Dans le nord du Mozambique, le gaz prend enfin la mer mais la guerre continue

Dans le nord du Mozambique, le gaz prend enfin la mer mais la guerre continue

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par Philippe Chapleau – Lignes de défense – publié le 30 novembre 2022

http://lignesdedefense.blogs.ouest-france.fr/


Petit point sur la situation au Mozambique.

Le producteur italien ENI a effectué, le 13 novembre, une première expédition de gaz naturel liquéfié (GNL) à partir du champ gazier Coral, dans les eaux du bassin de Rovuma, au large du Mozambique (photo ENI).

Cette livraison intervient après une suspension de plus de 18 mois des activités pour cause d’insécurité dans la province de Cabo Delgado. Une province d’où le Mozambique pourrait exporter 60 millions de tonnes de gaz par an et devenir la quatrième ou la cinquième puissance gazière au monde. 

 

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Ce premier chargement de GNL a été réalisé à partir des plateformes d’ENI installées en mer, au large de la province de Cabo Delgado. La localisation offshore des installations du groupe italien (à 50 km de la côte) les préserve de l’insurrection djihadiste qui, depuis 2017, a fait plus de 4 400 morts et quelque 950 000 déplacés dans le nord du Mozambique.

Un raid d’ampleur en mars 2021 contre la ville côtière de Palma avait contraint le géant français TotalEnergies à suspendre son projet gazier d’un montant de 18 milliards d’euros. Fin avril 2021, le pétrolier français avait invoqué la « force majeure » et cessé ses activités. Le projet de l’Américain ExxonMobil avait également été suspendu.

Ces attaques n’ont pas cessé, malgré le déploiement d’une force régionale de 3 100 hommes (la SAMIM ou Southern African Development Community Mission in Mozambique) et une sécurisation des sites gaziers par les forces mozambicaines.

Ces dernières disposent aussi du soutien de l’Union européenne qui a investi plus de 100 millions d’euros pour équiper et entraîner des unités antiguérilla. La mission de formation de l’Union européenne au Mozambique (en anglais European Union Training Mission in Mozambique) a été lancée en septembre 2021.

 

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Le déploiement de ces troupes a permis de sécuriser le port de Mocimboa da Praia situé à 80 kilomètres de Palma, le site de Total/Mozambique LNG. Mardi 29 novembre, un premier cargo a même pu accoster dans ce port et livrer du matériel pour les entreprises intervenant à Palma.

Ces derniers mois, la violence s’est toutefois intensifiée dans certaines parties de la province et les rebelles n’hésitent pas à attaquer les forces de la SAMIM: le 15 novembre, un convoi mixte (Tanzanie et Mozambique) est tombé dans une embuscade, le 29 novembre, c’est un soldat du Botswana qui est décédé de ses blessures

La pression sur les populations civiles augmente aussi. Désormais, près de 1,15 million de personnes font face à des niveaux d’insécurité alimentaire sans précédents.

La guerre des missiles – Point de situation du 28 novembre 2022

La guerre des missiles – Point de situation du 28 novembre 2022

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 28 novembre 2022,

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Depuis le 10 octobre, les forces russes lancent une campagne de frappes de grande ampleur sur le réseau de production et d’alimentation électrique ukrainien. Plus d’un siècle après la Première Guerre mondiale et les premiers bombardements visant à grande échelle des objectifs purement civils, c’est la première campagne soviéto-russe vraiment douhetienne, cherchant donc  à obtenir la soumission d’un Etat ennemi ou au moins son profond affaiblissement principalement par la voie des airs. Elle ne risque pas de réussir.

Hiroshima sur Dniepr

Il existe plusieurs moyens pour frapper des infrastructures civiles dans toute la profondeur d’un pays ennemi : commandos infiltrés, artillerie, hélicoptères et avions d’attaque, bombardiers, missiles balistiques et de croisière, et désormais aussi drones-frappeurs. En fonction de leur portée, on peut distinguer deux zones d’action principales.

L’immense majorité des frappes sur les villes ukrainiennes ont lieu dans une bande large de 50 km qui longe la ligne de front et sont le fait des avions et hélicoptères d’attaque, parfois des bombardiers ou des missiles, mais surtout et de très loin de l’artillerie russe.

On peut estimer que depuis la fixation du front au début du mois d’avril, cette bordure a dû recevoir entre 15 et 30 kilotonnes d’explosifs au total. C’est sensiblement l’équivalent de l’explosion du 6 août 1945 à Hiroshima, à cette différence près que ces milliers de tonnes d’explosif ont été répartis dans l’espace et le temps et non concentré sur un point précis densément peuplé. L’immense majorité des projectiles y sont lancés contre les positions militaires ukrainiennes, mais une part non négligeable d’entre eux tombe aussi sur les villes de la bordure, de Kharkiv à Kherson en passant par Sloviansk ou Nikopol.

En parallèle de la guerre sur le front et sa bordure, il y a les frappes sur les villes des 80 % restants du territoire sous contrôle ukrainien. La particularité de cet espace est que les Russes n’y utilisent plus pour attaquer que des missiles et depuis peu des drones, autrement dit des machines sans humains dans le ciel.  Ils ont bien effectué des raids aériens dans la phase initiale fluide de la guerre, celle où on tâtonne pour fixer des pratiques adaptées face à l’ennemi et s’accorder avec les autres composantes des forces amies. Ils y ont renoncé dès lors que le ciel de l’intérieur s’est avéré trop dangereux pour les humains volants.

L’incapacité russe à détruire très vite le système de défense aérienne (SDA) ukrainien, ou même à le neutraliser durablement, est la cause de cette éviction. L’attaque russe a été trop faible, avec 163 missiles et quelques centaines de sorties aériennes peu précises en trois jours là où les Américains avaient lancé 500 missiles et 1 700 sorties sur l’Irak le seul 20 mars 2003. Surtout ces frappes n’ont pu frapper que ce qui n’avait pas bougé, les Ukrainiens alertés ayant eu le temps de déplacer et de camoufler tout ce qui pouvait l’être. Après quelques jours, le SDA ukrainien, à peine amoindri, était à nouveau opérationnel. Il a commencé par imposer aux aéronefs de voler très bas, et lorsque cet étage est devenu lui-même très dense avec l’arrivée des missiles à courte portée fournis par les pays occidentaux, tout est devenu très dangereux.

Au 28 novembre, le site néerlandais en sources ouvertes Oryx documentait la perte de 63 avions (dont 40 bombardiers tactiques et avions d’attaque Su-34 et Su-25) et de 71 hélicoptères dont au moins 49 d’attaque. Ces pertes, évidemment inférieures à la réalité des aéronefs mis définitivement hors de combat sont survenues pour leur grande majorité avant la fin du mois d’avril. À ce moment-là, avions de combat et hélicoptères russes ne vont plus à l’intérieur du pays et restent dans la bordure.

La réciproque est également vraie. La défense aérienne russe, guidée notamment par les deux grands radars Podlet-K1 en Biélorussie et dans la province de Kherson et avec ses batteries de S-400 entourant l’Ukraine et ses patrouilles de MIG-31 BM équipés de missiles R-37 portant à 400 km, interdit également le ciel russe, laissant toutefois parfois la place à quelques raids audacieux. 

L’appel aux missiles

Ne reste donc pour réaliser des frappes en profondeur que la force russe de missiles conventionnels à longue portée. Cette force est un instrument stratégique patiemment développé à grands frais depuis le début des années 2000 afin notamment de compenser la supériorité militaire américaine. En 2019, l’Institut suédois FOI estimait que la Russie disposait de 1 300 missiles modernes à longue portée : 9K720 Iskander balistiques sol-sol, Kh-101/Kh-555 croisière air-sol et 3M-54 Kalibr croisière mer-sol. En 2022, on était sans doute à plus de 1 900.

Dans l’attaque comme la défense, cette force de frappes constitue à la fois une force de bombardement susceptible de frapper puissamment tout ennemi dans la profondeur de son dispositif et un échelon stratégique prénucléaire. Elle constitue en effet un échelon de puissance intermédiaire qui permet d’éviter d’être placé trop tôt le dilemme de l’emploi de l’arme nucléaire en cas de défaite conventionnelle sur le sol russe. La plupart de ces missiles ou des versions adaptées peuvent d’ailleurs porter un projectile nucléaire le cas échéant.

Cet arsenal est au passage particulièrement coûteux (20 à 30 milliards d’euros de la conception à la mise hors service) pour un budget de Défense, il est vrai très sous-estimé, de 65 milliards avant-guerre. Il présente avantage de ne pas risquer la vie de pilotes mais souffre aussi de plusieurs contraintes. De tels engins qui nécessitent de longues minutes de vols ne peuvent être utilisés qu’une seule fois et seulement contre des objectifs fixes acquis selon un processus assez lent passant par le centre opérationnel de Moscou qui transmet les informations sur les cibles aux quatre états-majors de districts militaires qui organisent ensuite les missions sur le front ukrainien. La mise en place tardive d’un commandement unique de théâtre a sans aucun doute donné plus de cohérence à l’organisation des frappes mais il n’est pas certain que le processus soit plus rapide. De fait, ces missiles ne sont utilisés que contre des infrastructures jugées critiques. Il restait à déterminer lesquelles.

Après la première phase de recherche, vaine, de la suprématie aérienne, les états-majors russes tâtonnent dans le choix des cibles. En mars-avril, un effort particulier est fait sur les communications et l’industrie avec en plus quelques frappes d’opportunité sur des cibles militaires. Les Russes essayent, en liaison avec des cyberattaques, de couper les flux téléphoniques ou internautiques et les émissions de télévision ou de radio en s’attaquant aux tours émettrices. C’est un échec. Depuis 2014, les Ukrainiens se sont bien adaptés au champ de bataille quasi permanent du cyberespace et les Russes ne réussissent pas à couper les communications, qui dépendent désormais beaucoup de réseaux satellitaires qui leur échappent. De son côté, l’industrie de Défense ukrainienne s’est rapidement adaptée à la menace, en protégeant, camouflant et dispersant ses sites. Les frappes d’opportunité ont eu plus de succès comme l’attaque massive le 13 mars de la base militaire de Yavoriv, camp de formation à l’extrême ouest de l’Ukraine et passage obligé pour les volontaires de la Légion des volontaires étrangers et d’une partie de l’aide matérielle étrangère. Quelques missiles hypersoniques Kh-47M2 Kinzhal ont également été utilisés dans cette période, sans autre but véritable au regard de leur coût d’emploi que de tester ces munitions en condition opérationnelle et d’impressionner.

D’autres frappes sont plus incompréhensibles, car elles ne peuvent que soulever l’indignation comme celle contre l’université de Kharkiv et surtout celles frappant directement la population. Le 9 mars, un missile russe frappe l’hôpital pour enfants et la maternité de Marioupol et le 8 avril, un autre largue des sous-munitions sur une foule devant la gare de Kramatorsk faisant 56 morts et le double de blessés.

Du côté ukrainien, la tentation est évidemment forte de frapper également des objectifs civils russes pour se venger ou pour dissuader l’adversaire de continuer. Les capacités ukrainiennes sont cependant limitées à un stock inconnu de missiles Tochka-U de 120 km de portée, qui sont utilisés pour frapper les bases aériennes russes de Millerovo et Taganrog ainsi que les navires russes dans le port ukrainien de Berdyansk. L’Ukraine nie en revanche toute frappe contre des objectifs civils, ce que contestent les autorités séparatistes qui déclarent que la ville de Donetsk a été frappée le 20 mars par un missile Tochka-U tuant 23 personnes. La frappe sur la gare de Kramatorsk quelques jours plus tard pourrait ainsi être une frappe de représailles pour cette attaque avec d’ailleurs le même type de missile sur lequel était inscrit en russe « Pour nos enfants ».

Si l’artillerie russe frappe désormais continuellement les villes de la bordure, et si celle de l’armée ukrainienne est accusée d’avoir touché sept fois Donetsk, il n’y a plus, après le massacre de Kramatorsk de missiles lancés directement sur la population afin de provoquer sciemment un massacre. Cela n’empêche pas les pertes civiles mais il faut considérer celles-ci comme des dommages collatéraux de l’attaque principale, comme lors de l’attaque de la gare de Tchaplino le 24 août qui vise un train militaire mais tue également dix civils. Il est vrai que les Russes font peu d’effort pour éviter ces victimes, mais par éthique ou par intérêt dans un contexte très médiatisé on évite désormais de trop indigner par des frappes très meurtrières.

À la fin du mois de mai, les Russes constatent qu’ils ont consommé environ 2 000 missiles pendant trois mois pour un bilan assez maigre. Le stock de missiles modernes russes avait été largement caché et sous-estimé par les pays occidentaux mais il n’est pas non plus inépuisable et la capacité de production ne dépasse pas la dizaine par mois. L’efficacité de la campagne est par ailleurs d’autant plus réduite que la défense anti-missile ukrainienne fait des progrès constants passant d’une capacité d’interception de 30 % en mars à plus de 50 % en juin.

Pour tenir la distance, les Russes réduisent le rythme des frappes et font appel au deuxième cercle de missiles. Outre les vieux Tochka-U déjà évoqués et mis en œuvre dès la fin du mois de mars, les Russes détournent de leurs missions premières des missiles anti-navires et anti-aériens. Non seulement ils dilapident leur précieux stock de missiles mais ils réduisent aussi leurs capacités « anti-accès ». Les Russes lancent donc de vieux Kh-22 anti-navires, déclassés en 2007 ou leur version modernisée Kh-32 ainsi que les modernes P 800 Oniks, soit un potentiel de plus de 800 engins. Ces missiles sont souvent très puissants mais peu optimisés pour le tir au sol comme le montre l’attaque du 27 juin à Krementchouk avec deux Kh-22 qui aboutit par erreur à la destruction d’un centre commercial et la mort de 20 personnes. Les Russes utilisent aussi beaucoup, peut-être un millier à ce jour, de missiles anti-aérien S- 300 convertis à la frappe au sol. Ces missiles sont invulnérables à la défense ukrainienne du fait de leur grande vitesse, mais d’une portée limitée à 82 km, d’une puissance réduite par rapport aux missiles dédiés et surtout d’une faible précision. Ce deuxième cercle n’étant pas non plus inépuisable, les Russes commencent aussi à l’été à chercher des fournisseurs extérieurs, en particulier l’Iran.

Durant cette nouvelle phase qui début en juin, les cibles prioritaires sont l’alimentation en carburant et les voies ferrées. Cette nouvelle campagne de frappes ne fait cependant pas plus émerger d’effet stratégique que la précédente. Si la logistique ukrainienne est évidemment partiellement entravée, les missiles russes n’empêchent en rien l’armée ukrainienne de recevoir de nouveaux équipements occidentaux, de monter en puissance et même de dépasser en capacités les forces terrestres russes. Les Ukrainiens sont même capables de monter une attaque complexe de grande ampleur dans la province de Kharkiv en septembre et d’infliger un coup sévère à la force terrestre russe. Ces succès s’accompagnent par ailleurs de raids et de frappes « corsaires » sur les bases arrière russes, y compris jusqu’en Crimée et même sur le pont de Kertch le 8 octobre.

V comme vain et vengeance

Ce retournement de situation fait approcher le conflit de la guerre totale. Oubliant l’idée de destruction du régime de Kiev et de son armée, Vladimir Poutine recherche désormais l’acceptation ukrainienne du statu quo, objectif que l’on peut espérer atteindre autrement que par des conquêtes territoriales.

Face à l’armée ukrainienne, il s’agit désormais de tenir autant que possible en attendant peut-être de pouvoir reprendre l’offensive. La mobilisation partielle décrétée le 21 septembre est l’instrument principal de cet axe stratégique. Une première vague de 80 000 hommes est envoyée immédiatement en sacrifice en Ukraine afin de tenir les positions, ou même de les conforter, au prix de lourdes pertes. Une deuxième vague de 200 0000, soit un doublement des forces russes en Ukraine, doit les rejoindre après une meilleure préparation. Si cela ne suffit pas, d’autres poitrines viendront.    

Il s’agit ensuite dans un deuxième axe de persuader les opinions publiques occidentales de cesser d’aider l’Ukraine, en jouant sur les conséquences de la guerre sur la vie quotidienne (qui deviennent dans le discours prorusse « conséquences des sanctions contre la Russie »), la peur d’être entraîné dans un conflit mondial décidé par les États-Unis concepteurs du piège ukrainien et enfin la déconsidération des Ukrainiens et de leur président. C’est là encore un espoir de long terme pour Poutine.

Et il y a enfin une nouvelle campagne de frappes qui, dans cette posture générale défensive, devient l’instrument offensif et le seul susceptible, avec l’usure ukrainienne sur le front, d’obtenir une décision. Contrairement aux précédentes, cette nouvelle campagne qui vise prioritairement le réseau électrique ukrainien est décorrélée de ce qui se passe sur le front puisqu’elle n’affecte que marginalement l’armée ukrainienne. Le principal effet militaire en est sans doute la nécessité pour les Ukrainiens de retirer des moyens du front pour les consacrer à la défense des villes, notamment contre les drones.

Pour le reste, il s’agit simplement de créer une gigantesque crise humanitaire en privant la population d’électricité et de chauffage à l’arrivée de l’hiver. L’objectif, non affiché, est sans aucun doute de casser le moral de la population, le véritable centre de gravité clausewitzien ukrainien. Contrairement à la Russie, c’est l’opinion publique qui décide de la politique à suivre dans la guerre en Ukraine. Un cessez-le-feu suivi d’une négociation de paix n’a ainsi aucune chance de se réaliser contre l’avis contraire et très majoritaire d’une population ukrainienne par ailleurs volontiers contestataire contre un État dont elle se méfie. Il ne sert donc à rien de convaincre Volodymyr Zelensky, c’est la population qu’il faut pousser à renoncer en la faisant souffrir. Dans tous les cas, on ravagera l’économie ukrainienne pour longtemps et cela peut toujours servir si les choses doivent durer. On se trouve donc clairement dans un nouvel avatar des théories de Giulio Douhet, cherchant à obtenir la victoire par le ciel alors que le front terrestre est figé.

Techniquement, le ministre de la Défense ukrainien estimait que les Russes disposaient encore le 18 novembre, d’un premier cercle de 630 missiles modernes avec une capacité de production d’une trentaine par mois, ainsi que 500 anti-navires à longue portée. Il y a là de quoi réaliser encore une vingtaine de salves d’une cinquantaine de missiles, car l’usage de moyens désormais rares est plus rationnel en se concentrant sur un seul réseau jugé critique et en saturant les défenses par une série de blitz d’une journée espacés de jour de pause. On frappe ainsi également bien plus les esprits, le but ultime, qu’en saupoudrant continuellement le pays de quelques missiles. Si ces chiffres sont exacts et si la méthode ne change pas, les Russes peuvent ainsi continuer jusqu’au mois de février, peut-être mars. Ils espèrent sans doute beaucoup de l’aide de l’Iran, grand concepteur et producteur de missiles balistiques, pour permettre à la campagne d’aller plus loin.

Une autre nouveauté est l’engagement simultané de drones- frappeurs iraniens, des Shahed 136 pour la grande majorité. Le principal intérêt des Shahed-136, employés pour la première fois le 1er septembre, est d’avoir des caractéristiques inverses et donc complémentaires de celles des missiles. Ils sont lents et portent une charge explosive six à dix fois inférieure à celle d’un missile, charge qu’ils ne peuvent envoyer à grande distance que sur une cible fixe. Ils sont en revanche peu coûteux et donc nombreux. La Russie pourrait ainsi en recevoir plus de 2 000 tout en proclamant les fabriquer elle-même sous le nom de Geran-2. Il faut les considérer comme des obus d’artillerie d’une portée de 1 000 km qui maintiennent le stress des habitants entre deux salves de missiles beaucoup plus destructeurs.

Cette nouvelle campagne a également introduit deux risques nouveaux qui peuvent dépasser les frontières : le risque nucléaire puisque les trois centrales en activité ont besoin d’électricité pour simplement ne pas provoquer d’accident grave et le risque d’incidents de frontière. Lorsqu’on lance des dizaines de missiles et d’anti-missiles à plusieurs centaines de kilomètres de portée et d’une fiabilité qui ne peut être totale, on doit s’attendre à ce qu’il y ait des projections hors des frontières surtout lorsque l’attaque russe est juste à la limite. Cela a été le cas en octobre avec des fragments de missiles russes tombés en Moldavie et plus sérieusement, puisqu’il y a eu deux victimes, le 15 novembre dans un petit village polonais à quelques kilomètres de la frontière frappé accidentellement par la chute d’un missile S-300 ukrainien. L’incident a surtout été l’occasion de démonstrations politiques, plutôt heureuses du côté de l’OTAN où on a géré la chose avec calme et détermination, plutôt malheureuses du côté de Volodymyr Zelensky qui a accusé immédiatement et improprement les Russes sans se dédire vraiment par la suite. Dans un contexte médiatisé, les mots sont des munitions et les tirs fratricides peuvent exister aussi dans la communication.

Le problème majeur pour les Russes est cependant que cette stratégie a très peu de chances de réussir. Il n’y a en effet aucune campagne aérienne qui soit parvenue seule à abattre le moral d’une population dans le passé, et ce n’est pas celle des missiles russes, avec ses 1 000 tonnes d’explosifs projetés en neuf mois sur un pays plus grand que la France qui va faire craquer des gens qui ont connu aussi la crise des années 1990. Même s’ils ont froid ou parce qu’ils ont froid, il est beaucoup plus probable que la détermination des Ukrainiens sorte plus renforcée qu’affaiblie de cette épreuve.

Cette campagne de frappes sans avions dans le ciel ukrainien, batteries, navires et bombardiers restants à distance de sécurité, ressemble plus que toute autre à celle des armes de vengeance V1 et V2 (Vergeltungswaffen) de l’Allemagne nazie à partir de 1944, un emploi de ressources rares pour frapper inutilement des villes parce qu’on ne sait pas quoi faire d’autre et que cela permet de montrer aux siens que l’on fait quelque chose. Il est vrai que les Alliés avaient fait bien pire aux villes allemandes, mais cela avait eu au moins une influence importante sur les opérations. Là, les frappes russes n’ont pas d’effet sur le ligne de front et il n’y a rien à venger sinon les humiliations, comme l’attaque du pont de Kertch, ou les défaites, comme la prise de Kherson par les Ukrainiens.

Ce n’est cependant pas parce qu’une stratégie ne va pas réussir qu’il ne faut rien faire. Il faut au contraire tout faire pour qu’elle échoue encore plus vite et plus complètement afin au moins d’éviter des souffrances inutiles. Les Soviétiques n’avaient pas hésité à se dépouiller de centaines de batteries anti-aériennes de toute sorte pour aider les Nord-Vietnamiens à abattre des avions américains, considérant que tout avion détruit au Vietnam n’aurait pas à l’être en Europe. A la même époque, ils n’avaient pas hésité non plus à déployer une division complète de défense aérienne, avec ses batteries de missiles et ses escadrilles de Mig-21 pour stopper la campagne aérienne israélienne, ce qui avait été l’occasion de quelques affrontements discrets avec les Israéliens mais avait permis de mettre fin à la campagne de frappes sur l’Egypte. Il ne s’agit pas pour les pays occidentaux de faire de même, sauf si la Russie franchit la première la ligne séparant la confrontation de la guerre, mais d’aider les Ukrainiens à surmonter cette campagne de frappes par l’aide humanitaire, l’aide à la reconstruction des réseaux électriques et au renforcement de la défense aérienne. Ce sera l’occasion pour nous d’apprendre comme faire face à toutes ces menaces.

À vrai dire, les stratégies de pression sur la population peuvent réussir, comme en 1918 en Allemagne où le moral s’est effondré après des années de privation mais surtout après une série de défaites militaires, ou encore en Russie un an plus tôt, après là aussi des défaites militaires mais surtout une incapacité de l’État à faire face aux besoins de la population. Ce ne sont pas les frappes allemandes, comme celles qui s’abattaient au même moment sur Londres et Paris, qui ont poussé les Russes à se soulever en février 1917 mais la faim, le froid et la nullité d’un gouvernement que l’armée effondrée n’a pas cherché à défendre, bien au contraire. Ce n’est pas la pression directe de l’étranger sur la population russe qui a fait craquer celle-ci mais le spectacle des défaites et la gabegie de son administration. Un exemple à méditer dans ce long bras de fer que cherchent désormais les Russes.

Artillerie : L’armée de Terre voudrait remplacer ses lance-roquettes unitaires d’ici 2027

Artillerie : L’armée de Terre voudrait remplacer ses lance-roquettes unitaires d’ici 2027

http://www.opex360.com/2022/11/22/artillerie-larmee-de-terre-voudrait-remplacer-ses-lance-roquettes-unitaires-dici-2027/


 

En effet, en janvier 2021, dans une réponse à une question écrite posée par le député Patrick Hetzel, le ministère des Armées avait expliqué que le renouvellement de cette capacité, à l’horizon 2030, devait se faire dans le cadre d’un « dialogue » avec l’Allemagne, celle-ci étant également dotée d’un système similaire. Et il avait aussi souligné l’importance des projets européens FIRES [Future Indirect fiRes European Solutions] et E-COLORSS [European COmmon LOng Range indirect Fire Support System], lesquelles visent à accroitre la portée et la précision des pièces d’artillerie tout en réduisant leurs vulnérabilités.

Ces projets, en particulier E-COLORSS, pourraient « notamment permettre de préparer une solution européenne pour le remplacement du châssis et de la conduite de tir LRU à l’hozizon 2030 », avait indiqué le ministère. Ce qui suggérait alors qu’une « régénération » de ces systèmes d’artillerie serait privilégiée… En outre, rien n’avait été dit au sujet des munitions, alors que, outre-Rhin, des travaux étaient en cours dans ce domaine. Travaux dont les résultats ont depuis été présentés lors du dernier salon EuroSatory, avec le Joint Fire Support Missile [JFS-M] de MBDA Deutschland…

Quoi qu’il en soit, la guerre en Ukraine a changé la donne… bien que la prédominance de l’artillerie dans les combats peut s’expliquer par l’absence de supériorité aérienne pour les deux belligérants. Cela « a eu pour conséquence un retour au combat classique pour les forces au sol, avec la violence et l’attrition associées », a récemment estimé le général Stéphane Mille, le chef d’état-major de l’armée de l’Air et de l’Espace [CEMAAE], prechant ainsi pour sa « paroisse ».

Le général Charles Brown [son homologue américain, ndlr] « l’analyse de façon simple et une caricaturale en disant qu’en l’absence de maîtrise du ciel, la guerre reprend les caractéristiques de la première guerre mondiale, marquée par la prédominance de l’artillerie », a dit le CEMAAE aux députés, lors de son passage devant le commission de la Défense, en octobre.

En tout cas, s’agissant du LRU, la « guerre en Ukraine montre combien les feux dans la profondeur prennent de l’importance, l’arme aérienne intervenant également en complémentarité », a fait valoir le général Thierry Burkhard, le chef d’état-major des armées [CEMA], lors d’une audition au Sénat. « Le programme de l’armée de Terre prévoyait de remplacer le LRU, déjà vieux d’une vingtaine d’années, et que les États-Unis ont déjà remplacé [par le M142 HIMARS]. Il est essentiel que nous disposions d’une capacité de feux dans la profondeur », a-t-il ajouté.

Devant la même commission sénatoriale, le général Pierre Schill, le chef d’état-major de l’armée de Terre [CEMAT] a été plus précis dans ses attentes, évoquant également les CAESAr [Camions équipés d’un système d’artillerie], dont le renouvellement est également prévu dans le cadre d’une coopération avec l’Allemagne, avec le programme « Common Indirect Fire System » [CIFS], lequel ne se concrétisera pas avant… 2045.

« Tout d’abord, le champ de bataille peut devenir transparent en fonction des moyens en notre possession », a d’abord souligné le CEMAT. Ensuite, a-t-il continué, « dès que la transparence est acquise, l’enjeu est celui de la létalité », c’est à dire qu’il faut « frapper » dès que l’information sur une cible est reçue.

« Notre objectif est fixé à 109 canons CAESAr couplés à l’acquisition de munitions ciblées », a enchaîné le général Schill. Quant aux « feux à longue portée », ils « devront être remplacés par des capacités similaires » quand les LRU « arriveront en fin de vie en 2027 », a-t-il précisé. « La guerre en Ukraine nous enseigne que les feux très longue portée sont décisifs : il nous faut réfléchir sur la solution à retenir », a-t-il conclu, avant de souligner l’importance de disposer de drones armés, de munitions téléopérées et de capacités « consolidées » d’infiltration et de frappe longue portée des hélicoptères de l’Aviation légère de l’armée de Terre [ALAT].

La guerre en Ukraine – Au feu et à mesure

La guerre en Ukraine – Au feu et à mesure

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 20 novembre 2022

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La guerre n’est pas chose linéaire, mais affaire de séquences. Celle qui se déroule en Ukraine a commencé classiquement par la séquence de révélation, celle où on constate de visu les capacités réelles des deux armées qui s’opposent. C’est souvent la plus surprenante, car comme pour deux équipes de sport qui n’ont pas joué pendant des années, il n’est possible de fonder les pronostics que sur des apparences.

Depuis le début des guerres industrielles, cette phase de révélation est souvent et rapidement cruelle pour l’un des camps, tant la capacité de destruction des armées modernes est importante. L’armée qui dispose des plus grandes capacités, et on rappellera que le capital matériel y est moins important que celui des hommes, l’emporte normalement très vite et de manière écrasante. L’affaire ne dure alors que quelques semaines, voire quelques jours.

Notons que ce duel des armes gagné, qu’il faut distinguer de la guerre elle-même qui engage toute la nation, n’augure de la Victoire avec un grand V que si elle s’accompagne d’une acceptation par l’exécutif politique ennemi. Dans la guerre en Ukraine, on a pu imaginer, alors que l’on anticipait généralement une victoire russe dans le duel des armées que la guerre se serait prolongée quand même sous forme de grande guérilla.  

Cette anticipation n’a pas duré longtemps, car le révélateur des combats a montré dès les deux premières semaines plutôt un équilibre des forces. La guerre peut parfois s’arrêter à ce stade, si l’agresseur n’a rien gagné à son invasion et que l’agressé de son côté ne cherche pas à se venger ou le poursuivre comme lors de la guerre de 1979 entre la Chine et le Vietnam. Si en Ukraine, les forces russes avaient été stoppées dès leur ligne de départ le 24 février, il aurait été peut-être possible pour les Russes de maquiller leur échec en « leçon » infligée à l’Ukraine ou de prétendre avoir déjoué un projet d’offensive ukrainienne dans le Donbass et on en serait resté là, au moins pour un temps.

Cela n’a pas été le cas. La Russie a subi une énorme défaite militaire autour de Kiev et n’a pas réussi à s’emparer de Kharkiv, mais elle a conquis de larges pans des provinces de Louhansk, Zaporijjia et Kherson. Elle a donc désormais beaucoup plus de choses à perdre si elle renonce que si son armée était restée sur la ligne du 24 février. Elle a par ailleurs encore l’espoir de continuer à avancer en adaptant son armée, qui reste puissante, au nouveau contexte. La guerre continue donc, mais elle est alors condamnée à être longue car il n’y pas souvent de demi-mesure dans les guerres industrielles. Si on ne gagne pas en quelques semaines, il faudra alors compter en années.

La faute en revient en partie à la violence même des combats. Se protéger dans les villes et les retranchements est le meilleur moyen de se soustraire un peu à la puissance de feu moderne. Les armées y ont spontanément recours dès lors qu’elles sont en posture défensive et disposent d’un peu de temps pour s’organiser. S’il n’y a pas de victoire militaire rapide, on assiste donc mécaniquement à une cristallisation progressive du front et un ralentissement mécanique des opérations. C’est ce qui se passe un peu partout en Ukraine à partir de mi-mars. Un front continu s’est formé du nord de Kharkiv à la tête de pont de Kherson, tandis que les Russes retirent à la fin du mois leurs armées décimées dans le nord du pays. Les frontières de Biélorussie et de Russie jusqu’à Kharkiv, prolongent la ligne de front par une barrière que les Ukrainiens ne peuvent franchir par crainte de provoquer une escalade majeure.

C’est le début de la guerre longue, celle où en arrière de la zone opérationnelle les nations mobilisent pleinement leurs forces pour augmenter les capacités de leurs armées et plus en arrière encore celle où les différentes nations extérieures choisissent leur camp. La guerre est alors globale.

Cette guerre longue débute par une séquence de trois mois. Elle est toujours à l’initiative des Russes, plus à l’aise dans cette guerre de positions que dans celle de mouvement grâce à leur puissante artillerie. Ils ont également réduit leurs objectifs à la taille de leurs moyens. Il s’agira cette fois à conquérir complètement le Donbass à grands coups de petites attaques sous appui d’artillerie. C’est lent, méthodique, mais paraît inexorable. Alors que Sevorodonetsk et Lysychansk sont tombées, on peut alors imaginer que Sloviansk et Kramatorsk seront les prise suivantes et que si rien ne change les Russes auront atteint leur objectif stratégique au mois de septembre.

Mais les choses changent toujours à la guerre et si on y est surpris, c’est qu’on se concentre sur le visible, comme les mouvements des drapeaux sur la carte des combats, et que l’on néglige les processus périphériques plus discrets. Dans la zone du duel des armées, on voit tout de suite les effets des opérations de conquête, le terrain change plus ou moins de main, alors que ceux des opérations de raids et de frappes sont plus longs, diffus et souvent indirects. On gagne rarement les batailles en frappant simplement les forces ennemies, mais en les affaiblissant ainsi on facilite le choc des unités de manœuvre.

En arrière de la zone des combats, celle de la stratégie opérationnelle, il y a aussi la zone où s’exerce la stratégie des moyens (ou organique). C’est un archipel de camps ou de centres de formation/réflexion où on s’efforce d’augmenter ou au moins de restaurer les capacités des forces. Cet archipel s’active automatiquement dès le début des combats, mais souvent de manière fragmentée et improvisée. On apprend d’abord sur le tas et on bricole avec les moyens immédiatement à disposition. Et puis, avec l’allongement de la guerre, le processus se complexifie et s’organise. Il faut synthétiser les retours d’expérience, enseigner à tous les meilleures pratiques, instruire les nouvelles recrues, reposer les anciennes, associer les deux, apprendre à utiliser les équipements reçus, entrainer les états-majors, etc.

En superposition de cette zone de restauration/fabrication des capacités de combat, il y a la société qui en fournit les ressources humaines ou matérielles. Cette société subit elle-même une pression forte, des sanctions économiques jusqu’aux frappes aériennes en passant par les cyberattaques ou la propagande, afin qu’elle renonce justement de fournir des ressources et de se souffrir. En périphérie des pays en guerre, il y a les pays alliés qui y interviennent et qui eux-mêmes sont soumis à la même pression sur les sociétés, hors bien sûr celle des combats et des frappes.

En résumé, en arrière de la zone des combats où finalement les choses sont les plus prédictibles, il y a tout un réseau de processus politiques, économiques, diplomatiques, militaires, logistiques, souvent connectés entre eux. Les surprises à l’avant viennent de ces flux, de choses, d’idées ou de sentiments, qui viennent de l’arrière.

Au mois de juillet 2022, la surprise vient de l’arrêt soudain de l’avancée des drapeaux russes sur la carte. Rétrospectivement, on peut l’expliquer par la conjonction d’une usure des troupes de manœuvre russes que ne compensait pas une « structure de production de soldats » très imparfaite en opposition à une structure ukrainienne qui parvenait elle à augmenter les capacités en ligne. On a pu constater aussi les effets de la nouvelle artillerie ukrainienne fournie par les Occidentaux qui ont permis par une campagne intelligente de frappes d’enrayer la logistique de l’artillerie ennemie ou de cloisonner les forces sur la tête de pont de Kherson. Les Russes ne trouvent pas de parade tactique et ne parviennent pas à se renforcer.

On aboutit ainsi à un équilibre où rien ne bouge en juillet et août jusqu’à laisser croire par prolongement de la tendance qu’il en sera ainsi pendant de longs mois. Il n’en est évidemment rien, car les processus arrière sont toujours à l’œuvre et que la montée en puissance de l’armée ukrainienne se poursuit alors que l’armée russe stagne toujours voire s’affaiblit.

La nouvelle rupture, et donc le début d’une nouvelle phase, est arrivée début septembre par une victoire spectaculaire ukrainienne dans la province de Kharkiv et au nord de Sloviansk. Loin des grignotages russes de la phase précédente ou même de l’« usure dynamique » de la bataille de Kiev les Ukrainiens s’avèrent capables de produire des chocs offensifs, une première dans cette guerre. La conquête de terrain est nette et peut-être surtout le coup porté à l’armée russe, et donc par secousses à la société puis au régime politique, est violent. La supériorité militaire ukrainienne est alors évidente, ce qui oblige à la Russie à sortir de sa torpeur en activant différemment les processus arrière.

Sur le front, il s’agit désormais de former ce que l’on pourrait nommer une « ligne Sourovikine », du nom du nouveau commandant en chef de l’ « opération spéciale », comme il y a eu la « ligne Hindendurg » en 1917 et selon les mêmes principes : résister à la supériorité militaire ennemie derrière une ligne de défense solide le temps de mobiliser en arrière suffisamment de forces pour pouvoir reprendre l’initiative. La nouvelle stratégie opérationnelle s’accompagne d’un coup politique, l’annexion par la Russie des zones ukrainiennes conquises, et d’une mobilisation de réservistes dont une première vague doit en urgence et au prix de lourdes pertes servir à renforcer la ligne Sourovikine, tandis que la deuxième, 200 000 hommes, soit une nouvelle armée complète, doit, après une formation plus solide, venir changer le rapport de forces sur le terrain. Si cela ne suffit pas, une nouvelle mobilisation interviendra ou on engagera les conscrits. Dans le même temps, les frappes sur les villes deviennent plus ciblées, les infrastructures énergétiques, afin de « mieux » faire souffrir la population ukrainienne en espérant ainsi peser indirectement sur les opérations militaires et surtout faire capituler cette population. Sur le front périphérique, la Russie cherche au moins des fournisseurs qui lui permettront de poursuivre son effort de guerre, Iran, Biélorussie, Corée du Nord peut-être, et bien sûr à saper le soutien à l’Ukraine au sein des opinions publiques occidentales.

Ces nouveaux axes d’effort russes suffiront-ils à casser la nouvelle tendance ? Il faut toujours un peu de temps pour voir surgir des effets par ailleurs ambivalents.

La mobilisation russe, parfaitement inorganisée, a peut-être aidé à renforcer la ligne Sourovikine sur le Donbass, mais c’est un poison lent. La mobilisation n’est pas populaire, suscite des fuites massives à l’étranger ou à l’intérieur du pays, et provoque de multiples incidents et de plaintes de la première vague envoyée directement sur le front sans préparation. À partir d’une certaine masse critique, ces plaintes et refus, associés aux cercueils de zinc sans victoire associée, peuvent se transformer en contestation de la guerre.

Dans la zone opérationnelle, l’Ukraine a obtenu un nouveau choc en réduisant la tête de pont de Kherson et en s’emparant de la ville évacuée sans combat par les forces russes. Si les effets sur l’armée russe de cette victoire sont sans doute moins importants qu’à Kharkiv, les effets politiques sont considérables. Ils contredisent les efforts russes. Déclarée « russe pour toujours » à peine 41 jours plus tôt Kherson est abandonnée sans combat et même sans une escalade quelconque hormis dans les doses de missiles lancées sur les villes ukrainiennes. Contrairement à ce qui était proclamé au moment de l’annexion, on peut donc pénétrer sur le sol sacré de la patrie russe et s’y emparer d’une grande ville sans susciter de réaction. Se coucher après le franchissement d’une ligne rouge que l’on a proclamé à grand bruit quelques jours plus tôt seulement est le plus sûr moyen de se décrédibiliser pour la suite.

Ce nouveau choc affaiblit aussi la possibilité, déjà mince, de faire craquer la population ukrainienne par la peur et le froid. Ce genre de stratégie ne peut fonctionner que si cette pression s’accompagne de défaites sur le terrain, tuant ainsi tout espoir que les choses s’améliorent. Or, les Ukrainiens sous les bombes entendent parler de victoires, et ils entendent aussi parler des exactions perpétrées par les Russes dans les territoires qui viennent d’être libérés. Rien qui les incite là à demander une « paix blanche », mais au contraire tout qui les pousse à en finir au plus vite en chassant les occupants. Il en est sensiblement de même dans les opinions publiques occidentales qui constatent aussi que l’aide fournie et les sacrifices éventuels, modestes par rapport à ceux des Ukrainiens, servent au moins à quelque chose. Tout pousse au contraire à accentuer encore l’aide aux Ukrainiens alors qu’à l’inverse soutenir un régime russe de perdants même pas magnifiques, bien au contraire, devient plus difficile.

À la guerre, tout commence et tout finit par des batailles. Les victoires sur le terrain, même défensives ou symboliques, nourrissent l’espoir de l’arrière et les ressources de l’arrière nourrissent les victoires. La phase actuelle à l’avantage des Ukrainiens a presque trois mois, c’est déjà un peu vieux pour une séquence de guerre moderne. Les Ukrainiens ont tout intérêt à pousser encore leur avantage tant que c’est encore possible. Le Dniepr interdit la manœuvre, mais en permettant d’avancer les batteries à longue portée, y compris les batteries antinavires, jusqu’à la région de Kherson on agrandit encore la zone qui peut être battue par les feux précis ou peut-être les raids d’infiltration.

Pour le reste, le déplacement des forces de Kherson peut alimenter les autres fronts. Les unités russes repliées sont déjà signalées dans la région de Kreminna, ce qui tend à montrer l’importance pour eux de ce front de Louhansk. Les Ukrainiens peuvent y porter aussi leur effort afin de porter un nouveau choc, comme ils peuvent le faire aussi dans la région de Zaporijjia, l’autre zone de manœuvre possible. Ils peuvent attaquer à partir de Vuhledar au sud-est de Donetsk-ville. La zone est également sensible pour les Russes car elle menace l’une des deux voies ferrées, l’autre étant celle du pont de Kerch, qui alimentent les zones conquises des provinces de Zaporijia, Kherson et la Crimée. Ils peuvent aussi attaquer plus près du Dniepr face à Tokmak par exemple. Peu importe à la limite, l’essentiel est d’aller vite et de frapper fort, malgré la météo d’automne un autre processus changeant qui influe sur les opérations, avant la fin de la séquence.

Quand et comment se terminera cette séquence ? Il faut bien l’admettre, nul ne le sait. La guerre relève bien plus des théories du chaos que du déterminisme des sciences de la matière. Les choses y sont trop humaines, avec des ennemis intelligents et très motivés qui réagissent forcément aux changements de l’autre, et les paramètres, politiques, économiques, diplomatiques, sociétaux, etc. sont trop nombreux pour pouvoir les appréhender tous dans leurs interactions.

On peut ainsi imaginer comme en juillet, mais à l’inverse, que les Ukrainiens ont finalement été plus usés que l’on ne pensait dans les combats précédents ou n’ont plus de stocks de munitions, le point oméga, et qu’ils ne peuvent plus mener d’offensives face à des Russes renforcés. On assisterait alors à une nouvelle phase d’équilibre statique pour l’hiver, avant peut-être même une reprise de l’offensive russe au printemps dans le Donbass.

Mais on peut imaginer aussi des grappes d’innovations d’un côté ou de l’autre, plus probablement du côté ukrainien clairement plus imaginatif, avec de nouvelles structures tactiques, de procédés ou encore de nouveaux équipements. La fourniture par les Américains d’ATACMS (Army Tactical Missile System) à portée de 300 km ou la fabrication locale de nouveaux missiles balistiques ou encore de drones plus puissants peuvent-ils changer la donne ? La Russie de son côté peut-elle mettre en œuvre enfin une vraie structure de « construction de soldats » ? Peut-elle trouver un moyen de mieux exploiter ses 750 aéronefs pilotés basés autour de l’Ukraine en résistant au système de défense anti-aérien ukrainien ?

Les changements peuvent aussi être politiques internes, du côté de Moscou en particulier, mais aussi à Kiev. Tout le monde pense au remplacement de Vladimir Poutine, mais quand et au profit de qui et pour quelle politique ? S’il ne change pas de politique, ce nouveau pouvoir, demain, dans six mois ou jamais, peut-il lui-même être renversé par un autre qui admettra l’échec ?

Nul ne le sait, l’analyse des guerres pendant la guerre se fait à la torche au sein d’une obscurité remplie de monstres. On avance et puis on voit jusqu’à ce qu’on s’aperçoive que l’un des camps ne peut et ne veut plus continuer.

Économie de guerre : un second séminaire entre constats et premières pistes

Économie de guerre : un second séminaire entre constats et premières pistes

– Forces opérations Blog – publié le

Les industriels de la filière défense française et les autorités du ministère des Armées se sont réunis mardi dernier pour un nouveau séminaire sur l’économie de guerre. Un premier point d’étape pour prendre acte de l’ « énorme boulot fait en très peu de temps » et revenir sur les premiers constats et pistes d’amélioration.

Un « très gros travail »

Lancé en juin par le président de la République, le chantier interministériel de l’économie de guerre conserve son objectif principal : forger une industrie de défense capable de répondre aux besoins des armées en termes de fourniture d’armement, de munitions et de soutien dans un contexte d’engagement majeur. Dit autrement, la BITD française doit pouvoir produire plus et plus vite.

Huit semaines se sont écoulées depuis la première table ronde organisée le 7 septembre. La seconde, à nouveau présidée par le ministre des Armées Sébastien Lecornu, réunissait les mêmes acteurs tout en y associant pour la première fois le Comité Richelieu, un représentant clef de nombreuses PME innovantes. Elle aura permis d’acter « le très gros travail mené à froid entre la DGA, l’EMA et les industriels » au cours des deux derniers mois, expliquait hier l’entourage du ministère au cours d’un briefing.

« Un certain nombre de choses ont déjà été décidées », rappelle le cabinet ministériel. Parmi celles-ci, le choix de concentrer l’effort sur des matériels prioritaires. Douze systèmes d’armes, équipements et munitions, et non plus dix, ont été sélectionnés pour leur forte attrition ou le degré élevé de consommation anticipé en cas de conflit. Ce sont, à l’instar des canons CAESAR et de leurs munitions de 155 mm, essentiellement des capacités du domaine terrestre. Les obus de 40 mm du véhicule Jaguar et certaines protections NRBC individuelles seraient aussi dans le collimateur du ministère des Armées. 

En septembre, les deux parties avaient convenu d’une série d’engagements. Côté ministériel, l’effort vise à adopter « une nouvelle façon de conduire les programmes d’armement » en misant sur leur simplification. Pour une partie d’entre eux actuellement en phase amont, il s’agira par exemple de réduire de 20% les exigences documentaires. De quoi permettre d’orienter l’expression de besoin vers des armes moins complexes et plus standardisées sans dégrader les performances. Et, par là, éviter un mouton à cinq pattes accumulant les points de fonctionnement coûteux en temps et en argent.

Côté industriels, la principale demande porte sur la nécessité de « remettre la fonction production au cœur de leurs entreprises ». Les 30 dernières années sont marquées par la priorité accordée à la course technologique et au maintien des compétences, souligne le cabinet. Pour produire plus et plus vite, l’économie de guerre suppose de réinterroger les cycles de production et les chaînes de sous-traitance pour en déterminer les vulnérabilités et proposer des axes d’amélioration.

Goulets d’étranglements et dépendances

Pour progresser, encore faut-il avoir une idée précise de l’état de santé d’une BITD fragilisée par la crise sanitaire, la pénurie de matériaux et l’inflation. Ces travaux d’analyse « ont déjà bien avancé », souligne le ministère des Armées. « Les capacités d’accélération dans la supply chain ne sont pas infinies », constate-t-il. Des 4000 entreprises composants la BITD française, plus d’une centaine sont en butée de production et constitueraient dès lors un goulet d’étranglement en cas d’augmentation des cadences. Chacune fera l’objet d’un plan d’action conduit par la DGA.

D’autres dépendances relèvent de l’approvisionnement réalisé à l’étranger. Bien qu’il y en ait peu dans le secteur de la défense, certaines touchent à des domaines clefs. C’est le cas de la poudre utilisée pour les munitions de gros calibre des armées françaises. Si la France peut compter sur le fournisseur national Eurenco pour ses charges modulaires, ce dernier s’approvisionne majoritairement auprès de l’entreprise Nitrochemie, une coentreprise entre l’allemand Rheinmetall et le suisse RUAG MRO, pour ses matières premières. L’approvisionnement n’est aujourd’hui pas menacé, mais la DGA évalue la possibilité de relocaliser une capacité de production en France pour éviter les conséquences d’une saturation de la demande.

Même son de cloche pour les semi-conducteurs, en pénurie depuis plusieurs années. La France, et par là le ministère des Armées, soutient une initiative européenne de remontée d’une filière à l’échelle continentale. Cet « EU Chips Act » pourrait bénéficier à un paysage français présentant quelques atouts, à l’instar de l’écosystème grenoblois.

La guerre en Ukraine aura, enfin, conduit à revoir certaines certitudes. Le serpent de mer de la filière française de munitions de petit calibre, par exemple, est maintenant abordé sous un autre angle. Pour la DGA, il convient en effet de vérifier si le constat d’un marché considéré comme surcapacitaire et à l’accès garanti par les sources multiples sera toujours valide dans le cas d’un engagement majeur. Et de se poser les mêmes questions que pour les poudres sur le maintien de cette surcapacité et l’opportunité de se doter d’une capacité totalement ou partiellement souveraine.

Fin octobre, le président de la République est venu en personne à la rencontre de la BITD française. C’était à La Chapelle Saint-Ursin et, entre autres, chez Nexter Arrowtech
(Crédits : Nexter)

Des solutions pour accélérer

La réduction des cycles et l’augmentation des cadences supposent en priorité de constituer des stocks de matières premières et de pièces à long délai d’approvisionnement. Cette seule étape représente parfois plus de la moitié du cycle de production. Industriels et autorités planchent depuis un moment sur plusieurs mécanismes de soutien. L’enjeu du stockage suppose tout d’abord celui de la maîtrise des chaînes d’approvisionnement. Hormis la relocalisation de certaines productions, le ministère annonce étudier un mécanisme déjà adopté par les États-Unis. Ce dispositif permettrait, si la situation l’exige, de prioriser les commandes militaires par rapport aux commandes civiles. Autrement dit, d’invoquer l’argument de la souveraineté pour « griller la priorité » dans la file d’attente.

« En réalité, 95% des entreprises le font déjà », souligne l’entourage ministériel, qui explique y avoir recours « sur un certain nombre de contrats urgents, en particulier le recomplètement des CAESAR ». Une assise légale s’avère cependant fondamentale pour disposer d’un moyen qui soit réellement contraignant. Ainsi, l’un des vecteurs dans lesquels cette règle pourrait être inscrite ne serait rien d’autre que la prochaine loi de programmation militaire 2024-2030. Que ce soit avec la BITD ou avec des groupements d’industriels moins centrés sur la défense, les premiers échanges sur le sujet ont engendré « des réactions plutôt favorables ».

Les acteurs avancent en outre la notion de « commande globale ». Le principe ? L’État s’engagerait à commander un certain volume sur une période définie, celle de la LPM par exemple. Si l’industriel sécurise de la charge de travail, il s’engage en contrepartie à constituer les stocks demandés pour anticiper la production au coup de sifflet si la situation le requiert. « Voilà le mode de fonctionnement que l’on a trouvé avec les industriels et que l’on va faire avec la quasi-intégralité du Top 12 », annonce le cabinet. Celui-ci promeut par ailleurs une volonté de convergence des références pour  rationaliser les stocks. En d’autres termes, il faudra s’accorder pour aligner les besoins et mutualiser certains lots. « C’est un travail qui est en cours avec des discussions entre industriels ».

Réduire le temps de production est une chose, compresser les délais de commande en est une autre. Véritable enjeu, l’accélération de la passation de commande passerait non seulement par la simplification de l’expression de besoin, mais aussi par l’octroi de « lettres d’engagement ». À mi-chemin entre l’intention et la contractualisation, celles-ci seraient conçues pour donner suffisamment de visibilité aux industriels pour qu’ils puissent lancer les approvisionnements et les premiers travaux sans que le contrat soit fini d’être négocié et formellement notifié. Il conviendra pour cela d’intégrer au plus vite le maître d’œuvre dans la boucle afin d’atteindre rapidement le niveau de compréhension suffisant pour engager le processus industriel. La LPM 2024-2030 doit encore être présentée, discutée et adoptée mais, « quoi qu’il arrive », l’effort portera sur les équipements du Top 12 et se matérialisera sans doute par ces fameuses lettres d’engagement.

Qui paiera la facture ?

Le ministre des Armées l’a constaté, les différents acteurs ont abattu « un énorme boulot en très peu de temps ». Pour autant, « tout n’est pas complètement finalisé » et l’idée sera de maintenir le format adopté et le rythme d’un séminaire environ tous les deux mois. De quoi établir un constat régulier et ne pas perdre de vue les chantiers à venir.

Parmi les prochains axes majeurs de progression, celui du financement. Constituer des stocks, engager du personnel, compléter l’outil de production a et aura un coût que les toutes les entreprises ne peuvent supporter seules. Au risque, le cas contraire, de devoir grignoter sur les marges et de menacer des investissements essentiels, à commencer par la R&D.

À première vue, tout coup de pouce ministériel supplémentaire paraît pour l’instant exclu. La réponse est sans doute à chercher dans la prochaine LPM, pour laquelle les arbitrages financiers s’annoncent complexes. « Tout cela suppose de se financer auprès d’acteurs bancaires ou à travers des fonds », explique le cabinet. Pas si simple à l’heure où le monde bancaire se révèle toujours plus frileux à l’idée de soutenir la filière défense. D’après le ministère, le SGDSN est monté au créneau au sujet des problématiques de financement de l’exportation, un marché primordial pour la santé financière des entreprises mais menacé par les nouvelles entraves bancaires.

La frilosité des acteurs traditionnels aura au moins eu cela de positif qu’il a motivé l’émergence d’autres mécanismes financiers. « D’une part, il y a un certain nombre d’acteurs parisiens qui sont en train de monter des fonds spécialisés dans la souveraineté ». Ce sont des fonds comme Ace Aéro Partenaires, centré sur les PME et ETI de l’aéronautique, ou des véhicules d’investissement comme ceux mis en place par Défense Angels. D’autres sont en cours de montage.

L’autre tendance positive, c’est la volonté de certains particuliers d’invertir une partie de leur épargne pour développer la souveraineté française. L’hôtel de Brienne a initié un travail avec ses homologues de Bercy pour « trouver des vecteurs qui correspondent à cette aspiration populaire ». Encore au stade préliminaire, l’idée sera davantage détaillée à l’issue du prochain séminaire, fixé pour le mois de janvier.

La mission d’assistance de l’UE en soutien à l’Ukraine devrait être opérationnelle d’ici trois mois

La mission d’assistance de l’UE en soutien à l’Ukraine devrait être opérationnelle d’ici trois mois

 

http://www.opex360.com/2022/11/15/la-mission-dassistance-de-lue-en-soutien-a-lukraine-devrait-etre-operationnelle-dici-trois-mois/


 

Placée sous le commandement du vice-amiral français Hervé Bléjean, actuel directeur de la capacité militaire et de conduite [MPCC] au sein du Service européen pour l’action extérieure [SEAE], cette mission doit permettre de former 15’000 soldats ukrainiens [dont 3000 spécialistes], sur le territoire des États membres volontaires. Son quartier général principal sera établi en Pologne tandis qu’une centre secondaire devrait être installé en Allemagne.

« La durée initiale du mandat de la mission, à caractère non exécutif, sera de deux ans, et le montant de référence financière pour les coûts communs pour cette période sera de 106’700’000 euros », avait précisé le Conseil de l’UE, en octobre. Cette somme sera financée par la Facilité européenne pour la paix, laquelle devrait par ailleurs faire l’objet de nouvelles contributions de la part des États membre, « 3,1 des 5,7 milliards de sa dotation pour 7 ans » ayant déjà « été mobilisés pour les fournitures d’armements à Kiev », a indiqué M. Borrell, ce 15 novembre.

Quoi qu’il en soit, celui-ci s’est félicité de la rapidité à laquelle EUMAM Ukraine se met en place. « Dans moins de trois mois, cette mission sera opérationnelle. C’est un temps record pour les Européens », a-t-il souligné, avant de prendre part une nouvelle réunion des ministres de la Défense de l’UE.

Et cela est d’autant plus à souligner que l’EUMAM Ukraine est la plus importante mission d’assistance militaire de l’histoire de l’UE.

Alors que la France, via Sébastien Lecornu, son ministre des Armées, a déjà indiqué qu’elle formerait 2000 soldats ukrainiens sur son sol, l’Allemagne entend en accueillir 5000. Telle est en effet l’annonce faite ce 15 novembre par Christine Lambrecht, la ministre allemande de la Défense. Ils seront formés « dans un large éventail de compétences », a-t-elle précisé.

L’Espagne a également fait part de sa disponibilité pour former jusqu’à 2400 soldats ukrainiens par an [soit 400 tous les deux mois, ndlr] à Tolède. Reste à voir quels seront les autres pays européens qui contribueront à cette mission, sachant que certains d’entre-eux participent déjà à l’opération britannique « Interflex », lancée en juin dernier, avec l’objectif de former 10’000 recrues ukrainiennes tous les 120 jours sur des sites de la British Army.

Un canon CAESAR fourni aux Ukrainiens touché par une munitions rôdeuse russe

Un canon CAESAR fourni aux Ukrainiens touché par une munitions rôdeuse russe

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par Philippe Chapleau – Lignes de défense – publié le 16 novembre 2022

http://lignesdedefense.blogs.ouest-france.fr/


Un des 18 canons Caesar fournis par la France aux forces armées ukrainiennes a été touché par une munition rodeuse Lancet. Une vidéo en témoigne. Elle est à voir ici.

Merci à @Harry_Boone

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Une partie des servants a réussi à échapper à la frappe; on les voit s’éloigner en courant. 

« 1st blood » 1er SPH Caesar ukrainien touché par une munition rodeuse Lancet. On soulignera quand même la survivabilité de la bête passée entre les gouttes depuis plusieurs mois.

Des ponts pas loin-Point de situation du 11 novembre 2022

Des ponts pas loin-Point de situation du 11 novembre 2022

par Michel Goya – La Voie de lépée – publié le 11 novembre 2022

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Le commandement russe vient donc d’annoncer le repli de toutes ses forces sur la gauche du Dniepr. Plus exactement, Vladimir Poutine a accepté la proposition, qui devait être assez ancienne, de ses généraux de retirer la 49e armée et le 22e corps d’armée de cette position intenable. Peut-être a-t-il eu la délicatesse d’attendre la fin des élections américaines afin de ne pas offrir une victoire indirecte à la politique ukrainienne de Joe Biden.

Poutine renonce ainsi à toute idée de conquérir un jour Odessa et accepte l’affront d’abandonner Kherson, proclamée « russe pour toujours » il y a 41 jours à peine. Déclarer sol russe intouchable un territoire que l’on est en réalité en train de perdre au moment où on parle, c’est faire monter fortement les enchères politiques avec un jeu militaire faible en main et sans l’excuse de ne pas connaître le jeu de l’autre. Il lui fallait donc s’attendre aussi à des pertes de face en proportion de l’emphase de son discours.

Pour tenter de sauver la face justement, ce retrait s’est accompagné d’une manœuvre de justification – sauver la vie de la population et de ses soldats – et de distraction, non pas au sens d’amusement mais de détournement de l’attention. Les ficelles de la distraction sont désormais bien connues. L’accusation, avec preuves « à venir », d’avoir fait ou de préparer quelque chose de très sale est le procédé le plus classique. Même si cette accusation sortie du chapeau-cachette est farfelue, elle occupe les médias et les esprits pourvu qu’elle soit terrible. On peut même, art suprême, combiner justification et accusation, comme lorsqu’on annonce vouloir protéger les gens (lire « kidnapper des populations entières et piller tout ce qui est pillable ») du projet ukrainien de vouloir détruire le barrage de Kakhovka. Plus tragiquement, la manœuvre de distraction peut aussi s’apparenter à des représailles en augmentant par exemple très significativement le dosage des frappes de missiles et de drones sur les infrastructures de vie de la population. On assistera aussi probablement, à une manœuvre d’atténuation de la défaite avec l’idée de leurre, comme pour l’offensive initiale sur Kiev (un leurre dont l’armée russe ne s’est jamais remise), ou en expliquant que l’ennemi a été fixé sur cet objectif et qu’il a subi de lourdes pertes. Pour peu que la manœuvre de repli soit bien exécutée et il sera même possible de transformer tout cela en quasi-victoire défensive contre les forces supérieures de l’OTAN.

Notons quand même cette innovation russe assez inédite consistant à annoncer à l’avance une manœuvre tactique à la télévision, une manœuvre de repli par ailleurs délicate à gérer et dont le succès repose sur une bonne planification et la surprise. Bien entendu, il s’agissait là de faire porter le poids de la décision malheureuse sur le ministre et non Vladimir Poutine, d’un seul coup très absent des médias, et de faire passer à la population les messages décrits plus haut. Il est vrai que de toute façon, le repli était déjà commencé et qu’il n’y avait plus de surprise depuis longtemps.

Tactiquement, un repli sous le feu n’est pas une manœuvre facile. Pour l’instant, les Russes y sont plutôt bien parvenus, que ce soit à toute petite échelle sur l’île aux serpents, de la partie de la ville de Kharkiv qu’ils occupaient et bien sûr du nord de l’Ukraine à la fin du mois de mars, même si les replis des 35e et 36e armées au nord-ouest de Kiev ont parfois tourné à la débandade. Le dégagement de la tête de pont de Kherson est préparé depuis des semaines et de nombreux moyens lourds ont déjà été replié sur l’autre rive. On va donc sans doute assister à une manœuvre classique de freinage, à base d’obstacles minés, d’unité retardatrices et de barrages d’artillerie, sur plusieurs dizaines de kilomètres jusqu’aux points de franchissement le long du fleuve. La défense peut se durcir sur ces points de passage, en particulier à Kherson, afin de couvrir les opérations de franchissement du Dniepr qui constitueront sans doute la phase la plus périlleuse de la manœuvre.

Dans tous les cas, cette manœuvre complexe constituera un « crash test » de la solidité de l’armée russe. Si le repli se fait en bon ordre, sans trop de pertes et d’abandon de matériels, il montrera qu’une armée russe en repli peut effectuer des manœuvres complexes et conserver sa cohésion. Dans le cas contraire, et si on assiste à une forme de fuite désordonnée, des captures massives de matériel ou, pire, de celle de nombreux combattants comme dans la percée dans la province de Kharkiv, le coup au moral et même au potentiel sera très fort.

Les forces ukrainiennes, dont le mode d’action du siège à grande échelle est validé, auront logiquement incité à exercer le maximum de pression sur les Russes en repli afin d’essayer de transformer justement le bon ordre en débandade. C’est cependant aussi du côté de l’attaquant une manœuvre délicate qui oblige à s’exposer et qui peut être couteuse face à un adversaire un peu habile. Dans les replis déjà évoqués autour de Kiev, les Ukrainiens ont plutôt été prudents dans la poursuite, il en sera sans doute de même dans la région de Kherson. S’ils le peuvent, ils devraient s’infiltrer dans la ville et s’appuyer sur la résistance intérieure pour faciliter l’arrivée des brigades de manœuvre, à priori la 28e brigade mécanisée en premier.

C’est avec ce harcèlement seul que la notion de « piège », le buzzword du moment, peut seulement avoir un sens au-delà des scénarios catastrophe d’inondations, de bombes sales voire d’emploi d’arme nucléaire que l’on se plait à agiter. La défense acharnée de la ville par les Russes, façon « Stalingrad sur le Dniepr », ne semble plus d’actualité. C’était de toute façon, une mission quasi suicidaire et en réalité à terme un piège pour les Russes adossés au fleuve. Les Ukrainiens ont bien essayé à Severodonetsk avant de renoncer rapidement.

On imagine aussi parfois le bombardement à outrance de Kherson par les Russes une fois occupée par les forces ukrainiennes. On passera sur le fait qu’il s’agirait de ravager une ville déclarée russe par les Russes, pour considérer l’inutilité de la chose. Une ville est l’endroit où on est le mieux protégé de l’artillerie. Il faut y lancer des centaines d’obus pour espérer y tuer un homme. L’artillerie peut briser des positions ou des équipements repérés avec précision, dans le cadre de la contre-batterie par exemple, elle peut tuer en masse des hommes à découvert, mais pour le reste son rôle est de neutraliser si possible en coordination avec des manœuvres terrestres sinon cela n’offre qu’un intérêt limité. Neutraliser temporairement des troupes ennemies, en les obligeant à se cacher et se protéger, n’a d’intérêt que si cela s’accompagne d’une manœuvre. En bref, oui il y aura des obus russes qui tomberont sur Kherson et les alentours, peut-être même des frappes aériennes. Cela donnera lieu à une longue bataille des feux où l’artillerie ukrainienne, qui aura désormais le loisir de se rapprocher du fleuve Dniepr, pourra frapper au HIMARS une grande partie de la zone sud occupée par les Russes et jusqu’aux abords de la Crimée.

Il est probable en revanche que les manœuvres s’arrêteront là. S’il peut être intéressant de laisser planer la menace d’un franchissement de force, il faut comprendre la difficulté de l’exercice qui, avec la largeur du fleuve, s’apparenterait à une opération amphibie de débarquement de grande ampleur. Cela demanderait beaucoup d’efforts et de prises de risques pour créer une tête de pont fragile. En réalité, la situation qu’on vécu les Russes mais inversée. A la limite, une véritable opération amphibie pour aborder le sud de Kherson par le golfe de Dniprovska et la pointe avancée du parc naturel d’Heroiske serait plus facile, mais elle resterait forcément limitée.

Il est beaucoup plus utile, de part et d’autre, de déplacer les forces ailleurs. Quatorze brigades ukrainiennes, soit sensiblement le cinquième des unités de combat disponibles, sont actuellement concentrées autour de la tête de pont. Quatre ou cinq, et plus particulièrement des unités territoriales de garde nationale pour tenir la rive gauche du Dniepr. Les huit brigades de manœuvre en revanche, après recomplètement et repos représentent une ressource majeure qui peut être décisive sur un autre point. Le général Surovikine tient évidemment le même raisonnement avec ce qui restera des forces de la 49e Armée et du 22e corps une fois le franchissement terminé. La 5e armée, déjà présente sur la rive gauche, peut tenir la ligne et ce qui restera des forces repliées, moins nombreuses et en moins bon état que les forces ukrainiennes pourront également être déployées ailleurs.

Si on élargit le scope, en ce 11 novembre la guerre se poursuit toujours à la manière de 1918. Les Ukrainiens ont toujours pour stratégie opérationnelle de marteler le front par des offensives à 10-15 brigades, et des « opérations corsaires » jusqu’à, au mieux, faire s’effondrer l’armée russe sous les coups ou, au pire, chasser progressivement l’ennemi de tous les territoires qu’il occupe dans le courant de 2023. L’horizon stratégique ukrainien s’arrête là avec au-delà la perspective d’un conflit gelé sur la frontière russo-ukrainienne ou l’acceptation de la défaite par la Russie par un traité de paix.

Du côté russe, on joue sur une posture générale défensive sur le front avec trois axes d’effort dont on espère qu’ils permettront de renverser la situation : presser la population ukrainienne avec la « campagne de l’énergie » afin quelle même fasse pression sur son gouvernement, influencer les opinions publiques occidentales afin de faire cesser le soutien à l’Ukraine et enfin transformer suffisamment l’armée russe grâce à la mobilisation partielle pour briser l’élan ukrainien. on notera au passage sa ressemblance avec les derniers espoirs de l’Allemagne en 1944 : armes miracles – paix séparée avec les Occidentaux – Volkssturm. A ce stade, la préservation de l’acquis des conquêtes serait sans doute considérée par les Russes comme une victoire acceptable.  

Dans la confrontation de ces stratégies, tout est donc affaire d’économie des forces. Et c’est là que le transfert des brigades de manœuvre de Kherson peut avoir un effet stratégique soit en étant engagé dans une autre bataille, soit en roquant avec des brigades en couverture au nord et qui, elles, seraient engagées. Le défi majeur est pour les Ukrainiens de conserver leur supériorité en nombre d’unités de combat de bon niveau tactique et grâce à cela de multiplier les victoires dans le plus court laps de temps possible. Il a fallu aux Alliés douze offensives victorieuses de juillet à novembre 1918 pour briser complètement à la fois l’armée allemande et accélérer les changements politiques en Allemagne. Il en faudra moins, peut-être cinq ou six, pour briser l’armée russe, si possible avant l’arrivée des 200 000 hommes en cours de préparation en Russie.

En considérant comme acquise la victoire à Kherson, les Ukrainiens en ont obtenu deux en trois mois. Il resterait donc encore trois ou quatre grands batailles à gagner d’ici au printemps à la limite quel que soit l’endroit pourvu qu’elles permettent de casser l’armée russe. Comme en novembre 1918, il n’y aurait même pas besoin de pénétrer sur le territoire pour obtenir la victoire. L’Alsace-Lorraine n’a pas été libérée par la conquête mais par l’effondrement de l’armée allemande. Dans ce cadre là, la stratégie organique a autant d’importance que la stratégie opérationnelle. Gagne celui-ci qui emploie le mieux ses forces, mais gagne aussi celui qui est le plus apte à créer, former, reconstituer, transformer ses forces par exemple en « armée alpine » pour l’hiver. Les cinq victoires ukrainiennes à venir dans les six mois se forgent maintenant à l’arrière.

Invasion de l’Ukraine par la Russie : « c’est quoi, gagner la guerre » ? 2/2 – Ukraine, résistance, souffrance, victoires militaires et… Impasse ?

Invasion de l’Ukraine par la Russie : « c’est quoi, gagner la guerre » ? 2/2 – Ukraine, résistance, souffrance, victoires militaires et… Impasse ?


 

Après avoir évoqué le caractère inattendu de l’évolution du conflit né de l’agression russe et le fait qu’aux échecs militaires du Kremlin ont répondu une certaine capacité de résistance économique face aux sanctions occidentales, nous pouvons nous pencher sur l’évolution actuelle des opérations ukrainiennes, sur l’état de l’Ukraine, et nous demander ce que signifierait « gagner » et dans quelles conditions la victoire pourrait revenir à un camp ou l’autre.

 

 

Des succès militaires ukrainiens spectaculaires.

La combativité de l’armée ukrainienne, sa capacité à s’adapter très rapidement sous la contrainte, le soutien apporté par les pays occidentaux sous la forme d’équipements, de munitions et de renseignement, la mobilisation du pays tout entier et son unité patriotique ont permis d’abord d’entraver l’invasion au printemps, puis de saigner à blanc les effectifs russes, avant de reprendre l’offensive avec succès pour entamer la libération du territoire national.

Au sortir de l’été, l’oblast de Kharkiv a été libéré et la poche de Kherson située sur la rive droite du Dniepr est en voie de résorption, d’une façon laborieuse mais continue et méthodique. La contre-offensive menée dans le nord, après une longue opération d’intoxication mais aussi quelques échecs dans le sud, a été l’occasion d’une réelle percée avec un petit choc opératif sur les arrières russes. Si l’armée ukrainienne n’a pas maintenu un tel tempo depuis, elle a néanmoins conservé une attitude offensive pendant plus de deux mois, ce qui est assez remarquable et en dit autant sur l’élévation de son propre niveau que sur la ruine de l’appareil militaire russe : comme le notait Michel Goya, « les courbes se sont croisées » et la victoire sur le front de Kharkiv sera longtemps étudiée comme un modèle d’opération ayant à la fois obtenu une surprise opérative et débouché sur un gain territorial important, la destruction et la capture de forces adverses et un réel bouleversement des postions du théâtre. Aujourd’hui, la Russie est bien involontairement « le premier fournisseur d’armes de l’Ukraine » et peine à rétablir un front solide.

Les inquiétudes du printemps sur la capacité de l’Ukraine à former le million d’hommes mobilisés et à entretenir les matériels fournis ne se sont pas concrétisées. L’Ukraine est parvenue à assimiler très rapidement un cortège de matériels très variés, mais aussi (surtout) à faire de la masse de ses soldats conscrits des unités de manœuvre aptes au combat de haute intensité. Au temps pour l’idée très répandue en Occident que, pour avoir une qualité professionnelle, les armées doivent être composées exclusivement de professionnels.  

Alimenté par son voisinage en armes et munitions, l’Ukraine est parvenue à entretenir ces matériels, en s’appuyant sur son industrie, sur les infrastructures civiles et sur ses voisins très engagés dans le MCO.

Sur le terrain, les brigades ukrainiennes ont maintenant acquis des caractéristiques très « occidentales » : groupes de combat autonomes, bonne coordination interarmes, importance cruciale des sous-officiers dans la conduite de la manœuvre, décentralisation du commandement par intention, souplesse logistique, rotation d’unités, prise en compte du bien être des combattants pour préserver leur potentiel, importance du renseignement… Les Ukrainiens ont aussi beaucoup innové de façon agile et autonome, comme leur application de contrôle d’artillerie décentralisée ou l’utilisation combinée des drones civils et de l’impression 3D. Quelques erreurs ont bien entendu été commises et certains échecs subis, comme l’incapacité à reprendre la centrale nucléaire de Zaporijjia, les débuts difficiles de la progression vers Kherson ou l’obstination à défendre Sievierodonetsk envers et contre tout. Mais au final, la performance de combat et de transformation de l’armée ukrainienne demeure, en tous points, remarquable. Tout comme l’ont été la mobilisation du pays ou sa conduite de la guerre informationnelle.

Face à cette transformation, l’armée russe semble incapable d’apprendre. Les généraux tournent plus vite que les unités du front, ce qui est l’exact inverse de ce qu’il faudrait faire (et le stock de vieux généraux est assez pléthorique). Les nouveaux conscrits sont jetés au combat, sans entrainement, sans équipement, sans soutien logistique et sans motivation. La qualité des unités qui les reçoivent baisse sans cesse et il ne semble y avoir aucune tentative sérieuse pour reconstituer, en arrière du front, une force de manœuvre. L’hécatombe des cadres ajoute à cette impossible remontée en puissance en pleine guerre. L’implication personnelle de Vladimir Poutine dans la conduite des opérations et le limogeage permanent des cadres, la culture du mensonge, les discriminations envers les minorités de l’Empire sacrifiées alors que les populations urbaines russes sont préservées sont autant de poisons qui gangrènent tout espoir russe de renverser le cours des opérations terrestres.

Il ne faut pas d’ailleurs surestimer l’importance de l’aide occidentale. Elle a été et est critique dans certains domaines (renseignement, logistique, matériels antichars, artillerie de contre-batterie) et est sans doute décisive dans la survie économique de l’Etat ukrainien. Mais l’Ukraine a, depuis la prise de conscience des racines de l’échec de 2014, fait de gros efforts pour moderniser et réformer son armée. Si les Ukrainiens triomphent aujourd’hui, c’est parce qu’ils se sont battus dans le Donbass face à l’invasion depuis 2014 et qu’ils ont, en sept ans, formé de nombreux hommes qui sont maintenant l’ossature de leur corps de sous-officiers et d’officiers. L’apport occidental de formation a sans doute été non négligeable dans quelques domaines clé (planification et conduite des opérations, renseignement, logistique, lutte antichar), mais le gros de la transformation de l’armée ukrainienne s’est bien fait sur des bases nationales, même s’il y avait clairement une volonté de « s’aligner » sur les méthodes de l’OTAN.

Face à cet effort, la Russie a continué à concentrer l’élite de ses combattants professionnels dans des unités de pointe, équipées légèrement, fragiles et peu résilientes (parachutistes, infanterie de marine). Surtout, l’armée russe a vu se croiser une ère de réformes très ambitieuse avec une lente paralysie paranoïaque du régime qui encourage le mensonge et la corruption. Tout cela aboutit à un paradoxe terrible : l’envahisseur est presque quatre fois plus peuplé que le défenseur et est censé avoir réformé depuis plus longtemps son appareil militaire, mais ce sont les Russes qui sont aujourd’hui en sous-effectifs et qui manquent à la fois de soldats, de cadres et de capacité à apprendre.

Il semble donc probable que les Ukrainiens parviendront à reprendre les territoires perdus depuis février 2022. Kherson semble en cours d’évacuation par les Russes et finira par tomber. Après avoir été « sonnée » assez systématiquement, les forces à l’est du Dniepr sont au point de rupture. L’hypothèse d’une bombe radiologique russe au Césium ou d’un minage des barrages du Dniepr n’est pas invraisemblable, mais ne changera pas drastiquement le cours des opérations. Le Donbass pourrait être contourné par le nord, coupé de la Russie puis repris. La recapture de la centrale nucléaire de Zaporijjia serait cruciale pour la sécurité énergétique du pays et une descente entre la boucle du Dniepr et Donetsk aurait aussi le potentiel de tronçonner en deux l’espace pris par les Russes tout en isolant de nouveau la Crimée. Le Dniepr pris à revers, toute tentative russe de tenir la rive gauche devant Kherson serait condamnée. Pour autant, les Ukrainiens se limitent actuellement à deux poussées (Kherson et le nord du Donbass), alors qu’ils ont des effectifs bien supérieurs à ceux des Russes, qui avaient eux tentés une poussée sur trois axes en février. Sagesse sans doute, car une offensive n’est pas qu’une question d’effectifs, mais surtout de soutiens logistiques, de capacité de planification et de conduite des opérations. Mieux vaut détruire la force isolée au nord de Kherson et exploiter ensuite le vide créé.

 

Vu l’incapacité chronique de la Russie à apprendre de ses erreurs sur le terrain, l’Ukraine finira par revenir sur les frontières du 24 février 2022. L’exercice de son droit de légitime défense au titre de l’article 51 de la Charte des Nations unies lui en donne le droit et ses forces la possibilité. De même, la reprise de la Crimée semble tout à fait possible, même si le franchissement de l’isthme ne sera pas une petite affaire. Et ? Cela donnera-il « la victoire » à l’Ukraine ? Moscou mettrait alors un terme à son agression ou irait jusqu’à « capituler » ?

 

Que signifierait « gagner » cette guerre face à la Russie ?

Malheureusement pour l’Ukraine, triompher sur le champ de bataille n’est pas forcément synonyme de « gagner la guerre ». Après tout, Hannibal a écrasé l’armée romaine à plusieurs reprises. A la Trébie, au lac Trasimène, à Cannes, les Carthaginois parvinrent lors de la deuxième guerre punique à détruire l’armée adverse. Mais cela ne suffisait pas pour « gagner la guerre » face à une république romaine qui, en refusant de s’avouer vaincue, pouvait compter sur les faiblesses de son adversaire (sous-effectifs, divisions politiques, incapacité à la guerre de siège) et sur ses propres forces (unité politique, alliés, capacité de reconstituer des effectifs, maîtrise des mers). De même, la destruction systématique d’une grande partie de l’armée rouge, notamment autour de Kiev en 1941, ne pouvait donner la victoire à l’Allemagne nazie sur une Union soviétique disposant d’une profondeur stratégique, d’une base industrielle déplacée vers l’Oural, d’un régime dictatorial solide et d’un large soutien occidental. Bref : les guerres ne se gagnent pas par la « seule » victoire sur le champ de bataille. Surtout, le défenseur doit souvent se muer en attaquant, comme la France entre 1914 et 1918, s’il veut espérer mettre un terme au conflit en contraignant l’envahisseur à capituler, ce qui n’est pas vraiment possible pour l’Ukraine.

Aujourd’hui, la Russie semble être à la fois incapable de vaincre, mais aussi impossible à vaincre. La profondeur stratégique du pays et son arsenal nucléaire lui permettent de sanctuariser son pouvoir et des moyens de continuer la lutte, tandis que, comme évoqué au précédent article, son économie, même affaiblie, n’est pas encore au point de rupture. Pour « vaincre » la Russie, il faudrait soit que le pouvoir politique qui a souhaité et conduit cette agression de l’Ukraine décide de renoncer, soit qu’il y soit contraint. Décider de renoncer par calcul semble peu probable : l’invasion elle-même relevait d’une erreur de calcul et Vladimir Poutine est dans la situation du joueur de casino qui par tous les moyens relance sans cesse, en espérant se refaire « au prochain coup ». Il n’est pas du genre à se lever et accepter son échec. Il n’y avait aucune rationalité à envahir le pays alors que la pression était efficace pour obtenir sa neutralisation. Il n’y aurait pas plus de « rationalité » de son point de vue à stopper l’invasion.

L’annexion des oblasts partiellement conquis (et aux frontières non déterminées) enferme un peu plus le pouvoir russe dans la continuation d’une guerre sordide et sans espoir, mais qu’il pense pouvoir continuer à coups d’expédients, sans s’attirer l’hostilité de la majorité de la population. Pour le reste, l’irrationalité des dictatures face aux impasses stratégiques n’est plus à démontrer, comme l’a illustré récemment l’ouvrage de J.L. Leleu et O. Wievorka ou comme en son temps le soulignait Jack Snyder à propos des « mythes » impériaux.

Peut-on contraindre la Russie à renoncer ? La contrainte peut être de deux ordres : intérieure ou extérieure. Eliminons d’emblée la contrainte extérieure : cela supposerait une invasion en bonne et due forme de la Russie par l’Ukraine. Outre que cela contreviendrait au droit de légitime défense, cela poserait d’insolubles problèmes logistique et politiques (beaucoup de pays occidentaux n’iraient pas jusqu’à soutenir une telle idée) et donnerait pour le coup une bonne justification au franchissement par Moscou du seuil nucléaire. La question de la Crimée est déjà en elle-même un facteur d’incertitude sur le plan de la dissuasion russe et Vladimir Poutine a suffisamment pris de décisions imprévisibles et en apparence couteuses politiquement pour qu’on puisse craindre que pour préserver l’annexion de la péninsule il engage au moins une forme de démonstration nucléaire (en mer, ou sur l’isthme de Crimée justement) afin de stopper une possible offensive ukrainienne.

Dans tous les cas, une invasion de la Russie justifierait sans doute un sursaut patriotique, la mobilisation des populations urbaines et pourrait même motiver la Chine à soutenir plus efficacement la Russie en livrant armes, munitions et véhicules. Elle conforterait le narratif russe à propos d’une agression occidentale et diviserait l’Assemblée générale des Nations Unies au sujet du droit de légitime défense. Il faut garder à l’esprit en outre que l’annexion de la Crimée avait été l’objet d’une très large approbation en Russie en 2014 (le Donbass beaucoup moins). De même, une escalade impliquant un engagement au sol de l’OTAN en Ukraine sur la ligne de front est peu crédible, en raison là encore des risques d’emballement de la crise vis-à-vis de Pékin et de franchissement des lignes impliquant la dissuasion nucléaire. A ce titre, il faut souligner le caractère pacifiant et stabilisant de l’OTAN dans la crise actuelle. Il ne fait guère de doutes que s’ils n’étaient pas membres de l’Alliance, la Pologne ou certains pays Baltes seraient déjà impliqués militairement sur le champ de bataille, avec un élargissement des combats à la Baltique.

Revenue sur ses frontières légitimes, Crimée comprise, l’Ukraine retrouverait l’essentiel de son accès à la mer et son intégrité territoriale. Mais elle vivrait dans la crainte d’un retour offensif russe et serait toujours soumise aux missiles balistiques et drones qui attaquent son territoire. Surtout, cela pourrait durer des années, pénalisant considérablement un pays déjà très fragilisé.

Reste la contrainte intérieure en Russie. C’est toujours le grand (le seul ?) espoir du camp occidental : que le régime de Vladimir Poutine tombe du fait de ses défaites. Mais cette perspective, si elle ne peut être écartée, n’a rien de mécanique. Les régimes dictatoriaux sont notoirement capables de survivre aux défaites militaires, transformant par leur propagande interne les pires échecs en victoires. Si le cas de l’Afghanistan à l’ère soviétique est toujours cité en exemple pour évoquer les conséquences de la défaite, il ne faut pas le surestimer. Le pouvoir nazi n’a jamais vacillé malgré les revers, toujours présentés comme des succès, des retraites en bon ordre, des regroupements préalables à la bataille décisive, des consolidations mineures du front et autres replis tactiques. La Propagandastaffel a montré les troupes allemandes contre-attaquant victorieusement jusqu’à Berlin en 1945… Aujourd’hui, l’opposition intérieure « pro-occidentale » en Russie semble tout à fait faible et incapable de cristalliser une révolution contre Vladimir Poutine. Depuis 2009 qu’il a durcit son pouvoir, le Kremlin est parvenu à chasser bon nombre d’opposants politiques en leur menant une vie assez difficile pour qu’ils émigrent. Compte tenu de son emprise sur les médias, il fait vivre la population russe dans une bulle qui pour l’heure tient bon. Les populations urbaines sont relativement épargnées par la guerre, le narratif d’une « opération spéciale » tient toujours et l’essentiel des pertes concerne des populations rurales et/ou des minorités ethniques vivant sur des territoires immenses peu propices aux rassemblements. La population russe vit dans une forme de malaise gêné, avec un fossé générationnel qui se creuse et un avenir qui s’assombri. Mais cela ne fait pas une révolution.

Même la mobilisation, anarchique, inique et mal conduite, semble ne pas suffire à pousser les Russes à rejeter le pouvoir en place. Des dizaines d’incidents ont eu lieu fin septembre, qui firent espérer que se lève un vent de révolte. Mais la menace semble contenue par Moscou et la population cherche plutôt à fuir le pouvoir qu’à s’y confronter. Ainsi, la mobilisation a surtout été l’occasion d’aggraver la crise démographique en provoquant la fuite de plus de 400 000 personnes, à ajouter aux 500 000 déjà parties depuis le début de l’invasion de l’Ukraine. La Russie semble aujourd’hui être enfermée dans un « Poutine, tu l’aime ou tu le quittes » qui n’offre pas de voie alternative et ces 900 000 personnes se sont jointes aux dizaines de milliers d’émigrés depuis 2009. Ce sont souvent des jeunes, éduqués, des « forces vives » qui manqueront à l’économie sur le long terme, mais qui sont aussi, en théorie, celles et ceux qui devraient conduire la protestation intérieure.

Comment espérer un vent de protestation démocratique dans ces conditions ? En dégradant encore les conditions de vie des Russes par des sanctions ? C’est peu probable, cela ne fera qu’accentuer le ressenti contre l’Occident et favoriser le narratif du régime. Seule une vraie rupture de la bulle informationnelle du Kremlin, qui exposerait les populations à la réalité sordide de la guerre conduite en Ukraine pourrait peut-être provoquer une réaction de sursaut. Pire, les changements de régime qui pourraient survenir du fait de l’accumulation de défaites ne seraient pas forcément synonyme de désescalade. Les faucons du Kremlin montrent souvent que Vladimir Poutine n’est peut-être pas le plus fou ou le plus extrême des dirigeants qui pourraient présider au destin de la Russie, même si la surenchère des conseillers du prince est une vieille recette des dictatures. Le débat entre partisans de solutions plus ou moins extrême existe sans doute, associé à une bonne dose d’opportunisme de la part d’hommes comme Evgueni Prigojine. A tout prendre, les forces armées russes sont, peut-être, un des rares espoirs de changement constructif : la conscience doit commencer à monter dans leur corps social qu’elles risquent d’être sacrifiées totalement par cette guerre et déclassées à terme. Poutine chassé par un coup d’état militaire « modéré » est un des rares scénarios qui demeure à la fois vaguement possible et constructif pour sortir de la crise. Les forces stratégiques, bastions de rationalisme épargné par la guerre, aidées d’éléments de la marine et des forces aériennes, contre la Rosgvardia ?

 

L’Ukraine, un « vainqueur fragile »

L’Ukraine de son côté semble être un pays à l’armée maintenant solide, à l’abri de la défaite militaire, mais qui est très fragile dans son économie et incertain dans ses soutiens. C’est sans doute sur ce paradoxe que Vladimir Poutine peut placer un espoir. Même s’il serait présomptueux de se placer dans la tête du maître du Kremlin, on peut constater que son acharnement à frapper l’Ukraine est sans limites et il n’est pas exclu qu’il y ait une forme de raisonnement au-delà de la volonté criminelle de nuire. A court d’options sur le champ de bataille, la Russie peut encore compter sur des capacités de frappe en profondeur pour continuer son offensive tout en sanctuarisant son propre territoire par la dissuasion nucléaire. L’achat de drones et sans doute de missiles à l’Iran, tout comme le pillage en règle de l’armée Potemkine du Belarus illustre cette volonté de continuer « quoi qu’il en coûte ». Cela ne veut pas forcément dire d’ailleurs que les Russes ne produisent plus de munitions, mais peut-être que les Iraniens et les stocks biélorusses vont permettre d’assurer la « jointure » le temps d’une transition à base de composants chinois. L’époque est loin où l’URSS alimentait les pays émergents en armes contre l’Occident et on peut se demander, vu les politiques de prolifération poursuivies par Téhéran, quelle est la contrepartie demandée à Moscou pour les livraisons d’armes.

En Ukraine, dans la profondeur, le Kremlin mène donc une guerre de l’énergie et des infrastructures qui, malgré l’excellence de la défense antiaérienne ukrainienne et les trésors d’improvisation et la dévotion des personnels techniques commence à porter ses fruits. Peu importe aux yeux de Moscou que cela constitue manifestement un crime de guerre. Il y a clairement une volonté de « couper l’eau, le chauffage et l’électricité » à l’adversaire en plein hiver. Bien entendu, les observateurs de la question ont souligné que les populations ciblées par les bombardements de terreur n’ont en fait jamais été démoralisées par de telles actions. Au contraire, c’est généralement l’occasion de galvaniser les victimes autour de la défense de la mère patrie.

 

Carte du réseau à haute tension ukrainien en 2019 avec sources de production ( NPP : nuclaire – TPP : thermique – HPP/HPSPP : cogénération – WPP : éolien – SPP : solaire)

 

Mais d’un autre côté, l’objectif russe est sans doute autant de vider le pays que de le ruiner et le paralyser. En Allemagne, au Royaume Uni ou au Japon pendant la seconde guerre mondiale, partir était impossible (même si les enfants anglais furent envoyés parfois en Amérique). En Ukraine, les populations peuvent fuir, se mettre à l’abri dans des pays sûrs et accueillants, où leur vie sera préservée et où existent des perspectives d’éducation pour les enfants. La crise des réfugiés continue et, malgré les succès militaires ukrainiens, l’UNHCR signale que le nombre des départs dépasse toujours celui des retours. Il atteignait au 1er novembre 7 785 514 personnes, soit près de 18% de la population de 2021. La loi martiale ayant empêché les départs des hommes de 18 à 60 ans, les réfugiés sont avant tout des femmes et des enfants. Mais ces départs pénalisent néanmoins toute l’économie civile. En outre, plus le temps passe et plus ces réfugiés seront incités à s’installer par les gouvernements de pays européens en crise démographique. Le risque à terme pour l’Ukraine est que ces populations, face à l’insécurité créée par les bombardements russes, ne demandent à rester en Pologne, en Allemagne ou en Slovaquie, et que certains des hommes qui se battent au front ne souhaitent les rejoindre.

Outre l’impact sur les réfugiés, l’impact militaire de la campagne russe contre les infrastructures est évident : au XXIe siècle, un pays ne fait pas la guerre sans électricité. Et en s’appuyant sur les infrastructures civiles pour ses communications, l’entretien de ses matériels ou sa chaine logistique, l’Ukraine dépend du réseau électrique civil. Le plan de reconstruction du pays indiquait d’ailleurs dès l’été l’état de crise énergétique dans lequel se trouvait l’Ukraine (tout en soulignant le caractère crucial de la centrale de Zaporijjia – 25% de la production électrique avant invasion). Dans les mois qui viennent, l’Ukraine va se trouver au bord du gouffre énergétique, ce qui pèsera sur la conduite de ses opérations, sur les départs de population et sur son économie. Et ne c’est pas avec quelques générateurs électriques qu’on pourra régler le problème. L’Europe n’a plus, de son côté, de marges de manœuvre pour exporter de l’électricité. Des arbitrages douloureux seront donc à faire par Kyiv, entre alimentation des infrastructures militaires critiques et des foyers. Dans tous les cas, les activités économiques risquent d’être sacrifiées.

Si on parle beaucoup de la contraction du PIB russe de 3,4% en 2022 d’après le FMI, peut-être d’avantage du fait de certains trucages statistiques, on mentionne moins souvent la contraction prévue du PIB de l’Ukraine en 2022 par la banque européenne pour la reconstruction et le développement : près de 30% de chute. Bien entendu, pas plus pour l’Ukraine que pour la Russie, le maintien de l’effort de guerre ne se résume au PIB. Mais en Ukraine, cette baisse n’est pas imputable à une diminution du commerce extérieur, mais bien à des destructions industrielles et des pertes de population, ce qui est bien plus problématique.

Bien que le pays ait une solide culture industrielle, indispensable en temps de guerre, les industries cruciales étaient concentrées en grande partie dans l’est du pays et dans les régions les plus bombardées. L’effort de repli des industries militaires vers l’ouest, entrepris depuis 2015, n’était pas achevé, de même que la réforme en profondeur d’un complexe militaro-industriel ancien et dont la séparation d’avec la Russie n’a pas été simple. Si on additionne les pertes de population dues à l’exil, les destructions massives d’infrastructures infligées par les Russes, le blocus maritime qui prive le pays d’accès à la mer et le recul prévisible de la moisson de grains de près de 40% en 2022, on voit que l’Ukraine est un pays pleinement mobilisé mais économiquement exsangue, qui vit dans sa chair le vieux slogan soviétique « tout pour le front, tout pour la victoire », tout en étant soutenu par une perfusion vitale par les Occidentaux. Au-delà des livraisons militaires, il ne fait pas de doute par exemple que Kyiv aurait perdu toute capacité à s’endetter sur les marchés et que la monnaie aurait été totalement dévaluée si les Etats-Unis et l’Union européenne n’étaient pas là pour « garantir » ses capacités d’emprunt. Si l’inflation est relativement contenue et la monnaie encore stable, c’est grâce à la FED et à la BCE. Cette situation pourrait ne pas durer sur le plan économique et une crise financière intérieure est sans doute aujourd’hui un des pires cauchemars du président Zelensky.

Si la victoire de l’Ukraine sur le champ de bataille est aujourd’hui une réalité, la victoire contre la Russie est, on le voit, plus difficile à obtenir pour un pays ravagé par la guerre et qui ne peut aller chercher « à Moscou » la capitulation de son agresseur. Sur le plan international, la Russie est parvenue à ne pas être isolée. Chine et Inde ont choisi de ne pas choisir et la Turquie joue avec un certain succès un jeu trouble, livrant des armes à l’Ukraine et profitant des importations russes de matières premières. Le Brésil, de Bolsonaro ou de Lula, bon nombre de pays d’Afrique et surtout les pays de l’OPEP+ refusent d’isoler la Russie. S’il y a certainement encore des cartes à jouer pour isoler d’avantage Moscou, après la série invraisemblable de crimes commis par l’armée russe, il faudrait une rupture totale avec Pékin et New Dehli pour vraiment affaiblir la Russie. Vers l’Inde, c’est peut-être possible, notamment parce que le pays est dépendant des armements russes qui n’arriveront plus. Proposer à l’Inde des fournisseurs alternatifs, sud-coréens et européens, est une piste. Reste à avoir une alternative au pétrole russe vendu avec une décote de 25 dollars ou à espérer la chute de la production russe qui tarde à se manifester. Du côté de Pékin, la rupture sera plus difficile à obtenir, même si la Chine prend soin pour l’heure de ne pas mettre en danger ses marchés économiques en Europe et Amérique du Nord en se heurtant aux sanctions.

Le risque est que, le temps passant, l’Ukraine s’affaiblisse encore. Que son armée finisse par ne plus pouvoir s’appuyer sur un pays qui serait trop brisé par la guerre pour continuer et que, dans deux, trois, quatre ans, des partisans d’un cessez-le-feu ne soient en nombre croissant, qui finiraient par donner à la Russie une forme de victoire par KO. Il est bien entendu possible que la guerre s’arrête demain au plus grand soulagement des Ukrainiens, à la faveur du décès plus ou moins accidentel de Vladimir Poutine ou de son renversement par des faucons qui prendraient le prétexte de son éviction pour « se retirer » en tentant de conserver la Crimée et les positions du Donbass du 24 février. Mais cette perspective d‘arrêt immédiat par changement de régime russe est encore peu probable. Tout comme une escalade nucléaire qui reste pour la Russie une option extraordinairement couteuse politiquement et très incertaine dans son efficacité.

Dans tous les cas, tout ce qui s’apparenterait à un renoncement territorial ukrainien serait perçu dans le monde comme une forme de succès russe : avoir mené une agression ayant abouti à la ruine et l’amputation de son voisin au prix du sacrifice de quelques dizaines de milliers de combattants issus de minorité et de la consommation du stock des matériels de l’ère soviétiques, promis à la casse de toute façon, pourrait être considéré comme une victoire par Moscou. Si la Russie en sort « indemne » et que les dirigeants de l’opération d’agression ne sont jamais jugés pour leurs crimes, Vladimir Poutine ou ses successeurs pourront se vanter d’avoir renversé la table de l’ordre international, affaibli l’économie de l’Europe occidentale, ruiné ce pays voisin dont ils honnissent l’indépendance et pourront préparer tranquillement un nouveau cycle d’agression sous le bouclier de leur arsenal nucléaire. Avec le risque qu’ils s’attaquent sérieusement aux lacunes de leur appareil militaire.

La meilleure option, hélas, semble pour l’heure d’aider l’Ukraine à durer dans la guerre, même si les perspectives de victoire sont ténues. En lui donnant les moyens de protéger son espace aérien et ses infrastructures et en reconstruisant, en pleine guerre, ce qui a été détruit, on doit pouvoir donner à ce pays une perspective non pas de « récupération après la paix », mais de « normalité en guerre ». Il est également vital que les pays occidentaux, surtout d’Europe occidentale, relancent la production industrielle de matériels de guerre et notamment de munitions. La clé de la survie quotidienne de l’Ukraine reste le nombre d’obus, de roquettes et de missiles antiaériens qui lui seront livrés.

L’idée d’une implication plus directe des pays occidentaux ne devrait pas non plus être écartée face aux multiples crimes de guerre russes. Après tout, l’Occident a plus d’une fois engagé ses forces au nom du « devoir de protéger ». Si une zone d’exclusion aérienne serait compliquée à justifier et porteuse d’escalade, plusieurs alternatives existent : l’engagement plus important de « volontaires » occidentaux, à l’image des volontaires chinois en Corée en 1950 ou le déploiement sur le sol ukrainien — mais loin des combats — de missions militaires occidentales de « protection des populations civiles » dotées de moyens antiaériens conséquents, mais sans capacités de combat au sol autre que légères. En répondant à une demande de Kyiv, nul besoin de mandat international. Certes, ce serait une forme de partition pour l’Ukraine, mais aussi la sanctuarisation d’un espace protégé où reconstruire un potentiel économique et offrir aux populations une plus grande sécurité à même d’assurer le retour de nombreux réfugiés. De même, restaurer un accès la mer pour l’Ukraine en pratiquant des opérations volontaires de liberté de navigation face à un blocus à la fois illégal et non déclaré, associées à des opérations de déminage, pourraient permettre au pays de retrouver un peu de santé économique. Ces engagements, accompagnés des bons signalements stratégiques, ne seraient pas plus porteurs d’escalade nucléaire que les livraisons d’armes à l’Ukraine, que Moscou considérait dès mars comme de la « co-belligérance » et qui n’ont attiré, au final, que des rodomontades verbales. Au bout du compte, il faut se souvenir d’une chose : Vladimir Poutine insulte l’OTAN, il méprise cette organisation, mais il a toujours pris grand soin de ne jamais risquer une confrontation directe…

Au-delà de ces pistes, la capacité de lutte ukrainienne dépend de fait du soutien de plus en plus incertain sur le long terme des démocraties occidentales et c’est hélas la meilleure carte de Vladimir Poutine. Démocrates comme Républicains aux Etats-Unis commencent à douter face au coût de la guerre. En Europe, les manifestations en Allemagne montrent qu’une partie de la population refuse de passer le chauffage de 22° à 18° pour Kyiv… Les soutiens à la Russie sont toujours partout dans les médias et les réseaux sociaux et chaque « appel à la paix » est le plus souvent un appel déguisé à sacrifier une partie du territoire ukrainien. Une chose est pourtant certaine : toute imposition d’un cessez le feu à l’Ukraine, toute concession qui serait arrachée au pays, tout « plan de paix » imposé par des puissances tierces serait non seulement illégitime et indigne, mais porteur pour l’avenir de plus grands risques. Tout gain territorial dont pourrait se targuer la Russie au terme d’une guerre d’agression constituerait la preuve que le recours à la violence armée de manière offensive pour prendre des territoires et changer les frontières est de nouveau une option viable. Une voie que d’autres emprunteraient.

La conclusion de cet article est que la « victoire » est aujourd’hui une perspective bien lointaine contre la Russie et que les succès militaires ukrainiens ne doivent pas nous bercer d’illusion sur la somme de souffrances et de destructions qu’a subi ce pays. S’il est souhaitable et indispensable de poursuivre notre soutien à Kyiv et de l’amplifier, il faut prendre conscience, surtout en Europe occidentale, que ce conflit risque hélas d’être durable et couteux, de changer nos vies, nos économies, et la face du continent.

Stéphane AUDRAND

Stéphane Audrand est consultant indépendant spécialiste de la maîtrise des risques en secteurs sensibles. Titulaire de masters d’Histoire et de Sécurité Internationale des universités de Lyon II et Grenoble, il est officier de réserve dans la Marine depuis 2002. Il a rejoint l’équipe rédactionnelle de THEATRUM BELLI en décembre 2019.

Invasion de l’Ukraine par la Russie : « c’est quoi, gagner la guerre » ? 1/2 – une Russie en déroute et déroutante

Invasion de l’Ukraine par la Russie : « c’est quoi, gagner la guerre » ? 1/2 – une Russie en déroute et déroutante

par Stéphane Audrand – Theatrum Belli – publié le

 

Huit mois après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la situation militaire s’est profondément modifiée. Déjouant les analyses, le conflit a évolué d’une façon inattendue. La Russie, qu’on pensait colosse militaire et nain économique, a tout raté militairement mais tient encore bon économiquement. On parle maintenant de la possibilité d’une victoire ukrainienne en lien avec la contre offensive en cours… Mais que signifierait vraiment « gagner » cette guerre ? Comment obtenir la victoire ?

S’il ne fait guère de doute que l’armée russe est aujourd’hui incapable de remporter la décision, notamment parce qu’elle a usé ses forces vives et ne sait plus apprendre à s’adapter, au contraire de son adversaire, est-ce suffisant pour que la Russie « perde » la guerre ? Et quelle forme pourrait prendre une victoire ukrainienne ? Quels sont les espoirs de terminer le conflit et quels sont les risques d’un retournement de la situation au profit de la Russie ? 

Au cours de deux articles, je vous propose un point sur l’évolution de ce conflit hors normes, pour mettre en perspective la défaite militaire russe et son relatif succès dans la résistance de court terme aux sanctions internationales. Cet état des lieux permettra dans un second temps de nous pencher sur l’Ukraine, là encore sur ses succès mais aussi ses fragilités, pour tenter de répondre à la question « c’est quoi, gagner la guerre ? »

 

Une guerre qui a déjoué les pronostics – un échec russe militaire indiscutable.

Tout comme l’attaque russe du 24 février 2022 a pris, par son ampleur, la plupart des analystes par surprise (moi y compris), les anticipations du début de l’invasion ont également été vite déjouées. D’emblée, il semblait impossible d’arrêter l’armée russe avant le Dniepr. S’il était évident que la Russie n’avait pas aligné les effectifs nécessaires pour s’emparer de villes comme Kyiv par la force, il semblait peu probable que l’armée ukrainienne puisse arrêter l’invasion ou échapper à la destruction et on était probablement voués à voir le pays rapidement ravagé, occupé, et ses grandes villes bombardées sans merci. Le plan russe avait d’ailleurs été dans les grandes lignes correctement anticipé par des rapports du RAND ou du CIS.

 

Scénario d’invasion prévu par le CIS et positions russes au 25 février identifiées par l’ISW

Après les réformes tant vantées de l’appareil militaire russe et mises en œuvre en Syrie, on attendait un haut niveau de coordination interarmes qui n’a pas vraiment existé. Sur le champ de bataille, l’insuffisance des effectifs d’infanterie, les lacunes de la logistique, le manque d’initiative des échelons inférieurs, la division du commandement de théâtre, la mauvaise gestion de la campagne aérienne, la désorganisation des unités du fait du refus d’engager le contingent, l’usure des troupes par trois mois de déploiement en plein hiver ont (entre autres problèmes) considérablement pénalisé une opération d’invasion qui ne disait pas son nom et qui, de fait, n’avait que la capacité d’occuper sans trop de combats un pays considéré comme artificiel, de briser un Etat considéré comme fantoche et de désarticuler un appareil militaire considéré comme corrompu et non combatif. A la sous-estimation colossale de l’adversaire s’est ajoutée une surestimation de ses propres capacités, mais aussi un gaspillage de certaines capacités par un mauvais emploi.

La Russie pouvait difficilement faire pire dans le nord et l’est de l’Ukraine. La phase initiale, illustrant avec succès la théorie française de la « non bataille », a été un bain de sang pour l’armée russe qui aurait du conduire, au bout de quelques jours, à un arrêt des opérations pour réévaluation du plan global. Il n’en a rien été et l’entêtement dans l’erreur est devenu la marque de fabrique de l’armée russe depuis le 24 février, qui semble ne savoir renoncer que trop tard.

Si la Russie a peu a peu dû adapter la mission à la force faute de savoir faire l’inverse en se concentrant sur le Donbass, cela n’a pas remis en cause l’acharnement militaire suicidaire, qui a consisté à prendre quelques grandes villes par le feu, sacrifiant dans des combats couteux des unités de valeur et usant le potentiel de l’armée russe jusqu’à la corde sans jamais prendre le temps de régénérer ses troupes. Un grand classique des dictatures qui voient partout la bataille décisive, le « dernier combat », le besoin de « sacrifice ultime », pour un rendement militaire très médiocre et des violations systématiques du droit international humanitaire.

L’invasion russe est tout de même parvenue, surtout dans le sud, à se saisir d’une large portion du territoire ukrainien tout en coupant le pays de l’accès à la mer par un blocus de facto. Et partout, le pays a été bombardé, même si la campagne aérienne russe a été déroutante par son irrégularité et ses revirements. L’impact de cette invasion et des destructions matérielles ne doit cependant pas être sous-estimé. L’Ukraine est aujourd’hui un pays affaibli, amputé d’une grande partie de sa population, de ses ressources et de ses capacités de production, et qui tient grâce à un soutien occidental pour l’heure sans faille, autre grande et désagréable surprise de cette invasion pour Vladimir Poutine.

 

Une résistance économique russe aux sanctions (pour l’heure) tout aussi indiscutable

Or l’aide occidentale n’était pas initialement envisagée comme décisive sur le plan militaire. Ayant refusé — pour ne pas provoquer la Russie — de livrer depuis 2014 du matériel lourd à l’Ukraine, les Occidentaux pensaient que le conflit serait trop bref pour qu’il soit utile de livrer autre chose que des armes légères et des missiles portatifs ainsi que des armes datant de l’ère soviétique, que les Ukrainiens savaient immédiatement utiliser. Les menaces de Moscou faisaient en outre hésiter à livrer des armes plus lourdes. Le grand espoir de l’Occident pour faire cesser l’invasion russe rapidement était de prendre des sanctions économiques « immédiates et massives », menace brandie par Joe Biden avant l’invasion et toujours réitérée, notamment lors des pseudo-référendums d’annexion. Or, force est de constater que, là encore, les pronostics initiaux ont aussi été déjoués. D’abord parce que les sanctions sont lentes à mettre en application, ensuite parce qu’elles ont été au final partielles et incomplètes, et, surtout, parce qu’elles se sont en partie trompées de cibles.

Les conséquences ont été qu’aux échecs militaires imprévus ont répondu une résistance économique tout aussi imprévue. Alors que le monde occidental promettait et espérait un effondrement rapide de l’économie russe du fait des sanctions, la capacité de Moscou à encaisser les restrictions économiques a, pour l’heure, répondu à l’incapacité militaire du pays à triompher d’un adversaire à priori plus faible militairement. Par le biais d’une politique monétaire assez adroite, la Russie a empêché l’effondrement de son système bancaire. Les réserves de change diversifiées, et l’aide opportune de pays refusant les sanctions occidentales (Chine, Turquie, Inde en particulier) ont assuré à Moscou une capacité à faire « tourner » son économie. La carte MIR a permis sur le plan intérieur de se passer des cartes Visa et Mastercard et il a fallu de nombreux mois avant de convaincre enfin un certain nombre de pays limitrophes de ne plus les accepter (Arménie, Vietnam, Kazakhstan, Turquie, Ouzbékistan).

Evolution du commerce international russe depuis le début de l’invasion (New York Times du 30 octobre 2022)

S’il est certain que, sur le long terme, l’Europe va s’éloigner durablement de la Russie sur le plan économique et que cela nuira à l’économie russe, il semble encore trop tôt pour dire si cela sera source d’un affaiblissement critique du régime de Vladimir Poutine. En tous cas, pour l’heure, l’objectif des sanctions massives et immédiates n’a pas été atteint : la population russe n’est pas descendue dans les rues pour chasser le maître du Kremlin et l’invasion n’a pas été stoppée par hypoxie économique.

De même que la Russie a accumulé les erreurs militaires et mal estimé la résistance de son adversaire ukrainien, les Occidentaux ont sans doute utilisé un mauvais prisme d’analyse face à la Russie pour l’application des sanctions. Il a été cherché la détérioration d’indicateurs considérés en zone OCDE comme cruciaux pour la santé d’une économie moderne tertiarisée : la consommation des ménages, l’inflation, la croissance du PIB, la production automobile… On a oublié sans doute que, sur le plan historique, ces indicateurs ne sont pas constitutifs d’une capacité à faire tourner une économie de guerre. Pour alimenter un effort de guerre, il faut une production industrielle importante, un accès aux matières premières, un système de transport qui fonctionne, une main d’œuvre ouvrière abondante, des sources d’énergie amples et peu couteuses et une capacité à piloter la masse monétaire pour éviter les phénomènes de surinflation. Autant de facteurs que la Russie maintient pour l’heure à un niveau suffisant non pas pour le maintien de son PIB, mais pour la continuation de son effort de guerre. N’en déplaise à nos ministres de l’économie européens, la production d’acier et les usines chimiques comptent d’avantage pour produire des obus que le nombre de startups ou de fintechs. Quant au maintien d’une consommation croissante de la part des ménages dans l’économie, il n’est crucial que dans les systèmes occidentaux dépourvus de ressources primaires et désindustrialisés, qui reposent sur des transferts massifs de flux économiques via la TVA d’une part et sur l’accès abondant à des biens de consommation pour garantir la paix sociale d’autre part, et ce dans un contexte de fort endettement public. C’est ce qui explique, entre autre, l’incapacité des pays européens à envisager sérieusement un rationnement, notamment des carburants.

Mais l’histoire de la Russie a montré, depuis 1991 et même avant, que la population ne se révolte pas à cause d’un recul de quelques pourcents de la consommation ou du PIB. L’inflation en 2014 était plus forte et le régime n’a pas vacillé. Il en faudra sans doute bien d’avantage pour déstabiliser un pouvoir qui, en outre,  a une forte capacité de contrôle social, via des médias soumis et des forces de sécurité omniprésentes et qui trouve des solutions de contournement et des soutiens hors de l’Occident. Aujourd’hui, le principal frein à la production industrielle russe reste interne, mélange de corruption et d’inefficience. Les sanctions l’aggravent, mais pas au point de tout bloquer.

Même les sanctions contre les oligarques, vantées par les opposants aux sanctions globales, ont vite montré leurs limites. Dans ce domaine comme d’autres, les sanctions montant « à petit feux » depuis 2014 ont encouragé les Russes à trouver des canaux alternatifs et jouer sur les zones grises. Pour l’heure, l’oligarchie russe n’a pas été ruinée, mais se trouve relativement coupée de l’Occident et se tourne vers l’Asie. Une vague « d’accidents » (la « défenestroïka ») a en outre bien signalé aux plus critiques qu’on attendait d’eux un silence loyal. Stigmatiser les oligarques et les traiter comme des criminels est sans doute moralement et juridiquement juste. Mais cela n’a aucune chance de les retourner contre un régime qui est maintenant la seule garantie de survie de leur fortune.

Enfin, on a sans doute mal évalué les vulnérabilités de l’industrie de défense russe à court terme. L’idée qu’en privant son industrie de composants électroniques on allait paralyser son effort de guerre s’est heurtée à deux problèmes : la substitution et les stocks. D’une part, la dépendance à des composants ultramodernes occidentaux est plus limitée qu’espérée. Oui, les systèmes russes emportent massivement des composants issus de fabricants occidentaux. Mais il s’agit le plus souvent de composants anciens, de modèles courants, dont on peut trouver facilement les équivalents en Chine. Ainsi, les rapports du RUSI et de CAR sur les composants des missiles, drones et autres systèmes russes démontés en Ukraine montrent que dans bien des cas la substitution ne serait pas insurmontable. Pour l’heure, si la Chine a refusé tout soutien militaire direct à la Russie, le commerce continue et la valeur des échanges en augmentation montre que la Chine prend, avec l’assentiment de Moscou, les places laissées par les Occidentaux dans de nombreux secteurs industriels. Les constructeurs automobiles et les fabricants d’appareils électroniques chinois remplacent leurs homologues occidentaux. Il en est certainement de même dans l’industrie de l’armement, via la fourniture de composants civils courants à double usage.

Si Taiwan a bien le monopole des puces les plus avancées, elles ne sont pas nécessaires dans les systèmes militaires. On a beaucoup raillé le fait que les Russes utilisent maintenant « des composants de machine à laver dans leurs missiles ». C’est méconnaitre les systèmes militaires et l’ouverture d’un missile occidental de même génération que le 3M-14E Kalibr ou le 9K720 Iskander montrerait sans doute qu’ils contiennent des puces assez similaires. Sans doute plus spécialisées, d’une architecture moins ouverte, mais pas beaucoup plus puissantes ou modernes : un missile n’a pas besoin d’une capacité de calcul équivalente à celle de votre smartphone. Le plus souvent, le processeur attend que la servocommande agisse, ce qui laisse le temps de calculer de nouveaux paramètres. Ce qu’il faut aux systèmes militaires, c’est une électronique rustique, capable de supporter vibrations, changements de température et de pression, perturbations électromagnétiques et humidité. Autant de caractéristiques qui se trouvent dans votre machine à laver plutôt que dans votre tablette tactile. La question n’est donc pas « est-ce que la Russie peut parvenir à substituer à terme les importations de technologies occidentales », mais « combien de temps cela prendra-il ? » et « le pays sera-t-il à court de munitions avant d’y arriver ? ». Il n’est pas certain que la réponse soit favorable à l’Ukraine, vu l’usage massif des stocks de matériels anciens et l’achat de matériels en Iran.

Les amples stocks russes d’armes et de munitions sont l’autre grand amortisseur qui a donné à la Russie la capacité d’encaisser pertes militaires et arrêt des importations occidentales. Par exemple, l’utilisation pour frapper des objectifs au sol de missiles antinavire Kh-22 produits dans les années 1960 à l’époque pour la lutte antinavire à longue portée permet de préserver les stocks de missiles de croisière les plus modernes qui sont sans doute ceux que la Russie a un peu de mal à produire aujourd’hui (comme le Kalibr). Bien entendu, la précision est aléatoire, les interceptions fréquentes et les dégâts collatéraux immenses. Mais sur des infrastructures civiles, cela a un impact. Et des missiles de croisière plus précis comme le Kh-55 continuent de tomber en Ukraine, même s’ils ne sont plus produits, preuve que les stocks, s’ils sont sans doute maintenant bas, étaient bien plus élevés qu’espéré quand on parlait des premières pénuries de missiles, fin mars. De même, au sol, les stocks de chars, de canons et d’obus ont permis de faire face aux pertes matérielles colossales qu’a encaissé l’armée russe tout en soutenant les méthodes offensives brutales qui ont été de mise au Donbass et qui peuvent se résumer par « l’artillerie écrase, l’infanterie occupe ».

Face aux pertes blindées énormes — plus de 1 400 chars, le pays prévoit ainsi de revaloriser 800 chars T-62. Ce chiffre est à mettre en perspective avec la production annuelle avant guerre d’environ 175 chars neufs par an par l’unique usine d’Uralvagonzavod, fort gênée par les sanctions. Certes les productions neuves sont sans doute entravées du fait des sanctions, mais on voit que la revalorisation des stocks est bien plus rapide et significative pour l’effort de guerre que les productions neuves. Bien entendu, les T-62 sont très anciens, mais les équiper d’une nouvelle conduite de tir, de blindages réactifs et de caméras thermiques (composants pouvant sans doute être achetés en Chine ou en Inde) permettrait, en théorie, d’en faire des matériels encore utiles face aux T-64 et T-72 de l‘armée ukrainienne qui ne sont plus récents que d’une génération. A condition bien entendu que la corruption ne mine pas cet effort industriel (ce qui est souvent le cas) et que la Russie prenne le temps de former des équipages, ce qui ne semble pas le cas. A la préparation matérielle russe répond une impréparation humaine qui est aujourd’hui une des causes les plus saillantes de l’échec de Moscou : le pays a des stocks de vieux chars, aucun stock de vieux sergents, or c’est ce qui fait le plus défaut aux forces russes.

 

Des vulnérabilités économiques réelles mais complexes

Pourtant, les vulnérabilités économiques russes sont bien réelles, mais elles supposaient pour être attaquées à la fois une analyse plus technique et moins financière d’une part et d’autre part une volonté plus immédiate de frapper « là où ça fait mal », quitte à souffrir nous même. Ainsi, l’humble roulement à billes pour wagons de fret constitue sans doute une des plus grandes vulnérabilités actuelles. Produits seulement par quelques entreprises, suédoises ou américaines, ces roulements sont cruciaux et peu substituables. La Russie mettra des années à gérer le problème induit par l’arrêt de leur livraison. Le fait qu’ils n’aient été identifiés que tardivement dit certainement la perte de savoir faire en matière de logistique ferroviaire dans les armées occidentales. D’autres pièces critiques existent sans doute. Il ne s’agit pas d’ailleurs de prétendre que l’industrie de défense russe va « bien » et qu’elle pourrait aider à retourner la situation militaire sur le front. Miné par la corruption et l’inefficience, ayant fait des choix discutables de fermetures de sites, s’étant trop consacré à l’export, le complexe militaro-industriel russe peine à combler tous les besoins de l’armée, d’autant plus colossaux que les défaites en Ukraine accroissent la demande en matériel. Ainsi, le remplacement des futs d’artillerie est presque devenu mission impossible. Mais la question n’est pas « la Russie peut-elle reconstruire une force pour envahir l’Ukraine », mais plutôt « la Russie est-elle capable de poursuivre son agression encore longtemps ? »

La réponse est sans doute que oui, même si la qualité et la quantité des matériels diminue.

Sur le plan économique, l’affaiblissement ne pourrait venir que de la baisse significative des revenus liés aux hydrocarbures. L’espoir actuel est que feront défaut à l’avenir, du fait des sanctions, les technologies de forage profond et d’exploitation des hydrocarbures en conditions extrêmes, qui sont principalement maîtrisées par les groupes occidentaux. Mais le risque est que, le temps que les sanctions fassent effet, la Russie ne parvienne à trouver une aide via les compagnies publiques des pays du Golfe, auprès desquels les Occidentaux — Américains compris — n’ont plus guère d’influence coercitive. La production de pétrole russe n’a baissé que de 10% environ depuis le début de la crise, il faudrait qu’elle baisse de moitié encore pour vraiment gripper la « pompe à liquidités » qui maintien Poutine à flot. Les pays du Golfe ont intérêt à maintenir des cours du pétrole élevé et une certaine stabilité de la production mondiale, pour ne pas user prématurément leurs réserves à vil prix.

La sanction immédiate la plus sévère en mars 2022 aurait été un arrêt rapide et complet des livraisons de gaz et de pétrole russe à l’espace européen. Mais les Européens n’y étaient clairement pas prêts et n’ont pas souhaité s’y risquer. Il y avait encore l’idée chez nos dirigeants que les sanctions ne devaient faire mal qu’à la Russie et pas à nous-mêmes. Or, seuls les Etats-Unis, du fait de leurs ressources énergétiques et de la faiblesse de leurs importations russes, pouvaient se permettre de sanctionner sans (trop) souffrir. La conséquence de ce besoin de nous préparer, notamment en Allemagne et en Italie, contre les conséquences de nos propres sanctions a été de donner à Vladimir Poutine du temps. La reconfiguration des flux pétroliers mondiaux au printemps et à l’été l’a montré. Grâce à la ristourne de 25 à 30 dollars par baril qu’ils consentent, les Russes rendent rentable l’achat de pétrole par l’Inde et son raffinage avant revente en Europe, ou même l’achat par l’Arabie saoudite, premier producteur mondial, pour sa production électrique locale, ce qui libère ses ressources nationales pour l’export (vers nos pays). Seul une baisse mondiale de la demande de produits pétroliers aurait le potentiel, en faisant mécaniquement baisser les cours, de rendre les opérations russes non rentables. Mais si cela est souhaitable et nécessaire sur le plan climatique, cela signifierait d’abord une profonde récession des grands acteurs économiques, au moins pour un temps. Ruiner la Russie sur le plan pétrolier dans un contexte où la production mondiale stagne est un casse-tête qui a clairement bénéficié à Vladimir Poutine.

Conclusion — perspectives russes

La Russie se révèle donc économiquement et industriellement plus résiliente que prévu, notamment parce qu’une grande partie des grands pays émergents ont souhaité continuer de commercer avec elle, moins sans doute par haine de l’Occident que par opportunisme économique dans un monde aux ressources énergétiques et matérielles de plus en plus contraintes. Pour Moscou, cette résistance économique s’accompagne d’un déclin prévisible de long terme de ses productions énergétiques, ayant passé son pic pétrolier. Le risque est une soumission croissante du pays à la Chine qui, à la faveur de son isolement, deviendrait pour Pékin une forme de « grande Corée du Nord », fournisseur de matières premières et dépendant de Pékin pour toutes les importations technologiques. S’il est certain que la coupure d’avec l’Occident n’arrangera rien aux problèmes inhérents à l’industrie russe, entre inefficience, corruption et dépendances à l’étranger, cela ne veut pas dire que le pays ne sera plus  en capacité de continuer à frapper l’Ukraine dans un avenir proche, mais s’il est un peu près certain qu’il ne pourra pas pour autant renverser le cours des choses sur le plan terrestre. Une Russie qui ne peut plus gagner donc, mais qui peut continuer à frapper, sanctuarisée dans son territoire par sa dissuasion nucléaire et maintenant suffisamment de revenus grâce aux pays émergents pour maintenir une forme de paix sociale, entre propagande, chèques aux ménages et matraquage des opposants.

Vladimir Poutine peut-il d’ailleurs sérieusement nourrir l’espoir que les sanctions seraient rapidement levées, même en cas de retrait immédiat d’Ukraine et de Crimée ? L’histoire des sanctions occidentales suggère le contraire et il se trouve un peu dans la situation de Cortès ayant brulé (un peu involontairement) ses vaisseaux. Il n’y a plus de retour en arrière possible pour le pouvoir russe en place, uniquement l’espoir d’un approfondissement des échanges vers l’Asie et le Moyen-Orient pour substituer autant que possible les importations ne venant plus d’Europe et d’Amérique du nord. Un pari dont il est difficile de dire s’il sera perdu ou gagné.

Pourtant, sur le champ de bataille, les Ukrainiens gagnent. Mais où en est vraiment l’Ukraine ? Dans le prochain volet de cet article, je m’interrogerai sur l’état de santé de la victime de l’invasion et sur ce que signifierait « gagner » cette guerre si déroutante.

Stéphane AUDRAND

Stéphane Audrand est consultant indépendant spécialiste de la maîtrise des risques en secteurs sensibles. Titulaire de masters d’Histoire et de Sécurité Internationale des universités de Lyon II et Grenoble, il est officier de réserve dans la Marine depuis 2002. Il a rejoint l’équipe rédactionnelle de THEATRUM BELLI en décembre 2019.