Hercule empoisonné – Une toute petite histoire militaire de la France en Afrique subsaharienne 1. Le temps des guépards (1960-1980)
par Michel Goya la Voie de l’épée – publié le 1er septembre 2023
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Alors que les autres anciennes puissances coloniales se désengagent militairement de l’Afrique au moment des indépendances, la France y reste très présente par l’intermédiaire d’une série d’accords de défense bilatéraux. Ce que le président ivoirien Houphouët-Boigny a baptisé la « Françafrique » est alors clairement une forme de protectorat parfaitement consenti par certains gouvernements d’anciennes colonies, dont un noyau dur d’Etats, Sénégal, Côte d’Ivoire, Gabon et Djibouti (indépendante en 1977) et certains plus fluctuants comme le Cameroun ou Madagascar, alors que d’autres comme la Guinée ou le Mali, sont très hostiles et se tournent plutôt vers l’Union soviétique.
Pour ces États, l’alliance militaire française, c’est l’assurance de la défense contre les menaces étrangères et surtout un soutien à la stabilité intérieure, en clair la protection du pouvoir. Pour la France, c’est alors un surplus d’audience sur la scène internationale et l’assurance d’un soutien de plusieurs nations aux Nations-Unis. C’est aussi secondairement la possibilité de protéger la route du pétrole du Moyen-Orient et de disposer de l’exclusivité de certains produits stratégiques, en particulier ceux nécessaires à l’industrie nucléaire et à la force de dissuasion en phase de réalisation.
Cet accord très particulier entre ancien colonisateur et nouveaux Etats indépendants, reposant avant tout sur une présence militaire, s’est révélé à l’usage un piège mutuel. Par une sorte de malédiction, la force militaire française reste désespérément la plus efficace dans la région mais chaque appel à elle, quel que soit sa forme et son succès, suscite mécaniquement la critique.
Le temps des guépards
Au moment des indépendances, deux options étaient possibles pour assurer les accords de Défense. La première consistait à intervenir directement depuis la France, mais les capacités aériennes de transport lourd manquent alors cruellement (et toujours) pour pouvoir faire quelque chose à la fois important et rapide et on n’est pas du tout sûr par ailleurs d’avoir l’autorisation de survoler les pays d’Afrique du Nord. On privilégie donc très vite l’idée de maintenir des bases permanentes en Afrique, malgré leur visibilité au cœur de nations jalouses de leur indépendance.
Deuxième problème très concret : De Gaulle se méfie des troupes professionnelles, dont certaines se sont mutinées en Algérie, mais dans le même temps on ne veut toujours pas engager de conscrits en Afrique subsaharienne depuis le désastre de Madagascar en 1895. On trouve une solution en imaginant les volontaires service long outre-mer (VSLOM), des appelés effectuant quelques mois supplémentaires au-delà de la durée légale. Les VSL arment les bases, qui forment aussi des dépôts d’équipements un peu lourds. Ils règleront les problèmes simples et on fera appel à des compagnies légères professionnelles en alerte guépard en France ou, alors, au Cameroun, qui viendront en quelques heures par avions.
Tout cet ensemble ne sert d’abord que de force de « contre-coup d’État » pour aider, dès août 1960 à Dakar, les chefs d’État menacés par un putsch. La présence visible des soldats français suffit généralement à calmer les ambitions. La première opération violente, avec plusieurs dizaines de morts dont deux soldats français, survient en février 1964 lorsqu’il faut libérer le président gabonais M’Ba pris en otage. Ces interventions ne sont pas non plus systématiques. De 1963 à 1968, la France, toujours sollicitée, ne bouge pas alors qu’elle assiste à 15 coups d’État. Par la suite, elle interviendra même de moins en moins dans cette mission qui nous déplaît. On clôt cette période à la fin des années 1990, notamment en octobre 1995 aux Comores, pour mettre fin à la tentative de coup d’état du mercenaire Bob Denard associé à des putschistes locaux, ou encore en 1997-1998 à Bangui pour faire face aux multiples mutineries. A partir du Conseil de Défense du 3 mars 1998, on laisse à d’autres le marché de la protection des pouvoirs contre leur propre armée.
Le premier imprévu au modèle françafricain survient en 1968 d’abord puis surtout fin 1969 lorsque le gouvernement tchadien doit faire face, non pas à une tentative de putsch mais une grande rébellion armée. C’est très embêtant car c’est typiquement le type de guerre que l’on ne veut pas faire quelques années après la guerre d’Algérie, mais on s’aperçoit aussi que l’on est le seul « pompier de la ville ». Personne d’autre n’est militairement capable de régler le problème. On s’y résout donc et on réunit sur place tout ce que l’on a de troupes professionnelles, à peine plus de 2 000 hommes. Cela réussit plutôt bien par une stratégie de présence permanente sur le territoire. On ne détruit pas la rébellion Front de libération nationale (Frolinat) mais on l’affaiblit suffisamment pour sécuriser tout le centre et sud du pays, tandis que le nord (BET) reste incontrôlable (opération Bison). Au bout de trois ans, alors que le succès militaire est au rendez-vous et que nous avons eu 39 soldats tués, les Tchadiens nous rappellent que nous sommes les anciens colonisateurs. D’un commun accord nous mettons fin à l’opération. En 1975, dans un nouveau sursaut nationaliste, le nouveau pouvoir à N’Djamena, issu d’un coup de force que nous n’avons pas empêché, exige le départ des dernières troupes françaises.
Avec des institutions aussi centralisées et hors de tout véritable contrôle parlementaire, la décision d’engagement des forces françaises et la forme de cet engagement dépendent beaucoup de la personnalité du président de la République. Comme Georges Pompidou, Valéry Giscard d’Estaing n’est initialement pas très interventionniste. Le contexte international l’y contraint. La fin des années 1970 est une époque de troubles dans le monde entier. Les États-Unis post-guerre du Vietnam sont en retrait alors qu’inversement l’Union soviétique se déploie, en Afghanistan d’abord, mais aussi rapidement en Afrique avec l’aide des Cubains et des Européens de l’Est. La France est alors une des rares puissances occidentales qui ait la volonté de combattre et les moyens de le faire, avec l’aide discrète américaine pour le transport aérien. Elle le fait sur un laps de temps très court, de 1977 à 1979, et avec succès. C’est ce que l’amiral Labouérie appelle le temps de la foudroyance et qui constitue pendant longtemps un « âge d’or » de l’intervention « à la française ».
Cela commence en Mauritanie. Le Sahel n’est pas du tout une zone d’influence française, en partie du fait de la proximité de l’Algérie hostile et de l’influence soviétique, mais la question du Sahara occidental ex-espagnol change un peu la donne. Le gouvernement mauritanien attaqué sur son sol par les colonnes du Front Polisario basé en Algérie, fait appel fin 1977 à la France. On accepte de l’aider mais sans troupe sur place. L’opération Lamantin consiste en fait à protéger le train évacuant le minerai de fer de Zouerate vers le port de Nouadhibou, en le surveillant depuis le ciel et le sol par un petit élément discret, puis en frappant les colonnes du Polisario qui viennent l’attaquer avec la dizaine de Jaguar basée à Dakar à 1500 km de la zone d’action. Le seul vrai problème est la centralisation du commandement qui impose l’autorisation présidentielle française pour chaque frappe. Cela fera échouer un raid, mais trois autres en décembre 1977 et mai 1978 détruisent autant de colonnes du Polisario. Ces coups conduisent à la fin des attaques, mais pas à la fin de la guerre. La chute du président mauritanien Moktar Ould Daddah en juillet 1978 à la suite d’un coup d’État militaire entraine la fin des revendications du pays sur le Sahara occidental et du même coup la fin de la guerre contre le Polisario.
Lamantin n’est pas encore terminée que se déclenche une nouvelle crise, dans la province du Katanga, ou Shaba, au sud du Zaïre (ex-Congo belge). Après l’échec d’une première tentative en 1963, soutenu par des mercenaires, les partisans de l’indépendance de la province s’étaient réfugiés en Angola où ils ont formé le Front national de libération du Congo (FNLC). Les « Tigres katangais » du FLNC, soutenus par les Soviétiques et les Cubains, tentent une première incursion en avril 1977. Dans un contexte plus large où le Zaïre est allié à la France dans la lutte clandestine contre les mouvements prosoviétiques en Angola, le président Joseph Désiré Mobutu appelle à l’aide le président Giscard d’Estaing. Celui-ci répond d’abord timidement par une aide matérielle avec un pont aérien du 6 au 17 avril avec 13 avions de transport pour aider au transport de troupes dans le sud. Cela suffit alors. Le FNLC revient en mai 1978 beaucoup plus fort avec 3 000 combattants. La troupe s’empare de Kolwezi, une ville de 100 000 habitants, dont 3 000 Européens, et point clé du Shaba. Les exactions contre la population et notamment les Européens poussent cette fois le président français à intervenir directement au combat alors que les Belges penchent pour une simple évacuation des ressortissants. Le 19 et le 20 mai 1978, 700 soldats français sont largués directement sur Kolwezi. Au prix de cinq légionnaires tués, le FLNC est écrasé, chassé de la ville, et se replie en Angola. C’est le début d’une présence militaire française importante au Zaïre jusqu’au renversement de Mobutu.
Entre temps, la guerre a repris au Tchad où le Frolinat renforcé par l’aide libyenne lance une offensive vers N’Djamena. Le même gouvernement tchadien qui nous avait demandé de partir en 1975 nous appelle au secours trois ans plus tard. Nous intervenons, avec quatre groupements tactiques interarmes (GTIA), c’est-à-dire des bataillons de plusieurs centaines d’hommes formés d’unités de régiments professionnels différents, infanterie, cavalerie et artillerie, et la force de frappe des Jaguar revenue de Dakar. L’ensemble représente au maximum 3 200 soldats français. D’avril 1978 à mars 1979, cette opération, baptisée Tacaud, est l’occasion de cinq combats importants de la dimension de celui de Kolwezi, tous gagnés de la même façon par les soldats français. On ne parvient pas cependant à traduire ces succès tactiques en effets stratégiques, en grande partie parce que la situation politique nous échappe. Un peu sous la pression de la communauté internationale et de l’opposition politique française, où on voit d’un très mauvais œil cette intervention qualifiée forcément de « néocoloniale », on se rallie à une « solution négociée ». Les forces françaises et pour la première fois une force interafricaine, sont placées en situation neutre et donc impuissantes à l’imbroglio tchadien. Plusieurs gouvernements tchadiens sont constitués entre les différentes factions en lutte mais se défont rapidement.
C’est de N’Djamena qu’en septembre 1979 décollent les unités des opérations Caban et Barracuda, 500 hommes au total, en direction de Bangui où l’empereur Bokassa 1er que l’on soupçonne de se tourner avec l’Union soviétique est rejeté par la population et les pays voisins pour ses frasques et ses exactions. La ligne de la France est normalement de privilégier la stabilité des États, mais cette fois Valéry Giscard d’Estaing, lui-même accusé à tort de corruption avec Jean-Bedel Bokassa, accepte de renverser ce dernier et de le remplacer par son opposant David Dacko. Du 20 au 23 septembre, les forces françaises s’emparent sans combat de l’aéroport de Bangui M’Poko, puis de tous les points clés de la ville. Barracuda fait place juin 1981 aux Eléments français d’assistance opérationnelle (EFAO), qui servent pour longtemps de réserve pour toute l’Afrique centrale.
Sous la pression de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) et à la demande du gouvernement tchadien du moment, la France retire ses forces du Tchad à la fin du mois d’avril 1980 tandis que le pays bascule dans le chaos. Les forces françaises engagées se sont révélées tactiquement excellentes, mais contraintes à une pure posture défensive voire à de l’interposition, cette excellence n’a pour la première fois servi à rien. Dix-huit soldats français sont tombés, et cinq avions Jaguar ont été détruits, pour des effets stratégiques nuls.
Avec Tacaud s’achève piteusement le temps des « guépards », du nom du dispositif d’alerte des forces d’intervention terrestres françaises. En incluant l’intervention de dégagement de la base de Bizerte en juillet 1961, plus de cent soldats français sont morts en moins de vingt ans pour plus de 5 000 combattants ennemis au cours de dizaines de combats dont sept engageant au moins un GTIA ainsi que six grands raids aériens autonomes. S’il n’y a jamais eu de défaite sur le terrain, il y a eu des échecs partiels comme à Salal, en 1978, des surprises comme l’embuscade de Bedo au Tchad en 1970 et des coups dans le vide comme les trois phases de l’opération Bison au nord du Tchad en 1970 mais surtout beaucoup de victoires. Ces victoires ont permis d’obtenir des résultats opérationnels : l’armée tunisienne a été repoussée en 1961, le président de la république gabonaise libérée, la 1ère armée du Frolinat neutralisée, le Polisario stoppé, le FNLC vaincu et repoussé du Zaïre. Seule la 2e armée du Frolinat dans le BET n’a pas été vaincue mais simplement contenue.
Ce sont des résultats assez remarquables, mais qui ont atteint leur point culminant en 1979. Comme Superman face à la kryptonite, les forces armées françaises en Afrique sont invincibles sauf face à deux éléments qui n’effraient pas les soldats mais l’échelon politique à Paris. Le premier est la sempiternelle accusation de néo-colonialisme dès qu’un soldat français combat en Afrique, que cette accusation soit locale, surtout lorsque la présence française se perpétue au milieu des problèmes, ou en France même. Le second est la peur des pertes humaines, françaises au moins, et la croyance que cela trouble l’opinion publique. Ces deux kryptonites ont commencé à agir dès le début des interventions françaises, mais elles prennent une ampleur croissante à la fin des années 1970. Les opérations extérieures françaises sont alors très critiquées par l’opposition de gauche comme autant d’ingérences militaristes et néocoloniales, qu’il s’agisse de soutenir des dictateurs ou au contraire de les renverser comme Bokassa. Et pourtant on va continuer.
A suivre.