Un mur entre l’Égypte et Gaza

Un mur entre l’Égypte et Gaza

An Egyptian guard post along the border of Egypt and Gaza seen from the border of Rafa Gaza December 21,2009. Egypt has begun to build an underground barrier wall along its border with Gaza . The tunnel smugglers say that they will just have to dig their tunnels deeper in order to continue the underground smuggling that has become a lifeline for goods to enter the Gaza Strip as Israel continues its blockade. Rafah, GAZA STRIP-21/12/2009

par Paulin de Rosny – Revue Conflits – publié le 12 novembre 2024

https://www.revueconflits.com/un-mur-entre-legypte-et-gaza/


L’Égypte construit un mur le long de la frontière avec Gaza pour se protéger des attaques terroristes. Une décision qui éloigne Le Caire des Palestiniens et qui témoigne de l’importance des enjeux sécuritaires dans la région.

Depuis 2014, l’Égypte construit une barrière à sa frontière avec la bande de Gaza. Le mur est régulièrement intensifié par de nouvelles phases de travaux pour répondre aux préoccupations de sécurité nationale. L’objectif de cette infrastructure est de contrôler la frontière et de neutraliser les réseaux de tunnels souterrains qui connectent Gaza à l’Égypte. Ces tunnels, essentiels pour les Gazaouis en raison du blocus israélien, permettent le transport de biens de première nécessité, mais sont aussi utilisés, selon les autorités égyptiennes, pour faire passer des armes et des combattants susceptibles de déstabiliser le Sinaï.

Démolition des tunnels de contrebande

En 2014, après plusieurs attaques terroristes dans le Sinaï par des groupes armés tel Ansar Beït al-Maqdis, affilié à Daech, l’Égypte accuse certains éléments de Gaza de soutenir ces groupes via les tunnels de contrebande. En réaction, elle lance une campagne de démolition de maisons dans la ville de Rafah, de son côté de la frontière, pour créer une zone tampon. Cette zone de sécurité permet de surveiller la frontière plus efficacement et de limiter l’activité des tunnels. Des centaines de maisons sont rasées, déplaçant des familles égyptiennes pour dégager l’espace nécessaire à cette zone militaire de sécurité. En parallèle, les forces égyptiennes commencent à localiser et à détruire les tunnels de manière systématique. Ces tunnels sont soit comblés, soit dynamités, avec des équipes spécialisées qui emploient des technologies de détection avancées pour identifier ces passages souterrains.

Construction du mur

En 2020, l’Égypte entame une nouvelle phase de travaux, transformant l’infrastructure initiale en un mur de béton plus résistant, équipé de dispositifs de surveillance avancés. La barrière devient ainsi un obstacle physique plus difficile à franchir, conçu pour bloquer non seulement les passages en surface, mais aussi les tunnels souterrains. Des caméras, des radars et des capteurs de mouvement sont installés le long de la frontière pour détecter toute tentative de construction de nouveaux tunnels ou de passage clandestin. Ce renforcement marque une évolution dans la politique égyptienne, axée sur un contrôle total de la frontière pour réduire au maximum les infiltrations.

En février 2024, dans un contexte d’escalade du conflit entre Israël et Gaza, l’Égypte accélère les travaux et renforce encore la barrière, ajoutant de nouveaux segments de mur en béton armé et intensifiant la surveillance. Des images satellites révèlent des progrès significatifs dans la construction, avec un déploiement de systèmes électroniques de sécurité le long de cette frontière sensible. Cette phase de renforcement vise à contenir les risques d’un afflux de réfugiés gazaouis vers le Sinaï, territoire déjà sous pression militaire. Les autorités égyptiennes cherchent à prévenir toute forme d’exode massif et à protéger le Sinaï des retombées du conflit voisin.

Conséquences humanitaires et régionales

Les différentes phases de construction de cette barrière et la destruction des tunnels ont des conséquences graves pour les habitants de Gaza. Déjà isolés par le blocus israélien, les Gazaouis perdent un accès crucial à des ressources et des moyens de subsistance essentiels. Le mur restreint leurs possibilités de déplacement, ce qui aggrave la précarité économique et limite l’accès aux soins médicaux et aux biens de première nécessité, rendus encore plus rares et coûteux. Pour Gaza, cette barrière contribue ainsi à intensifier une crise humanitaire en ajoutant davantage d’isolement.

Pour l’Égypte, la barrière et la destruction des tunnels sont des mesures de stabilisation du Sinaï, où l’activité terroriste reste un défi majeur. Cependant, cette politique entraîne des conséquences diplomatiques : elle suscite des critiques dans le monde arabe, où elle est vue par certains comme une renonciation à la solidarité avec la Palestine. Elle pourrait aussi compliquer le rôle de l’Égypte comme médiateur dans le conflit israélo-palestinien.

Le gouvernement égyptien justifie ces mesures en invoquant des impératifs de sécurité, soulignant les menaces terroristes qui pèsent sur le Sinaï. Ce discours trouve un certain soutien auprès des alliés de l’Égypte, dont Israël, qui considère la barrière comme un prolongement de ses propres efforts de sécurisation de Gaza. En revanche, des organisations internationales, comme l’ONU et Human Rights Watch, dénoncent les conséquences humanitaires de cet isolement renforcé pour Gaza. Malgré les appels pour une ouverture de la frontière pour raisons humanitaires, l’Égypte maintient son contrôle strict et rejette toute concession, mettant en avant sa souveraineté et ses priorités de sécurité.

Un isolement stratégique à double tranchant

La barrière entre l’Égypte et Gaza est un symbole des choix sécuritaires de l’Égypte dans une région sous haute tension. Si elle permet au Caire de contrôler plus efficacement sa frontière et de réduire les menaces terroristes, elle accentue également l’isolement de Gaza, aggravant la crise humanitaire qui y sévit. L’Égypte assume ici un choix difficile, cherchant à protéger sa stabilité nationale tout en risquant d’affaiblir son image de médiateur régional et de se distancier de la cause palestinienne. À terme, ce mur pourrait exacerber les tensions dans la région, démontrant les limites d’une politique strictement sécuritaire dans un contexte où les crises humanitaires et géopolitiques sont profondément interconnectées.

300 milliards de dollars au soleil

300 milliards de dollars au soleil

par Olivier DUJARDIN – CF2R – TRIBUNE LIBRE N°161 / novembre 2024


A la date d’août 2024, l’Ukraine a reçu plus de 300 milliards d’euros[1] d’aide des pays européens, des États-Unis et d’autres alliés. L’Union européenne prévoit également de lui octroyer 35 milliards d’euros supplémentaires en 2025[2].

Certains considèrent que cet engagement financier est justifié, estimant que l’avenir de l’Europe se joue en Ukraine : « les véritables enjeux du conflit en Ukraine dépassent les questions de territoires et visent à remettre en cause notre modèle européen de société démocratique. (…) La cessation des hostilités ne servirait qu’à permettre à la Russie de reconstituer ses forces afin de repartir à l’assaut de ses voisins occidentaux, à commencer par les pays baltes et la Pologne[3] ».

Face à ces arguments et à d’autres qui vont dans le même sens, évoquant une guerre existentielle pour l’Europe et insistant sur la nécessité de soutenir l’Ukraine à tout prix, se pose toutefois la question de leur pertinence : les raisons avancées sont-elles réellement fondées ? Étudions-les une à une.

 

  1. « La guerre d’Ukraine est une remise en cause de notre modèle de société démocratique »

Cette affirmation est souvent relayée, mais l’argumentation reste floue : en quoi la défaite de l’Ukraine ou l’installation d’un gouvernement pro-russe menacerait-elle notre modèle de société démocratique ? L’Ukraine a déjà connu des gouvernements « pro-russes » sans que cela ait affecté nos institutions. D’ailleurs, nos relations avec des États peu démocratiques, comme les monarchies du Golfe, ne semblent pas remettre en cause notre propre modèle. Si l’Ukraine se situe géographiquement en Europe, l’impact de cette proximité reste limité, notamment sur le plan économique : en 2021, les échanges commerciaux entre la France et l’Ukraine n’étaient que de 2,1 milliards d’euros[4], bien en deçà des 4,8 milliards avec l’Arabie saoudite[5]. Ces échanges commerciaux montrent que les relations avec un pays peu démocratique ne posent pas nécessairement de dilemme moral. Nous ne partageons pas les mêmes valeurs, et après ?

Alors oui, la Russie essaie d’influencer les opinions publiques européennes. Mais là encore, la propagande russe, tant dénoncée, est à relativiser. Tous les médias russes ont été censurés et nous sommes bien davantage exposés à la propagande ukrainienne, sauf si l’on considère de manière totalement manichéenne que seuls les Russes mentent. De plus, la propagande russe qui nous parvient est automatiquement présentée comme telle, dénoncée et décortiquée. On aimerait, de la part de nos médias, autant de rigueur face à la propagande ukrainienne ou même américaine. L’affrontement dans le domaine communicationnel n’est qu’un pan de notre affrontement indirect avec Moscou. Les jours où les choses s’apaiseront diplomatiquement avec la Russie, nous verrons aussi cette guerre de communication se calmer.

Moscou n’a que faire de notre modèle de société. Les Russes ont le leur et nous le nôtre. Cela n’a jamais empêché les deux États d’entretenir des relations diplomatiques et économiques.

Donc non, dire que « les véritables enjeux du conflit en Ukraine dépassent les questions de territoires et visent à remettre en cause notre modèle européen de société démocratique » est un leurre qui ne repose sur aucun argument solide.

 

  1. « Arrêter les armées russes en Ukraine, c’est empêcher la guerre en Europe »

Un autre argument-phare assure que, si la Russie remporte la guerre en Ukraine, elle ne s’arrêtera pas là et nos propres pays deviendront alors des cibles. Selon cette logique, prôner la paix reviendrait à offrir à la Russie le temps de se préparer à mieux nous agresser par la suite. Cette vision est souvent comparée à « l’esprit munichois » – une analogie qui frôle le point Godwin[6] –, rappelant les erreurs passées d’apaisement qui rendraient la guerre inévitable. Mais une question essentielle reste en suspens : pourquoi la Russie voudrait-elle attaquer la Pologne, les États baltes ou la Finlande ?

Quel projet stratégique pourrait justifier pour Moscou une offensive contre des pays européens ? L’idée du rêve de reconstitution de l’empire soviétique est souvent invoquée par certains experts, mais cette hypothèse repose davantage sur des projections que sur des faits concrets. Poutine cherche sans aucun doute à maintenir la Russie comme une puissance mondiale crainte et respectée, mais cela est bien différent d’une ambition expansionniste visant à soumettre militairement l’Europe.

Certes, il est légitime de considérer le cas des pays baltes, où existent des minorités russophones importantes. Cependant, l’adhésion de ces États à l’OTAN rendrait une attaque russe extrêmement risquée, si tant est que Moscou en ait les capacités militaires et humaines. La Moldavie pourrait éventuellement être un objectif, mais encore faudrait-il que les forces russes soient capables d’y parvenir, un défi majeur étant donné leur situation actuelle sur le front ukrainien et la distance qu’il leur resterait à parcourir. Conquérir et occuper un pays hostile exige des ressources humaines que la Russie ne possède pas – que ce soit pour la Pologne, la Finlande, ou même l’Ukraine entière.

L’argument selon lequel soutenir militairement l’Ukraine aujourd’hui permettrait de protéger l’Europe d’un conflit futur avec la Russie relève donc davantage de la peur que de la réalité. Ceux qui promeuvent cette vision sont souvent les mêmes qui brocardent la performance militaire russe en Ukraine. Il est incohérent de railler l’armée russe pour ses faiblesses tout en la présentant comme une menace pour l’Europe entière. En réalité, cette prétendue menace russe joue sur des peurs irrationnelles et justifie ainsi le soutien militaire et financier à l’Ukraine auprès de nos populations.

 

  1. « Soutenir les Ukrainiens est une question morale, au nom de nos valeurs »

La Russie a attaqué militairement et violé les frontières d’un pays qui ne la menaçait pas directement, enfreignant par là-même le droit international ainsi que les mémorandums de Budapest. L’armée russe a également commis et commet des crimes de guerre lors de ce conflit. C’est une réalité tout à fait condamnable sur le principe, mais il ne faudrait pas non plus oublier que l’armée ukrainienne a commis et commet également des crimes de guerre. Malheureusement, toute guerre expose à ce genre de « dérapages » et les exemples récents ne manquent pas.  

Maintenant, ces violations du droit international ne sont pas l’exclusivité de la Russie et l’indignation qui touche nos opinions n’est pas vraiment du même ordre selon qui commet ces actes. Personne ne songe à appliquer des sanctions à la Turquie, ni à critiquer publiquement Ankara pour son invasion et son occupation illégale de l’île de Chypre depuis 1974. Nous semblons nous en accommoder très bien. Nous pourrions parler de l’invasion de l’Irak en 2003 et des crimes de guerre perpétrés en toute impunité par l’armée américaine (prison d’Abu Ghraïb par exemple) sans que cela n’ait provoqué de grandes protestations chez nous. Que dire de la situation actuelle à Gaza et au Sud-Liban, si ce n’est que, là encore, les protestations sont pour le moins modestes malgré les très graves crimes de guerre qui y sont commis. Personne n’a envisagé d’imposer de lourdes sanctions économiques à l’État d’Israël et ni à inculper son Premier ministre et la démarche de la Cour pénale international semble au point mort malgré la demande émise. De même, nous continuons à soutenir Paul Kagamé, président du Rwanda, qui appuie le mouvement M23 responsable de très graves exactions en République démocratique du Congo. Et la liste des exemples pourrait continuer, car elle est encore longue.

Certes, il y a bien sûr les nouveaux « missionnaires » des plateaux TV, défendant l’idée de l’universalisme de nos « valeurs » qui devraient s’imposer au monde et qu’il convient donc d’inculquer à tous, à coups de canons s’il le faut. Mais de quoi s’agit-il quand on nous parle de la défense de « nos valeurs » ? De quelles valeurs parle-t-on exactement vu qu’elles semblent à géométrie très variable ? Cet argument n’apparaît alors que comme un argument moral destiné à susciter l’émotion, bien éloigné d’une réflexion équitable quant aux principes de justice.

 

  1. « Il convient de faire respecter le droit international »

En théorie, l’ONU est censée instaurer un certain ordre mondial auquel chaque État doit se conformer. Cependant, dans la réalité, le monde n’a jamais été véritablement régi par le droit, mais bien par la loi du plus fort. La géopolitique pourrait se résumer par une réplique célèbre d’Audiard dans 100 000 dollars au soleil où le personnage de Jean-Paul Belmondo déclare : « Tu sais, quand les types de 130 kilos disent certaines choses, ceux de 60 kilos les écoutent. »

Transposée au contexte international, cette citation pourrait devenir : « Quand les pays dotés de l’arme nucléaire parlent, ceux qui n’en disposent pas écoutent. » Même si cette vision est simpliste, car la dissuasion conventionnelle joue également un rôle important, il n’en demeure pas moins que seuls trois pays – les États-Unis, la Russie et la Chine – ont réellement la capacité d’imposer leur volonté. La France et la Grande-Bretagne quant à elles ne disposent pas de moyens de dissuasion conventionnelle suffisamment importants et se trouvent donc reléguées au second rôle de dans l’ombre de la puissance américaine. Quant aux autres États, ils se placent plus ou moins dans l’orbite de l’un de ces trois blocs ou, s’ils sont suffisamment puissants comme l’Inde, parviennent à maintenir une position d’équilibre.

Il ne s’agit pas ici de cynisme, mais d’une simple observation de la réalité. Si la géopolitique mondiale fonctionnait autrement, il n’existerait pas de membres permanents au Conseil de sécurité de l’ONU avec un droit de veto, ce privilège permettant à ces nations de s’affranchir du droit international quand cela sert leurs intérêts. En définitive, ce qui prime dans les relations internationales, ce n’est pas la stricte adhésion aux règles, mais la protection de ses intérêts et la préservation de sa sphère d’influence.

 

  1. « Les États sont libres de nouer les alliances qu’ils souhaitent »

Cet argument est souvent évoqué : l’Ukraine, en tant que pays souverain, devrait pouvoir choisir librement ses alliances, que ce soit avec l’OTAN ou l’Union européenne, sans devoir en référer à Moscou. Théoriquement, cela semble parfaitement justifié, mais la réalité est plus complexe.

Les États-Unis, durant la Guerre froide, ont largement façonné leur « étranger proche » – le continent américain –, intervenant directement pour s’assurer de la loyauté des gouvernements. Ils n’ont pas hésité à orchestrer des coups d’État et à soutenir des régimes dictatoriaux pour préserver leur influence régionale. Cette politique persiste aujourd’hui : l’embargo sur Cuba, par exemple, n’a pas de justification sécuritaire directe – l’armée cubaine n’a jamais représenté une réelle menace pour les États-Unis – mais relève de cette logique de contrôle de leur voisinage.

La Chine adopte une approche similaire en renforçant sa présence en mer de Chine méridionale, construisant des îles artificielles qu’elle militarise. Cette stratégie s’étend également à la Corée du Nord dont l’existence, en tant que zone tampon avec la Corée du Sud, offre à Pékin une profondeur stratégique précieuse. En somme, à l’instar des États-Unis sur le continent américain, la Chine façonne son voisinage immédiat en Asie pour préserver ses intérêts stratégiques.

De son côté, la Russie considère l’OTAN comme une menace potentielle depuis des décennies[7]. Dès les années 1990, les désaccords se sont multipliés et l’intervention de l’Alliance en 1999 contre la Serbie a renforcé sa perception d’une organisation perçue comme agressive et soumise aux intérêts américains. Sa progression vers ses frontières est vue par Moscou comme une atteinte directe à sa sécurité. Bien que le Kremlin instrumentalise en partie cette méfiance pour consolider son régime, cette attitude découle aussi d’une frustration ancienne liée à son exclusion progressive du système de sécurité européen, auquel elle souhaitait pourtant être intégrée.

Le Kremlin estime que l’OTAN ignore les intérêts de sécurité de la Russie et refuse de la considérer d’égal à égal. Certains analystes russes considèrent les interventions de l’OTAN en Afghanistan et en Libye comme des actions de déstabilisation de la région, minant la crédibilité de l’Alliance. Que cette vision soit fondée ou non, il est essentiel de comprendre que c’est là la perception de Moscou. George Friedman[8] rappelle l’importance de la « profondeur géographique » pour l’état-major russe, soulignant que son immense territoire a toujours joué un rôle clé dans la résistance aux tentatives d’invasion au fil de l’histoire. Moscou attribue donc une importance stratégique aux zones tampons pour assurer sa sécurité, une logique qui n’est pas si différente de celle des États-Unis ou de la Chine, qui cherchent également à établir des « glacis protecteurs. »

Historiquement, les grandes puissances ont toujours agi de la sorte, soumettant leurs voisins moins puissants pour s’assurer une profondeur stratégique face à leurs rivaux géostratégiques. En réalité, le choix des alliances a rarement été libre pour les pays, mais souvent influencé, voire imposé, par la puissance dominante de leur sphère régionale.

 

  1. « Soutenir l’Ukraine pour lui permettre d’obtenir un rapport de force favorable en vue des négociations »

Cet argument a émergé lorsque l’évidence s’est imposée : l’Ukraine ne pouvait plus raisonnablement espérer une victoire militaire décisive face à la Russie ni atteindre ses objectifs de guerre. Désormais, l’objectif de l’Occident est de renforcer la position militaire de Kiev pour lui permettre d’imposer un rapport de force favorable et obtenir une paix « juste », selon les termes de Zelensky, bien que les contours de cette paix restent indéfinis. Concrètement, cela impliquerait un prolongement du conflit jusqu’à ce que la Russie se voit contrainte à des concessions majeures envers l’Ukraine.

Or, sur le terrain, la situation militaire semble se dégrader de plus en plus vite pour l’Ukraine[9] et l’aide militaire des pays occidentaux se réduit progressivement. Il apparaît ainsi peu probable que des pourparlers se concluent sans d’importantes concessions ukrainiennes. Cette évolution amène à s’interroger sur les réels bénéfices d’une poursuite de la guerre pour l’Ukraine, alors que les semaines et mois à venir pourraient voir une détérioration encore plus marquée de sa situation militaire.

Cet argument paraît donc manquer de pertinence et vient s’ajouter à une suite de justifications de plus en plus discutables pour éviter de poser la question de fond sur les véritables raisons du soutien à l’Ukraine et les objectifs concrets poursuivis.

Si les arguments avancés pour justifier notre soutien à l’Ukraine semblent discutables, pourquoi notre gouvernement et ceux d’autres pays européens se montrent-ils si investis dans cette cause ? Et, plus encore, pourquoi n’énoncent-ils pas clairement les raisons réelles de cet engagement ? Peut-être que ces motivations cachées sont moins liées aux intérêts stratégiques européens qu’à ceux de Washington ? Le sabotage des gazoducs Nord Stream n’est plus attribué à la Russie et les enquêtes diligentées par les riverains de la Baltique sont abandonnées les unes après les autres sans avoir rien donné, ce qui est peut-être un indice parmi d’autres du véritable responsable… Chacun se fera son opinion sur ces questions.

Aujourd’hui, le débat ne devrait pas uniquement porter sur la poursuite ou non du soutien à l’Ukraine, mais sur les motivations véritables qui le justifient. Les citoyens ont le droit de comprendre les raisons de cette aide, notamment en France, dans un contexte où les décisions budgétaires de 2025 imposeront 60 milliards d’euros d’économie alors même que 3 milliards ont été transférés à Kiev en 2024. N’est-ce pas précisément cette transparence qui est censée nous différencier des régimes autoritaires comme celui de la Russie ?

Cette réflexion n’implique pas un rejet du soutien à l’Ukraine, mais appelle plutôt à poser des objectifs clairs et réalistes. Le soutien militaire et financier ne peut se prolonger efficacement que si nos moyens financiers, industriels et militaires[10] sont pris en compte. Comme le souligne Pascal Boniface[11], « il ne faut pas confondre le souhaitable et le possible ». Nous pouvons nourrir de nombreuses aspirations, mais seules celles réalisables méritent d’être poursuivies.

Enfin, il devient nécessaire de cesser de brandir une morale façonnée pour la circonstance, nous incitant à aider l’Ukraine « aussi longtemps qu’il le faudra ». Une position durable exige des justifications honnêtes et des objectifs concrets surtout à l’heure où les États-Unis de Donald Trump pourraient se détourner de la question ukrainienne et nous laisser seuls dans cette posture.


[1] https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2024/08/20/l-allemagne-fait-partie-des-pays-qui-ont-le-plus-aide-l-ukraine-depuis-le-debut-de-l-invasion-russe_6126677_4355775.html

[2] https://www.lemonde.fr/international/article/2024/10/10/les-europeens-s-accordent-sur-une-nouvelle-aide-financiere-a-l-ukraine_6347851_3210.html

[3] https://www.senat.fr/rap/r23-254/r23-254-syn.pdf

[4] https://www.tresor.economie.gouv.fr/Pays/UA/relations-commerciales-bilaterales-france-ukraine

[5] https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/2023/10/22/les-echanges-commerciaux-bilateraux-entre-la-france-et-l-arabie-saoudite-au-1er-semestre-2023

[6] https://fr.wikipedia.org/wiki/Loi_de_Godwin

[7] https://www.areion24.news/2020/05/06/la-russie-et-son-environnement-securitaire/

[8] Politologue américain, fondateur et ancien dirigeant de la société de renseignement Stratfor.

[9] https://cf2r.org/actualite/situation-militaire-critique-pour-lukraine-quelles-options/

[10] https://cf2r.org/reflexion/laide-occidentale-peut-elle-priverkiev-dune-victoire/

[11] https://www.youtube.com/watch?v=ilO15MREl0A

Victoire de Donald Trump : 5 leçons pour les États-Unis

Victoire de Donald Trump : 5 leçons pour les États-Unis

Republican presidential candidate former President Donald Trump gestures as he is surrounded by U.S. Secret Service agents as he leaves the stage at a campaign rally, Saturday, July 13, 2024, in Butler, Pa. (AP Photo/Evan Vucci)/PAEV401/24196042886688//2407140320

par Jean-Baptiste Noé – Revue Conflits – publié le 7 novembre 2024


La victoire nette et massive de Donald Trump permet de dégager cinq leçons pour les États-Unis. Analyse de Jean-Baptiste Noé.

Le premier point, c’est la victoire totale et complète de Donald Trump. Un véritable raz de marée. D’abord avec la conquête de la Maison-Blanche, où il gagne les grands électeurs et le vote populaire, ce qui n’avait pas été le cas en 2016. Sa victoire est donc encore plus large qu’en 2016. Ce raz de marée républicain s’exprime également dans la victoire au Sénat et à la Chambre des représentants. Les républicains sont d’ores et déjà majoritaires au Sénat et devraient l’être à la Chambre. Dans les deux cas, ils ont repris plusieurs sièges aux démocrates. À quoi s’ajoute le contrôle de la Cour suprême où les juges conservateurs sont majoritaires.

Deuxième point : c’est la défaite des commentateurs et des « experts ». La plupart des commentaires tenus ces dernières semaines se sont révélés faux. Non par erreur d’analyse, mais parce que beaucoup sont davantage dans la propagande que dans la volonté de comprendre les États-Unis. Ils annonçaient une élection très serrée, « sur le fil du rasoir », il n’en fut rien. Cette large victoire est le meilleur schéma pour la démocratie américaine. Il aurait été tout à fait redoutable que l’élection soit aussi serrée qu’en 2016 ou en 2020, avec des cascades de contestations. Ou pire en 2000, quand il fallut attendre plusieurs semaines pour avoir les résultats. C’est d’ailleurs l’une des possibilités avancées par Alexandre Mendel dans ses chroniques. Preuve de l’utilité de parcourir les États-Unis et de connaitre l’ensemble du pays, et pas seulement New York ou Washington.

Dès la chronique du 16 octobre, il annonçait la possibilité d’une victoire nette dans l’article intitulé « La dynamique est désormais dans le camp Trump ».

Dès mi-octobre, les démocrates ont compris qu’ils avaient perdu l’élection présidentielle, ce qui n’empêchait pas les commentateurs et les experts habituels de dire que ça allait être très serré.

Attribuer l’étiquette de « nazi » ou de « fasciste » à Trump et à ses électeurs ne résout pas le problème politique et empêche de comprendre les motivations du vote. L’aveuglement idéologique a fait le reste. À ce stade, on peut se demander si c’est seulement de l’incompétence ou si c’est aussi du mensonge.

Les démocrates s’empêchent de comprendre les Américains

Troisième point : la défaite intellectuelle des démocrates. Jouer la carte de la morale, expliquer qu’il faut voter pour Obama parce qu’il est noir, pour Clinton parce que c’est une femme et pour Harris parce qu’elle additionne les deux ne fonctionne pas. Faire campagne sur le genre, l’identité, la race non plus. Les électeurs américains attendaient des réponses sur le chômage, l’inflation et la sécurité pas sur les pensées de laboratoire des universités américaines. La défaite de Kamala Harris signe la fin de la période Clinton, ouverte par l’élection de Bill Clinton en 1992. Barack Obama et Joe Biden étaient dans leur filiation, tout comme Harris. C’est désormais terminé et il faudra passer à autre chose en 2028.

Quatrième point : la transformation intellectuelle du parti républicain. Donald Trump a très largement gagné même s’il n’est pas au niveau de l’époque Nixon (1972), Reagan (1984) qui avaient obtenu presque tous les États. Nixon avait eu quasiment tous les États en 1972. George Bush en 1988 était la continuité des années Reagan. S’il a perdu en 1992, ce n’est pas parce que le reaganisme était épuisé, mais parce qu’il a affronté un dissident, Ross Perot, qui a obtenu près de 19% des voix, empêchant Bush de remporter un certain nombre d’États qui auraient dû lui revenir. Lorsque George Bush est intronisé président des États-Unis en 1988, il dit qu’il s’engage à ne pas augmenter les impôts. Or il a augmenté les impôts pendant son mandat, d’où la dissidence de Perot. En 1996, il fait 8% des voix et, là aussi, Bill Clinton n’obtient pas la majorité des voix. Clinton a gagné par deux fois avec les grands électeurs, mais sans le vote populaire. Jusqu’en 1996, les républicains font plus de voix que les démocrates.

Georges Bush fils change la philosophie des républicains dans les années 2000 en adoptant le néo-conservatisme. Doctrine qui n’est pas éloignée de celle d’Obama. Les républicains des années 2000 sont plus éloignés de Reagan que Trump aujourd’hui.

Donald Trump a changé la doctrine des républicains et a transformé leur logiciel intellectuel

Ce qui fait que lorsque Barack Obama gagne en 2008, beaucoup de commentateurs expliquent que les républicains ne pourront plus jamais gagner les élections présidentielles. Pourquoi ? Parce que du fait du changement démographique aux États-Unis, les femmes, les latinos, les noirs votent naturellement pour les démocrates.

Donald Trump a changé la doctrine des républicains et a transformé leur logiciel intellectuel.

Cinquième point : la question de l’avenir du trumpisme. Donald Trump a 78 ans, donc a priori c’est son dernier mandat. On le voit mal se présenter à 82 ans pour un troisième mandat. Et donc, sitôt élu, se pose aussi la question de sa succession. Et notamment de savoir qui de JD Vance ou de Ron DeSantis pourra lui succéder.

Finalement, la question qui s’ouvre aujourd’hui, ce n’est pas tellement celle du mandat de Donald Trump que de celle de l’avenir du trumpisme. Et notamment si les Américains, les républicains vont opter pour un trumpisme sans les extravagances, sans les côtés arrogants et crispants de Donald Trump et savoir si cela peut leur permettre d’ouvrir une nouvelle parenthèse reaganienne.


Jean-Baptiste Noé

Jean-Baptiste Noé

Docteur en histoire économique (Sorbonne-Université), professeur de géopolitique et d’économie politique à l’Institut Albert le Grand. Rédacteur en chef de Conflits.

Turbulences dans l’Indo-Pacifique français : politique intérieure et politique étrangère, les différentes échelles de la crise néo-calédonienne

 

Turbulences dans l’Indo-Pacifique français : politique intérieure et politique étrangère, les différentes échelles de la crise néo-calédonienne

Dans sa déclaration de politique générale du 1er octobre 2024, le nouveau Premier ministre Michel Barnier, a accordé une grande attention à la Nouvelle-Calédonie. Celle-ci, vitrine-laboratoire incontestée de la stratégie Indo-Pacifique de la France est confrontée depuis mai 2024 à un cycle de violences destructrices qui ont largement entamé les relations entre communautés, affaiblissant l’image régionale de la France et la cohérence de sa politique indo-pacifique. Le Premier ministre et son ministre des Territoires d’outre-mer François-Noël Buffet, semblent désireux d’ouvrir la voie à la conciliation et à la reprise du dialogue en Nouvelle-Calédonie. Cette démarche d’apaisement laisse entrevoir l’espoir d’un accord sur la future gouvernance et une nouvelle formule de souveraineté pour le territoire. Pour autant, 26 ans après les Accords de Nouméa (1998) qui évoquaient un « destin commun » et trois referendums sur la question de l’indépendance, une histoire commune différemment interprétée continue à diviser les mémoires des habitants et l’avenir statutaire de l’île apparait encore dans les limbes. Avec la crise calédonienne, l’ambition indo-pacifique de la France s’est heurtée de plein fouet à une réalité politique et historique mal prise en compte. Deux niveaux de lecture se superposent liant étroitement enjeux de politique intérieure et de politique étrangère. Faute d’une sortie par le haut de la crise, les efforts entrepris par Emmanuel Macron pour légitimer le positionnement indo-pacifique de la France pourraient être largement remis en cause. Cette fragilisation de la posture française intervient alors que l’on assiste à un fort réinvestissement diplomatique et sécuritaire des États-Unis et de leurs proches soutiens (Australie, Japon) dans la région pour y contrebalancer une politique de présence et d’influence chinoise de plus en plus active. Le point de vue de Marianne Péron-Doise, chercheuse associée à l’IRIS où elle dirige l’Observatoire géopolitique de l’Indo-Pacifique.

Comment se caractérise l’approche préconisée par le gouvernement Barnier ?

Le Premier ministre s’est engagé à adopter une approche fondée sur « l’écoute, le respect et le dialogue » et a annoncé une concession majeure demandée par les partisans de l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie, en s’engageant à ne pas convoquer les chambres conjointes du Parlement pour finaliser la réforme controversée sur l’élargissement du corps électoral aux scrutins provinciaux. Il a notamment déclaré que le président Macron le confirmerait lorsqu’il rencontrerait les représentants de la Nouvelle-Calédonie au Parlement français en novembre. Si cela répond à l’une des principales demandes des dirigeants indépendantistes, cette mise entre parenthèses de la réforme du mode de scrutin a généré une intense frustration de la part de la fraction loyaliste, dont le député macroniste Nicolas Metzdorf, perpétuant le clivage entre communautés. Jusqu’à présent, le président Macron s’était contenté de dire qu’il « suspendrait » le projet de loi. Tout aussi important, M. Barnier a déclaré qu’une nouvelle période de reconstruction économique et sociale allait commencer, en parallèle aux efforts pour parvenir à un consensus politique sur la gouvernance future. Il a ajouté que les élections locales seraient reportées à la fin de l’année 2025. Enfin, une mission parlementaire dirigée par les présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat français devrait se rendre en Nouvelle-Calédonie du 9 au 14 novembre 2024.

Quels sont les principaux enjeux que devra traiter François-Noël Buffet, nouveau ministre des Territoires d’Outre-mer ?

À ce jour, la situation sécuritaire, sociale et alimentaire des 300 000 habitants de l’île est très dégradée.  Elle nécessite un changement radical d’approche politique et humaine pour ramener un minimum d’ordre sur le territoire, ce qu’a bien compris le gouvernement Barnier. Insécurité, crise de confiance, marasme économique, radicalisation des forces politiques en présence, anxiété régionale des proches voisins de la Nouvelle-Calédonie sont à ce stade les principales données que François-Noël Buffet aura rapidement à traiter.

Lors de la visite à Paris d’une délégation calédonienne transpartisane venue alerter sur l’urgence de la reconstruction, début octobre 2024, le nouveau ministre des Territoires d’outre-mer, qui a dirigé une commission sénatoriale sur la Nouvelle-Calédonie et connaît donc bien les enjeux, a pu exposer son approche :

– Retrouver l’impartialité de l’État français, qu’il a qualifié de « pierre angulaire des accords de Matignon et de Nouméa » ;
– Retrouver le consensus dans la prise de décision ;
– Renouer rapidement le dialogue avec toutes les parties ;
– Favoriser un retour rapide à l’ordre public ;
– Soutenir la reconstruction sociale et économique.

La mission du ministre en Nouvelle-Calédonie, mi-octobre, lui a permis de saisir l’ampleur des efforts à mettre en place pour permettre le retour à un fonctionnement normal des principaux services publics : écoles, hôpitaux, transports. L’État prévoit d’allouer une enveloppe de l’ordre de 4,5 milliards d’euros sur cinq ans pour permettre un redémarrage du tissu socio-économique de l’île. La situation est d’autant plus critique que l’industrie du nickel, considéré comme le moteur économique de l’île, est en quasi-faillite.

Ces propositions concernant la Nouvelle-Calédonie indiquent une certaine flexibilité. L’indication de François-Noël Buffet selon laquelle Paris doit « retrouver » l’impartialité est un geste significatif, un aveu virtuel de la partialité passée. Les indépendantistes en ont fait une critique majeure de la gestion par la France du troisième référendum sur l’indépendance en 2021 et des développements depuis lors. Il reste à voir si les concessions de la France suffiront à mettre fin aux troubles.

Quelles sont les premières réactions locales et régionales à ces annonces ?

Les annonces du gouvernement Barnier représentent des efforts de conciliation importants de la part de la France et sont significatives à la fois pour la Nouvelle-Calédonie et pour ses propres voisins, l’Australie, les pays mélanésiens et au-delà pour le Forum des Îles du Pacifique (FIP). Si c’est Michel Barnier qui a fait les principales annonces, il ne fait aucun doute que le président Macron – architecte tenace et convaincu de l’Indo-Pacifique français – est engagé. Le fait que le Premier ministre ait accordé une priorité aussi marquée à la Nouvelle-Calédonie, alors même que son gouvernement et son projet de budget général sont scrutés sans ménagement par les parlementaires, reflète la détermination de la France à ne pas perdre pied dans la région et à y défendre une souveraineté qui constitue l’axe majeur de sa stratégie indo-pacifique. Dans le même temps, peut-être conscient de la fragilité de son gouvernement et de sa vulnérabilité aux potentielles motions de censure, le Premier ministre s’est assuré une attention institutionnelle permanente en désignant comme responsables d’une mission de concertation et de dialogue les présidents des deux chambres du Parlement français. Le président du Sénat, Gérard Larcher, joue depuis longtemps un rôle constructif en Nouvelle-Calédonie. L’envoi d’une mission de haut niveau qu’il co-dirigera avec Madame Yaël Braun-Pivet indique également aux pays de la région du Pacifique, qui ont dès juillet 2024 proposé une mission de médiation du FIP, que la France contrôle la situation.

Les réactions des partis locaux en Nouvelle-Calédonie ont été variées. Le groupe multipartisan venu à Paris début octobre 2024 a soutenu sans équivoque l’approche de Michel Barnier. Certains élus loyalistes se sont montrés critiques, estimant que le ministre n’avait pas saisi la gravité de la situation. Les partis indépendantistes, s’ils ont été rassurés par l’abandon de la réforme du corps électoral, ont maintenu leur appel à un nouveau vote d’autodétermination après le troisième référendum qu’ils estiment non recevable, ainsi qu’à la libération de leurs dirigeants détenus en France métropolitaine. Il reste à voir si les concessions gouvernementales suffiront à mettre fin aux troubles en Nouvelle-Calédonie. La mouvance indépendantiste est divisée et la capacité de certains dirigeants à contrôler la frustration des jeunes Kanaks est incertaine.

Les concessions françaises ont été accueillies avec soulagement par la « famille »  du Pacifique, notamment le FIP, la principale organisation régionale d’Océanie qui regroupe 18 États et territoires associés du Pacifique et dont la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française sont membres depuis 2016. L’organisation, avec laquelle la France a toujours eu des relations difficiles, s’était auto saisie d’une mission de médiation courant juillet avant de revenir à une proposition de mission « d’information », plus acceptable par le gouvernement français, afin de dresser un état des lieux de la situation en Nouvelle-Calédonie.

Comment comprendre les enjeux d’une « information équilibrée » face à la crise néo-calédonienne ?

Ce souci d’une information transparente qui pourrait être dispensée en toute connaissance de cause par des représentants du FIP et destinée aux membres du Forum comme à l’opinion publique océanienne met l’accent sur la bataille des narratifs, la guerre informationnelle et de possibles ingérences étrangères à l’œuvre autour de la crise calédonienne. Des questions subsistent sur la nature du soutien du gouvernement azerbaïdjanais au Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) via une ONG, le Groupe d’Initiative de Bakou, financée par le régime du président Ilham Aliyev et soutenant des mouvements indépendantistes. La France étant visée via la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française pour la punir de soutenir l’Arménie dans son conflit avec l’Azerbaïdjan. En avril 2024, un mémorandum portant sur une coopération entre le Congrès de Nouvelle-Calédonie et l’Assemblée nationale azerbaïdjanaise a ainsi été signé par une représentante du FLNKS au nom du Congrès. Ce dernier le déclarera nul par la suite. Cette tentative de déstabilisation, qui en cache sans doute d’autres, plus subtiles, ne rend que plus nécessaire l’accès à une « information équilibrée » selon les mots de l’ambassadrice française pour le Pacifique, Véronique Roger-Lacan. Il s’agit de contrer l’effet de brouillage de narratifs sur l’usage disproportionné de la violence par les autorités françaises et de rééquilibrer l’émotion des pays insulaires, notamment mélanésiens, face à ce qu’ils perçoivent comme une tentative néocoloniale de dépouiller les peuples autochtones de leurs droits et de leur représentation légitimes.

La mission d’information du FIP, constituée des Premiers ministres des îles Cook, de Tonga, Fidji ainsi que du ministre des Affaires étrangères des îles Salomon a auditionné des interlocuteurs les plus divers de la société calédonienne du 27 au 29 octobre 2024. Peut-elle être considérée comme neutre ? Fidji et les Îles Salomon font partie de l’arc mélanésien et sont membres du Groupe Fer de lance mélanésien créé en 1988 pour soutenir l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie et dont le FLNKS fait partie. Par ailleurs, Fidji, les îles Cook et Tonga sont largement intégrés au projet chinois de Belt and Road Initiative (BRI). Cette prise d’influence économique chinoise s’exerce également en Nouvelle-Calédonie, Pékin important plus de 50 % du nickel du territoire.

La crise néo-calédonienne marque-t-elle le recul, sinon la fin de l’ambition indo-pacifique de la France ?

L’idée que la France puisse être un pays du Pacifique insulaire continue de surprendre bon nombre de ses voisins. Tout en saluant l’engagement avec Paris, les membres du Groupe Fer de lance considèrent la France comme un pays européen et une puissance coloniale qui administre encore des territoires saisis au XIXe siècle. En effet, la stratégie indo-pacifique française s’appuie sur une légitimité d’État résidant et l’existence d’une souveraineté en Nouvelle-Calédonie, en Polynésie française et à Wallis-et-Futuna. La question néo-calédonienne peut en soulever d’autres. Lors d’une de ses premières interventions au sein du FIP alors qu’il venait d’être élu (en 2021) le président indépendantiste de Nouvelle-Calédonie, Louis Mapou avait pu déclarer « Il ne fait aucun doute que la France a besoin de la Nouvelle-Calédonie et de la Polynésie française, face aux autres puissances de la région. Mais ce n’est pas notre projet – nous voulons nous intégrer à nos voisins dans la région ».

Jusqu’à présent, la France s’est efforcée de tirer parti de l’Accord de Nouméa et des transferts de compétences au gouvernement local en s’appuyant sur ses prérogatives régaliennes, c’est-à-dire la défense et les relations extérieures. La revendication de la légitimité océanienne de la France s’est appuyée sur la possession d’un vaste domaine maritime qui en fait la deuxième puissance maritime mondiale, sa capacité à le contrôler et à participer à la sécurité régionale à travers de nombreuses coopérations militaires. La France développe ainsi un discours alternatif et inclusif au sein d’un espace polarisé par la rivalité sino-américaine tout en bénéficiant des capacités diplomatiques et financières de l’Union européenne. Le président Macron souhaitait notamment renforcer la coopération avec les États insulaires d’Océanie en les aidant à protéger leur économie bleue, à lutter contre la pêche illégale et l’impact du changement climatique.

La montée en puissance des Forces armées de Nouvelle-Calédonie (FANC) au sein d’un dispositif militaire récemment renforcé en personnel et en équipements, a pour fonction de mettre en œuvre cette diplomatie multilatérale axée sur la sécurité environnementale, l’aide humanitaire en cas de désastre naturel (HADR) et la défense de la biodiversité, aux côtés des partenaires australiens et néo-zélandais. L’accueil à Nouméa en décembre 2023 de la réunion des ministres de la Défense du Pacifique Sud (SDPMM) a souligné le rôle du territoire dans l’affirmation du statut indo-pacifique de la France et son souci de s’insérer davantage dans la coopération sécuritaire régionale au profit de ses voisins insulaires plus vulnérables. La France a donc beaucoup à perdre sur le plan régional et international en laissant perdurer une crise calédonienne qui ruinerait la crédibilité de son engagement indo-pacifique et modifierait dangereusement les rapports de forces en présence.

La solution à deux États est un mirage

La solution à deux États est un mirage

Entretien avec Stéphane Amar

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par Revue Conflits – publié le 6 novembre 2024

https://www.revueconflits.com/la-solution-a-deux-etats-est-un-mirage-entretien-avec-stephane-amar/


Journaliste et reporter, Stéphane Amar a consacré plusieurs ouvrages à la guerre en Palestine. Pour Conflits, il revient sur la surprise tactique du 7 octobre 2023, les succès de Tsahal et l’impasse de la paix.

Stéphane Amar est journaliste et reporter. Il a notamment publié Le Grand secret d’Israël (2019).

Propos recueillis par la rédaction.

Israël remporte des succès militaires sur tous les fronts : Gaza, Liban, Cisjordanie et même Iran avec l’élimination d’Ismaïl Haniyeh en plein Téhéran et le raid aérien réussi du 26 octobre. Comment expliquez-vous cela alors que le 7 octobre l’armée et les services de renseignement ont échoué ?

De mon point de vue, le 7 octobre ne marque pas un échec de l’armée ni même des services de renseignements, mais de l’idéologie dominante en Israël, c’est très différent. Cela a été largement documenté : les agents du renseignement et les militaires chargés de la surveillance de la bande de Gaza avaient alerté à d’innombrables reprises sur le risque d’une invasion à grande échelle. Je pense notamment au rapport « Jericho wall » qui décrivait assez précisément les intentions du Hamas ou aux multiples avertissements des observatrices de Tsahal qui décrivaient les préparatifs des miliciens palestiniens à quelques dizaines de mètres de la frontière. Lors d’une ronde, un soldat a même indiqué que le cadenas d’une porte de la barrière de sécurité avait été forcé. Son supérieur lui a simplement conseillé d’en installer un nouveau. À tous les échelons, les responsables militaires ou politiques ont été incapables de prendre la mesure de la menace. À l’exception notable d’Avigdor Lieberman qui hurlait dans le désert.

Les dirigeants israéliens estimaient que le Hamas, croulant sous les dollars du Qatar et de l’aide internationale, n’avait aucun intérêt à risquer une confrontation majeure avec Israël d’autant que les précédents affrontements de 2008, 2012 et 2014 avaient été marqués par une disproportion flagrante des pertes en vies humaines. En outre, ils estimaient le Hamas incapable de concevoir et de réaliser une opération militaire aussi audacieuse et précise : centralisation extrême de la prise de décision, destruction des caméras de surveillance à l’aide de drones, utilisation d’ULM, etc.

Sur ce plan la faillite est totale. Mais force est de constater que l’invasion du Hamas a été refoulée en moins de 24 heures. À l’aube du 8 octobre, Tsahal avait repris le contrôle de l’intégralité du territoire et neutralisé les derniers miliciens palestiniens. En ce sens, je ne considère pas que l’armée israélienne a échoué. Elle a simplement été victime des errements des élites israéliennes. Les spectaculaires succès du renseignement et des unités combattantes depuis le 7 octobre prouvent que les capacités offensives et défensives de Tsahal restent à la hauteur de leur réputation.

Quelles conséquences ces succès tactiques vont avoir sur le conflit israélo-palestinien ? En d’autres termes, quel nouvel horizon se dessine avec l’après Hamas et l’après Hezbollah ?

Ces deux campagnes soulignent l’importance du renseignement et la nécessité d’une présence militaire sur le terrain. À Gaza, Israël a pâti d’une mauvaise analyse des informations, mais aussi, sans doute, du démantèlement de son réseau d’informateurs au sein de la population gazaouie depuis le retrait de 2005. Face au Hezbollah, en revanche, la profondeur de l’infiltration s’est révélée précieuse. À cet égard, la formidable opération des bipeurs a marqué un point de rupture dans le conflit et précipité le délitement de la milice chiite.

À Gaza, on s’achemine donc très probablement vers le maintien d’une présence militaire sur le long terme, au moins dans le nord de la bande, sur l’axe central de Netzarim et sur l’axe de Philadelphie le long de la frontière égyptienne. Au sud-Liban, Israël va tenter de trouver un accord avec l’armée libanaise pour empêcher le retour et le réarmement du Hezbollah et très probablement instaurer une étroite zone tampon le long de la frontière.

Mais la principale conséquence du 7 octobre concerne un terrain dont on parle moins : la Cisjordanie. L’offensive à Gaza s’accompagne d’une intensification de la lutte contre les groupes armés, souvent liés au Hamas, en Cisjordanie. Ces actions se concentrent dans quelques bastions islamistes, dont le quartier de réfugiés de Tulkarem, situé à quelques centaines de mètres seulement de la frontière israélienne. Plusieurs spécialistes militaires estiment que ces groupes armés préparaient une invasion du territoire israélien sur le modèle du 7 octobre. Rappelons que nous sommes-là à une quinzaine de kilomètres de l’agglomération de Tel-Aviv, le poumon économique d’Israël. En Cisjordanie aussi l’occupation militaire devrait se poursuivre. Elle s’accompagne du reste d’une intensification de la colonisation qui conduira selon toute vraisemblance à une annexion au moins partielle du territoire.

Les Israéliens sont-ils prêts à soutenir une telle politique ? Quid de la solution à deux États ?

La principale raison de l’aveuglement collectif qui a conduit à la catastrophe du 7 octobre réside dans l’adhésion au dogme de la solution à deux États qui infuse dans les élites israéliennes depuis les années 1990. Cette idéologie à l’origine des accords d’Oslo soutient que la séparation entre Israéliens et Palestiniens et la reconnaissance d’une souveraineté à ces derniers conduira à la paix ou, du moins, à un certain apaisement. Elle a commandé les retraits des villes palestiniennes de Cisjordanie à partir de 1995, le retrait du sud-Liban en 2000 et le retrait de la bande de Gaza en 2005.

Dans ces trois cas, le désengagement de Tsahal a débouché sur une dramatique aggravation du conflit.

La solution à deux États suppose que le conflit repose sur un contentieux territorial et que les deux peuples pourront vivre côte à côte paisiblement lorsqu’un compromis sera trouvé. Or, ni l’OLP de Yasser Arafat, ni le Hamas n’envisagent un partage du territoire, mais plutôt une « libération de la Palestine de la rivière à la mer ». Ce slogan ne résonne pas seulement sur les campus occidentaux, il imprègne la charte du Hamas, les médias palestiniens, les manuels scolaires, les réseaux sociaux, etc. Même si toute comparaison s’avère forcément hasardeuse, côté israélien, la montée en puissance du nationalisme religieux exclut également tout compromis sur ces territoires fondateurs de l’identité hébraïque. On peut choisir d’ignorer ces dimensions, mais cela ne change rien et cela empêche de penser d’autres solutions. En attendant, Israël continuera d’exploiter sa supériorité militaire en poursuivant son implantation en Cisjordanie.

Comment imaginer que les États-Unis soutiennent Israël dans cette voie ?

Quel que soit le prochain président des États-Unis, ses leviers d’action resteront très limités. Pour Israël, l’occupation militaire de la Cisjordanie constitue, on l’a vu, un impératif sécuritaire de première importance. La colonisation de ce territoire répond, elle, à des impératifs d’aménagement du territoire, d’espace vital, si on peut utiliser ce terme quand on connaît sa résonance historique. Le pays connaît une très forte croissance démographique et les deux grands centres urbains, Tel-Aviv et Jérusalem, frôlent la saturation. Le seul foncier abordable se trouve dans les environs immédiats de ces agglomérations : en Cisjordanie. La démographie est le principal moteur de la colonisation, bien davantage que l’idéologie du grand Israël. Je ne vois aucune pression diplomatique capable d’enrayer ce processus.

Observez-vous un réel changement d’attitude des pays arabes ou un simple rapprochement opportuniste face à la menace iranienne ?

Les deux se mêlent. Il est évident que les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite voient d’un bon œil les déboires des proxys de l’Iran et de la République islamique elle-même face à Israël. Ces deux pays, qui se sont cassé les dents face aux Houthis, se réjouissent de l’affaiblissement de l’axe chiite. Cela explique leur grande modération dans la condamnation d’Israël et même, concernant les Émirats et Bahreïn, la poursuite enthousiaste des accords d’Abraham. Mais le véritable changement viendra d’une normalisation des relations entre Israël et l’Arabie saoudite. Le royaume envoie des signaux contradictoires, signe des tensions qui agitent les dirigeants saoudiens sur ce dossier. Il me paraît évident que le futur maître du pays, le prince Mohammed Ben Salman, réalisera ce rapprochement. La région prendra alors un visage très différent et, je l’espère, marchera vers une inexorable pacification.

Georgie, Moldavie, Ukraine : le reflux géopolitique euro-atlantiste

Georgie, Moldavie, Ukraine : le reflux géopolitique euro-atlantiste

Pierre-Emmanuel Thomann* – CF2R – NOTE D’ACTUALITÉ N°659 / novembre 2024

*Docteur en géopolitique

La victoire du parti « Rêve géorgien » en Géorgie, le mauvais résultat lors du référendum sur l’adhésion à l’UE en Moldavie – où la majorité des Moldaves résidents ont voté NON, tandis que le OUI n’est passé qu’avec les voix de la diaspora dans l’UE et dont la légitimité est douteuse –, mais aussi l’élection présidentielle dans ce pays remportée par la présidente sortante Maia Sandu avec les voix de la diaspora de l’UE (elle est Roumaine et a été formatée par sa carrière précédente aux États-Unis), signifient en réalité un renversement de la tendance à l’extension inéluctable de l’espace euro-atlantique et annonce le reflux géopolitique de l’UE mais aussi de l’OTAN.

En effet, suite à la victoire géopolitique de plus en plus inéluctable de la Russie en Ukraine, où la seule inconnue réside dans le nouveau tracé de la frontière à la suite du processus de réunification russe, les citoyens et gouvernement des pays qui ont fait partie du monde russe (et s’en rapprochent à nouveau) ont appris de l’histoire récente. Ils ont remarqué que les pays qui se sont positionnés comme États-fronts contre la Russie sont devenus un champ de bataille entre les États-Unis et la Russie au détriment de leur sécurité et de leur économie, et ont perdu des territoires au cours cet affrontement.

Le positionnement du parti « Rêve géorgien » est ainsi le plus en phase avec les intérêts de sécurité de la Géorgie. Les Géorgiens lucides ont bien compris que positionner leur pays comme instrument de Washington pour encercler la Russie (cf. carte) ne pouvait qu’aboutir à en faire un champ de bataille au seul profit des Américains et de leurs supplétifs de l’OTAN et de l’UE, qui cherchent à les instrumentaliser. La promesse du « Rêve géorgien » était de refuser un politique de sanctions contre la Russie (ce qui détruirait l’économie géorgienne) et d’éviter un nouveau conflit avec la Moscou. D’où le résultat des élections en sa faveur, malgré la tentative de changement de régime raté de la présidente Salomé Zourabichvili, qui travaille pour les intérêts euro-atlantistes sous couvert d’élargissement à l’UE. Les intérêts de la Géorgie sont secondaires pour l’UE qui ne s’intéresse qu’à son « occidentalisation », c’est-à-dire à la réorienter géopolitiquement pour la détacher de Moscou et imposer son modèle de démocratie libérale d’inspiration américaine en synergie avec Washington et l’OTAN. Pour survivre comme civilisation, et au vu de sa position géographique (en Asie) et de sa culture, la Géorgie a intérêt à se rapprocher du monde russe dont elle a fait partie : c’est le sens de la géohistoire. L’occidentalisation (américanisation) de la Géorgie promue par les idéologues admirateurs de l’Occident américanisé, ferait disparaitre la Géorgie comme entité civilisationnelle, c’est donc une dangereuse illusion. Il en va de même pour l’Ukraine et la Moldavie qui risquent l’alinéation géopolitique et culturelle en s’occidentalisant.

Les Géorgiens ont appris des conflits récents en observant la défaite inéluctable du régime de Kiev qui a fait l’erreur stratégique funeste de se positionner comme État-front contre la Russie. Il ont aussi l’expérience de la guerre Russie-Géorgie de 2008 déclenchée par l’ancien président Mikhaïl Saaskachvili, promoteur des intérêts américains et finalement lâché par Washington qui lui avait pourtant promis à long terme une adhésion à l’OTAN avec pour résultat de provoquer la Russie, comme en Ukraine. Ce conflit de 2008 a constitué la première guerre du monde multipolaire : les États-Unis, qui ont tenté, via à la Géorgie, de poursuivre l’élargissement de leur stratégie d’encerclement et de fragmentation de l’Eurasie pour imposer le monde unipolaire, n’ont pas pu absorber ce pays en raison de la réaction russe. Ils continuent cependant de soutenir les forces politiques favorables à l’occidentalisation pour reprendre la manœuvre contre Moscou, à un moment plus favorable.

Après l’échec, pour l’UE, des deux évènements électoraux en Géorgie et en Moldavie, et la défaite des États membres de l’OTAN en Ukraine, c’est un scénario alternatif qui se profile. L’OTAN et l’UE, telles qu’elles fonctionnent aujourd’hui, ne s’élargiront ni à la Géorgie, ni à l’Ukraine, ni la Moldavie. La réforme de ces deux institutions aux paradigmes de plus en plus obsolètes – défendre la stabilité et la prospérité européennes dans un nouvel ordre géopolitique post-américain, car créées pendant le Guerre froide et consolidées lors du monde unipolaire après la disparition de l’URSS – est une illusion. Les États membres de l’UE et de l’OTAN se diviseront de plus en plus sur la question de l’élargissement et les citoyens de l’UE y sont de plus en plus largement opposés. Seuls les gouvernements vassalisés à Washington y sont favorables et cherchent à accélérer le processus pour éviter que ces pays coopèrent avec Moscou. La visite du Premier ministre hongrois Victor Orban à Tbilissi pour féliciter la victoire électorale du gouvernement géorgien a torpillé toute velléité de l’UE de promouvoir un changement de régime et annonce la fragmentation géopolitique croissante de l’UE, mais aussi de l’OTAN, sur cette question. Les angles morts de la politique d’élargissement de l’UE englobent aussi : l’ambition géopolitique de l’Allemagne – qui cherche à reconstruire sa zone d’influence en Europe centrale et orientale au détriment de la Russie sous le parapluie nucléaire américain –, le projet d’annexion de la Moldavie par la Roumanie, les visées polonaises dans l’Ouest de l’Ukraine (Silésie) et la France, au départ réticente à l’élargissement, mais qui s’est alignée pour contrebalancer l’Allemagne. Tous ces projets sont surtout susceptibles d’aboutir au dépeçage géopolitique de ces pays candidats, dans la pure tradition de la géopolitique du XIXe et XXe siècles.

 

Général Burkhard : « L’armée française n’est pas taillée pour aller faire la guerre » dans la zone Indopacifique

Général Burkhard : « L’armée française n’est pas taillée pour aller faire la guerre » dans la zone Indopacifique


Avec la professionnalisation des armées, la Révision générale des politiques publiques [RGPP] et les contraintes budgétaires, le format des forces dites de souveraineté, car affectées dans les territoire d’outre-Mer, a été réduit d’environ 20 % entre 2000 et 2015. Et cela s’est également traduit par des ruptures capacitaires temporaires, voire définitives.

Aussi, ces dernières années, plusieurs rapports parlementaires ont établi le constat que, malgré leurs contributions aux principales fonctions stratégiques [connaissance et anticipation, protection et intervention], voire leur appui à la dissuasion, les forces de souveraineté n’avaient pas les moyens suffisants pour mener l’ensemble des missions qui leur sont assignées.

Cependant, les deux dernières Lois de programmation militaire [LPM] ont acté une remontée en puissance des forces de souveraineté, avec, par exemple, le renouvellement des patrouilleurs de la Marine nationale. Il est aussi question qu’elles bénéficient d’un investissement de 13 milliards d’euros pour la période 2024-30. En outre, des déploiements aériens comme « PEGASE » [Projection d’un dispositif aérien d’EnverGure en Asie du Sud-Est] permettent de renforcer ponctuellement la posture des forces françaises dans les territoires ultramarins de la zone Indopacifique.

« Il s’agit d’améliorer notre contribution à la protection du territoire national, singulièrement de nos territoires d’outre-mer et de nos zones économiques exclusives, où l’accumulation des tensions stratégiques et les stratégies hybrides – sans oublier les effets liés au changement climatique, à la prédation sur les ressources naturelles et aux flux migratoires illégaux – nous obligent à revoir notre dispositif », avance la LPM 2024-30.

Or, en 2021, alors chef d’état-major de la Marine nationale [CEMM], l’amiral Pierre Vandier avait dit ne pas exclure un « coup de force » contre un territoire français ultramarin. « Des affrontements violents en mer sont possibles, y compris de la part d’adversaires qui pourraient agir de manière à défier notre détermination et tester l’articulation de notre capacité de réponse conventionnelle sous le seuil nucléaire », avait-il confié à Mer & Marine, en prenant l’exemple de la guerre des Malouines / Falklands.

« De la même manière, on pourrait imaginer à l’avenir une tentative d’éviction de la France de certaines régions du monde, notamment celles où nous avons des territoires. Nous devons pouvoir décourager et si nécessaire empêcher de telles initiatives », avait ajouté l’amiral Vandier, avant de souligner la nécessité pour la Marine nationale d’aligner des « équipements répondant à la hausse du niveau de menace ».

Parmi les territoires d’outre-mer susceptible de faire l’objet d’un éventuel coup de force, la Nouvelle-Calédonie arrive en tête de liste, en raison de la position stratégique qu’elle occupe. Dans un volumineux rapport publié en 2021, l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire [IRSEM] avait expliqué que l’éventuelle indépendance de l’archipel ne pourrait que servir les intérêts de Pékin.

« Une Nouvelle-Calédonie acquise à la Chine deviendrait la clé de voûte de la stratégie d’anti-encerclement chinoise, tout en isolant l’Australie puisqu’en plus de Nouméa, Pékin pourra s’appuyer sur Port Moresby, Honiara, Port-Vila et Suva », avait avancé l’IRSEM. D’où l’intérêt que porte Pékin aux mouvements indépendantistes néo-calédoniens.

« La Chine fonctionne en noyautant l’économie, en se rapprochant des responsables tribaux et politiques parce que c’est la méthode la plus efficace et la moins visible. Sa stratégie est parfaitement rodée et elle a fonctionné ailleurs dans le Pacifique », avait souligné le rapport.

Pour autant, faut-il redouter un coup de force militaire contre le « Caillou » ? Le chef d’état-major des armées [CEMA], le général Thierry Burkhard, n’y croit pas. D’ailleurs, même si cela devait arriver, la France n’aurait pas les moyens de s’y opposer…

« Bien sûr, nous devons assurer la souveraineté de nos territoires d’outre-mer, mais soyons clairs : la France n’a pas l’ambition d’aller faire la guerre dans la zone indo-pacifique ! », a en effet affirmé le CEMA, lors d’une audition à l’Assemblée nationale, le 25 septembre dernier [le compte-rendu vient d’être publié, ndlr].

« Ce qui menace la Nouvelle-Calédonie n’est pas une invasion par la Chine. [Si] celle-ci cherche probablement à y étendre son influence, l’armée française n’est pas taillée pour aller faire la guerre à 17 000 kilomètres d’ici. La menace qui s’exerce sur notre souveraineté en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française aujourd’hui n’est pas stricto sensu une menace militaire qui nécessite des installations et un outil de combat », a conclu le général Burkhard.

En attendant, la situation en Nouvelle-Calédonie, en proie à de vives tensions d’une ampleur inédite depuis les années 1980, inquiète l’Australie ainsi que, dans une moindre mesure, la Nouvelle-Zélande et les États-Unis.

Reportage – Donbass : des populations divisées

Reportage – Donbass : des populations divisées

 Mikhail Tereshchenko/TASS/Sipa USA/38156926/MB/2203141231

par Pierre-Yves Baillet – Revue Conflits – publié le 2 novembre 2024


Depuis 2014, le Donbass est au cœur de la guerre qui oppose la Russie à l’Ukraine. Les deux belligérants s’affrontent férocement pour le contrôle de ce bassin industriel et minier. Les Ukrainiens clament que les mouvements séparatistes ne sont que des excroissances de Moscou et souhaitent restaurer l’intégrité territoriale de l’Ukraine. La Russie, quant à elle, affirme venir protéger des populations russes d’un régime nazi qui les persécute. Cependant, sur le terrain, la situation est plus complexe que ce qu’affirment Kiev et Moscou. Reportage.

Pierre-Yves Baillet, depuis le Donbass

La région nommée « Donbass » regroupe les oblasts (division administrative de l’ex-URSS) de Louhansk et de Donetsk. Louhansk ou Lougansk a une superficie de près de 27 000 km² et est peuplé d’environ 1 million et demi d’habitants. Pour une superficie équivalente, l’oblast de Donetsk est plus peuplé, il abrite plus de 4 millions d’habitants. Ainsi, avec ses 5 millions d’habitants, le Donbass regroupe à lui seul plus de 11 % de la population ukrainienne. Au siècle précédent, les populations de ces provinces ont connu la colonisation, la déportation, les massacres et l’immigration. En résulte des populations d’origines diverses et aux identités multiples et notamment une importante minorité russe. Selon un recensement de 2001, le Donbass est, après la Crimée, la région d’Ukraine comportant le plus de population d’origine russe. Celles-ci représenteraient environ 39 % de la population totale.

Une région au cœur des tensions

Le changement de régime en Ukraine en février 2014 est engendré par la Révolution de Maïdan. En réponse, des manifestations anti-Maïdan éclatent dans plusieurs villes orientales du pays et plus particulièrement dans le Donbass. « Ces protestations ont été baptisées “Printemps russe” à cause du soutien que leur apporte Moscou. Soutenus par des forces de sécurité russes, les protestataires anti-Maïdan se sont emparés des bâtiments administratifs, dans plusieurs villes ». Le 11 mai de cette même année se tient un référendum qui entraîne la proclamation d’indépendance des Républiques populaires de Donetsk et de Louhansk (DNR et LNR). En février 2015, les belligérants se retrouvent en Biélorussie pour ratifier les accords de Minsk. Ce traité divise le Donbass en deux zones. La première sous l’autorité ukrainienne et la seconde est contrôlée par les séparatistes pro-russes qui obtiennent 16 000 km (soit 3 % du territoire global) et une bonne partie des ressources minières. Cependant, aucune des parties ne respecte les accords et les combats vont continuer.

Reportage au Donbass (c) Pierre-Yves Baillet

« Nous n’avons pas peur des soldats russes »

L’invasion massive de février 2022 va accentuer les fractures entre les populations du Donbass et engendrer un important exode. Plusieurs associations dont l’ONG ukrainienne Vostok SOS sont chargées d’aider les populations et d’évacuer les civils des zones de combats. Malgré un flux de réfugiés important, les bénévoles sont souvent confrontés à des habitants qui refusent de partir malgré le danger. Certains, notamment les plus âgés, ne sont pas prêts à abandonner le peu de biens qu’ils possèdent. D’autres en revanche attendent l’arrivée de l’armée russe. Depuis le 24 février, les volontaires de Vostok SOS interviennent, mettant leur vie en danger, dans toutes les villes victimes de bombardements. Au mois d’avril, les volontaires prenaient en charge les habitants de Sievierodonetsk et de Lysychantks dont plusieurs milliers ont fait le choix de rester malgré l’intensification des combats et la progression de l’armée russe.

À l’instar d’un habitant de Sievierodonetsk qui, malgré sa maison détruite, déclarait alors « Nous n’avons pas peur des soldats russes. Ce qui nous terrorise, ce sont les bombardements. Ce qui s’est passé à Boutcha ne se passera pas à Sievierodonetsk.[1] » Alors qu’aujourd’hui Sievierodonetsk et Lysychantks sont tombées aux mains des forces armées russes, des cas similaires se répètent dans les villes de Slovianks et de Bakhmut, prochaines cibles de Moscou.

« Ces jours-ci, Severodonetsk subit des lourds bombardements. La ligne de front s’approche, est très proche de la ville. Et nous sommes entrés ici pour faire sortir les gens. Nous avons sauvé environ 20 personnes âgées, des personnes qui avaient vraiment besoin de soins. Oui, nous avons réussi à trouver leurs adresses. Nous les avons pris en voiture pour les faire sortir de la ville qui subit des bombardements quotidiens réguliers et qui est déjà très endommagée. Il y a du verre partout sur les routes. Les câbles des trolleybus pendent comme une toile d’araignée. Ce type de scénario est très mauvais. Les gens devraient vraiment quitter cet endroit, beaucoup le font déjà. Nous sommes ici pour récupérer au moins ces gens qui ne sont pas capables de se déplacer par eux-mêmes et pour les emmener en sécurité. Et oui, c’est ce que nous avons fait aujourd’hui. Nous avons mis 20 personnes en sécurité ici à Sloviansk. »

Reportage au Donbass (c) Pierre-Yves Baillet

« Bandera n’est pas notre héros ».

Depuis plusieurs mois, Mikola et Eduard, deux volontaires de Vostok SOS, ont été confrontés à de nombreux refus et ont même été pris à partie par des locaux. Comme l’explique Eduard, une part non-négligeable de la population dans la région du Donbass, soutient la Russie. Selon lui, c’est le résultat d’un important travail de propagande. Mikola raconte :

« Parfois, notre travail est compliqué. Un jour dans la ville de Siversk, un homme nous a violemment interpellés en nous disant d’arrêter de venir évacuer les gens. Selon lui, nous étions là pour vider la ville de ses habitants. » Eduard ajoute : « Une autre fois, une dame et sa famille ont refusé d’être évacuées, car elle nous disait avoir vu à la télévision que les réfugiés souffraient, qu’ils n’avaient aucun endroit où loger et qu’ils mourraient de faim. Alors que pas du tout, nous leur fournissons tout le nécessaire ! La propagande russe a aussi beaucoup joué sur l’enrôlement forcé. Il est vrai que les hommes ne sont pas autorisés à quitter le territoire, mais c’est normal en temps de guerre et il n’y a jamais eu de problèmes majeurs à cause de cela. Cependant, des familles entières refusent de partir de peur de plus revoir un frère, un père ou un fils. Cela nous pose quelques problèmes, mais nous continuerons d’aider les gens dans le besoin et d’évacuer ceux qui le veulent ! »

Cependant, Eduard confie qu’il est inquiet de certains discours prononcés par les ultranationalistes ukrainiens. Il ne comprend pas pourquoi le russe devrait être interdit.« Pourquoi ne pourrait-on pas avoir deux langues en Ukraine ? Je peux être ukrainien et parler le russe. Je suis ukrainien et fier de l’être, tous les jours je risque ma vie face aux Russes. Nous sommes ukrainiens, mais ici Bandera n’est pas notre héros. »

Reportage au Donbass (c) Pierre-Yves Baillet

Les ressources minérales de l’Ukraine :

L’Ukraine est largement connue comme une puissance agricole. Mais en tant que gisement de matières premières, elle abrite 117 des 120 minéraux et métaux les plus utilisés, ainsi qu’une source importante de combustibles fossiles. Les sites web officiels n’indiquent plus la géolocalisation de ces gisements ; le gouvernement, invoquant la sécurité nationale, les a supprimés au début du printemps. Pourtant, l’analyse de SecDev indique qu’au moins 12 400 milliards de dollars de gisements énergétiques, de métaux et de minéraux ukrainiens sont désormais sous contrôle russe. Ce chiffre représente près de la moitié de la valeur en dollars des 2 209 gisements examinés par l’entreprise. Outre 63 % des gisements de charbon du pays, Moscou s’est emparé de 11 % de ses gisements de pétrole, de 20 % de ses gisements de gaz naturel, de 42 % de ses métaux et de 33 % de ses gisements de terres rares et d’autres minéraux critiques, dont le lithium. La Russie possédait déjà, depuis 2014, la majeure partie des ressources du Donbass.

[1] Les entretiens ont été réalisés entre mars 2022 et juillet 2022

Pour garantir son activité opérationnelle, l’US Navy va prolonger la durée de vie de ses plus anciens destroyers

Pour garantir son activité opérationnelle, l’US Navy va prolonger la durée de vie de ses plus anciens destroyers

https://www.opex360.com/2024/11/02/pour-garantir-son-activite-operationnelle-lus-navy-va-prolonger-la-duree-de-vie-de-ses-plus-anciens-destroyers/


Lancé dans les années 1990 , le programme DD(X) [ou DD21] prévoyait la construction de trente-deux « destroyers » furtifs de nouvelle génération au profit de l’US Navy. Ayant la signature radar d’un bateau de pêche malgré leurs 15 480 tonnes de déplacement ainsi que la capacité de produire assez d’électricité pour alimenter l’équivalent de 78 000 foyers, ces navires devaient révolutionner le combat naval. Seulement, il n’en a rien été : devant la hausse exponentielle des coûts, le Pentagone dut revoir drastiquement ses ambitions à la baisse… Et seulement trois unités ont été construites.

Dans le même temps, le programme LCS [Littoral Combat Ship], censé doter l’US Navy de cinquante-deux navires rapides et polyvalents grâce à l’intégration de « modules de mission » en fonction des tâches qu’ils devaient accomplir, s’est aussi soldé par un échec cuisant… Au point que certaines unités ont été désarmées seulement cinq ans après avoir été admises au service actif.

D’où le programme « Constellation », lancé afin de remplacer les LCS [surnommés Little Crappy Ships] par des navires conçus selon le modèle de la frégate multimissions [FREMM] italienne. Seulement, la prise en compte de nouvelles exigences fait que la construction de ces nouveaux navires [six ont été commandés à ce jour] accumule les retards.

Si le remplacement des LCS est prévu, il en va de même pour les « destroyers » appartenant à la classe Arleigh Burke, dont les premières unités [version Flight 1] ont été admise au service dans les années 1990, ainsi que pour les croiseurs de type Ticonderoga. Pour cela, le Pentagone a lancé le programme DDG[X], avec l’objectif de disposer d’un premier navire à l’horizon 2032.

Seulement, l’US Navy est contrainte de désarmer certains de ses navires sans pouvoir les remplacer dans l’immédiat. Tel est le cas des LCS mais aussi celui des croiseurs de type Ticonderoga, dont il ne reste plus que huit exemplaires en service sur les vingt-sept construits. En outre, les difficultés que rencontre actuellement l’industrie navale américaine ne sont pas sans conséquences sur la disponibilité technique de ses bateaux.

Enfin, la marine américaine doit financer d’autres programmes tout aussi importants, comme son futur avion de combat embarqué ou encore son sous-marin nucléaire lanceur d’engins [SNLE] de nouvelle génération, etc.

Résultat : la flotte de navires de premier rang diminue progressivement, alors que l’activité opérationnelle, déjà très importante, pourrait s’intensifier si la situation dans la région Indopacifique venait à se dégrader.

Dans ces conditions, l’une des solutions consisterait à prolonger la durée de vie de certains navires. Et c’est d’ailleurs ce qu’a annoncé l’US Navy, le 31 octobre.

Ainsi, devant être désarmés entre 2028 et 2032, douze « destroyers » sur les vingt-et-un que compte la série « Arleigh Burke Flight 1 », joueront les prolongations. Cette décision a été prise en fonction de l’état des navires concernés ainsi que sur la faisabilité de leurs mises à niveau.

« Le contexte budgétaire actuel contraint la Marine à faire des investissements prioritaires pour garder plus de joueurs prêts sur le terrain. La Marine tire activement les bons leviers pour maintenir et développer ses forces de combat afin de soutenir les intérêts mondiaux des États-Unis […] et de remporter une victoire décisive en cas de conflit », a fait valoir Mme l’amiral Lisa Franchetti, la cheffe des opérations navales [CNO, c’est-à-dire de l’US Navy, ndlr].

Tous les « destroyers » de type Arleigh Burke Flight I ne seront pas logés à la même enseigne. Ainsi, la durée de vie des USS Stethem et USS Carney ne sera prolongée que d’un an. Il est question d’aller jusqu’à trois ans pour les USS Barry et USS The Sullivans. Enfin, les USS John Paul Jones, Curtis Wilbur, Stout, John S. McCain, Laboon, Paul Hamilton, Gonzalez et Cole seront maintenus en service pendant cinq années de plus.

À noter que l’US Navy avait précédemment décidé de prolonger les USS Arleigh Burke, USS Mitscher, USS Milius, USS Ramage et USS Benfold. Le désarmement des USS Russell, USS Fitzgerald, USS Hopper et USS Ross devrait se faire comme prévu.

« La prolongation de ces ‘destroyers’ hautement performants et bien entretenus renforcera encore nos moyens alors que de nouveaux navires de guerre en construction rejoindront la flotte », a commenté Carlos Del Toro, le secrétaire de l’US Navy. « Cela témoigne également de leur rôle durable dans la projection de puissance à l’échelle mondiale et de leur capacité avérée à se défendre […] contre les attaques de missiles et de drones » comme l’a montré leur engagement en mer Rouge, a-t-il ajouté.

Rapport Niinistö : « Plus sûrs ensemble : renforcer la préparation et l’état de préparation civils et militaires de l’Europe »

Rapport Niinistö : « Plus sûrs ensemble : renforcer la préparation et l’état de préparation civils et militaires de l’Europe »

par Giuseppe Gagliano* –  CF2R – NOTE D’ACTUALITÉ N°657 / octobre 2024

https://cf2r.org/actualite/rapport-niinisto-plus-surs-ensemble-renforcer-la-preparation-et-letat-de-preparation-civils-et-militaires-de-leurope/

*Président du Centro Studi Strategici Carlo De Cristoforis (Côme, Italie). Membre du comité des conseillers scientifiques internationaux du CF2R.


Le récent rapport de Sauli Niinistö, ancien président de la Finlande, commandé par Ursula von der Leyen pour évaluer la préparation de l’Union européenne face aux crises et aux conflits, dessine une vision qui pourrait représenter un tournant politique, stratégique et en matière de renseignement pour l’Union européenne.

Politiquement, la proposition de créer un service de renseignement européen démontre une reconnaissance croissante au sein de l’UE de la nécessité de construire une défense intégrée et autonome, réduisant ainsi la dépendance vis-à-vis des États membres et des alliés étrangers, en particulier les États-Unis. La demande d’une structure de renseignement unifiée répond au besoin de défendre le territoire européen contre des menaces internes et externes de manière plus efficace, améliorant la capacité de réponse collective. Cependant, l’idée d’une agence de renseignement centralisée se heurte aux préoccupations de certains États membres, qui pourraient craindre une perte de souveraineté concernant leurs capacités de renseignement et leur sécurité nationale.

D’un point de vue stratégique, la proposition de Niinistö arrive à un moment crucial, avec le conflit en Ukraine qui continue de menacer la stabilité de tout le continent et les activités russes qui demeurent une menace pour les États membres de l’UE. La Russie a intensifié ses opérations de renseignement et de sabotage dans les pays de l’Union, profitant de la fragmentation des réponses des différents pays. Dans ce contexte, la création d’une agence de renseignement européenne pourrait non seulement améliorer le flux d’informations entre les États membres, mais aussi renforcer la résilience contre les attaques informatiques, les sabotages d’infrastructures critiques et les opérations clandestines. La proposition d’un système « anti-sabotage » mentionnée par Niinistö, visant à protéger les infrastructures essentielles, montre comment l’UE évolue vers un concept de défense plus large, qui ne concerne pas seulement la dimension militaire mais aussi la sauvegarde des ressources et des réseaux internes. La guerre en Ukraine a clairement montré la vulnérabilité des infrastructures critiques, comme les gazoducs et les réseaux de communication sous-marins, incitant l’UE à adopter une approche proactive pour éviter d’autres perturbations et interruptions à l’avenir.

Du point de vue du renseignement, le projet de Niinistö s’inspire probablement des modèles déjà utilisés par les alliés occidentaux, comme le réseau des « Five Eyes » entre les États-Unis, le Royaume-Uni, le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, qui partagent largement le renseignement pour coordonner leur protection. Bien que l’UE dispose déjà de mécanismes de partage d’informations entre les États membres, l’établissement d’une agence de renseignement pleinement opérationnelle représenterait un changement de paradigme, en consolidant et en standardisant les processus de collecte, d’analyse et de diffusion des informations. Niinistö souligne également la nécessité de renforcer le contre-espionnage au sein des institutions européennes, notamment à Bruxelles, ville devenue un point central pour les opérations de renseignement de nombreuses puissances étrangères, en particulier russes, en raison de la présence des institutions communautaires et d’ambassades. La recommandation d’un service de renseignement européen vise donc non seulement à protéger les citoyens et les infrastructures de l’UE, mais aussi à garantir l’intégrité et la sécurité de ses propres institutions.

Les propos de Niinistö reflètent le besoin croissant de confiance et de coopération entre les États membres, essentiel pour faire face efficacement aux menaces modernes. Cependant, il existe un scepticisme quant à la possibilité de mettre en place une véritable agence de renseignement européenne, car certains États membres considèrent le partage de renseignement comme une question de souveraineté nationale. Von der Leyen a déjà reconnu que la collecte de renseignement est traditionnellement une prérogative des États nationaux, et de nombreux pays pourraient voir d’un mauvais œil une entité supranationale traitant de questions aussi sensibles. Cette réticence souligne une fois de plus les limites de l’UE à surmonter les barrières nationales dans des domaines clés de la sécurité et de la défense, et montre que, bien qu’il y ait une vision claire de renforcement de l’autonomie stratégique, la réaliser sera loin d’être simple. En définitive, le rapport de Niinistö pose les bases d’une discussion critique et nécessaire sur l’autonomie stratégique de l’UE, dans un contexte mondial où la coopération entre les États européens sera cruciale pour faire face aux défis de sécurité posés par les puissances rivales.

Le rapport de Sauli Niinistö et la proposition de créer une agence de renseignement unique au niveau européen offrent de nombreux sujets de réflexion. D’une part, les avantages de cette initiative sont évidents : une agence de renseignement centralisée permettrait à l’Union européenne de répondre de manière plus coordonnée et rapide aux menaces communes, telles que le terrorisme, le sabotage et les opérations d’espionnage. Une structure unifiée pourrait réduire la fragmentation des informations entre les différents services nationaux, garantissant un flux plus rapide et fiable de données stratégiques et opérationnelles. Cela permettrait aux États membres de prendre des décisions éclairées et fondées sur la base de renseignements complets et partagés. Une agence unique pourrait également renforcer la sécurité des institutions européennes, notamment à Bruxelles. En outre, une initiative de ce type représenterait un pas en avant vers l’autonomie stratégique de l’UE, réduisant en partie la dépendance aux informations provenant d’alliés extérieurs, notamment des États-Unis.

Cependant, les inconvénients sont tout aussi importants. Tout d’abord, il existe un problème de confiance : de nombreux États membres pourraient hésiter à partager intégralement leurs informations avec une entité supranationale, craignant des fuites de données ou la possibilité que des informations sensibles tombent entre de mauvaises mains. La tradition historique des services de renseignement nationaux, considérés comme un symbole de souveraineté et de sécurité, pourrait se heurter à l’idée de céder un pouvoir décisionnel et opérationnel à une agence centrale européenne. De plus, la création d’une agence de renseignement commune pourrait ne pas garantir pleinement l’indépendance de l’UE vis-à-vis de l’influence américaine. Au contraire, une structure de renseignement centralisée pourrait faciliter le conditionnement extérieur, car les États-Unis pourraient chercher à établir des relations privilégiées avec l’agence européenne pour garder le contrôle d’informations sensibles et orienter les choix politiques et de sécurité européens. La force de l’alliance transatlantique, consacrée par des décennies de collaboration et de liens économiques et militaires, rendrait difficile pour l’UE de se libérer complètement de l’influence de Washington, qui pourrait exercer des pressions ou accéder indirectement aux informations recueillies par l’agence européenne à travers des accords ou des partenariats bilatéraux.

En définitive, la création d’une agence de renseignement unique pourrait représenter un progrès important pour la sécurité européenne, mais générer également des complexités importantes qui ne doivent pas être sous-estimées. Pour atteindre une véritable indépendance stratégique, l’UE devrait non seulement développer une structure opérationnelle centralisée, mais aussi garantir une protection adéquate contre les interférences extérieures, en maintenant une gestion autonome et confidentielle de ses propres informations. Le succès de ce projet dépendra de la capacité de l’UE à construire une agence qui sache combiner efficacement collaboration et confidentialité, en respectant les souverainetés nationales et en résistant aux possibles conditionnements extérieurs, afin que l’Europe puisse véritablement consolider son rôle d’acteur indépendant et stratégiquement autonome sur la scène internationale.