Hercule empoisonné – Une toute petite histoire militaire de la France en Afrique subsaharienne 1. Le temps des guépards (1960-1980)

Hercule empoisonné – Une toute petite histoire militaire de la France en Afrique subsaharienne 1. Le temps des guépards (1960-1980)

 

par Michel Goya la Voie de l’épée – publié le 1er septembre 2023

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Alors que les autres anciennes puissances coloniales se désengagent militairement de l’Afrique au moment des indépendances, la France y reste très présente par l’intermédiaire d’une série d’accords de défense bilatéraux. Ce que le président ivoirien Houphouët-Boigny a baptisé la « Françafrique » est alors clairement une forme de protectorat parfaitement consenti par certains gouvernements d’anciennes colonies, dont un noyau dur d’Etats, Sénégal, Côte d’Ivoire, Gabon et Djibouti (indépendante en 1977) et certains plus fluctuants comme le Cameroun ou Madagascar, alors que d’autres comme la Guinée ou le Mali, sont très hostiles et se tournent plutôt vers l’Union soviétique.

Pour ces États, l’alliance militaire française, c’est l’assurance de la défense contre les menaces étrangères et surtout un soutien à la stabilité intérieure, en clair la protection du pouvoir. Pour la France, c’est alors un surplus d’audience sur la scène internationale et l’assurance d’un soutien de plusieurs nations aux Nations-Unis. C’est aussi secondairement la possibilité de protéger la route du pétrole du Moyen-Orient et de disposer de l’exclusivité de certains produits stratégiques, en particulier ceux nécessaires à l’industrie nucléaire et à la force de dissuasion en phase de réalisation.

Cet accord très particulier entre ancien colonisateur et nouveaux Etats indépendants, reposant avant tout sur une présence militaire, s’est révélé à l’usage un piège mutuel. Par une sorte de malédiction, la force militaire française reste désespérément la plus efficace dans la région mais chaque appel à elle, quel que soit sa forme et son succès, suscite mécaniquement la critique.

Le temps des guépards

Au moment des indépendances, deux options étaient possibles pour assurer les accords de Défense. La première consistait à intervenir directement depuis la France, mais les capacités aériennes de transport lourd manquent alors cruellement (et toujours) pour pouvoir faire quelque chose à la fois important et rapide et on n’est pas du tout sûr par ailleurs d’avoir l’autorisation de survoler les pays d’Afrique du Nord. On privilégie donc très vite l’idée de maintenir des bases permanentes en Afrique, malgré leur visibilité au cœur de nations jalouses de leur indépendance.

Deuxième problème très concret : De Gaulle se méfie des troupes professionnelles, dont certaines se sont mutinées en Algérie, mais dans le même temps on ne veut toujours pas engager de conscrits en Afrique subsaharienne depuis le désastre de Madagascar en 1895. On trouve une solution en imaginant les volontaires service long outre-mer (VSLOM), des appelés effectuant quelques mois supplémentaires au-delà de la durée légale. Les VSL arment les bases, qui forment aussi des dépôts d’équipements un peu lourds. Ils règleront les problèmes simples et on fera appel à des compagnies légères professionnelles en alerte guépard en France ou, alors, au Cameroun, qui viendront en quelques heures par avions.

Tout cet ensemble ne sert d’abord que de force de « contre-coup d’État » pour aider, dès août 1960 à Dakar, les chefs d’État menacés par un putsch. La présence visible des soldats français suffit généralement à calmer les ambitions. La première opération violente, avec plusieurs dizaines de morts dont deux soldats français, survient en février 1964 lorsqu’il faut libérer le président gabonais M’Ba pris en otage. Ces interventions ne sont pas non plus systématiques. De 1963 à 1968, la France, toujours sollicitée, ne bouge pas alors qu’elle assiste à 15 coups d’État. Par la suite, elle interviendra même de moins en moins dans cette mission qui nous déplaît. On clôt cette période à la fin des années 1990, notamment en octobre 1995 aux Comores, pour mettre fin à la tentative de coup d’état du mercenaire Bob Denard associé à des putschistes locaux, ou encore en 1997-1998 à Bangui pour faire face aux multiples mutineries. A partir du Conseil de Défense du 3 mars 1998, on laisse à d’autres le marché de la protection des pouvoirs contre leur propre armée.

Le premier imprévu au modèle françafricain survient en 1968 d’abord puis surtout fin 1969 lorsque le gouvernement tchadien doit faire face, non pas à une tentative de putsch mais une grande rébellion armée. C’est très embêtant car c’est typiquement le type de guerre que l’on ne veut pas faire quelques années après la guerre d’Algérie, mais on s’aperçoit aussi que l’on est le seul « pompier de la ville ». Personne d’autre n’est militairement capable de régler le problème. On s’y résout donc et on réunit sur place tout ce que l’on a de troupes professionnelles, à peine plus de 2 000 hommes. Cela réussit plutôt bien par une stratégie de présence permanente sur le territoire. On ne détruit pas la rébellion Front de libération nationale (Frolinat) mais on l’affaiblit suffisamment pour sécuriser tout le centre et sud du pays, tandis que le nord (BET) reste incontrôlable (opération Bison). Au bout de trois ans, alors que le succès militaire est au rendez-vous et que nous avons eu 39 soldats tués, les Tchadiens nous rappellent que nous sommes les anciens colonisateurs. D’un commun accord nous mettons fin à l’opération. En 1975, dans un nouveau sursaut nationaliste, le nouveau pouvoir à N’Djamena, issu d’un coup de force que nous n’avons pas empêché, exige le départ des dernières troupes françaises.

Avec des institutions aussi centralisées et hors de tout véritable contrôle parlementaire, la décision d’engagement des forces françaises et la forme de cet engagement dépendent beaucoup de la personnalité du président de la République. Comme Georges Pompidou, Valéry Giscard d’Estaing n’est initialement pas très interventionniste. Le contexte international l’y contraint. La fin des années 1970 est une époque de troubles dans le monde entier. Les États-Unis post-guerre du Vietnam sont en retrait alors qu’inversement l’Union soviétique se déploie, en Afghanistan d’abord, mais aussi rapidement en Afrique avec l’aide des Cubains et des Européens de l’Est. La France est alors une des rares puissances occidentales qui ait la volonté de combattre et les moyens de le faire, avec l’aide discrète américaine pour le transport aérien. Elle le fait sur un laps de temps très court, de 1977 à 1979, et avec succès. C’est ce que l’amiral Labouérie appelle le temps de la foudroyance et qui constitue pendant longtemps un « âge d’or » de l’intervention « à la française ».

Cela commence en Mauritanie. Le Sahel n’est pas du tout une zone d’influence française, en partie du fait de la proximité de l’Algérie hostile et de l’influence soviétique, mais la question du Sahara occidental ex-espagnol change un peu la donne. Le gouvernement mauritanien attaqué sur son sol par les colonnes du Front Polisario basé en Algérie, fait appel fin 1977 à la France. On accepte de l’aider mais sans troupe sur place. L’opération Lamantin consiste en fait à protéger le train évacuant le minerai de fer de Zouerate vers le port de Nouadhibou, en le surveillant depuis le ciel et le sol par un petit élément discret, puis en frappant les colonnes du Polisario qui viennent l’attaquer avec la dizaine de Jaguar basée à Dakar à 1500 km de la zone d’action. Le seul vrai problème est la centralisation du commandement qui impose l’autorisation présidentielle française pour chaque frappe. Cela fera échouer un raid, mais trois autres en décembre 1977 et mai 1978 détruisent autant de colonnes du Polisario. Ces coups conduisent à la fin des attaques, mais pas à la fin de la guerre. La chute du président mauritanien Moktar Ould Daddah en juillet 1978 à la suite d’un coup d’État militaire entraine la fin des revendications du pays sur le Sahara occidental et du même coup la fin de la guerre contre le Polisario.

Lamantin n’est pas encore terminée que se déclenche une nouvelle crise, dans la province du Katanga, ou Shaba, au sud du Zaïre (ex-­Congo belge). Après l’échec d’une première tentative en 1963, soutenu par des mercenaires, les partisans de l’indépendance de la province s’étaient réfugiés en Angola où ils ont formé le Front national de libération du Congo (FNLC). Les « Tigres katangais » du FLNC, soutenus par les Soviétiques et les Cubains, tentent une première incursion en avril 1977. Dans un contexte plus large où le Zaïre est allié à la France dans la lutte clandestine contre les mouvements prosoviétiques en Angola, le président Joseph Désiré Mobutu appelle à l’aide le président Giscard d’Estaing. Celui-ci répond d’abord timidement par une aide matérielle avec un pont aérien du 6 au 17 avril avec 13 avions de transport pour aider au transport de troupes dans le sud. Cela suffit alors. Le FNLC revient en mai 1978 beaucoup plus fort avec 3 000 combattants. La troupe s’empare de Kolwezi, une ville de 100 000 habitants, dont 3 000 Européens, et point clé du Shaba. Les exactions contre la population et notamment les Européens poussent cette fois le président français à intervenir directement au combat alors que les Belges penchent pour une simple évacuation des ressortissants. Le 19 et le 20 mai 1978, 700 soldats français sont largués directement sur Kolwezi. Au prix de cinq légionnaires tués, le FLNC est écrasé, chassé de la ville, et se replie en Angola. C’est le début d’une présence militaire française importante au Zaïre jusqu’au renversement de Mobutu.

Entre temps, la guerre a repris au Tchad où le Frolinat renforcé par l’aide libyenne lance une offensive vers N’Djamena. Le même gouvernement tchadien qui nous avait demandé de partir en 1975 nous appelle au secours trois ans plus tard. Nous intervenons, avec quatre groupements tactiques interarmes (GTIA), c’est-à-dire des bataillons de plusieurs centaines d’hommes formés d’unités de régiments professionnels différents, infanterie, cavalerie et artillerie, et la force de frappe des Jaguar revenue de Dakar. L’ensemble représente au maximum 3 200 soldats français. D’avril 1978 à mars 1979, cette opération, baptisée Tacaud, est l’occasion de cinq combats importants de la dimension de celui de Kolwezi, tous gagnés de la même façon par les soldats français. On ne parvient pas cependant à traduire ces succès tactiques en effets stratégiques, en grande partie parce que la situation politique nous échappe. Un peu sous la pression de la communauté internationale et de l’opposition politique française, où on voit d’un très mauvais œil cette intervention qualifiée forcément de « néocoloniale », on se rallie à une « solution négociée ». Les forces françaises et pour la première fois une force interafricaine, sont placées en situation neutre et donc impuissantes à l’imbroglio tchadien. Plusieurs gouvernements tchadiens sont constitués entre les différentes factions en lutte mais se défont rapidement.

C’est de N’Djamena qu’en septembre 1979 décollent les unités des opérations Caban et Barracuda, 500 hommes au total, en direction de Bangui où l’empereur Bokassa 1er que l’on soupçonne de se tourner avec l’Union soviétique est rejeté par la population et les pays voisins pour ses frasques et ses exactions. La ligne de la France est normalement de privilégier la stabilité des États, mais cette fois Valéry Giscard d’Estaing, lui-même accusé à tort de corruption avec Jean-Bedel Bokassa, accepte de renverser ce dernier et de le remplacer par son opposant David Dacko. Du 20 au 23 septembre, les forces françaises s’emparent sans combat de l’aéroport de Bangui M’Poko, puis de tous les points clés de la ville. Barracuda fait place juin 1981 aux Eléments français d’assistance opérationnelle (EFAO), qui servent pour longtemps de réserve pour toute l’Afrique centrale.

Sous la pression de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) et à la demande du gouvernement tchadien du moment, la France retire ses forces du Tchad à la fin du mois d’avril 1980 tandis que le pays bascule dans le chaos. Les forces françaises engagées se sont révélées tactiquement excellentes, mais contraintes à une pure posture défensive voire à de l’interposition, cette excellence n’a pour la première fois servi à rien. Dix-huit soldats français sont tombés, et cinq avions Jaguar ont été détruits, pour des effets stratégiques nuls.

Avec Tacaud s’achève piteusement le temps des « guépards », du nom du dispositif d’alerte des forces d’intervention terrestres françaises. En incluant l’intervention de dégagement de la base de Bizerte en juillet 1961, plus de cent soldats français sont morts en moins de vingt ans pour plus de 5 000 combattants ennemis au cours de dizaines de combats dont sept engageant au moins un GTIA ainsi que six grands raids aériens autonomes. S’il n’y a jamais eu de défaite sur le terrain, il y a eu des échecs partiels comme à Salal, en 1978, des surprises comme l’embuscade de Bedo au Tchad en 1970 et des coups dans le vide comme les trois phases de l’opération Bison au nord du Tchad en 1970 mais surtout beaucoup de victoires. Ces victoires ont permis d’obtenir des résultats opérationnels : l’armée tunisienne a été repoussée en 1961, le président de la république gabonaise libérée, la 1ère armée du Frolinat neutralisée, le Polisario stoppé, le FNLC vaincu et repoussé du Zaïre. Seule la 2e armée du Frolinat dans le BET n’a pas été vaincue mais simplement contenue.

Ce sont des résultats assez remarquables, mais qui ont atteint leur point culminant en 1979. Comme Superman face à la kryptonite, les forces armées françaises en Afrique sont invincibles sauf face à deux éléments qui n’effraient pas les soldats mais l’échelon politique à Paris. Le premier est la sempiternelle accusation de néo-colonialisme dès qu’un soldat français combat en Afrique, que cette accusation soit locale, surtout lorsque la présence française se perpétue au milieu des problèmes, ou en France même. Le second est la peur des pertes humaines, françaises au moins, et la croyance que cela trouble l’opinion publique. Ces deux kryptonites ont commencé à agir dès le début des interventions françaises, mais elles prennent une ampleur croissante à la fin des années 1970. Les opérations extérieures françaises sont alors très critiquées par l’opposition de gauche comme autant d’ingérences militaristes et néocoloniales, qu’il s’agisse de soutenir des dictateurs ou au contraire de les renverser comme Bokassa. Et pourtant on va continuer.

A suivre.

Hercule empoisonné. 2. Assistance, appui et ambiguïté (1981-1993) par Michel Goya

Hercule empoisonné. 2. Assistance, appui et ambiguïté (1981-1993)

 

par Michel Goya la Voie de l’épée – publié le 2 septembre 2023

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Alors qu’on décrit la France comme le « gendarme de l’Afrique », François Mitterrand parle dans les années 1970 du président Giscard d’Estaing comme d’un « pompier pyromane » ajoutant du désordre à l’Afrique par les interventions militaires. Mitterrand accède à la présidence en 1981, mais loin de mettre fin à la Françafrique militaire, il devient à son tour un pompier. Il est trop facile pour un président de la République de faire appel à l’armée et l’Afrique est le seul endroit où il est possible d’exister internationalement – une idée fixe de la France – avec un seul bataillon. La tentation est donc trop forte. Entre dirigeants africains obsédés par leur sécurité et présidents français obsédés par leur position politique en France et sur la scène internationale, l’usage de l’intervention militaire est une drogue.

Mitterrand endosse donc allègrement le costume de pompier, mais c’est un pompier qui craint le feu. Il fait intervenir toujours autant, mais désormais sans combattre, parce que c’est dangereux et que cela rappelle trop les guerres coloniales, nos deux kryptonites. En 1993, au moment de la crise entre le Nigéria et le Cameroun, ce dernier demandera l’aide de la France. En conseil de Défense, le président Mitterrand accepte une formule réduite à l’assistance, mais sans appuis aériens au prétexte suivant : «Imaginez l’effet sur les opinions publiques d’images montrant des avions pilotés par des Blancs écrasant sous les bombes des soldats noirs africains». Tout est dit sur la profondeur de réflexion de certains choix stratégiques et sur l’angoisse de l’étiquette « colonialiste ».

Mais on s’avance. En 1981, alors qu’on décide de ne peut plus combattre directement, du moins au sol (en fait de poursuivre la décision de Giscard d’Estaing depuis 1979) il ne reste plus dans le paquet d’actions possibles que l’aide matérielle, l’assistance technique et l’appui feu – les 3A – ainsi que la présence dissuasive.

On applique la nouvelle méthode comme d’habitude au Tchad, que l’on vient de quitter mais où le nouveau gouvernement, celui d’Hissène Habré cette fois, nous appelle au secours. N’Djamena est menacée cette fois par les forces du GUNT (gouvernement d’union nationale du Tchad) de Goukouni Oueddei, nouvel avatar du Frolinat, et surtout par la Libye qui revendique la bande d’Aouzou au nord du pays. Depuis juillet 1961 et la courte guerre contre la Tunisie, c’est la première fois que l’on peut se trouver face à un État africain. Oubliant allègrement qu’Hissène Habré, futur condamné pour crimes contre l’humanité, a torturé et assassiné un officier français quelques années plus tôt, Mitterrand accepte d’intervenir mais sans combattre.

Assez audacieusement, on joue un « piéton imprudent » en déployant très vite quatre GTIA au centre du pays et une puissante force aérienne à N’Djamena et Bangui (47 avions et 31 hélicoptères), ainsi que le groupe aéronaval au large des côtes libyennes. Le 15e parallèle est immédiatement décrit par la France comme une ligne rouge infranchissable sous peine de déclenchement de la guerre. Tout le monde est placé et bloqué devant le fait accompli.

Avec le détachement d’assistance militaire (DAMI) mis en place pour assister et parfois accompagner discrètement les Forces armées nationales du Tchad (FANT), on se trouve donc avec cette opération baptisée Manta en présence du corps expéditionnaire le plus complet et le plus puissant déployé par la France depuis 1962. La dissuasion fonctionne, même si un raid du GUNT au sud du 15e parallèle s’achève par la perte d’un Jaguar et la mort de son pilote, le président de la République se décidant trop tard à donner l’ordre d’ouverture du feu. Le bruit court qu’il aurait demandé si le Jaguar ne pouvait pas simplement tirer dans les pneus. Bien avant le « caporal stratégique », ce simple soldat pouvant avoir des dégâts d’image considérables par son attitude dans un environnement médiatisé, existait déjà le « président tactique » s’immisçant de manière désastreuse dans la conduite des opérations.

Pour compenser cet échec, la ligne rouge est placée au 16e parallèle, les effectifs français renforcés jusqu’à 3 500 hommes et les conditions d’ouverture du feu plus décentralisées. Le colonel Kadhafi finit par céder à la pression et accepte de retirer ses forces du Tchad en échange de la réciprocité française. C’est en réalité une manœuvre diplomatique et une tromperie. Le dispositif français est effectivement retiré en novembre 1984, mais au mépris des accords les Libyens continuent de construire une grande base à Ouadi Doum dans le nord du Tchad. La France laisse faire.

Les hostilités reprennent en février 1986 avec une nouvelle offensive rebelle et libyenne avec le franchissement du 16e parallèle. La France réagit cette fois par un raid aérien frappant la base de Ouadi Doum depuis Bangui. La Libye répond à son tour par le raid d’un bombardier Tu-22 sur N’Djamena, qui fait peu de dégâts et s’écrase au retour. Un nouveau dispositif militaire français est mis en place au Tchad. Il est baptisé Épervier et durera jusqu’en 2014. Les forces terrestres sont limitées cette fois à la protection du dispositif aérien et aux discrets conseillers placés au sein des Forces armées nationales tchadiennes (FANT).

Le tournant intervient lorsque Goukouni Oueddei se rallie au gouvernement tchadien. Celui-ci est alors assez fort pour lancer en janvier 1987, une vaste offensive de reconquête discrètement appuyée par la France avec les « soldats fantômes » du service Action de la DGSE et plus ouvertement par quelques frappes aériennes. Les FANT s’emparent successivement de toutes les bases libyennes et pénètrent en Libye. Le 7 septembre, trois bombardiers TU-22 libyens sont lancés en réaction contre N’Djamena et Abéché. L’un d’entre eux est abattu par un missile antiaérien français Hawk. Le 31 août 1989, la signature de l’accord d’Alger entre le Tchad et la Libye met fin au conflit. Le 19 septembre 1989, les services libyens organisent la destruction d’un avion long-courrier au-dessus du Niger qui fait 170 victimes, dont 54 Français. C’est jusqu’en novembre 2015, l’attaque terroriste la plus meurtrière menée contre la France. Comme lors des attentats d’origine iranienne de 1986, la « non attribution » de l’attaque permet de justifier de ne rien faire. La confrontation « sous le seuil de la guerre » contre la Libye de 1983 à 1989 aura donc coûté à la France toutes ces victimes civiles et 13 soldats tués, dont 12 par accident.

Malgré ce dernier coup, qui témoigne encore trois ans après les attentats de Paris de notre vulnérabilité aux attaques terroristes, on croît alors avoir trouvé avec le quadriptyque aide-assistance-appui-dissuasion une formule gagnante applicable partout. On oublie cependant une évidence : si un État fait appel à la France, c’est qu’il n’est pas capable de résoudre le problème lui-même avec une armée qui se trouve inférieure à celle de l’ennemi. L’aide française peut certes dissuader et éventuellement aider les troupes locales à gagner des combats, mais si personne ne résout les problèmes structurels qui ont fait que ces troupes étaient nettement plus faibles que celles de l’ennemi, cela ne change que provisoirement la donne opérationnelle.

Sans doute s’est-on un peu leurré sur notre rôle dans la victoire contre la Libye. Les troupes tchadiennes recrutés dans le BET, sensiblement les mêmes que les Français avaient affronté avec difficultés quelques années plus tôt, étaient d’un niveau tactique supérieur aux forces libyennes. Le changement d’alliance du GUNT a sans doute eu plus d’impact sur l’évolution du rapport de forces que l’aide française. C’est pourtant fort de cette croyance, que l’on va renouveler cette expérience à bien moindre échelle dans d’autres pays africains en difficultés.

Nul ne sait très bien pourquoi François Mitterrand a accepté d’intervenir militairement au Rwanda, les intérêts de la France dans les anciennes colonies belges des Grands Lacs étant des plus limités hormis une vague et fumeuse défense de la francophonie face à l’influence anglo-saxonne. Toujours est-il que lorsque le Front patriotique rwandais (FPR) lance sa première offensive au Rwanda depuis l’Ouganda en octobre 1990, le régime de Juvénal Habyarimana, dictateur putschiste depuis 1973 mais fin lettré, se trouve impuissant. Le FPR est un parti armé à l’ancienne qui a fait ses armes en Ouganda et se trouve bien plus fort que les Forces armées rwandaises (FAR). Habyarimana se trouve vers les seuls pompiers possibles : le Zaïre voisin qui envoie une brigade dont l’action se limitera au pillage du nord du pays, l’ancien colonisateur belge qui envoie un bataillon à Kigali et enfin la France qui envoie également un petit GTIA, le détachement Noroit.

La mission est une réussite puisqu’effectivement le FPR, dissuadé, ne tente pas de s’emparer de Kigali tout en restant en place dans le nord du pays. Les Zaïrois sont priés de quitter le territoire au plus vite et les Belges partent dès novembre 1990. Seuls restent les Français. Mitterrand a en effet accepté d’assurer la protection du régime en échange d’une démocratisation forcée du pas, la grande tendance du moment, et la négociation avec le FPR de Paul Kagamé. Le GTIA Noroit reste sur place, facilement renforçable depuis la Centrafrique et le Zaïre, et on forme un DAMI d’une trentaine d’hommes pour aider à la montée en puissance des Forces armées rwandaises qui souhaitent doubler de volume. On reproduit donc, à une échelle réduite, le schéma qui avait fonctionné au Tchad, à cette différence près que les FAR n’ont pas du tout la force de l’armée tchadienne. On reste ainsi pendant trois ans. Le FPR lance régulièrement des offensives qui sont stoppées par les FAR soutenues, conseillées et appuyées par les Français, non pas avec des Jaguar mais avec de l’artillerie (dont une batterie de pièces soviétiques fournies par l’Égypte) franco-rwandaise. Inversement les FAR sont incapables de réduire les forces du FPR.

Pendant ce temps on négocie à Arusha en Tanzanie et Habyarimana accepte le multipartisme. Après un an de négociations, le dernier accord est signé à Arusha en août 1993 par le nouveau gouvernement d’Agathe Uwilingiyimana. Ces accords prévoient l’intégration politique et militaire du FPR au Rwanda avec la mise en place d’un gouvernement et d’une assemblée de transition en attendant une stabilisation définitive. Un bataillon du FPR est autorisé à s’installer dans la capitale en décembre 1993, alors que la force française se retire à l’exception quelques rares conseillers dans le cadre de la coopération. C’est désormais la Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda (MINUAR) qui est le garant international de l’application des accords et de la sécurité du pays.

On se félicite alors beaucoup à Paris de la réussite de la méthode française, où sans engagement militaire direct et sans aucune perte au combat, on est parvenu à la fois à imposer la paix et la démocratisation du pays. Tout semble aller pour le mieux. Paul Kagamé, dirigeant du FPR, écrit même une lettre de remerciement au président Mitterrand. C’est en réalité un leurre. Ni le régime ni le FPR ne veulent à terme partager le pouvoir. Nous avons simplement gelé un affrontement, et une fois les soldats français partis, la réalité des rapports de forces reprend immédiatement le dessus et dans un contexte qui s’est radicalisé. Pendant que les forces françaises quittaient le territoire, mais que l’Élysée conservait un œil bienveillant et myope pour le régime de Kigali, certains partis politiques locaux nouvellement créés avec leurs milices se sont lancés dans une surenchère nationaliste sur fond de paranoïa ethnique largement alimentée par le spectacle terrible du Burundi voisin.

Livre : Assassinat ciblé et complexe terroriste : un survol préliminaire

Livre : Assassinat ciblé et complexe terroriste : un survol préliminaire

 

par Daniel Dory – Revue Conflits – publié le 2 septembre 2023


Dans son ouvrage sur la mort ciblée, Guerric Poncet propose l’une des premières analyses de ce sujet essentiel mais peu évoqué. Des premières pistes, qui méritent d’être approfondies avec d’autres études.

Guerric Poncet, La mort fantôme. L’assassinat ciblé comme arme de guerre, Éditions du Rocher, Monaco, 2023.

La place, les fonctions et les modalités des assassinats ciblés ont fait l’objet, jusqu’à présent, de relativement peu de travaux vraiment solides dans la littérature concernant la guerre et en particulier ses variantes irrégulières. Ceci est encore plus vrai concernant la production en langue française. La question concerne pourtant les chercheurs s’intéressant aux transformations de la conflictualité actuelle, et tout particulièrement ceux qui travaillent dans le domaine des études sur le terrorisme. C’est pourquoi il est nécessaire de signaler le petit livre de Guerric Poncet qui fournit, malgré ses limites évidentes, quelques éléments d’information préliminaire pour quiconque est amené à aborder le sujet de l’assassinat ciblé[1].

Ce premier livre d’un jeune journaliste du Point vise à présenter la question en partant d’une longue énumération d’un échantillon de cas historiques, avant de discuter de la légalité et de la légitimité de l’assassinat ciblé et d’exposer les principales manières de l’exécuter actuellement et dans un futur plus ou moins prévisible. Ce tour d’horizon d’un ensemble de thèmes assez peu abordés systématiquement et dont l’intérêt est évident est donc bienvenu, même si l’auteur aurait gagné à lire davantage et à consulter de vrais experts de la problématique qu’il se proposait de traiter. On se limitera ici à un bref commentaire sur trois aspects qui intéressent directement la recherche sur le terrorisme et qui justifient, en quelque sorte, la lecture de cet ouvrage dans cette perspective.

Question de la guerre

D’abord, il s’agit de clarifier la définition de l’assassinat ciblé, ce que Poncet réalise d’une manière peu satisfaisante (pp. 9-10), déterminant en partie le choix de son échantillon du chapitre historique. En effet, en considérant que ce type d’élimination concerne exclusivement des actions, généralement secrètes, commanditées par des autorités étatiques (gouvernements), on écarte du champ de l’analyse l’ensemble des actes perpétrés par des entités non-étatiques (groupes recourant au terrorisme, mafias diverses, forces paramilitaires variées, etc.).

Pourtant, dans tous les cas, la logique des assassinats est la même, à savoir l’élimination du fait de leur identité personnelle[2], et pour des motifs politiques, d’individus sélectionnés en raison des conséquences négatives que l’on attend de leur « neutralisation » dans le camp ennemi. Ce qui renvoie notamment aussi au débat en cours sur l’efficacité et/ou aux possibles effets contreproductifs de ce type d’actes, notamment dans le cadre des politiques contreterroristes.

Avant d’en traiter brièvement, il n’est pas inutile de rappeler que le terrorisme surgit, vers la fin du XIXe siècle, justement en rupture avec la pratique des assassinats politiques visant des chefs d’État et des dignitaires importants, surtout par les révolutionnaires russes et des membres de la mouvance anarchiste. Et par une de ces subtiles ironies dont l’histoire a le secret, on retrouvera la même logique à l’œuvre avec les « décapitations » programmées des dirigeants des organisations dites terroristes par Israël et quelques autres pays dont, surtout, les États-Unis dans la « guerre au terrorisme » qui débute en 2001.

Le deuxième motif qui incite à lire le livre de Poncet concerne donc, évidemment, les relations entre les assassinats ciblés et le contreterrorisme. Car bien que l’auteur n’aborde pas frontalement ce thème, bon nombre de ses développements sur la légalité/légitimité des assassinats ciblés y renvoient directement. Et la question est d’autant plus importante que l’élimination sélective est devenue au fil des années (surtout depuis l’administration Obama) l’instrument principal du contreterrorisme dans de nombreuses zones extérieures aux pays « occidentaux » (Afghanistan, Irak, Sahel, notamment).

Pour les chercheurs plus ou moins débutants en études sur le terrorisme, cet ouvrage est donc en mesure d’attirer salutairement leur attention sur cette problématique qui est centrale pour analyser l’aspect interactionnel du complexe terroriste, et les renvoyer à la lecture de textes relevant de la littérature spécialisée[3].

Enfin, en consacrant une place importante à l’aspect technologique (actuel et futur) des assassinats ciblés, et tout particulièrement aux drones qui sont devenus l’outil privilégié pour ce genre d’actions[4], l’auteur a fait œuvre utile. Ce qui confirme donc que la lecture de ce petit livre, consacré à des aspects souvent peu envisagés dans la réflexion sur le complexe terroriste, est recommandable pour autant que l’on se donne les moyens d’approfondir son contenu à l’aide de lectures complémentaires.


[1] Guerric Poncet, La mort fantôme. L’assassinat ciblé comme arme de guerre, Éditions du Rocher, Monaco, 2023.

[2] Sur la distinction entre les identités des victimes de la violence politique qui peuvent être personnelles (liées aux assassinats politiques) ; fonctionnelles (associées à la guérilla) ou vectorielles (qui caractérisent le terrorisme), voir : Daniel Dory ; Jean-Baptiste Noé (Dirs.), Le Complexe Terroriste, VA Éditions, Versailles, 2022, 13-14.

[3] Parmi les synthèses récentes, on peut consulter les chapitres suivants de deux manuels récents : Rory Finegan, « Targeted Killings. Perpetual war for perpetual peace ? », in : Andrew Silke (Ed.), Routledge Handbook of Terrorism and Counterterrorism, Routledge, London-New York, 2019, 471-482 ; et Jack McDonald, « Decapitation, repression, or cauterization ? The problem of targeted killings », in : David Martin Jones et Al. (Eds.), Terrorism and Counter Terrorism Post 9/11, Edward Elgar, Cheltenham, 2019, 53-64.

[4] Voir : Michael Boyle, « Drone warfare », in : Caroline Kennedy-Pipe et Al. (Eds.), Terrorism and Political Violence, Sage, Los Angeles, 2015, 267-276. On lira aussi avec profit l’article suivant concernant les possibles défenses contre ce type d’armes : Joseph Henrotin, « Lutte contre-drones. Quelles sont les options envisageables ? », DSI, N° 115, 2015, 86-95.

Point de situation : 1. Électrons, drones et saboteurs

Point de situation : 1. Électrons, drones et saboteurs

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 27 août 2023

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Si on connaissait le score des matchs à l’avance, il n’y aurait strictement aucun intérêt à les jouer. Il en est de même pour les batailles et même encore moins, car on y meurt. Sauf à constater un rapport de forces initial écrasant en faveur d’un camp au départ d’une opération militaire, il n’est pas possible de prédire ce qui va se passer ensuite, ne serait-ce que parce que les moyens engagés sont énormes et que les interactions entre les différentes forces amies et ennemis relèvent rapidement du problème à trois corps de la science complexe. Décréter dès maintenant le succès de l’échec final d’une opération en cours est donc comme décider qu’une équipe a gagné ou perdu à 30 minutes de la fin du match alors que le score est toujours nul et qu’il n’y a pas de domination outrageuse d’un camp.

Et bien évidemment ces opérations-matchs, sanglantes, ne sont-elles même que des affrontements isolés dans la cadre d’une confrontation-compétition de longue haleine, ce qui implique une réflexion en trois étages, qui forment aussi trois niveaux d’incertitude : la stratégie pour gagner la compétition, l’art opérationnel pour gagner les matchs de différente nature, la tactique pour gagner les actions à l’intérieur des matchs. Ces opérations-matchs, il y a plusieurs et de nature différente en cours dans la guerre russo-ukrainienne et on assiste donc aussi à beaucoup d’indécisions, au sens de sort hésitant et non de manque de volonté. Faisons-en rapidement le tour, en se concentrant aujourd’hui, pour respecter un format de fiche à 3 pages, seulement sur les « opérations de coups ».

J’avais utilisé initialement l’expression « guerre de corsaires » pour désigner les opérations en profondeur. C’était une expression du général Navarre, commandant le corps expéditionnaire français dans la guerre en Indochine, pour désigner le mode opératoire qu’il souhaitait initialement appliquer contre le corps de bataille Viet-Minh à base de guérilla, de frappes aériennes, d’opérations aéroportées et de camps temporaires. L’idée était bonne mais l’application fut déficiente. Le principe général est de donner de multiples petits « coups » : raids au sol, frappes aériennes ou navales, sabotages, etc. afin d’affaiblir l’ennemi. On peut espérer que cet affaiblissement suffise par cumul à faire émerger un effet stratégique, une reddition par exemple – ce qui arrive rarement – ou une neutralisation de l’ennemi, réduit à une menace résiduelle. Le plus souvent cependant cet affaiblissement est surtout destiné à faciliter les opérations de conquête, l’autre grand mode opératoire où on cherche à occuper le terrain et disloquer le dispositif ennemi.

Les opérations de coups relèvent d’abord des forces des espaces communs, la marine, l’armée de l’Air, la cyber-force, et des Forces spéciales, de manière autonome ou parfois combinée.

Passons rapidement sur les cyber-opérations, non parce que ce ne soit pas intéressant mais parce qu’il y a peu d’éléments ouverts sur cette dimension, dont on avait fait grand cas avant-guerre et dont on est obligé de constater que cela n’a pas eu les effets spectaculaires attendus. Peut-être que ce n’est plus un « océan bleu », une zone vierge dans laquelle les possibilités sont considérables, mais un océan très rouge occupé maintenant depuis longtemps, car l’affrontement n’y connaît ni temps de paix ni temps de guerre, et où les parades ont désormais beaucoup réduit l’efficacité initiale des attaques. Peut-être aussi que cet espace n’est simplement pas vu, et donc abusivement négligé par les commentateurs comme moi, d’autant plus que ce n’est pas leur domaine de compétences. On pressent néanmoins qu’il y a là un champ où les Ukrainiens, avec l’aide occidentale qui peut s’exercer à plein puisqu’elle y est peu visible, peuvent avoir un avantage et donner des coups importants aux réseaux russes.

Le champ aérien est beaucoup plus visible. On peut y distinguer le développement d’une opération ukrainienne spécifique anti-cités, que l’on baptisera « opération Moscou » car la capitale en constitue la cible principale. Sa première particularité est de n’être effectuée, désormais presque quotidiennement, qu’avec des drones aériens à longue portée made in Ukraine, les alliés occidentaux interdisant aux Ukrainiens d’utiliser leurs armes de pour frapper le sol russe. Des drones donc, et pour rappel entre trois types de campagnes aériennes utilisant uniquement avions, missiles et drones, la diminution de puissance projetée est quasiment logarithmique. Autrement dit, avec les seuls drones on fait très peu de dégâts. Un seul avion Su-30SM russe peut porter la charge utile de 400 drones ukrainiens Beaver, avec cette particularité qu’il pourra le faire plusieurs fois.

Qu’à cela ne tienne, l’opération Moscou introduit des nuisances – la paralysie des aéroports par exemple – mais fait peu de dégâts et c’est tant mieux puisque cette opération a un but psychologique. Elle satisfait le besoin de réciprocité, sinon de représailles et vengeance, de la population ukrainienne frappée par les missiles russes depuis le premier jour de guerre, et vise également à stresser la population russe, notamment celle de la Russie préservée, urbaine et bourgeoise de Moscovie, en faisant entrer la guerre chez elle.

Sa deuxième particularité est qu’elle est peut-être la première campagne aérienne « non violente » de l’histoire, hormis les bombardements de tracts de la drôle de guerre en 1939-1940, puisqu’il y une volonté claire de ne pas faire de victimes en frappant de nuit des objectifs symboliques (bureaux de ministères ou d’affaires en particulier, voire le Kremlin) vides. Cela le mérite aussi de satisfaire le troisième public : le reste du monde et en particulier l’opinion publique des pays alliés de l’Ukraine qui accepterait mal que celle-ci frappe sciemment la population des villes russes. Il n’est pas sûr que les Ukrainiens y parviennent toujours. Il y a déjà eu des blessés par ces attaques de drones et on n’est statistiquement pas à l’abri d’une bavure qui ferait des morts. Cela aurait pour effet à la fois d’écorner l’image de la cause ukrainienne – et cette image est essentielle pour le maintien ou non du soutien occidental – et de provoquer une réaction anti-ukrainienne de cette population russe que l’on présente surtout comme apathique.

Toutes ces attaques par ailleurs sont autant de défis à la défense aérienne russe qui peut se targuer de petites victoires et de protéger la population lorsqu’elle abat des drones mais se trouve aussi souvent prise en défaut. Dans tous les cas, elle est obligée de consacrer plus de ressources à la défense des villes et donc moins sur le front, et cette présence physique dans les villes contribue encore à faire « entrer la guerre » dans la tête des civils russes, un des buts recherchés par les Ukrainiens.

En bon militaire, je préfère les actions anti-forces aux actions anti-cités et l’opération Bases consistant à attaquer les bases aériennes russes dans la profondeur me paraît beaucoup plus utile que de détruire des bureaux d’affaires. Sur 85 avions et 103 hélicoptères russes identifiés comme détruits ou endommagés par Oryx, respectivement 14 et 25 l’ont été, au minimum, dans les bases. Ces attaques ont surtout eu lieu dans les territoires occupés, dont la Crimée, mais aussi en Russie, près de Rostov le 26 février et le 1er mars avec deux missiles OTR-21 Tochka. Le 30 octobre, c’est un sabotage au sol qui détruit ou endommage dix hélicoptères dans la région d’Ostrov très près de la Lettonie. En septembre 2022, ce sont deux bombardiers qui sont touchés (un Tu-95 et un Tu-22) lors de deux attaques au drone Tu-141 semble-t-il (des vieux drones de reconnaissance à longue portée modifiés) et plus récemment le 19 août près de Novgorod (un Tu-22) de manière plus mystérieuse. On peut rattacher à cette opération, le raid d’hélicoptères Mi-24 du 31 mars 2022 sur un dépôt de carburant à Belgorod, l’attaque aux drones de la raffinerie de Novochakhtinsk le 22 juin 2022. Toute cette campagne anti-forces en profondeur n’est encore qu’une série de coups d’épingle, mais ce sont les coups d’épingle les plus rentables qui soient.

Les Ukrainiens ont tout intérêt à développer encore cette campagne en profondeur avec une force de sabotage, autrement dit clandestine. C’est plus difficile à organiser que des frappes aériennes mais les effets sont peut-être plus forts. Comme les alunissages, la présence d’humains provoque plus d’impact psychologique dans les opérations militaires que celle de simples sondes et machines. Savoir que des hommes ont pénétré, violé presque, l’espace national en l’air et plus encore au sol pour y provoquer des dégâts provoque plus de choc que si les mêmes dégâts avaient été faits par des drones. Si en plus on ne sait pas qui a effectué ces actions et c’est la paranoïa qui se développe, dans la société et le pouvoir russes plus qu’ailleurs. Les Ukrainiens ont tout intérêt surtout à développer encore leur force de frappe à longue portée au-delà des drones, qui apportent surtout le nombre, avec des missiles à portée de plusieurs centaines de kilomètres. C’est ce qu’ils sont en train de faire avec plusieurs projets qu’il ne s’agit simplement d’inventer mais surtout de produire en masse. S’ils y parviennent, la campagne de frappes en profondeur prendra une tout autre dimension, qu’elle soit anti-cités avec les risques évoqués ou préférentiellement anti-forces. Peut-être par ailleurs qu’à partir d’un certain seuil, disons si tous les jours le sol russe est attaqué par des drones, missiles ou commandos, l’interdiction d’emploi des armes occidentales n’aura plus de sens et que les Ukrainiens pourront aussi les utiliser, ce qui augmentera les capacités d’un coup.

Si la capacité ukrainienne d’agir dans la profondeur russe n’a cessé d’augmenter, celle de la Russie en Ukraine n’a cessé au contraire de se réduire. Entre une puissante force aérienne, un arsenal imposant de missiles et une dizaine de brigades de forces spéciales, on pouvait imaginer l’Ukraine ravagée dans toute sa profondeur dès le début de la guerre.

L’emploi de tous ces moyens n’a duré en fait que quelques semaines et à un niveau très inférieur à ce à quoi on pouvait s’attendre, la faute à une doctrine incertaine en la matière et surtout à une défense aérienne ukrainienne solide. Les Russes ont donc descendu très vite l’échelle logarithmique de la puissance projetée, en commençant par réduire l’activité de leurs aéronefs pilotés au-dessus du territoire ukrainien pour les consacrer à la ligne de front, puis en réduisant rapidement la cadence de tir de missiles modernes, en leur substituant ensuite de plus en plus d’autres types de missiles aussi dévastateurs mais de moindre précision et souvent de moindre portée, et enfin à utilisant de plus en plus à la place des drones Shahed et des lance-roquettes multiples pour les villes à portée de tir.

Le tonnage d’explosif lancé par les Russes n’a cessé de se réduire, tout en se concentrant sur les villes assez proches de la ligne de front et en faisant quasiment tout autant de victimes civiles par moindre précision. On ne voit d’ailleurs plus désormais de ligne directrice dans ces frappes hormis le besoin de répondre par des représailles aux coups ukrainiens. C’est d’autant plus absurde que cela contribue à dégrader l’image russe, ce dont ils semblent se moquer à part que cela joue sur le soutien de l’opinion publique occidentale à l’Ukraine, une donnée stratégique pour eux. Bien entendu, cela ne diminue en rien la détermination ukrainienne, bien au contraire.

La campagne aérienne en profondeur russe pourrait être relancée par une production accrue de missiles et/ou leur importation cachée auprès de pays alliés, mais surtout par l’affaiblissement soudain de la défense aérienne ukrainienne en grande tension de munitions. Une défense aérienne sans munitions et ce sont les escadres de chasseurs-bombardiers russes qui pourraient pénétrer dans le territoire ukrainien et faire remonter d’un coup le logarithme de la puissance. Un des intérêts des avions F-16, qui sont avant tout des batteries air-air volantes à 150 km de portée, est de pouvoir contribuer à empêcher cela.

Un des mystères de cette guerre est l’emploi étonnant des Forces spéciales par les Russes. Le ministère de la Défense russe avait pris de constituer une solide armée. Chaque service de renseignement russe, FSB, SVR, GRU, dispose de ses Spetsnaz (spetsialnoe naznachenie, emploi spécial). Les deux unités du FSB, Alfa and Vympel, totalisent peut-être 500 hommes. Zaslon, l’unité du SVR à vocation internationale en représente peut-être 300. Le gros des forces est évidemment constitué par les sept brigades Spetsnaz à 1 500 hommes du GRU, le plus souvent rattachés à des armées, et les bataillons à 500 hommes affectés à chacune des flottes, soit avec le soutien peut-être 12 000 hommes. Les troupes d’assaut aérien (VDV) ont également formé un régiment puis une brigade spéciale, la 45e, enfin, un commandement des opérations spéciales (KSO) de peut-être 1500 hommes, a été rattaché directement au chef d’état-major des armées, à la grande colère du GRU. Bref, il y avait là, avec l’appui des VDV, de quoi mener constituer une force de sabotage dans la grande profondeur, ou même de guérilla, par exemple le long de la frontière polonaise en s’appuyant sur la base biélorusse de Brest.

Il n’en a rien été, la défense aérienne ukrainienne empêchant les opérations héliportées et la défense territoriale ou les forces de police ukrainiennes maillant bien le terrain. Les Forces spéciales, 45e brigade et brigades GRU ont d’abord été utilisées en avant, clandestinement ou non, des opérations terrestres, puis de plus en plus en remplacement d’une infanterie de l’armée de Terre totalement déficiente. Une 22e brigade Spetsnaz très réduite et ce qui reste de la 45e brigade sont ainsi actuellement en train de combattre en première ligne devant Robotyne. Des occasions ont très certainement été gâchées en la matière par les Russes et on ne voit pas comment il pourrait y remédier. Sans doute y songent-ils mais on n’improvise pas une force d’action en profondeur.

Au bilan et il faut le rappeler, les opérations en profondeur apportent rarement seules des effets stratégiques, mais elles contribuent à l’affaiblissement de l’ennemi à condition de ne pas coûter plus cher qu’elles ne « produisent ». À ce titre, les opérations russes ne produisent plus grand-chose, à mort des morts et des blessés et des destructions de cathédrale, ou tout ou plus un affaiblissement économique en s’attaquant par exemple aux infrastructures de commerce de céréales. Dans un croisement des courbes stratégiques, selon l’expression de Svetchine, les Ukrainiens montent au contraire en puissance, mais les effets matériels restent minimes au regard de ce qui se passe sur le front et il s’agit surtout d’effets psychologiques, assez flous mais pourtant certains. En 2024, il en sera sans doute autrement.

La prochaine fois on parlera de guérilla d’État terrestre ou navale.

Nicolas Sarkozy et le piège russe

Nicolas Sarkozy et le piège russe

 

par Jean-Philippe Immarigeon – Revue Conflits – parution le 26 août 2023

https://www.revueconflits.com/nicolas-sarkozy-et-le-piege-russe/


Comment finir la guerre en Ukraine ? Que faire avec la Russie ? Des questions qui mêlent les dimensions politiques, diplomatiques et militaires. Dans un récent entretien au Figaro, Nicolas Sarkozy a esquissé quelques idées qui ont déplu et qui ont suscité de nombreuses controverses.

L’absence de structuration intellectuelle de notre classe politique, qui ne sait plus que gouverner la France au doigt mouillé et verse dans ce « en même temps » qui semble avoir frappé déjà deux générations de responsables, laisse nos compatriotes désemparés. Les interventions et l’essai publié chez Fayard par l’ancien président de la République Nicolas Sarkozy, Le temps des combats, ne risquent pas de ramener les électeurs aux urnes même si la volée de bois vert que lui valent ses prises de position est en partie, mais en partie seulement, injustifiée.

J’avais moi-même, dès le lendemain de son entrée à l’Élysée, publié un peu amène essai [1] sur ce que nous disait du bonhomme un très puéril philo-américanisme dû à son inconnaissance manifeste des États-Unis. Sur ce point Nicolas Sarkozy est resté le même et affiche toujours son incompréhension des Américains. Ainsi lorsque, tout en justifiant sa décision solitaire de réintégrer le commandement OTAN, il dénonce les prétentions américaines de vassalisation de la France, montrant qu’il n’a toujours pas compris la puissance d’étouffement d’une nation qui se prétend impériale et qui met tous ses moyens au service de ses règles et de ses normes, et l’illusion de tous ceux qui croient pouvoir les amender de l’intérieur. Sarkozy relève que les Américains ne respectent que ceux qui leur bottent le cul ; c’est exact, mais pour cela il faut être dehors, pas dedans, et méditer l’aphorisme d’Henry Kissinger : « It may be dangerous to be America’s ennemy. But to be America’s friend is fatal. »

Sarko-le-Moscoutaire ?

Mais c’est sur la guerre russo-ukrainienne que Nicolas Sarkozy produit un surprenant salmigondis de truismes et de poncifs au milieu duquel percent toutefois quelques vrais morceaux de réflexion stratégique, malheureusement neutralisés par un narcissisme qu’on espère surjoué. Ainsi, s’attribuer le mérite d’avoir arrêté les chars aux portes de Tbilissi a dû faire rigoler les généraux russes : depuis Budapest il ne saurait être question pour eux de procéder autrement que par investissement des grandes villes, au sens où l’entend la poliorcétique, mais certainement pas d’y combattre surtout à l’heure du smartphone et des réseaux sociaux. La marche interrompue sur Tbilissi comme le leurre de Kiev doivent davantage à cet impératif qu’à l’entregent d’un ancien président français.

Pour le reste, Sarkozy fonde en grande partie son discours – il le dit en 2009, en 2014, il le répète en 2023 – sur le postulat branlant que les Russes ont déjà fort à faire à peupler l’immense Sibérie pour ne pas se perdre dans d’improbables conquêtes territoriales. Il répète surtout des pans entiers du narratif du Kremlin comme, en 2014, de mettre au compte d’une soirée de beuverie le rattachement de la Crimée par Khrouchtchev. Sarkozy est allé chercher sa baffe même si, parmi les bordées d’insultes picrocholines toutes plus ridicules et pitoyables, d’autres reproches sont totalement déplacés. Il s’est ainsi opposé à juste titre dès 2008 à l’intégration de l’Ukraine et de la Géorgie dans l’OTAN. Il a validé en 2011 la construction et la vente à la marine russe des deux porte-hélicoptères classe Mistral – L’Obs avait alors fait sa Une sous le titre « Sarko le Russe » – et en 2014 a dénoncé l’annulation précipitée et subreptice de ce contrat par un François Hollande apeuré des froncements de sourcil polonais, navires qui auraient été utiles aux Russes lors de la guerre contre Daech. Mais ces légitimes positions se télescopent avec un évident tropisme dont l’expression emblématique reste en 2010 l’érection, incongrue, en bord de Seine à Paris, d’une basilique orthodoxe qu’il m’a toujours plu de nommer « Notre-Dame-de-Poutine ».

Il y aurait également des accointances financières. On sait depuis certain dossier libyen l’éthique à géométrie variable de l’ancien président de la République, mais on n’avait pas beaucoup lu ses dénonciateurs sur ce même thème lorsque, tandis qu’une presse internationale étonnée en relevait la concomitance, la réintégration de la France dans l’OTAN avait été exactement contemporaine de la nomination d’Olivier Sarkozy, demi-frère, à un poste dirigeant du groupe Carlyle, pilier du complexe militaro-industriel washingtonien. Il y aurait donc des amitiés continentales suspectes par principe, mais d’autres, océanes, acceptables parce que partagées ? Il est vrai que la paille des réseaux Poutine est beaucoup plus amusante à dénoncer que la poutre d’une emprise américaine désormais bien documentée sur nos élites, nos médias et jusqu’à nos quartiers de banlieue.

Le retour de la SFIO

Car le chœur vertueux des pleureuses qui accusent Nicolas Sarkozy alors qu’elles nous ont enferrés dans l’impasse ukrainienne avec cette sérénité dans l’incompétence qui force le respect, comme disait Pierre Desproges, est bien en peine de justifier pourquoi nous avons basculé d’un soutien à l’Ukraine au projet d’abattre la Russie, et d’où lui vient cette haine étalée pour son histoire et sa culture.

J’ai sous les yeux un numéro du magazine américain Collier’s daté du 27 octobre 1951 qui raconte la chute prochaine de l’URSS et la fin du communisme au lendemain d’une troisième guerre mondiale allant de 1952 à 1955. Cette Russia’s Defeat and Occupation est illustrée en couverture par une carte de la partie européenne de ce qui était l’URSS, montrant l’Ukraine occupée avec Moscou comme siège des forces des Nations Unies, et un mâle GI portant le casque blanc aux doubles couleurs onusiennes et étatsuniennes. Cette unwanted war, qui commence par un nouveau Sarajevo (l’assassinat de Tito), est narrée dans ses moindres détails, avec force illustrations, statistiques, cartes et graphiques qui font de ce numéro – plus d’une centaine de pages grand format sur quatre colonnes et en petits caractères – tout à la fois un captivant roman de fiction et un remarquable essai politique [2]. C’est très amusant avec les publicités de l’époque vantant le bonheur d’être américain ; ça l’est beaucoup moins en 2023 sous la plume de nos intellectuels de bac à sable, avec leurs délires eschatologiques et leurs projections dystopiques copié-collé des mauvais comics des années cinquante [3]. À croire à les lire que le temps a suspendu son vol, que l’URSS existe toujours et qu’il s’agit de faire enfin cette guerre contre le péril rouge dont les généraux du Pentagone ont naguère été privés par Truman ou Kennedy.

Pourtant nombreux ont été, on le sait, mais il faut le redire, les avertissements des diplomates anglo-saxons depuis 1994 sur le danger de pousser l’OTAN jusqu’aux frontières de la Moscovie [4]. Côté français signalons l’intervention en 1997 de l’ancien premier ministre Michel Rocard qui s’étonnait de l’absence de débat en France alors que les Russes avaient déjà très officiellement averti : « Il est difficile de contester radicalement leur argumentation : quelles que soient nos arrière-pensées, elle est objectivement exacte [5] ». S’il ne s’agit pas de se faire le petit télégraphiste de la Russie, on peut la comprendre. C’est ce que semble avoir tenté l’actuel président de la République.

Le ravissement d’Emmanuel M*

Nicolas Sarkozy a dit dans un entretien au Figaro publié le 16 août : « Macron s’est fait mener par le bout du nez ». L’extraordinaire est qu’il l’a été successivement par les deux parties. Souvenez-vous : Poutine lui avait pourtant tendu une énorme perche le 7 février 2022 lors de sa visite au Kremlin, quinze jours avant l’invasion, sans rencontrer d’écho [6]. Que de temps déjà alors perdu depuis l’annonce de l’invasion à l’issue de la réunion du 21 décembre 2021 au Kremlin durant laquelle Poutine, devant la fin de non-recevoir de l’OTAN d’ouvrir des discussions sur la sécurité en Europe, avait dit : « On est sur le pas de notre porte, nous ne pouvons pas reculer, nous allons prendre des mesures militaires et techniques adéquates de représailles » !

Il fallut attendre l’automne 2022 pour qu’Emmanuel Macron réagisse. Sa position, la position de la France, tournait alors autour de deux axes : pas de garantie nucléaire étendue aux pays de l’ex-Europe de l’Est même en cas de confrontation directe avec la Russie, et refus réitéré d’intégration de l’Ukraine dans l’OTAN qui « serait perçue par la Russie comme quelque chose de confrontationnel » (21 décembre 2022). Et puis vinrent les sommets de Munich du 17 février et de Vilnius du 11 juillet 2023. Depuis, la France n’émet plus qu’un aimable gazouillis de caniche complaisant aux injonctions de Bruxelles et aligné sur les caprices du Grand-Duché de Varsovie. Politique totalement à contretemps puisque, sur le terrain, rien ne se passe comme les « experts » de plateaux TV nous l’avaient annoncé.

L’OTAN, machine à perdre

Un professeur britannique d’Oxford, avec qui j’avais naguère de longues discussions lors d’une summer session à l’Université de Berkeley en Californie, qui pestait contre Louis XVI d’avoir interféré dans une affaire coloniale anglaise et accouché d’une aberration historique (les États-Unis), m’avait un jour fait remarquer que la seule guerre que les Américains aient jamais gagnée sans l’aide d’alliés était leur Civil War (de Sécession pour nous). C’était après le Viêt Nam, mais avant l’Irak et l’Afghanistan. La guerre d’Ukraine, pour autant que le Pentagone l’a prise en main via l’OTAN, risque de s’ajouter à la liste des défaites, et cette fois-ci même avec des alliés.

« L’OTAN est la plus grosse concentration de bullshit jobs de la planète où on déblatère, on papote et on vapote à la cafeteria, où la réunionnite et la visioconférence font davantage de ravages qu’un virus chinois. C’est le clone de l’armée américaine avec son gaspillage à tous les étages, sa gabegie comptable, sa sous-productivité chronique, ses services hypertrophiés et redondants et sa logistique cyclopéenne qui réduisent à la portion congrue les unités combattantes [7]. » On ne pourra que se replonger dans l’ironie cruelle de Winston Churchill lorsqu’il évoquait le fiasco américain d’Anzio en 1944, daubant lui aussi comme seul un sujet de Sa Majesté sait le faire – surtout s’il est lui-même à moitié américain – sur cette armée grasse et impotente, structurée pyramidalement et fonctionnant aux ordres comme la prussienne mais sans le Grand Frédéric, essentiellement composés de chauffeurs, de mécaniciens, de brancardiers et d’états-majors. Quatre-vingts ans plus tard, le constat est toujours le même [8], et on aimerait la même lucidité de la part de nos Armées [9].

On semble encore ignorer à l’OTAN que les chars ne servent pas à percer un front, qu’ils y ont toujours échoué et qu’ils ne doivent être utilisés, pour citer Marc Bloch, qu’à taper dans du mou. L’échec ukrainien est écrit dans des conceptions héritées de la bataille conduite du regretté Maurice Gamelin – les commentaires vespéraux de nos chaînes d’info constituant des remakes de « la tenaille » en forêt de Machecoul dans la 7e Compagnie. L’inconséquente otanisation de nos Armées explique également en grande partie leur débâcle au Sahel, anticipée et annoncée pour cette même raison [10].

Il est vrai qu’en face les Russes n’ont pas davantage évolué, et leur peu d’appétence pour la blitzkrieg comme pour la guerre de rues leur a causé une cruelle désillusion. Aussi font-ils désormais ce qu’ils ont toujours su faire et bien : de la défense en profondeur. Salauds de Russes ! Mais pourquoi les Leopard réussiraient-ils là où les panzers ont naguère échoué ? La reconquête des territoires perdus est illusoire, et plus personne n’y croit en dehors des plateaux de LCI et des éditoriaux de Libération. Alors maintenant, on fait quoi ?

Sortir du piège

Il faut revenir au bon sens et à la raison, au temps des Metternich, des Rathenau et des Kissinger, lorsque la diplomatie n’était pas abandonnée à des cabinets de consultants moins cortiqués qu’une influenceuse exilée à Dubaï. Mais il ne saurait s’agir, et c’est là l’erreur répétée de Sarkozy, de neutralité de l’Ukraine ni surtout de redécoupage de ses frontières, l’Europe a chèrement payé ses erreurs dans l’ex-Yougoslavie. D’un côté l’Ukraine n’a aucune vocation, quoiqu’elle le prétende, à intégrer l’OTAN. Ce n’est d’ailleurs pas à elle, mais à l’Organisation, dont la France puissance nucléaire continentale est un des membres fondateurs, de décider si l’affectio societatis de 1949 est compatible avec cette intégration, autrement dit s’il est toujours de son intérêt à elle, OTAN, d’aller au contact des armées russes, quitte à se déjuger de ses récentes proclamations. Mais de l’autre l’Ukraine n’a pas pour autant à être soumise au déterminisme historico-géographique que lui assigne Sarkozy en lui imposant un statut de neutralité, et en faire un bantoustan aux marches de l’Europe, mais qu’on comprend dans l’orbite russe, même s’il a raison lorsqu’il écrit que « les pays ne changent pas d’adresse ».

Quant à un redécoupage territorial, la répartition des dépouilles entre les deux blocs militaires les mettrait au contact, ce qu’il faut précisément éviter. C’est la constitution d’un glacis stratégique qui est la seule porte de sortie [11], qui ne préjugera en rien du maintien des armées nationales des États qui s’y trouveront, ni de leurs alliances diplomatiques et commerciales respectives.

Il faut ramener ce conflit à sa seule controverse militaire, ne pas chercher à faire du global ni du complexe pour immanquablement s’y perdre, et exclure la question de l’entrée de l’Ukraine dans l’UE qui se fera éventuellement à son heure et dont on ne voit pas, au nom de son intérêt bien compris, pourquoi la Russie continuerait à y objecter. Que faire alors de ce couplage OTAN/UE qui est gravé dans le marbre des textes européens, et qui avait en grande partie motivé le refus des Français de voter le projet de texte constitutionnel lors du référendum de 2005 ? Il faut le faire sauter, n’en déplaise à cet ancien président de la République qui nous l’avait imposé, passant en force aux Congrès à Versailles pour faire ratifier le Traité de Lisbonne, mais dont la mémoire sur cet épisode semble bien sélective.

La lettre du Kremlin

Il faut surtout penser français, ce que personne ne semble faire depuis le début de la guerre. En janvier dernier, la Rand a publié un dossier envisageant plusieurs hypothèses de développement du conflit, et à chaque fois les avantages et les inconvénients pour les seuls États-Unis, résumés dans des tableaux titrés : « Potential Benefits/Costs… for the United States » [12]. On ne saurait mieux exprimer ce qui leur importe que la conclusion : « to start a process that could bring this war to a negotiated end in a time frame that would serve U.S. interests ». Pourquoi la France n’en fait-elle pas autant et n’exprime-t-elle pas ses propres intérêts stratégiques ? Par solidarité avec ses partenaires atlantiques et européens qui la paient si bien en retour ? Par surdimensionnement de ses obligations otaniennes alors que, contrairement à ce qu’écrit Sarkozy qui s’illusionne comme beaucoup sur un engagement américain, l’Article 5 n’impose nullement une aide militaire directe au soutien du pays agressé, sinon jamais le Sénat de Washington n’aurait ratifié le Traité de 1949 ?

On signalera au passage que, sur la page du site de l’OTAN consacrée à la Résolution 239 dite Vandenberg, votée en 1948 par le Sénat américain aux fins de permettre la signature du Traité, il est indiqué dans la version française (mise à jour d’octobre 2009) qu’un des objectifs est « la signature d’accords mettant des forces armées à la disposition des États-Unis » (pour United Nations dans le texte anglais voté). Lapsus scriptae on ne peut plus lacanien. Sarkozy n’a décidément rien compris à l’Amérique alors qu’il suffit de la lire.

Et à la Russie ? S’il voulait se rendre utile, il prendrait l’avion de Moscou et arracherait à son « ami » Poutine un engagement de se retirer militairement et nucléairement de Kaliningrad, de Biélorussie et de Crimée en échange d’un retrait de l’OTAN de Finlande, des États baltes et de l’abandon de l’intégration de l’Ukraine et de la Géorgie. Il ne le fera pas, pas plus qu’Emmanuel Macron qui, depuis Munich, se terre, se tait et abdique son devoir de chef de l’Etat de la plus vieille nation du continent. Mais qu’attendre d’autre d’un Young Leader claquemuré dans le monde merveilleux de McKinsey ?


Notes

[1] Sarko l’Américain, Les Pérégrines (ex Bourin Editeur), 2007. On relira tout particulièrement le chapitre intitulé « Les paradoxes de Nicolas ».

[2] Après une narration cinématographique de la guerre atomique, le retournement se fait non seulement par un sursaut militaire occidental, mais par l’effondrement du régime, la rébellion du Goulag et le soulèvement de la population russe.

[3] L’éditorial d’introduction de Collier’s résumait ainsi son propos : « To warn the evil masters of the Russian people that their conspiracy to enslave humanity is the dark, downhill road to World War III ; to sound a powerful call for reason and understanding between the peoples of East and West – before it’s too late ; to demonstrate that if the war we do not want is forced upon us, we will win » . Pour retrouver presque mot à mot la même rhétorique, voir par exemple Bernard Guetta, « Contre Vladimir Poutine, la realpolitik », Libération, 29 novembre 2022, ou Bruno Tertrais, « La chute de la Maison Russie », Institut Montaigne, 13 décembre 2022.

[4] William Perry (secrétaire américain à la Défense) dès 1996, Jack Matlock (ambassadeur américain en URSS) un an plus tard, George Kennan en 1998, Bill Burns (directeur de la CIA) en 2008, Paul Keating et Malcolm Fraser (Premiers ministres australiens) en 1997 et 2014, Roderic Lyne (ambassadeur britannique en Russie) cette même année, Henry Kissinger en 2014, John Mearsheimer et Robert Gates (ancien secrétaire américain à la Défense) en 2015.

[5] « OTAN : danger », L’Express, 13 mars 1997, et Le Monde, 19 avril 1997.

[6] Voir la nouvelle préface à l’édition poche de Jean-Pierre Dupuy, La guerre qui ne peut pas avoir lieu. Essai de métaphysique nucléaire, Points Essais, 2019. Également Le Cadet n° 88, « Le retour de Folamour », in La Vigie, 12 février 2022.

[7] J-Ph. Immarigeon, « OTAN » in Abécédaire du souverainisme, Front Populaire, Hors-Série n° 1, 2020.

[8] « Command and performance has regressed, largely as a result of our headquarters incorporating american military information technology as well as replicating american headquarters structures and manning. » Eitan Shamir, Transforming Command, Stanford University Press, 2011, cité dans « Mission Command : The Fall of Strategic Corporal & Rise of the Tactical Minister », article du 23 avril 2017 non signé sur le site Wavell Room. « We have employed increased quantities of manpower, technology and process to try and make sense of the exponentially increasing volumes of information piped into an increasingly static headquarters. These bloated headquarters have bred a culture of over planning and control. The information technology revolution has allowed ministers and UK based senior officers to directly reach down to the tactical level in distant operational theatres, creating an expanded bureaucracy with a function of identifying and mitigating risk that has not receded. ».

[9] Un officier s’y est naguère essayé dans les colonnes de la Revue Défense Nationale : Colonel François-Régis Legrier, « La bataille d’Hajin : victoire tactique, défaite stratégique ? », RDN n° 817, février 2019.

[10] Voir de l’auteur, « La Guerre des Français », RDN n° 777, février 2015, en ligne sur Cairn, et les travaux de Michael Shurkin dont France’s war in Mali : Lessons for an expeditionnary army, publié par la Rand à l’automne 2014 et commenté dans l’article précité.

[11] Voir la carte illustrant mon précédent article, « L’impasse ukrainienne », Conflits, 28 mai 2023.

[12] Samuel Charap & Miranda Priebe, Avoiding a Long War. U.S. Policy and the Trajectory of the Russia-Ukraine Conflict, Rand Corporation, janvier 2023.

Ce traité qui favorise l’immigration des Algériens en France: l’héritage secret du général De Gaulle

Ce traité qui favorise l’immigration des Algériens en France: l’héritage secret du général De Gaulle

Le général De Gaulle durant son dernier voyage en Algérie, du 9 au 13 décembre 1960. Sa visite provoqua de nombreuses manifestations européennes et musulmanes, pour et contre l’Algérie française. LE CAMPION/SIPA / LE CAMPION/SIPA

GRAND RÉCIT L’accord du 27 décembre 1968, qui facilite l’immigration des Algériens en France, a eu raison de ce qui avait été le cœur de la politique algérienne du général De Gaulle : éviter la submersion de la France par l’immigration.

Splendeurs et misères de la stratégie française en Afrique

Splendeurs et misères de la stratégie française en Afrique

 

par Catherine Van Offelen – Revue Conflits – publié le 18 août 2023


Un coup d’État de plus au Sahel. Un coup d’État de trop ? Au moment où une junte militaire renversait le président nigérien Mohamed Bazoum le 26 juillet dernier, Emmanuel Macron se trouvait à 18 000 kilomètres de là, à Nouméa, pour clamer que « la Nouvelle-Calédonie est française ». Hasard du calendrier, le symbole n’en est pas moins éloquent. Alors que le séparatisme menace l’Océanie française, l’influence française sur le continent africain se délite. Les attitudes hostiles à la France, tandis que la France essaie tant bien que mal de maintenir ce que le journaliste Jean-Claude Guillebaud appelait jadis « les confettis de l’empire »[1], vestiges mélancoliques d’une grande fête évanouie.

Ce coup d’État – le cinquième en deux ans au Sahel – est un clou de plus dans le cercueil des ambitions françaises dans la région. Celle-ci fut plongée dans une spirale infernale à partir de l’intervention militaire de la France en Libye en 2011 et la chute du régime de Kadhafi qui s’ensuivit. Quantité d’armes de l’ex-dictateur furent pillées puis se répandirent dans les pays voisins, si bien que le chaos libyen déstabilisa bientôt l’ensemble du Sahel. À partir de 2013, la France lança une deuxième guerre, pour tenter de réparer les conséquences de la première.

La contagion putschiste s’étend au Niger

Mais l’opération Barkhane, déployée au Sahel où elle traquait les groupes armés depuis neuf ans, a créé des attentes impossibles à satisfaire. La présence française, perçue comme un résidu d’ingérence coloniale, a soulevé les opinions publiques contre elle. Certes, l’opération a éliminé 3 000 combattants djihadistes au cours des neuf dernières années. Mais les groupes armés terroristes (GAT), loin de réduire leur empreinte, ont proliféré jusqu’à essaimer dans les pays du golfe de Guinée. Leurs combattants, qui n’étaient que quelques centaines en 2013, se comptent par milliers aujourd’hui. La France a gagné toutes les batailles, mais perdu la guerre.

À la racine du rejet de la France au Sahel, il y a donc la frustration générée par l’incapacité de l’une des plus grandes armées du monde à résorber le fléau djihadiste. L’incompréhension s’est muée en suspicion et la suspicion en véritable rejet. Un terreau fertile cultivé par des opérateurs politiques locaux, qui en ont fait une rente de situation, ainsi que par des acteurs extérieurs, notamment russes.

Le Niger, un État pivot

Que reste-t-il de l’aventure sahélienne de l’armée française ? Le Niger constituait le dernier bastion démocratique et l’ultime pivot du dispositif antidjihadiste de la France. Le pays, où Mohamed Bazoum avait été élu à 55% deux ans plus tôt dans le cadre d’une alternance démocratique jugée exemplaire, affichait une certaine stabilité politique. Après avoir été chassée du Mali en 2022 et du Burkina Faso en février 2023, l’armée française avait donc partiellement réinstallé ses troupes au Niger, soit 1 500 militaires, principalement positionnés sur la base aérienne projetée (BAP) dans la périphérie est de Niamey. Mais cette présence est en suspens depuis que la junte a exigé le départ de ces militaires d’ici à début septembre.

Or les solutions de repli se réduisent. Avec le Tchad, où l’armée française reste présente (1 000 hommes), les relations bilatérales ne sont plus les mêmes depuis que Mahamat Idriss Déby a succédé à son père sans égard pour la Constitution. Au Sénégal, les récentes manifestations signalent une détérioration de la situation politique, tandis qu’en Côte d’Ivoire, qui compte 900 soldats français, la succession d’Alassane Ouattara, 81 ans, est source d’inquiétude.

Pauvreté du Niger

Le Niger est l’un des pays les plus pauvres du monde, avec 41,8 % de la population vivant dans l’extrême pauvreté en 2021, selon les Nations unies. Ce pays sahélien musulman, grand comme deux fois et demie la France et peuplé de 25 millions d’habitants, connaît également l’une des plus fortes croissances démographiques de la planète, avec une moyenne de 7 enfants par femme. La population, qui comptait quatre millions d’habitants au moment de son indépendance en 1960, pourrait atteindre les 70 millions en 2050. Quant aux forces armées nigériennes, elles sont déjà durement éprouvées par le terrorisme: au nord-ouest, dans la zone dite des « trois frontières », elles affrontent des groupes djihadistes liés à Al-Qaïda et au groupe État islamique (EI) qui sévissent aussi au Mali et au Burkina Faso. L’armée nigérienne doit également combattre Boko Haram qui sévit depuis des années à Diffa dans le sud.

Malgré ces fragilités endémiques, le Niger était devenu la pièce maîtresse de l’ancrage militaire français dans la région. Avec le coup d’État du général Abdourahamane Tiani, la France perd en outre son principal partenaire en matière de contrôle des flux migratoires au Sahel. Le pays est en effet la plaque tournante des migrants désireux de se rendre en Europe. Porte d’entrée du désert, carrefour des migrations et de toutes les contrebandes, Agadez est le point de départ des principales routes menant vers la Méditerranée, via la Libye ou l’Algérie. La crise actuelle, couplée à la dégradation sécuritaire et les conséquences économiques des sanctions, fait craindre un relâchement du contrôle des frontières, voire une vague migratoire d’ampleur.

À Niamey, les scènes ont des airs de déjà-vu. Le drapeau russe est brandi devant l’ambassade de France devenue une forteresse assiégée. « Notre politique africaine s’effondre sur nous » avertit l’ancien ambassadeur Gérard Araud[2]. Une fois de plus, le Quai d’Orsay se trouve confronté à l’épineuse, la lancinante et désormais brûlante équation africaine : la France a-t-elle toujours vocation à rester en Afrique ? Et, si oui, comment préserver son influence sur le continent tout en évitant l’écueil de l’impopularité ? Une équation à double inconnue qui, si elle n’est pas résolue, risque de faire boire à la France la coupe jusqu’à la lie. Car nul ne sait si demain le virus antifrançais ne se propagera pas au Tchad ou en Mauritanie, au Sénégal ou en Côte d’Ivoire.

La France à la croisée des chemins sahéliens

La crise au Niger révèle au grand jour la panne de la stratégie de la France au Sahel. Les vieilles idées demeurent, sans que se dessine une nouvelle politique. La rituelle promesse de la fin de la Françafrique, invoquée par Emmanuel Macron tout comme ses prédécesseurs, appelait d’autres lendemains. Le président de la République « avait cru en 2017 pouvoir passer l’ardoise magique sur la période postcoloniale en proposant à la jeunesse africaine de replier les rétroviseurs » explique le spécialiste de l’Afrique Antoine Glaser. Mais en vain : tout passe, sauf le passé. Les ingérences – réelles ou perçues – de la France attisent un ressentiment qui peut sembler paradoxal au vu de l’aide au développement considérable fournie (97 millions d’euros engagés au Niger en 2021, selon les chiffres disponibles sur le site internet de l’Agence française de développement). Paris subit aujourd’hui la double peine de son interventionnisme en Afrique : la perte de son influence économique et le développement du sentiment anti-français.

 

 

Désormais, la France tergiverse, tiraillée entre la nostalgie de ses rentes politiques d’antan et le changement d’époque qui se profile, entre la préservation de l’attribut de puissance que constituaient ses anciennes colonies et le farouche désir d’émancipation de celles-ci. Un atermoiement qu’elle paie au prix fort. La « réarticulation » de Barkhane annoncée en février 2022 n’a toujours pas été détaillée. Emmanuel Macron avait évoqué en février dernier le souhait de transformer les bases militaires françaises sur le continent en académies militaires, cogérées avec les pays d’accueil[3], mais sans donner de précisions. Le président de la République joue l’ambigüité. Il a compris la nécessité d’un changement de paradigme, mais s’est arrêté à mi-chemin. Trop vague pour être lisible, trop confuse pour être crédible, trop tiède pour être efficace, la politique africaine de la France continue de s’effilocher au gré d’événements subits.

Que faire ?

À présent, la France est devant l’urgence et l’histoire à la fois. L’heure est au choix. Le temps joue pour les putschistes, chaque jour passé légitimant un peu plus la junte au pouvoir. La France se trouve à un carrefour inconfortable de solutions toutes également mauvaises. Soit elle décide de tendre la main à la junte, ce qui semble a priori inacceptable. Soit elle décide de soutenir une éventuelle intervention militaire conduite par un groupe de pays de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao), ce qui risquerait d’enflammer la région, un désastre humanitaire dont la France serait certainement tenue pour responsable. Soit elle procède à un retrait complet de ses troupes, ce qui constituerait un aveu d’impuissance. La France est, comme les héros de tragédie classique, placée devant un dilemme inextricable. Plus pragmatiques, les États-Unis ont fini par opter pour la voie du dialogue avec les putschistes. De fait, pire que la dictature, il y a l’anarchie. Et pire que l’anarchie, il y a la guerre civile.

De plus en plus de voix s’élèvent pour demander que la France baisse le pavillon en Afrique. Après tout, l’ensemble du continent africain ne représente que 5% des échanges commerciaux avec la France ; le Sahel compte pour moins du dixième de ce total. « Puisque les Africains ne veulent pas de nous, partons ! » clament ces esprits. Pourtant, cela revient à faire fi de trois siècles d’aventures communes et d’un lien profond, survivant aux déceptions, aux espoirs et aux malentendus. En outre, l’Afrique est démographiquement le continent le plus jeune de la planète. Ses immenses ressources lui donneront un rôle crucial à moyen terme dans l’économie mondiale. Culturellement, la France y détient un avantage comparatif indéniable.

La ligne est étroite entre les nostalgies possessives, le goût des résidences exotiques, les rêves de grandeur et la tentation militaire, mais elle existe. Elle exige de consacrer davantage d’efforts diplomatiques, d’encourager vigoureusement ses entreprises, et de ne privilégier les solutions militaires que pour des missions tactiques ponctuelles, discrètes et ciblées, actionnées en strict partenariat avec les forces armées locales. Il n’est pas trop tard, mais il est plus que temps.


[1] Jean-Claude Guillebaud, Les Confettis de l’empire, Paris, Le Seuil, 1976.

[2] Gérard Araud, « Niger, Mali, Burkina Faso… Notre politique africaine s’effondre sur nous », Le Point, 1er aout 2023.

[3] Toutes les implantations – Côte d’Ivoire, Sénégal, Gabon, Tchad – sont concernées, à l’exception de la plus grande, Djibouti.

Catherine Van Offelen est Consultante en sécurité internationale, spécialiste des questions de sécurité et de terrorisme au Sahel et en Afrique de l’Ouest.

La « Françafrique » fantasmée des intellectuels et des médias français est morte

La « Françafrique » fantasmée des intellectuels et des médias français est morte

par Raphaël Chauvancy – Thétrum belli – publié le

 

Le putsch au Niger a donné lieu à de nouvelles démonstrations antifrançaises et à un flot de commentaires à Paris. Ceux de Rémi Carayol en réponse à une interview du Figaro du 11 août sont parmi les plus révélateurs des fourvoiements français.

 

« Il y a dans l’armée et surtout au sein des officiers un puissant souvenir des épisodes « glorieux » de l’armée française, et qui remontent en partie à l’époque coloniale. Cette vision se transmet souvent de père en fils chez les officiers ». Pour faire bonne mesure, « parmi les sous-officiers que j’ai pu interroger beaucoup avaient l’impression d’être perdus dans cet environnement, de n’y rien comprendre ». Rémi Carayol ne nous apprend rien sur les perceptions des Africains ou sur les causes du déclin français en Afrique. En revanche, il en dit beaucoup sur ses propres préjugés.

Le cliché complotiste d’une caste d’officiers arrogants attachés de père en fils aux débris d’un ordre colonial révolu et d’une clique de sous-officier obtus, dépassés par les évènements, prêterait à rire s’il ne constituait le fond de sac de nombreux analystes français de l’Afrique. Ce sont eux qui ont mis au France au banc des accusés sur le continent. Leur incapacité à analyser l’Afrique sous le prisme des relations internationales et en dehors de leurs fantasmes idéologiques ont nourri le narratif de la milice Wagner et fait le malheur des populations.

La Françafrique est morte. Ses protagonistes ne sont plus. Les intérêts économiques entre Paris et l’ensemble de la zone du franc CFA sont devenus dérisoires et ne représentent que 0,6% du commerce extérieur français. Sur le plan militaire, les Etats de la région multiplient les partenariats qui laissent à la France une position importante mais plus exclusive.

Seulement, une certaine intelligentsia refuse de l’accepter. La Françafrique est son « ailleurs idéal », c’est-à-dire le prolongement fantasmé de ses combats idéologiques métropolitains. Antimilitariste et paternaliste, elle y essentialise les militaires français en colonialistes impénitents, les Africains en victimes perpétuelles et elle-même en chevaleresque redresseuse de torts.

Elle ne comprend rien à l’Afrique car elle assimile ses habitants aux minorités « raciales » défavorisées des grandes métropoles américaines ou européennes, recyclant les vieilles lunes de la lutte des classes en lutte des « races ». En plaquant les catégories de son petit monde à un continent divers et complexe, elle passe à côté des grandes tectoniques à l’œuvre. Ses préjugés exaspèrent les élites africaines. Elle sert même d’idiote utile aux militaires putschistes les plus rétrogrades, aux nervis russes les plus criminels, aux agents chinois les plus cyniques dans l’exploitation des ressources naturelles locales et aux lobbyistes anglo-saxons les plus décomplexés. Les intellectuels français ont bien mérité leur place parmi les maux qui rongent l’Afrique.

Les facteurs du déclin français au Sahel ne sont pas forcément ceux que l’on met le plus communément en avant. L’impuissance de Paris à appuyer l’ordre constitutionnel des États amis, directement ou, plus subtilement, en autorisant enfin la création de sociétés militaires privées, la fait passer pour un partenaire faible et peu fiable. Le fourvoiement de sa diplomatie dans l’activisme LGBT a discrédité son combat légitime en faveur de l’égalité des droits de tous et démonétisé ses valeurs. Le spectacle de ses crises intérieures à répétition, de la crise des retraites aux émeutes urbaines en fait un contre-modèle pour des États dont le premier souci est la quête d’ordre et de stabilité. Son incapacité à agir de manière globale et à mettre en valeur ses réalisation est illustrée par la discrétion de l’Agence Française de Développement dont l’œuvre remarquable est prise pour celle d’une ONG apatride par les populations qui n’en sont donc d’aucun gré à la France qui est pourtant une des principales pourvoyeuses d’aides internationales. L’intervention catastrophique décidée par le président Sarkozy en Libye a discrédité la diplomatie française en Afrique. Enfin, Paris a mis du temps à comprendre que l’excellence opérationnelle et les coups portés à l’ennemi ne pouvaient tenir lieu de politique ; une guerre menée sans définir un état final recherché réaliste ne peut que s’éterniser jusqu’à lasser les populations.

Il est impératif de se livrer sans états d’âme à un bilan politique et stratégique de l’action de la France en Afrique mais le sujet mérite mieux que des poncifs ethnocentrés.

Raphaël CHAUVANCY

Raphaël CHAUVANCY est officier supérieur des Troupes de marine. Il est en charge du module « stratégies de puissance » de l’École de Guerre Économique (EGE) à Paris. Il concentre ses recherches sur les problématiques stratégiques et les nouvelles conflictualités. Il est notamment l’auteur de « Former des cadres pour la guerre économique », « Quand la France était la première puissance du monde » et, dernièrement, « Les nouveaux visages de la guerre – Comment la France doit se préparer aux conflits de demain ». Il a rejoint l’équipe de THEATRUM BELLI en avril 2021.

Neuf mois et après par Michel Goya

Neuf mois et après

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 16 août 2023

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Dans la guerre moderne, le succès d’une opération de conquête se mesure aux grandes villes dans lesquelles on plante des drapeaux. Or, qu’il s’agisse de l’offensive d’hiver russe ou de l’offensive d’été ukrainienne, nul nom de ville n’est apparu dans le paysage stratégique depuis la libération de Kherson en novembre dernier à l’exception de Bakhmut, une ville de la taille d’Asnières-sur-Seine prise après dix mois de lutte. On ne parle plus en réalité que de villages, voire de lieux-dits ou de points hauts, en considérant que leur prise ou leur défense constitue des victoires. À l’horizon microtactique, celui des hommes sous le feu aux émotions exacerbées par la présence de la mort, cela est vrai. Une rue défendue pendant des jours peut y constituer l’évènement d’une vie. À l’échelon stratégique, celui des nations en guerre, un village ne peut pas en revanche être considéré en soi comme une victoire.

Bras de fer

On peut donc se féliciter de la prise par les Ukrainiens du village d’Urozhaine dans le secteur de Velika Novosilka ainsi que sans doute de celle prochaine de Robotyne dans le secteur d’Orikhiv, mais ce ne sont toujours pas des victoires stratégiques. Les forces ukrainiennes sont toujours dans la zone de couverture d’un dispositif de défense russe qui reste solide. On reste donc toujours très en dessous de la norme de 50 km2/jour qui, assez grossièrement, indique si on est en train de réussir ou non l’opération offensive selon le critère terrain. Ajoutons que dans les opérations ukrainiennes périphériques : l’encerclement de Bakhmut, la guérilla dans la région de Belgorod ou les coups de main sur la rive est du Dniepr dans la région de Kherson, les choses évoluent également peu. La progression autour de Bakhmut semble même arrêtée par la défense russe sur place, mais aussi peut-être par la nécessité ukrainienne de renforcer la zone de Koupiansk à Kerminna où les 6e, 20e et 41e armées russes, renforcées du 2e corps d’armée LNR, exercent une forte pression avec même une petite progression en direction de Koupiansk. Dans les faits, le transfert de forces du secteur de Bakhmut vers les secteurs menacés plus au nord semble être le seul vrai résultat obtenu par l’opération de revers russe. Comme on ne voit pas comment l’armée russe serait montée en gamme d’un coup, on ne voit pas non plus comment elle obtiendrait maintenant ce grand succès offensif qui lui échappe depuis juillet 2022.

On reste donc sur un bras de fer où les mains des deux adversaires bougent peu, mais ce qui importe dans un bras de fer n’est pas visible. À ce stade, l’hypothèse optimiste pour les Ukrainiens est que les muscles russes perdent leur force plus vite que les leurs et les choses basculent d’un coup. Or, les chiffres de pertes matérielles constatées de manière neutre (Oryx et War Spotter) ne donnent toujours pas une image claire d’un camp qui l’importerait nettement selon le critère des pertes.

Premier combat, celui des unités de mêlée : du 7 juin au 15 août, on constate que les Russes ont eu 10 véhicules de combat majeurs (tanks + AFC + IFV + ACP) russes perdus ou endommagés chaque jour, contre 4 à 5 pour les Ukrainiens. Ce qu’il faut retenir c’est que les Ukrainiens perdent chaque jour l’équivalent d’un bataillon de mêlée (chars de bataille-infanterie) sur les 400 dont ils disposent pour conquérir 7 km2. Les Russes perdent sans doute également un bataillon chaque jour mais plus gros que celui des Ukrainiens. La tendance depuis deux semaines est plus favorable aux Ukrainiens, mais sans que cela puisse être considéré comme un écart décisif.

Deuxième combat, celui de la puissance de feu : avec 231 pièces russes détruites ou endommagées, on est dans un rapport de 2,3 pièces par jour depuis le 8 mai, en baisse donc depuis le pointage il y a deux semaines (2,6), pour 0,7 pièce ukrainienne. La bataille de la contre-batterie semble nettement à l’avantage des Ukrainiens et plutôt plus qu’il y a deux semaines, mais l’intensité des feux russes semble finalement peu affectée selon le site Lookerstudio, très favorable aux Ukrainiens, puisque le nombre moyen de tirs quotidiens ne diminue pas, au moins dans la catégorie des lance-roquettes multiples. Il en est de même pour les frappes aériennes russes et les attaques d’hélicoptères, toujours aussi redoutables.

En dehors des quelques images spectaculaires de frappes dans la profondeur, qui perturbent incontestablement les réseaux logistiques (carburant et obus) et les réseaux de commandement, il n’y a pas d’indice flagrant d’une diminution rapide de la puissance de feu russe. L’introduction d’obus à sous-munitions américains, déjà utilisés semble-t-il, pour la prise d’Urozhaine par les brigades d’infanterie de marine ukrainiennes, peut peut-être changer un peu la donne s’ils arrivent en masse, mais il en est de même si les Russes parviennent à compenser la « famine d’obus » par des aides extérieures.

Depuis février 2022, les opérations offensives d’un camp ou de l’autre n’ont jamais duré plus de quatre mois, et en étant larges, du fait de l’usure des hommes, des machines et des ressources logistiques, mais aussi de la météo et surtout de la réaction de l’ennemi en défense. On peut grossièrement estimer qu’il reste un mois et demi pour que l’hypothèse du bras de fer gagnant, ou de la « percée de la digue » selon l’expression de Guillaume Ancel, se réalise. Plus le temps passe et plus sa probabilité d’occurrence au profit de l’hypothèse du bras de fer diminue.

Ajoutons que plus le temps passe et plus l’ampleur de la victoire éventuelle après une percée ou une pression forte sera également faible. Avant l’opération offensive ukrainienne, on évoquait Mélitopol ou Berdiansk comme objectifs dont l’atteinte pourrait être considérée comme des victoires stratégiques. Plus le temps passe, et plus on a tendance à considérer la prise de Tokmak sur l’axe d’Orikhiv ou celle de Bilmak sur l’axe de Veliky Novosilky comme des victoires de substitution, avant l’épuisement de l’opération. Mais même ainsi, et en considérant la possibilité éventuelle de relancer une nouvelle opération à l’automne-hiver, on serait encore très loin de l’objectif de libération totale du territoire ukrainien.

Et après

Si l’hypothèse du bras de fer permanent se confirme, c’est-à-dire qu’il s’avère impossible avec les moyens disponibles de bouger significativement le front, alors il faudra admettre que perdre un bataillon pour libérer 7 km2 n’est pas viable. On n’est pas obligé d’attaquer partout et tout le temps, si cela ne sert pas à grand-chose pour très cher. Le général Pétain a pris le commandement des forces françaises en mai 1917 après l’échec de la grande offensive organisée par Nivelle contre la ligne Hindenburg. Son premier réflexe a été de tout arrêter et d’édicter une série de directives non plus pour organiser une nième grande percée décisive, mais pour transformer l’armée française afin qu’elle puisse enfin gagner la guerre, non pas dans l’année comme tout le monde pressait les chefs militaires jusque-là, mais un an voire deux plus tard. Sa Directive n°1, qui exprimait sa vision générale, a été résumée par la formule « J’attends les Américains et les chars ». Ce n’était pas évident tant la perspective d’avoir à mener une guerre longue pouvait effrayer une nation en souffrance depuis des années et une armée dont la moitié des divisions venait de se mettre en grève, mais il n’y avait pas d’autre solution et cela s’est avéré gagnant.

On suppose que le comité de guerre ukrainien a déjà sa Directive n°1 en cas d’échec de l’offensive actuelle. Il s’agirait de remplacer un temps les opérations offensives par une posture défensive générale et des « coups » afin de continuer à avoir des victoires afin de maintenir le moral des troupes, de la nation et des soutiens extérieurs tout en affaiblissant celui des Russes, avec toujours le secret espoir que ces coups peuvent par cumul faire chuter le régime russe. En 1917, Pétain a organisé ainsi des victoires « à coup sûr » en réunissant des moyens de feux écrasants sur des objectifs limités à Verdun en août et à la Malmaison en octobre et pour le reste a organisé une grande guerre de « commandos » le long du front.

La France y a peu participé mais Britanniques et Allemands se sont aussi engagés à l’époque dans la bataille des espaces communs afin de frapper directement les forces économiques et morales de la nation, avec les raids de bombardiers, de zeppelins ou de pièces d’artillerie géante sur les capitales ou les centres industriels, ou encore par les blocus maritimes. Dans la guerre actuelle, les raids aériens de machines inanimés, missiles, roquettes et drones, ont encore de beaux jours devant eux. On y constate même un équilibre croissant qui se forme, les Russes ne tirant plus que ce qu’ils produisent en missiles de 1ère catégorie et complétant avec du tout-venant, et les Ukrainiens développant leur propre force de frappe à longue portée. Tout cela n’a pas la masse critique pour obtenir des effets stratégiques par les dégâts causés – il faudrait que les avions de combat puissent être engagés pour cela – mais maintient les esprits, y compris les nôtres, dans la guerre. Il en est sensiblement de même sur les eaux où missiles et drones navals dominent pour l’instant. Il s’y trouve encore beaucoup de coups à donner et de raids amphibies à réaliser. Peut-être verra-t-on aussi les cyberbatailles qui sont plutôt absentes depuis les premiers jours du conflit et à coup sûr, les trolls s’efforceront de convaincre les opinions occidentales qu’il faut cesser d’aider l’Ukraine pour X raisons, la plus hypocrite étant celle de la « paix à tout prix ».

Et derrière cette agitation, il faudra travailler et innover plus que l’ennemi. Dans les six derniers mois de 1917 l’industrie française enfin organisée en « économie de guerre » a produit autant d’équipement militaire que depuis le début de la guerre. L’armée française, qui subit le moins de pertes de toute la guerre en 1917, en profite pour se transformer en armée motorisée, la première du monde. C’est cette mobilité qui a permis ensuite de faire face aux offensives allemandes du printemps 1918 puis de prendre l’initiative à partir de l’été. Je ne sais pas trop en quoi l’armée ukrainienne se transformera, mais il faudra qu’elle le fasse, pour multiplier par trois ou quatre sa puissance de feu opérationnelle et tactique et ses techniques d’assaut. À l’instar de l’opération Tempête en Croatie en août 1995, il sera alors possible, et seulement à ce moment-là, de reprendre soudainement l’offensive et de libérer tout le territoire ukrainien. Vladimir Poutine et ses fidèles tentent de faire croire que le temps joue pour eux, rien n’est plus faux. L’Ukraine et ses alliés Est européens forment la zone du monde qui s’arme et se transforme militairement le plus vite. Quand on se croit une puissance et que l’on veut participer aux affaires du monde comme la France, c’est sans doute là qu’il faut être.

L’insidieuse marche vers la guerre

L’insidieuse marche vers la guerre

 

par Ana Pouvreau* – Revue Conflits – publié le 16 août 2023

https://www.revueconflits.com/linsidieuse-marche-vers-la-guerre/


À la veille des grandes tragédies de son histoire, le peuple français a souvent cru à tort en sa bonne étoile.

En séjour dans la petite station thermale autrichienne de Bad Ischl, j’ai eu l’occasion de visiter la Kaiservilla, cette ancienne résidence d’été du couple impérial formé par François-Joseph et son épouse Elisabeth, ladite « Sissi ».  C’est dans ce cadre bucolique et enchanteur que l’empereur, ayant appris l’assassinat à Sarajevo de son neveu l’archiduc François-Ferdinand, héritier de l’empire austro-hongrois, rédigea entre deux parties de chasse, avec nonchalance et même avec une certaine délectation, le 28 juillet 1914, sa déclaration de guerre à la Serbie qu’il intitula « À mes peuples ». Il fit expédier la fatidique missive du pittoresque bureau de poste de la ville, toujours visible de nos jours, déclenchant ainsi, par le jeu mortifère des alliances (Triple-Alliance, Triple-Entente) et sans en avoir mesuré les conséquences, la première apocalypse du vingtième siècle, impliquant plus de 70 pays belligérants.

Comme des somnambules au bord d’un précipice

Cette année-là, à l’instar des autres peuples européens, les Français, comme l’a souligné l’historien Rémy Cazals, « sont persuadés que tout va se régler dans les Balkans, que tous ces monarques européens apparentés finiront par s’entendre et que nous ne sommes pas menacés. Bien sûr, la relation avec l’Allemagne reste conflictuelle. Mais on fait confiance aux diplomates »[1]. 1er août 1914, l’ordre de mobilisation générale est pour la première fois décrété en France. La Première Guerre mondiale se soldera, pour la seule France, par un bilan de 1,4 million de soldats morts, plus de 4 millions de soldats blessés et 300 000 morts au sein de la population civile. Au total, le conflit fera 18,6 millions de morts[2] !

Une génération après la Grande Guerre, en août 1938, 80% des Français pensent que l’entente franco-anglaise va maintenir la paix en Europe, selon un sondage réalisé à l’époque par l’Institut français d’opinion publique (IFOP)[3]. En avril 1939, près de la moitié de la population croit encore à la paix en dépit de la succession inquiétante de graves crises internationales et de la montée des totalitarismes. Au printemps 1939, comme si de rien n’était, les préparatifs vont bon train pour la première édition du Festival du Film de Cannes prévue en septembre 1939 et, au lendemain de la signature du pacte germano-soviétique du 23 août 1939, les Français se passionnent plus que jamais pour l’étape bretonne du Tour de France[4] ! En septembre 1939, cinq millions d’entre eux seront mobilisés. 567 600 Français périront.

En octobre 1940, alors que plus de 3000 soldats français sont déjà tombés au combat pendant la « Drôle de guerre » (3 septembre 1939-10 mai 1940), la population croit encore qu’elle pourra être épargnée grâce au double jeu de Pétain avec les Allemands lors de l’entrevue de Montoire, qui pose les bases de la collaboration après l’armistice du 22 juin 1940. Le peuple de France, désormais placé sous la férule de l’occupant allemand, s’illusionne sur l’avenir de la « zone libre ». Il n’a pas anticipé l’invasion allemande au sud de la ligne de démarcation le 11 novembre 1942 (à la suite du débarquement allié en Afrique du Nord), et le lot d’atrocités supplémentaires qui va en découler.

Au terme de ce déchaînement de forces infernales, le pays sortira non seulement exsangue de la Deuxième Guerre mondiale, le conflit le plus meurtrier de l’histoire de l’humanité, mais sa réputation se trouvera durablement entachée par l’expérience de la collaboration et de la déportation massive des Juifs vers les camps de la mort. Et ce, en dépit du martyre de la Résistance et du comportement héroïque du général de Gaulle et de ses camarades – « les clochards de la gloire », selon l’expression du combattant de la France libre, Alexis Le Gall (1922-2019), dont l’obsession fut, à compter de juin 1940, d’effacer l’humiliation de la défaite[5].

Les grandes illusions de l’après guerre froide

C’est pourtant encore avec ce même optimisme à toute épreuve que les Français aborderont le début de la Guerre froide, une période marquée par le spectre de l’apocalypse nucléaire. L’effondrement de l’Union soviétique les poussera à réclamer les « dividendes de la paix » et à entamer le XXIe siècle gonflés d’espoir.Le rêve d’une mondialisation heureuse mis en avant par ses élites dirigeantes, les progrès technologiques incontestables, les sirènes de l’intégration européenne, le confort ramollissant de l’américanisation de leur mode de vie, les a progressivement conduits à écarter la guerre du champ des possibles. Et comme ne cessent de le faire remarquer les tenants de la droite souverainiste (Nicolas Dupont-Aignant, Florian Philippot, François Asselineau), les Français ont, sans même s’en apercevoir, remis leur pouvoir de décision et la souveraineté de leur État-nation millénaire entre les mains d’instances supranationales dirigées par des personnalités non-élues.

Pourtant, depuis 1991, les conflits s’enchaînent : Bosnie, Kosovo, Afghanistan, Irak, Syrie, Libye, Ukraine, alimentant une crise migratoire aiguë qui déstabilise les Européens. L’irrésistible montée de l’islamisme, la succession d’attentats terroristes sanglants, l’extension des violences urbaines, l’enracinement des squatters, l’obscène prospérité des réseaux criminels, l’impunité des bandes de pillards et des émeutiers, ne les incite toujours pas à se départir d’un certain optimisme.

Le spectre de la mobilisation générale

Le scénario d’une mobilisation générale de la population française pour aller combattre un nouvel ennemi sur le front de l’Est devrait cependant nous interroger. Comme le pressentait en 2022 Henri Guaino, »les Français s’acheminent lentement vers la guerre comme des somnambules »[6]. Dominique de Villepin s’est montré lui aussi inquiet vis-à-vis de cette folle escalade [7].

L’escalade en Ukraine n’a en effet jamais cessé de s’emballer. Les décisions prises au dernier sommet de l’OTAN à Vilnius des 11 et 12 juillet 2023 semblent verrouiller toute possibilité de négociation de paix. Lors de ce sommet, le président polonais a évoqué ouvertement la possibilité d’une entrée en guerre contre la Russie. Le président français a, quant à lui, annoncé la livraison de missiles à longue portée à l’Ukraine permettant des frappes dans la profondeur et la possibilité de toucher le territoire russe. Cette annonce a provoqué une réaction lourde de menaces de la part de la Russie, d’autant plus que la France s’est jointe aux États baltes et à la Pologne en faveur d’une adhésion rapide de l’Ukraine à l’OTAN. En vertu de l’article 5 de l’Alliance atlantique, une telle adhésion pourrait inévitablement entraîner la France et les autres Alliés dans la guerre.  L’Administration Biden, pour sa part, vient d’annoncer une nouvelle aide militaire, qui s’ajoute aux milliards de dollars d’aide déjà versés à l’Ukraine depuis 2022.

La préparation des esprits à une guerre longue et de haute intensité

Les Français ont été rassurés en 1996 par la suspension du service militaire et par la professionnalisation des armées, ce qui écartait a priori le rappel sous les drapeaux des anciens conscrits en cas de guerre. Un dispositif de rappel des réservistes a été prévu en soutien des militaires d’active. Viendraient donc en premier tableau, la réserve opérationnelle militaire, la réserve civile de la Police nationale, la réserve sanitaire, la réserve civile pénitentiaire et la réserve de Sécurité civile. Le problème tient au faible nombre de ces effectifs, car, selon le colonel Jean de Monicault : « Pour les armées, c’est environ 140 000 personnes qui sont théoriquement mobilisables, dont 40 000 volontaires de la réserve opérationnelle de 1er niveau. Mais aucun exercice n’a jamais permis de valider ce potentiel. On est donc loin de la mobilisation de 5 millions de citoyens dans la France de 1939, qui était pourtant bien moins peuplée que celle d’aujourd’hui » [8].

Pour rappel, dans un tel cas de figure, les articles L2141-2 et -3 du code de la défense indiquent que la mise en garde et la mobilisation générale de la population sont décidées par décrets pris en Conseil des ministres. Ces décrets ouvrent notamment au Gouvernement « le droit de requérir les personnes, les biens et les services » en cas de menace majeure pour le pays[9]. La loi de programmation militaire (LPM) a été définitivement adoptée le 13 juillet 2023 par le parlement[10]. Son objectif est de « bâtir l’avenir des armées françaises dans un environnement stratégique de plus en plus menaçant, comme illustré par la guerre en Ukraine »[11]. 413 milliards d’euros sont ainsi prévus pour le ministère des Armées sur la période 2024-2030.

Cette LPM prévoit l’extension des réquisitions, tandis que l’âge des réservistes a été repoussé d’une dizaine d’années et pourrait s’étendre désormais jusqu’à 72 ans pour certaines spécialités. Les effectifs de la réserve vont être multipliés par deux. Le service national universel va être renforcé. Aux États-Unis, l’Administration Biden a d’ores et déjà décidé d’envoyer 3000 réservistes en renfort sur le flanc Est de l’OTAN en Europe dans le cadre l’opération Atlantic Resolve. Le candidat démocrate à la présidentielle Robert Kennedy Junior a indiqué que cette décision visait à préparer les forces armées américaines à une intervention terrestre contre la Russie. Le sénateur républicain Ted Cruz, quant à lui, s’est dit particulièrement inquiet de la tournure qu’était en train de prendre l’escalade en Ukraine[12].

En conclusion, il serait salutaire que, dans un éclair de lucidité, les Français daignent en cette période-charnière où l’Histoire peut rapidement basculer, s’interroger individuellement et sans détours sur l’avenir de leur pays et sur leur propre sort. En ces temps troubles, il paraît désormais évident qu’ils ne peuvent plus se permettre de se reposer complètement sur leurs élites dirigeantes, dont le rôle dans l’Histoire pourrait en quelque sorte se révéler un jour semblable à celui de l’empereur François-Joseph.


[1] https://www.vosgesmatin.fr/actualite/2014/01/05/le-1er-janvier-1914-l-opinion-en-france-n-est-pas-prete-a-la-guerre

[2] https://www.lefigaro.fr/histoire/centenaire-14-18/2018/11/09/26002-20181109ARTFIG00123-la-premiere-guerre-mondiale-en-chiffres.php

[3] https://atlantico.fr/article/decryptage/-etes-vous-prets-a-mourir-pour-dantzig—ce-que-pensaient-les-francais-a-l-aube-de-la-seconde-guerre-mondiale-ifop

[4] http://enenvor.fr/eeo_revue/numero_2/du_cliquetis_des_pedales_au_bruit_des_bottes.html

[5] https://www.amazon.fr/clochards-Gloire-Alexis-Gall/dp/2914417519

[6] https://www.lefigaro.fr/vox/monde/henri-guaino-nous-marchons-vers-la-guerre-comme-des-somnambules-20220512

[7] https://www.youtube.com/watch?v=JJ58cIhWRH8

[8] https://www.defnat.com/e-RDN/vue-article-cahier.php?carticle=387

[9]https://www.legifrance.gouv.fr/codes/section_lc/LEGITEXT000006071307/LEGISCTA000006151488/

[10] https://www.lesechos.fr/industrie-services/air-defense/la-loi-de-programmation-militaire-definitivement-adoptee-au-parlement-1961916

[11] https://www.lefigaro.fr/international/l-armee-prepare-les-esprits-a-la-possibilite-de-la-

guerre-20221108

[12] https://www.youtube.com/watch?v=zvAeNIm5flU

*Spécialiste des mondes russe et turc, docteure ès lettres de l’université de Paris IV-Sorbonne et diplômée de Boston University en relations internationales et études stratégiques. Éditorialiste à l’Institut FMES (Toulon). Auteure de plusieurs ouvrages de géostratégie. Auditrice de l’IHEDN.