« C’est un phénomène curieux de cette guerre que l’on entend beaucoup plus que l’on ne voit. Contrairement à ce qui a lieu dans la vie pacifique, les sensations auditives y sont bien plus nombreuses et intenses que les visuelles » Charles Nordmann, Revue des Deux Mondes, 1916.
Dans les batailles préindustrielles, les hommes étaient concentrés sur un cadre restreint mais ouvert où chacun se concentrait surtout sur les menaces qu’il pouvait voir. Avec la portée et la létalité grandissante des armes, les soldats se battent désormais à distance tout en se mettant autant que possible à l’abri des coups. Cela aboutit à un champ de bataille d’apparence vide alors que tout le monde est là mais caché, et ce encore plus dans le front ukrainien en 2024 que dans celui de 1916 en France puisque sur une longueur de front retranché presque identique, la densité humaine est désormais presque dix fois inférieure. On recherche et traque donc cet ennemi à distance, via les lunette et caméras, ou de près à vue en allant vers lui à l’attaque ou en mission de reconnaissance. On parvient parfois alors à se voir de près, et même de temps en temps à tirer sur des hommes et non sur des zones. Bref, le combattant moderne lutte contre des choses bien plus que contre des hommes, et ces choses elles-mêmes sont peu visibles. On lutte d’abord en écoutant.
Le tir de n’importe quelle arme provoque quatre sortes de bruit.
La détonation de départ, dans l’arme. Assez sèche pour une arme portative (PAN bien sûr), sourde pour un mortier (POM) et grave (BOUM) pour un canon.
Le choc du projectile contre les couches de l’air provoque un premier son : l’onde de Mach. Tant que le projectile est supersonique, ce qui est le cas au départ de la très grande majorité des balles et obus, sauf de mortiers, celui-ci provoque autour de lui un sillage d’ondes comme le sillage provoqué par la proue d’un navire rapide sur une mer calme. Comme son nom l’indique ce « BANG supersonique », fait aussi beaucoup de bruit, presque autant que la détonation de départ à laquelle il ressemble.
Ce même choc provoque aussi, et tout le long cette fois quelle que soit la vitesse, un sifflement autour et surtout à l’arrière du projectile comme si on crevait l’air. Cela va du piaulement (PIOU) pour les balles au sifflement (SIIII) pour les obus ou les drones et un chuintement (CHEE) pour les mortiers. Il y a en réalité autant de sifflements différents que de projectiles. Ce sifflement est beaucoup plus faible que les autres bruits et porte donc moins loin.
Il y a enfin le choc à l’arrivée, choc brut pour les objets durs et explosion pour la plupart des obus. On va baptiser ce bruit CRAC.
Chacun de ces trois ou quatre bruits, selon les moments, provoque donc une onde différente qui se propage en cercles à la vitesse relativement lente du son, plus ou moins 330 m/s selon la température de l’air, sa densité ou le vent. Comme cela va infiniment moins vite que la vitesse de la lumière, quasi-instantanée à notre échelle, le décalage entre la lueur du coup de départ ou d’arrivée – que l’on voit tout de suite- et de son bruit – que l’on entend toujours plus ou moins ensuite, donne déjà un indice de sa distance, selon le phénomène bien connu de l’éclair et du tonnerre. Il suffit de compter les secondes de décalage entre les deux et de multiplier par environ 300 pour avoir une distance approximative.
Ce qu’il est important de comprendre est que tous ces bruits différents peuvent entrainer de grandes et dangereuses confusions.
Premier cas de figure, on se trouve à proximité du début du tir du côté ami, voire même on tire soi-même. Pour les balles, on entend le bruit de la détonation du départ et le bang supersonique qui se confondent dans un grand PAN, puis on entend ensuite éventuellement le sifflement. Pour un obus, c’est la même chose mais en plus fort avec le coup de départ du canon, un sifflement rapide, puis plus rien jusqu’au bruit sourd et très éventuel de l’explosion d’arrivée à une grande distance de là. Tout ça est connu et pose de toute façon peu de problème puisque c’est nous qui tirons.
Les choses deviennent évidemment plus compliquées dans et sous la trajectoire des projectiles. Quand on est dans la trajectoire des balles, la première chose que l’on va entendre est le claquement du BANG du projectile dans l’air. S’il passe assez près, on entendra ensuite le sifflement autour de lui. La détonation de départ en revanche va ensuite arriver forcément sur vous paresseusement à 330 m/s et quelques. On n’entendra généralement pas en revanche le bruit de l’impact à l’arrivée. C’est bien le PAN qui vous donnera l’origine approximative du tir voire même sa distance, selon le principe logique que plus le décalage entre le BANG-SIII et le PAN est sensible et plus celui qui vous tire dessus est loin. Tout ça est très important car si vous ne connaissez pas le phénomène, vous allez croire que le BANG est le bruit de départ du coup et que le tireur est juste à côté, ce qui peut conduire à faire n’importe quoi. La nécessité d’agir très vite ne doit pas empêcher d’écouter et d’analyser. Deuxième cas de figure : les obus indirects (pour les obus à tir direct – tout droit – c’est sensiblement comme les balles). On entend là encore le BANG et le sifflement mais moins bruyamment qu’une balle car c’est haut dans le ciel, et peut-être pas du tout si l’obus est vraiment très haut dans le ciel mais là j’ai un doute, puis un silence et enfin, selon que l’on se trouve plus proche de la cible ou du point de départ, le bruit sourd de l’explosion et de la détonation de départ ou l’inverse, assez difficiles à distinguer en fait.
Il y a enfin lorsque se trouve dans la zone d’arrivée des coups. Ne considérons que les gros. Si l’obus est encore supersonique à ce stade, comme pour les obus de char par exemple, le CRAC d’arrivée se confond avec le BANG. Si ne se trouve pas complètement assourdi, on entendra peut-être le BOUM de départ qui arrivera quelques secondes plus tard. Seule la lueur éventuelle de départ, la poussière et la fumée peuvent avertir du coup.
En revanche, si la vitesse du projectile est passée en dessous de la vitesse du son, ou s’il est naturellement sous cette vitesse comme des drones, on est averti. On peut entendre le dernier BANG produit et qui va désormais plus vite que le projectile. Il peut même arriver sur une longue distance que le bruit de la détonation de départ, devenu très faible, rattrape le projectile. Tout cela n’a en fait guère d’importance. Le seul bruit qui importe et qu’il faut attendre car il arrivera vers vous juste avant le projectile est le sifflement qui lui colle dessus. Il faut surtout essayer d’entendre si ce sifflement s’amplifie et est de plus en plus aigu, auquel cas le projectile vient vers vous et il faut se poster ou à défaut se coucher par terre ; si le bruit devient plus grave, la menace s’éloigne.
Vient ensuite l’éclatement et l’explosion, dans l’air s’il s’agit d’un fusant avec un gros volume ou au sol s’il s’agit d’un percutant. Dans ce dernier cas la projection des éclats, des cailloux et de la terre s’ajoute au bruit de l’explosion pour donner l’impression d’un mur qui s’écroule. Le spectacle du geyser de terre et des panaches de fumée s’ajoute au fracas pour impressionner. Outre les éclats, l’explosion de l’obus est dangereuse par son souffle, une onde aérienne condensée à l’avant par la compression de l’air et dilatée à l’arrière par sa raréfaction. Si l’explosion est proche et l’explosion puissante, on sent alors ses poumons éclater et sa tête se vider. Des lueurs colorées passent devant les yeux. Ce souffle, associé au fracas et aux vibrations, donne lieu à des troubles respiratoires et circulatoires qui, avec la surprise, accroissent encore les effets de la peur. La projection en arrière par le souffle en diminuera les effets contrairement aux malheureux qui le subissent coincés. Ces obus percutants, sont plus ou moins neutralisés par l’enfouissement dans le sol avant d’éclater, en particulier par la boue ou la neige. Il existe par ailleurs de nombreux angles morts dans la gerbe d’éclats, d’où la nécessité de se coucher faute d’autre protection. Paradoxalement, si on se trouve au sol près de l’impact et moins on sera touché par les éclats. Les gens abrités ne craignent pas le souffle et les éclats de l’explosion mais ils subissent l’ébranlement du sol jusqu’à l’éventuelle rupture, avec des effets psychologiques d’autant plus éprouvants que l’on se sent impuissants.
Illustration issue du Manuel du sous-officier d’infanterie, t. II, 1949.
Les États-Unis ont récemment déployé le système de missiles terrestres à moyenne portée aux Philippines en invoquant des exercices conjoints. Cette initiative, la première du genre dans la région indopacifique, est perçue comme provocatrice et irresponsable par de nombreux pays locaux. Elle pourrait aggraver les tensions dans une région déjà très instable, à moins qu’il ne s’agisse d’une action délibérée.
Les États-Unis ont récemment déployé le système de missiles terrestres à moyenne portée (MRC : Mid Range Capability), également appelé système Typhon, aux Philippines pendant un exercice militaire conjoint.
Un geste perçu comme provocateur et irresponsable
Le système Typhon est équipé du missile Standard Missile 6 (SM-6), à tête conventionnelle ou nucléaire, capable de défense antimissile et de ciblage naval jusqu’à 370 kilomètres, ainsi que du missile d’attaque terrestre Tomahawk, avec une portée de 1 600 kilomètres. Son déploiement envoie un message clair selon lequel les États-Unis sont prêts à utiliser des armes offensives près des installations chinoises en mer de Chine méridionale, au sud de la Chine continentale, le long du détroit de Taiwan et même dans la région extrême-orientale de la Russie.
Cette action survient dans un contexte régional déjà tendu, suscitant de vives réactions, notamment de la part de la Chine, qui s’est opposée fermement à cette installation devant sa porte, sachant que la distance entre Luçon et la province du Hainan, terre chinoise la plus proche, est à près de 900 km. Le déploiement du système Typhon soulève des préoccupations quant à l’escalade des tensions et à la possibilité de conflits dans cette région stratégique.
Tout cela nous fait penser tout de suite à la crise des missiles de Cuba.
L’antécédent de la crise des missiles de Cuba
La crise des missiles de Cuba, également connue sous le nom de crise de Cuba, a eu lieu en octobre 1962 et a été l’un des moments les plus tendus de la guerre froide. Elle a été déclenchée lorsque les États-Unis ont découvert que l’Union soviétique déployait des missiles nucléaires à Cuba, à seulement 160 km des côtes américaines.
Cette découverte a provoqué une confrontation intense entre les États-Unis et l’Union soviétique, menaçant de déclencher une guerre nucléaire. Pendant plusieurs jours, le monde a retenu son souffle alors que les deux superpuissances se faisaient face. Les États-Unis ont imposé un blocus naval autour de Cuba pour empêcher d’autres livraisons d’armes, et le président américain de l’époque, John F. Kennedy, a exigé le retrait des missiles soviétiques de Cuba.
Finalement, après des négociations intenses entre Kennedy et le dirigeant soviétique Nikita Khrouchtchev, un accord a été conclu. L’Union soviétique a accepté de retirer ses missiles de Cuba en échange de la promesse des États-Unis de ne pas envahir Cuba et de retirer leurs missiles de Turquie, armés de têtes nucléaires. Leur présence en Turquie était considérée comme une provocation par l’Union soviétique, car ils étaient à portée de frappe de certaines régions soviétiques.
Cet épisode a été considéré comme un moment crucial de la guerre froide, soulignant à quel point les tensions entre les deux superpuissances pouvaient être dangereuses et les conséquences catastrophiques d’un conflit nucléaire.
Allons-nous revivre une crise similaire ? Est-ce un accident ou une stratégie délibérée ?
Une stratégie des cercles de feu
Le Centre for Strategic and Budgetary Assessments (CBA) a publié en 2022 une étude détaillée intitulée : « Cercles de feu : une stratégie de missiles conventionnels pour un monde post-traité INF » (Rings of fire : A Conventional Missile Strategy For A Post-INF Treaty World).
Les figues 3 et 4 de ce rapport (Cf. ci-dessous) montrent très clairement que les cercles de feu font partie intégrante d’une stratégie américaine en Indo-Pacifique, avec la Chine comme cible, et en Europe, visant la Russie.
FIGURE 3 (gauche) : LES TROIS ANNEAUX DU THÉÂTRE INDO-PACIFIQUE
FIGURE 4 (droit) : LES TROIS ANNEAUX DU THÉÂTRE EUROPÉEN
Le déploiement à Philippines est donc un test de cette stratégie, en utilisant la tactique du Fait accompli.
L’impact sur l’équilibre géopolitique de la région
Les États-Unis cherchent à empêcher la Chine de gagner du terrain dans le Pacifique en établissant, avec ses alliés, des bases militaires à proximité de ses frontières. L’introduction de missiles à moyenne portée marque une évolution significative dans cette stratégie.
La stratégie des chaînes d’îles, également connue sous le nom de « containment » maritime, fait partie de son approche. Cela fait référence à la méthode de défense employée par les États-Unis et leurs alliés pour empêcher la Chine de sortir vers le Pacifique. Dans cette stratégie, les États-Unis et leurs partenaires cherchent à maintenir une présence navale importante dans les eaux stratégiques de la région.
Les États-Unis utilisent également des alliances et des partenariats régionaux pour renforcer cette stratégie. Par exemple, des exercices militaires conjoints sont régulièrement organisés avec des pays comme le Japon, les Philippines et l’Australie pour renforcer la coopération en matière de sécurité, sous prétexte de garantir la stabilité de la région.
Cette dynamique entre les États-Unis et la Chine dans la région Asie-Pacifique reste l’un des points chauds de la géopolitique mondiale, avec des implications importantes pour la sécurité régionale et la stabilité économique. La Chine, de son côté, considère cette stratégie comme une tentative d’endiguer son ascension en tant que puissance régionale et mondiale. Elle a régulièrement appelé à des négociations bilatérales pour résoudre les différends maritimes.
On a beaucoup de mal à croire que l’installation des missiles à moyenne portée capable de porter des têtes nucléaires devant la porte de la Chine vise à garantir la stabilité de la région.
Les missiles à moyenne portée américains déployés aux Philippines pourraient aussi potentiellement menacer les installations militaires russes dans l’Extrême-Orient, y compris des villes comme Vladivostok, en fonction de leur portée et de leur capacité à atteindre ces cibles. Le déploiement de tels missiles et leur utilisation éventuelle dans une région aussi sensible auraient des implications stratégiques majeures et pourraient rapidement intensifier également les tensions entre les États-Unis et la Russie, ainsi que perturber davantage l’équilibre géopolitique de la région.
Dans un contexte de relations tendues entre les États-Unis et la Russie, tout mouvement visant à déployer des missiles américains à sa proximité est perçu comme une provocation par la Russie, et cela pourrait entraîner des réponses militaires ou diplomatiques de la part de Moscou.
Une série d’escalades possibles ?
L’installation des missiles à moyenne portée aux Philippines a déclenché des réactions importantes de la part de la Chine et de la Russie, en raison de leurs propres intérêts géopolitiques dans la région.
La Chine considère le déploiement de missiles américains aux Philippines comme une provocation directe et une menace pour sa sécurité nationale. La Chine peut intensifier ses activités militaires dans la région pour contrebalancer la présence américaine, ce qui pourrait inclure le déploiement de ses propres missiles et d’autres systèmes de défense, ainsi que des démonstrations de force navale.
Lors d’une conférence de presse régulière la semaine dernière, le porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères, Lin Jian, a accusé les États-Unis de chercher à obtenir un « avantage militaire unilatéral » et a souligné l’opposition vigoureuse de la Chine au déploiement. Il a appelé les États-Unis à prendre sincèrement en compte les préoccupations sécuritaires des autres pays, à cesser de nourrir les confrontations militaires, à cesser de compromettre la paix et la stabilité régionales, et à prendre des mesures tangibles pour réduire les risques stratégiques.
Les actions concrètes suivent les paroles. Un drone du type WZ-7 chinois, capable des longues heures de vol, a été envoyé immédiatement à la proximité de 55 km des Philippines. Il se peut également que l’Armée populaire de Libération (APL) renforce davantage ses forces en mer de Chine méridionale, notamment près des Philippines.
La Russie a perçu également ce geste américain comme une menace pour ses propres intérêts régionaux, en particulier en ce qui concerne ses bases militaires dans l’Extrême-Orient russe. Ils peuvent répondre en renforçant sa présence militaire dans la région, en augmentant le déploiement de forces navales et aériennes, ainsi qu’en renforçant les défenses antiaériennes et antimissiles autour de Vladivostok. La Russie peut chercher à renforcer sa coopération stratégique avec la Chine et d’autres acteurs régionaux pour contrer l’influence américaine.
Le vice-ministre des Affaires étrangères russe Sergey Ryabkof a déclaré très récemment
« Comme cela a été récemment discuté lors de la visite du ministre russe des Affaires étrangères [Sergueï Lavrov] à Pékin, nous devons répondre au double confinement par une double contre-mesure. L’un des points de cette contre-attaque sera sans aucun doute une révision de notre approche du moratoire unilatéral sur le déploiement de tels systèmes annoncés en 2018 par notre président [Vladimir Poutine] »» Le message est très clair.
Washington devrait considérer que certaines opérations ou installations militaires de leurs concurrents pourraient également être situées à proximité géographique des États-Unis comme dans le cas de la crise de Cuba. Une série d’escalades est tout à fait possible.
Il ne faudrait pas jouer avec le feu
Dans un contexte géopolitique aussi complexe, même une présence temporaire de missiles à moyenne portée aux Philippines entraînerait des conséquences significatives pour la sécurité et la stabilité régionales.
Selon certains généraux, l’Armée américaine va installer, cette année, de nouveaux missiles à moyenne portée dans l’Asie-Pacifique. Les États-Unis doivent se rendre compte de l’impact de ses actions provocatrices et y réfléchir sérieusement quant à la suite des événements.
Il est essentiel pour tous les acteurs de trouver rapidement une solution pour apaiser cette source de tension dans la région. Il est préférable de ne pas prendre de risques inutiles en jouant avec le feu.
Lancé en juin 2022, le CNS Fujian, troisième porte-avions de la composante navale de l’Armée populaire de libération [APL], a récemment quitté le chantier naval de Jiangnan, au nord de Shanghai, pour rejoindre l’embouchure du fleuve Yangtze, en étant accompagné de remorqueurs. Ce mouvement fait suite à des essais de son système de propulsion, le 21 avril.
Aussi, tout laisse à penser que la première campagne d’essais de ce nouveau navire est sur le point de commencer. Certainement que plusieurs seront nécessaires avant son admission au service actif, d’autant plus qu’il présente plusieurs nouveautés par rapport aux deux autres qui l’ont précédé, à savoir le CNS Liaoning [ex-Varyag] et le CNS Shandong.
Affichant un déplacement d’au moins 80’000 tonnes pour une longueur de 320 mètres, le CNS Fujian a été construit selon une configuration dite CATOBAR [Catapult Assisted Take-Off But Arrested Recovery], c’est à dire qu’il est doté de catapultes et de brins d’arrêt, comme les porte-avions français et américains. Pour l’aéronavale chinoise, ce changement est de taille puisque le pont d’envol des CNS Liaoning et CNS Shandong est muni d’un tremplin en lieu et place des catapultes.
La configuration CATOBAR permet plus de flexibilité et de souplesse dans les opérations aériennes. Le CNS Fujian pourra ainsi mettre en œuvre l’avion de guet aérien KJ-600 ainsi que le chasseur-bombardier J-35, dérivé du FC-31 « Gyrfalcon ». Des maquettes de ces deux types d’appareils ont d’ailleurs été récemment photographiées sur le pont du navire.
En outre, comme les porte-avions américains de la classe Gerald Ford, le CNS Fujian est doté d’au moins trois catapultes électromagnétiques [EMALS], comme l’ont confirmé les images des récents tests dont elles ont fait l’objet. Par rapport aux catapultes à vapeur, un tel dispositif présente plusieurs avantages, dont des contraintes mécaniques moindres sur les aéronefs, une maintenance plus facile et une fréquence plus élevée des lancements.
Pour rappel, le principe de l’EMALS, dont le développement a donné du fil à retordre à l’US Navy, repose sur un moteur linéaire à induction électromagnétique [LIM]… lequel consomme une importante quantité d’énergie en quelques secondes. D’où la nécessité de recourir à des volants d’inertie, pouvant emmagasiner jusqu’à 100 mégajoules et être rechargés en moins d’une minute. Sur le porte-avions Gerald Ford, l’énergie nécessaire est fournie par ses deux puissantes chaufferies nucléaires… Or, le CNS Fujian dispose d’une propulsion classique…
Premier porte-avions de construction entièrement chinoise, le CNS Shandong avait démarré ses essais à la mer en 2018. Mais ceux-ci donnèrent lieu à des « ajustements » et son admission au service actif fut officialisée en décembre 2019, avec quelques mois de retard [et trente-deux mois après son lancement]. Aussi, l’objectif d’engager le CNS Fujian en opération en 2025 paraît bien ambitieux.
Quoi qu’il en soit, en mars, le commissaire politique de la marine chinoise, l’amiral Yuan Huazhi, a confirmé qu’un quatrième porte-avions serait construit, sans préciser s’il disposera d’une propulsion nucléaire.
Depuis quelques temps, le déploiement de la 5G à l’échelle mondiale a renforcé la confrontation commerciale entre la Chine et les États-Unis par le biais de la société Huawei et d’autres prestataires, au sujet notamment du contrôle des données et des systèmes applicatifs ou OS. Ce conflit s’envenime plus encore, reflétant la déclinaison numérique de la rivalité géopolitique tous azimuts entre ces deux empires.
Pour rappel, Huawei est un leader mondial de construction de réseaux de communication et l’un des tous premiers fournisseurs de la dernière génération de technologie de téléphonie mobile 5G en cours de déploiement à l’échelle planétaire. Grâce au débit phénoménal de la 5G et à sa puissance logarithmique par rapport aux capacités du standard actuel 4G, le plus répandu actuellement, nous assistons à une très forte accélération de la quantité de données générées, échangées et analysées au niveau mondial.
Dans ce chapitre de ladite guerre commerciale, les enjeux de l’accès aux données et de leur traitement sont donc colossaux.
D’une part, certains gouvernements sont inquiets de voir une puissance étrangère capter des données sensibles. Non seulement dans le cadre de l’utilisation de smartphones, mais aussi dans le contexte d’une myriade d’usages concernant les villes et engins connectés, qu’ils soient d’application civile ou militaire : les voitures autonomes, la domotique, mais aussi le ciblage de missiles seront de plus en plus dépendants de la 5G. Une opportunité certes, mais aussi une vulnérabilité si ces données et/ou leurs usages venaient à être captés et détournés par des parties adverses et tierces, soit directement sur les smartphones ou objets connectés, soit via des « portes » installées au sein des réseaux terrestres et sous-marins.
Les États-Unis ont mis une pression maximale sur leurs propres opérateurs télécom Verizon et AT&T et sur ceux d’autres pays, afin qu’ils interdisent à Huawei leurs appels d’offre pour équiper leurs réseaux avec la technologie 5G, leur préférant les prestataires occidentaux tels que Cisco, Nokia, Alcatel ou encore Ericsson. L’Australie, l’Allemagne, le Japon, la Nouvelle-Zélande, la Pologne, la République Tchèque, et le Royaume-Uni ont ainsi banni Huawei et son concurrent chinois ZTE de leurs appels d’offre … Jusqu’à faire chanter les Polonais en brandissant la menace d’annuler la construction d’une base de l’OTAN chiffrée à $2 milliards. En revanche, la Corée du sud, la Russie, la Thaïlande et la France testent la technologie Huawei et/ ou l’installent avec des caveats : la France par exemple, interdira à Huawei de géo localiser ses utilisateurs français. D’autres pays comme l’Italie et les Pays-Bas explorent toujours la possibilité d’utiliser Huawei ou ZTE versus d’autres fournisseurs occidentaux.
D’autre part, l’autre enjeu de tout premier ordre dans le déploiement de la 5G est celui de l’intelligence artificielle. Une façon de l’illustrer est d’imaginer les méta et micro données comme le « pétrole » nourrissant cette forme d’intelligence et le « machine learning » et les algorithmes comme « l’électricité » pour obtenir le résultat final qui permet de connecter toutes sortes d’objets chez les particuliers, au sein des villes, dans les applications militaires et de proposer des services qui vont préempter les souhaits des personnes ou des institutions avant même qu’elles n’en fassent la demande.
Puisque la puissance de la 5G augmentera de manière significative la quantité de données générées et échangées, ce pipeline sera un facilitateur et un conduit stratégique pour abreuver les algorithmes de ce « pétrole ». La quantité des données est donc absolument primordiale pour offrir un niveau inégalé dans la qualité de cette intelligence artificielle. Et la Chine, avec sa démographie cinq fois supérieure à celle des États-Unis, a d’emblée un avantage concurrentiel dans la quantité de données pouvant être captées et traitées. Plus encore si elle a accès aux données des populations d’autres nations via les applications des smartphones …
C’est donc sans surprise que la détérioration de la relation sino-américaine s’est creusée et qu’une escalade des tensions se manifeste de plus en plus explicitement : Google, Facebook et d’autres géants américains du Net ont annoncé qu’ils interdisaient à Huawei et aux autres acteurs chinois l’accès à leur Operating System/OS comme Androïd et à leurs applications.
Outre l’interdiction d’accès aux données, ce sont des décisions lourdes de conséquences et de risques in fine d’ordre stratégique car elles vont pousser l’entreprise chinoise (et peut-être aussi les Russes qui sait ?), à développer leur propre OS. Huawei a d’ailleurs réactivé son OS « Hongmeng » en sommeil depuis 2012.
Cette rétorsion américaine va donc engendrer une réaction en chaine à l’issue ultime encore imprévisible. Dans l’immédiat, c’est la complexité de gestion et les risques de confusion pour les consommateurs mais aussi les opérateurs téléphoniques et tout l’écosystème des développeurs d’applications qui vont exploser. En effet, au lieu de développer deux versions d’une même application et d’obtenir les certifications nécessaires de la part d’Apple et d’Android/Google, les développeurs devront désormais le faire à trois voire quatre reprises. Les coûts de maintenance et de mises à jour des applications vont exploser.
Malgré tout, cette action s’inscrit logiquement dans cette « ruée vers les données » car du point de vue des États-Unis, toute démarche qui limite l’accès des données afférentes aux milliards de comptes des applications est bonne à prendre. « Malgré eux », les acteurs chinois vont s’affranchir de la domination américaine et exercer une nouvelle forme de souveraineté technologique et économique en développant leurs propres OS.
Il est probable que Huawei équipera de nombreux pays avec sa technologie 5G ; c’est logique par rapport à son expertise et à son poids dans le secteur et au rôle de premier plan de la Chine dans l’économie mondiale. Après tout, les États-Unis n’ont-ils pas équipé depuis les années 1920 la plupart des pays avec des ordinateurs personnels, des réseaux informatiques, des serveurs et des smartphones ? Nous sommes-nous posé les mêmes questions avec autant de discernement depuis lors sur l’accès aux données par leurs sociétés et le gouvernement américain ? Il est certain que les activités de la NSA et l’adoption des lois US « Cloud Act I et II » ont permis aux GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) et à l’Oncle Sam d’accéder aux données de milliards d’inter- et mobi-nautes.
L’appréciation de cette rivalité sino-américaine est sans doute le fruit de l’hypocrisie d’un empire jaloux envers la montée en puissance d’un autre, et nous ne pouvons que déplorer à nouveau l’absence de l’Europe comme acteur incontournable de ces développements technologiques et économiques majeurs. La guerre des OS aura bien lieu, et le « Vieux » continent sera en plein tir croisé
Atos : l’État fait une offre pour racheter les activités souveraines du groupe
Bruno Le Maire a annoncé avoir fait une offre ce week-end à Atos, pour racheter ses activités souveraines. Le groupe, en difficulté financière, est le concepteur de supercalculateurs français.
L’État vole au secours d’Atos. Bruno Le Maire a déclaré sur LCI avoir«déposé ce week-end une lettre d’intention en vue d’acquérir toutes les activités souveraines d’Atos». Le géant informatique français doit faire face à des difficultés financières et cette opération permettrait que certaines activités stratégiques «ne passent dans les mains d’acteurs étrangers», a souligné le ministre de l’Économie et des Finances, interrogé par Darius Rochebin.
En effet, Atos est relié par de multiples contrats avec l’armée française et a réalisé des supercalculateurs fondamentaux pour maintenir la dissuasion nucléaire. La lettre d’intention formulée par l’État concerne ces supercalculateurs, mais aussi des serveurs utilisés pour le développement de l’intelligence artificielle et des produits de cybersécurité. Le groupe emploie aujourd’hui 4 000 salariés, dont la majorité travaille en France et génère près de 11 milliards d’euros de chiffre d’affaires par an.
Bruno Le Maire espère que d’autres entreprises se rallieront à l’action de l’État
Parce que le sauvetage d’Atos est une priorité pour l’exécutif, l’État s’est déjà engagé à prêter 50 millions d’euros au groupe. L’objectif : stabiliser ses finances pour qu’il puisse continuer d’opérer. Grâce à cette enveloppe, l’État peut déjà mettre son veto sur des décisions prises concernant Bull, la filiale en charge de la construction des supercalculateurs.
Bruno Le Maire espère que l’État ne sera «pas seul» à proposer son soutien au géant informatique. Il souhaite que d’autres entreprises du domaine de la défense ou de l’aéronautique, puissent se joindre à l’action de l’Agence des participations de l’État, qui intervient sous les ordres du ministre.
*Étudiant en Master 2 de Géopolitique locale à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris 8). Sa formation universitaire et son parcours personnel l’ont conduit à s’intéresser à la géographie humaine, dont les enjeux migratoires et d’identité. Il a rédigé en Master 1, un mémoire de recherche sur la conflictualité liée à l’annonce de l’accueil de réfugiés à Callac en Bretagne en 2022-2023.
En quoi les mobilisations sur les projets d’accueil de réfugiés à Callac sont-elles révélatrices des tensions locales, nationales, voire européennes, sur la question de l’accueil des réfugiés ?
En Bretagne, dans les Côtes d’Armor, les projets d’accueil de réfugiés à Callac ont provoqué un mouvement de contestation dont l’envergure a largement dépassé les limites de la ville et de la région. Des contestations qui ont révélé les tensions que suscitait l’enjeu de l’accueil à toutes les échelles. Celles-ci ont abouti à l’annulation du projet d’accueil principal, Horizon. Les tensions provoquées par ces projets d’accueil ont mis à jour un système de représentations.
LE 14 avril 2022, le projet Horizon d’accueil de réfugiés est révélé aux habitants de Callac, une petite commune bretonne d’environ 2 200 habitants, située dans le département des Côtes d’Armor. Cette annonce provoque la naissance d’une première opposition locale, qui se structure et se mobilise rapidement à une échelle nationale. Finalement, un deuxième projet d’accueil de réfugiés, toujours à Callac, est présenté en octobre 2022 par le préfet, alors même que les mobilisations rencontrent un écho national. Ce conflit local interroge ainsi les logiques d’accueil et d’intégration mises en place aussi bien par la France que l’Union européenne ces dernières décennies.
En effet, la figure du réfugié politique est source d’une multitude de représentations dont se servent notamment les partis politiques. Des représentations nombreuses, dont certaines sont à l’origine d’un repli identitaire qui questionne les rapports de la société aux notions de nation et d’identité. Cet article cherche à étudier en quoi les mobilisations sur les projets d’accueil de réfugiés à Callac sont-elles révélatrices des tensions locales, nationales, voire européennes, sur la question de l’accueil des réfugiés ? Il s’agira d’abord de s’intéresser au contexte local du conflit et de sa structuration. Ensuite, de comprendre l’envergure nationale prise par le conflit et comment les enjeux locaux font écho à des enjeux globaux. Enfin, nous aborderons l’enjeu de l’accueil à l’échelle de la France et de l’Union européenne.
Des projets d’accueil de réfugiés, une réponse aux enjeux de développement territorial qui divise
L’analyse territoriale de Callac permet de révéler le contexte particulier dans lequel s’inscrivent les projets d’accueil de réfugiés. Situé au sein d’un territoire rural du centre Bretagne, cette ville fait face à de nombreux défis d’ordres aussi bien sociaux, qu’économiques ou géographiques.
Tout d’abord, la ville de Callac connaît un déclassement important depuis plus d’un siècle. En 2020, la population est estimée à 2233 habitants par l’INSEE, contre plus de 3500 habitants au début du siècle précédent. Les trois abattoirs sur lesquels s’appuyait l’économie locale ont fermé dans les années 1960 et ont entraîné le déclin de la commune. L’activité de la commune reposait principalement sur cette activité en raison d’un système de protectionnisme commerçant qui a perduré jusqu’en 1973. En effet, les commerçants Callacois qui avaient prospéré dans différents corps de métiers ont refusé l’installation de tous les commerces qui pouvaient leur faire concurrence. Les maires étant eux-mêmes commerçants, le système s’est entretenu plusieurs décennies et a bloqué l’arrivée de l’usine Velux ou de la base logistique d’Intermarché, pourtant possiblement synonymes d’opportunités de développement. Enfin, ce déclin s’est accentué en 2017 avec le passage de 32 communautés de communes dans le département à 8 intercommunalités. La communauté de communes dont Callac était le chef-lieu, a ainsi disparu en faveur de Guingamp – Paimpol Agglomération. La ville ne dispose plus que de 2 sièges sur 88 et ses enjeux ruraux sont alors moins bien pris en compte dans les décisions qu’auparavant.
Au-delà du déclin global de la ville, la situation de la commune est également préoccupante. En effet, Callac se localise à la périphérie géographique du territoire français et de son département et à la marge économique au niveau régional. Le manque de moyens de transport l’affecte tout particulièrement dans sa capacité à proposer des projets inclus dans d’autres dynamiques et à également bénéficier de projets de développement sur son sol. De plus, sa configuration territoriale est contraignante, avec de l’habitat isolé et dispersé en dehors du centre-ville. De ce fait, les déplacements sans voiture sont inenvisageables pour de nombreux résidents vivant en dehors du bourg se retrouvant alors à la périphérie d’une ville déjà marginalisée par sa localisation et ses infrastructures.
Enfin, la population callacoise en 2022 est également marquée parsa précarité et son taux élevé de personnes âgées (1 habitant sur 2 est à la retraite). En effet, les taux de pauvreté (21%) et de chômage (17,6%) sont supérieurs aux moyennes nationales au sein d’un bassin de vie parmi les 200 plus pauvres de France. Des chiffres élevés qui s’expliquent d’abord par le choix du maire de privilégier dans les logements HLM des familles monoparentales avec plusieurs enfants pour augmenter les effectifs à l’école. Mais également avec l’arrivée entre 2010 et 2019 de personnes bénéficiant des minimas sociaux souhaitant s’installer dans un espace plus abordable mais qui les a cependant maintenus dans la précarité.
Le projet Horizon a été pensé par le Fonds de dotation Merci (FDM), détenu par la famille Cohen, originaire de Paris, qui a fait fortune grâce à sa marque de vêtements pour enfant Bonpoint. Le projet Horizon s’inscrivait dans une logique d’accueil déjà en place à Callac que le FDM aurait pu mieux structurer. En effet, depuis 2018, la ville de Callac accueillait déjà 7 familles de réfugiés. Un réseau de solidarité s’était mis en place, s’appuyant sur des bénévoles et une vie associative intense. Horizon aurait permis d’encadrer au mieux l’intégration de ces populations dans une commune déjà engagée malgré des moyens limités. Horizon consistait à faire venir 5 à 6 nouvelles familles de réfugiés sur une dizaine d’années en facilitant leur intégration par une insertion professionnelle adaptée aux compétences des réfugiés et aux besoins de Callac. En effet, 78 postes vacants avaient été repérés par la municipalité dont auraient pu bénéficier les réfugiés. Cet objectif devait s’accompagner d’un programme de renouvellement et de rénovation du centre-ville en termes de logements, mais également d’équipements socio-culturels (nouveau cinéma, une crèche, réhabilitation de logements etc.). L’intérêt pour la municipalité de Callac était de bénéficier de financements pour mettre en place de nouvelles dynamiques aussi bien économiques que démographiques dans une ville sur le déclin.
L’annonce du projet Horizon s’est réalisée lors d’une réunion publique à Callac le 14 avril 2022 devant près de 150 personnes. Cette réunion s’est déroulée sous tension, avec la présence d’individus menaçants au fond de la salle qui ont contraint la gendarmerie à escorter les membres du FDM jusqu’à leur hôtel. Le lendemain une pétition en ligne est également lancée pour s’opposer au projet. Cette annonce a rapidement révélé les représentations locales opposées sur la question de l’accueil, malgré de nombreux éléments encore flou sur le projet. Une premier collectif s’est formé en juin 2022, composé de trois Callacois : Collectif pour la défense et l’identité de Callac. Ce collectif n’est pas à l’origine de la pétition, ni des tensions provoquées lors de la réunion. Il s’inscrit plutôt dans un contexte de remise en question de l’accueil de nouveaux arrivants à Callac.
La première source d’opposition locale se concentre sur les réfugiés accueillis, mais aussi à accueillir. En effet, ils sont qualifiés « d’invisibles » par les Callacois, mais cet adjectif renvoie à deux images contradictoires. D’un côté, le réfugié apparaît plus comme un fardeau pour la collectivité, qui vivrait des aides de l’État. De l’autre, cette non-visibilité dans l’espace public est aussi signe que le réfugié se fond dans la masse. Cependant, les difficultés d’intégration des réfugiés déjà accueillis sur Callac en raison du contexte territorial, interroge la population sur l’intérêt d’en accueillir de nouveaux. Ensuite, le collectif annonce qu’il est prévu d’accueillir 70 familles « extra-européennes », soit une arrivée massive de réfugiés qui alimente la peur de la formation de ghettos dans la commune. Enfin, le collectif souhaite défendre une « identité bretonne » à laquelle il se rattache, que ces nouveaux arrivants remettraient en question. Le refus d’accueillir ces réfugiés est encouragé par l’idée que ces « extra-européens » risquent de modifier « les valeurs et les traditions bretonnes ». L’attachement à une identité régionale figée autour de symboles forts en Bretagne (la langue, la gastronomie, les fest noz etc.) doit être préservé selon le collectif, pour maintenir une identité « sans migrant ». Une division apparaît alors avec les habitants en faveur de l’accueil qui revendiquent une identité bretonne inclusive et ouverte. En effet, ces Callacois sont aussi attachés aux traditions bretonnes mais prônent d’autres valeurs à travers l’identité bretonne. Les individus, qu’ils soient en faveur ou contre cet accueil, se réfèrent à une même identité, mais à laquelle ils n’attribuent pas les mêmes qualités.
Ainsi, une première opposition locale s’est organisée en s’appuyant sur ces représentations qui seront développées pour structurer un mouvement d’opposition plus général. En effet, la dimension locale est limitée par les enjeux locaux que posent encore le projet. Cependant, l’implication de nouveaux acteurs dans ce conflit contribue à l’écho national qu’il rencontre.
La structuration du conflit à l’échelle nationale
Initialement basé sur des enjeux et des acteurs exclusivement locaux, de nombreux systèmes d’acteurs aux intérêts aussi bien particuliers que collectifs interviennent. En effet, si le conflit s’est déroulé physiquement à Callac, une multitude de réseaux à travers la France ont été ensuite mobilisés par les acteurs pour mettre fin à des projets d’accueil qui ont rapidement dépassé Callac.
Pendant l’été 2022, une nouvelle opposition s’organise autour de l’extrême droite, motivée localement à se remobiliser après les élections législatives, en s’appuyant sur :
. Bernard Germain, candidat Reconquête dans les Côtes d’Armor ;
. Catherine Blein, représentante Reconquête dans les Côtes d’Armor ;
. Pierre Cassen, fondateur du site internet de « réinformation » et d’extrême droite Riposte laïque.
En effet, ils disposent tous d’un réseau médiatique et politique important, étant investis en politique depuis plusieurs décennies. Catherine Blein et Bernard Germain fondent l’association les Amis de Callac et ses environs (ACESE) en septembre 2022, avec l’aide de Danielle Le Men, présente dans le premier collectif qui s’est dissous. Ils mettent alors en place un stratégie d’omniprésence et de « réinformation » autour des projets d’accueil.
Ils investissent d’abord classiquement la place du marché de Callac, pendant près de 8 semaines afin de diffuser une nouvelle pétition. Plusieurs tracts sont également distribués pendant les mobilisations, jusqu’à 30 km autour de Callac, tout en intervenant régulièrement dans la presse locale et régionale pour faire connaître leur combat. Une première manifestation devant la mairie est organisée le 17 septembre 2022, réunissant près de 300 personnes dont 24 Callacois. Une deuxième manifestation a lieu le 5 novembre 2022 regroupant près de 400 personnes et toujours une minorité de Callacois. Ces évènements participent à la médiatisation du conflit autour des ACESE qui structurent un mouvement national d’opposition.
En effet, un groupe informel composé de partis politiques et d’associations d’extrême droite aux origines géographiques extérieures à Callac se forme autour des ACESE pour soutenir et piloter la stratégie d’opposition. Profitant d’une proximité entre leurs dirigeants, ils diffusent massivement ce conflit à travers leurs réseaux, notamment sur les sites internet de « réinformation » qu’ils détiennent (Riposte Laïque, Résistance Républicaine, Place d’Armes etc.), avec des articles mensongers et diffamants sur les porteurs du projet.
Cependant si le mouvement d’opposition a pris une envergure nationale, c’est essentiellement lié aux annonces du Président de la République le 15 septembre 2022. Souhaitant revoir la politique d’accueil et d’intégration des réfugiés, Emmanuel Macron annonce vouloir mieux répartir les réfugiés dans les espaces ruraux pour faciliter leur intégration. Il juge ainsi que ces populations peuvent combler les difficultés que rencontrent les espaces ruraux déclarant que « les années qui viennent seront des années de transition démographique » [1]. A Callac, les enjeux deviennent nationaux, l’opposition considérant qu’il s’agit de la première étape d’un « grand remplacement rural ».
Les représentations que partagent les acteurs de l’opposition ont fédéré leur mouvement, servant également à justifier leur intervention. Les tensions provoquées par ces projets permettent de révéler tout le système de représentations engagé par l’annonce d’accueillir des populations réfugiées.
Tout d’abord, l’origine géographique des réfugiés est un facteur essentiel dans le consentement de la société d’accueil à accueillir. Les migrants européens et intra-Schengen sont désormais beaucoup moins perçus comme un fardeau que les migrants originaires d’Afrique ou du Moyen-Orient. En réalité, au-delà de la distance géographique, c’est la distance culturelle supposée qui influence la représentation. Ensuite, l’opposition emploie systématiquement le terme de migrant dont la définition est la plus vaste et la plus floue. Ce discours retire ainsi le statut juridique international dont bénéficie le réfugié qui atteste de sa vulnérabilité. Il permet également de développer un nouvel argumentaire qui discrimine et criminalise une catégorie entière de la société en raison du danger que d’autres migrants ont pu représenter par le passé.
Aussi, ces réfugiés [2] sont de fait considérés comme des immigrés. Un terme chargé de représentations négatives, qui s’accentuent en période de crise socio-économique et culturelle. Dans les représentations, la qualité d’immigré s’opposerait à celle d’être français. Il existerait ainsi une distance culturelle et sociale entre les individus français et ceux qui y prétendent, une distance que le processus d’intégration ne permettrait pas d’effacer [3]. De ce fait, il serait impossible pour eux de, pleinement s’intégrer, ne partageant pas la même histoire, ni les mêmes pratiques sociales et culturelles.
Les conflits à Callac ont également permis de mettre en évidence le problème que poserait la religion musulmane, particulièrement visée par les membres de l’opposition. Les pratiquants représenteraient une véritable menace et appliqueraient une stratégie de conquête territoriale dissimulée. Certains principes du Coran interprétés par les groupes d’extrême droite présents à Callac, sont vus comme des outils mis au service d’objectifs idéologiques, voire terroristes. L’islam est ainsi envisagé comme un « logiciel mental et héréditaire qui structure chaque aspect de l’existence des musulmans et gouverne leur corps et leur esprit » [4], à qui on prête une seule et unique intention , celle de conquérir l’Europe et la France.
Les mobilisations à Callac concentrent ces représentations en raison de la présence d’acteurs politisés aux intérêts politiques et médiatiques nationaux. Les représentations défendues par les acteurs de l’opposition trouvent un soutien à travers la France et une fenêtre médiatique propice pour s’exprimer. Cela explique la différence importante entre l’emprise objective des projets d’accueil à l’échelle de Callac et la répartition spatiale des opposants à une échelle nationale. Callac est envisagée par l’opposition comme un espace symbolique, celui de la première tentative de « grand remplacement rural ». La faiblesse initiale de l’opposition locale a donc été compensée par celles d’opposants extérieurs qui ne contestent pas simplement les projets d’accueil mais bien la politique migratoire menée en France.
Ces représentations sont entretenues et reprises à des fins électorales et d’influence par les partis politiques. De plus en plus de discours et de pratiques politiques cherchent à rendre coupables des catégories entières de la société française : réfugié, immigré, musulman, descendant d’immigré suspectés de véhiculer des valeurs contraires à la nation française et même de chercher à l’envahir. Ces thèmes (anti-immigrés, anti-musulmans etc.), considérés d’abord comme racistes et xénophobes sont désormais banalisés et peuvent être défendus par des candidats politiques à l’audience nationale. Les idées ainsi exprimées par de plus en plus de partis politiques contre plusieurs millions de personnes en France, se rapportent plus en 2023 aux valeurs de liberté d’expression et de conscience que de valeurs autoritaires, racistes et discriminatoires [5]. Un processus de banalisation auquel participent également certains médias. Les mobilisations à Callac, inédites contre ce type de projets, témoignent désormais de la diffusion de ces représentations et du soutien obtenu par les acteurs combattant l’immigration. Le système de représentation engagé par l’annonce de projets d’accueil de réfugiés est construit par une multitude d’acteurs interdépendants : les acteurs politiques, médiatiques et les citoyens. Ces mobilisations révèlent les tensions et les contradictions que posent le fait d’accueillir des populations étrangères.
La question de l’accueil, source de conflit en France et en Europe
La montée progressive, en France et à travers l’Union européenne, de partis politiques combattant l’immigration, témoigne de la diffusion au sein de la sphère civile de l’affirmation que le phénomène migratoire pose un problème. Un phénomène qui vient notamment interroger les sociétés d’accueil dans leur rapport à l’identité et à la nation. La nation est formée par un processus géopolitique qui implique une identité collective sur un territoire national, bien délimité dans le cas de la France et un attachement à ce territoire car « il n’y a pas de nation sans territoire » [6]. Cette identité collective, fruit d’une construction sociale, représente un enjeu essentiel pour les gouvernements, elle est chargée de valeurs fortes auxquelles se rattachent les individus.
Le statut de réfugié politique est confronté aux mêmes représentations que celles liées aux populations immigrées et étrangères, de moins en moins bien considérées. En France, l’idée que ces populations puissent être source de bénéfices et de développement pour les sociétés d’accueil est parfois contestée tant les amalgames et les discours hostiles à leur présence se multiplient. Immigrés et étrangers sembleraient, désormais, être pour plusieurs segments des opinions publiques à l’origine de nombreux maux de la société française que n’hésitent pas à instrumentaliser des acteurs politiques. Le phénomène migratoire et d’accueil de nouvelles populations, associé à un processus de mondialisation, affectent la représentation de la nation. L’idée et le fantasme d’un « grand remplacement » instaurent un climat d’angoisse à un moment où la mondialisation engendrerait un déclassement social et économique. La notion de nation, et le rattachement des individus à une identité collective et des valeurs partagées rapprochent les individus, mais tendent également à instaurer des barrières infranchissables avec l’« Autre » : l’immigré, le réfugié, le musulman, etc. L’« Autre » devient un élément perturbateur de la nation. D’une certaine façon, une nouvelle fois, l’inclusion au groupe majoritaire se fait par l’exclusion d’une ou plusieurs minorités.
L’accueil de réfugiés ou de nouvelles populations étrangères ferait ainsi peser une menace sur la nation française, une menace à l’origine d’un repli identitaire des « menacés » . L’identité est « une façon de se représenter les différences au sein d’une société » [7]. Les revendications identitaires à Callac ont une portée géopolitique nationale, elles cherchent à différencier celui à accueillir, en l’occurrence le réfugié, à une communauté nationale qui partagerait une identité française commune. La particularité de la France est que la représentation majoritaire de la nation et de l’identité française, n’est ni basée sur la diversité des origines, ni sur la diversité culturelle, elle repose plutôt sur une vision de « l’Homme blanc », influencée par les traditions chrétiennes. Cependant, la représentation d’un accueil massif de populations étrangères, sans filtrage, associée à une augmentation de la visibilité des descendants des personnes issues de l’immigration dans l’espace public, met à mal l’identité nationale représentée. Ce sont principalement les générations d’enfants d’immigrés qui s’insèrent et s’intègrent progressivement dans la société qui impactent les représentations. En effet, ils deviennent beaucoup plus visibles sur le territoire national. Ces personnes atteignent désormais une multitude de professions dans des domaines très variés, mais accentuent parfois les représentations négatives et provoquent des réactions racistes et xénophobes des « Français blancs ». Toutes ces personnes considérées comme immigrées, bien qu’elles puissent être de nationalité française, seraient autant de symptômes d’une identité française menacée qui risque de disparaître.
Par des caractéristiques physiques et/ou culturelles choisies parmi d’autres et considérées comme fondamentalement dérangeantes pour la nation française, les individus considérés étrangers à la nation sont la cible d’une instrumentalisation politique des partis « nationalistes » d’extrême droite. Ces représentations sont ainsi reprises à travers les discours politiques, mais également mobilisées pour refuser la mise en place de projets d’accueil de réfugiés. L’identité est pensée comme centrale dans notre société et montre notre difficulté à changer les représentations que nous avons de notre identité et nation, que le phénomène migratoire et la mondialisation viennent transformer.
Les partis politiques « nationalistes » [8], dans un contexte général où l’indépendance de l’État est garantie, cherchent à affirmer l’intérêt national de la nation par rapport aux intérêts des autres groupes ou classes qui n’en feraient pas partie, en fonction de critères plus ou moins discriminatoires. Les partis politiques d’extrême droite sont des partis « nationalistes », qui se « présentent comme les “vrais” défenseurs de la nation » en opposition « aux représentants de la majorité du peuple, accusés de “brader” les valeurs nationales, de fragiliser l’identité nationale, voire d’abandonner la nation aux étrangers » [9]. Ils affirment ainsi une défense des intérêts des nationaux, aux dépens des populations qui ne feraient pas partie de la nation, notamment les personnes étrangères ou immigrées. En effet, ces discours sont justifiés par l’instabilité économique provoquée par la crise des subprimes (2007-2008), puis la crise migratoire de 2015 qui a matérialisé l’idée d’une invasion et plus récemment une crise de la représentativité des institutions européennes. Nombre de partis « nationalistes » connaissent une ascension politique à travers l’Europe, à l’image du parti Fidescz de Viktor Orbán au pouvoir en Hongrie depuis 2010. Les crispations identitaires provoquées par l’accueil de nouvelles populations et le repli identitaire qu’elles entraînent sur un récit national plus ou moins fantasmé, ne sont pas une situation propre à Callac ou à la France. La montée des partis « nationalistes » qui se saisissent de ces peurs est un enjeu plus global, qu’il serait également possible d’élargir en dehors de l’Union européenne aux États-Unis avec Donald Trump ou en Inde avec Narendra Modi.
Conclusion
Les projets d’accueil de réfugiés à Callac ont provoqué un mouvement de contestation dont l’envergure a largement dépassé les limites de la ville. Des contestations qui ont révélé les tensions que suscitait l’enjeu de l’accueil à toutes les échelles. Celles-ci ont abouti à l’annulation du projet d’accueil principal, Horizon, tandis que celui porté par le préfet s’est mis en place en toute discrétion. De par la nature inédite de l’objet des contestations, portant plus sur les populations de réfugiés à accueillir plutôt que sur le projet d’accueil en lui-même, le cas d’étude sur Callac s’est montré pertinent à analyser. En effet, ce conflit local se développe dans un contexte national et européen de plus en plus hostile aux enjeux liés à l’immigration. Alors même que, depuis au moins une décennie, faute d’une natalité supérieure aux décès, l’UE maintient une croissance totale légèrement positive grâce à l’immigration. [10] La ville de Callac a alors été investie par des acteurs aux origines géographiques bien éloignées, pour annuler ces projets qui suscitaient des représentations divergentes quant aux populations de réfugiés à accueillir. Les tensions provoquées par ces projets d’accueil ont ainsi permis de révéler tout le système de représentations engagé par l’annonce d’accueillir des populations réfugiées. Des représentations dont se sont saisis les partis « nationalistes » français ainsi que la sphère médiatique, mobilisant ainsi les notions de nations et d’identité, centrales dans nos sociétés.
Les mobilisations contre des projets d’accueil se sont multipliées en France depuis 2022 et la victoire de l’opposition sur le projet Horizon. La bataille menée par ces acteurs qui reprennent des arguments similaires à ceux développés à Callac s’est répandue en France notamment à Saint-Brévin dont la situation a été médiatisée mais également dans les territoires ruraux de Bélâbre ou Beysennac. La ville de Callac a été le premier lieu de contestation d’un mouvement qui tend à se généraliser à l’échelle nationale.
Manuscrit clos en septembre 2023. Copyright Avril 2024-Basol/Diploweb.com
[1] Discours du Président Emmanuel Macron aux Préfets, 15 septembre 2022, https://www.youtube.com/watch?v=s8PzVgA6KLQ. NDLR Le concept de « transition démographique » a un autre sens selon l’INED : « La transition démographique désigne le passage d’un régime traditionnel où la fécondité et la mortalité sont élevées et s’équilibrent à peu près, à un régime où la natalité et la mortalité sont faibles et s’équilibrent également. »
[3] Afrien, Boschet & Jean-Baptiste Guégan. Comprendre les migrations : approches géographique et géopolitique, 2017.
[4] Juliette Galonnier, Discrimination religieuse ou discrimination raciale, https://doi.org/10.4000/hommesmigrations.8252, janvier 2019.
[5] Vincent, Geisser, Le “quadriptyque” électoral de la peur : immigration, islam, insécurité et identité nationale au programme de l’élection présidentielle, 3-18. https://doi.org/10.3917/migra.187.0003, 2022
[6] Jérémy, Robine, Des ghettos dans la nation. Conflit géopolitique à propos des enfants français de l’immigration postcoloniale, https://doi.org/10.3917/her.130.0173, 2008.
[7] Yves, Lacoste, Vive la nation, éd. Fayard, 1998.
[8] NDLR : L’expression parti politique « nationaliste » mérite ici des guillemets puisqu’il arrive qu’un tel parti soit soutenu de diverses manières par une puissance étrangère.
Les États-Unis ont commencé la construction d’une jetée flottante à Gaza, a annoncé jeudi le Pentagone. Ce projet est destiné à faciliter l’acheminement de l’aide humanitaire dans le territoire palestinien bombardé et assiégé par Israël. Jusqu’à présent, les Américains ont largué 2200 tonnes d’aide alimentaire, mais c’est insuffisant; d’où la mise en place d’une infrastructure flottante pour acheminer par voie maritime un supplément d’aide;
Les travaux ont donc commencé en dépit des mésaventures de ces derniers jours avec deux des huit navires acheminant les éléments des quais et jetées connaissant des problèmes techniques (voir mon post). Mais, selon le Pentagone, “tous les navires et les personnels nécessaires pour l’exécution de la phase initiale de la mission sont en place dans l’est de le Méditerranée“.
L’aide arrivera dans un premier temps à Chypre, où elle fera l’objet de vérifications, puis sera préparée en vue de son acheminement, a précisé un haut responsable militaire américain. Elle sera ensuite transportée par des navires commerciaux sur une plateforme flottante au large de la bande de Gaza, puis par des navires plus petits jusqu’à la jetée. La capacité opérationnelle sera au début de 90 camions d’aide par jour, puis de 150 par jour. Actuellement, en moyenne 220 camions entrent chaque jour dans la bande de Gaza.
Electricité : RTE en Camargue ou comment décarboner sans balafrer
OPINION. L’implantation par RTE d’une nouvelle ligne électrique aérienne de 400. 000 volts aux portes de la Camargue entre Jonquière-Saint Vincent et Fos-sur-Mer se heurte aux résistances locales en raison de l’impact des travaux. L’entreprise planche sur huit scénarios. Par Didier Julienne, Président de Commodities & Resources (*).
Entre les départements du Gard et des Bouches-du-Rhône, l’entreprise RTE (Réseau de transport d’électricité) est accusée de menacer d’une immense balafre la Camargue, d’abîmer ou de détruire des écosystèmes arboricoles, viticoles, de maraîchages et de faire fuir les touristes. Comment ? Par l’implantation d’une nouvelle ligne électrique aérienne de 400. 000 volts aux portes de la Camargue entre Jonquière-Saint Vincent et Fos-sur-Mer.
RTE est un paradoxe, l’entreprise est remerciée d’apporter l’énergie décarbonée, l’électricité, et de réparer les lignes électriques après des tempêtes, réparations que des agents paient parfois de leur vie. Personne dans le Gard ou les Bouches-du-Rhône n’est opposé à la modernisation et à l’augmentation du flux électrique, parce qu’il est essentiel pour l’industrie post-pétrole de Fos-sur-Mer : Exxon y a mis en vente sa raffinerie le 11 avril dernier.
« Surtout pas chez moi »
Mais le paradoxe est que RTE est le mètre étalon de l’effet « surtout pas chez moi ». L’entreprise est combattue lorsqu’elle modernise son réseau parce que les gigantesques mats de ses lignes aériennes impactent durement et durablement les paysages. Entre Jonquière-Saint Vincent et Fos-sur-Mer, le parcours de la ligne aérienne de 400 kV pose de graves problèmes. Le décideur doit choisir entre huit routes, et il a une tentation.
Les huit solutions sont huit parcours démarrant dans le Gard et aboutissant dans les Bouches-du-Rhône. Huit circuits qui évoluent entre les rives droite et gauche du Rhône, dans un mikado de terres protégées par des appellations agricoles ; des zones de sauvegarde, naturelles ou bien d’intérêt écologique faunistique et floristique ; des parcs et réserves naturelles nationaux ou régionaux ; des zones protégeant des oiseaux, des biotopes, des espaces naturels sensibles, des zones humides ou encore Natura 2000 ; des sites historiques, classés, patrimoniaux ou archéologiques ; des biens Unesco, un site Ramsar, des plans locaux d’urbanisme, des villes et villages, etc. Et au milieu, coule le Rhône.
Le décideur qui ne veut pas balafrer la Camargue cherche pour la ligne aérienne un impénétrable chemin au milieu de cet enchevêtrement de normes. En effet, tous les parcours envisagés impactent directement tels ou tels environnement et paysages et sont destructeurs d’une économie locale reposant sur des écosystèmes basés sur l’histoire, la nature et l’agro-tourisme. À chaque fois que la ligne 400 kV pénètre un périmètre, c’est une directive, un règlement ou une autorité qui menaceront de déclasser un parc, enlever une appellation agricole, annuler une étoile hôtelière. Quel touriste se rendra dans une réserve, un hôtel, une ferme ou un vignoble dégradés par la proximité ou la vue d’une ligne 400 kV ?
Équilibrer les dommages
Si le mikado empêche l’esquisse d’un nouveau parcours, la vie interdit d’utiliser des tracés existants. Pourquoi ? Parce que transformer en 400kV une vieille ligne de 63 kV, dont l’âge est parfois proche du siècle, c’est effacer l’en-dessous de cette ligne. Sous cette dernière, sous ses petits pylônes de 20 mètres de haut transportant 63 kV dans trois câbles, deux ou trois générations ont construit, ont prospéré, ont transformé des terres agrestes en champs fertiles, en vignes et en pacages ; elles ont restauré des ruines en hôtel, elles ont fait classer des sites remarquables et protéger la nature ; des agglomérations s’y sont aussi étendues. Mais comment cette vie pourra-t-elle continuer à vivre en harmonie et prospérer sous des pylônes culminants entre 60 et 80 mètres et transportant 400 kV dans 18 câbles sous 40 mètres d’envergure ?
Quand on dit : le roi est bon, c’est que le règne est manqué. C’est pourquoi, pour gagner son règne, le parcours ne doit être bon pour personne : ne favoriser ni la rive gauche ni la rive droite du Rhône, mais équilibrer les dommages entre les deux. De cette façon, le Gard ne sera pas la poubelle des Bouches-du-Rhône et ces dernières payeront également leur part.
Mais cette tentation présente des dangers. L’opposition des populations contre le projet est déjà là ; les oppositions de la nature et de l’agriculture contre les usines viendront-elles ? L’opposition des emplois des uns contre ceux des autres sera-t-elle une menace ? Soyons raisonnables, notre société est suffisamment violente pour ne pas en rajouter.
Comment sortir de cette situation par le haut ?
Une récente étude de l’université de Chicago (1) constate que, dans les grandes entreprises, il existe une corrélation entre la baisse de l’innovation et le nombre croissant de politiciens qu’elles embauchent pour améliorer leur lobbying. N’insultons pas l’avenir. Si le lobbying tue l’innovation, pour inverser la désindustrialisation, c’est-à-dire innover, ces entreprises doivent se déconnecter de la précipitation politique qui sacrifie tout à son calendrier empressé.
Qui n’a pas vu au moins une fois dans les yeux d’un agent RTE la fierté de raccorder des maisons coupées de l’électricité après le passage d’une tempête, qui n’a pas vu dans ces mains-là la noblesse d’un artisan couplée à une puissance scientifique. Ces qualités également présentes en tête de RTE ranimeront l’innovation pour résoudre les problèmes plutôt que le lobbying, l’habitude et la routine n’en créeront.
Lorsque toutes les solutions sont mauvaises, il faut choisir la meilleure, c’est la plus innovante et heureusement elles sont ici au nombre de deux, l’une à court terme, l’autre à moyen terme.
Au Pays basque, une ligne souterraine de 400 kV et 5 GW sera enterrée sur 80 km, puis elle sera sous-marine sur 300 km avant de rejoindre l’Espagne. De l’autre côté des Pyrénées, ce sont 65 km d’une ligne souterraine 320 kV livrant 2 GW qui rejoignent la Catalogne. Sans parler de lignes sous-marines au Japon ou bien entre la France et l’Angleterre, sans évoquer une ligne souterraine sous le Saint-Laurent au Québec, regardons l’Allemagne qui lançait en 2023 trois autoroutes électriques reliant en 2028 les éoliennes de la mer du Nord aux industries du sud en Bavière. Cette ligne de 700 km à 380 kV livrant 4 GW commence en souterrain sous l’Elbe, puis se poursuivra par des tronçons majoritairement enfouis.
À court terme, l’habitude et la routine, c’est une ligne aérienne, mais l’innovation, c’est refuser la culture de l’impossible, c’est-à-dire faire une ligne souterraine de 45 km en courant continu qui aboutit à Fos-sur-Mer avant 2030. Ce projet souterrain aurait « de la gueule », et nul ne doute que les municipalités trouveront les terrains nécessaires à l’enfouissement. Mais à quel coût ? Il y a 23 ans, une ligne aérienne de 225 kV ne coûtait plus que deux fois plus cher qu’une ligne aérienne. Accompagnée de ses deux stations de conversion, une ligne souterraine de 400 kV coûtera plus cher qu’en aérien. Mais de combien très exactement ? Car ce coût doit être diminué des externalités négatives d’une ligne aérienne sur les deux départements : pertes économiques et pertes de chance liées aux impacts sur le paysage, le tourisme, l’agro-tourisme et la faune.
Refuser la culture de l’impossible
À moyen terme, l’innovation 2030 c’est rapprocher le producteur d’électricité du consommateur. Dans une vie antérieure, l’auteur de ces lignes a expérimenté les réacteurs nucléaires « de poche » de notre Marine nationale. Ils fonctionnent parfaitement depuis 57 ans et sont un avant-poste des petits réacteurs civils que notre pays aurait déjà dû mettre au point s’il n’avait pas eu à sa tête des hommes sous une emprise antinucléaire. Rapprocher producteurs et consommateurs d’électricité en refusant la culture de l’impossible, c’est implanter à Fos-sur-Mer un chapelet de réacteurs modulaires. C’est possible et cette réponse à l’ultimatum aurait également « de la gueule ».
Que ce soit à court ou bien à moyen terme, des solutions techniques émergent pour s’affranchir d’une ligne aérienne aux portes de la Camargue. Et que l’on ne dise plus que c’est irréalisable. Cela fait 50 ans que la culture de l’impossible fabrique des victimes et immobilise la France. Même pour une ligne de 400 kV, il est temps d’utiliser l’innovation et de retrouver une étoffe de héros amoureux des défis.
(1) Connecting to power : political connections, innovation and firm dynamics
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(*) Didier Julienne anime un blog sur les problématiques industrielles et géopolitiques liées aux marchés des métaux. Il est aussi auteur sur LaTribune.fr.
Pointant du doigt un manque de souveraineté, les dirigeants nigériens ont poussé les États-Unis à retirer leurs troupes du Niger le 19 avril dernier. Alors que les Américains disposaient d’une place stratégique au Sahel, notamment dans le cadre de la lutte contre le terrorisme islamiste, le départ forcé des Américains représente un nouveau revers pour les Occidentaux dans la région alors que la Russie ou la Chine gagnent du terrain. Quelle analyse peut-on tirer de la situation et l’influence états-unienne au Niger et au Sahel ? Éléments de réponse avec Jeff Hawkins, ancien diplomate américain et chercheur associé à l’IRIS.
Le 19 avril dernier, Washington a annoncé le retrait de ses militaires au Niger sous la pression de la junte au pouvoir. Pourquoi le Niger a-t-il décidé de rompre avec les États-Unis ? Quel rôle occupaient les Américains sur place ?
Les relations américano-nigériennes sont actuellement au plus bas et ce n’est pas ce que souhaitaient les États-Unis. Jusqu’à l’année dernière, le gouvernement américain considérait le Niger comme un partenaire essentiel dans la région, un allié démocratique pleinement engagé dans la lutte contre l’extrémisme islamiste. Le coup d’État de juillet 2023 à Niamey, qui a porté au pouvoir le Conseil pour la sauvegarde de la patrie (CNSP), a tout changé. Peu après le coup d’État, Washington a été contraint, en vertu de la législation américaine, de suspendre la majeure partie de l’aide américaine au Niger. Cette aide comprenait 200 millions de dollars d’assistance bilatérale et la planification d’un projet de transport de 302 millions de dollars financé par le Millennium Challenge Account des États-Unis. Les États-Unis ont également suspendu leurs opérations militaires dans le pays, notamment celles menées à partir de la base aérienne 201 d’Agadez, sans toutefois retirer les plus de 1 000 personnes qui constituaient la présence américaine sur place. En mars, le CNSP de plus en plus hostile s’est retiré de l’accord sur le statut des forces régissant la présence militaire américaine au Niger. Peu après, une délégation américaine de haut niveau s’est rendue à Niamey, dans l’espoir d’aider à remettre le Niger sur la voie de la démocratie et de trouver un moyen de reprendre la coopération militaire. Les Nigériens ont repoussé cet effort. D’autres négociations à Washington n’ont pas non plus réussi à faire fléchir le CNSP. Le coup d’État a peut-être empêché les États-Unis de poursuivre leurs activités habituelles, mais cela ne signifie pas que Washington ait cherché la rupture. Ce sont plutôt les Nigériens qui ont torpillé la relation.
Pourquoi Niamey a-t-elle agi de la sorte ? Les dirigeants nigériens ont formulé leur décision en termes de souveraineté. Un nouveau gouvernement patriote, selon le CNSP, a cherché à renverser une présence américaine « illégale » « en tenant compte des intérêts et des aspirations de son peuple ». Cette décision fait suite au renvoi tout aussi brutal de la présence militaire et diplomatique française au Niger l’année dernière. Ces deux actions peuvent être considérées comme un effort pour obtenir la légitimité d’un gouvernement militaire non légitime et non démocratique. Dans de nombreuses régions d’Afrique francophone, les mesures anti-françaises attirent toujours les foules. En chassant les Français, il était certain que la junte bénéficierait d’un certain soutien populaire. Bien que la présence américaine au Niger s’accompagne de beaucoup moins de bagages que la présence française, les actions des Nigériens à l’égard des États-Unis peuvent être considérées de la même manière. Compte tenu des inévitables préoccupations concernant la démocratie et les droits de l’homme, tant à Paris qu’à Washington, et de la suspension de l’aide, le choix du CNSP n’a pas été difficile. Comme nous le verrons, les Russes ont fourni une alternative toute trouvée. Les impacts à plus long terme de la décision sur le Niger, notamment en ce qui concerne la lutte contre le terrorisme, seront presque négatifs.
Jusqu’au gel actuel des relations, les États-Unis étaient un acteur important au Niger. La présence militaire américaine à Agadez et à Niamey était l’une des plus importantes d’Afrique subsaharienne et se concentrait sur les cibles d’Al-Qaïda et de l’État islamique. Le pays était l’un des principaux bénéficiaires de l’aide américaine ainsi qu’un pays cible pour le Millennium Challenge Account des États-Unis, qui fournit une aide à long terme et à grande échelle aux États ayant des antécédents particulièrement bons en matière de gouvernance démocratique. Les liens entre les États-Unis et l’ancien président nigérien Mohamed Bazoum, renversé par le coup d’État, étaient cordiaux.
Que peut-on retenir sur la stratégie américaine dans les autres pays du Sahel, notamment au Tchad ? Quels sont les intérêts américains dans la région ?
Les États-Unis cherchent à établir avec la sous-région des relations à la fois larges et profondes. Les relations militaires, jusqu’à récemment très visibles au Niger, en sont une composante importante. La menace terroriste islamiste, en particulier dans le Sahel et la Corne de l’Afrique, est l’une des principales préoccupations des Américains sur le continent. Le commandement américain pour l’Afrique (AFRICOM) mène des opérations militaires dans la région, mais se concentre également sur l’établissement de partenariats avec les armées africaines. Comme l’a expliqué le commandant de l’AFRICOM, le général Michael Langley, au Congrès le mois dernier, l’engagement militaire des États-Unis a pris de l’importance à mesure que les présences française, européenne et des Nations unies diminuaient. Les États-Unis sont un partenaire commercial et d’investissement important pour les pays de la région, et l’administration Biden a fait du renforcement de ces liens une priorité lors du sommet des dirigeants américano-africains de 2022. Les investissements américains dans l’extraction des ressources naturelles – avec des majors pétrolières et gazières américaines opérant dans des pays comme le Nigeria et le Tchad – sont substantiels. L’aide américaine vise à renforcer la gouvernance démocratique, à soutenir les investissements dans les services sociaux tels que la santé et l’éducation, et à répondre aux crises humanitaires. Malheureusement, les relations entre les États-Unis et le Tchad pourraient suivre une trajectoire similaire à celle du Niger voisin. Ce mois-ci, les Tchadiens ont demandé aux États-Unis de retirer une petite présence militaire à l’aéroport de N’Djamena. Le porte-parole du département d’État américain a indiqué que les responsables américains « sont en conversation permanente avec les responsables tchadiens sur l’avenir de notre partenariat en matière de sécurité ».
Peut-on parler d’une perte d’influence des États-Unis au profit d’une influence russe dans la région ?
Un déclin catastrophique de l’influence occidentale en Afrique est certainement souhaité par les Russes, et l’ours russe, bien sûr, a ses empreintes partout sur le renversement des fortunes occidentales au Niger. La présence de la Russie en Afrique, surtout dans le domaine de la défense, est ancienne. La Fédération de Russie est le plus grand fournisseur d’armes du continent, loin devant la France et les États-Unis. Alors que les tensions montent entre l’Occident et la Russie au sujet de l’Ukraine, les Russes jouent un rôle de plus en plus perturbateur, cherchant à renverser les liens de sécurité établis de longue date entre les principaux pays de l’OTAN et leurs partenaires africains. Les Russes ont effectivement utilisé leur propre assistance militaire bilatérale et des groupes de mercenaires associés au Kremlin, comme le groupe Wagner (aujourd’hui le Russian African Corps), pour offrir une alternative à l’engagement occidental. Comme le souligne la stratégie américaine de l’administration Biden à l’égard de l’Afrique subsaharienne, « la Russie considère la région comme un environnement permissif pour les entreprises parapubliques et les sociétés militaires privées, qui fomentent souvent l’instabilité pour en tirer des avantages stratégiques et financiers ». Nous pouvons également supposer que les services de sécurité russes font tout ce qu’ils peuvent en coulisses pour attiser les sentiments anti-français et antiaméricains au sein du public africain. En fin de compte, les régimes autoritaires comme celui du CNSP sont très heureux de renoncer aux exigences françaises ou américaines en matière de réformes démocratiques et de respect de l’État de droit et d’accepter à la place l’aide russe sans condition. Les forces russes de l’Africa Corps sont arrivées à Niamey ce mois-ci dans le cadre d’un nouvel accord de défense.
À plus long terme, cependant, il reste à voir quel terrain les Russes gagneront et conserveront en Afrique. Jusqu’à présent, Moscou a remporté de nombreux succès dans des pays comme le Mali et le Niger. Mais perturber les relations entre les États-Unis et le Niger et envoyer des mercenaires russes à Niamey ne signifie pas établir des liens profonds et durables. La Russie est un acteur économique secondaire sur le continent, par exemple, les flux commerciaux russes vers l’Afrique (environ 18 milliards de dollars en 2021) étant éclipsés par le commerce Afrique-Chine (282 milliards de dollars). La véritable menace à long terme pour les intérêts américains sur le continent africain est la Chine, et non la Russie. Compte tenu de l’engagement diplomatique intense de la Chine dans la région, de ses vastes liens économiques avec l’Afrique et de son intérêt croissant pour la sécurité sur l’ensemble du continent, la véritable menace pour les intérêts américains vient de Pékin et non de Moscou.
La langue nationale est une des manifestations de la puissance d’un pays. Les grands empires, comme Rome, Byzance, les Abbassides et, plus tard, l’Espagne, le Portugal, la France ou l’Angleterre, qui ont conquis de vastes territoires, ont diffusé leur langue et leur culture dans les régions dont ils avaient pris le contrôle. C’était une composante de leur pouvoir. La défense de notre langue n’est donc pas un caprice de lettrés chauvins mais une nécessité si nous voulons maintenir prestige et influence.
La langue française a subi, au cours des dernières décennies, de nombreux assauts auxquels elle a tenté de résister, soit en créant des institutions internationales comme la Francophonie, soit en légiférant à titre national (loi Toubon du 4 août 1994). Mais l’invasion de l’anglais ne s’est qu’accentuée avec le développement de l’informatique et des jargons générés par les réseaux sociaux. Plus désolant encore, on voit aujourd’hui se multiplier les « attaques » provenant de l’intérieur, en raison bien souvent de l’inculture ou du snobisme de beaucoup de nos compatriotes. Citons quelques exemples, qu’on peut regrouper sous certaines rubriques :
Les « tics » verbaux collectifs comme « du coup », qui a remplacé depuis plusieurs années « donc » et « par conséquent » ou « voilà » qui dispense certaines personnes peu inspirées de tout autre commentaire (je pense à ce sprinter, très talentueux par ailleurs, qui, interviewé après tel ou tel de ses exploits, ne trouvait rien d’autre à dire que « Voilà »).
Un même appauvrissement du vocabulaire est dû à l’emploi répétitif d’un mot passe-partout. Actuellement, le vocable « incroyable » désigne tout ce qui sort de l’ordinaire ou qui est inattendu. Or il existe aussi, en français courant, des mots comme « magnifique, inouï, exceptionnel, extraordinaire » ou même « génial,fabuleux, dingue », etc. etc. Mais leur emploi se raréfie dangereusement au profit d’« incroyable ».
Les mots prétendument élégants ou savants comme « paradigme » ou « résilience » (souvent confondue avec « résistance ») la plupart du temps mal compris ou utilisés à contresens. Dans le même ordre d’idées, certains trouvent chic de parler de leur « problématique » alors qu’ils ont tout simplement des « problèmes ». Et il vaut mieux dire aujourd’hui que ces problèmes « perdurent » plutôt qu’ils ne « durent », ce qui serait sans doute trop simple. Mais le pompon dans ce domaine est détenu par un célèbre entraîneur de football qui redoute non pas ses « adversaires » mais « l’adversité ». Je le cite : « Nous avons perdu ce match car l’adversité était trop forte ».
L’utilisation détournée de mots anciens comme « maraude » qui signifiait autrefois « vol, larcin » et qui maintenant a ses lettres de noblesse puisque les « maraudes » sont devenues des tournées de travailleurs humanitaires cherchant à venir en aide aux nécessiteux. Ce « maraud » de François Villon en serait bien surpris (ou amusé).
La redondance injustifiée comme « Au jour d’aujourd’hui ». Le mot « hui » venant du latin « hodie » qui signifie « ce jour », le mot « aujourd’hui », est déjà une redondance, mais qui est passée dans l’usage. « Au jour d’aujourd’hui » est pour sa part une double redondance. Le verbe « pouvoir » offre lui aussi de belles perspectives comme « être en mesure de pouvoir » ou « avoir la possibilitépouvoir », etc.
L’anglais mal maîtrisé mérite lui aussi quelques remarques. Ainsi, on peut être « supporter » d’une équipe, la soutenir mais pas la « supporter ». Sinon, on en viendrait à dire que l’on ne supporte pas de voir perdre l’équipe que l’on supporte.
Le faux anglais offre quelques expressions amusantes voire ridicules comme « rester focus » (rester concentré), « checker » pour « vérifier » ou, le pire du pire, « Ily a du level » (prononcé « levelle ») pour dire que la concurrence (ou l’adversité) a un bon niveau.
Certes toutes les langues sont soumises à ce type de problème (devrais-je dire à cette problématique ?). Le Professeur Bernard Cerquiglini, l’un de nos meilleurs linguistes, vient de publier un livre plein d’humour intitulé « La langue anglaise n’existe pas, c’est du français mal prononcé », dans lequel il cite Daniel Defoe qui, en 1708, s’insurgeait devant le remplacement du vocabulaire anglais par le français : « I cannot butthink, disait l’auteur de Robinson Crusoé, that the using and introducing of foreign terms of art or foreign words into speech while our language labours under no penury or scarcity of words is an intolerable grievance ».Aujourd’hui la situation est inversée et nous voyons arriver de plus en plus de mots étrangers (en grande majorité anglais) alors que leur équivalent français existe bel et bien et est d’ailleurs généralement plus harmonieux. Pourquoi parler d’un « coach » quand nous avons les mots « entraîneur » ou « sélectionneur », pourquoi prendre un vol « low cost » (souvent prononcé d’ailleurs « low coast » !) quand existent des vols pas chers, à bas coût ? Pourquoi le « sweater » prononcé systématiquement « switer » a-t-il remplacé le bon vieux chandail et le « jogging » le survêtement. On pourrait multiplier les exemples.
L’une des causes de ce mal-parler réside dans l’affaiblissement du niveau des journalistes de radio et de télévision. Jusqu’aux années soixante, ces média faisaient office de bible, s’agissant de la prononciation du français. Ils n’auraient jamais confondu « cote » et « côte ». A cette époque on buvait du côtes-du-rhône et non pas du cotte du ronne, et c’était bien meilleur.
Faudrait-il que l’Académie française se saisisse du problème ? Après tout, elle n’est pas obligée de se limiter à l’écrit. Mais voilà une problématique que beaucoup ne supporteraient pas ?