La Bundeswehr « manque de tout et l’Armée française « n’a qu’un peu de tout »

La Bundeswehr « manque de tout et l’Armée française « n’a qu’un peu de tout »

 

par le Général (2s) Jean-Bernard Pinatel, vice-président de Géopragma – Geopragma – publié le 20 mars 2023

https://geopragma.fr/la-bundeswehr-manque-de-tout-et-larmee-francaise-na-quun-peu-de-tout/


Le journal le Monde du 16 mars 2023 a consacré un article à l’armée allemande intitulé « l’accablant état des lieux de la Bundeswehr », et un interview du délégué général à l’armement pour l’armée française. C’est l’occasion d’analyser les capacités opérationnelles des deux principales forces armées européennes confrontées au combat de « haute intensité » qui se déroule sous nos yeux en Ukraine, et qui marque une rupture complète avec les guerres asymétriques qui se sont déroulées depuis soixante-dix ans et auxquelles l’armée française a participé.

« La Bundeswehr manque de tout ». Ce jugement est porté par la commissaire parlementaire aux forces armées, Ava Hölg, après une longue enquête au plus près des corps de troupe. Dans un rapport comminatoire de 170 pages rendu public récemment[1], elle constate que la Bundeswehr « manque de tout », et que sur les 100 milliards promis par le chancelier Olaf Scholz dès le 27 février 2022, « pas un centime n’est encore arrivé à nos soldats ». Le tableau qu’elle trace de la condition militaire et de l’état des forces est accablant. Selon la commissaire « ce ne sont pas 100 milliards d’euros mais 300 milliards dont a besoin la Bundeswehr pour devenir pleinement opérationnelle. » Nous n’avons pas assez de chars pour pouvoir nous entrainer, il nous manque aussi des navires et des avions » . Elle pointe aussi des situations invraisemblables : cela fait 14 ans que la piscine, où les nageurs de combat de la base d’Eckernförde sont sensés s’entrainer, est en travaux. Au cours de soixante-dix déplacements dans les corps de troupe, elle a pu constater l’état de la condition militaire : « il manque des logements, des toilettes qui fonctionnent, des douches propres, des casiers, des installations sportives couvertes, des cuisines pour les soldats, des dépôts de munitions et des armureries, sans oublier le Wi-Fi : il faudrait au moins cinquante ans de travaux pour que les infrastructures de la Bundeswehr soient remises à niveau ».

Ce jugement sans appel arrive à un moment où la coalition du chancelier Olaf Scholz (SPD) est mise à rude épreuve par la guerre en Ukraine, l’inflation engendrée par les sanctions, la précarité d’une partie de la population liée à l’augmentation du coût de la vie, la perte de compétitivité industrielle et les faillites qui en résultent.

En effet la coalition qui l’a porté au pouvoir, regroupe des partis aux priorités différentes. Elle est fondée sur des compromis que le nouveau contexte rend difficile à honorer. Dans le cadre de cet accord de gouvernement, le SPD, de centre gauche en matière économique et sociale, avait obtenu qu’un effort important d’aides soit effectué pour les plus défavorisés, le FDP Parti libéral démocrate, atlantiste qui affiche un libre-échangisme tempéré sur certains points par l’État-providence, veut remettre à niveau l’armée allemande, tandis que la priorité des écologistes, après avoir liquidé l’énergie nucléaire, est de se débarrasser au plus vite des énergies carbonées.

Dans le nouveau contexte créé par la guerre en Ukraine et les « invités inattendus » des sanctions, satisfaire tous ces objectifs dépensiers est une tache quasi insurmontable pour le chancelier. Conséquence des discussions interminables, et la présentation du projet de budget 2024 au conseil des ministres prévue le 15 mars, a été différée sine die. En effet, le Ministre des finances Christian Linder (FDP), soucieux de tenir les objectifs de réduction de l’inflation et de la dette, refuse de céder à la fois aux demandes du ministre de la défense, Boris Pistorius (SPD), qui veut ajouter 10 milliards supplémentaires aux 50 milliards qui lui ont été déjà octroyés dans le projet de budget 2024, à Lisa Paus, ministre de la famille (écologiste) qui réclame la même somme pour aider les enfants des familles défavorisées, allocations prévues dans le contrat de coalition, et, à Robert Habeck, ministre de l’économie, écologiste lui aussi, qui veut interdire l’installation de chaudières à énergie carbonée dès 2024, et demande des moyens importants pour aider les familles à s’équiper de chaudières qui n’utilisent pas des énergies fossiles. Ces tiraillements au sein de la coalition se répercutent même à Bruxelles où un accord qui avait été trouvé, après une longue négociation entre les états membres, pour permettre à la Commission de publier le décret d’interdiction des moteurs thermique dès 2035, vient d’être remis en cause par le Ministre des transports allemand, Volker Wissing (FDP), élu de la Bavière, siège de BMW.

     L’armée française n’a qu’un peu de tout. L’effort important d’un ajout de 3 milliards par an au budget des armées entre 2023 et 2030, annoncé par le Président Macron et inscrit dans la prochaine Loi de programmation militaire (LPM), ne permet cependant pas de répondre au double défi de l’accroissement du nombre de soldats, de matériels, de munitions et  de la condition militaire qui, négligée trop longtemps, rend difficile la stabilité des personnels, le remplacement des partants, et à fortiori l’accroissement des effectifs. Ce sont cinq et non trois milliards de plus par an qu’il aurait fallu programmer jusqu’en 2030.

Néanmoins cet effort est important car il devrait permettre de lancer le renouvellement de notre flotte de SNLE et des missiles nucléaires qu’ils transportent, et ainsi de conserver la crédibilité de notre force de dissuasion nucléaire nationale, socle et ultime recours de notre défense nationale. Il faut souligner que tous les Présidents de la République qui se sont succédés depuis le général de Gaulle, ont toujours fait ce qui était nécessaire pour maintenir, à son plus haut niveau, la crédibilité de nos forces nucléaires sous-marines.

Mais cet effort inscrit dans la LPM n’est pas suffisant pour relever les défis auxquels nos armées, équipées de matériels classiques, doivent faire face du fait de la position géostratégique de la France, des menaces nouvelles qui apparaissent dans le monde et du retard pris depuis la fin de la guerre froide.

En effet la France qui est une puissance continentale comme l’Allemagne, est aussi, ce que nos Présidents sous-estiment, une puissance maritime comme la Grande-Bretagne avec nos 18 000 km de côtes (France et outre-mer) et nos 12,5 millions de km2 de zone économique exclusive (ZEE) qui nous placent au premier rang dans le monde avec les Etats-Unis . Cette ZEE qui regorge de richesses doit être surveillée et protégée. Outre la dissuasion nucléaire, nos armées doivent donc maintenir, au même niveau, les trois composantes Terre, Air, Mer alors que l’Allemagne n’a pas besoin d’une grande marine (longueur de ses cotes 2389 km) et que la Grande-Bretagne, protégée par le « British Chanel », n’a conservé qu’une armée de terre réduite. Ce budget ne permettra donc que d’atténuer les problèmes auxquels nos Armées sont confrontées et que je résumerai d’un seul mot : le nombre !

     Nombre de nos personnels qui est insuffisant pour faire face aux multiples missions en garantissant à la fois une disponibilité opérationnelle importante et une condition militaire acceptable voire incitative. Ainsi l’Armée de Terre a environ 100 000 postes budgétaires ouverts mais pas 100 000 hommes sur les rangs car elle est confrontée à des sous-effectifs, conséquence d’une difficulté à recruter et à fidéliser ses personnels. Ainsi nos soldats sont 250 jours par an hors de leurs garnisons et les compensations des sujétions exceptionnelles de la condition militaire restent, encore aujourd’hui, insuffisamment attractives malgré le rattrapage engagé.

     Nombre de nos matériels et de nos munitions dont il a été fortement question en Ukraine du fait du taux de perte, d’indisponibilité des matériels et de la consommation des munitions que l’on y observe. Il s’y ajoute pour nos armées un taux de disponibilité technique et opérationnel (DTO) insuffisant et qui, selon le rapporteur du budget 2023 n’est que de l’ordre de 50% pour les hélicoptères de l’Armée de terre, de 60% pour les bâtiments de la Marine nationale et de 70% pour les aéronefs de l’Armée de l’Air.

Enfin, il faut souligner que l’augmentation de la production accrue d’armement et de munitions attendue ne peut être réalisée que progressivement. Et même si le Délégué général pour l’armement, Emmanuel Chiva, dans un interview au journal Le Monde du 16 mars 2023 répète la phrase martiale du Président Macron: « nous sommes entrés dans l’économie de guerre », il concède avec réalisme que l’accroissement des cadences de production d’armement passe par des engagements de long terme de l’État auprès des industriels de l’armement et de leurs milliers de sous-traitants, afin de les pousser à investir dans de nouveaux moyens de production. Il se heurte aussi à des goulots d’étranglement en termes de matières premières et de composants, liés en partie aux sanctions et à la désindustrialisation de la France. Quant à l’accroissement des effectifs et à leur stabilité, il passe par l’amélioration de la condition militaire, encore faut-il que cet objectif soit vraiment pris en compte au bon niveau.

Cette remise à niveau des deux principales armées européennes prendra des années. Heureusement, comme je le souligne depuis le 24 février 2022, la Russie, elle aussi, n’a que des moyens classiques limités qui peuvent lui permettre, au mieux, d’annexer durablement que les territoires à l’Est du Dniepr.

[1] Le Monde, 16 mars, page 5 : l’accablant état des lieux de la Bundeswehr, Thomas Wieder.

La Bundeswehr « manque de tout et l’Armée française « n’a qu’un peu de tout ». Général (2s) Jean-Bernard Pinatel.

L’empire contre-attaque. Point de situation des opérations en cours

L’empire contre-attaque. Point de situation des opérations en cours

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 16 mars 2023

https://lavoiedelepee.blogspot.com


Ceci est le brouillon pour un article de journal à venir beaucoup plus court. Rien de nouveau pour le lecteur habituel de ce blog, mais une courte synthèse des opérations en cours en Ukraine

Rappelons d’abord la théorie : une guerre suppose, dans les deux camps opposés, d’avoir un but politique à atteindre et une stratégie pour y parvenir en fonction des moyens disponibles. Dans le cadre de cette stratégie, on met en œuvre ensuite des opérations dans différents domaines, militaires ou non, qui sont autant de cartes jouées afin d’atteindre ce but politique. Chacune de ces opérations consiste à enchaîner des actions de même nature dans un même cadre espace-temps.

Dans un cadre dialectique, tout cela est le plus souvent très mouvant. Il peut arriver en effet que l’on parvienne à atteindre rapidement le but politique par quelques opérations, voire une seule, qui désarment l’adversaire et le soumettent à sa volonté à la table des négociations. Si ce n’est pas le cas, car le rapport de forces s’avère plus équilibré que prévu et que la stratégie de chacun entraîne l’échec de celle de l’autre, il faudra continuer jusqu’à ce qu’un des camps trouve enfin une combinaison but-stratégie-opérations-actions qui fonctionne, ce qui peut prendre des années.

Duellistes dans un espace mouvant

L’objectif politique russe initial était sans aucun doute la vassalisation de l’Ukraine partagée entre une zone occupée russe et une zone libre soumise. Devant l’échec à prendre Kiev et de vaincre l’armée ukrainienne, il s’est rapidement réduit en « libération » complète du Donbass, puis même simplement à une époque, éviter une défaite militaire et préserver les acquis, pour revenir apparemment à nouveau la conquête du Donbass. L’objectif politique ukrainien a également évolué depuis la survie à l’invasion russe jusqu’à l’ambition de chasser l’ennemi jusqu’à la ligne de départ du 24 février 2022, puis finalement de tout le territoire ukrainien dans ses limites de 1991.

On se trouve donc de part et d’autre avec deux théories de la victoire fondées sur des conquêtes de terrain antagonistes suivies d’une proposition de négociations de paix une fois seulement ces conquêtes assurées par l’un ou par l’autre. C’est un jeu à somme nulle sans limites de temps où les Russes mènent au score depuis leurs conquêtes en début de conflit.

À la conjonction des moyens utilisables sans susciter trop de turbulences intérieures et du but à atteindre, la théorie actuelle russe a produit une stratégie d’étouffement visant à presser l’Ukraine et ses alliés dans tous les domaines jusqu’à les affaiblir suffisamment pour permettre de planter un drapeau russe sur Kramatorsk et de tuer tout espoir ukrainien de reconquête des territoires occupés. La stratégie ukrainienne de son côté consiste d’abord à résister à cette pression par une défense anti-accès tous azimuts, y compris au sol, puis à reprendre l’initiative en lançant de grandes opérations d’anéantissement dans les territoires encore occupés, seul moyen d’atteindre le but politique actuel.   

La guerre est avant tout un duel des armes. Les opérations visent donc in fine à vaincre l’armée adverse, c’est-à-dire lui infliger suffisamment de pertes humaines et/ou de terrain pour qu’elle ne puisse atteindre son but. Elles peuvent y contribuer indirectement en affaiblissant les ressources qui l’alimentent, matérielles (armements, équipements divers, logistique, nombre de combattants) et immatérielles (compétences tactiques et techniques individuelles et collectives, cohésion, détermination, espoir de victoire).  Elles peuvent surtout le faire à s’attaquant directement aux forces de l’autre.

Blackout et Corsaire

Dans le cadre de la guerre contre l’Ukraine, plusieurs opérations russes d’affaiblissement perdurent, comme les attaques numériques et le blocus des ports ukrainiens, hors commerce de céréales, mais elles semblent avoir atteint le maximum de leurs possibilités, probablement assez loin de ce qui était espéré au départ. Il semble en être de même de la dernière opération aérienne de frappes dans la profondeur, commencée le 10 octobre 2022, et que l’on baptisera « Blackout ». Comme les Allemands en 1944-45 avec les missiles V1 et V2, les Russes utilisent des moyens inanimés, missiles en tout genre et drone-rôdeurs, pour frapper dans la profondeur du territoire ennemi et non des aéronefs pilotés, le réseau défensif antiaérien ukrainien s’avérant trop dangereux pour eux. Cela diminue considérablement les risques pour les Russes mais aussi et de très loin la puissance de feu projetable. Cette nouvelle campagne de missiles est cependant la plus cohérente de toutes celles qui ont déjà été lancées par sa concentration sur un objectif critique – le réseau électrique – et sa méthode faite de salves de plusieurs dizaines de missiles et drones sur une seule journée afin de saturer la défense et de frapper les esprits.

Son objectif est d’entraver autant que possible le fonctionnement de la société ukrainienne, son économie, ses déplacements et la vie même des habitants en provoquant une crise humanitaire à la veille de l’hiver. Comme la campagne allemande, il s’est agi aussi de montrer à sa propre population et son armée que l’on ne se contente pas de subir les évènements, tout en espérant au contraire affaiblir la détermination ukrainienne. Mais comme la campagne des V1 et V2, si cela a produit de la souffrance, cela n’a eu que peu d’effets stratégiques. Les salves se sont succédé, 16 au total du 10 octobre au 9 mars, à quoi a répondu une opération ukrainienne de défense aérienne de plus en plus efficace au fur et à mesure de l’acquisition d’expérience et de l’arrivée de systèmes de défense occidentaux. En quantité, de 8 missiles par jour fin 2022 à 3 en février-mars 2023, et en qualité, avec une proportion de plus en plus importante de missiles imprécis, l’efficacité de cette campagne n’a cessé de diminuer. On en est actuellement à environ 1 missile par jour qui atteint sa cible. Les Russes peuvent continuer ainsi très longtemps puisque cela correspond à peu près à la capacité de production, mais sans imaginer avoir le moindre effet stratégique sur un pays aussi vaste que l’Ukraine.

Quant aux drones-rôdeurs iraniens Shahed 136, un sur deux est intercepté et ils sont vingt fois moins puissants qu’un missile. Le principal résultat de cette opération est peut-être d’avoir attiré des moyens de défense aérienne, notamment à basse et très basse altitude qui manquent désormais sur la ligne de front.

À ce stade, la Russie ne pourrait relancer sa campagne de frappes en profondeur qu’en augmentant massivement sa production de missiles et/ou en important des missiles iraniens ou autres (avec un risque de sanctions et même de représailles pour ces pays fournisseurs). Elle pourrait aussi engager à nouveau à l’intérieur sa force aérienne, en mode « kamikaze » avec le risque de la détruire face à la défense aérienne ukrainienne, ou après avoir suffisamment innové techniquement et tactiquement pour être capable de mener des opérations de neutralisation et de pénétration, ce qui est pour l’instant peu probable. Au bilan, il semble que la Russie n’a plus à court terme les moyens d’affaiblir encore plus l’économie ukrainienne, il est vrai déjà très atteinte, ni même de réduire directement l’arrivée de l’aide occidentale.

De leur côté, les Ukrainiens n’ont pas les moyens d’affecter l’économie russe, laissant ce soin aux sanctions imposées par ses alliés, avec pour l’instant un effet plutôt mitigé. Ils ont en revanche la possibilité, un peu inattendue, de frapper des objectifs militaires dans la grande profondeur. C’est l’opération « Corsaire » qui a permis d’attaquer plusieurs bases aériennes et navales russes, au plus près à l’aide de vieux missiles balistiques Tochka et au plus loin jusqu’à proximité de Moscou et sur la Volga par de vieux drones modifiés Tu-141, en passant par des attaques de drones navals contre la base de Sébastopol, des raids de sabotage, des raids héliportés ou des choses encore mystérieuses comme la frappe sur le pont de Kerch, le 8 octobre ainsi que plusieurs attaques en Crimée. Il n’y a là rien de décisif, mais les coups portés ne sont pas négligeables matériellement, notamment par le nombre d’appareils endommagés ou simplement chassés de leur stationnement par précaution. Ils ont néanmoins surtout des effets symboliques, sans doute stimulants pour les Ukrainiens, mais nourrissants également le discours russe d’agression générale contre la Russie et de justification d’une guerre défensive susceptible de monter plus haut vers les extrêmes.

Donbass 2 et l’Opération X

Toutes les opérations sur les ressources évoquées précédemment n’agissent qu’indirectement sur ce duel en affaiblissant les forces armées de l’autre, mais ce n’est que l’usage direct de la violence qui permet au bout du compte de s’imposer à la suite d’une suite de combats, par ailleurs uniquement aéroterrestres, c’est-à-dire au sol et dans le ciel proche. Plusieurs grandes opérations offensives et défensives se sont ainsi succédé sur le sol ukrainien, selon le camp qui avait l’initiative.

Les Russes ont actuellement l’initiative et ont lancé depuis février une opération offensive que l’on baptisera Donbass 2 tant elle semble proche de celle lancée de fin mars à début juillet et visant à contrôler complètement des deux provinces du Donbass. Son objectif concret serait donc la prise de la conurbation Sloviansk-Kramatorsk-Droujkivka-Kostiantynivka, soit l’équivalent de quatre Bakhmut, pour situer l’ampleur de la tâche en admettant que les Russes arrivent jusque-là. Elle est également identique dans la méthode faite d’une multitude de petites attaques simultanées sur l’ensemble du front, du nord de Koupiansk à la province de Zaporijjia, avec des efforts particuliers qui constituent autant de batailles à Koupiansk, Kreminna, Avdiïvka, Vouhledar et surtout à Bakhmut qui a pris une dimension symbolique très au-delà de son intérêt tactique.

Donbass 2 se fait avec plus d’hommes qu’au mois de mars, peut-être 180 bataillons de manœuvre au total, mais moins d’artillerie, car, comme les missiles, les obus commencent aussi à manquer. Il y a surtout, et c’est le plus important, moins de compétences. En dessous d’un certain seuil de pertes une armée progresse tactiquement au cours d’une guerre, au-dessus d’un certain seuil elle régresse. Quand une brigade d’élite avant-guerre comme la 155e brigade d’infanterie de marine est détruite et reconstituée deux fois avec des hommes sans formation, ce n’est plus une unité d’élite et sa très médiocre performance lors de son offensive contre Vuhledar mi-mars 2023 en témoigne. Or, c’est un peu le cas de beaucoup d’unités russes renforcées ou totalement constituées de mobilisés, les mobiks, jetés sur le front sans grande formation.  

En ce sens, Donbass 2 a probablement été lancée trop tôt. Elle fait suite à Hindenburg 1917, l’opération défensive d’octobre à janvier menée par le général Surovikine et visant, comme l’opération allemande en France en 1917, à renforcer le front par raccourcissement (tête de pont de Kherson), fortification et renforcement humain issu de la mobilisation partielle de 300 000 hommes. Cela avait alors réussi puisque les attaques ukrainiennes ont fini par atteindre leur point culminant fin novembre. La suite de la stratégie allemande consistait cependant à reconstituer patiemment ses forces avant de relancer les opérations offensives en 1918 avec une supériorité qualitative et quantitative. Les Russes n’ont pas eu cette patience. Le général Gerasimov, chef d’état-major des armées et placée directement à la tête de l’ « opération militaire spéciale » en janvier 2023 a décidé au contraire de reprendre l’offensive le plus vite possible, sans doute sous une pression politique exigeant paradoxalement des résultats opérationnels rapides tout en annonçant une guerre longue. Accompagnée d’opérations de diversion laissant planer le doute sur une possible intervention depuis et avec la Biélorussie, depuis la région russe de Briansk ou peut-être encore en simulant une déstabilisation de la Moldavie, cette offensive est lancée sur l’ensemble du front ukrainien et donc sans deuxième échelon, ce qui interdit toute possibilité de percée. Tous les combats restent sous couverture d’artillerie.  

Face à Donbass 2 et comme pour Donbass 1 les Ukrainiens opposent aux Russes une défense ferme. Ce n’est pas forcément la meilleure option militaire, car elle permet aux Russes d’exploiter au maximum leur supériorité en artillerie. Il serait sans doute plus efficace de mener plutôt un combat mobile de freinage et harcèlement dans la profondeur comme autour de Kiev en février-mars. Le rapport des pertes avait été beaucoup plus favorable aux Ukrainiens que par la suite dans le Donbass et tout le territoire initialement perdu avait été reconquis. Mais abandonner le terrain pour mieux le reprendre ensuite est contre-intuitif. Cela déplaît aussi et surtout à l’échelon politique qui mesure l’importance symbolique et psychologique de la tenue ou de la conquête des villes. Les Ukrainiens savent également par ailleurs ce qui peut se passer dans les zones occupées par les Russes.

Résistance pied à pied donc, coûteuse pour les Ukrainiens, mais finalement efficace. Il est probable que le rapport de pertes soit encore plus défavorable aux Russes que pour Donbass 1 et pour ce prix, les Russes n’ont réussi à conquérir depuis le 1er janvier 2023 que 500 km2, le dixième d’un département français, soit là encore une performance inférieure à Donbass 1. À court terme et à ce rythme, les Russes peuvent seulement espérer obtenir une victoire tactique à Bakhmut.

Mais ce n’est pas en se contentant de défendre que les Ukrainiens peuvent atteindre dans les six mois leur objectif de reconquête complète. Pour cela, il n’y a toujours pas d’autres solutions que de mener de nouvelles opérations d’anéantissement, combinant de fortes pertes ennemies et une large conquête, comme après Donbass 1. Contrairement aux Russes, ils y travaillent patiemment avec un effort de mobilisation important et peut-être la construction de 19 nouvelles brigades de manœuvre, dont trois ou quatre avec des véhicules de combat fournis par les Alliés. Si les Ukrainiens jouent d’une certaine façon le jeu des Russes en s’accrochant au terrain, les Russes jouent aussi le jeu des Ukrainiens en s’affaiblissant dans des attaques au bout du compte stériles. Cela peut donc paradoxalement renforcer les chances de succès de l’opération X, l’offensive que les Ukrainiens lanceront, probablement dans la province de Louhansk ou dans celle de Zaporajjia, les zones offrant le meilleur rapport probabilité de réussite et de gains espérés.

Il y a cependant deux problèmes. Le premier est que si les Russes sont moins efficaces offensivement qu’à l’époque de Donbass 1, ils semblent en revanche plus solides défensivement. Les opérations Kharkiv et Kherson ont été lancées contre des zones faibles russes, pour des raisons différentes, il n’y a apparemment plus de zones faibles sur le front russe. Le second est que l’opération X devra obligatoirement être suivie d’une opération Y de puissance équivalente, puis Z, si les Ukrainiens veulent atteindre leur objectif stratégique, en admettant que l’ennemi ne réagisse pas et ne se transforme pas à nouveau, ce qui est peu probable.

Russie victoire impossible, Ukraine victoire improbable

En résumé, on se trouve actuellement face à la matrice suivante en considérant les deux opérations, Donbass 2 et X comme successives et non simultanées.

Donbass 2 réussit. Les Russes poursuivent un effort irrésistible, parviennent à percer dans une zone du front, les forces ukrainiennes se découragent, engagent finalement tous les moyens de l’opération X dans la défense de la conurbation de Kramatorsk. Kramatorsk tombe néanmoins durant l’été et Donbass 2 bis prolonge le succès russe jusqu’à Pokrovsk, dernière ville un peu importante du Donbass encore aux mains des Ukrainiens. L’armée ukrainienne consomme toutes ses forces dans la bataille défensive et se retrouve impuissante devant la ligne de front. Considérant sa victoire relative, les forces russes passent en posture défensive et Moscou propose la paix. Découragée, l’Ukraine peut l’accepter, mais il est plus probable qu’elle cherche à reconstituer ses forces pour relancer une opération offensive au plus vite. La probabilité de ce scénario de victoire russe sans doute momentanée semble, au regard des performances actuelles, très faible.

Donbass 2 échoue et l’opération X échoue. Les Russes n’avancent plus dans le Donbass, mais les Ukrainiens échouent à leur tour à percer où que ce soit. C’est finalement une variante du scénario précédent. « Menant au score » avec les territoires conquis et annexés, Poutine laisse la Russie dans cette situation de demi-guerre totale sans mobilisation générale ni nationalisation de l’économie. Du côté ukrainien, le pays s’organise à son tour pour durer et préparer « la revanche » quelques mois ou quelques années plus tard. C’est un scénario plus probable que le précédent.

Donbass 2 échoue et l’opération X réussit : c’est la réédition exacte de la situation de l’été 2022. Après avoir contenu l’offensive russe, les Ukrainiens percent dans la province de Zaporijjia ou dans celle de Louhansk et parviennent jusqu’à Melitopol ou Starobilsk. La situation devient très dangereuse pour les Russes, surtout si l’opération ukrainienne s’effectue au sud. L’armée ukrainienne se rapproche aussi d’objets à « très forte gravité » politique comme les deux républiques séparatistes, la Crimée ou simplement l’ébranlement du pouvoir poutinien. La Russie passe à un stade supérieur de mobilisation de la nation et de nationalisation de l’économie, au prix de possibles troubles internes. Si les Ukrainiens ont les moyens de lancer et réussir l’opération Y après le succès de X, l’instabilité russe s’accroîtra encore sans que l’on sache trop ce que cela va donner entre effondrement ou nouveau rétablissement militaire, acceptation de la défaite ou montée aux extrêmes. D’une réalité stratégique actuelle compliquée mais avec des inconnues connues, on sera passée alors à une réalité complexe puis peut-être chaotique. C’est un scénario également probable.

En résumé, les scénarios les plus probables pour cet été sont la guerre de longue durée sur un front statique peu différent du front actuel ou la rupture de ce même front au profit des Ukrainiens, mais au prix de turbulences en Russie et d’une grande incertitude. Ce ne sera pas facile à gérer, mais comme souvent à la guerre. Et puis, il y a toujours la possibilité, à tout moment, qu’un évènement extraordinaire – mort d’un grand leader, bascule politique, intervention de la Chine, etc. – survienne sous la pression des évènements ordinaires. Tout sera à refaire dans les combinaisons et les prévisions. Ce ne sera pas la première fois.

« L’humanité est à un malentendu de l’anéantissement » : Lettre ASAF du mois de mars 2023

« L’humanité est à un malentendu de l’anéantissement » : Lettre ASAF du mois de mars 2023

 

Souvenons-nous de Sarajevo ! Celui du 28 juin 1914 qui a vu l’assassinat d’un obscur archiduc, certes prince héritier de l’Empire d’Autriche Hongrie, mais pratiquement inconnu des chancelleries européennes. Et pourtant ! La conséquence en fut une guerre mondiale de 51 mois, 20 millions de morts, 21 millions de blessés et le démembrement de quatre empires : russe, austro-hongrois, allemand et ottoman.

« L’humanité est à un malentendu de l’anéantissement » : Lettre ASAF du mois de mars 2023

« L’humanité est à un malentendu de l’anéantissement »
Antonio Guterres, secrétaire général de l’ONU, le 1er août 2022

 

Souvenons-nous de Sarajevo ! Celui du 28 juin 1914 qui a vu l’assassinat d’un obscur archiduc, certes prince héritier de l’Empire d’Autriche Hongrie, mais pratiquement inconnu des chancelleries européennes. Et pourtant ! La conséquence en fut une guerre mondiale de 51 mois, 20 millions de morts, 21 millions de blessés et le démembrement de quatre empires : russe, austro-hongrois, allemand et ottoman.

Aujourd’hui la guerre en Ukraine, outre l’affrontement direct de deux armées nationales et de milices plus ou moins affiliées à celles-ci, génère de nombreuses « frictions » aux frontières entre la Russie et ses voisins immédiats (Pays baltes, Pologne, Roumanie, Moldavie), y compris dans les espaces aériens correspondants et jusqu’en Méditerranée où des navires occidentaux sont souvent victimes d’attitudes « inamicales » de la part d’unités de la marine russe. En outre, depuis peu, la flotte russe du Nord a repris, en mer de Barents, une forte activité qui inquiète fort les pays scandinaves et principalement la Finlande et la Norvège.

Le 10 mars 2022, un drone de combat de fabrication russe, mais utilisé aussi par l’armée ukrainienne, s’est écrasé dans un parc en Croatie, après avoir survolé la Roumanie et la Hongrie, heureusement sans faire de victime. Aucun des belligérants n’a avoué être à l’origine de cette « bavure » que l’on ne connaît toujours pas aujourd’hui.. C’est dire que le sujet est suffisamment sérieux pour que seul le silence soit utilisé comme moyen pour éviter d’autres embrasements.

Mais peut-on ériger comme règle que de tels incidents n’auront jamais de suite ? Si un missile russe, même « égaré », tombait sur une école, un hôpital ou un centre commercial d’un pays frontalier de la Russie, membre de l’OTAN, en faisant de nombreuses victimes, ou si, à l’inverse, un pilote français d’un avion Rafale basé en Lituanie, un peu fébrile, détruisait un avion russe s’amusant à des provocations en s’introduisant dans l’espace aérien européen et otanien , sommes-nous sûrs que le conflit ne changerait pas de dimension ?

Sur les frontières séparant la Russie et l’Ukraine de leurs voisins otaniens, c’est-à-dire sur une bande nord-sud étendue, mais de profondeur relativement étroite, sont concentrés tellement de moyens militaires et d’armements modernes que les risques d’un « malentendu » sont multipliés. Certes, les états-majors occidentaux veillent à réduire au maximum ces aléas, mais un accident est toujours possible.

Néanmoins, et même si le pire n’est pas toujours sûr, où pourrait nous conduire une telle « bavure » ? À une troisième guerre mondiale comme Sarajevo nous a conduits à la première ?  Certes, le contexte n’est pas le même et, en particulier, la dissuasion nucléaire n’existait pas en 1914. Cependant, l’arme nucléaire est-elle une garantie absolue d’éviter l’extension de la guerre ? Arme de non emploi, elle suppose que ceux qui en sont dotés adhèrent à l’essence même de la dissuasion qui repose sur un raisonnement cartésien, presque sur une logique mathématique : si tu me fais du mal et même si tu me détruis, je serai moi-aussi capable de te détruire. Est-on sûr que le logiciel intellectuel de monsieur Poutine fonctionne comme le nôtre et que le maître du Kremlin soit sensible à une casuistique nucléaire qui repose sur un mode de raisonnement extrêmement subtile ?

Dès l’été 1944, il était écrit que l’Allemagne serait vaincue et même écrasée. Cela a-t-il empêché Hitler de poursuivre la lutte au risque de l’anéantissement de sa population ? Non ! La première bombe atomique lancée sur Hiroshima n’a pas suffi à faire plier le militarisme japonais ; il en a fallu une seconde sur Nagasaki. L’opération militaire américaine El Dorado Canyon menée en 1986 contre Kadhafi a-t-elle amené celui-ci à résipiscence ? Non ! Il a fallu une nouvelle opération, multinationale celle-là, en 2011, pour éliminer ce fauteur de troubles.

« Le Rhin sort de son lit, jusqu’au bûcher ; le feu se répand au sein du Walhalla, le paradis des guerriers, qui finit par brûler de fond en comble. Un monde disparaît, un autre est à reconstruire… » Les dignitaires nazis, à commencer par leur chef suprême, adoraient Richard Wagner. Pourtant ; c’est bien ainsi que se termine le « Crépuscule des Dieux » préfigurant la propre fin de leur régime. Espérons que monsieur Poutine soit plus sensible à la musique de « Kalinka » ou des « Bateliers de la Volga » qu’à celle du maître de Bayreuth.                                                                                                      

Gilbert Robinet
Secrétaire général de l’ASAF

https://www.asafrance.fr/item/le-necessaire-retour-des-forces-morales-lettre-asaf-du-mois-de-mars-2023.html

Les relations entre la France et l’OTAN de 1949 à nos jours

Les relations entre la France et l’OTAN de 1949 à nos jours

CERCLE MARÉCHAL FOCH

par le Cercle Maréchal Foch – Theatrum Belli – publié le 14 mars 2023 

Il y a encore quelques mois, avant que l’attaque russe ait tout changé, le président de la République pointait du doigt une alliance atlantique proche d’une mort cérébrale. Ces propos, certes sévères, sont illustratifs d’une attitude française dans les relations de notre pays avec l’OTAN. Le colonel (ER) Claude Franc nous propose de revenir sur ces dernières qui depuis l’origine peuvent être qualifiées de complexes.

***

Depuis la mise sur pied de l’OTAN, en tant qu’organisation militaire intégrée permanente de l’Alliance atlantique, ses relations avec la France n’ont pas toujours été au beau fixe. Toutefois, la France a toujours été un allié indéfectible de l’Alliance et de ses alliés, lorsque les enjeux étaient graves, comme ce fut le cas à l’occasion de la crise de Cuba.

À sa création en 1950, le siège du commandement de l’OTAN (SHAPE) s’est installé à Rocquencourt, celui du Collège de l’OTAN à Paris (Porte Dauphine) et le commandement d’AFCENT (Centre Europe), le plus important sous-théâtre européen, à Fontainebleau où il était exercé par une haute personnalité militaire française (le premier titulaire en a été le maréchal Juin). C’est dire l’importance que l’Organisation concédait à la France, dont la langue était d’ailleurs la langue de travail, alors en parité avec l’anglais. Le chef d’état-major d’Eisenhower, et futur SACEUR lui-même, le général Gruenther, était autant francophile que francophone. Il s’exprimait parfaitement en français, en saisissait toutes les nuances, et veillait à ce que les cours de français, dispensés à SHAPE, fussent suivis par tout le monde anglophone, quel que soit son grade.

Enfin, la France été représentée au « Groupe permanent de l’OTAN », le standing group où les gouvernements successifs enverront toujours des personnalités militaires de premier plan, qu’il s’agisse, par exemple, des généraux Ely ou Beaufre. Les instances relatives à la planification des feux nucléaires demeureront fermées quant à elle aux représentants français.

Du retrait du commandement intégré à la chute du Mur de Berlin

La décision de retrait de 1966, formulée par le Général de Gaulle, avait été précédée, dès 1958, par celui de l’escadre de Méditerranée du commandement intégré naval et du redéploiement hors du territoire français des escadres aériennes américaines dotées de l’armement nucléaire.

Mais, ce n’était pas le seul souci d’indépendance qui avait alors guidé le Général de Gaulle dans sa décision de retrait en 1966. Certes, pour que la « défense de la France fût française », comme il l’avait annoncé en 1959 dans une allocution retentissante à l’École militaire, le Général avait donc, dans le cadre du commandement intégré, déjà fait preuve d’indépendance dès son retour au pouvoir en 1958. Puis, en 1964, lorsque les Forces Aériennes Stratégiques sont devenues opérationnelles, par la première prise d’alerte d’un escadron de Mirage IV, la France affichait haut et fort ce souci d’indépendance, et ce, sous une forme très concrète.

La décision de 1966, longuement mûrie, aggravée par de très mauvaises relations personnelles entre De Gaulle et Lyndon Baines Johnson1, reposait en fait, largement, sur le changement de portage de la stratégie américaine du début des années soixante, qui était passée des représailles massives (massive retaliations) à la riposte graduée (flexible response) dans laquelle le Général de Gaulle distinguait un risque réel d’un amoindrissement de la valeur effective du « parapluie nucléaire » américain au profit de l’Europe.

Par ailleurs, cette décision ne remettait cependant nullement en cause le principe de solidarité de la France vis-à-vis de ses alliés. L’annonce du retrait de la France du commandement intégré s’accompagnait immédiatement de la signature des accords Ailleret-Lemnitzer (respectivement CEMA et SACEUR), qui organisaient l’engagement des forces françaises en Centre Europe dans le cadre de l’OTAN, selon le principe du contrôle opérationnel exercé par AFCENT sur les forces que la France mettait à la disposition de l’OTAN. Cet accord allait être suivi, en 1969, de la mise sur pied à Strasbourg, de l’état-major de la 1re Armée, de manière à ce qu’AFCENT disposât d’un interlocuteur-subordonné français unique dédié à l’engagement des forces françaises en Centre Europe, et que ces forces fussent commandées par un PC également unique, intégrant les forces terrestres (1re armée) et aériennes (FATAC). Il en résulta la signature des accords Valentin-Ferber (le Commandant la 1re Armée et le CINCENT) qui faisaient des forces de la 1re Armée-FATAC, la seule réserve de l’Alliance en Centre Europe, la France ne participant pas à la « bataille de l’avant ». C’est sur ces bases d’une indépendance affirmée, dans le cadre d’une solidarité non moins réelle, que fonctionnèrent les relations entre la France et l’OTAN jusqu’à la chute du Mur de Berlin.

C’est ainsi que les relations entre la France et l’OTAN sont en réalité toujours demeurées très loin d’une rupture totale contrairement à la caricature qui en a été faite. Certes, l’indépendance de la politique de défense française était à la fois un principe et une réalité, mais nullement exclusive d’une réelle solidarité avec nos alliés atlantiques.

De la chute du Mur de Berlin à la guerre en Ukraine

Compte tenu de la forte implication française dans le commandement des forces de l’OTAN déployées dans les Balkans (en Bosnie avec l’IFOR et la SFOR et au Kosovo avec la KFOR), la France songea alors à réintégrer le commandement intégré de l’OTAN, de manière à officialiser ce qui correspondait de plus en plus à un état de fait. En 1995, bien que n’ayant toujours pas rejoint ce commandement intégré, la France allait exercer le commandement de la Division multinationale du Sud Est (DMNSE), implantée à Mostar, au sein de la SFOR, puis, au sein de la KFOR, celui de la Brigade Multinationale Nord à Mitrovica. Par deux fois, le commandement de la KFOR, à Pristina, échut à un officier général français, les généraux de corps d’armée Valentin et de Kermabon.

Mais le Président Chirac mit alors comme condition au retour de la France au sein du commandement intégré, l’attribution à la France du commandement d’AFSOUTH, qui devenait de la sorte, le pendant du commandement d’AFCENT exercé par la France avant 1966. L’OTAN et les États-Unis y mirent un avis défavorable, et l’affaire en demeura là. Fortement présente donc au sein des forces que l’Alliance a déployées dans les Balkans, la France s’est très impliquée par ailleurs dans sa participation aux forces de l’OTAN. Elle a participé d’emblée à la force déployée en Afghanistan. Si, en 2003, Paris a désapprouvé avec éclat l’intervention américaine en Irak, à laquelle elle a refusé de prendre part, il s’agissait d’un différend franco-américain, et aucunement une marque de défiance vis-à-vis de l’OTAN. Toujours sans être partie prenante au commandement intégré, l’armée française a constitué et mis sur pied des grands commandements terrestres et navals certifiés « HRF » (Force de réaction rapide répondant à des critères d’organisation et de fonctionnement fixés par SHAPE), ce qui l’amenait à prendre un tour d’alerte au sein de l’OTAN. Il était en effet apparu à Paris que l’OTAN constituait la seule structure de commandement fiable lors de la constitution de coalitions multinationales.

La question s’est donc à nouveau posée d’un retour de la France au sein des structures de commandement intégrées de l’OTAN. En 2007, Nicolas Sarkozy, président nouvellement élu, décide alors de franchir le pas. À cette occasion, le Commandement pour la Transformation (ACT), implanté à Norfolk en Virginie, a été attribué à la France, laquelle y affecte systématiquement depuis l’ancien chef d’état-major de l’armée de l’Air et de l’Espace.

Est-ce à dire que la France y a perdu une partie de son indépendance, qui s’exprime par son autonomie de décision ? Observer certaines situations permettra de répondre à cette question.

Le cas afghan est symptomatique. Dès que la France a rejoint le commandement intégré de l’OTAN, elle s’est vu attribuer une zone d’action spécifique, en Kâpîssâ où ses moyens, regroupés en une brigade, se trouvaient subordonnés à une division américaine. En 2012, peu avant les élections présidentielles, estimant que les pertes françaises étaient trop élevées, le Président Sarkozy a décidé de fortement restreindre l’activité opérationnelle des forces françaises dans cette province. Décision politique nationale, qui a certes créé une situation un peu tendue au sein du commandement local, mais dont les conséquences ne sont pas allées plus loin. De même, après l’alternance politique créée par les mêmes élections, le nouveau Président Hollande a décidé unilatéralement de rapatrier le contingent français. Il n’y a eu aucune entrave de la part de l’OTAN, à cette nouvelle décision politique nationale française. En outre, ce retrait s’est déroulé dans des délais exceptionnellement brefs. Il n’y a donc pas eu, à proprement parler, de limite à l’indépendance de la France en termes d’engagement de ses moyens au sein de l’Alliance.

Si l’OTAN constitue un remarquable outil d’interopérabilité, dont le formalisme est à certains égards, néanmoins un peu pesant, en revanche, son aspect normatif bride souvent la liberté d’action de ses membres. Les normes de certification HRF, les conditions de prise d’alerte de la NRF (NATO Response Force) imposent des volumes de PC et des savoir-faire qui peuvent bousculer la culture militaire des États membres, dont notamment la nôtre. In fine, compte tenu de l’évolution du contexte international marqué par le balancement de l’effort américain de la zone Atlantique à la zone Pacifique, annoncé par l’administration Obama et effectif par l’administration suivante, l’OTAN perd de son pouvoir d’attraction.

Ce désintérêt de l’OTAN est en plus marqué par les États-Unis eux-mêmes, le président Trump reprochant ouvertement à ses alliés européens de s’en remettre au « parapluie » américain et de ne pas consentir suffisamment d’efforts budgétaires à leur propre défense. Tant et si bien qu’un chef d’État européen, et non des moindres, a pu, en 2020, déclarer officiellement l’OTAN en « état de mort cérébrale », sans que son propos ne fasse scandale.

C’est l’agression russe contre l’Ukraine le 24 février 2022 qui a, de manière tout à fait paradoxale, « ressuscité » l’OTAN, non seulement par la mise en place d’un dispositif militaire de réassurance dans les États membres de la frontière Est (Pays Baltes, Pologne et Roumanie) auquel la France a pris une part significative, mais également par un regain d’intérêt en termes d’adhésion, de la part de la Finlande, qui se sent sous la menace directe de la Russie, et, plus surprenant de celle de la Suède, pays qui possède une très longue tradition de neutralité, puisque la dernière campagne à laquelle ses armées ont pris part, a été la campagne de France contre Napoléon en 1814, sous les ordres de Bernadotte. De lac russe, la mer Baltique va ainsi devenir une mer otanienne !


  1. Qui se concrétiseront par la très sévère admonestation portée par le Général De Gaulle lors de son discours de Phnom Penh, le 1er septembre 1966, qui était une condamnation sans appel de l’intervention américaine au Vietnam.

CERCLE MARÉCHAL FOCH

Le G2S change de nom pour prendre celui de Cercle Maréchal Foch, tout en demeurant une association d’anciens officiers généraux fidèles à notre volonté de contribuer de manière aussi objective et équilibrée que possible à la réflexion nationale sur les enjeux de sécurité et de défense. En effet, plutôt qu’un acronyme pas toujours compréhensible par un large public, nous souhaitons inscrire nos réflexions sous le parrainage de ce glorieux chef militaire, artisan de la victoire de 1918 et penseur militaire à l’origine des armées modernes. Nous proposons de mettre en commun notre expérience et notre expertise des problématiques de Défense, incluant leurs aspects stratégiques et économiques, afin de vous faire partager notre vision des perspectives d’évolution souhaitables. (Nous contacter : Cercle Maréchal Foch – 1, place Joffre – BP 23 – 75700 Paris SP 07).

Nous, les Occidentaux et la guerre en Ukraine : des enseignements y compris pour la LPM ?

Nous, les Occidentaux et la guerre en Ukraine : des enseignements y compris pour la LPM ?


 

Le retour de la guerre sur le continent européen a rappelé douloureusement aux démocraties occidentales que l’agression militaire était redevenue une éventualité crédible dans les rapports interétatiques. Jusqu’à présent, la guerre contre le terrorisme islamiste, notamment dans sa dimension militaire, avait engagé les armées d’une manière salutaire préservant partiellement leurs capacités. L’ennemi n’a pas été totalement éradiqué mais il a permis aux forces armées d’acquérir aussi un réel aguerrissement. Conséquence des attentats de 2015, la nécessité de protéger la nation, y compris sur le territoire national, raison principale de l’existence d’une armée faut-il le rappeler, a limité sa désagrégation progressive voulue jusqu’à cette période par les adeptes politiques des dividendes de la paix. Les chefs d’état-major successifs ont réussi en parallèle à préserver tant bien que mal une armée « complète » mais aux capacités échantillonnaires.

Cette armée est désormais confrontée désormais à la guerre en Ukraine initiée par l’agression russe du 24 février 2022. La guerre de haute intensité n’est plus une hypothèse éloignée et chimérique mais une éventualité à préparer sans renier le capital humain, tactique et matériel acquis dans la guerre contre-insurrectionnelle.

Au début de cette seconde année de guerre, les enseignements sont déjà nombreux et sources de remises en question notamment pour la France. Félicitons-nous que l’ennemi « conventionnel » ne soit pas à nos frontières et nous permette de prendre à temps, théoriquement, les mesures nécessaires pour faire face à cette menace réelle. À condition de prendre en considération l’ensemble des enseignements et pas seulement ceux qui favorisent le complexe militaro-industriel français, la loi de programmation militaire (LPM) en gestation devrait être l’un des outils pour préparer les guerres futures… et ne pas les perdre.

La guerre en Ukraine a remis en cause les certitudes des démocraties européennes sur l’impossibilité de recourir à la force militaire (I). Les enseignements de ce conflit abordent cependant tous les domaines de la stratégie générale d’un État sinon d’une alliance (II). La LPM devra répondre pour sa part aux faiblesses militaires françaises afin de faire face aux menaces à venir et à cet impératif souverain d’assurer notre défense future (III).

I) Quelques enseignements géopolitiques de la guerre en Ukraine

Les enseignements de ce conflit sont certes loin d’être tous tirés mais au moins trois points géopolitiques importants apparaissent. Une vision politicienne à court terme a affaibli gravement la capacité des Etats européens à assurer une défense dissuasive contre l’agression oubliant la pertinence de la devise romaine « Si vis pacem, para bellum ». Les dépendances économiques sinon juridiques ont accentué ensuite nos vulnérabilités et entravé la prise de décision. Enfin, la notion d’alliance mérite d’être réappréciée à sa juste valeur, les États n’ayant pas d’amis, seulement des intérêts (Charles de Gaulle).

I.1  Le désarmement européen

Depuis la dissolution de l’URSS (26 décembre 1991), les dirigeants occidentaux ont à assumer une lourde responsabilité dans la construction de nos vulnérabilités. Leur aveuglement pourrait se résumer à ces fameux « dividendes de la paix » énoncés par Laurent Fabius alors Premier ministre (1990). Hormis aux États-Unis, seules les menaces récentes des Etats autoritaires ont imposé aux occidentaux l’augmentation de leurs capacités militaires. Ainsi depuis plusieurs années, les budgets de la défense s’accroissent pour atteindre ou dépasser les 2% du PIB, longtemps demandés sans succès par l’OTAN, sinon par les États-Unis (Donald Trump). Pour 2023, Le budget des États-Unis s’élève à 813 milliards de dollars (2024, 842 milliards), aides à l’Ukraine non comprises de 45 milliards, celui de l’Union européenne (à 27) à 250 milliards, de la Chine à 220 milliards, de la Russie à 68 milliards, du Royaume-Uni à 55 milliards, de l’Allemagne à 50 milliards et de la France à 44 milliards (hors pensions).

Cependant, cela conduira en Europe à une remise en cause de la réalité de la disponibilité des équipements militaires et à un changement d’organisation industrielle afin de pouvoir répondre rapidement aux besoins d’une guerre. Les équipements listés dans les documents spécialisés faisant de tel ou tel pays la Xe puissance militaire sont loin d’être tous opérationnels et l’on découvre dans ce conflit que sur « tant de chars de bataille » annoncés et destinés à l’Ukraine, seule une faible partie est capable d’être engagée immédiatement en opération. La communication politique sur l’envoi de blindés est confrontée à la réalité d’engins indisponibles pourtant identifiés comme étant disponibles dans le corps de bataille. La France découvre aujourd’hui qu’elle ne dispose plus de pièces détachées pour ses blindés comme le char Leclerc imposant une coûteuse revalorisation. Certes la « Brigade Combat Team » américaine en cours de montée en puissance découvre aussi que les équipements mis en dépôt en Europe pour gagner des délais de réactivité ne sont pas opérationnels.

Quant à la « masse humaine », les États européens peinent aujourd’hui à fournir quelques milliers d’hommes disponibles seulement après un délai important. Dans sa composante européenne, l’OTAN projette aujourd’hui dans le cadre du conflit en Ukraine 8 bataillons à l’Est soit quelque 7 000 hommes. Les États-Unis auront projeté quelque 30 000 hommes. Le second échelon en cas d’agression n’est pas évoqué en cas d’élargissement du conflit. 900 soldats allemands ont usé de leur droit constitutionnel pour ne pas servir face à l’Est dans le cadre de la force de réaction rapide de l’OTAN.

Dans un conflit de haute intensité, des effectifs d’active réduits, aux réserves insuffisantes, devront faire appel à la mobilisation sinon à la conscription, signe fort de la volonté d’un pays à se défendre. Un budget alloué à la défense nationale ne suffit pas pour exprimer une réelle capacité à défendre ses intérêts, ses frontières, sa population. Après l’avoir supprimé, l’Ukraine a rétabli le service militaire en 2014, la Lituanie en 2015, la Suède en 2018. En France, le Service National Universel qui suscite l’opposition d’une partie de la gauche, notamment écologiste dans le cadre de sa généralisation, de nos enseignants et des syndicats lycéens ou étudiants, permettrait-il de construire cette résilience que nous envions tant aux Ukrainiens ? La question de la mobilisation et de son organisation pourrait aussi se poser comme le positionnement de l’objection de conscience ou la présence de ressortissants non français sur le territoire national en temps de guerre, non directement concernés par la guerre.

Surtout, la société civile devra non seulement comprendre mais aussi accepter les morts et les blessés. Les réactions d’individualités civiles sur les plateaux de télévision lors de cette guerre en Ukraine montrent cette faiblesse émotionnelle, privilégiant les pertes civiles pour émouvoir et mobiliser oubliant que la guerre n’épargne personne malgré les textes comminatoires du droit international. Les états d’âme des soldats au front et soumis à l’enfer des combats font oublier que le pouvoir politique ou un état-major peuvent imposer aux unités sous la forme « d’ordre » de tenir une position malgré des pertes énormes comme à Soledar en janvier 2023 ou à Bakhmout.

En contrepartie, la société civile doit assurer des droits à réparation suffisants aux combattants tués ou blessés, à leurs familles sans oublier la reconnaissance collective qui leur est due. L’Ukraine sera sans aucun doute confrontée à cette situation de l’après-guerre et à son coût. Les mesures prises en France notamment suite aux deux guerres mondiales ont été significatives pour ne pas laisser des vétérans ou leurs familles en déshérence. (…)

François CHAUVANCY François Chauvancy

Saint-cyrien, breveté de l’École de guerre, docteur en sciences de l’information et de la communication (CELSA), titulaire d’un troisième cycle en relations internationales de la faculté de droit de Sceaux, le général (2S) François CHAUVANCY a servi dans l’armée de Terre au sein des unités blindées des troupes de marine. Il a quitté le service actif en 2014. Il est expert des questions de doctrine sur l’emploi des forces, sur les fonctions ayant trait à la formation des armées étrangères, à la contre-insurrection et aux opérations sur l’information. A ce titre, il a été responsable national de la France auprès de l’OTAN dans les groupes de travail sur la communication stratégique, les opérations sur l’information et les opérations psychologiques de 2005 à 2012. Il a servi au Kosovo, en Albanie, en ex-Yougoslavie, au Kosovo, aux Émirats arabes unis, au Liban et à plusieurs reprises en République de Côte d’Ivoire où, sous l’uniforme ivoirien, il a notamment formé pendant deux ans dans ce cadre une partie des officiers de l’Afrique de l’ouest francophone. Il est chargé de cours sur les questions de défense et sur la stratégie d’influence et de propagande dans plusieurs universités. Il est l’auteur depuis 1988 de nombreux articles sur l’influence, la politique de défense, la stratégie, le militaire et la société civile. Coauteur ou auteur de différents ouvrages de stratégie et géopolitique., son dernier ouvrage traduit en anglais et en arabe a été publié en septembre 2018 sous le titre : « Blocus du Qatar : l’offensive manquée. Guerre de l’information, jeux d’influence, affrontement économique ». Il a reçu le Prix 2010 de la fondation Maréchal Leclerc pour l’ensemble des articles réalisés à cette époque. Il est consultant régulier depuis 2016 sur les questions militaires au Moyen-Orient auprès de Radio Méditerranée Internationale. Depuis mars 2022, il est consultant en géopolitique sur LCI notamment sur la guerre en Ukraine. Animateur du blog « Défense et Sécurité » sur le site du Monde depuis août 2011, il a rejoint depuis mai 2019 l’équipe de Theatrum Belli

Le Donbass russe : entre Paix et Victoire

Le Donbass russe : entre Paix et Victoire

Le Donbass concentre les ressentiments entre l’Ukraine et la Russie. C’est dans cette région que la guerre dure depuis 2014 et qu’une partie des affrontements commencés en février 2022 trouve leurs origines. Reportage de Gaël-Georges Moullec dans un Donbass qui vit à l’heure de la guerre depuis bientôt dix ans.

Gaël-Georges Moullec – revue Conflits – publié le 13 mars 2023

https://www.revueconflits.com/le-donbass-russe-entre-paix-et-victoire/

Article original paru sur SDBR News (c) Alain Establier


Creuset historique de l’industrie russe et soviétique, le Donbass a été intégré à la République socialiste soviétique d’Ukraine en 1922. Au cours des décennies, le Donbass a aussi été un lieu de mélanges pour les diverses populations de l’URSS qui s’y sont retrouvées à la suite de l’industrialisation, de la reconstruction et de la modernisation du pays. Dans cette région, deux événements historiques sont prégnants dans les esprits des habitants :

la lutte et la victoire sur les occupants allemands,

et les événements de 2014-2015 qui ont conduit à l’indépendance des deux républiques de la région, puis leur intégration à la Fédération de Russie.

Témoignages de ces souvenirs, les monuments, les stèles et les plaques commémoratives que l’on retrouve dans chaque ville et village de la région.

En février 1943, l’Armée rouge lance un raid de cavalerie derrière les positions allemandes en vue de libérer la partie du Donbass encore occupée. Durant plusieurs jours, des combats font rage au cours desquels se distingue la 112edivision de cavalerie bachkire, conduite par le général Minigali Chaïmouratov, mort au combat et enterré sur le champ de bataille.

Février 2023 : un voyage mémoriel

Quatre-vingt ans plus tard, un groupe de volontaires civils de la République du Bachkortostan (Fédération de Russie), composé d’universitaires, d’archéologues du champ de bataille et de membres d’ONG, se lance en autobus dans une expédition de plusieurs centaines de kilomètres[1]. Le périple passe de champs de batailles en monuments aux morts au travers des villes, villages et lieux-dits du Donbass, des Républiques populaires de Donetsk et de Lougansk, sur les traces de la 112e division. Thorez, Krasny Loutch, Lougansk, Petrovskoe, Krasnodon, Saour-Moguila autant de lieux qui sont à la fois les témoins des combats de 1943, mais aussi de ceux qui débutent en 2014.

Au-delà de ce parcours mémoriel, ce sont les impressions ressenties au cours de cette expédition qui font l’objet de cet article.

Entrée dans le Donbass

« Ne touche pas ! » Affiche présente dans l’école mettant en garde les enfants

En premier lieu, l’entrée dans le Donbass depuis la Fédération de Russie suppose un passage par les gardes-frontières et la douane. Celui-ci ne pose pas de problèmes. Tout au long du parcours, les divers contrôles, policiers ou militaires, se déroulent dans le calme et l’ordre, que cela soit le long de la route ou lors d’arrêt à des points de contrôle (blok-post) gardés par une troupe équipée de VAB (BTR).

Initialement, la première conférence devait se dérouler à l’Académie d’administration de Donetsk, mais, à la veille de notre arrivée, l’édifice de l’Académie et le foyer des étudiants ont été touchés par des frappes ukrainiennes conduites avec des lance-roquettes multiples américains (M142 HIMARS – High Mobility Artillery Rocket System).

Repli donc sur Thorez, la ville de la région de Donetsk qui porte le nom de l’ancien Secrétaire général du PCF. L’entrée principale du Collège universitaire, filiale de l’Académie d’administration de Donetsk, est ornée d’une plaque noire en marbre avec le portrait et les dates de vie et de mort d’un étudiant tombé au front pour l’indépendance. Les élèves du Collège sont des enfants de la guerre, une grande partie de leur vie, depuis 2014, s’étant déroulée au rythme des combats entre indépendantistes et troupes ukrainiennes. Aujourd’hui encore, une grande partie d’entre eux ont des membres de leur famille engagés sur le front car la conscription est générale dans la République populaire du Donetsk. Enfin, les cours en présentiel n’ont repris que depuis janvier 2023, une fois éliminée définitivement les menaces de bombardements ukrainiens. La vie n’est toutefois pas revenue à la normale : le blocus ukrainien de la station principale fournissant l’eau courante se poursuit, contraignant les habitants de Thorez à jongler avec les seaux d’eau entre les passages des citernes d’approvisionnement.

Le témoignage d’une professeur mobilisée de 2014 à 2022

Surprise de taille, cette intervenante à la conférence tenue au sein du Collège. Docteur en sciences de gestion, membre de l’administration de la République, cette professeure a été officier du renseignement militaire de la République populaire du Donetsk de 2014 à la fin de la bataille de Marioupol en 2022. De son aveu même, elle n’aurait jamais cru se retrouver un jour avec un casque pour bonnet et un gilet pare-balle comme tailleur – son quotidien durant plus de huit ans. Son constat est le suivant : « la propagande antirusse conduite au cours des dernières décennies en Ukraine a été si prégnante que les responsables des nouveaux territoires russes auront impérativement à trouver les moyens de la contrer, en particulier auprès des nouvelles générations ».

L’exemple suivant est donné à l’appui de cette thèse : « A Marioupol, un enfant me demande d’où je viens ». Je réponds : « Du Donetsk ». Alors l’enfant dit : « Tu es une sale Russe ? (moskalka) ». Interloquée, elle ajoute : « Non, je suis de Donetsk ». « Alors tu es une enfoirée d’indépendantiste (separ) », affirme l’enfant.

La visite du monument de Saour-Moguila

Débris de missiles et obus

Autre moment fort de l’expédition, la visite du monument de Saour-Moguila, à la gloire des combattants de 1943 et de 2014-2015. Un escalier gigantesque s’élève vers la stèle : d’un côté, un bas-relief consacré aux héros de la Grande guerre patriotique, de l’autre, les visages des héros des combats d’indépendance et de l’intervention russe : Arsen Pavlov (Motorola, 1983-2016, tué dans un attentat), Mikhail Tolstikh (Givi, 1980-2017, tué dans un attentat), Olga Katchoura (Korsa, 1970-2022, tuée au front), Vladimir Joga (Vokha, 1993-2022, tué au front) et Nurgamedov Gadjimagomedov (1996-2022, tué au front).

De villes en villages du Donbass…

Ce parcours allant de villes en villages du Donbass nous permet, dans un premier temps, de nous rendre compte des destructions infligées aux habitations et aux infrastructures par les forces ukrainiennes de 2014 à 2022. Simple exemple, la petite ville de Petrovskoe (République populaire de Lougansk), où se mêlent tout à la fois les habitations détruites, le musée (rafistolé) à la mémoire des commandants de la 112e division de cavalerie et l’école №22 « Général Chaïmouratov » flambante neuve. Ce centre scolaire, détruit par les bombardements ukrainiens, a été reconstruit en mai 2021 à l’instigation du Bachkortostan. C’est le seul point de couleurs vives dans un paysage gris sombre.

Le Donbass : une grande friche industrielle

Tout aussi impressionnante que les destructions est la friche industrielle qui couvre l’ensemble du territoire et qui témoigne de son abandon par Kiev bien avant les tentatives d’indépendance. À en croire les habitants, le dédain pour la région débute vers 1995, alors que le Donbass passe sous la coupe d’oligarques qui l’exploitent sans jamais y faire d’investissements productifs. Au total, entre abandon industriel et bombardements, les villages traversés semblent avoir perdu les deux tiers de leur population.

Moment fort sous le préau du bloc scolaire : les célébrations mêlent tout à la fois le souvenir des héros et l’excitation des fêtes de fin d’année. Celles-ci débutent par l’hymne russe repris par les écoliers. Premier temps, l’évocation du souvenir des 28 enseignants de la ville tombés armes à la main lors de combats pour l’indépendance. Dans leur grande majorité des hommes de moins de trente ans dont les photos souriantes et décontractées contrastent avec leur destin. Puis viennent les artistes du Bachkortostan, chanteurs de rock et musiciens traditionnels, qui enflamment la salle. Il est vrai qu’un tel spectacle est rare pour les élèves – le couvre-feu est d’actualité dans les Républiques depuis 2014.

La deuxième conférence, tenue cette fois-ci dans la capitale de la République populaire de Lougansk, se déroule dans une atmosphère plus traditionnelle. Toutefois, les rencontres faites dans l’hôtel très discret où nous passons la nuit – un étage dans un immeuble d’habitation – nous confirment que les mesures de sécurité, en particulier électroniques, que nous avons suivi jusqu’alors n’ont pas été vaines.

La technique de l’intimidation

Char t-64 repeint en noir à la mémoire des tankistes tombés au combat

Selon des ouvriers du BTP logés dans cet hôtel et engagés dans des constructions dans la région, « des pays, alliés des Ukrainiens, leur fournissent des données électroniques sur les concentrations d’utilisateurs de téléphones portables achetés en dehors de la région. Une fois ces données acquises, des informateurs sont envoyés sur les lieux pour vérifier l’origine des personnes présentes. Dès que la confirmation est acquise, l’artillerie ukrainienne – canons ou lanceurs multiples – entre en œuvre ». Plusieurs dizaines de collègues de ces ouvriers du BTP auraient ainsi payé leur insouciance de leur vie.

De 1943 à aujourd’hui…

Deux derniers moments marquent la fin de la semaine. La visite du musée de Krasnodon qui retrace l’épopée de la « Jeune Garde », un groupe de 70 résistants soviétiques, âgés de 14 à 18 ans, massacrés en 1943 par les Allemands et leurs supplétifs locaux. Enfin, la visite du Musée régional de Lougansk, où sont exposés des débris des missiles et des obus tombés sur la ville, semble refermer la boucle de l’Histoire.

Au travers des diverses rencontres faites durant ce périple, la population des deux Républiques semble se répartir en deux groupes principaux, sans qu’il soit réellement possible de juger de leur poids respectif :

  • Une partie de la population souhaite parvenir le plus rapidement possible à une paix, les neuf années de guerre ont laissé des traces et l’avenir ne peut être conçu que comme un retour rapide à une certaine normalité.
  • L’autre partie de la population pense que seule une victoire, c’est-à-dire une capitulation sans condition de l’Ukraine, lui permettrait de vivre normalement et de garantir sa sécurité et son avenir.

Deux derniers éléments doivent enfin être pris en compte :

  • d’une part la très grande majorité de la population refuse de revenir sous le joug ukrainien,
  • d’autre part, il existe indéniablement une cinquième colonne pro-ukrainienne, infime mais présente, voire agissante, qui souhaite un retour des Républiques dans le giron de Kiev.

[1] Cet événement qui se déroule du 18 au 26 février 2023 a été organisé avec le concours de l’Université d’État des sciences et de la technologie d’Oufa, l’Université d’État « Vladimir Dahl » de Lougansk, le Musée d’histoire locale de Lougansk, le Musée régional de Louhansk, l’Académie d’administration publique et de la fonction publique auprès de la direction de la République de Bachkortostan, l’Académie d’administration publique sous la direction de la République populaire de Donetsk, l’Institut d’études stratégiques de l’Académie des sciences de la République du Bachkortostan, le Centre pour le partenariat interculturel et la branche régionale du Bachkortostan de la Société historique militaire russe. L’auteur a participé à cet événement à l’invitation de Dr. Valentina Latypova, directrice du Centre pour le partenariat interculturel et de Dr. Ramil Rakhimov, Directeur de la Chaire d’Histoire de la Russie de l’Université d’Etat des sciences et de la technologie d’Oufa.

*Gaël-Georges Moullec, Docteur en Histoire contemporaine, a récemment publié Vladimir Poutine : discours 2007-2022, 2022, SPM, 428p. et Ukraine, la fin des Illusions, SPM, 2022, 232p. https://www.editions-spm.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=73937

Crédits photos: Gaël-Georges Moullec

Un groupe « pro-Ukraine » pourrait être l’auteur du sabotage des gazoducs NordStream 1 et NordStream 2

Un groupe « pro-Ukraine » pourrait être l’auteur du sabotage des gazoducs NordStream 1 et NordStream 2

https://www.opex360.com/2023/03/08/un-groupe-pro-ukraine-pourrait-etre-lauteur-du-sabotage-des-gazoducs-nordstream-1-et-nordstream-2/


 

Et si des soupçons pèsent sur la Russie – alors qu’il n’était pas forcément dans l’intérêt de cette dernière de neutraliser les deux gazoducs – aucune preuve n’est venue les étayer. En outre, pour Moscou, ce sabotage ne pourrait avoir été commis que par un pays de l’Otan, notamment le Royaume-Uni et/ou les États-Unis.

En février, le journaliste américain Seymour Hersch est allé dans le sens des autorités russes en affirmant – sans en apporter la moindre preuve – que NordStream 1 et NordStream 2 avaient été sabotés par l’US Navy, avec le concours des forces norvégiennes.

Cela étant, quelques faits sont troublants… Comme la présence d’un avion de patrouille maritime américain P-8A Poseidon sur les lieux quelques temps avant les explosions ayant affecté les deux gazoducs. Signalée par l’agence Reuters, celle-ci a ensuite été confirmée par l’US Navy, qui n’avait manifestement pas d’intérêt à la cacher.

L’appareil en question effectuait un « vol de reconnaissance de routine dans la région, sans rapport avec les fuites des gazoducs Nord Stream », a assuré un porte-parole de la marine américaine. Quant à savoir si des renseignements susceptibles d’être utiles à l’enquête avaient pu être collectés par le P-8A Poseidon, celui-ci a botté en touche. « Nous n’avons pas d’informations supplémentaires à fournir pour le moment », a-t-il dit à Reuters.

Un autre élément a été mis en lumière par l’entreprise américaine SpaceKnow, spécialisée dans l’analyse des données satellitaires. Son Pdg, Jerry Javornicky, a en effet confié au magazine Wired que 25 navires naviguaient dans le secteur au moment des faits… et que deux d’entre-eux, mesurant environ 95 et 130 mètres de long, avaient éteint leur système d’idenfication automatique [AIS], obligatoire pour tout bateau civil, a fortiori dans un endroit aussi fréquenté que la mer Baltique.

« Ils avaient leurs balises éteintes, ce qui signifie qu’il n’y avait aucune information sur leur présence et qu’ils essayaient de dissimuler leurs informations de localisation », a expliqué M. Javornicky, avant de préciser que ces informations avaient été transmises à l’Otan.

Un autre navire était-il présent sur les lieux du sabotage ou bien fait-il partie des deux signalés par SpaceKnow? Toujours est-il que plusieurs médias allemands, dont l’hebdomadaire Die Zeit et les chaînes publiques SWR et ARD, ont affirmé que les enquêteurs avaient identifié un yacht qui aurait probablement été utilisé pour saboter les deux gazoducs. Ce bateau – qui n’a pas été nommé – a été loué par une société établie en Pologne et « appartenant apparemment à deux Ukrainiens ».

Selon l’enquête, six personnes [cinq hommes et une femme, dont des plongeurs] ont pris place à bord. Leur nationalité n’a pas formellement été établie, d’autant plus que des faux passeports ont été utilisés pour louer le yacht. Celui-ci a appareillé de Rostock [Allemagne] le 6 septembre. Puis il a été localisé près de l’île danoise de Christiansø [son AIS était-il allumé à ce moment là?]. En tout cas, le bateau a été ensuite restitué « non nettoyé »… ce qui a permis de trouver des traces d’explosifs dans l’une de ses cabines, écrit Die Zeit.

« Même si des pistes mènent à l’Ukraine, les enquêteurs ne sont pas encore parvenus à déterminer qui a mandaté » l’opération, conclu l’hebdomadaire allemand. Le hasard faisant bien les choses, le même jour, le New York Times a fait état de « nouveaux renseignements » examinés par les autorités américaines…

Et celles-ci suggèrent qu’un groupe « pro-ukrainien », composé « d’opposants à Vladimir Poutine », pourrait être derrière le sabotage des deux gazoducs. Seulement, et sans préciser l’origine de leurs informations, elles ont admis ignorer « beaucoup de choses sur les auteurs du sabotage et leur affiliation » et n’avoir « aucune preuve » sur une implication directe de Kiev.

Si le sabotage des deux gazoducs a été une opération relativement « simple » [NordStream 1 et NordStream 2 reposent à 80/100 mètres de profondeur], il n’en reste pas moins qu’une action de ce genre ne s’improvise pas et qu’elle exige des moyens. Qui les a fourni?

En tout cas, le gouvernement ukrainien a démenti toute participation à ce sabotage. « Bien que j’aime collecter d’amusantes théories du complot sur le gouvernement ukrainien, je dois dire que l’Ukraine n’a rien à voir avec l’accident de la mer Baltique et n’a aucune information sur des groupes de sabotage pro-ukrainiens », a réagi Mykhaïlo Podoliak, un conseiller du président Volodymyr Zelensky, via Twitter.

« Cela ne vient pas de notre action », a assuré Oleksiï Reznikov, le ministre ukrainien de la Défense, en marge d’une réunion avec ss homologues de l’Union européenne à Stockholm… où le Premier ministre suédois, Ulf Kristersson, n’a pas souhaité faire le moindre commentaire sur cette affaire. « Je conseille de ne pas tirer de conclusions hâtives », a, de son côté, affirmé Boris Pistorius, le ministre allemand de la Défense.

CMF 29 : L’OTAN et l’Union européenne – Quel avenir après l’Ukraine ?

CMF 29 : L’OTAN et l’Union européenne – Quel avenir après l’Ukraine ?

Theatrum Belli – publié le 8 mars 2023

Quel avenir pour nos systèmes de défense et de sécurité collective ?

Contrairement aux espoirs placés dans l’implosion de l’empire communiste soviétique, force est de constater que les relations interétatiques deviennent de jour en jour de plus en plus brutales. Après avoir mis la main sur l’économie russe, la petite coterie, principalement issue des services spéciaux, qui dirige ce pays entend maintenant reconstituer son imperium sur une Europe qu’elle estime faible et dégénérée.

Encouragée par l’absence de réponse ferme à ses coups de force précédents ― l’Occident a, de fait, accepté les partitions de la Moldavie et de la Géorgie ainsi que les accords très défavorables de Minsk ― la Russie met ses menaces à exécution en s’en prenant une nouvelle fois à l’Ukraine. Nous aurions dû mieux écouter Vladimir Poutine ; ne renouvelons pas cette erreur en n’entendant pas Xi Jinping.

Face à l’inadmissible, il est temps pour l’OTAN et l’Union européenne, de repenser leurs systèmes de défense et de sécurité collective qui sont aujourd’hui à la croisée des chemins.

 

Février 2022 : la guerre entre États, dans sa version dite de haute intensité, est de retour en Europe. Nous assistons à une résurgence de pulsions nationalistes qui, de la Chine à la Russie en passant par la Turquie, nourrissent des pratiques néo-impérialistes, dont la conquête territoriale n’est qu’un des aspects des plus virulents. L’agression de l’Ukraine par la Russie au mépris des dispositions du droit international interroge violemment et profondément nos systèmes de sécurité et de défense collective. Elle réactive également sur notre continent, souvent dans l’urgence, des mécanismes interalliés ou multinationaux jugés parfois ronronnant, et la réflexion sur le modèle le mieux à même de répondre à ce nouveau paradigme.

Le conflit en Ukraine n’est, in fine, que la partie la plus exacerbée d’un rejet de plus en plus clairement exprimé des systèmes de régulation et de sécurité collective issus de la Deuxième Guerre mondiale, et des tentatives jusqu’ici plutôt réussies d’inscrire le nucléaire militaire dans une dynamique mieux maîtrisée par l’ensemble des parties. L’abandon en 2019 par la Russie et les États-Unis du traité sur les forces nucléaires de portée intermédiaire (FNI) constituait une prémisse de cette remise en question et bien téméraire serait celui qui pourrait aujourd’hui se prononcer sur l’avenir du traité New Salt, signé en 2021 entre la Russie et les États-Unis, dernier accord existant en matière de réduction des arsenaux nucléaires stratégiques.

Mais, au-delà des débats sur les voies et moyens de contenir la prolifération nucléaire militaire, concept théorique pour nombre de populations plutôt préoccupées par les difficultés sociales, économiques et environnementales, le conflit russo-ukrainien consacre également la réémergence du fait nucléaire comme outil de rapport de forces et réactive une dialectique que beaucoup avaient remisée au rang des accessoires propres à la guerre froide. En la matière, si l’activisme de l’Iran préoccupe, celui de la Corée du Nord inquiète et la rhétorique belliqueuse du président Poutine depuis quelques semaines, même récemment adoucie, remet l’occurrence d’une apocalypse nucléaire au cœur des possibles.

Peut-il en effet accepter de perdre une guerre pouvant conduire à son éviction pure et simple sans recours à l’ensemble des moyens militaires à sa disposition ?

Le premier niveau de questions repose donc sur la capacité des Occidentaux à penser nationalement et/ou collectivement les nouvelles dialectiques du fait nucléaire et les réponses à imaginer pour y faire face.

Ces réalités ont été plus ou moins bien pressenties par les différents États du monde occidental. La France affirmait dès 2008 que « dans un monde balkanisé et retribalisé donnant une large place aux conflits interétatiques, un accès élargi aux armes de destruction massive, facilité par les technologies de l’information, pourrait affaiblir l’effet régulateur de la supériorité militaire conventionnelle des pays occidentaux, susceptible de redonner à la guerre une place particulière parmi les instruments de règlement des différends entre États »1. Ce que le président de la République reprendra en 2017 dans sa préface à la revue stratégique de défense et de sécurité nationale en rappelant que « les affirmations de puissance et les régimes autoritaires émergent ou reviennent, tandis que le multilatéralisme semble s’effacer devant la loi du plus fort ».

Le deuxième niveau de questions consiste donc à s’interroger sur les conditions de la supériorité conventionnelle des Occidentaux dans le cadre d’une guerre aéroterrestre de haute intensité au potentiel nucléaire avéré, et élargie aux espaces cyber et exoatmosphériques.

Question simple qui relance pourtant très largement, en France comme chez nos voisins, mais aussi au sein de l’OTAN et de l’Union européenne, la réflexion capacitaire au sens large (modèle d’armée, capacités militaires conventionnelles et non conventionnelles, doctrine, normes d’entraînement et de préparation opérationnelle, forces morales et résilience), d’autant que le conflit russo-ukrainien, même s’il ne peut être regardé comme une référence absolue, constitue en la matière une richesse inégalée de réflexion. Il s’agit ni plus ni moins de la volonté et de l’aptitude des Occidentaux à relever individuellement et collectivement le défi capacitaire induit par ce nouveau paradigme.

Car cette guerre européenne met en scène les technologies les plus avancées et conforte l’actualité et la pertinence de la puissance aéroterrestre. La transparence du champ de bataille devient un élément clé du succès. Capacités satellitaires, cyber, de renseignement et d’écoute, feux à longue portée, drones et défense sol-air appellent des approches nouvelles dont la cohérence suppose une approche concertée sinon parfois intégrée. L’acculturation des forces armées ukrainiennes aux organisations et méthodes de l’OTAN depuis 2014 constitue sans nul doute l’une des raisons des succès militaires enregistrés par Kiev.

Mais ce conflit remet également au goût du jour le concept de guerre hybride, qui permet de porter la confrontation non conventionnelle (mais non nucléaire) sur un spectre large de champs d’activités d’espionnage et de sabotage, voire de destruction d’infrastructures critiques (câbles sous-marins, gazoducs et oléoducs, transport ferroviaire, centrales électriques, cyberattaques). Nous savons déjà que l’invasion russe en Ukraine a été précédée de nombreuses cyberattaques et de destructions d’infrastructures clés.

De même les pays riverains de la mer Baltique ont connu dans un passé récent une succession d’explosions, de fuites, de ruptures, de blocages et de coupures qui relèvent indubitablement d’une volonté de déstabilisation des sociétés occidentales « dans le contexte plus large de confrontation entre la Russie et l’Ouest »3. Il s’agit de rendre moins aisée la distinction entre guerre et paix, mais aussi de garder une capacité de nuisance des populations et d’affaiblissement de l’autre sans pour autant porter le niveau de conflictualité à des confrontations autres que conventionnelles. La menace est réelle, la réponse à y apporter reste à construire. Le site officiel de l’OTAN rappelle d’ailleurs, de manière volontairement floue, une déclaration publique selon laquelle « ses pays membres pourraient décider d’invoquer l’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord si un ou plusieurs d’entre eux étaient la cible d’activités hybrides ».

Le troisième niveau de questions porte donc sur la réduction, par les Occidentaux, de la vulnérabilité de leurs infrastructures stratégiques, sur l’accroissement de leur puissance dans les champs dits « immatériels » et de leurs capacités de contre-ingérence. Certes, la « boussole stratégique » fixée par l’Union européenne intègre clairement la dimension hybride des conflits potentiels dans un futur proche. Il n’empêche que la résilience des infrastructures liées aux activités exo-atmosphériques, à la souveraineté numérique et à l’indépendance énergétique appelle des mesures aussi urgentes que coordonnées. À cet égard, la récente attaque dont ont fait l’objet les systèmes d’information de l’hôpital de Versailles relève plutôt de la stratégie coordonnée que du simple avatar technologique.

Pour autant, les États démocratiques ne doivent pas ignorer la persistance des guerres asymétriques et ce que le chef d’état-major de l’armée de terre a appelé « la rémanence de la menace terroriste »4. Les stratégies de prévention et d’influence restent d’actualité, en Afrique notamment, tandis que la protection du territoire national et/ou européen nourrissent une vigilance accrue de la part des responsables politiques et militaires. Si les interventions en bande sahélo-sahélienne, déclenchées à la demande des États africains concernés par la menace terroriste, ont pu susciter quelques timides dynamiques européennes, le quatrième niveau de questions porte sur le rôle et la place de l’Union européenne (UE) dans ce type de configuration. Comment accroître la réactivité et
l’efficacité collectives, comment combiner gestion d’un conflit de haute intensité ici, en Europe, et une posture de prévention efficace là-bas, en Afrique ?

Bras de fer nucléaires, conflits de haute intensité voire engagements majeurs ou guerres asymétriques, dans un monde hyperconnecté, le succès repose aussi sur des stratégies d’influence de plus en plus sophistiquées. La maîtrise de l’information et la capacité à produire des narratifs forts à usage interne autant qu’externe constituent un enjeu clé. De même les actions de désinformation pèsent de plus en plus lourdement sur les rapports de force. Si la France est d’ores et déjà confrontée à ces dynamiques en Afrique, la guerre des communiqués entre Kiev et Moscou doit être étudiée de près et des stratégies occidentales concertées pourraient être mises au point ou renforcées au sein de l’UE comme de l’OTAN.

N’oublions jamais que la Russie constitue l’une des plus grandes usines à trolls du monde… la cyber-manipulation des opinions reste un défi à relever collectivement. Le cinquième niveau de questions porte donc sur les approches vertueuses à enclencher pour répondre efficacement à ce qui touche directement la résilience des Occidentaux.

Le conflit ukrainien, les perspectives sombres qu’il pourrait ouvrir en mers de Chine ou du Japon, en Europe du Nord, sur les marches septentrionales de la Syrie, en mer Égée ou ailleurs, suscite de nombreuses incertitudes et remises en question. Ces nouveaux paradigmes nourrissent l’introspection des États occidentaux qui, voyant leurs prédictions les plus pessimistes se réaliser depuis moins d’un an, sont sommés de trouver des réponses nationales autant que collectives aux défis qui s’esquissent.

Poursuivant sa contribution à la réflexion collective, le Cercle Maréchal Foch se livre dans ce dossier à une pensée libre et plurielle sur le rôle et la place des systèmes de défense et de sécurité collective occidentaux face aux impérialismes renaissants et de possibles confrontations de blocs. La « fin de l’histoire » n’est pas pour demain.

GCA (2S) Philippe Pontiès

Président du Cercle Maréchal Foch


NOTES

  1. « Prospectives géostratégique à l’horizon des trente prochaines années » – Ministère de la défense – Avril 2008.
  2. « Revue stratégique de défense et de sécurité nationale 2017 ».
  3. Arsalan Bilal – Chercheur associé à l’université arctique de Norvège sur les questions de sécurité – Le Monde23 et 24 octobre2022.
  4. GAR Pierre Schill ― Grand rapport de l’armée de Terre ― Octobre 2022.

Cercle Maréchal Foch

Le G2S change de nom pour prendre celui de Cercle Maréchal Foch, tout en demeurant une association d’anciens officiers généraux fidèles à notre volonté de contribuer de manière aussi objective et équilibrée que possible à la réflexion nationale sur les enjeux de sécurité et de défense. En effet, plutôt qu’un acronyme pas toujours compréhensible par un large public, nous souhaitons inscrire nos réflexions sous le parrainage de ce glorieux chef militaire, artisan de la victoire de 1918 et penseur militaire à l’origine des armées modernes. Nous proposons de mettre en commun notre expérience et notre expertise des problématiques de Défense, incluant leurs aspects stratégiques et économiques, afin de vous faire partager notre vision des perspectives d’évolution souhaitables. (Nous contacter : Cercle Maréchal Foch – 1, place Joffre – BP 23 – 75700 Paris SP 07).

Envol de Griffon: de La Rochelle et de La Valbonne, vers Tapa (Estonie)

Envol de Griffon: de La Rochelle et de La Valbonne, vers Tapa (Estonie)

griffon rochelleDSC_7646.jpg

 

par Philippe Chapleau – Lignes de défense – publié le 8 mars 2023

https://lignesdedefense.blogs.ouest-france.fr


Le chargement, en vue du déploiement par voie ferrée pour l’Estonie d’une quarantaine de véhicules tactiques, a été effectué lundi à La Rochelle et mercredi à La Valbonne, les trains étant attendus le 16 mars en Estonie. 

Cette opération logistique visait à déployer depuis deux sites en France: La Rochelle (photo ci-dessus. Y ont été chargés des Griffon du 126e RI) et La Valbonne (photo ci-dessous), les véhicules de combat et de soutien du nouveau sous groupement tactique interarmes français engagé sur le flanc Est à Tapa, en Estonie, au sein de la mission Lynx. Le dispositif français est intégré au Battle Group de l’Enhanced Forward Presence sous commandement britannique.

En étroite coopération avec la SNCF, ces deux trains militaires rejoindront l’Estonie au terme d’un voyage de 3 000 km).

amx10rc5.jpg

Pour le nouveau mandat, armé par la 13e Demi-brigade de la Légion étrangère (renforcée par des éléments d’artillerie, du génie et du soutien et par quatre AMX-10RC), le sous groupement tactique interarmes sera doté des moyens « les plus modernes et performants, dont le Véhicule blindé multi-rôle Griffon, qui après avoir démontré ses capacités au Sahel, est déployé en Estonie pour renforcer le dispositif Lynx« , selon l’armée de Terre.

DSC_7533.jpg

Ce mouvement logistique a été coordonné par le Poste de commandement du Contingent national Terre – Europe continentale (PC NCC – EC National Contingent Command) basé à Lille. Ce poste de commandement est responsable de la Coordination du mouvement logistique assurant ainsi une autonomie de projection de bout en bout en Europe.

 

20 février 1918, une opération « commando » française géante en Lorraine

20 février 1918, une opération « commando » française géante en Lorraine

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 7 mars 2023
https://lavoiedelepee.blogspot.com


La plus grande opération « commando », le terme n’est évidemment pas d’époque, de l’histoire militaire française a probablement eu lieu en février 1918 en Lorraine. Cela a été un succès remarquable de nos soldats. Vous ne le saviez pas ? c’est normal ! L’historiographie française sur la Grande Guerre ne s’intéresse généralement pas à ce genre de choses.

Tout commence le 16 janvier, lorsque le général commandant la 8e armée française ordonne de réaliser un coup de main au nord du bois de Bezange-la-grande. Un coup de main est une opération dite de va-et-vient, c’est-à-dire sans occupation du terrain et visant généralement à rechercher du renseignement à l’intérieur même des lignes ennemies. L’hiver 1917-1918, c’est un peu la « drôle de guerre » de 1939-1940 puisqu’on attend les offensives allemandes, à cette différence près qu’en 17-18 on s’y prépare intensivement. On travaille, on s’entraine, on innove, beaucoup plus qu’en 1939.

L’hiver 1918 est en particulier l’occasion d’une intense bataille du renseignement, du côté allemand pour tromper l’ennemi et sonder ses défenses, du côté allié pour déterminer le point d’application de l’effort allemand. Le coup de main est dans les deux cas un instrument privilégié de cette lutte et on assiste ainsi à une petite guerre de corsaires le long du front.

C’est dans ce cadre que la 8e armée cherche à savoir ce qui se passe dans la région de Bezange, et si possible d’entraver les éventuels préparatifs allemands. Dans le même temps, cette opération devra servir d’expérimentation de nouvelles méthodes d’attaque par surprise, assez proches de celles que les Allemands ont déjà développées. La mission est confiée à la 123e division d’infanterie pour un début d’opération un mois plus tard. Il n’est pas évident que l’on soit capable aujourd’hui de faire plus court au regard de tous les moyens engagés.

L’objectif choisi est le plateau des Ervantes, juste au nord du village de Moncel-sur-Seille à 22 km au nord-est de Nancy. On ne parle pas encore comme cela mais l’« effet majeur » est de parvenir à « nettoyer » ce carré d’environ 1 500 m sur 1 500 en moins de deux heures, avant l’organisation par l’ennemi d’une contre-attaque importante.

L’objectif est très solidement tenu, aussi va-t-on privilégier d’abord une infiltration par la route qui mène à Sarreguemines par un ravin, zone plus faible, pour se retrouver ainsi à l’intérieur du dispositif ennemi au sud-est de l’objectif et obliquer ensuite à 45 degrés en direction du nord-ouest. Cela permet d’éviter la zone de défense frontale du plateau des Ervantes, avec une défense solide au dessus d’une pente forte au nord de Moncel-sur-Seille. La manœuvre latérale permet aussi de progresser plus facilement dans les tranchées parallèles.

Une fois l’idée de manœuvre définie, on procède à la « génération de forces ». L’attaque sera le fait de trois groupements d’assaut, A, B et C, formés chacun autour d’un bataillon d’infanterie du 411e Régiment d’infanterie (RI), renforcés pour le A par une compagnie du 6e RI et tous par une section de lance-flammes Schilt. Un groupement D formé de deux compagnies du 6e RI est également prévu pour la couverture face à l’ouest et le recueil.

Le séquencement est le suivant :

Phase 0 : deux compagnies du 4e régiment du génie organisent le franchissement de la rivière Loutre.

Phase 1 : les groupements C à et A franchissent la rivière Loutre et progressent plein nord sur 1 km jusqu’au col. Le groupement B suit C et le dépasse en fin de phase pour se placer entre C et A.

À la fin de l’action, A a deux compagnies en couverture sur le col face au nord et sur le saillant du Hessois, le mouvement de terrain à l’est du « ravin ». C, B et A ont respectivement trois, trois et deux compagnies alignées le long de la route au pied du plateau (le dénivelé est léger, environ 30 mètres sur 500 mètres) sur un axe sud-est/nord-ouest face au plateau des Ervantes.

Phase 2 : nettoyage du plateau des Ervantes par B, C et la moitié de A. Le groupement D se met en place au nord de Moncel-sur-Seille.

Phase 3 : repli. C et B dépassent l’objectif et sont recueillis par D. A se replie par le chemin initial par le ravin.

Franchissements, assauts de positions, dépassements, changements brutaux de direction, nettoyages de kilomètres de réseaux retranchés, recueils, c’est une mission complexe qui nécessite une préparation très précise et des appuis importants.

Les appuis sont fournis par un total de 352 pièces, dont 180 lourdes. C’est une proportion évidemment considérable, presque un canon pour 5 à 10 soldats à l’attaque. L’artillerie de l’époque est en fait aéroterrestre, puisqu’elle ne peut fonctionner sans moyens aériens. Trois escadrilles sont donc réunies pour assurer l’observation des tirs et deux escadrilles de chasse pour la domination du ciel et la protection des observateurs. La division engage également son escadrille d’infanterie. Celle-ci est chargée de l’observation et du renseignement en avant de l’infanterie à l’attaque, en marquant par exemple au fumigène les positions de défense repérées, ou mitraillant l’ennemi à découvert.

Quatre ans plus tôt seulement, tout ce qui est décrit là aurait relevé de la pure science-fiction. L’artillerie ne tirait que sur ce qu’elle voyait directement comme pendant les guerres napoléoniennes. En 1918, elle peut tirer relativement précisément à plusieurs dizaines de kilomètres. Elle peut même le faire sur simples calculs sans passer par de longs réglages préalables, ce qui excluait toute surprise.

Pour cette opération, on lui demande d’abord de neutraliser les batteries ennemies, d’aveugler ses observatoires, de détruire certains points clés et de créer des brèches sur les défenses de la rivière Loutre afin de faciliter la pénétration. Puis, lorsque l’attaque sera lancée de créer deux boites de protection. Une boite est un carré d’obus, dont trois côtés sont des barrages fixes empêchant l’ennemi de pénétrer à l’intérieur ou de s’en échapper. Le quatrième est le barrage roulant qui protège les fantassins à l’attaque par un mur d’obus et effectue ensuite une série de bonds, en général de 100 mètres toutes les trois ou quatre minutes. Pour assurer le coup, on décide même de faire deux barrages mobiles, un avec des percutants devant les fantassins français, ce qui procure l’avantage de faire un écran de poussière, et un autre plus loin avec des fusants éclatant donc dans le ciel. Il y aura donc une première boite pour protéger la pénétration dans le ravin et une deuxième dans la foulée et sur des angles totalement différents pour l’attaque du plateau.

Pour assurer encore plus le coup, on réunit aussi un groupement de 200 mitrailleuses qui appuieront l’infanterie à l’assaut en tirant au-dessus d’elle. C’est une innovation que l’on a empruntée au corps d’armée canadien. Elle consiste à faire tirer sur ordre une grande quantité de mitrailleuses à angle maximum de façon à envoyer des dizaines de milliers de projectiles sur une zone que l’on veut interdire à plusieurs kilomètres. Le froissement des balles dans l’air, au-delà de la vitesse du son, donne l’impression aux combattants à l’assaut d’être à l’intérieur d’un tambour.

Il faut imaginer à ce stade le degré de sophistication nécessaire pour parvenir à faire tout cela et le coordonner harmonieusement. Il n’y pas alors de radio TSF portable et le réseau de téléphone peut difficilement suivre dans une mission aussi dynamique. On communique au ras du sol, (en fait souvent dans le sol) avec des coureurs porteurs de message, et surtout on passe par le ciel où les avions peuvent envoyer des messages par morses ou les porter et les larguer avec un sac de lest. Dans ce tambour géant, il faut donc imaginer des fusées qui partent dans le ciel avec des couleurs différentes suivant les demandes, des pots ou des grenades fumigènes pour indiquer des positions, des fanions et des panneaux visibles du ciel pour indiquer où sont les amis. 

Et puis, il y a le combat de l’infanterie. Il faut oublier les attaques en foule courant de manière désordonnée que l’on voit dans les films sur la Première Guerre mondiale, la scène d’ouverture d’Au revoir là-haut par exemple. L’infanterie de 1918 et déjà bien avant en fait, c’est de la mécanique. Pas de foule, mais du « feu qui marche » de manière très organisée. En 1914, un bataillon d’infanterie à l’assaut, c’est 1 100 hommes (théoriques) armés de fusils Lebel 1893 renforcés en moyenne de deux mitrailleuses. En 1918, ce n’est plus que 700 hommes, mais avec 120 armes collectives légères (fusils-mitrailleurs, fusils lance-grenades) ou lourdes (mitrailleuses de la compagnie d’appui du bataillon) et souvent une partie des trois mortiers de 81 mm et trois canons de 37 mm de la compagnie d’appui du régiment.

L’emploi de tout cet arsenal nécessite beaucoup de coordination. On ne combat plus en ligne à un pas d’intervalle comme en 1914, mais par cellules autonomes. Chacune des quatre sections des compagnies d’infanterie, est partagée en deux, bientôt trois, « groupes de combat » ou « demi -sections », d’une quinzaine d’hommes répartis en deux escouades commandées par des caporaux. Une escouade est organisée autour d’un fusilier, porteur du fusil-mitrailleur, l’arme principale (mauvaise, mais c’est une autre histoire). Sous le commandement d’un caporal, le fusilier coordonne son action de tir de saturation avec deux grenadiers à fusils protégés autour d’eux par cinq ou six grenadiers-voltigeurs qui combattent au fusil ou à la grenade. On est beaucoup plus près d’un combat articulé lent et méthodique de petites cellules que de la ruée en masse. La norme est alors d’avancer au rythme d’un barrage roulant, c’est-à-dire entre 1 et 2 km/h. 

Toute la force, l’équivalent d’une brigade moderne, se prépare longuement à l’opération plusieurs dizaines kilomètres à l’arrière, dans l’archipel des espaces d’entrainement et de formation qui a été créé en parallèle du front. Elle est munie de photos aériennes de la zone et de plans à petite échelle fournis par un camion du Groupe de canevas de tir d’armées (GCTA), qui produit 4 millions de plans par an. Toute la géographie microtactique de la zone y est représentée avec chaque tranchée, boyau, ligne, poste, point d’appui, repéré et baptisé. On planifie, on expérimente et on répète les ordres d’opérations à partir de maquettes, puis sur le terrain sur des reconstitutions jusqu’à ce que tous les problèmes possibles aient été décelés et que tout le monde connaisse son rôle. Là encore, beaucoup de ces méthodes qui existent à la fin de la guerre, balbutiaient au début de la guerre de tranchées et étaient inimaginables en 1914.

La force se met en place au tout dernier moment sur des positions préparées, organisées, fléchées, et dans la plus totale discrétion. La surprise sera totale.

Le 20 février au matin, l’opération débute par les escadrilles qui chassent les ballons et les avions ennemis, ce qui, avec les fumigènes sur les observatoires rend l’artillerie ennemie aveugle. À 7 h 30, le groupement d’artillerie ouvre le feu. Toutes les missions préalables de l’artillerie sont réalisées sept heures plus tard.

À 14 h 30 et 15 h, les deux compagnies du 4e régiment du génie se lancent sur la rivière Loutre et protégées par les appuis, mettent en place 43 passerelles sur deux zones de franchissement.

À 15 h 30, heure H, une compagnie du groupement C et deux de A sortent des brèches dans les réseaux français, franchissent la Louvre, parfois à travers la rivière jusqu’au milieu du corps, et se lancent à l’assaut de la première ligne allemande. C’est probablement la partie la plus délicate de l’opération. La défense d’une ligne de tranchées, ce sont des barbelés et des mitrailleuses. Les barbelés sont battus une première fois par l’artillerie, puis si ça ne suffit pas, les fantassins ouvrent des passages à la cisaille ou parfois simplement avec des échelles, qui permettent ensuite de descendre dans les tranchées. Face aux mitrailleuses, il y a le barrage d’artillerie qui épouse la forme du terrain, neutralise autant que possible les défenseurs et soulève de la poussière. On y ajoute parfois des fumigènes et plus tard dans la guerre des gaz non persistants.

L’infanterie tente de son côté de s’approcher au maximum des mitrailleuses en les neutralisant par ses propres feux. Si on a doté l’infanterie d’autant d’armes collectives, c’est uniquement pour neutraliser les nids de mitrailleuses ennemies tout en se déplaçant. Il n’y a pas encore de chars d’accompagnement légers, ils apparaitront fin mai, mais leur but est exactement le même et ils feront ça très bien.

L’abordage de la première ligne est donc difficile. La compagnie de tête du groupement C perd 48 tués et blessés, un sixième des pertes de toute l’opération, mais parvient à s’emparer de son objectif, le Saillant des Saxons, en une quinzaine de minutes. Derrière lui, le reste du groupement C, puis tout le groupement B peuvent s’infiltrer dans le ravin assez facilement jusqu’au col derrière le barrage roulant. Une fois à l’intérieur des tranchées et des boyaux, les mitrailleuses ennemies sont moins redoutables.

Il en est sensiblement de même à droite pour le groupement A qui déploie deux compagnies en tête. Les deux compagnies progressent, souvent en rampant, jusqu’au Saillant des Hessois et s’en emparent. La compagnie Arrighi est commandée à la fin de l’action par un sous-lieutenant, seul officier indemne de l’unité. Mais là encore, les premiers points d’appui de mitrailleuses neutralisés, le reste de l’opération est plus facile. La défense est sporadique, les Allemands ayant évacué des positions en réalité intenables ou sont surpris dans des abris indéfendables. La seule équipe lance-flammes du groupement A fait 26 prisonniers à elle seule. Le groupe de grenadiers du sergent Raynard, élément du corps du franc du régiment, neutralise cinq abris et fait 20 prisonniers. La compagnie Clerc du groupement A peut se déployer en couverture face à l’est et protéger le reste de l’action. La compagnie Arrighi fait de même au niveau du col en fin de tableau. Chaque compagnie est renforcée d’une section de quatre mitrailleuses. Arrivée sur le col, l’une d’entre elles abat un avion allemand qui se présente. Un autre avion sera abattu de la même façon, dans la phase suivante. La première phase est terminée en un peu plus d’une demi-heure.

Les huit compagnies alignées face au plateau des Ervantes se lancent à l’assaut, chacune dans leur fuseau de 200 mètres de large, au rythme de 100 mètres toutes les quatre minutes derrière le barrage roulant. Les sections de tête, une ou deux suivant les lignes, progressent dans les tranchées, les boyaux ou en surface, et fixent les objectifs, abris, dépôts, postes de commandement ou d’observation, fermes fortifiées, les sections suivantes les réduisent, fouillent les abris puis les détruisent au lance-flammes. Les dernières sections acheminent tués et blessés amis, prisonniers et documents ou matériels capturés à l’arrière. On assiste à de vrais moments d’héroïsme comme lorsque le sous-lieutenant Gouraud franchit seul le barrage roulant pour surprendre une section de mitrailleuses allemandes. Le soldat Ozenne capture une autre section de mitrailleuses et fait 17 prisonniers à lui seul.

Les Allemands sont totalement impuissants. Ils tentent de lancer une contre-attaque vers 17 h 15. Elle est repérée par l’aviation et neutralisée par l’artillerie, le groupement de mitrailleuses et les compagnies de couverture. À 17 h 45, les compagnies se replient comme prévu et sans précipitation. Les six compagnies de C et B dépassant l’objectif, rejoignent le groupement D qui a organisé un chemin d’exfiltration et les recueillent. Les deux compagnies les plus avancées de A sont recueillies par la compagnie sur le col, qui elle-même est recueillie ensuite par la compagnie sur le saillant des Hessois qui ferme la marche en repassant la rivière Loutre.

Les 38 tués français et 67 blessés graves, soit un homme sur trente environ, ont tous été ramenés dans les lignes françaises, ainsi que 357 prisonniers. Les Français comptent également 200 blessés légers. Les sources allemandes parlent de la perte totale de 646 hommes dans leurs rangs. On notera au passage, la relative modestie des pertes au regard de la puissance de feu engagée de part et d’autre. C’est l’occasion de rappeler que contrairement à ce que l’on voit dans les films, il faut alors des centaines d’obus et des milliers de cartouches (rapport total des projectiles lancés/total des pertes infligées) pour tuer un seul homme dans la guerre de tranchées.

Toute la zone a été ravagée et restera neutralisée jusqu’à la fin de la guerre. On a surtout la certitude grâce aux renseignements obtenus que rien ne se prépare à grande échelle de son côté, ce qui avait été envisagé un temps par l’état-major allemand. Les Français peuvent se concentrer sur Reims ou la Picardie, ce qui aura une énorme influence pour la suite des événements.

Au bilan, dans sa conception et sa réalisation quasi parfaite, il s’agit d’une des opérations les plus remarquables de la Grande Guerre. Il faut considérer l’immensité des innovations en tous genres et de la somme de compétences qu’il a fallu accumuler, en partant de rien malgré les pertes considérables, pour passer en quelques années de la guerre à la manière napoléonienne à quelque chose qui n’a rien à envier à ce qui se fait cent ans plus tard. 

Le fascicule « Corsaires de tranchées » est disponible en version Kindle (ici).