et s’équipe d’aéronefs. Dans sa doctrine, elle préférait la puissance des hélicoptères. Un choix qui n’est pas dépassé et qui rend la contre-offensive très aride pour les Ukrainiens.

Cette guerre tend vers une symétrie des armées. La Russie a révisé sa doctrine d’emploi des drones et compte autant profiter des leurs effets que les Ukrainiens. Elle se confronte à un problème : son retard industriel sur le sujet, que les sanctions rendent plus complexe à combler. Sans-doute utilise-t-elle une moins grande variété de drones, en nombre limité, avec parfois un retard technologique, mais l’armée russe n’est pas en reste dans cette guerre d’aéronefs.

Forpost

Le Forpost renseigne une partie de l’armée russe. Testé pour la première fois en 2019, il n’est en réalité qu’une copie sous licence du drone israélien de reconnaissance IAI Searcher. La version originelle n’est pas conçue pour embarquer des munitions tandis que les ingénieurs russes ont prévu un transport de bombes. Avec 8,5 m d’envergure pour 5,8 m de long, le Forpost peut opérer jusqu’à une distance de 250 km.

 

Kronstadt Orion

L’Orion est un drone de reconnaissance et d’attaque mis en service dans l’armée russe en 2020. Se voulant concurrent en retard du MQ-9 Reaper américain, ce drone est construit en série depuis 2021 par Kronstadt group au nord de Moscou. Son fuselage est fait en carbone avec un système de protection anti givre qui lui offre une bonne résistance aux très mauvaises conditions météo. Son envergure de 16 mètres et sa longueur de 8 mètres pour un poids d’environ 1 tonne lui imposent un décollage sur piste. Il a un rayon d’action de 700 km lorsqu’il est guidé par satellite. En comparaison, le Reaper américain remplit des missions jusqu’à 1 800 km de sa station de pilotage.

 

L’Orion peut embarquer quatre missiles ou bombes qui ciblent particulièrement les chars. Les ingénieurs russes l’ont aussi doté de capacités anti-aériennes : on l’a vu tirer un missile air-air sur un drone au cours d’un exercice en 2021.

Bombes aériennes mises en œuvre par le Kronstadt Orion avec bombes guidées et bombes non guidées

Lancet 3

Le Lancet 3 est un drone suicide très utilisé par l’armée russe. Produit par l’entreprise Zala Aero, une filiale du groupe Kalashnikov, il vise de préférence l’artillerie. Très compliqué à détecter, léger (12 kg), il fond à 300 km/h sur le point faible de sa cible. Les occidentaux lui reprochent beaucoup de choses, notamment sa faible charge d’explosifs (3 kg), son rayon d’action limité (40 km) et son endurance moyenne (40 min). La légèreté du fuselage l’empêche de traverser des branches ou des filets et il atteint un taux de destruction de 50 à 66 %, jugé insuffisant. Mais ce chiffre n’est pas négligeable, car le drone n’est pas coûteux (entre 20k et 40k euros), facile à produire, simple d’utilisation.

Le Lancet se lance depuis une catapulte qui peut être installée aussi bien au sol que sur un véhicule ou à bord d’un bateau. La marine russe a d’ailleurs annoncé qu’elle y pensait, augmentant considérablement la capacité de frappe des navires.

Le Lancet, malgré les nombreux reproches qu’on lui fait, cherche à allier quantité, qualité et facilité de d’utilisation et de production : l’équilibre durable dans une guerre.

 

Orlan 10

Produit par le Centre Spécial de Technologie à Saint Pétersbourg, l’Orlan 10 est un drone de reconnaissance et de guerre électronique. Facile à produire et à utiliser (il est catapulté ou se lance à la main), l’Orlan n’est pas coûteux. Il effectue ses missions haut dans le ciel, nécessitant le tir d’une artillerie anti-aérienne pour le détruire. Généralement, les Ukrainiens ne cherchent pas à l’abattre, car le prix d’un tir est bien plus onéreux que sa perte infligée. Il peut voler 16 heures dans les airs, durant lesquelles il filme le terrain avec une qualité tout à fait acceptable.

Pour cette guerre, l’armée russe a installé quatre bombes sur un certain nombre de ses Orlan.

Une version des Orlan est entièrement consacrée à la guerre électronique. Couplé au véhicule Leer-3, un véhicule spécialisé pour la guerre électronique, l’Orlan capte notamment les bandes GSM qui servent aux téléphones portables. Avec deux drones, le véhicule peut couvrir 6 km et collecter les données de 2 000 mobiles. Avant l’attaque de la Russie, les soldats de la 54e brigade ukrainienne ont reçu ce SMS sur leurs téléphones portables : « Moscou a donné le feu vert à l’utilisation des forces armées RF dans le Donbass ! Il est encore temps de sauver votre vie et de quitter la zone JFO. » On pense que ce pourrait être l’œuvre d’un Leer-3 et de ses Orlan.

Eleron-3

L’Eleron-3 est un drone de reconnaissance fabriqué par la zao (équivalent SA non cotée) russe ENIX. Mis en service en 2014, sa petite taille et ses ailes repliables le rendent facilement transportable avec sa mallette. Il se lance depuis une catapulte pour effectuer des missions dans un rayon de 25 km durant 1h40.

 

Takhion

Le Takhion est une aile volante de reconnaissance produit par Izhmash, une des filiales de Kalashnikov. Surtout utilisé pour éclairer l’artillerie russe, ce drone peut voler 6 h sur un rayon de 40 km dans toutes les conditions météo.

Lancement sans rampe, à la main

Granat 1, 2, 3 et 4

Les drones Granat effectuent des missions de reconnaissance généralement pour l’artillerie. Le Granat 1 est une petite aile volante qui a évolué en forme d’avion pour les séries qui suivent.

Drones Granat 4 sur leur rampe de lancement.

ZALA 421-16E et ZALA 421-16EM

Ces drones initialement conçus pour surveiller les gazoduc, oléoducs et prévenir des risques d’incendie ou d’inondation, sont mobilisés en Ukraine. Ils sont produits par la même entreprise que le Lancet, ZALA. La version « 16EM » est une modernisation de la précédente. Pour les mêmes qualités, le 421-16EM est plus petit et mieux aérodynamique. Les deux séries sont des ailes volantes d’une envergure de 1,8 m avec un fuselage complet.

Les deux versions remplissent également des missions de reconnaissance.

Irkout-10

Ce petit drone de 70 cm n’est pas très connu. Attaché à la reconnaissance, capable de voler dans des conditions météo peu défavorables, il se lance depuis une catapulte et agit sur un rayon de 70 km.

Korsar

Le contrat pour le développement de ce drone Korsar (« Corsaire » en français) a été signé entre le ministère russe de la Défense et Luch, un important bureau d’étude ukrainien de l’industrie de défense. Annoncé en 2009, il doit équiper l’armée russe en 2025. Présenté dès 2015, ce drone aux apparences d’un Beyraktar remplira essentiellement des missions de reconnaissance stratégique avec une visibilité atteignant les 200 km. On suppose également que le Korsar pourrait agir comme un drone de combat, emportant sous ses ailes des grenades ou des fusées.

Un appareil a cependant été abattu en Ukraine, ce qui laisse penser que plusieurs exemplaires équipent déjà l’armée russe (3, peut-être).

Supercam S350

Cette aile volante d’une envergure de 3,2 mètres a une autonomie de 240 km et vole à 120 km/h. Lancé depuis une catapulte élastique, il effectue des missions de reconnaissance. Peu connu, l’armée ukrainienne en a pourtant abattu au moins 2 et capturé 3, toujours selon Oryx.

Griffon-12

Destiné au monde civil, cette aile volante réalise normalement des relevés topographiques pour les travaux géographiques, géologiques, etc. En raison de son faible coût de production, il est mobilisé dans les combats par l’armée russe pour effectuer des missions de reconnaissance. Le Griffon-12 peut voler durant 3 heures à une vitesse maximale de 120 km/h. Ce drone équipe également l’armée arménienne.

Lastochka-M

Ce drone d’attaque est rare dans l’armée russe. Dévoilé pour la première fois en 2021 lors de l’exercice Zapad-2021, les Ukrainiens en ont capturé un, ce qui nous donne plus d’informations sur ce discret aéronef. Pesant 5,2 kg, le Lastochka-M vole à 120 km/h maximum durant 2 heures (ou sur une distance de 45 km). Il est conçu pour attaquer aussi bien les véhicules blindés que les soldats.

Pour palier son manque de drones et ses difficultés à en produire à cause des sanctions, Moscou en achète à l’Iran.

Mohajer-6

Ce drone d’attaque de conception et de fabrication iranienne a été mis en service en 2018 et arme depuis peu les forces russes en Ukraine. D’une envergure de 10 m pour 5,6 m de long, ce drone emporte 100 kg de charge utile. Volant à 200 km/h durant 12 heures, il effectue ses missions sur un rayon d’action de 200 km. Bien sûr, le décollage se fait sur une piste car l’engin pèse 700 kg charge comprise.

Fin septembre 2022, un Mohajer-6 employé par l’armée russe s’est écrasé en mer et repêché par les Ukrainiens. Les analyses ont montré que le moteur était fabriqué par Rotax, une filiale autrichienne de l’entreprise québécoise Bombardier Recreational products. BRP a immédiatement publié un communiqué rappelant qu’elle n’a jamais donné son autorisation pour que ses moteurs soient utilisés à cette fin, surtout si les drones sont russes. Mais, ce n’est pas la première fois qu’un moteur Rotex équipe un drone russe. C’est le cas du Korsar, par exemple.

 

Shahed 131 (Rebaptisé Geran-2 par les Russes)

Crédit : Ministère iranien de la Défense

Ce deuxième drone iranien utilisé par l’armée russe est kamikaze. Il a une forme d’aile volante. Les explosifs (40 kg maximum), ainsi que les équipements d’optique, se trouvent dans le nez. 2,5 m d’envergure, 240 kg chargé, le Shahed 131 vole à plus de 180 km/h. Il est lancé depuis une plateforme de 5 drones qui peut être installée à terre ou sur un camion.

Le Shahed 136 arrive en septembre 2022 en Ukraine, après que les Russes ont apporté quelques modifications pour répondre à leurs besoins. D’ailleurs, ils le rebaptisent Geran-2. Selon certaines sources de l’industrie militaire russe, la Russie a adapté les drones afin d’intégrer le système de navigation satellitaire russe GLONASS, améliorant ainsi la portée et la précision de l’arme.

Une enquête de CNN publiée en février 2023 révèle que l’ogive du Shahed a été modifiée pour maximiser l’effet de zone de l’explosion. Des dizaines de petits fragments métalliques ont été ajoutés à l’ogive afin de les disperser à l’impact. L’objectif est de projeter des centaines de ces fragments, provoquant ainsi une destruction étendue des installations techniques, notamment électriques. Cette action vise à anéantir instantanément les transformateurs, les câbles et les équipements complexes, en infligeant des dégâts si considérables qu’il devient extrêmement difficile de les réparer.


[1] https://www.oryxspioenkop.com/2022/02/attack-on-europe-documenting-ukrainian.html

[2] https://www.thetimes.co.uk/article/specialist-drone-unit-picks-off-invading-forces-as-they-sleep-zlx3dj7bb

Combien couterait aux contribuables français un alignement des capacités haute intensité de l’Armée de Terre sur la Pologne ?

Combien couterait aux contribuables français un alignement des capacités haute intensité de l’Armée de Terre sur la Pologne ?


Leclerc VAB Armee terre Meta-Defense.fr

Combien couterait aux contribuables français un alignement des capacités haute intensité de l’Armée de Terre sur la Pologne ?


Depuis quelques mois, en lien à la guerre en Ukraine et à la montée généralisée du risque d’engagement majeur en Europe et ailleurs, la question des capacités des armées françaises, et notamment de l’Armée de terre, à faire face à un conflit de « haute intensité » est devenue un thème récurrent tant dans l’hémicycle du parlement que dans la communication gouvernementale, les médias et les réseaux sociaux.

Très souvent, la Pologne, qui a annoncé un effort colossal pour moderniser et étendre ses capacités terrestres dans ce domaine dans les années à venir, est citée en référence, faisant de Varsovie l’exemple à suivre.

La Loi de Programmation Militaire 2024-2030 en cours de finalisation semble ne pas avoir suivi cette voie, en conservant un format de la Force Opérationnel Terrestre, le bras armé de l’Armée de Terre, sensiblement identique à ce qu’il est aujourd’hui, et en ne procédant qu’à une augmentation sectorielle de certaines capacités, comme dans le domaine du Renseignement, de la défense anti-aérienne ou encore des frappes dans la profondeur et des drones.

Pour autant, en 2030, selon ce schéma, l’Armée de terre conservera une force opérationnelle limitée en termes de haute intensité, avec seulement 200 chars lourds modernisés Leclerc, 650 véhicules de combat d’infanterie VBCI sur roues relativement légers et faiblement armés, moins de 120 tubes de 155 mm et une poignée de Lance-roquettes unitaires, potentiellement remplacés par des HIMARS américains.

De fait, en 2030, l’Armée de terre sera effectivement plus performante, notamment avec la poursuite du programme SCORPION et la livraison des VBMR Griffon et Serval pour remplacer les VAB, et des EBRC Jaguar pour le remplacement des AMX-10RC et des ERC-90 Sagaie, et disposera de réserves considérablement accrues en termes de munitions, mais aussi de personnels avec la montée en puissance de la Garde nationale.

Toutefois, pour ce qui est de la haute intensité, elle sera très loin des 6 divisions lourdes polonaises alignant 1250 chars de combat modernes M1A2 Abrams SEPv3 et K2PL Black Panther, 1400 véhicules de combat d’infanterie Borsuk, 700 canons automoteurs K9 Thunder et 500 lance-roquettes mobiles K239 et HIMARS.

Si dans de nombreux domaines, comme en matière de forces aériennes, navales et évidemment en termes de dissuasion, Varsovie devra s’appuyer sur ses alliés, elle disposera incontestablement de la plus importante force terrestre conventionnelle en Europe, sensiblement supérieure à la somme des forces terrestres françaises, allemandes, britanniques, italiennes et espagnoles réunies, soit les 5 économies les plus fortes du vieux continent.

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Les premiers chars K-2 Black Panther ont été livrés par la Corée du Sud à la Pologne a la fin de l’année 2022

Si l’on ne peut que se féliciter de voir un allié s’équiper aussi efficacement dans ce domaine, force est de constater que dans de nombreux domaines, les positions et postures polonaises sont loin d’être alignées avec celles des européens de l’ouest.

En outre, Varsovie entend, de toute évidence, prendre une position politique centrale en Europe de l’Est précisément pour contrer l’influence des puissances d’Europe occidentale au sein de l’UE, en s’appuyant sur l’aura que lui conférera cet outil militaire face à la menace russe.

Pour équilibrer les rapports de force politiques, que ce soit face aux menaces militaires, russes ou autres (Turquie…), ou au sein de l’Union Européenne et de l’OTAN, il serait naturellement bienvenu, pour la France, de doter son Armée de Terre d’une puissance comparable, comme de nombreux anciens officiers supérieurs et généraux ne cessent de le répéter sur les réseaux sociaux et dans les médias.

Toutefois, au-delà du besoin lui-même, il convient d’évaluer les couts et les contraintes qu’engendrerait une telle transformation, de sorte à en déterminer la soutenabilité budgétaire, mais également sociale.

Et comme nous le verrons, l’effort budgétaire d’une telle ambition serait loin d’être hors de portée, puisqu’il serait sous la barre des 0,25% du PIB français aujourd’hui.

L’objectif de cet article n’étant pas de disserter sur l’organigramme optimisé de l’Armée de Terre pour répondre à ces menaces, nous prendrons comme base de travail un format souvent évoqué par les spécialistes du sujet, avec une FOT portée à 90.000 hommes (contre 77.000 aujourd’hui) pour armer deux divisions lourdes dédiées à la haute intensité, et une division de projection de puissance et d’appui rassemblant les multiplicateurs de force et troupes spécialisées que sont les Troupes de Marine, les Troupes de montagne, les forces parachutistes, la composante d’aéromobilité (ALAT) et la Légion Étrangère.

En termes de matériels, nous considérerons l’acquisition de 1000 chars de combat modernes, épaulés de 1000 véhicules de combat d’infanterie lourds chenillés, de 500 systèmes d’artillerie automoteurs de 155 et 105 mm, de 300 lance-roquettes à longue portée, ainsi que de 200 EBRC jaguar supplémentaires, 120 systèmes de défense anti-aérienne autotractés SHORAD et 500 véhicules blindés spécialisés (Génie, récupérateurs de blindés, Ravitaillement des systèmes d’artillerie, etc.).

Les autres programmes en cours, notamment dans le cadre du programme SCORPION, sont considérés inchangés, tout comme le format de l’Aviation légère de l’Armée de terre, qui serait toutefois bien avisée de se pencher sur la possible ré-acquisition des Tigre et NH90 TTH australiens pour densifier son format. L’enveloppe budgétaire pour acquérir ces équipements s’établit autour de 50 Md€, en tenant compte des couts de conception et de fabrication.

HIMARS Ukraine Fire Meta-Defense.fr
L’Armée de Terre semble se diriger vers l’acquisition sur étagère de systèmes HMARS américains pour remplacer ses LRU et densifier ses capacités de frappe dans la profondeur

Au-delà de ces couts initiaux, il convient d’évaluer les couts récurrents. En premier lieu, le parc matériel couterait 2 Md€ par an pour la maintenance et les pièces détachées, soit 4% du prix d’acquisition par an. Il conviendrait aussi d’augmenter les effectifs professionnels de l’armée de terre de 15.000 hommes et femmes, soit un cout annuel de 1,5 Md€, auxquels il faudrait ajouter 0,5 Md€ pour les quelque 45.000 réservistes supplémentaires qui devront être recrutés pour consolider les forces.

Au total, donc, sur une période de 15 ans, la montée en puissance ici envisagée couterait donc 3,2 Md€ par an pour l’acquisition de matériels, alors que l’extension des effectifs couterait en moyenne 2 Md€ par an. L’installation des nouvelles unités, quant à elles, est estimée à 300 m€ pour trois nouvelles unités par an. Sur les 15 premières années, donc, ce programme couterait aux finances publiques 5,5 Md€, soit 0,22% du PIB 2023.

Au-delà des 15 années d’acquisition, les couts récurrents s’établiraient à 4 Md€ pour les effectifs et la maintenance, auxquels il conviendra d’ajouter 2,5 Md€ pour le financement des modernisations de parc, soit un total de 6,5 Md€ par an (exprimés en Euro 2023) et 0,26% du PIB 2023.

Sur la seule prochaine LPM à venir, il serait donc nécessaire d’augmenter la dotation de 30 Md€ sur sept ans pour financer la mesure. On notera que pour atteindre un résultat sensiblement équivalent, Varsovie va consacrer plus de 1% de son PIB sur une période équivalente.

Pour autant, et comme à chaque fois qu’il est question d’investissements de défense, il convient également de considérer les recettes fiscales et sociales supplémentaires pour l’État consécutives à l’investissement. En effet, ce n’est pas tant l’investissement lui-même qui importe dans ce type de planification, mais son impact sur les déficits publics et par conséquent sur la dette souveraine française.

En l’occurrence, les investissements industriels génèrent un retour budgétaire supérieur à 50%. En effet, tous les équipements et prestations de service industrielles sont soumis à la TVA immédiatement récupérée par l’État, alors que les industries de défense sont très faiblement exposées à l’importation.

De fait, les investissent de l’état se dissipent dans l’économie essentiellement en salaires qui, rappelons-le, sont soumis à un taux de prélèvement supérieur à 42%. Dès lors, considérer un retour budgétaire à 50% est une valeur par défaut, prenant en considération la somme des recettes directes et indirectes, sociales et fiscales pour l’état.

Pour les investissements salariaux, un retour de 30% sera considéré, là encore par défaut. Appliqués à ce modèle, l’impact effectif du programme sur les équilibres budgétaires serait rapporté à 3,15 Md€ en moyenne sur la phase de montée en puissance, soit 0,125% du PIB, et à 3,4 Md€ au-delà, soit 0,136% du PIB exprimé en euro constant 2023. A titre de comparaison, un tel montant est relativement proche de ce que dépensent les Français chaque année en abonnements sur les plateformes de streaming.

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Il serait bien évidemment possible d’optimiser le modèle pour en réduire l’impact budgétaire, par exemple en appliquant les mesures préconisées dans l’article « Comment l’évolution de la doctrine de possession des équipements peut permettre d’étendre le format des armées ?« , ou en approfondissant les effets potentiels de l’effort industriel notamment en termes d’exportations, ce qui tendrait à en réduire le cout budgétaire effectif, et donc d’en accroitre la soutenabilité.

Quoi qu’il en soit, deux questions demeureraient. En premier lieu, il conviendrait d’établir que cet investissement serait le plus à même de répondre aux besoins de la France et de ses armées aujourd’hui et demain.

En effet, avec une Pologne aussi forte militairement, et le renforcement sensible des forces terrestres en Europe de l’Est et du nord, il est évident que la menace militaire russe sur l’OTAN et son flanc oriental sera contenue pour de nombreuses années.

Dit autrement, quitte à devoir investir 100 Md€ supplémentaires sur 15 ans, ne serait-il pas plus efficace de renforcer la composante chasse de l’Armée de l’Air, ou la composante sous-marine de la Marine Nationale, sachant que l’une comme l’autre offriraient des caractéristiques de retour budgétaire et donc d’impact budgétaire similaire ?

En second lieu, il convient de prendre en considération l’ensemble des contraintes qui s’appliqueront à la montée en puissance des armées. En l’occurrence, l’une des plus importantes, peut-être au-delà des contraintes budgétaires elles-mêmes, n’est autre que la contrainte de recrutement.

Ainsi, même si la situation s’est sensiblement améliorée ces dernières années du fait des évolutions de la condition militaire dans la LPM 2019-2025, il est loin d’être acquis que l’Armée de terre puisse effectivement recruter 15.000 militaires professionnels supplémentaires ainsi que 45.000 gardes nationaux, au-delà des trajectoires déjà établies dans la LPM 2024-2030.

Certes, la constitution de nouvelles unités de haute intensité équipées de matériels modernes ajoutera à l’attractivité des armées, mais il n’en demeure pas moins vrai que cette hypothèse de croissance aura sans le moindre doute fait sourciller les officiers s’étant confrontés aux difficultés RH de l’Armée de Terre ces dernières années.

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L’extension des effectifs demeure un sujet difficile pour les Armées françaises

Quoi qu’il en soit, il est désormais établi qu’il est loin d’être inconcevable de doter l’Armée de terre d’une capacité d’engagement comparable à celle en constitution en Pologne en matière de Haute Intensité, tout en conservant les capacités exclusives de ses unités en matière de projection et d’appui.

D’un point de vue budgétaire, cet effort serait relativement limité en termes d’impact sur les déficits, et pourrait même être sensiblement optimisé vis-à-vis du modèle ici abordé.

Une chose est certaine, cependant, un tel effort ferait de la France le pivot central de toute la défense européenne, et donnerait une légitimité incontestable à Paris pour soutenir l’autonomie stratégique européenne, puisqu’avec un tel modèle, le soutien militaire des États-Unis dans le domaine conventionnel face, par exemple, à la Russie, serait tout simplement superfétatoire.

Eu égard à la sensibilité de l’exécutif français aujourd’hui, c’est probablement cet argument, conjointement aux couts réels de la mesure détaillés dans cet article, qu’il conviendrait de mettre en avant dans les médias et au parlement pour espérer obtenir une altération positive de la trajectoire.

L’ébouillantement de la Crimée

L’ébouillantement de la Crimée

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 24 juillet 2023

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Ce n’était pas complètement nouveau, mais après la Première Guerre mondiale, on a commencé à s’interroger sur la manière d’obtenir des gains stratégiques face à des puissances adverses sans déclencher la catastrophe d’une nouvelle Grande guerre. Le problème est même devenu encore plus aigu dès lors que cette nouvelle guerre mondiale pouvait être nucléaire. On a ainsi inventé la stratégie du « piéton imprudent » qui s’engage d’un coup sur la chaussée et bloque la circulation ou encore celle de l’« artichaut » où on s’empare de la cible feuille à feuille, souvent par des piétons imprudents. L’Allemagne nazie a pratiqué les deux dans les années 1930 en arrachant chaque feuille – rétablissement du service militaire, remilitarisation de la Rhénanie, Anschluss, annexion de la Bohême et de la Moravie – par des opérations-éclair, jusqu’à la tentative de trop en Pologne. L’Union soviétique-Russie a souvent pratiqué la chose, l’annexion-éclair de la Crimée en février 2014 par exemple.

Depuis l’été dernier, les Ukrainiens sont sans doute en train de tester un nouveau mode opératoire justement pour reconquérir cette même Crimée : l’ébouillantement progressif de la grenouille. Le problème est complexe pour eux puisqu’il s’agit de reprendre à terme un territoire considéré comme faisant partie du territoire national par une puissance nucléaire. Le 17 juillet 2022, le secrétaire adjoint du Conseil de sécurité de Russie et ancien président russe, Dmitri Medvedev, déclarait que l’attaque de la Crimée serait considérée comme une attaque contre le cœur du territoire russe et que toucher à ses deux sites stratégiques : le pont de Kertch qui relie la presqu’île à la Russie ou la base navale de Sébastopol provoquerait le « jour du jugement dernier » en Ukraine, autrement dit des frappes nucléaires. Même si on est alors déjà habitué aux déclarations outrancières de Dimitri Medvedev, la menace nucléaire, portée depuis le début de la guerre par Vladimir Poutine et Sergueï Lavrov son ministre des Affaires étrangères, est malgré tout prise au sérieux par de nombreux experts. La possibilité d’une attaque ukrainienne aérienne et encore moins terrestre en Crimée paraît alors lointaine mais beaucoup pensent que dans un contexte où l’Ukraine n’a aucun moyen de riposter de la même manière, une frappe nucléaire serait possible afin de dissuader de toute autre agression sur le sol russe ou prétendument tel. Selon le principe de l’« escalade pour la désescalade », cette frappe, éventuellement purement démonstrative pour en réduire le coût politique, effraierait aussi les Ukrainiens et peut-être surtout les Occidentaux et imposerait une paix russe.

Et pourtant, quelques jours seulement après la déclaration de Medvedev, le 9 août, deux explosions ravagent la base aérienne de Saki en Crimée avec au moins neuf avions détruits. Sept jours plus tard, c’est un grand dépôt de munitions qui explose à son tour dans le nord de la Crimée dans le district de Djankoï accompagné de sabotages. On ne sait toujours pas très bien comment ces attaques ont pu être réalisées d’autant plus qu’elles ne sont pas revendiquées. Cela permet aux Russes de sauver un peu la face et de minimiser les évènements en parlant, contre toute évidence, d’accidents. Néanmoins, ces premières attaques ont démontré que l’on pouvait attaquer la Crimée sans susciter de riposte de grande ampleur. Elles continuent donc. Le 1er octobre, c’est l’aéroport militaire de Belbek, près de Sébastopol, qui est frappé à son tour, là encore sans provoquer de réaction sérieuse. Toutes ces attaques ont un intérêt opérationnel évident à court terme, la Crimée constituant la base arrière du groupe d’armée russes occupant une partie de provinces ukrainiennes de Kherson, Zaporijjia et Donetsk. Leur logistique et leurs appuis aériens se trouvent évidemment entravés par toutes les attaques sur les axes et les bases de la péninsule de Crimée. Mais ces actions doivent aussi se comprendre dans le cadre d’une stratégie à plus long terme de banalisation de la guerre en Crimée.

Les Ukrainiens effectuent alors le test ultime. Le 8 octobre 2022, le pont de Kertch est très sévèrement touché par une énorme explosion provoquée probablement par un camion rempli d’explosifs. Cette attaque constitue alors une élévation de la température autour de la grenouille mais l’eau est déjà chaude et l’élévation est amoindrie par l’absence de revendication et l’ambiguïté d’une attaque a priori réalisée à l’aide d’un camion rempli d’explosif venant de Russie. L’affront n’est donc pas aussi grand qu’une attaque directe revendiquée et réalisée par surprise, mais la claque est violente et quasi personnelle envers Vladimir Poutine, dont le nom est souvent attaché à se pont qu’il a inauguré en personne au volant d’un camion en 2018. Ce n’est pas cependant pas assez, ou plus assez, pour braver l’opinion des nations et notamment celle de la Chine – très sensible sur le sujet – ou des Etats-Unis – qui ont clairement annoncé une riposte conventionnelle à un tel évènement. Il n’y a donc pas de frappe nucléaire russe et on ne sait même pas en réalité si cette option a été sérieusement envisagée par le collectif de décision russe. Mais les Russes disposent alors d’une force de frappe conventionnelle. Le 10 octobre, plus de 80 missiles balistiques ou de croisière s’abattent sur l’intérieur de l’Ukraine. C’est la première d’une longue série de salves hebdomadaires sur le réseau énergétique. Cette opération n’a pas été organisée en deux jours, mais le lien est immédiatement fait par effet de proximité entre l’attaque du pont le 8 et cette réponse.

Le problème est que l’ « escalade pour la désescalade » fonctionne rarement. Non seulement les attaques contre la Crimée ne cessent pas mais elles prennent même de l’ampleur, en nombre par le harcèlement de petits drones aériens et en qualité avec des attaques plus complexes. Quelques jours seulement après l’attaque du pont de Kertch, le 29 octobre, c’est la base navale de Sébastopol, l’autre grand site stratégique de la Crimée, qui est attaquée par une combinaison de drones aériens et de drones navals. Trois navires au moins, dont la frégate Amiral Makarov, sont endommagés. Que faire pour marquer le coup alors que l’on fait déjà le maximum ? Pour qu’on puisse malgré tout faire un lien avec l’attaque de Sébastopol, l’effort est porté sur les ports ukrainiens, bases de départ des drones navals. Cela ne suffit pas pour autant pour arrêter les attaques d’autant plus que les Occidentaux, accoutumés aussi à l’idée que la guerre peut se porter en Crimée sans susciter de réaction nucléaire, commencent à fournir des armes à longue portée.

Le 29 avril 2023, un énorme dépôt de carburant est détruit près de Sébastopol. Le 6 et le 7 mai, la base de Sébastopol est attaquée une nouvelle fois par drones aériens. Le 22 juin, c’est la route de Chongar, une des deux routes reliant la Crimée au reste de l’Ukraine, qui est frappée par quatre missiles aéroportés Storm Shadow, une première. Surtout, le lundi 17 juillet au matin, le pont de Kertch est à nouveau attaqué, par drone naval cette fois. Cette nouvelle attaque sur une cible stratégique est pleinement revendiquée cette fois par les Ukrainiens dans une déclaration officielle qui assume aussi rétrospectivement toutes les actions précédentes. Deux jours plus tard, c’est un grand dépôt de munitions à Kirovski, non loin de Kertch, qui explose, puis un autre le 22 juillet à Krasnogvardeysk, au centre de la péninsule.

Mais alors que les attaques se multiplient sur la Crimée, la capacité de riposte russe hors nucléaire est désormais réduite puisque le stock de missiles modernes est désormais au plus bas. Les Russes ratissent les fonds de tiroir en mélangeant les quelques dizaines de missiles de croisière moderne qu’ils fabriquent encore chaque mois avec des drones et des missiles antinavires, dont les très anciens et très imprécis KH22/32. Pour établir un lien avec l’attaque par drone naval, ces projectiles disparates sont lancés pendant plusieurs jours sur les ports ukrainiens, Odessa en particulier. Ces frappes n’ont aucun intérêt militaire et dégradent encore l’image de la Russie en frappant notamment des sites culturels. On est surtout très loin des possibilités d’écrasement, même simplement conventionnelles, que l’on imaginait avant-guerre ou même des salves d’Iskander ou de Kalibr du début de la guerre. Les frappes sur Odessa sont aussi une démonstration d’impuissance.

Le pouvoir russe a aussi perdu beaucoup de crédibilité dans sa capacité à dépasser cette impuissance pour aller plus haut. Michel Debré expliquait qu’on pouvait difficilement être crédible dans la menace d’emploi de l’arme nucléaire si on se montrait faible par ailleurs. Il n’est pas évident à cet égard que le traitement de la mutinerie d’Evgueny Prigojine et de Wagner le 24 juin, du terrible châtiment annoncé le matin à l’arrangement le soir, ait renforcé la crédibilité nucléaire de Vladimir Poutine. Pour être dissuasif, il faut faire peur et à force de menaces vaines, le pouvoir russe fait de moins en moins peur. Bref, la Crimée est désormais pleinement dans la guerre et si un jour des forces ukrainiennes y débarquent, d’abord ponctuellement lors de raids, puis en force – perspective pour l’instant très hypothétique et lointaine – on sait déjà, ou du moins on croit désormais, que cela ne provoquera pas de guerre nucléaire. C’est déjà beaucoup.

Les manœuvres informationnelles sur la fin de l’accord céréalier en Mer Noire

Les manœuvres informationnelles sur la fin de l’accord céréalier en Mer Noire

 

par Martin Toussaint (MSIE38 de l’EGE) – École de Guerre économique – publié le 19 juillet 2023

Avec le déclenchement de la guerre en Ukraine, l’opération « spéciale » de la Russie a conduit à un blocus des ports ukrainiens sur la mer Noire, causant d’importantes perturbations dans l’approvisionnement mondial en nourriture. En effet, l’Ukraine est un acteur clé dans les exportations mondiales de nourriture, notamment en blé (5ème en 2021), en maïs (3ème en 2021), et en huiles de graines (1ère en 2021).

Les effets du blocus ont initialement été atténués par un accord en juillet 2022 entre la Russie, l’Ukraine, l’ONU et la Turquie, qui a agi en tant que médiateur. Cet accord, connu sous le nom d’accord céréalier en Mer Noire, visait à garantir le passage sûr des exportations alimentaires ukrainiennes via la mer Noire.

Entre juillet 2022 et juillet 2023, l’accord a permis l’exportation ininterrompue de la nourriture ukrainienne :

Source : Statista, Black Sea Grain Initiative

 

Le 17 juillet 2023, la Russie a mis fin à l’accord à la suite du bombardement du pont de Crimée. Cependant, cette décision n’a probablement que peu de lien avec le bombardement, qui semble être utilisé comme un prétexte. En effet, la Russie avait menacé de mettre fin à l’accord ces dernières semaines, exigeant la levée de plusieurs sanctions affectant l’économie russe comme condition à sa poursuite.

En mettant fin à l’accord, la Russie affecte les importations de certains de ses partenaires stratégiques, la Chine étant le plus important. Malgré le renforcement des liens depuis le début de la guerre, Moscou ne peut se permettre d’antagoniser Pékin pendant une période prolongée, car elle a beaucoup à perdre. La fin de l’accord affecte également les pays occidentaux comme l’Italie et les Pays-Bas.

Source : Statista, Black Sea Grain Initiative

 

La décision de Poutine peut être interprétée comme un mouvement stratégique visant à exercer une pression sur l’Occident et à faciliter les négociations sur des questions clés, comme la levée de certaines sanctions, en particulier celles imposées à des banques russes comme Rosselkhozbank. Poutine a exigé la semaine dernière la levée des sanctions affectant cette institution en échange de la prolongation de l’accord, une proposition déjà examinée par l’ONU.

Rosselkhozbank, la Banque Agricole Russe, est une entité détenue par l’État qui se concentre sur le secteur agro-industriel russe et a été durement touchée par les sanctions. La levée de ces sanctions, en particulier la réintégration de la banque dans le système SWIFT, permettrait la reprise du commerce des produits alimentaires et des engrais russes et attirerait également des devises étrangères dans le système financier russe.

Un tel afflux de devises étrangères aiderait à soutenir le rouble, qui s’est déprécié d’environ 20% depuis le début de l’année par rapport au dollar.

En conclusion, la décision de Poutine de mettre fin à l’Accord sur les Céréales de la Mer Noire devrait être considérée comme une stratégie potentielle pour influencer les négociations en cours et servir de levier pour contraindre l’Occident à accepter ses conditions concernant la levée de certaines sanctions. Si cette stratégie est couronnée de succès, cela représenterait un nouveau revers pour la stratégie poursuivie par l’Occident.

Des nouvelles de la GOO Ukrainienne par Michel Goya

Des nouvelles de la GOO Ukrainienne

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 15 juillet 2023

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Rappel des épisodes précédents : au niveau stratégique l’Ukraine doit nécessairement être offensive si elle veut réaliser son objectif de libération totale de territoire. La Russie, de son côté, peut se contenter – et semble le faire – d’une posture purement défensive. Cette posture stratégique offensive ukrainienne oblige à agir fortement sur le front et/ou sur l’arrière ennemi. Les moyens ukrainiens pour agir directement sur l’arrière politique russe, un champ d’action très incertain, sont très limités. Le seul moyen pour agir directement et efficacement contre le front russe dans un délai raisonnable est d’organiser de grandes opérations offensives (GOO) qui permettront de le percer ou au moins de repousser très largement la ligne vers le sud. L’armée ukrainienne doit planter des drapeaux sur des villes importantes, pas sur des villages, et de coups en coups repousser par la force l’ennemi des territoires occupés et /ou provoquer par résonnance un ébranlement interne politique à Moscou qui obligera la Russie à négocier en position défavorable avant le désastre, façon Allemagne 1918. C’est du moins l’idée de manœuvre.

Deux problèmes opérationnels se posent cependant. Le premier est que l’armée ukrainienne n’a pas l’expérience des grandes opérations offensives, qui constituent certainement une des activités humaines les plus complexes à organiser. Celle en cours actuellement est la troisième seulement de son histoire depuis l’indépendance. La première, dans la province de Kharkiv en septembre 2022, a été très mobile et brillante, mais en profitant de circonstances tout à fait exceptionnelles. Le front russe de 2023 ne présente plus – sauf surprise à la russe – de telles opportunités. La seconde opération, plus conforme à la guerre de positions, s’est déroulée autour de la tête de pont de Kherson. Les choses y ont été beaucoup plus difficiles face à une zone de front russe très bien organisée et commandée, sans doute sur la fin par le général Mikhail Teplinsky, le commandant des troupes d’assaut par air et unanimement reconnu comme un des meilleurs officiers russes. On cite son nom, à retenir, car il fait aussi partie de ceux qui fustigent la manière dont cette guerre est conduite par le haut-commandement. La méthode utilisée à Kherson, martelage du front et interdiction en profondeur (en clair, coupure de la logistique via le Dniepr) s’est révélée payante, obligeant les Russes à se replier en bon ordre, mais humainement coûteuse.

On pouvait s’attendre, par pensée linéaire, à ce que les Ukrainiens fassent à nouveau « du Kherson » en attaquant partout sur la ligne tout en frappant en profondeur, mais c’était sans compter avec les ruptures conceptuelles. Le 23 octobre 1917, l’armée française a attaqué les Allemands à La Malmaison après leur avoir lancé 3 millions d’obus sur un front de 12 km (l’équivalent de plusieurs armes nucléaires tactiques et à peu près tout ce que les Ukrainiens ont utilisé en seize mois) et pourtant la grande offensive française suivante, le 18 juillet 1918 durant la seconde bataille de la Marne s’est effectuée pratiquement sans aucune préparation d’artillerie. Entre-temps, on a compris qu’on ne pouvait continuer de cette manière et on a trouvé autre chose. Cette fois, peut-être après une première phase de test, l’armée ukrainienne a renoncé au martelage, très coûteux en hommes pour des résultats limités tant que la défense était solide, ou plus exactement, elle a décidé de séquencer les choses : neutralisation d’abord du système de défense russe, assaut ensuite lorsque les conditions seront réunies, une sorte de Desert Storm – un mois de pilonnage en janvier-février 1991 du dispositif irakien en profondeur, suivi d’une estocade par une attaque terrestre de 100 heures – mais à l’échelle ukrainienne.

Après le manque d’expérience des GOO, le second problème ukrainien est que le soutien militaire occidental n’est plus forcément adapté à ce type de guerre. Dans les années 1970-1980, les forces de l’OTAN avaient développé tout un arsenal de moyens permettant de frapper fort les troupes du Pacte de Varsovie dans toute la profondeur de son dispositif de la ligne de contact jusqu’aux armées de deuxième échelon traversant la Pologne. On ne s’attendait pas à une guerre de positions de longue durée (mais on avait peut-être tort).

Depuis, on vit sur les restes des années 1980. La grande majorité des équipements encore en service dans l’OTAN a été conçue à cette époque ou dans sa foulée. Même le missile SCALP, le matériel star du moment, ou les canons Caesar ont été conçus au début des années 1990, à une époque où on se battait encore dans nos exercices contre une armée soviétique qui avait cessé d’exister. Le problème de ces équipements est qu’il y en a désormais beaucoup moins qu’à l’époque et avec encore moins de munitions. Pourquoi en effet maintenir ces équipements coûteux alors qu’il y avait l’aviation américaine qui était capable de faire tout le boulot sans grand risque ? Hormis pour l’Irak en 1991, qui a commis l’erreur d’envahir le Koweït alors même que les États-Unis et les Britanniques (pas les Français) pouvaient « roquer » leurs forces alors au top en Allemagne vers l’Arabie saoudite, les autres opérations de guerre contre les États dits voyous, se sont faites sous parapluie aérien américain. Oui, mais là en Ukraine il n’y a pas d’aviation américaine, il y a même assez peu d’aviation tout court et même avec 40 F-16, ce ne sera pas une campagne à l’américaine.

Tout doit donc se faire à l’ancienne et on se trouve fort dépourvu. Heureusement pour les Ukrainiens et contrairement aux pays européens, les États-Unis ont maintenu un effort militaire conséquent, à partir de 2001, et conservent encore des moyens importants dans tous les domaines, même si on est loin des capacités des années 1980. Donc en raclant un peu, on a pu à l’été 2022 rassembler une coalition de matériels d’artillerie pour la plupart prévus pour affronter les Soviétiques (en même temps ça tombe bien, puisque les Russes sont aussi équipés de matériels de l’époque) mais avec des stocks de munitions désormais faibles. Cette artillerie occidentale s’est ainsi adossée à une artillerie ukrainienne ex-soviétique avec peut-être de stocks initiaux sans doute importants (mais avec d’énormes quantités d’obus détruites juste avant-guerre par des sabotages russes) mais une capacité de renouvellement pratiquement réduite à une usine bulgare. Dans cette rareté générale, les Américains font encore figure de demi-riches, ce qui contribue à les maintenir dans cette position d’allié aussi indispensable que versatile. A qui d’autre faire appel en cas de problème important lorsqu’on n’a pas fait d’effort militaire soi-même ? Mais en même temps, comment faire totalement confiance dans une puissance qui peut changer radicalement de politique étrangère tous les quatre ans et doit simultanément défendre ses intérêts dans le monde entier.

Bref, le Desert Storm ukrainien est certainement une bonne idée, plus exactement – comme en 1916 – c’est celle que l’on commence à utiliser lorsqu’on commence à manquer d’hommes, mais il faut en avoir les moyens et c’est là que le bât blesse. Ce n’est pas forcément un problème de lanceurs, qu’ils soient au sol ou en l’air d’ailleurs, mais de nombre de projectiles. Les Occidentaux arrivent en fond de cuve en obus de 155 mm, et comme on est encore loin de l’« économie de guerre », il faut continuer à fournir à ce que l’on a, mais aussi penser à autre chose, d’où les roquettes bricolées comme les Trembita ukrainiennes de 400 km de portée, l’option des armes à sous-munitions – indispensables par leur efficacité et leur nombre, pour taper les batteries d’artillerie – et celle des missiles à longue portée Storm-Shadow/SCALP ou, peut-être des ATACMS pour taper les dépôts et axes logistiques. Une autre option serait de faire main basse sur les énormes dépôts de munitions russes en Transnistrie. La bonne nouvelle pour les Ukrainiens est que les Russes sont sensiblement dans la même situation, avec des stocks d’obus tellement raréfiés qu’ils doivent faire appel aux Nord-Coréens, Iraniens et Biélorusses pour les approvisionner, mais aussi une usure du parc considérable.

Plusieurs indices indiquent clairement que la bataille d’artillerie est « la » bataille du moment. Du 1er mai au 21 juin, le commandement ukrainien revendique avoir détruit 1 000 pièces d’artillerie russes. Ce qu’il faut retenir, ce n’est pas le chiffre – sans aucun doute très exagéré – mais le fait que pour la première fois de la guerre les Ukrainiens revendiquent avoir détruit plus de pièces d’artillerie que de véhicules de combat. Du 8 mai au 13 juillet, Oryx indique environ 200 pièces d’artillerie russe détruites ou endommagées à coup sûr, ce qui est déjà considérable et surtout représente en deux mois et demi un quart des pertes totales russes constatées depuis le début de la guerre. Ajoutons à cela les déclarations du général Popov, le commandant de la 58e armée russe limogé depuis peu et qui parle clairement des difficultés russes dans cette bataille. Les Russes souffrent donc incontestablement, et plus que les Ukrainiens dont l’artillerie a perdu selon Oryx une cinquantaine de pièces depuis le 8 mai, ce qui est quand même un record.  

Pour autant, est-ce suffisant pour gagner cette bataille, qui ne serait elle-même que le préambule indispensable à des attaques de martelage de grande ampleur, le fameux « casse-briques », qui se dérouleraient dans de bien meilleures conditions. Il faudra sans doute attendre la fin du mois d’août pour avoir une petite idée de la tournure de la GOO ukrainienne, et donc aussi de la tournure de la guerre. 

Dans le brouillard de la guerre

Dans le brouillard de la guerre

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Vincent Gourvil (*) -Esprit Surcouf – publié le 16 juillet 2023
Docteur en Sciences Politiques

https://espritsurcouf.fr/humeurs_dsns-le-brouillard-de-la-guerre_par_vincent-gourvil/


A Vilnius, mercredi dernier, les membres de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord l’ont solennellement acté : l’Ukraine ne peut pas aujourd’hui entrer dans l’Otan. Le verdict, même s’il était connu d’avance, est un revers pour le président ukrainien Volodymyr Zelensky. Mais est-ce le seul ? Les nuages qui s’accumulent ne deviennent-ils pas menaçants ? C’est la question que se pose l’auteur, irrité de constater une sorte de pensée unique dans l’esprit des commentateurs.
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« La vérité d’un jour n’est pas toujours celle du lendemain ». Il est regrettable qu’une majorité de nos dirigeants, experts en relations internationales, commentateurs… perdent de vue l’esprit de cette maxime populaire. Ancrés dans leurs convictions, ils sont persuadés de la linéarité de l’Histoire alors que nous sommes entrés dans une nouvelle ère stratégique. Comme les Ukrainiens étaient parvenus à mettre en échec la machine militaire russe, leur victoire était à portée de main. La contre-offensive annoncée par Kiev depuis plusieurs mois, lancée il y a peu, devait conduire à la défaite de l’ours face à l’agilité du renard. Jusque dans un passé récent, cette thèse ne souffrait pas la moindre contestation. Aujourd’hui, la situation semble plus complexe qu’hier si l’on veut bien affronter le réel dans ce qu’il peut avoir de dérangeant. La zone grise semble pourtant prendre le dessus sur la ligne claire. Saurons-nous concilier le désirable avec le possible ?

Victoire ukrainienne : vérité d’évidence
?

Depuis le début de « l’opération militaire spéciale » lancée le 24 février 2023, la promenade de santé s’est transformée en un véritable cauchemar pour l’armée russe. La conjonction de plusieurs facteurs explique cette « étrange défaite ». Citons les plus connus : volontarisme du président Zelensky, parfait communicant ; combat légitime pour lutter contre l’agresseur ; motivation du peuple retrouvant les accents d’un nationalisme de bon aloi ; moral élevé des troupes, disposition, grâce en particulier à l’aide occidentale à l’instar de l’OTAN dont l’Europe est toujours plus dépendante, de matériels modernes, de renseignements en temps réel ; maniement exemplaire de l’arme informationnelle ; faiblesse de l’adversaire dans toute une série de domaines (impréparation, absence de stratégie, matériels obsolètes, rôle de la milice Wagner jouant un jeu trouble comme l’a démontré sa chevauchée avortée du 24 juin 2023 …).

Mois après mois, celle que l’on pensait être l’une des premières armées au monde s’est prise à son propre piège, parfois ridiculisée par un adversaire de taille peu comparable. Selon les experts occidentaux, le colosse aux pieds d’argile devait/doit s’effondrer tôt ou tard sous le poids de ses propres défaillances plus que sous les coups de boutoir de l’Ukraine. Les Russes préfèrent la fiction d’un passé fantasmé à la réalité du présent, ajoutaient-ils. Certains prédisaient/prédisent une défaite rapide la Russie, accompagnée de l’éviction par le peuple de Vladimir Poutine. La messe était dite. Toutes les voix discordantes étaient écartées au nom d’un terrorisme intellectuel ambiant.

Or, le cours de l’Histoire peut s’inverser rapidement, de manière inattendue. Peut-être est-ce ce qui se passe depuis peu ? Comme le déclarait Louis XIV : « C’est toujours l’impatience de gagner qui fait perdre ».

Essoufflement ukrainien : hypothèse plausible

Depuis peu, les certitudes sur l’issue du conflit se transforment en interrogations. Elles peuvent ainsi se résumer. Et si la Russie parvenait, grâce à son pouvoir de nuisance, à mettre quelques grains de sable dans la machine parfaitement huilée ukrainienne. Même si nous ne disposons que de signaux faibles étayant cette thèse, elle progresse lentement. La contre-offensive, dont Kiev défend désormais la prudence, ne donne pas encore l’effet escompté, l’enfoncement décisif des défenses russes (gain territorial annoncé de 35km²). Les militaires du nouveau Tsar semblent tirer les leçons de leurs cuisants échecs, donnant du fil à retordre à leurs adversaires. Par ailleurs, ils n’hésitent pas à utiliser les vieilles ficelles ayant fait leurs preuves dans le passé : destruction du barrage de Kakhovka provoquant des inondations dans la région, menaces autour de la centrale nucléaire de Zaporijjia faisant craindre le pire, exploitation d’un certain sentiment de lassitude dans la population ukrainienne, importance de la capacité de résilience… Par ailleurs, la multiplication des médiations (chinoise, africaine, indonésienne, vaticane …) donnerait à penser que le temps de la négociation (pour la paix ou pour un cessez-le-feu) n’est pas si éloigné. Que s’est-il vraiment dit lors de la visite du secrétaire d’état américain, Antony Blinken à Pékin, qui souhaitait rétablir une certaine forme de dialogue avec la Chine sur divers sujets dont l’Ukraine ?

Tous ces éléments ne doivent-ils pas nous interroger sur notre cécité stratégique ? Le cours de la guerre (le Pentagone l’estime « longue et violente ») n’est-il pas en train de s’inverser ? Les évidences ne sont-elles plus que des probabilités ? Ce que nous vivons traduit un grand bouleversement des paramètres de la guerre russo-ukrainienne, à distinguer d’une géopolitique des sentiments. Dérèglement rime souvent avec aveuglement. Tout ceci invite à une réflexion sans tabou. C’est le moins que l’on puisse faire pour prévenir une énième surprise stratégique. La seule certitude, en dehors de l’incertitude, relève de l’hypothèse. Gouverner, c’est prévoir surtout le pire, y compris une guerre qui dure, voire l’éventuelle victoire de l’agresseur qui viole les grands principes du droit international !

Les temps changent

« Mieux vaut combattre le pire que rêver perpétuellement au meilleur » (André Comte-Sponville). Et, c’est bien la question essentielle posée aux Occidentaux dans cette période de fluidité succédant à un temps d’une certaine stabilité. Les choses peuvent prendre un tour imprévisible. Les transitions sont toujours des moments de doutes qu’il faut savoir affronter avec réalisme. Le voulons-nous ? Le pouvons-nous ? Pour plagier la célèbre formule du général de Gaulle en 1940, avoir perdu une bataille ne signifie pas nécessairement avoir perdu la guerre. N’est-ce pas ce à quoi nous assistons aujourd’hui et encore plus demain ? Cultiver à la fois clarté et ambiguïté, conjuguer court et long terme, n’est-il pas le propre de toute bonne diplomatie ? Jamais l’ordre international n’a paru aussi complexe, imprévisible. Il nous met face à la fin de certaines illusions passées. Le conflit en Ukraine agit comme un accélérateur de mutations d’un monde en mouvement. Dans cet épais brouillard de la guerre, l’important est de se contraindre à penser l’impensable pour mieux s’y préparer.

Les opinions exprimées ici n’engagent que leur auteur

 

Source de la photo : ©airsoftrang, – Page facebook des germans air-soft rangers

(*) Vincent Gourvil est le pseudonyme d’un haut fonctionnaire, par ailleurs Docteur en sciences politiques.

Haute intensité : quels défis pour les armées françaises ? Notes de l’Ifri, Ifri, juillet 2023.

Haute intensité : quels défis pour les armées françaises ? Notes de l’Ifri, Ifri, juillet 2023.

Scène de combat de nuit dans une ville en ruine. Credits: © Zef Art/Shutterstock

par Elie Tenenbaum – IFRI – publié le 12 juillet 2023

https://www.ifri.org/fr/publications/notes-de-lifri/haute-intensite-defis-armees-francaises


La nouvelle Loi de programmation militaire 2024-2030 engage résolument les armées françaises dans la voie de la haute intensité. Ce terme continue cependant d’être sujet à débat et source de confusion au sein de la communauté de défense.

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Une définition stricte de la notion est donc nécessaire afin de mieux en comprendre la portée et les implications pour la France. Sur le plan militaire, la haute intensité renvoie d’abord à un type d’engagement déployant un haut niveau d’énergie cinétique dans un espace et une durée limités. À ce facteur énergétique, s’ajoutent le niveau de sophistication technologique des équipements (intensité en capital) et la létalité qui résulte de ces deux éléments. Émerge ainsi une notion de haute intensité capacitaire qui s’articule autour du triptyque énergie-technologielétalité.

Cette intensité capacitaire doit être distinguée  de l’intensité politique, ou virulence d’un conflit armé, laquelle dépend avant tout des intérêts en jeu. Lorsque ceux-ci sont très élevés pour un belligérant, le conflit prend pour ce de rnier les aspects d’une guerre majeure, mettant en jeu sa survie. À l’inverse, la mise en jeu d’intérêts réels mais non existentiels se traduit par des formes de guerre limitée. Si l’histoire militaire offre des exemples de conflits où haute intensité politique et militaire se combinent, elle montre aussi des cas de guerres limitées à haute intensité capacitaire. C’est cette configuration qui paraît la plus pertinente pour la France où la dissuasion nucléaire prémunit en principe de toute menace contre les intérêts vitaux de la nation.

Il existe donc une large gamme de scénarios situés en deçà des intérêts vitaux mais au-delà de l’horizon capacitaire et opérationnel des trois dernières décennies, marquées avant tout par la gestion de crise et dans la perspective desquelles s’est construit le format des armées françaises. Solidarité stratégique dans le cadre de l’alliance atlantique ou d’accords de défense, confrontation avec une puissance grande ou moyenne sur des espaces périphériques, affrontement avec un « proxy », acteur tiers soutenu par un État-puissance ou encore confrontation dans des espaces communs isolés (haute mer, espace exo atmosphérique, cyber, fonds marins, etc.) sont autant d’hypothèses à prendre en compte qui relèveraient de la haute intensité capacitaire.

Haute intensité : quels défis pour les armées françaises ?