La loi algérienne contre la liberté religieuse des chrétiens

La loi algérienne contre la liberté religieuse des chrétiens

 

par Thibault van den Bossche – Revue Conflits – publié le 19 décembre 2023

https://www.revueconflits.com/la-loi-algerienne-contre-la-liberte-religieuse-des-chretiens/


L’Algérie fait tout pour limiter la liberté religieuse des chrétiens, croyant ainsi préserver son identité nationale qu’elle veut islamique. Le 27 novembre 2023, le vice-président de l’Église protestante d’Algérie a été condamné en appel à un an de prison et 100 000 dinars d’amende pour avoir célébré un culte non autorisé, dans un édifice non permis à cet effet. Malgré la multiplication arbitraire des emprisonnements de chrétiens et des fermetures d’églises, la communauté évangélique autochtone se développe.

En Algérie, le développement d’une communauté évangélique autochtone, forte d’environ 100 000 croyants aujourd’hui, inquiète les autorités depuis les années 2000. L’Église protestante d’Algérie (EPA) regroupe 47 églises dont la plupart se trouvent en Kabylie. Les autorités se méfient des chrétiens qu’elles amalgament facilement aux autonomistes de « cette région marquée par un militantisme berbériste historiquement opposé au pouvoir central », selon la chercheure Fatiha Kaouès.

En réaction aux nombreuses conversions, l’Algérie a pris une succession de mesures liberticides aux finalités essentiellement antichrétiennes. « Le gouvernement considère le christianisme comme un danger pour l’identité islamique algérienne et tente par tous les moyens de réglementer l’Église pour la réduire à néant », explique International Christian Concern, dans son rapport 2023. Portes Ouvertes classe l’Algérie 19e dans son index mondial de persécution des chrétiens 2023.

Bouabdellah Ghlamallah, alors ministre des Affaires religieuses et des Wakfs, déclarait en février 2010 que « personne ne veut qu’il y ait des minorités religieuses en Algérie, car cela risque d’être un prétexte pour les puissances étrangères de s’ingérer dans les affaires intérieures du pays sous couvert de protection des droits des minorités ». Résultat : l’Algérie figure depuis 2021 sur la liste des pays à surveiller de près de la Commission américaine sur la liberté religieuse internationale (USCIRF) « pour avoir commis de graves violations de la liberté de religion ».

L’interdiction d’« ébranler la foi d’un musulman »

Depuis l’ordonnance du 28 février 2006 fixant les conditions et règles d’exercice des cultes autres que musulmans, il est interdit de « convertir un musulman à une autre religion » ou d’« ébranler la foi d’un musulman » (article 11). Ainsi, en janvier 2021, Mohammed Derrab est condamné à 18 mois de prison pour avoir prêché en dehors de son église fermée par les autorités et donné une bible à un auditeur.

De même, le pasteur et libraire Rachid Seighir ainsi que son assistant Nouh Hamimi ont été condamnés en appel le 6 juin 2021 à un an de prison avec sursis et une amende de 200 000 dinars, parce qu’ils avaient distribué des ouvrages chrétiens dans leur librairie. Le Centre européen pour le droit et la justice (ECLJ) avait déjà déploré le premier verdict, le 27 février 2021.

L’article 144 bis 2 du Code pénal algérien punit quant à lui « quiconque offense le prophète et les envoyés de Dieu ou dénigre le dogme ou les préceptes de l’islam ». Hamid Soudad, chrétien converti, est ainsi condamné en janvier 2021 à la peine maximale de cinq ans de prison pour avoir publié sur Facebook une caricature du prophète de l’islam. Il est finalement gracié en juillet 2023.

La sanction touche aussi les musulmans, comme l’islamologue Saïd Djebelkhir, condamné en avril 2021 à trois ans de prison pour avoir dit que certaines pratiques musulmanes seraient antérieures à l’islam et d’origine païenne. Grâce à une mobilisation internationale à laquelle l’ECLJ a participé, Saïd Djabelkhir a été relaxé par la Cour d’appel d’Alger, le 1er février 2023.

Toutes ces condamnations s’inscrivent dans la suite logique de la suppression de la liberté de conscience de la nouvelle Constitution algérienne de 2020. Certes, l’article 51 dispose que « la liberté d’opinion est inviolable » et que « la liberté d’exercice des cultes est garantie, elle s’exerce dans le respect de la loi ». Mais ces libertés ne signifient pas « la garantie de la liberté de conscience qui est le droit de croire ou de ne pas croire et de changer sa religion », selon l’islamologue Razika Adnani.

La multiplication des fermetures d’églises

Le 2 juin 2021, l’église du pasteur Rachid Seighir ainsi que deux autres églises sont fermées, pour « non-conformité aux lois en vigueur ». L’ordonnance de 2006 impose en effet le recensement des édifices destinés à l’exercice du culte (article 5) et le contrôle strict de la création, l’agrément et le fonctionnement des associations à caractère religieux (article 6). Toutefois, les églises ont dû recommencer du début toutes leurs procédures du fait de la nouvelle loi du 12 janvier 2012 relative aux associations.

Cette loi permet aux autorités algériennes de refuser arbitrairement d’inscrire une association si elles décident que l’objet et les buts de ses activités sont contraires aux « constantes et aux valeurs nationales ainsi qu’à l’ordre public, aux bonnes mœurs et aux dispositions des lois et règlements en vigueur » en Algérie (article 2).

Selon Human Rights Watch, cette loi plonge les associations dans un « vide juridique » et limite « leur capacité à recevoir des fonds étrangers ou à tenir des réunions publiques ». Ainsi, « les associations qui tentent de s’inscrire se perdent dans un labyrinthe bureaucratique, incapables de déposer leurs demandes et parfois obligées de travailler en marge de la loi ».

En bout de chaine, « ces restrictions ont, à leur tour, entraîné des poursuites pénales contre les membres de ces associations sous prétexte d’avoir convoqué et pratiqué des rituels religieux dans des lieux de culte non autorisés », regrette le Rapporteur spécial de l’ONU sur les droits à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, après sa visite officielle en Algérie en septembre 2023.

Dernièrement, le 27 novembre 2023, le vice-président de l’Église protestante d’Algérie, le pasteur Youssef Ourahmane, a été condamné en appel à un an de prison et 100 000 dinars d’amende pour avoir célébré un culte non autorisé, dans un édifice non permis à cet effet. En mars 2023, il avait supervisé quelques familles chrétiennes en vacances dans un complexe paroissial qui abritait une chapelle fermée par les autorités.

Par ailleurs, les églises fermées lors du Covid-19 n’ont toujours pas été réouvertes. À ce jour, 43 des 47 églises de l’EPA ne peuvent plus se rassembler. La plupart des chrétiens se réunissent dans des maisons afin de se protéger. La menace pèse aussi sur l’Église catholique, qui a subi en septembre 2022 la fermeture de Caritas, son service humanitaire déployé depuis 60 ans.

Le double standard de l’Algérie contre les chrétiens

Dans son rapport 2023, l’USCIRF dénonce un « double standard des autorités algériennes spécifiquement contre l’EPA ». En effet, à la suite de l’arrestation en novembre 2021 de son président, le pasteur Salaheddine Chalah, la justice algérienne a condamné le pasteur en tant qu’« ecclésiastique », alors qu’elle refuse d’enregistrer l’EPA en tant qu’organisation religieuse.

Lors de l’examen périodique universel de l’Algérie par le Conseil des droits de l’homme des Nations unies en novembre 2022, des parties prenantes comme l’ECLJ se sont inquiétées de l’ampleur des mesures antichrétiennes. Le Représentant permanent de l’Algérie auprès des Nations Unies à Genève de répondre cyniquement : « l’islam, qui est la religion de plus de 90 % de la population algérienne, n’en reste pas moins une religion encadrée : il faut des autorisations pour tout ce qui a trait à la construction et à l’ouverture d’une mosquée, ainsi qu’à la collecte de l’argent à cette fin ; et il faut aussi être formé pour prêcher dans une mosquée. Or, ce qui vaut pour l’islam, vaut pour toutes les autres religions présentes en Algérie. De ce fait, il n’est pas juste de parler de discrimination religieuse en Algérie ».

« Bien que la liberté de culte et de religion soit inscrite dans la nouvelle Constitution », le Haut-Commissaire aux droits de l’Homme se dit préoccupé par « les discriminations contre les minorités religieuses et la fermeture des lieux de culte non-musulman ». Sa préoccupation doit se transformer en action. Depuis janvier 2023, l’Algérie fait partie des 47 membres du Conseil des droits de l’homme. De plus, à partir de janvier 2024, l’Algérie rejoindra pour deux ans le Conseil de sécurité en tant que membre non permanent. La Rapporteuse spéciale sur la liberté de religion ou de conviction, Mme Nazila Ghanea, doit en profiter pour réaliser une visite officielle en Algérie, alors que la précédente remonte à septembre 2002.

« L’Ukraine et le soutien occidental : Une solidarité stratégique essentielle » (Lettre de l’ASAF – Décembre 2023)

« L’Ukraine et le soutien occidental : Une solidarité stratégique essentielle » (Lettre de l’ASAF – Décembre 2023)

 

L’assistance militaire occidentale à l’Ukraine a pris plusieurs formes. Les États-Unis, le Royaume-Uni, le Canada, et d’autres pays d’Europe ont fourni des armes défensives et offensives, y compris des missiles antichars, des systèmes de défense aérienne, et des drones. …

 

"L'Ukraine et le soutien occidental : Une solidarité stratégique essentielle" (Décembre 2023)

Depuis l’éclatement du conflit en Ukraine en 2014, le soutien occidental à ce pays charnière est devenu un sujet de première importance sur la scène internationale. Ce soutien s’est intensifié en 2022, lorsque l’Ukraine a fait face à une invasion militaire à grande échelle. Les nations occidentales, principalement les États-Unis et les membres de l’Union européenne, ont réagi en fournissant une aide militaire, économique et diplomatique sans précédent à ce pays agressé, soulignant leur engagement envers les principes de souveraineté nationale et d’intégrité territoriale.

L’assistance militaire occidentale à l’Ukraine a pris plusieurs formes. Les États-Unis, le Royaume-Uni, le Canada, et d’autres pays d’Europe ont fourni des armes défensives et offensives, y compris des missiles antichars, des systèmes de défense aérienne, et des drones. En outre, l’entraînement des forces ukrainiennes par des instructeurs militaires occidentaux a renforcé les capacités de défense des forces armées ukrainiennes. Cette aide militaire a été cruciale pour permettre à l’Ukraine de résister et de repousser les forces adverses. Mais, trop contraignante, elle n’a pas permis une contre-offensive décisive.

Sur le plan économique, l’Occident a également joué un rôle clé en soutenant l’économie ukrainienne, gravement affectée par le conflit. Des sanctions économiques sévères ont été imposées à la Russie dans le but de diminuer sa capacité à financer l’effort de guerre. Parallèlement, des milliards de dollars d’aide financière ont été alloués à l’Ukraine pour stabiliser sa monnaie, soutenir son budget d’État, et aider à la reconstruction des infrastructures détruites par les combats.

 Le soutien diplomatique occidental à l’Ukraine s’est manifesté par une condamnation unanime de l’agression et par le renforcement des liens politiques avec Kiev. Les pays occidentaux ont travaillé ensemble pour isoler diplomatiquement l’agresseur sur la scène internationale, en cherchant à maintenir une pression constante par le biais de forums internationaux tels que les Nations Unies et l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE).

Cependant, ce soutien occidental n’est pas sans complexité ni controverse. Il soulève des questions sur l’équilibre entre l’aide à un pays souverain et le risque d’escalade du conflit. Certains critiques craignent que l’augmentation de l’aide militaire ne conduise à une confrontation directe entre les puissances nucléaires, tandis que d’autres soulignent l’importance de défendre les principes démocratiques et le droit international.

En outre, le soutien occidental à l’Ukraine a des implications pour l’architecture de sécurité européenne. Il a renforcé la cohésion au sein de l’OTAN et a poussé certains pays à reconsidérer leur position sur la défense collective et la dépense militaire. La solidarité affichée envers l’Ukraine a également encouragé les discussions sur l’élargissement de l’Union européenne et de l’OTAN, avec l’Ukraine qui a exprimé son désir de rejoindre ces institutions.

Au moment où le conflit du Moyen-Orient occupe tous les esprits, n’oublions pas que notre soutien occidental à l’Ukraine est un témoignage de la solidarité internationale face à une violation flagrante des normes internationales. Il reflète un engagement envers la défense des valeurs démocratiques et de l’ordre basé sur des règles. Il est, pour la France, le témoignage de son engagement pour la défense d’un pays libre.

 

La rédaction de l’ASAF – publié le 18/12/2023

https://www.asafrance.fr/item/l-ukraine.html

Quelles représentations ont amené le gouvernement américain à choisir une stratégie de soutien indirect de l’Ukraine basée sur le cyber et le renseignement ?

Quelles représentations ont amené le gouvernement américain à choisir une stratégie de soutien indirect de l’Ukraine basée sur le cyber et le renseignement ?

Par Jonathan Guiffard* – Diploweb, publié le 17 décembre 2023

https://www.diploweb.com/Quelles-representations-ont-amene-le-gouvernement-americain-a-choisir-une-strategie-de-soutien.html


*Jonathan Guiffard s’exprime ici à titre personnel. Cadre du ministère des Armées, passé par d’autres entités régaliennes, Jonathan Guiffard est actuellement doctorant à l’Institut Français de Géopolitique (IFG, Université Paris 8) et chercheur associé (Senior Fellow) à l’Institut Montaigne. Ses recherches académiques portent sur les stratégies territoriales de l’outil de renseignement technique et cyber américain. Compte twitter : @joeguiffard

La confrontation de représentations variées et divergentes ont mis le gouvernement américain sous une forte tension, l’amenant dès 2014 à mener une politique de soutien indirect aux Ukrainiens, politique qui a changé d’ampleur mais pas de nature en février 2022. Cette absence de changement résulte de l’équilibre de ce conflit de représentations qui n’a pas sensiblement évolué avec l’invasion russe de grande ampleur. Dans cette logique indirecte, le partage de renseignement et l’appui en cyber ont constitué des dimensions privilégiées, permettant d’obtenir des résultats importants pour la sécurité ukrainienne mais aussi américaine.
Avec une carte sur « Les représentations américaines d’une menace russe stratégique » et une « Frise de l’évolution des représentations américaines à l’égard de la Russie ».

LE 10 mars 2022, alors que venait d’éclater deux semaines plus tôt, le 24 février 2022, une nouvelle phase de la guerre entre la Russie et l’Ukraine, le général Paul Nakasone, directeur général de la National Security Agency (NSA), détaillait l’aide qu’il apportait aux forces armées ukrainiennes devant le Sénat : « Nous partageons beaucoup de renseignement mais avec une évolution : le renseignement que nous partageons est précis. Il est pertinent et actionnable » [1]. Ce conflit a ainsi rendu visible la participation active des Etats-Unis dans l’espace numérique. Les acteurs américains du cyber, qu’il s’agisse d’administrations (NSA, U.S. Cyber Command (CYBERCOM), etc.) ou d’entreprises (Google, Microsoft, Amazon, etc.), participent à la cyberdéfense des infrastructures ukrainiennes et aux opérations cyber-offensives contre les Russes, en s’appuyant pour cela sur une capacité américaine significative de collecte de renseignement, de reconnaissance et d’attaques par moyens cyber.

Toutefois, les politiques de soutien des gouvernements américains successifs au profit des institutions ukrainiennes, depuis 2014, ont été traversées par un conflit de représentations relatif à l’Ukraine et à son importance en tant que territoire à défendre, soutenir ou conquérir. Dans le « Dictionnaire de géopolitique », le géographe Yves Lacoste définit une représentation géopolitique comme « une construction, un ensemble d’idées plus ou moins logiques et cohérentes ». En tant que représentation-théâtre, cette notion permet aux acteurs d’un conflit de « décrire une partie de la réalité de manière plus ou moins exacte […] [ce] qui leur permet d’appréhender leur environnement et d’agir dessus, en lui donnant un sens » [2]. Ici, la « pièce de théâtre » correspond au conflit russo-ukrainien et devient l’objet de lectures divergentes et rivales par les acteurs impliqués, notamment américains, ukrainiens ou russes. Ces lectures rivales déterminent les stratégies adoptées pour le façonner.

Le gouvernement américain est ainsi traversé par des rivalités de représentations. D’une part, la retenue, ou le non-engagement, pour préserver des intérêts politiques ou de sécurité avec la Russie ou pour concentrer les ressources américaines sur d’autres enjeux. D’autre part, le souhait d’une intervention forte, pour soutenir et aider le gouvernement ukrainien à se défendre face aux forces armées russes. Ce conflit est complété d’un second, entre les représentations des gouvernements américain et russe, relatif au territoire ukrainien et à l’espace mondial. Pour ces raisons, les gouvernements des présidents Obama (2013-2017), Trump (2017-2021) et Biden (2021-) ont mis en œuvre, depuis 2014, une stratégie de soutien indirect aux institutions ukrainiennes, dans laquelle le partage de renseignement technique et l’appui dans le domaine cyber ont une place privilégiée.

I. Les représentations des Etats-Unis qui incitent à limiter une intervention en Ukraine

Une volonté américaine de ne pas provoquer la Russie et de maintenir un dialogue politique avec le gouvernement de Vladimir Poutine

La politique américaine à l’égard de la Russie a consisté en priorité à signaler clairement aux autorités russes l’intention américaine de ne pas enclencher de confrontation directe et de maintenir un dialogue politique, en évitant tout signe susceptible d’être considéré comme une provocation par les autorités russes.

Les autorités américaines ont ainsi démarré un dialogue visant à dissuader et apaiser les autorités russes dès le mois d’octobre 2021, lorsqu’elles ont été convaincues de l’imminence de l’invasion militaire russe [3]. A la demande du président américain Joe Biden, le directeur de la Central Intelligence Agency (CIA), William Burns, s’est rendu à Moscou, début novembre 2021, pour délivrer des mises en garde au président russe Vladimir Poutine. Le président Biden a lui-même entrepris d’échanger par téléphone avec le président Poutine, les 7 et 30 décembre 2021, pour l’inciter à coopérer. En portant un discours visant à convaincre que ni les Etats-Unis ni l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) ne sont en guerre contre la Russie et ne souhaitent un changement de régime [4], les autorités américaines tentent ainsi de contrer les accusations russes présentant l’Alliance atlantique comme engagée dans une guerre d’agression contre la Russie.

Les représentations américaines du pouvoir russe empruntent au registre de l’incertitude stratégique [5] et s’appuient sur une vision d’un président russe irrationnel, paranoïaque et hypersensible. Ces représentations imposent au gouvernement américain une politique de prudence. L’amiral Michael Rogers, ancien directeur de la NSA entre 2014 et 2018, estime ainsi que cette prudence américaine a aussi été prise en compte dans l’équation de la décision du président Poutine de lancer l’invasion du 24 février 2022 :

« Février 2022 était très cohérent avec la Crimée de 2014, très cohérent avec la Géorgie de 2008. Nous étions les seuls à affirmer que la Russie allait faire cela […] Nous avons toutefois été surpris, autant que frustrés, vis-à-vis de cette violation de la souveraineté [ukrainienne]. C’était totalement inacceptable. Légitime défense ou mouvement préventif, personne ne pouvait croire à cela. Il n’y avait aucune justification, du point de vue américain […] La Russie pensait que l’Occident ne répondrait probablement pas. Comme en Géorgie et en Crimée. Nous n’avons rien fait. » [6]

Une volonté américaine de ne pas combattre militairement la Russie

Dans le domaine stratégique, les représentations américaines de la puissance nucléaire et de la qualité des forces armées russes ont amené les responsables politiques américains à écarter une confrontation militaire directe. Les responsables de la sécurité nationale estimaient que le risque d’escalade nucléaire était trop important. Les représentations américaines du risque nucléaire datent du début de la Guerre froide et continuent de déterminer le calcul stratégique américain à l’égard de la Russie.

La doctrine nucléaire russe évoque un engagement du feu nucléaire seulement en cas d’agression contre l’intégrité de son territoire. Ce qui, dans le contexte ukrainien, laisse une place importante à l’interprétation : la Crimée, les républiques séparatistes du Donbass et les nouvelles républiques de Kherson et Zaporijia rattachées à la Russie par des « référendums » sont-elles considérées comme le territoire russe ? Un affrontement sur le sol ukrainien entre les forces américaines et russes aurait-il justifié le déclenchement de l’arme nucléaire pour le pouvoir russe ? Toutes ces questions, sans réponses, ont été posées et n’ont pas changé le positionnement stratégique historique des responsables américains [7]. C’est dans ce contexte stratégique que le président Poutine a plusieurs fois fait peser la menace d’une utilisation de l’arsenal nucléaire russe, tentant ainsi de renforcer les représentations américaines. Cette stratégie a un effet non-négligeable sur la posture américaine. Comme le détaille, en 2017, Keith Payne, responsable du département des études stratégiques et de défense de l’université du Missouri, les forces armées américaines ont une analyse prudente de la menace nucléaire russe, estimant que l’arsenal russe est plus moderne que l’arsenal américain et que la doctrine russe, couplant menace nucléaire à l’obtention de gain tactique conventionnel, empêche une réaction ferme et dissuasive.

A ce déterminant nucléaire s’ajoute l’analyse américaine du rapport de force militaire sur le terrain. Dans son évaluation des risques d’un affrontement militaire, le gouvernement américain a sans doute surestimé son adversaire, confortant une position prudente. Les services de renseignement américains ont parfaitement détecté l’imminence de l’invasion russe, mais ni ces derniers, ni le département de la Défense (DoD) ne sont parvenus à offrir une appréciation claire et précise du potentiel militaire russe.

Une rivalité entre le gouvernement et les courants isolationnistes

La politique interne est un déterminant fort de la politique étrangère américaine et il existe en 2023 une tension croissante avec des courants isolationnistes qui plaident pour la fin d’un interventionnisme américain. Un ancien haut-responsable de l’administration Trump explique [8] que, dans le contexte du retrait en catastrophe d’Afghanistan d’août 2021, les courants isolationnistes du parti républicain ont activement dénoncé cet interventionnisme à l’étranger, jugé dispendieux, inefficace et ne permettant pas de traiter les problèmes du peuple américain. En parallèle, un courant isolationniste du parti démocrate existe mais peine à porter une voix convaincante auprès de l’administration Biden. Une lettre datée du 30 juin 2022 et signée par 30 représentants démocrates du comité progressiste du Congrès, appelant à négocier avec la Russie, a déclenché de fortes tensions, incitant les intéressés à retirer leur demande en prétextant une mauvaise coordination interne.

Ces deux courants sont les héritiers des isolationnistes conservateurs, pour les Républicains, et des isolationnistes libéraux, pour les Démocrates, qui interprétaient strictement, aux XIXe et XXe siècles, la mise en garde du président et père fondateur George Washington, lors de son message d’adieu à la nation (1796) :

« La grande règle de conduite vis-à-vis des nations étrangères est, en étendant nos relations commerciales, de n’avoir avec elles qu’aussi peu de liens politiques que possible. […] L’Europe a toute une série d’intérêts de premier plan qui ne nous concernent pas ou qui ne nous touchent que de très loin. […] Notre véritable politique doit être d’éviter les alliances permanentes. » [9]

Dans cette conception, la politique étrangère devient « un mal nécessaire » qui doit permettre au pays de conserver « la plus grande liberté possible par rapport au système international ». L’opinion publique reste ainsi le facteur déterminant pour l’administration Biden qui préfère s’aliéner les cercles politiques interventionnistes si nécessaire.

Une division de « l’échiquier stratégique » à Washington D.C.

Les cercles politiques et stratégiques américains se divisent entre les partisans d’un soutien accru à l’Ukraine, pour répondre à une menace russe jugée prioritaire, et les partisans d’une concentration des efforts face au défi militaire chinois, considéré comme la menace la plus importante pour les Etats-Unis. Les institutions politiques (Maison Blanche, Congrès), les administrations (Conseil de sécurité nationale (NSC), département d’État (DoS) et DoD) ou les think-tanks sont traversés par ces lignes de partage.

Sur le plan idéologique, la chercheuse Marlène Laruelle explique qu’il existe une ligne de fracture entre les personnalités imprégnées d’une grille de lecture plus pragmatique – à relier à la tradition américaine « réaliste » – qui privilégient d’orienter la politique étrangère contre un expansionnisme chinois jugé dangereux pour les intérêts stratégiques de long-terme, et les personnalités plutôt qualifiées d’idéologiques – à relier à la tradition américaine « idéaliste » – qui promeuvent un affrontement plus ferme avec la Russie au nom de la lutte contre l’autoritarisme, la protection des droits de l’Homme et la promotion de la démocratie.

A titre d’illustration, le DoS et les think-tanks de Washington D.C. sont considérés comme des acteurs plutôt partisans d’un soutien fort à l’Ukraine et d’un affrontement déterminé avec la Russie, notamment en raison de leurs missions de promotion des principes démocratiques et des droits humains. A l’inverse, le DoD, moins concerné institutionnellement par les questions démocratiques mais ayant reçu la mission de préparer les forces armées américaines à un « défi militaire chinois » [10], est plutôt à enclin à privilégier un soutien moins coûteux et moins direct à l’Ukraine pour ne pas détourner ses ressources.

L’influence limitée des agences de renseignement américaines

Les représentations du pouvoir politique ont été peu nourries par celles de l’appareil de sécurité nationale, ce qui est plutôt un facteur ne favorisant pas un affrontement avec la Russie.

La compétition secrète ou discrète entre les services de renseignements américains et russes ne s’est jamais arrêtée après la dislocation de l’URSS en 1991. La confrontation dans le cyberespace est même devenue une dimension importante de cette « compétition d’espionnage ». Pourtant, celle-ci n’a pas été prise au sérieux par les responsables politiques.

Après la Seconde Guerre mondiale, le développement des services de renseignement américains a étendu leur mandat. Le processus de large classification et l’accroissement des ressources, permis par la Guerre froide et la lutte contre le terrorisme, a mené à « une extension sans précédent de la bureaucratie du secret » [11]. Cette extension a eu un impact sur les processus de décision, en augmentant la distance entre ces bureaucraties et les cercles politiques. La perception de la menace russe n’était pas la même entre les services de renseignement et les cercles de décision. De la chute de l’URSS en 1991 à l’ingérence russe dans le processus électoral américain de 2016, ces représentations n’étaient pas partagées, ce qui tend à illustrer une influence limitée de ces bureaucraties du secret sur la décision politique.

II. Les représentations qui incitent à agir en soutien des Ukrainiens

Les cadres culturels de l’interventionnisme américain

Les responsables américains sont les héritiers d’une tradition politique qui destine les Etats-Unis à une responsabilité spécifique pour protéger hors de ses frontières sa propre expérience démocratique. Ce besoin de protection et les surprises stratégiques qui ponctuent l’histoire américaine sont à l’origine d’un courant interventionniste fort et de la construction d’un appareil diplomatique, sécuritaire et militaire global.

Les cadres culturels et idéologiques, proposés par le politiste Louis Balthazar, sont très utiles pour comprendre les déterminants du style national américain. Les concepts de « destinée manifeste » et d’ « exceptionnalisme » américain, que certains enquêtés ont aussi appelé « responsabilité stratégique », permettent d’appréhender les représentations des responsables politiques qui influencent la prise de décision. Le gouvernement américain estime devoir agir en faveur de l’Ukraine compte-tenu de sa volonté de défendre fermement les principes définis par la charte des Nations-Unies, dont le respect des frontières est un point fondamental [12].

En outre, un déterminant culturel important du pouvoir politique américain est la nécessaire protection de son expérience démocratique à l’extérieur des frontières. La nation américaine est apparue, entre 1776 (Déclaration d’indépendance) et 1787 (Constitution américaine), dans un processus révolutionnaire. Cette première guerre victorieuse a toutefois amené le président George Washington à plaider pour la mise en place d’une armée fédérale professionnelle en complément des milices, sacrées par la Constitution mais peu efficientes sur le plan militaire et n’ayant pu empêcher la défaite de 1812 contre les Britanniques. Son vœu a été exaucé dès 1815. Ce mécanisme d’adaptation et d’évolution institutionnelle a été réactivé à chaque surprise stratégique. Cela a été le cas en 1898 suite à la destruction d’un navire américain à Cuba, puis en 1917, lorsque le gouvernement britannique informa le gouvernement américain d’une menace pesant contre lui, ce qui l’entraîna dans la Première Guerre mondiale. C’est ensuite le choc de l’attaque japonaise à Pearl Harbor, le 7 décembre 1941, qui constitua un point de rupture. Ainsi, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, le président Truman souhaita faire évoluer les institutions : la loi sur la sécurité nationale de 1947, pierre angulaire de l’architecture actuelle de sécurité nationale, a été conçue pour prévenir une nouvelle surprise. Les attentats du 11 septembre 2001 ont réactivé cette représentation et participé à la conception d’une stratégie de lutte globale contre le terrorisme à l’étranger. L’ingérence russe de 2016 dans le processus électoral américain constitue la dernière surprise stratégique.

Cette représentation de vulnérabilité à l’égard de l’étranger sous-tend en partie la politique de soutien à l’Ukraine qui est un moyen pour réduire la menace stratégique en provenance de la Russie. Dans le domaine cyber américain, elle s’incarne dans la doctrine de Persistent Engagement et dans les opérations offensives menées dans l’espace numérique, en 2018, 2020 et 2022, pour préserver le processus électoral américain.

Les représentations américaines d’une menace russe stratégique

Figure 1 : Carte des représentations américaines de la menace russe
Cliquer sur la vignette pour agrandir la carte. Conception et réalisation : J. Guiffard
Guiffard/Diploweb.com

Lors de la dislocation de l’URSS, en décembre 1991, la classe politique américaine entrevoyait l’espoir d’une démocratisation rapide de l’espace post-soviétique. Le président russe Boris Eltsine incarnait cet espoir, mais son passage a été vécu comme une simple vague par un « Etat profond » [13] russe resté soviétique [14]. En effet, lors de la première guerre de Tchétchénie de 1994 à 1996, le gouvernement américain aurait soutenu les forces séparatistes, sous l’influence des représentations des cercles conservateurs américains d’une Russie trop puissante pour qu’elle puisse être préservée en l’état, sans qu’elle ne pose une menace existentielle aux Etats-Unis. Cette erreur d’analyse a eu un effet très important sur le retour de « l’Etat profond » soviétique. La guerre de Tchétchénie a ressoudé le système de sécurité russe et favorisé l’arrivée du poutinisme.

Les représentations américaines diffèrent de celles de l’Etat russe et expliquent les surprises stratégiques des années 2010. Si le système de sécurité russe se ressaisit dès 1996, le réveil est plus tardif dans les institutions américaines. Le changement de ton est observé lors du discours du président Poutine à la conférence de sécurité de Munich, en 2007, qui se veut un défi ouvert et assumé à la politique américaine dans le monde. Pour autant, un héritage de méfiance ne suffit pas à faire prendre conscience aux acteurs politiques de la dimension stratégique de la menace russe et un consensus existe parmi les enquêtés sur le fait que la prise russe de la Crimée, en 2014, a constitué un réveil tardif et que l’ingérence russe dans le processus électoral de 2016 a constitué le point de non-retour. La menace russe redevient stratégique et les activités cybercriminelles russes, notamment les cyberattaques de Solarwind (2020) et de Colonial Pipeline (2021), participent de cette révolution mentale.

Ainsi, la relance de l’invasion russe en Ukraine de février 2022 s’inscrit dans un contexte radicalement différent de mars 2014. Gavin Wilde le résume ainsi : « La guerre en Ukraine a revigoré toute la machine sur la Russie : les agences de renseignement, le Cybercom, le DoD et les militaires ». Ce réflexe a été « naturel » et renforcé par la réactivation des anciennes représentations de la Guerre froide.

Figure 2 : Frise de l’évolution des représentations américaines à l’égard de la Russie
Cliquer sur la vignette pour agrandir la frise. Conception et réalisation : J. Guiffard
Guiffard/Diploweb.com

Les cercles politiques américains en faveur d’un soutien fort à l’Ukraine

Les cercles politiques et d’influence de Washington D.C. partagent des positions communes sur la guerre en Ukraine et exercent une pression sur le gouvernement américain pour intervenir fortement en faveur de l’Ukraine.

Marlène Laruelle indique qu’une séparation existe sur le sujet de la guerre en Ukraine entre ce qu’elle nomme les « cercles de décision » [15] et les « cercles politiques ou d’influence » [16]. Les premiers, dont le gouvernement Biden est l’acteur principal, mènent une politique prudente car ils doivent prendre en compte les différentes contraintes qui s’imposent. Cette politique de prudence entre en contradiction avec les cercles politiques ou d’influence, très présents à Washington D.C., qui soutiennent majoritairement une politique forte de soutien à l’Ukraine. Un nombre important de cadres du DoS ou du NSC, et un très grand nombre de think-tanks portent une voix forte dans le débat public. Ces personnalités ont souvent un profil de carrière de « vétérans de la Guerre froide », ayant effectué une partie de leur carrière avant la dislocation de l’URSS ou ayant eu des fonctions liées aux enjeux transatlantiques et européens. Plusieurs représentations expliquent ces prises de parole :

. La frustration du DoS, des anciens diplomates en think-tanks et des responsables du parti démocrate à l’égard de la Russie, en raison de l’échec de la politique de reset de l’administration Obama menée entre 2009 et 2014. Cette politique de la main-tendue n’a pas été saisie par le président Poutine ;

. Le vote, le 12 novembre 2012, par l’organe législatif russe (Douma) d’une loi sur les « agents de l’étranger » qui a permis au pouvoir russe de contraindre juridiquement les ONG recevant un soutien ou des fonds en provenance de l’étranger ;

. Dans les rangs du parti démocrate, cette frustration s’est transformée en colère suite à l’ingérence russe dans les élections nationales de 2016. Pour les démocrates, cette ingérence a permis la victoire du président Trump, sans que le lien ne soit avéré.

L’Ukraine devient l’icône du parfait allié américain

Les relations historiques entre les Etats-Unis et l’Ukraine ne datent ni de février 2022, ni de mars 2014. Ainsi, à Washington D.C., se dresse une statue de Taras Shevchenko, poète et figure nationale ukrainienne, érigée en 1964 et sur laquelle se trouve une stèle avec les mots suivants :

« Dédiée à la libération, la liberté et l’indépendance de toutes les nations captives. Ce monument de Taras Shevchenko, poète ukrainien du XIXe s. et combattant pour l’indépendance de l’Ukraine et la liberté de toute l’humanité qui, sous le joug colonial et la tyrannie impérialiste étrangère russe, appelle pour « la nouvelle et juste loi de Washington » ».

Les représentations qui s’expriment sont assez claires et font écho aux discours actuels. Bien que le contexte soit différent, cette statue incarne la constante d’une politique américaine de soutien à l’indépendance politique de l’Ukraine.

Cette proximité historique a favorisé l’engagement américain dès le début de la guerre russo-ukrainienne. L’établissement d’un partenariat institutionnel depuis 2014 et couvrant plusieurs domaines (institutions, soutien économique et budgétaire, coopération technique, formation, armement, cyber) a ensuite permis la construction progressive d’une proximité et d’une confiance suffisantes pour nourrir les représentations de fiabilité de l’allié ukrainien. Le leadership démontré par le président Zelensky (2019 – ) et la combativité des forces ukrainiennes a ensuite confirmé la force de nouvelles représentations américaines d’un allié ukrainien déterminé et héroïque, nécessitant le soutien américain.

Cette proximité n’était pas une évidence pour l’administration Biden. Plusieurs enquêtés ont aussi évoqué une difficulté à nourrir de la confiance dans les institutions ukrainiennes, jugées corrompues et infiltrées par les services de renseignement russes. Pour cette raison, le gouvernement ukrainien et ses relais dans les cercles politiques américains ont su utiliser les codes culturels américains pour déployer une stratégie de communication efficace.

La confrontation de ces représentations variées et divergentes ont mis le gouvernement américain sous une forte tension, l’amenant dès 2014 à mener une politique de soutien indirect aux Ukrainiens, politique qui a changé d’ampleur mais pas de nature en février 2022. Cette absence de changement résulte de l’équilibre de ce conflit de représentations qui n’a pas sensiblement évolué avec l’invasion russe de grande ampleur. Dans cette logique indirecte, le partage de renseignement et l’appui en cyber ont constitué des dimensions privilégiées, permettant d’obtenir des résultats importants pour la sécurité ukrainienne mais aussi américaine.

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Bibliographie

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LIMONIER, Kevin, « La Russie et la mer Noire : histoire d’une mise en récit géopolitique » in Questions Internationales n°72, La Documentation française, Paris, 2015.
PAYNE, Keith B., « Thinking Anew about US Nuclear Policy toward Russia » in Strategic Studies Quarterly, Vol. 11 : 2, Air University Press, 2017, pp.13-25
BALTHAZAR, Louis, « Chapitre 3. Le cadre culturel. Le style national » in DAVID, Charles-Philippe, dir., La politique étrangère des Etats-Unis, 4e édition, Presse de Sciences Po, Paris, 2022, pp.99-131.
VAN PUYVELDE, Damien, « Médias, responsabilité gouvernementale et secret d’État : l’affaire WikiLeaks » in Le Temps des médias, volume 16, 2011, pp.161-172
RID, Thomas, « Cyber War Will Not Take Place » in Journal of Strategic Studies, volume 35:1, Taylor & Francis Ltd, 2012, pp5-32.
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MATLOFF, Maurice, dir., American Military History, bureau du chef de l’histoire militaire de l’US Army, Washington DC, 1969, 713 p.
TAILLAT, Stéphane, « Cyber opérations offensives et réaffirmation de l’hégémonie américaine : une analyse critique de la doctrine de Persistent Engagement » in DOUZET, Frédérick, dir., Géopolitique de la datasphère, Editions La Découverte, Paris (France), 2020, pp313-328 ; HEALEY, Jason, « The implications of persistent (and permanent) engagement in cyberspace », in Journal of Cybersecurity, Oxford Press, 2019, pp.1–15
O’NEIL, Patrick H. « The Deep State : An Emerging Concept in Comparative Politics » in Comparative Politics, SSRN, 2017, pp. 1-30. Traduction par l’auteur.
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TALLON, Jean-marc, « Incertitude stratégique et sélection d’équilibre : deux applications » in Revue d’économie industrielle, n°114-115, Éditions techniques et économiques, Nice, 2006, p. 105.
ROVNER, Joshua, « Cyber War as an Intelligence Contest », blog War on the rocks, 16/09/2019.


[1] Martin Matishak, « NSA chief trumpets intelligence sharing with Ukraine, American public », The Record, 10/03/2022.

[2] CATTARUZZA, Amaël, LIMONIER, Kevin, Introduction à la géopolitique, Armand Colin, Paris, 2019, 288 p.

[3] Erin Banco et al., « ‘Something Was Badly Wrong’ : When Washington Realized Russia Was Actually Invading Ukraine », Politico, 24/02/2023.

[4] Entretien anonyme avec un responsable de la sécurité nationale, Washington, le 14 février 2023.

[5] Notion issue de l’économie : « l’incertitude sur les actions et les croyances des autres, dans la modélisation d’une situation d’interaction ».

[6] Entretien avec l’amiral Michael Rogers, ancien directeur de la NSA (2014-2018), par appel vidéo, le 03 mars 2023.

[7] Entretien anonyme avec un responsable de la sécurité nationale, Washington, le 14 février 2023

[8] Entretien anonyme avec un ancien cadre de la sécurité nationale de l’administration Trump, par appel vidéo, le 15 février 2023.

[9] BALTHAZAR, Louis, « Chapitre 3. Le cadre culturel. Le style national » in DAVID, Charles-Philippe, dir., La politique étrangère des Etats-Unis, 4e édition, Presse de Sciences Po, Paris, 2022, pp.99-131

[10] Jim Garamone, « China Military Power Report Examines Changes in Beijing’s Strategy », US DoD, 29/11/2022

[11] VAN PUYVELDE, Damien, « Médias, responsabilité gouvernementale et secret d’État : l’affaire WikiLeaks » in Le Temps des médias, volume 16, 2011, pp. 161-172.

[12] Entretien anonyme avec un responsable de la sécurité nationale, Washington, le 14 février 2023

[13] Définition du politiste Patrick O’Neil du concept d’État profond : « [un] ensemble d’institutions coercitives, d’acteurs et de relations au-delà de ceux officiellement chargés de la défense, du renseignement et de la police. Poussé politiquement par une logique de tutelle et exerçant un haut degré d’autonomie, l’État profond se justifie par la nécessité de défendre la nation contre de prétendues menaces existentielles. ».

[14] Entretien avec Marlène Laruelle, directrice de l’institut pour les études européennes, russes et eurasiennes (IERES) à l’université Georges Washington, Washington, Etats-Unis, le 13 février 2023.

[15] Expression originale : « decision-making circles ».

[16] Expression originale : « policy circles ».

2024 : L’année du réveil géopolitique par Sergey Yevgenyevich Naryshkin

2024 : L’année du réveil géopolitique

par Sergey Yevgenyevich Naryshkin* – CF2R – NOTE D’ACTUALITÉ N°623 / décembre 2023

*Directeur du service de renseignement extérieur de la Fédération de Russie (Sloujba vnechneï razvedki Rossiskoï Federatsi /SVR)

https://cf2r.org/actualite/2024-lannee-du-reveil-geopolitique/


 

 

La foudre et le cancer- Retour dans le futur des années 1980-2

La foudre et le cancer- Retour dans le futur des années 1980-2

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 15 décembre 2023

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Et maintenant, le cancer

On sera plus bref, car on a déjà beaucoup parlé sur ce blog. Ce qu’il faut d’abord retenir de La foudre et le cancer, c’est qu’on n’a pas attendu la « guerre hybride » pour parler des formes d’affrontement autres que la guerre ouverte. Profitons-en pour re-tuer cette expression de « guerre hybride » qui ne veut pas dire grand-chose car ce que l’on désigne généralement ainsi n’est pas de la guerre et ensuite parce que la guerre elle-même est toujours hybride, au sens où on y combine toujours des actions militaires et civiles.

Pour ma part, je parle toujours de « confrontation » par référence à la Confrontation de Bornéo de 1962 et 1966, exemple parfait d’opposition « avant la guerre » entre le Royaume-Uni et l’Indonésie. On pourra utiliser si on préfère le terme « contestation » situé entre la compétition et l’affrontement dans le Concept d’opérations des armées de 2021. En 1939, le capitaine Beaufre parlait de « paix-guerre » dans la Revue des deux mondes pour décrire cet état intermédiaire entre la paix totale et la guerre totale qui caractérisait les évènements en Europe depuis 1933.

Dans ce champ, rappelons-le tout est possible, y compris l’emploi des forces armées, du moment que l’on modifie favorablement le comportement politique de l’adversaire du moment sans franchir le seuil de la guerre ouverte. La seule limite est l’imagination.

Si on veut classifier les choses, il y a d’abord l’emploi de la force armée à des fins de dissuasion (empêcher un comportement hostile) ou de coercition (modifier un comportement hostile) mais toujours sans (trop de) violence. Ne nous étendons pas, c’est bien connu. Le blocus de Berlin (1948-1949) par l’armée soviétique et la réponse alliée par le pont aérien en est un exemple parfait. Les pays occidentaux savent faire aussi comme lors du « conflit de la langouste » en 1963 lorsque le général de Gaulle engage la marine nationale pour protéger les langoustiers français au large du Brésil ou à plus grande échelle lors du couple d’opérations Manta-Epervier (1983-1987) pour protéger le sud du Tchad contre la Libye de Kadhafi. De temps en temps, ces oppositions peuvent déboucher sur quelques accrochages et quelques frappes aériennes, mais la violence reste limitée. Étrangement, le général Delaunay ne parle pas de cet aspect ou cela m’a échappé, de la même façon qu’il ne parle pas de notre soutien aux armées et groupes armés qui servent nos intérêts, en Afrique en particulier comme l’armée tchadienne ou l’UNITA en Angola.

L’auteur s’intéresse beaucoup plus à ce qu’on appelle alors la « guerre révolutionnaire ». En fait, on l’a un peu oublié mais le terrorisme est le problème sécuritaire majeur des années 1970-1980. Il y a alors en Europe quelques groupes d’extrême-droite comme Charles-Martel en France mais surtout des organisations « rouges », Fraction armée rouge, Brigades rouges, Action directe et quelques autres, qui pratiquent attentats à la bombe et assassinats. Ces groupes rouges s’associent aussi régulièrement aux groupes palestiniens comme le FPLP, les FARL, ou Septembre Noir dans leurs actions, mais aussi aux groupes indépendantistes, tous également classés « révolutionnaires », comme l’ETA, l’IRA mais aussi le FLNC ou le FLNKS. Les attentats sont souvent moins meurtriers que les attentats djihadistes du XXIe siècle, mais très nombreux. Il n’y pas un mois, voire une semaine, à cette époque où on n’entend pas parler d’un attentat à la bombe ou d’un assassinat politique ou tentative d’assassinat. Tous ces groupes ont des motivations diverses, mais Delaunay voit la main de Moscou derrière la plupart d’entre eux, de la même façon que l’URSS soutient la plupart des groupes armés du Tiers-Monde luttant contre leurs États, selon le principe qu’il faut simplement soutenir tout ce qui peut faire du mal à l’adversaire.

Il n’évoque qu’avec quelques mots la menace islamiste montante depuis 1979, qu’elle soit salafiste ou chiite. La France est pourtant dans les années 1980 en confrontation non seulement avec la Libye – rappelons que l’attentat du vol UTA 772 en 1989, 170 morts dont 54 Français, est la plus grande attaque terroriste contre la France jusqu’en 2015 – mais aussi contre l’Iran et le Syrie. Les deux alliés nous ont déjà attaqués au Liban via des groupes libanais sous différentes formes – otages, assassinat de l’ambassadeur, attaques contre le contingent à Beyrouth – mais l’Iran va également porter le fer à Paris quelques mois après la publication de La foudre et le cancer, avec 11 attentats de 1985 à 1986 (13 morts, 303 blessés). La première vague de terrorisme jihadiste viendra d’Algérie quelques années plus tard.

Ce qu’il faut retenir à la lecture de La foudre et le cancer, c’est que le terrorisme est finalement presque une normalité dans l’histoire et la période relativement calme – sauf en Corse – de 1997 à 2012, apparait comme une anomalie. Le terrorisme apparaît comme l’expression violente d’idéologies politiques extrémistes. Son effacement est certes le résultat d’une action répressive, dont on constate à la lecture du livre qu’elle a mis beaucoup de temps à s’organiser et continue visiblement à poser problème, mais aussi et peut-être surtout de l’effacement parallèle des idéologies-mères et des sponsors étrangers. La Chine de Deng Xiaoping, au pouvoir à partir de 1982, a d’autres priorités. L’Iran gagne la confrontation contre nous. L’URSS disparaît. On négocie avec les indépendantistes. On peut donc croire ce cancer-là est endormi au milieu des années 1990, ce qui va certainement endormir la vigilance.

L’autre cancer décrit est l’« orchestre rouge », c’est-à-dire toutes les actions clandestines possibles de l’Union soviétique, comme le sabotage qui reste surtout à l’état de préparation en attente du Grand soir et de la grande offensive, mais qui pensait-on pouvait être très destructeur. Notons que dans les années 1980, on parle déjà de lutte informatique comme dans le roman Soft War (1984) de Denis Beneich et Thierry Breton. L’Union soviétique pratique surtout à grande échelle l’espionnage et l’infiltration des réseaux politiques. On pratique aussi à l’époque bien sûr, la contrainte économique (et de souligner dans le livre que les Soviétiques ont « barre sur nous en nous vendant du gaz »), l’instrumentalisation du sport avec les boycotts de part et d’autre des jeux olympiques de 1980 et 1984 ou des matchs qui virent à l’affrontement politique comme le match de hockey entre les Etats-Unis et l’URSS à Lake Placid en 1980 qui a marqué les esprits. Bref, en la matière les années 2020 n’ont pas inventé grand-chose.

Elles n’ont même pas inventé ce qu’on appelle aujourd’hui l’« influence » mais qu’on baptisait « subversion » jusqu’à la fin des années 1980, lorsque là encore on a cru que c’était terminé avec la fin de l’URSS. Paru en 1982, Le montage de Vladimir Volkoff fait un tabac chez les militaires, dont le top management a fait les guerres d’Indochine et d’Algérie – Delaunay y a été grièvement blessé – et y revenu à la fois imprégné par cette idée de subversion et frustré de ne pas pouvoir en parler, après le fiasco de la « guerre psychologique » en Algérie.

Comme beaucoup, le général Delaunay est persuadé qu’il y a dans notre pays, une entreprise délibérée de corrosion des valeurs afin de l’affaiblir. Il n’est pas loin de penser, d’autres ont moins de retenue, que les militaires voient cela mieux que les autres et qu’il est leur devoir de proposer une contre-offensive psychologique. Je crois pour ma part que les sociétés changent vite en fonction des circonstances (à la suite d’un débat en1933, les étudiants d’Oxford votent que jamais ils n’iront « mourir pour le Roi et la Patrie » et en 1939 ils se portent volontaires en masse pour intégrer la RAF) et qu’il est un peu vain, comme en stratégie, de tracer des lignes de fuite trop lointaines sur l’évolution des sociétés car elles seront forcément démenties et parfois brutalement. Je ne suis par certain non plus que les militaires soient plus légitimes et compétents que les autres, ni moins d’ailleurs, pour évaluer et faire évoluer la société. Après tout, les « colonels » ont pris le pouvoir en Grèce en 1967 au nom de la lutte contre la subversion et le retour des valeurs (interdiction de mini-jupe et des cheveux longs) et cela s’est terminé en pantalonnade sept ans plus tard car ils n’avaient aucunes compétences pour gouverner. Mais c’est un autre débat. Les chapitres que le général Delaunay sur le sujet, la majeure partie du livre, sont tout à fait intéressants et intelligents. Je rejoins totalement tout ce qui est dit sur l’expression libre et large nécessaire sur les questions de Défense ou encore sur la gestion économique de cette Défense.

Le défaut d’un historien est souvent de ne rien trouver de nouveau dans les situations du moment puisqu’il y aura toujours dans le passé quelque chose qui y ressemblait. C’est évidemment trompeur car il y a toujours aussi des choses inédites dans les évènements du jour, mais c’est un défaut utile pour l’action. Il est donc lire et relire les écrits d’un passé que l’on croit ressemblant à notre époque, on y trouve toujours de quoi éclairer celle-ci.

Du FLN au HAMAS : Une même stratégie

Du FLN au HAMAS : Une même stratégie

par Claude Ascensi (*) – Esprit Surcouf – publié le 15 décembre 2023
Général de corps d’armée (2s)

https://espritsurcouf.fr/humeurs_du-fln-au-hamas_claude-ascensi/


Le 7 octobre, la France confrontée aux horreurs perpétrées par le Hamas, a rapidement condamné les actes. Cependant, une étrange évolution s’est produite, déplaçant l’indignation vers Israël au prétexte d’une riposte disproportionnée. Claude Ascenci explique cette stratégie utilisée par le Hamas, qui partage des similitudes avec le FLN.

Le 7 octobre, la France a découvert avec horreur les abominations dont le Hamas était capable. Réserve faite des banlieues islamisées et de la mouvance islamo-gauchiste, la condamnation a été unanime. Pourtant, au fil des jours, l’indignation s’est estompée et les critiques se sont reportées sur Israël au prétexte d’une riposte disproportionnée. Étrange démarche qui renvoie dos à dos victimes et agresseurs. Pour les plus anciens d’entre nous, ce processus est bien connu : c’est celui dont a bénéficié le FLN en Algérie et dont nous payons encore le prix sur les plans politique, diplomatique et historique.

Dans ces deux conflits, l’arme principale des insurgés est la terreur. Elle vise un triple but : obtenir la soumission des populations, creuser le fossé entre les communautés et provoquer des représailles aussi féroces que possible. Les horreurs commises par le Hamas sont trop proches pour qu’il soit nécessaire de les rappeler. En revanche qui se souvient encore des massacres commis par les nationalistes algériens à Sétif, Guelma, Djidelli, El-Halia, Melouza, Oran, etc. La liste serait trop longue à détailler mais tout au long de ces huit années de guerre, l’horreur a succédé à l’horreur avec sa litanie de femmes violées et éventrées, d’enfants égorgés et de prisonniers torturés à mort.

Une riposte difficile à mesurer

Hier comme aujourd’hui, pareilles exactions ne peuvent rester impunies. Elles sont inévitablement suivies d’une riposte dont le dosage est facile à mesurer pour les donneurs de leçons en chambre, mais qui l’est beaucoup moins pour les décideurs et encore moins pour ceux qui, sur le terrain, sont confrontés à l’horreur de la situation. Un bon massacre bien sanglant permet d’ouvrir la porte à ce qu’on qualifiera ensuite de « représailles féroces », de « riposte disproportionnée » ou de « vengeance aveugle ». La « bataille d’Alger » constitue le parfait exemple du bénéfice à attendre de cette stratégie. Tout le monde a entendu parler des moyens mis en œuvre par les parachutistes pour éradiquer le terrorisme, mais personne ne sait qu’on comptait en moyenne 300 attentats par mois à Alger au printemps 1957 ! La victoire militaire s’est effacée devant le scandale politique et ne reste dans les mémoires que le souvenir d’une répression « aveugle et disproportionnée ». On l’a vu à Sétif, à Sakiet-Sidi-Youssef et en bien d’autres lieux. On le voit déjà à Gaza.

Les médias, relais de la propagande

L’orchestration médiatique des événements permet en outre de transmettre à la postérité des chiffres totalement falsifiés. Il en fut ainsi à Sétif où les rapports officiels parlent de 600 morts du côté des rebelles. Les historiens, avec les précautions d’usage, estiment ce chiffre à 3 000 morts au maximum. Le gouvernement algérien, lui, n’hésite pas à avancer celui de 45 000 porté même à 60 000 par Ferhat Abbas ! Ces chiffres délirants sont hélas bien souvent repris par des journalistes, des « chercheurs » … et des politiques de tout bord ! De même, le souvenir qui risque de rester de la « bataille de Gaza » est celui des bombardements israéliens et du nombre de victimes calculé par le Hamas tandis que la tragédie du 7 octobre serait occultée, ignorée, voire niée.

La stratégie du Hamas est bien la même que celle du FLN. Comme elle, elle s’appuie sur la terreur exercée aussi bien sur sa propre population que sur celle de l’adversaire. Comme elle, elle repose sur un pouvoir sans partage acquis par la force en éliminant toute opposition interne : le MNA de Messali Hadj en Algérie, le Fatah de Mahmoud Abbas à Gaza. Comme elle, elle bénéficie d’appuis solides à l’étranger : Egypte, Tunisie, Maroc pour le FLN, Qatar, Iran, Syrie pour le Hamas.

Bien évidemment, l’environnement international a profondément changé, les objectifs des protagonistes ne sont pas les mêmes, les moyens d’information ont considérablement évolué mais la démarche reste identique : se présenter en victime, remporter la bataille de l’opinion publique et faire passer à la postérité le narratif mis au point, ici par le FLN, là par le Hamas.

Espérons qu’au contraire de la France, Israël aura la volonté et la capacité de transmettre à l’Histoire une version des faits plus conforme à la réalité vécue sur le terrain !


Source photo bandeau : Hosny Salah via Pixabay

(*) Claude ASCENSI est général de corps d’armée (2S). Il a commandé le 94° Régiment d’infanterie à Sissonne, dirigé le Bureau études stratégiques et militaires générales (BESMG) de l’Etat-major des armées, et a été directeur de la protection et de la sécurité de la défense (DPSD). Nommé contrôleur général des armées en mission extraordinaire en 2000, il a servi comme chargé de mission réserves auprès du ministre de la défense jusqu’en septembre 2007.

La foudre et le cancer- Retour dans le futur des années 1980-1

La foudre et le cancer- Retour dans le futur des années 1980-1

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 14 décembre 2023

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En parallèle de l’écriture de mon prochain livre (teasing), en fait la synthèse et l’actualisation de mes notes d’analyse militaire sur le conflit entre Israël et le Hamas depuis dix-sept ans, je m’efforce de faire un peu de « rétro-prospective ». Cela rend humble et cela permet aussi de retrouver des éléments utiles pour analyser les choses de notre époque. Aujourd’hui on va parler de La foudre et le cancer du général Jean Delaunay, écrit il y a presque 40 ans et publié en1985. Comme il y a beaucoup de choses à dire, on fera ça en deux fois.

Aujourd’hui, la foudre

Ce qu’il faut retenir, c’est d’abord le titre qui décrit bien la distinction entre les deux formes d’affrontement moderne : sous le seuil de la guerre ouverte et au-delà. C’est une distinction ancienne mais qui a été exacerbée par l’existence des armes nucléaires, car entre « puissances dotées » le franchissement du seuil de la guerre amène très vite à frôler celui, totalement catastrophique, de l’emploi des armes nucléaires. Autrement dit, le seuil de la guerre ouverte entre puissances nucléaires est un champ de force qui freine les mouvements à son approche et peut les accélérer après son franchissement, du moins le croit-on car on n’a jamais essayé. Dans cette situation l’affrontement ne peut être que long et peu violent ou bref et terrible.

Dans la première partie de son livre, présenté sous forme de faux dialogues, le général Delaunay expose d’abord sa conception de la foudre. L’ennemi potentiel de l’époque est alors clairement identifié : l’Union soviétique.

Le monde n’est pourtant pas alors aussi bipolaire qu’on semble le croire aujourd’hui. La Chine populaire mène alors son jeu de manière indépendante, après un franchissement de seuil contre l’URSS en 1969-1970 qui a failli virer à la guerre nucléaire. Le Petit livre rouge fait un tabac dans les universités françaises. Jean Yanne réalise Les Chinois à Paris de Jean Yanne (1974). Il y a des guérillas maoïstes partout dans le Tiers-Monde, on ne dit pas encore « Sud-Global », et certains pays comme la Tanzanie s’inspirent de la pensée du Grand timonier. Pour autant, l’étoile rouge palie quand même pas mal à la fin des années 1970 alors que le pays est en proie à des troubles internes, un phénomène récurrent, et vient de subir un échec militaire cinglant contre le Vietnam. Dans les années 1980, on parle beaucoup du Japon, non pas comme menace militaire ou idéologique, mais comme un État en passe de devenir la première puissance économique et technologique mondiale. Le voyage au Japon est alors un passage obligé pour tout décideur en quête de clés du succès, avant que le pays ne fasse pschitt à son tour quelques années plus tard. Et puis il y a les États-Unis qui ont été eux aussi secoués par des troubles internes dans les années 1960-1970 en parallèle de la désastreuse guerre au Vietnam et à qui on prédisait un long déclin mais qui reviennent sur le devant de la scène politique internationale avec Reagan. Comme quoi, décidément, il faut se méfier des projections sur l’avenir des nations. Après tout, on parlait aussi dans les années 1960 d’un « miracle français », on n’en parle plus dans les années 1980.

Tout cela est une digression. La foudre ne peut alors vraiment venir que de l’URSS ainsi d’ailleurs que le cancer le plus dangereux, on y reviendra plus tard. Il faut bien comprendre que l’époque est aussi très tendue et que la guerre est présente dans le monde sous plusieurs formes, au Liban, entre l’Argentine et le Royaume-Uni, entre l’Iran et l’Irak, en Ulster, en Afghanistan, en Angola ou au Mozambique, sur la frontière de la Namibie où s’affrontent notamment Cubains et Sud-Africains, entre la Somalie et l’Éthiopie où survient également une famine terrible, en Syrie, et dans plein d’autres endroits du Tiers-Monde en proie à des contestations internes. C’est l’époque aussi de grandes catastrophes écologiques et industrielles comme à Bhopal, Tchernobyl ou les grandes marées noires.

Foudre rouge

Il y a surtout la menace nucléaire. L’horloge de la fin du monde ou horloge de l’Apocalypse (Doomsday Clock) est mise à jour régulièrement depuis 1947 par les directeurs du Bulletin of the Atomic Scientists de l’université de Chicago. De 1984 à 1987, elle indique trois minutes avant le minuit de l’emploi de l’arme nucléaire, du jamais vu depuis 1953. Plus précisément, depuis la fin des années 1970, on s’inquiète beaucoup du développement par les Soviétiques d’un arsenal nucléaire de grande précision, en clair les missiles SS-20 capables de frapper non plus seulement les larges cités mais aussi désormais de petites cibles comme des silos de missiles ou des bases aériennes.

Le premier scénario que décrit Jean Delaunay et auquel on pense alors beaucoup est donc celui d’une attaque nucléaire désarmante en Europe. Dans ce scénario, les Soviétiques provoquent une grande explosion à impulsion électromagnétique au-dessus de la France puis après une série de frappes nucléaires précises, des raids aériens et des sabotages parviennent à détruire ou paralyser la majeure partie des capacités nucléaires en Europe. Il ne resterait sans doute vraiment de disponibles que les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) qui auraient maintenu la communication.

A ce stade, l’arsenal nucléaire américain en Europe serait largement mis hors de combat. Les Américains ne pourraient utiliser le nucléaire que depuis leur territoire et avec la certitude qu’une riposte soviétique les frapperait aussi sur ce même territoire. On peut donc considérer qu’ils seraient beaucoup plus dissuadés de le faire que s’ils tiraient de République fédérale allemande (RFA) avec riposte en RFA.

Quant aux pays européens dotés, leur force de frappe attaquée dans ses bases militaires et ces centres de communication aura été très affaiblie mais sans que la population soit beaucoup touchée. Ce qui restera de cette force ne sera peut-être plus capable de franchir les défenses soviétiques, et de toute façon il s’agira surtout de missiles tirés de sous-marins trop peu précis pour frapper autre chose que des cités et là, retour à la case départ : si tu attaques mes cités, je détruis les tiennes, d’où là encore une forte incitation à ne pas le faire. Bref, on serait très embêté et très vulnérable à la grande offensive conventionnelle qui suivrait.

Pour faire face à ce scénario, les États-Unis ont proposé en 1979 de déployer des armes nucléaires, non pas « tactiques » — celles-ci ont été largement retirées, car peu utiles et déstabilisatrices — mais de « théâtre » ou encore « forces nucléaires intermédiaires, FNI » tout en proposant à l’URSS un dégagement simultané d’Europe de ce type d’armes. L’URSS tente d’empêcher ce déploiement en instrumentalisant les mouvements pacifistes sur le thème « s’armer c’est provoquer la guerre » ou « plutôt rouges (c’est-à-dire soumis) que morts ! ». Les manifestations sont impressionnantes de 1981 à 1983 mais les États de l’Alliance atlantique ne cèdent pas. En 1985, cette crise des « Euromissiles » est pratiquement terminée et ce risque d’attaque désarmante se réduit beaucoup. Gorbatchev, à la tête du Comité central depuis le mois de mars, accepte de négocier et l’accord sur les FNI deux ans plus tard marque le début véritable de la guerre froide.

La guerre des étoiles

Un autre sujet dont on parle beaucoup en 1985 est l’initiative de défense stratégique (IDS) lancée par Reagan en mars 1983, popularisée sous le nom de « Guerre des étoiles », en clair la mise en place d’un bouclier infranchissable antimissile utilisant notamment massivement des « satellites tueurs » armés de puissants lasers. Entre bluff et volontarisme américain sur le mode « conquête de la Lune en dix ans », on ne sait pas très bien dans quelle mesure les initiateurs du projet y croyaient vraiment, mais on ne parle que cela à l’époque. Le général Delaunay a tendance à croire cela comme très possible à terme, ce qui ne manquera pas d’avoir des conséquences très fortes sur toutes les stratégies d’emploi du nucléaire. Ce sera d’abord très déstabilisant, car l’URSS se trouvera désarmée devant ce bouclier, d’où peut-être la tentation d’agir avant qu’il ne soit effectif. Ce sera ensuite paralysant pour la France, car on imagine alors que les Soviétiques feront de même et disposeront aussi de leurs boucliers antimissiles antibalistiques. Delaunay en conclut que : «L’arme nucléaire, qui a préservé la paix pendant quarante ans une certaine paix ne pourra bientôt plus être considérée comme la panacée en matière de défense». Il ne voit pas d’avenir aux SNLE au-delà de vingt ans, mais privilégie le développement des missiles de croisière, moins coûteux et considérés comme invulnérables pendant longtemps.

Le général Delaunay exprime en fait de nombreux doutes sur la priorité absolue accordée au nucléaire (alors à peu près un cinquième du budget de Défense) au détriment du reste des forces. Chef d’état-major de l’armée de Terre depuis 1980, Delauany avait démissionné en 1983 afin de protester contre la faiblesse des crédits accordée à son armée. Il privilégie alors l’idée de « dissuasion par la défense », en clair en disposant d’abord d’une armée conventionnelle forte, plutôt que « par la terreur ». Cela nous amène au deuxième scénario, auquel on croit alors en fait beaucoup plus qu’au premier, trop aléatoire.

Moisson rouge

La menace de « foudre » qui inquiète le plus à l’époque est «l’attaque éclair aéromécanisée» conventionnelle. L’idée est simple : «rompre l’encerclement agressif des pays de l’OTAN et préserver l’acquis du socialisme» en conquérant un espace tellement vite que les pays occidentaux n’auront pas le temps de décider de l’emploi l’arme nucléaire. Delaunay décrit un scénario où depuis l’Allemagne de l’Est les Soviétiques essaieraient d’atteindre la côte atlantique de Rotterdam à La Rochelle en cinq jours. Cela paraît à la fois très long et très ambitieux. D’autres scénarios de l’époque comme celui du général britannique Hackett (La troisième guerre mondiale, 1979 ; La guerre planétaire, 1983) décrivent une opération sans doute plus réaliste limitée à la conquête fédérale allemande en deux ou quatre jours, je ne sais plus. Je ne sais plus non plus quel alors est le scénario de Tempête rouge de Tom Clancy (1987) mais il doit être assez proche.

On voit cela comme une grande offensive en profondeur essayant de s’emparer de tout ou presque en même temps : sabotages et partisans dans la grande profondeur, parachutistes et héliportages sur les points clés comme les passages sur le Rhin, groupes mobiles opérationnels (GMO) perçant les lignes le long de la frontière de la RDA et armées blindées les suivant sur les grands axes. Dans le même temps et utilisant tous les moyens possibles, en particulier une flotte de près de 300 sous-marins d’attaque, les Soviétiques s’efforceraient d’entraver autant que possible le franchissement de l’Atlantique aux Américains. Une fois l’objectif choisi « mangé », l’Union soviétique arrêterait ses forces, « ferait pouce ! », et proposerait de négocier une nouvelle paix.

Delaunay, comme tout le monde à l’époque et moi compris, croit alors en la puissance de l’armée rouge. Les chiffres sont écrasants, mais la qualité reste floue. Il y a alors un autre livre dont on parle beaucoup, c’est La menace — La machine de guerre soviétique d’Andrew Cockbur (1984) qui donne une image peu reluisante de l’armée soviétique. Tout le monde alors l’a lu, dont le général Delaunay qui l’évoque avec scepticisme. Certains parlent même alors de maskirovka, une habile tromperie. Il est vrai qu’il est toujours aussi difficile de mesurer la valeur d’une armée avant un combat que celle d’une équipe de sport avant son premier match depuis des années. On observe à l’époque que les Soviétiques ne sont pas franchement à l’aise en Afghanistan où ils se signalent surtout par leur immense brutalité, justifiée à l’époque par certains en France de nom de la lutte contre l’impérialisme américain et de la libération des Afghans. C’est cependant un conflit très différent de ce qu’on imagine en Europe. On aurait été très surpris, voire incrédules, si on nous avait présenté des images d’un futur très proche, 1994, montrant des troupes russes humiliées et battues à Grozny par quelques milliers de combattants tchétchènes. On aurait aussi tous dû aussi relire La menace avant la guerre en Ukraine.

Revenons à notre guerre éclair. La menace était donc réelle et elle l’est toujours, puisque c’est ce qui après de nombreux exemples de l’histoire soviétique a été fait en Crimée en février 2014 et tenté à grande échelle en février 2022 à l’échelle de l’Ukraine tout entière. La possession de l’arme nucléaire ne suffit pas à dissuader complètement de tenter des opérations éclair. Même si l’Ukraine avait disposé de l’arme nucléaire en 2014, la Crimée aurait quand même été conquise par les Russes. On peut se demander aussi ce qui se serait passé si au lieu de foncer vers l’Ukraine les forces russes réunies en Biélorussie en 2021 s’étaient retournées contre les petits Pays baltes ou la Pologne. En fait, l’offensive éclair (russe, pas de l’OTAN) est le seul scénario de guerre contre la Russie sur lequel on travaille sérieusement, et avec beaucoup d’incertitudes.

L’affrontement entre puissances nucléaires est un affrontement entre deux hommes armés d’un pistolet face à face, avec cette particularité que celui qui se fait tirer aura quand même toujours le temps (sauf frappe désarmante, voir plus haut) de riposter et tuer l’autre avant de mourir. À quel moment va-t-on tirer en premier ? Au stade des insultes ? Des jets de pierre ? Des coups de poing ? etc. ? Personne ne le sait très bien, mais a priori il faut avoir peur pour sa vie. Le meilleur moyen de dénouer cette incertitude terrible est non seulement de disposer d’une arme mais aussi d’être suffisamment fort, musclé, et maîtrisant les arts martiaux pour repousser le moment où se sentira menacé pour sa vie. En clair, avoir une force conventionnelle puissante et là je rejoins les conclusions du général Delaunay en 1985.

Comment être fort dans les années 1980

En fait dans les années 1980, et même avant, tout le monde est à peu près d’accord là-dessus : si on doit franchir le seuil de la guerre, il faut disposer d’une force conventionnelle suffisamment puissante pour au moins pour retarder l’arrivée au seuil du nucléaire.

Un courant représenté en France en 1975 par Guy Brossolet avec son Essai sur la non-bataille ou encore par le général Copel dans Vaincre la guerre (1984) mais aussi par beaucoup d’autres en Europe, privilégie alors la mise en place d’un réseau défensif de « technoguérilla ». L’histoire leur donnera plutôt raison en termes d’efficacité mais ce modèle est jugé trop passif et trop peu dissuasif par la majorité, à moins qu’il ne s’agisse de simple conservatisme.

Le général Delaunay, qui a fait toute sa carrière dans l’Arme blindée cavalerie, est logiquement partisan d’un corps de bataille de type Seconde Guerre mondiale, et le modèle du moment — 1ère armée française, Force d’action rapide et Force aérienne tactique — pour aller porter le fer en République fédérale allemande lui convient très bien. Il aimerait simplement qu’il soit plus richement doté afin de « dissuader par la défense » et si cela ne suffit pas de gagner la bataille sans avoir à utiliser la menace de nos gros missiles thermonucléaires. Il est en cela assez proche de la doctrine américaine volontariste et agressive AirLand battle mise en place en 1986 et déclinée ensuite, comme d’habitude, en doctrine OTAN.

Point particulier, s’il est sceptique sur le primat absolu du nucléaire « stratégique » (pléonasme), le général Delaunay aime bien les armes nucléaires qu’il appelle encore « tactiques ». Il a bien conscience que les missiles Pluton qui ne frapperaient que la République fédérale à grands coups d’Hiroshima présentent quelques défauts, surtout pour les Allemands. Leurs successeurs qui ne seront jamais mis en service, les missiles Hadès d’une portée de 480 km permettraient de frapper plutôt en Allemagne de l’Est, avec si je me souviens bien, des têtes de 80 kilotonnes d’explosif (4 à 5 fois Hiroshima), ce qui est quand même un peu lourd pour du « tactique ». La grande mode du milieu des années 1980, ce sont les armes à neutrons, des armes atomiques à faible puissance explosive mais fort rayonnement radioactif qui permettraient de ravager des colonnes blindées sans détruire le paysage. Cela plait beaucoup à Delaunay comme à Copel et d’autres, mais on n’osera jamais les mettre en service. On commence aussi à beaucoup parler des armes « intelligentes », en fait des munitions conventionnelles précises au mètre près, dans lesquelles on place beaucoup d’espoir, cette fois plutôt justifié. Vous noterez que c’est pratiquement le seul cas parmi toutes les grandes innovations techniques qui sont évoquées depuis le début.

De fait, il y a un effort considérable qui est quand même fait pour moderniser les forces occidentales. Par les Américains d’abord et massivement, avec un effort de Défense de 7,7 % du PIB en 1985, mais par les Européens aussi, y compris les Allemands qui ont alors une belle armée et les Français qui lancent de nombreux grands programmes industriels, du Rafale au char Leclerc en passant par le porte-avions Charles de Gaulle. Le problème est que tout cet appareillage doctrinal et matériel que l’on met en place pour affronter le Pacte de Varsovie, ne servira jamais contre le Pacte de Varsovie qui disparaît seulement six ans après La foudre et le cancer, mais de manière totalement imprévue contre l’Irak.

Le Hic, c’est X

Ce que ne voit pas le général Delaunay, comme pratiquement tout le monde en France, c’est que le modèle de forces français n’est pas transportable hors d’Europe, ou si on le voit, on s’en fout car cela ne sera jamais nécessaire. Personne n’imagine alors en France avoir à mener une guerre à grande échelle et haute intensité contre un État hors d’Europe. En juillet 1990 encore, le général Forray, chef d’état-major de l’armée de Terre du moment, nous expliquait que le modèle d’armée français permettait de faire face à toutes les situations. Trois semaines plus tard, le même général Forray annonçait qu’il fallait faire la guerre à l’Irak qui venait d’envahir le Koweït, mais comme on ne voulait pas y engager nos soldats appelés on ne savait pas comment on allait faire.

Il n’est, étonnamment, quasiment jamais question des opérations extérieures dans La foudre et le cancer, alors que celles-ci sont déjà nombreuses et violentes, au Tchad et au Liban en particulier. On sent que ce n’est pas son truc et qu’il considère cela comme une activité un peu périphérique et à petite échelle pour laquelle quelques régiments professionnels suffisent. Il ne remet jamais en question le principe de la conscription et du service national, bien au contraire, et comme le général Forray, ne voit pas comment cela pourrait poser problème.

Et c’est bien là le hic. Il est très étonnant de voir comment des grands soldats comme Forray ou Delaunay qui avait 17 ans en 1940, a combattu pendant les guerres de décolonisation, a vu arriver les arsenaux thermonucléaires capables de détruire des nations entières en quelques heures, puissent imaginer que la situation stratégique du moment — qui dure à ce moment-là déjà depuis plus de vingt ans — se perpétue encore pendant des dizaines d’années. De fait, il était impossible à quiconque de prévoir les évènements qui sont allés de l’arrivée de Mikhaïl Gorbatchev à la tête du comité central en mars 1985 jusqu’à la décision de Saddam Hussein d’envahir le Koweït en 1990, à peine cinq ans plus tard. Un simple examen rétrospectif sur les deux derniers siècles, montre de toute façon que jamais personne n’a pleinement anticipé les redistributions brutales des règles du jeu international, et donc de l’emploi de la force, qui se sont succédées tous les dix, vingt ou trente ans, ce qui est un indice fort que c’est sans doute impossible.

La seule chose à admettre est que les arbres ne montent pas jusqu’au ciel et que l’on connaîtra forcément une grande rupture au moins une fois dans sa carrière militaire. Le minimum à faire est de se préparer à être surpris et de conserver en tête ce facteur X dans nos analyses. En 1990, les Américains n’ont pas plus que les autres prévus ce qui allait se passer mais ils s’étaient dotés armée puissante supérieurement équipée et entièrement professionnelle, donc projetable partout. Après le blanc-seing du Conseil de sécurité des Nations-Unies, impensable quelques années plus tôt, il leur a suffi de déplacer leur VIIe corps d’armée d’Allemagne, où il ne servait plus à grand-chose, en Arabie saoudite. Pour nous, qui n’avions pas fait le même effort, l’espoir de peser sur les affaires du monde est resté un espoir.

(à suivre)

Guerre en Ukraine : Vers un nouvel ordre mondial ?

Guerre en Ukraine : Vers un nouvel ordre mondial ?

(2ème partie)

Jean-Claude Allard (*) – Esprit Surcouf – publié le 1er décembre 2023
Général de Division (2s)

https://espritsurcouf.fr/geopolitique_guerre-en-ukraine-vers-un-nouvel-ordre-mondial_par-jean-claude-allard/


Dans une première partie (voir N°225), Jean-Claude Allard dressait un état global de la guerre russo-ukrainienne du conflit. Ici, il se penche sur le caractère multifactoriel du conflit, porteur d’un nouvel ordre mondial en gestation.
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L’Ukraine a rapidement rassemblé derrière elle une alliance dont le soutien politique, économique, militaire, humanitaire n’a cessé de s’amplifier[1] pour atteindre un montant de 157 Mrds€ fourni par une cinquantaine d’Etats. Dès avril 2022 l’aide militaire multilatérale est coordonnée par le Centre de Coordination Internationale des Donateurs et le Groupe de Contact Défense pour l’Ukraine dirigé par les Etats-Unis[2]. Cette aide militaire comporte la fourniture de renseignements, l’aide à la décision, la formation opérationnelle (par exemple le Royaume-Uni doit entrainer 30 000 soldats ukrainien en 2023 et l’UE le même nombre sur deux ans[3]) ; la fourniture de tous types d’armements (y compris désormais avions de combat) et de munitions. Elle amplifie l’aide apportée principalement par les Etats-Unis, le Royaume-Uni (garants de la sécurité de l’Ukraine depuis les accords de Budapest – 1994-) et l’OTAN entre 2014 et 2022[4].

Russie, Chine : vers une nouvelle diplomatie bicéphale ?
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La Russie poursuit méthodiquement sa politique de construction d’un monde de « non alignés » en multipliant les tournées diplomatiques (notamment de Lavrov), en organisant des réunions internationales sur les thèmes politiques, économiques, militaires, ainsi qu’en développant des coopérations bilatérales. Poutine, qui n’est allé qu’une fois en Ukraine pour visiter le chantier de Marioupol, a en revanche piloté directement toutes ces actions. Il est nécessaire d’aussi citer la stratégie russe en Afrique : cette diplomatie vise aussi à acquérir de l’armement et des munitions.

La Chine s’immisce aussi dans cet ébranlement du monde pour faire avancer ses objectifs. C’est le cas entre autres de sa diplomatie, bousculant les acquis, au Proche-Orient. Une diplomatie certes gelée par l’attaque terroriste du Hamas contre Israël, qui déclenche une onde de choc dont les effets pourraient cependant aggraver la scission Occident versus Sud Global, et bénéficier au couple sino-russe. Gardons en mémoire la visite, le 18 octobre 2023, de V. Poutine à Pékin[5], où il a confirmé que le changement se conduit bien « ensemble » comme le soulignait Xi Jinping.

Ressources et capital dans la guerre
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Cette guerre, par l’ampleur des destructions, aspire de grandes quantités des armements et des munitions disponibles, notamment dans le monde occidental. La Russie, elle, mobilise son industrie de défense pour subvenir à ses besoins. Outre une guerre d’influence, c’est aussi une guerre industrielle qui demande un effort important aux industries de défense dans les deux camps et ponctionne les ressources nécessaires dans le monde.

Les approvisionnements en énergie, en matières premières, y compris alimentaires sont en difficulté, et ce dans la presque totalité des pays. Cela peut être observé comme le résultat des sanctions prises par la coalition occidentale, ainsi que les contre-sanctions prises par la Russie, qui ont, mécaniquement, eu des effets sur les équilibres politiques, économiques, financiers mondiaux et régionaux, donnant in fine un caractère total et mondial à cette guerre.

Nucléaire et cyber : vecteurs de la guerre de la peur
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N’oublions pas la dimension nucléaire. En premier, la menace du conflit nucléaire qui bride les efforts de la coalition occidentale. Mais aussi le double enjeu du nucléaire civil avec d’une part la menace d’une « fortune de guerre[6] » sur une centrale nucléaire (notamment Zaporijjia) et d’autre part la contestation de la crédibilité de la Russie sur l’immense marché du nucléaire mondial[7].

Enfin, cette guerre a, grâce aux outils numériques, une ligne d’action informationnelle et médiatique, avec une dimension émotionnelle voire propagandiste, qui a profondément orienté la perception populaire dans chacun des deux camps. La fracture entre les deux blocs antagonistes s’enfonce loin au cœur des peuples, participe au « changement du monde » et en accélère peut-être même la venue.

L’identité culturelle fait le ciment de la Nation et conforte sa défense
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Les Etats-majors travaillent avec acharnement sur les enseignements tactiques de la guerre, surtout en France dont la phase de construction de la Loi de Programmation Militaire a chevauché la première année de guerre. Nous aurons seulement trois réflexions pour poser des principes vitaux : l’assurance pour l’armée de disposer de capacités opérationnelles ; de s’inscrire dans la durée et de savoir s’appuyer sur des initiatives privées ;

Oublions le discours médiatique à la recherche de l’arme miracle ou critique vis-à-vis d’armements ou tactiques qualifiés d’obsolètes (La tranchée protégera toujours le combattant). Rappelons que pour gagner une guerre il faut arriver à prendre l’ascendant dans chacune des phases génériques du combat : renseigner, reconnaitre, fixer, déborder, attaquer, exploiter et pour cela avoir les systèmes tactiques adaptés techniquement, en nombres suffisants et utilisés avec intelligence pour dominer l’ennemi. Ces systèmes doivent pouvoir occuper, défendre et utiliser les trois espaces : aéroterrestre, aéromaritime, aérospatial. La construction d’une armée ne souffre aucune impasse capacitaire.

Cette guerre nous rappelle qu’une armée repose aussi sur sa capacité à durer et endurer. Entre ici en ligne de compte les stocks d’armements et de munitions, les capacités industrielles pour soutenir l’effort de guerre, l’engagement des soldats et la résilience et le soutien de la population. La fameuse interrogation de la première guerre mondiale « l’arrière tiendra-t-il ? » conserve tout son sens, notamment lorsqu’il faut faire l’effort sur le recrutement pour compenser les pertes humaines ou augmenter les cadences industrielles. De plus, à l’ère de la frugalité, n’oublions pas qu’il ne faut rien jeter qu’il s’agisse des armements, mais aussi et surtout de l’identité culturelle qui fait le ciment des Nations.

Une guerre entre Etats, mais dont le besoin en ressources a conduit à faire appel à des initiatives privées dans de nombreux domaines depuis la haute technologie (Starlink mis à disposition de l’Ukraine par son propriétaire, mais désormais financé par les Etats-Unis[8]) jusqu’aux compagnies de mercenaires (citons Wagner la plus médiatisée, même si la réalité de ses financements en fait une prolongation du gouvernement russe). Les dérapages de Wagner exclus, retenons que le caractère « total » d’une guerre de haute intensité exige la mobilisation de tous les services de l’Etat et de toutes les capacités de la Nation. Une vision gaullienne déjà codifiée dans l’ordonnance de 1959, mais qu’il faut encore et toujours faire vivre et adapter aux besoins et capacités (réservistes, mobilisation du secteur industriel, développement de l’esprit de défense, etc.).

XXX

L’enseignement majeur et englobant de cette guerre, que l’on peut juger évitable et inutile, reste néanmoins celui de la nécessité d’étudier avec objectivité l’ennemi pour identifier ses objectifs politiques et donc comprendre et anticiper sa stratégie. Les objectifs premiers de Poutine sont contenus dans son discours du 10 février 2007 lors de la conférence sur la sécurité de Munich. Lorsque l’inéluctable approche, les forces d’assaut russes sont en place aux frontières dès mars 2021. Après l’attaque, la manœuvre russe en Ukraine de saisie du Donbass est explicite dès les premiers jours de mars 2022. Nous ne pouvons revenir sur le passé, mais un enseignement majeur à tirer est d’examiner toujours toutes les hypothèses et d’étudier toutes les réponses à y apporter. Il n’y avait peut-être pas de solution pour contrer ces séquences, mais à ce stade de l’analyse, il semble qu’il n’y a pas eu non plus la volonté d’en rechercher.

Désormais l’Occident ne peut plus ergoter sur la réalité de l’advenue d’un nouvel ordre mondial, mais il doit l’admettre et y trouver sa place, nécessairement autre que ce qu’elle fut. Mais en veillant à assurer la survie et la continuité de sa civilisation originelle, ce qui suppose un effort de politique intérieure et extérieure.
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(*) Jean-Claude Allard, saint-cyrien, diplômé de l’École supérieure de guerre, de l’Institut des Hautes Études de Défense nationale et du High Command and Staff Course, a été, entre autres, chef des opérations de la KFOR au Kosovo, représentant de la France au Central Command des Etats-Unis. Il a commandé le 4ème régiment d’hélicoptères de commandement et de manœuvre puis a été commandant de l’Aviation Légère de l’Armée de Terre (ALAT). Il   a été directeur de recherche à l’IRIS et enseignant à IRIS SUP. Il est désormais chercheur associé à l’IRIS.

Jean-Claude Allard (*)
Général de Division (2s)

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[1]https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2023/07/07/quels-sont-les-pays-qui-ont-le-plus-aide-l-ukraine-financierement-depuis-le-debut-de-la-guerre_6126677_4355775.html
[2] L’aide militaire est fournie par les pays de l’OTAN, de l’Union européenne et par l’Australie, la Nouvelle-Zélande et le Japon. La Corée du sud pourrait rejoindre ce groupe.
https://researchbriefings.files.parliament.uk/documents/CBP-9477/CBP-9477.pdf
[3] https://www.eeas.europa.eu/sites/default/files/documents/2023-EUMAMUkraine.pdf
[4] https://researchbriefings.files.parliament.uk/documents/SN07135/SN07135.pdf
[5]https://www.epochtimes.fr/poutine-se-felicite-renforcement-liens-chine-xi-jinping-presente-vision-nouvel-ordre-mondial-2450594.html
[6] Analogie avec « fortune de mer ».
[7] Sur les 31 réacteurs en construction depuis 2017, 17 le sont par les Russes et 10 par les Chinois. Et le marché post 2030 pour le renouvellement ou la construction nouvelle se chiffre en milliers de milliards d’ici 2100. https://www.iea.org/reports/nuclear-power-and-secure-energy-transitions/executive-summary
[8]https://www.midilibre.fr/2023/06/01/le-systeme-de-communication-starlink-va-operer-en-ukraine-via-un-contrat-avec-le-pentagone-11234984.php

11 novembre : « Contre nous de la tyrannie… Restaurons l’esprit de défense ! »

Tout le monde au Royaume Uni sait à quoi fait référence le « poppy » de novembre au revers de nombreux vestons et chemises. En France qui arbore son équivalent, le Bleuet de France, ou en connaît même la signification ?

Lettre ASAF – Atlantico – publié le 11 novembre 2023

Le comparatif est vertigineux. Le 11 novembre, la France comme le Royaume Uni honorent le souvenir de leurs morts pour la patrie durant la première guerre mondiale. Mais l’organisme britannique Royal British Legion collecte, via la vente de millions de coquelicots destinés à perpétuer le souvenir des combattants tombés pour défendre leur pays face à, faut-il le rappeler, une coalition de dictatures, CINQUANTE fois plus de fonds que son équivalent français, Bleuet de France.

Tout le monde au Royaume Uni sait à quoi fait référence le « poppy » de novembre au revers de nombreux vestons et chemises. En France qui arbore cette petite fleur bleue en tissu, ou en connaît même la signification ?

Est-ce à dire que les Britanniques sont cinquante fois plus patriotes que les Français ? Certainement pas dans de telles proportions, mais cette anecdote marque un déficit clair de « connexion » avec nos ancêtres tombés au combat. Comme si chez nous parler de patrie était honteux. Un déficit qu’il convient d’urgence de combler au vu des menaces actuelles. Menaces géopolitiques, bien sûr, illustrées par l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le risque d’embrasement du Proche Orient suite au conflit entre Israël et le Hamas, en attendant peut-être l’attaque de la Chine sur Taïwan soutenu par notre allié américain. Menaces intérieures, aussi, avec notamment les attentats djihadistes dont le plus terrible a eu lieu au Bataclan il y huit ans, peu de jours après ce 11 novembre que nous commémorons.

A quoi semble s’ajouter un délitement de l’engagement politique, illustré par la dictature du scepticisme goguenard et de « l’àquoibonisme », ainsi que les taux d’abstention aux élections, face à la montée en puissance du communautarisme, du moralisme ou du relativisme historique. A l’effondrement des totalitarismes au XXème siècle, semble s’être substitué le désenchantement démocratique, l’apathie politique et « la décoloration progressive des drapeaux, des saisons et des amours », comme le résumait déjà il y a treize ans Hervé Gaymard dans « Nation et Engagement ».

Face à cela, le patriotisme, à ne pas confondre avec un nationalisme agressif ou expansionniste, constitue le bouclier incontournable de nos droits et libertés et le ciment de notre cohésion et de notre prospérité. Qui d’autre en effet, quel autre cadre pour que s’épanouissent nos valeurs et notre style de vie ? Un territoire et une Histoire où certaines lois et coutumes sont en vigueur et pas ailleurs, en clair un pays. Un endroit où nos enfants pourront être heureux et dont nos ancêtres seraient fiers. Non, le patriotisme est tout sauf ringard.

Pour cela, un véritable réarmement psychologique, moral, institutionnel mais aussi, cela va de soi, militaire s’impose aujourd’hui. Il y a urgence à ce que tous les Français, quel que soit leur âge, leurs origines, leur milieu social, leur religion, leurs opinions, comprennent l’importance de la Défense, cette valeur fondamentale pour assurer notre sécurité, notre liberté, nos droits et notre niveau de vie. Urgence à proclamer que le politique ne peut être subordonné à l’économie ou au social, sans méconnaître pour autant l’importance de ces dernières.

Urgence à ce que tous, nos élus en tête, redonnent aux mots France et patrie la place qui est la leur. Nous avons tous le devoir de protéger notre pays et nos concitoyens par-delà les clivages politiques, y compris avec le renfort de ceux qui ricanent habituellement devant un uniforme, ou en écoutant la Marseillaise car l’heure est trop grave. Cette défense ne se limite évidemment pas aux forces armées professionnelles mais implique aussi la société civile, à tous les niveaux. Une responsabilité partagée par tous les citoyens qui ont chacun à leur niveau un rôle à jouer dans la préservation de notre sécurité commune et de notre style de vie.

Promouvoir l’esprit de défense c’est avant tout développer une conscience de nos valeurs et de notre Histoire qui les a façonnées. En la cultivant, nous nous assurons que notre pays reste fort, uni et en paix. Soyons en fiers de notre histoire, soyons fiers de transmettre. L’esprit de défense est au cœur de notre identité nationale. Il s’agit de cultiver un sentiment d’appartenance ou au moins d’implication dans notre nation, se souvenir des sacrifices de nos ancêtres qui se sont battus pour notre patrie et son indépendance. Reconnaitre que nos droits que nous chérissons aujourd’hui ont été acquis par leur bravoure. Être fier aussi de ce pays, sans nier ses erreurs ou ses pages plus sombres, qui a su porter haut dans le monde les Droits de l’Homme et les valeurs d’émancipation. Être prêt, enfin, à ou soutenir nos forces armées, services de sécurité et institutions en temps de crise, être conscient des défis, en leur fournissant les ressources nécessaires, s’engager dans une éducation civique solide qui enseigne aux jeunes l’importance de leur pays et de ses valeurs sans lesquelles ils ne pourraient certainement pas profiter de la vie comme ils l’entendent.

Nous devons lancer la contre-offensive en proclamant haut et fort la mobilisation nationale autour des thèmes de«Esprit de défense» et «d’Engagement». L’ASAF, tout comme les autres associations patriotiques françaises, répondra à cet appel en mobilisant ses adhérents et amis afin d’enrayer la dérive délétère qui mine aujourd’hui notre pays.

Ses convictions ? L’esprit de défense passe par un engagement en faveur de quelque chose de plus grand que soi, à être présent pour les autres, à les soutenir quand c’est nécessaire. Avec détermination, loyauté envers nos promesses et responsabilités et volonté de donner le meilleur de soi-même, d’apporter sa contribution et de faire une réelle différence.

Associations civiles et militaires, issues des milieux de la défense comme de la société civile, unissons nos forces pour défendre, par-delà nos différences normales, ce qui nous avons en commun, l’amour de la France et de sa belle devise, liberté, égalité, fraternité.

Stupeur et fureur par Michel Goya

Stupeur et fureur

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 6 novembre 2023

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Fin 2004, le général commandant le Centre de doctrine de l’armée de Terre française rendait visite à son homologue israélien à Tel-Aviv. Je faisais partie de la délégation en tant qu’officier en charge de l’analyse des conflits dans la région. Les Israéliens nous firent un exposé de la situation qui commençait par « le problème palestinien est résolu » et de poursuivre en expliquant que grâce à l’édification en cours du « Mur intelligent » le nombre d’attentats terroristes avait drastiquement diminué sur le sol israélien, ce qui était considéré comme un résultat suffisant.

Il fallait désormais selon eux éviter de s’enfermer dans des bourbiers inutiles comme au Liban. Quatre ans plus tôt Tsahal s’était donc retiré du Sud-Liban et il en serait bientôt de même de la bande de Gaza, où 80 % du territoire était déjà sous la responsabilité de l’Autorité palestinienne et où on compliquait la vie pour défendre seulement 8 000 colons (sur 20 % du territoire donc). Beaucoup considéraient alors que Gaza n’avait aucun intérêt et qu’en fait, il aurait même été préférable de rendre ce fardeau à l’Égypte en même temps que le Sinaï une fois la paix conclue. Au moins, les Frères musulmans y auraient été vraiment combattus. Seule importait la Judée-Samarie (Cisjordanie) comme bourbier politico-sécuritaro-religieux acceptable. Pour le reste, leur priorité, presque leur obsession, était clairement la menace balistique et nucléaire iranienne.

Les officiers israéliens pensaient alors avoir conçu un modèle de défense unique capable de faire face simultanément aux organisations armées et aux États hostiles. Sans même parler de la dissuasion nucléaire, un grand bouclier au sol avec la grande barrière intelligente et dans le ciel avec les différentes couches contre les différents aéronefs et missiles permettait de contrer les attaques les plus probables, raids des organisations armées et attaques balistiques. Mais dans la tradition israélienne des « représailles disproportionnées » bâtie dans les guerres contre les États voisins et qui consiste faire le plus mal possible à l’agresseur pour le dissuader de recommencer et dans l’immédiat lui détruire les moyens de le faire, il importait aussi de conserver aussi une épée puissante. On conservait toujours des forces terrestres puissantes, d’active ou de réserve, mais cette épée était surtout une épée volante. Grâce à une force aérienne puissante et inversement la faiblesse de la défense antiaérienne de tous les ennemis potentiels, il devenait possible de frapper et sans grand risque de pertes humaines israéliennes.

Résumons : quadrillage et maintien en Cisjordanie, barrière partout contre les intrusions, défense du ciel devenue de plus en plus hermétique et frappes aériennes et en dernier recours raids terrestres sur les ennemis périphériques. On tendait vers l’idéal du « zéro mort » pour soi mais en transférant le risque sur les autres, sur l’ennemi ce qui est normal, mais aussi sur les civils palestiniens. C’est ainsi qu’Israël a tenté d’assurer sa sécurité pour l’éternité autrement qu’en faisant définitivement la paix. Cela a fonctionné un temps.

La première faille du système a été de laisser dans les zones abandonnées un terrain vide ou presque à des organisations armées qui y ont pu y prospérer et se développer en proto-État disposant de l’aide quasi ouverte de sponsors étrangers et de ressources endogènes pour faire des armées de plus en plus puissantes. Après s’être implantés à Gaza sans grande opposition, les Frères musulmans ont pu passer à l’action armée à la fin des années 1980, diffusant par ailleurs, avec le Jihad islamique, dans le monde sunnite l’« innovation » chiite de l’attentat-suicide. Puis alors que Gaza passait en grande partie sous le contrôle de l’Autorité palestinienne après les accords d’Oslo puis complètement en 2005, le Hamas a été assez fort contester au Fatah la prééminence de ce contrôle. Lorsque cette contestation a tourné à la guerre civile palestinienne en 2007, il aurait possible d’intervenir militairement pour empêcher la victoire du Hamas. Le désastreux gouvernement d’Ehoud Olmert a jugé préférable de laisser gagner le Hamas et de poursuivre ainsi l’affaiblissement de l’Autorité palestinienne. A charge pour le Hamas de prendre le fardeau de Gaza tout en gelant par son existence même toute perspective de paix véritable. Gaza devenait une « entité hostile », objet nouveau du droit international qui ne reconnaît toujours juridiquement le territoire de Gaza que comme un territoire occupé par Israël et géré par l’Autorité palestinienne. Par un jeu de carotte – la levée partielle du blocus – et de coups d’épée – les campagnes de frappes et les incursions – on pensait gérer la menace et la conserver à distance grâce au bouclier du mur et du dôme de fer à partir de 2012.

Oui, mais il ne fallait pas être grand expert pour constater que, guerre après guerre, « tonte » après « tonte » selon l’horrible formule – 2006, 2008, 2009, 2012, 2014, 2018, 2021, 2022 – que le gazon devenait toujours plus dur. On pouvait aligner les listes de commandants du Hamas éliminés, multiplier les frappes sur les dépôts de roquettes et les sites de tir, tuer quelques centaines de combattants, la quantité et surtout la puissance et la portée des roquettes du Hamas ne cessait d’augmenter à chaque fois tandis que les incursions terrestres dans le territoire de Gaza se faisaient plus difficiles. Lors de l’opération Hiver chaud en février 2008, les fantassins israéliens constatent que les combattants ennemis ne s’enfuient plus à leur avance. Avec Plomb durci moins d’un an plus tard, les combats ressemblent déjà à de vrais combats d’infanterie et en 2014, avec Bordure protectrice ce sont de vrais combats face à une infanterie largement professionnelle. Tsahal perd trois soldats tués par jour dans ces combats, ce qui paraissait alors énorme. Elle en perd actuellement le double. Bref, malgré les cessez-le-feu et l’arrêt des frappes de roquettes, présentés à chaque fois comme des victoires, et toutes les « têtes coupées », le Hamas a continué inexorablement à monter en puissance au croisement de deux soutiens parfois fluctuants : celui de l’axe iranien-chiite et celui de l’axe Frères musulmans (Égypte du gouvernement Morsi, Turquie d’Erdogan et Qatar) et ce jusqu’à trouver la faille dans le système. Cela devait logiquement arriver un jour et les actions récentes du gouvernement israélien ont accéléré cette arrivée. Celle-ci a été horrible.

Avant même d’évoquer le changement éventuel de leurs objectifs politiques très contestables, les autorités israéliennes doivent donc dans l’immédiat changer leur modèle stratégique et se préparer à une nouvelle longue période de guerre.

L’objectif immédiat n’est plus de punir le Hamas afin de le dissuader cumulativement, ce qui visiblement n’a pas fonctionné, mais de l’éradiquer. Soyons-clairs, c’est impossible à court terme. Quand on prend toutes les organisations armées un peu importantes et avec un minimum de soutien populaire de la côte méditerranéenne jusqu’à l’Afghanistan en passant par l’Irak ou la Syrie, combien ont-elles été détruites depuis le début du XXIe siècle ? De fait, aucune ! Il est possible en revanche de parfois réussir à les étouffer. Mais dans ce cas, il ne faut se contenter de faire de l’élimination à distance, ce qui reste finalement superficiel et a paradoxalement à plutôt tendance à stimuler l’organisation cible qu’à réduire sa force. Face à une organisation armée, pour éliminer efficace, il faut éliminer beaucoup et autant que possible proprement sinon on recrute également. La seule solution militaire réaliste est de l’étouffer jusqu’à ce qu’elle retourne à une clandestinité difficile d’où il lui sera compliqué d’organiser à nouveau des attaques, terroristes ou non, importantes et complexes.

Or, pour l’étouffer, il faut occuper son terrain. L’opération Paix en Galilée en 1982 a bien réussi à écraser l’armée de l’OLP au Sud-Liban et même à chasser l’organisation du pays. De fait, malgré les dégâts occasionnés, l’opération Remparts en 2002 a bien réussi à casser les organisations palestiniennes des villes de Cisjordanie. A plus grande échelle, le Surge américano-irakien a également réussi à étouffer l’État islamique en Irak en 2007-2008 en occupant le terrain avec de la masse. Cela a été plus difficile, en grande partie d’ailleurs parce que les forces irakiennes ou syriennes étaient seules pour conquérir et occuper le terrain, mais le nouvel État islamique ne représente plus le même danger depuis qu’il ne constitue plus un califat. Élément important dans les circonstances actuelles, on a récupéré bien plus d’otages dans la conquête du terrain qu’en le bombardant.

Si la méthode est efficace pourquoi n’est-elle pas utilisée plus souvent ? D’abord, parce qu’elle exige de faire prendre des risques à ses soldats et donc d’en perdre. Dans une ambiance de « zéro mort », il est donc beaucoup plus simple de bombarder à distance et donc de reporter le risque sur les autres, les ennemis, ce qui est normal et souhaitable, mais aussi les civils autour de ces ennemis. Le « zéro mort » c’est pour ses soldats, pas pour les civils que l’on bombarde. Ensuite, parce qu’il faut y consacrer des ressources afin d’avoir toujours des unités de combat en nombre et qualité tactique supérieurs à l’adversaire. Or, on l’a vu, la qualité tactique des unités de certaines organisations a beaucoup augmenté alors que les siennes propres ont tendance à stagner. Il faudrait donc investir massivement dans des choses pas sexy comme les sections d’infanterie afin qu’elles soient capables, avec leurs équipements modernes et leurs compétences, de vaincre n’importe qui en combat rapproché en particulier dans un milieu urbain, en limitant aussi leurs propres pertes et les dommages collatéraux. Là encore, pour plusieurs raisons qu’on ne développera pas, on préfère dans la grande majorité des armées modernes investir dans autre chose. Tsahal n’échappe à la règle qui consiste à s’apercevoir que l’on a négligé ses combattants rapprochés juste au moment où on doit les engager. Enfin, même si on parvient à étouffer l’ennemi, encore faut-il maintenir l’étouffement sur la durée tout en évitant de s’enliser. Le souvenir du bourbier libanais, où plus de 900 soldats israéliens ont été tués et des milliers d’autres blessés en dix-huit ans, a beaucoup joué dans les refus successifs du gouvernement Netanyahu de pousser jusqu’à la reconquête complète de Gaza. Désormais, il n’y a pas d’autre solution.

Comme personne n’a jamais, sinon anticipé mais du moins pris en compte, que la stratégie parfaite mise en œuvre depuis presque vingt ans puisse être prise en défaut un jour, tout se fait désormais dans l’urgence et l’improvisation. Quand on ne sait pas quoi faire, on fait ce qu’on sait faire. La première réaction israélienne a donc été d’instaurer un blocus total et de lancer la plus terrible campagne aérienne de leur histoire. Cela avait peu de chance de faire vraiment mal à un adversaire qui s’était préparé à cette situation depuis des mois voire des années, mais il fallait faire quelque chose et montrer que l’on faisait quelque chose même si c’était surtout la population palestinienne qui en pâtirait le plus. Cela a peut-être satisfait un pur désir de vengeance, mais il était difficile de faire plus contre-productif en recrutant de nombreux volontaires à combattre Israël, en attisant encore le ressentiment d’un côté et le désespoir des soutiens d’Israël.

On commence seulement depuis une semaine l’opération de conquête, plus légitime que la première phase, car les soldats israéliens y prennent des risques, plus efficace contre l’ennemi et pour l’instant plus éthique. Pour autant le mal est déjà fait, qui obérera non pas cette conquête, que se fera dans les semaines qui viennent, mais la phase suivante de « stabilisation » dont pas le moindre mot n’a pour l’instant été évoqué, sans doute parce que personne n’en d’idée claire en la matière. La longue guerre a commencé par un choc et se poursuit en tâtonnant.