OPINION – Face au conformisme de bon aloi du monde politico-médiatique qui prospère sur l’économie de guerre, le groupe de réflexions Mars estime que les gesticulations de l’exécutif ne sont que de la poudre de perlimpinpin. Car au niveau national, un déficit budgétaire est plus important que prévu avec un retour des coupes budgétaires en Europe dès 2025 à cause du nouveau pacte de stabilité auquel la France a dûment adhéré. Par le groupe de réflexions Mars.
« L’économie de guerre, c’est trois choses : des crédits, de l’argent et des fonds. L’économie de guerre, c’est la reconversion de la population active et la mobilisation de la population jusqu’alors inactive pour produire du matériel de guerre, c’est-à-dire des engins motorisés, des armes et des munitions » (Le groupe Mars). (Crédits : Eurenco)
Faut-il prendre pour argent comptant les chiffres et les affirmations d’un dossier de presse, quand, du point de vue de la réflexion stratégique, on tangente le zéro kelvin ? Il n’y a plus guère (plus guerre ?) que dans les tribunes de libres opinions que s’expriment, parfois, quand elles ne sont pas convenues, des idées, sinon nouvelles, du moins un peu stimulantes. Nous en retiendrons deux parues récemment dans la grande presse, sous la plume de deux commentateurs autorisés : Le diplomate Gérard Araud et le journaliste spécialisé des questions de défense Jean-Dominique Merchet.
Le premier parvient à élever le niveau de la réflexion stratégique en rappelant l’évidence que la France n’est pas en première ligne contre la Russie. Le second se hasarde à proposer des idées nouvelles sur le partage nucléaire. Ce faisant, les deux prennent le risque de heurter certaines convictions établies et de déplaire au petit monde politico-médiatique qui prospère sur un conformisme de bon aloi.
Car, évidemment, ces idées entrent avec difficulté dans le « plan com » (pour comédie) de l’exécutif sur « l’économie de guerre », dont on rappelle que le slogan a été lancé pour la première fois au salon Eurosatory en juin 2022, il y a près de deux ans, avec l’efficacité que l’on sait. Nul doute que le prochain salon donnera une nouvelle fois l’occasion à nos médias préférés d’emboucher les trompettes de Jéricho qui donneront l’illusion de faire trembler les murs du Kremlin. Mais tout cela n’est qu’illusion et poudre aux yeux, comme le titre justement l’hebdomadaire satirique Le Canard Enchainé. N’y a-t-il donc plus que le palmipède du mercredi dans le paysage médiatique français pour apporter un peu d’esprit critique à l’offensive médiatique du gouvernement sur « l’économie de guerre » ?
Entendons-nous bien. Il y a tout lieu d’applaudir la pièce de théâtre « Eurenco de Bergerac », et même de se tenir les côtes à lire sous certaines plumes renommées la confusion entre corps d’obus et affût de canon, charge militaire et poudre propulsive. Tout cela est plaisant. Nous nous montrerons à nouveau bon public quand tombera (pour Eurosatory ?) l’annonce officielle du retour en France de la production de munitions de petit calibre : la presse confidentielle a déjà vendu la mèche, si l’on ose dire. Ces annonces, qui ne se concrétiseront pas avant l’an prochain, sont de toute façon de bonnes nouvelles. Ne boudons pas notre plaisir. Mais ces mesures de bon sens, qui ne font que revenir sur des errements antérieurs, n’ont rien à voir avec l’économie de guerre.
Économie de guerre : des crédits, de l’argent et des fonds
Alors, à l’occasion de la publication du décret d’application d’une mesure législative de la LPM sur les réquisitions, on accroît l’intensité dramatique de la pièce avec une nouvelle formule magique : « pouvoir de police » ! On n’oublie simplement de dire que, si réquisition rime avec expropriation, il convient de ne pas les confondre, alors même que, dans les deux cas, il existe une contrepartie sonnante et trébuchante. Et surtout, à quoi servent ces « pouvoirs de police » quand il n’y a plus rien à réquisitionner ? Car pour qu’il reste des stocks intermédiaires ou de produits finis, il eût fallu que ces stocks fussent financés par l’État client. Mais cela fait belles lurettes que le « management par la performance » a vidé les stocks*. D’où la difficulté à aider l’Ukraine. Autrement dit, on amuse la galerie avec de la poudre de perlimpinpin quand il suffirait de décider d’augmenter les crédits destinés à la constitution de stocks.
Et voilà, le mot interdit est lâché : des crédits ! Bon sang, mais c’est bien sûr ! L’économie de guerre, c’est trois choses : des crédits, de l’argent et des fonds. L’économie de guerre, c’est la reconversion de la population active et la mobilisation de la population jusqu’alors inactive pour produire du matériel de guerre, c’est-à-dire des engins motorisés, des armes et des munitions. Et le débouché de toute cette production est assuré par les achats du gouvernement. Et quand on dit « achat », cela demande des fonds et des crédits, donc beaucoup d’argent public. Est-ce que la réduction envisagée de la durée du chômage indemnisé entre dans cette politique ? Il est permis d’en douter.
Au contraire, qu’observe-t-on « en même temps » ? Au niveau national, un déficit budgétaire plus important que prévu et « le retour des coupes budgétaires en Europe » (1) dès 2025 à cause du nouveau pacte de stabilité auquel notre pays a dûment adhéré. Les masques tombent, on ne rigole plus.
Le sécateur est déjà prêt
A force de « faire la guerre » au moindre microbe et à n’importe quoi, de « réarmer » tout et son contraire, nul ne prête plus attention au mauvais plaisantin qui joue à crier « au loup ». La fête du « quoi qu’il en coûte » est finie, il faut passer à la caisse. Telle est la réalité budgétaire qui attend nos armées. Alors, pour continuer à faire semblant, on joue à « l’économie de guerre ». Mais personne n’y croit.
Sous couvert de « revue des dépenses », l’inspection générale des finances est déjà en train de passer au peigne fin chaque ligne de la LPM, dans le but de réaliser ce que le jargon des consultants appelle des « quick wins », des « victoires rapides », c’est-à-dire des économies budgétaires de court terme. Comment ? Mais c’est très simple, la technique est éprouvée depuis la grande époque des « dividendes de la paix » : bourrage et décalage sont les deux mamelles de la régulation budgétaire.
D’un côté, pour montrer que je ne touche pas aux dimensions de la « valise » LPM (promis, juré), je « bourre » l’édredon avec tout un tas de (très coûteuses) mesures qui n’étaient pas prévues : trois milliards par ci promis aux Ukrainiens, deux milliards par là pour le SNU, etc. Et si l’OTAN décide effectivement d’un nouveau fonds de cent milliards pour aider l’Ukraine, qui paiera d’après vous ? De l’autre, je m’engage aussi tardivement que possible auprès de mes fournisseurs : c’est la fameuse « bosse » que le bousier pousse devant lui depuis trente ans. Tout le contraire de « l’économie de guerre », qui impliquerait de tout accélérer. Et, pour ne pas faire de jaloux, on rabote tout ce qui dépasse, à commencer par la trésorerie « dormante ».
Une LPM qui décale à 2035 le modèle 2030
Pas grave, entend-on, la LPM garantit à nos armée un financement historiquement haut. C’est vrai. Alors, où est le problème ? En fait, il n’y en aurait pas si l’espace médiatique n’était pas saturé par l’appel à la guerre pour protéger l’empire du bien des forces du mal qui le menace. De deux choses, l’une : soit il faut se préparer à la guerre pour rester en paix, et alors l’effort budgétaire est dramatiquement insuffisant, surtout dans l’hypothèse d’un retrait américain ; soit l’effort est suffisant par rapport à la réalité des menaces (ce que semble indiquer la LPM qui décale de cinq ans, donc à 2035, le modèle d’armée 2030 défini en 2017), mais alors, pourquoi hurler au loup ?
Au fond, comme le groupe MARS l’écrivait il y a un an (2) , le problème de cette LPM n’est pas le niveau des crédits promis, c’est l’absence de réelle réflexion stratégique permettant de répondre à la question : des armées, pour quoi faire ? C’est pourquoi les rappels de bon sens de Gérard Araud et les idées « disruptives » de Jean-Dominique Merchet interviennent à point nommé.
La France n’est pas en première ligne face à la Russie et le chef d’état-major de l’armée de terre vient de rappeler qu’elle était capable de projeter une division en appui de ses alliés (une brigade logistique est d’ailleurs créée à cet effet). Point. En effet, l’horizon stratégique de notre pays ne se limite pas aux rives du Boug et au marais du Pripiat : la France a des intérêts à défendre sur tous les continents et tous les océans, ou presque. Et ce n’est faire injure à personne que de penser que la « FR DIV » otanienne, quelle que soient les qualités de ses quelque 20.000 soldats et de ses équipements, n’emporterait pas la décision face aux centaines de milliers d’hommes que l’armée russe est capable de mettre en ligne.
Partage nucléaire ?
Alors, si la formule « gagner la guerre avant la guerre » est autre chose de plus sérieux qu’un slogan, c’est ailleurs qu’il faut investir. La France est en effet le seul « État doté » parmi les 27 États membres de l’Union européenne. C’est à la fois notre spécificité stratégique au sein de l’UE et notre « avantage comparatif » au sein de l’OTAN. C’est en outre, depuis exactement 60 ans, le moyen le plus économique d’assurer notre défense et de garantir la paix à l’horizon de tous nos intérêts vitaux, sans mobiliser (loin s’en faut !) toute l’économie au service de l’effort de défense.
C’est là que l’idée de Jean-Dominique Merchet est intéressante, même si tout est discutable dans sa proposition de « partage nucléaire » de la dissuasion française sur le modèle de la « double clé » de la bombe américaine B61-12. A l’évidence, si la France a un rôle à jouer dans la défense d’une Europe privée de la protection américaine, c’est dans la redéfinition de nos intérêts vitaux à l’échelle européenne, et non dans un effort conventionnel qui restera toujours insuffisant même si « l’épaulement stratégique »impose de redimensionner convenablement notre corps de bataille afin de garantir un continuum entre dissuasion conventionnelle et dissuasion atomique. Mais ce continuum est déjà assuré par nos alliés, Polonais en tête.
Ouvert à la notion de dissuasion élargie, le groupe MARS considère néanmoins que le « sceptre nucléaire » ne se partage pas. La dissuasion repose sur la crédibilité technique des têtes nucléaires, opérationnelle des unités de mise en œuvre et politique de sa chaîne de commandement qui remonte in fine jusqu’au chef des armées. Cela ne se partage pas. On peut toujours imaginer des gadgets : un renfort de sous-mariniers alliés pour armer nos SNLE, des pilotes, mécaniciens et artificiers alliés dans nos escadrons nucléaires, voire (soyons fous !) des pilotes « Top gun » alliés sur notre porte-avions. Mais à la fin des fins, celui qui donne l’ordre ultime, c’est le président français.
L’idée de Jean-Dominique Merchet est intéressante et généreuse, mais, en ralliant le « groupe des plans nucléaires » de l’OTAN, elle supposerait d’abandonner notre doctrine de « l’ultime avertissement » pour endosser celle de la guerre nucléaire limitée que servent (en ont-ils seulement conscience ?) nos alliés certes britanniques, mais aussi allemands, belges, néerlandais, italiens et turcs. Il n’existerait pas de consensus politique en France pour un tel changement de doctrine.
Alors, comment élargir le parapluie nucléaire français ? La toute première mesure consisterait, si l’on est sérieux et qu’on ne se contente pas de confondre « signalement stratégique » et gesticulation théâtrale, à conforter la crédibilité de la dissuasion française en investissant tous azimuts dans toutes ses composantes (et leur environnement) afin d’augmenter le nombre et la performance de nos armes atomiques et de nos vecteurs. Investir dans la stratégie des moyens, c’est se donner, dans le temps long, les moyens de sa stratégie.
Une fois garantie la capacité de frappe en second, c’est-à-dire l’assurance de faire payer à l’adversaire le prix fort de son agression, les alliés viendront d’eux-mêmes se placer sous le parapluie français. A nos conditions. C’est certes plus modeste et beaucoup moins visible que la tonitruante « économie de guerre », mais c’est aussi beaucoup plus efficace pour faire face aux temps difficiles qui attendent une Europe désarmée, menacée et sur le point d’être abandonnée par son protecteur historique.
* Le groupe Mars, constitué d’une trentaine de personnalités françaises issues d’horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universitaire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiques relatifs à l’industrie de défense et de sécurité et les choix technologiques et industriels qui sont à la base de la souveraineté de la France.
« Viel vorgenommen ». De fait, la coopération franco-allemande a fait plusieurs bonds en avant hier à Berlin, les ministres de la Défense de chaque pays actant notamment le lancement de la prochaine phase de développement du système appelé à succéder aux chars Leclerc et Leopard à l’horizon 2040-2045.
Progresser sur huit piliers
« Nous avons un accord », s’est félicité Sébastien Lecornu lors d’une conférence de presse conduite avec son homologue allemand, Boris Pistorius. Repris en main il y a huit mois par les deux ministres, le dossier du « Main Ground Combat System » (MGCS) franchit enfin un nouveau jalon après un temps de latence.
Parfois âpres mais toujours maintenues, ces discussions principalement étatiques débouchent sur une clef de répartition à 50/50 de la charge de travail entre industriels français et allemands tant pour la phase de développement que pour celle de production. Exit les 13 « Main Technological Demonstrators » qui prévalaient jusqu’alors, place à une phase dite « 1A » et à une logique de piliers capacitaires, deux notions héritées de l’équivalent aérien du MGCS, le programme « système de combat aérien du futur » (SCAF).
Non détaillés pour l’instant, ces huit piliers se concentreront sur des fonctions principales telles les feux « classiques », les feux « innovants », les plateformes, les systèmes de communication et de commandement (C2) et autres clouds de combat, la simulation, les capteurs, protections et infrastructures nécessaires pour accueillir le futur « système de systèmes » en unité. À l’inverse de MTD éphémères, ces piliers sont destinés à structurer le programme tout du long.
Le ministre des Armées l’a plusieurs fois répété, MGCS sera bien plus qu’un simple successeur des chars actuels. L’innovation s’étendra par exemple aux feux, ceux-ci comprenant potentiellement des armes lasers privilégiées pour se prémunir de la menace anti-drones mais pas seulement. « Il y aura un usage massif de l’intelligence artificielle », complète le cabinet ministériel, mentionnant une IA injectée non seulement dans les systèmes de C2 mais aussi dans les capteurs.
« Un bon accord »
L’effort à venir mobilisera plusieurs acteurs. Les deux maîtres d’œuvre du programme bien sûr, KNDS (Nexter+KMW) et Rheinmetall, mais aussi d’autres grands noms du secteur comme MBDA, Thales, ou encore Safran. Et jusqu’à quelques PME, dont au moins relevant du domaine des armes à énergie dirigée. Il s’agira pour l’équipe constituée de plancher sur un pré-démonstrateur ainsi que de répondre à plusieurs questions en suspend, dont celle du nombre et de la tailles des plateformes composant un système MGCS.
Le cabinet ministériel a salué l’obtention d’« un bon accord », non seulement « parce qu’il permet d’avancer » mais aussi parce qu’il consolide les intérêts industriels de chaque pays. Ainsi, si chaque pilier sera piloté par un industriel allemand, français, ou par un duo binational, « Nexter sera un acteur très important de la partie française, KMW sera un acteur très important de la partie allemande ». « Ce qui est important pour nous et est respecté par cet accord, c’est que le groupe KNDS est bien le centre du projet », nous explique-t-on.
La suite ? La signature, le 26 avril à Paris, de l’engagement juridique relatif à cette phase 1A. L’alignement obtenu, les industriels retenus se verront notifier les contrats correspondants d’ici la fin de l’année par l’Allemagne, pilote du projet. Coût de la manœuvre ? De l’ordre de « plusieurs centaines de millions d’euros ». Côté français, 500 M€ sont sanctuarisés par la loi de programmation militaire pour 2024-2030 pour abonder le sujet MGCS. Un engagement qui prend une autre dimension au vu des 30 M€ investis depuis 2017.
Cette avancée ouvre, enfin, de nouvelles perspectives en matière d’élargissement. « D’autres pays frappent à la porte, et notamment en Europe », pointe l’entourage ministériel. Désormais observatrice à part entière, l’Italie est l’une des premières concernées par une bascule vers un « dialogue beaucoup plus étroit ». Dans un second temps, certes, mais cette fois avec un horizon bien dégagé.
L’armée française n’est qu’un tigre de papier sans stocks de munitions
OPINION – La guerre en Ukraine démontre chaque jour que l’accès aux munitions et missiles représente la condition essentielle pour tenir face à un adversaire dans un conflit de haute intensité. Sans cela, la bravoure des soldats pourrait s’avérer vaine au bout de quelques semaines, voire de quelques jours… Par le groupe de réflexions Mars.
Entre les objectifs du discours sur l’économie de guerre et la réalité des engagements budgétaires, il faut être clair : le compte n’y est pas – et de très loin ! (Crédits : Nexter)
La guerre ne se gagne pas avec des mots et des postures, aussi brillantes soient-elles. Elle se gagne avec les matériels et les munitions dont disposent nos soldats. Entre les objectifs du discours sur l’économie de guerre et la réalité des engagements budgétaires, il faut être clair : le compte n’y est pas – et de très loin ! Pourtant, cette situation n’est pas nouvelle. Déjà lorsque les troupes françaises ont été déployées en Afghanistan il y a plus d’une décennie, nos soldats tiraient le diable par la queue faute de stocks adéquats.
La situation vécue aujourd’hui par les armées ukrainiennes devrait pourtant produire un sursaut. Faut-il rappeler que l’artillerie ukrainienne consomme chaque jour un nombre d’obus correspondant à ce que notre industrie peut fabriquer en un mois ? Depuis trois décennies, les armées ont vu leurs stocks de munitions et de missiles se réduire sans cesse pour ne conserver qu’un niveau minimal et aboutir à une « armée bonzaï ». Cela ne peut pas fonctionner : dès que nos soldats sont engagés en opération, l’absence de munitions met rapidement en danger nos soldats qui n’ont plus les moyens nécessaires pour conduire leurs missions, voire pour se protéger des forces adverses.
Stocks échantillonnaires
Le constat de stocks échantillonnaires dépasse les frontières de l’Hexagone. Le général Richard Barrons, ancien chef d’État-major britannique, déclarait en février 2023 qu’après des années de réduction des livraisons, « pour certains types d’armes clés, l’armée serait à court de munitions après une après-midi chargée ». Il estimait que le Royaume-Uni disposait de stocks permettant uniquement de soutenir un engagement de haute intensité pendant une semaine environ.
Le principe de stricte suffisante fonctionne bien dans la dissuasion nucléaire mais il est trompeur, voire criminel pour les munitions et les missiles. La dissuasion fonctionne sur le principe de non-emploi, c’est-à-dire que l’existence de ces armes doit empêcher en soi une action de l’ennemi. Pour les munitions et les missiles, il est nécessaire d’engager ces armes face à l’adversaire pour le contraindre à revoir ses plans et lui imposer notre volonté. C’est pourquoi, dans les armes conventionnelles, la quantité est une qualité en soi.
Il est difficile de connaître l’état des stocks de munitions, car il s’agit d’une donnée classifiée, et donc de jauger la pertinence des stocks actuels. Toutefois, il est très probable que la France et ses principaux alliés soient dans une situation semblable à celle du Royaume-Uni compte tenu des commandes très réduites qui ont été passées au cours des dernières années. Une situation des plus préoccupantes…
Le stock vient avant le flux
Entre les objectifs du discours sur l’économie de guerre et la réalité des engagements budgétaires, il y a un grand écart évident. Imposer un changement de tempo à l’industrie, qui a fonctionné à rythme ralenti pendant des années, était nécessaire mais ce changement de cadence et de volume ne peut être efficace qu’en accroissant aussi la taille des stocks à pourvoir.
Il ne faut pas confondre la logique de flux et la logique de stocks. Certes, l’industrie a réussi à accroître ses cadences de production de manière somme toute rapide en quelques mois, mais cet effort peut être vain si les armées ne révisent pas les stocks dont elles doivent disposer. Du point de vue militaire, le stock vient avant le flux, car il permet d’encaisser le choc de la bataille. Et le flux est nécessaire pour maintenir le niveau des stocks de manière à préserver une capacité d’engagement permettant de contenir l’adversaire et, si possible, de le repousser.
Afin d’être capables de répondre à une menace majeure (la pierre d’angle de toute défense efficace et crédible), deux objectifs sont prioritaires : accroître les stocks de munitions et augmenter la capacité de production.Ces deux dimensions sont liées. Les commandes justifient un accroissement des capacités de production en augmentant les moyens de fabrication et en accroissant les achats intermédiaires. Une capacité de production plus importante permet de régénérer rapidement les stocks en cas de consommation accélérée ou inattendue.
Un changement de tempo de l’État
Le changement de tempo doit concerner l’État tout autant que l’industrie. It takes two to tango… Jean-Dominique Merchet soulignait le 22 février 2024 sur France Info que passer en économie de guerre, « cela veut dire des commandes. L’industriel ne va pas produire s’il n’a pas de commandes ». Ceci est en particulier vrai pour les PME et ETI qui n’ont pas une trésorerie aussi importante que les grands groupes qui, eux, dépendent des livraisons de leurs partenaires industriels pour être en mesure de répondre aux besoins des armées.
Rheinmetall va produire 700.000 obus en 2024 tous pays confondus, alors que la France peut en produire seulement 3.000 par mois (ce qui représente déjà un triplement de la production par rapport à 2022). Il n’y a pas là de miracle. En 2023, le groupe allemand a conclu un accord-cadre avec la Bundeswehr d’une valeur globale de 1,2 milliard d’euros d’ici à 2029. Ceci explique que Rheinmetall puisse investir 300 millions d’euros pour agrandir sa capacité de production à Unterlüß.
Le Royaume-Uni a passé des commandes de munitions à BAE Systems pour 430 millions de livres sterling en 2023, qui font partie d’un accord-cadre de 2,4 milliards sur 15 ans appelé Next Generation Munitions Solution. Pour Charles Woodburn, PDG de BAE Systems, ce partenariat stratégique de long terme avec le ministère britannique de la Défense « permettra d’augmenter considérablement la production et de maintenir une capacité souveraine vitale pour fournir des munitions de pointe » (obus de 155 mm et 30 mm et cartouches de 5,56 mm).
Même des pays plus petits s’engagent dans ces contrats pluriannuels. Ainsi, la Belgique négocie actuellement un contrat d’une valeur de 1,7 milliard d’euros avec FN Herstal, qui permettra d’ouvrir de nouvelles lignes de production.
De la constance
La constance est un élément important pour disposer des capacités industrielles adéquates. Le ministère des Armées examine en ce moment la réimplantation en France d’une capacité de production de munitions de petits calibres. Rappelons qu’un projet similaire piloté par Thales, NobelSport et Manurhin avait été envisagé sous Jean-Yves Le Drian en 2017. Si Florence Parly et Bercy n’avaient pas arrêté ce projet considéré non viable économiquement, la France serait aujourd’hui autonome en la matière. Pourtant, ces activités ont toujours été rentables en Allemagne, Scandinavie, Suisse, Italie, République tchèque… qui n’ont pas pour autant des besoins nationaux si différents de ceux de la France.
La constance est d’autant plus importante qu’accroître la production de munitions et de missiles prend du temps, plus encore s’il s’agit de développer de nouveaux moyens industriels. Grâce à son contrat-cadre au Royaume-Uni, BAE Systems va multiplier par huit sa capacité de production d’obus de 155 mm. Pour Woodburn, l’une des leçons du conflit en Ukraine est que, même si les entreprises peuvent accroître l’utilisation de l’outil industriel existant, « il y a des limites à ce que vous pouvez faire (…) Vous pouvez quasiment doubler votre débit en ajoutant des équipes et en exploitant votre capacité jusqu’à saturation, mais vous ne pouvez pas faire plus que doubler le volume de livraisons ».
Pour doubler ce volume, ajoute-t-il, cela prend du temps : il faut anticiper un délai de l’ordre de deux ans. Il s’agit ici d’une deuxième dimension essentielle : matériels, munitions et missiles sont des équipements complexes, requérant des multiples étapes de fabrication qui impliquent de nombreuses entreprises. Il n’est donc pas possible de commander à la dernière minute. L’enjeu porte notamment sur l’approvisionnement en matières premières et en produits élaborés de base comme les explosifs.
Cela veut dire que si l’État commande aujourd’hui, la filière industrielle ne sera pas capable de livrer le matériel correspondant avant plusieurs mois, voire plusieurs années. Même aux États-Unis, en dépit d’une industrie gigantesque comparée à celle de la France, les livraisons nécessitent des délais incompressibles en dépit de capacités industrielles prêtes à l’emploi. Pour produire un missile Patriot, il faut entre 35 et 40 mois.
Commandes pluriannuelles
Des commandes pluriannuelles (et non de vagues promesses qui n’engagent que ceux qui y croient) sont essentielles pour justifier des investissements massifs, longs à mettre en œuvre et nécessitant plusieurs années de production pour être amortis.Faute de commandes, serait-il raisonnable pour une entreprise d’accroître ses investissements et de produire par anticipation « juste au cas où » ?
Les stocks de munitions et de missiles ont bien entendu un coût. Au Royaume-Uni, le général Barrons estimait en 2023 dans une tribune publiée par le Sun que « reconstruire l’armée afin qu’elle puisse faire face à une attaque surprise russe coûterait 3 milliards de livres sterling en plus des dépenses déjà programmées chaque année pendant la décennie à venir ».
Un chiffre équivalent serait certainement nécessaire pour la France au-delà de ce que la LPM 2024-2030 prévoit déjà : 16 milliards d’euros (2,3 milliards par an). Ce montant peut sembler important, mais il faut garder en tête qu’un obus de 155 mm coûte 4.000 euros pièce, un obus intelligent type Bonus 30.000 euros, un missile Mistral 300.000 euros et un missile Aster 2 millions d’euros. Compte tenu des niveaux de consommation en situation de guerre, les budgets actuels sont nettement insuffisants et ne couvrent que les besoins déjà identifiés avant 2022.
Un tigre de papier
Cette approche par la dépense est d’ailleurs la raison qui a conduit les décideurs publics, quelle que soit leur couleur politique, à réduire progressivement les stocks. Cependant, tout coût doit être mis en parallèle avec les bénéfices attendus. Ils constituent une assurance pour la sécurité internationale de la France à deux niveaux.
D’une part, les armées doivent être en mesure d’assurer dans la durée une réponse militaire à une menace. Sans de tels stocks, une armée n’est qu’un tigre de papier dont la réalité apparaît rapidement après le choc de l’affrontement. Que peuvent faire les troupes les mieux aguerries sans les moyens de leurs actions ? La constitution de stocks à bon niveau est une nécessité pour garantir de pouvoir tenir face à l’adversaire, comme le montrent une fois encore les difficultés que rencontrent les troupes ukrainiennes ces dernières semaines.
D’autre part, les stocks de munitions et de missiles participent de la protection de la France en crédibilisant notre capacité à faire face à une agression. En effet, l’épaisseur des moyens a, en soi, un effet dissuasif car l’adversaire doit en tenir compte lorsqu’il estime ses chances de victoire. Qui s’y frotte s’y pique… À l’inverse, l’absence de stocks peut donner à l’adversaire le sentiment qu’il pourrait rapidement nous faire plier.
De ce fait, les stocks sont certes une dépense mais ils contribuent en même temps à la posture de défense en crédibilisant nos armées dans leur capacité à agir et à tenir. Ils représentent un investissement qui entre pleinement dans l’équation de notre sécurité internationale et doivent être considérés au-delà d’une évaluation purement budgétaire. Une conclusion s’impose : nous ne sommes pas prêts à faire face à un contexte de guerre majeure face à un pays doté de moyens militaires conséquents. En conséquence, la France doit accroître les stocks de munitions pour garantir sa sécurité.
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* Le groupe Mars, constitué d’une trentaine de personnalités françaises issues d’horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universitaire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiques relatifs à l’industrie de défense et de sécurité et les choix technologiques et industriels qui sont à la base de la souveraineté de la France.
Le Socle Défense propose une approche innovante et pertinente pour répondre aux enjeux de financement de l’effort de défense en France dans le présent contexte marqué par des contraintes budgétaires fortes, et des besoins de modernisation et d’extension des capacités militaires du pays toutes aussi importantes.
Dans la première partie de cet article, nous avons présenté la structure et les paradigmes qui sous-tendent cette approche de financement basée sur quatre piliers : une société de financement portant une offre de location des équipements à destination des armées, un modèle de financement avec un recours à l’épargne, une analyse moderne de l’efficacité budgétaire des investissements industriels de défense pour améliorer la soutenabilité de l’effort, et un nouveau paradigme pour la conception et l’emploi dans la durée des équipements de défense.
Dans cette seconde partie, nous allons détailler l’application de ce modèle pour les quatre grands acteurs de cette problématique : les Armées afin de répondre à leurs besoins d’équipements, la Base Industrielle et Technologique Défense française pour en optimiser l’efficacité et l’attractivité notamment à l’exportation, les finances publiques et la politique d’aménagement du territoire, ainsi que son applicabilité aux programmes en coopération.
Sommaire
Le Socle Défense pour les Armées
Le Socle Défense est avant tout conçu pour permettre aux armées de disposer des crédits d’équipements et de fonctionnement cohérents avec l’évolution de la menace globale. En effet, si l’action du projet porte avant tout sur le financement des équipements majeurs, sa mise en œuvre permettrait aux Armées de ventiler l’utilisation de leurs crédits de manière souple et efficace pour répondre aux enjeux sécuritaires à court, moyen et long terme.
Une bulle d’investissements pour répondre aux enjeux immédiats
Comment mener l’effort de défense français à 3% du PIB en 7 ans, sans creuser les déficits ? 10
En premier lieu, le SD permettrait aux Armées de voir leurs capacités d’équipement croitre très rapidement et sensiblement. Dans le graphique ci-contre, l’hypothèse retenue est une augmentation des investissements d’équipement de 5 Md€ en 2025, pour atteindre 20 Md€ en 2032, hors inflation.
Les couts de location, quant à eux, évoluent de manière progressive de 500 m€ en 2025 à 18,5 Md€ en 2039, sur la base d’un taux d’intérêt de 2,5% par an, d’une V0 à 10%, d’une VR à 35% et d’un leasing sur 15 ans.
La progressivité de la hausse des investissements répond aux contraintes industrielles. Sur la base d’un effort de défense amené à 3% du PIB sur 7 ans (euros constants), le modèle génère alors une plus-value budgétaire pour les armées de 20 Md€ au-delà de la hausse de 20 Md€ des crédits consacrés à l’équipement des forces.
Les équipements éligibles au Socle Défense
Le Socle Défense permet de financer par son modèle de nombreux équipements de défense et programmes à effet majeur, pour peu qu’ils puissent être réexportés potentiellement en fin de leasing.
Ceci exclut donc les systèmes dédiés à la dissuasion nucléaire, ainsi que les équipements ayant un potentiel d’efficacité limité dans le temps ne permettant pas de les exporter dans de bonnes conditions, comme certaines munitions.
Pour autant, les besoins principaux des armées en termes d’équipements reposent précisément sur des matériels répondant aux critères d’éligibilité au Socle Défense.
Le transfert de crédits disponibles vers des postes critiques
Si le Socle Défense aide à financer une majorité d’équipements de défense conventionnels, il offre également de nombreux bénéfices dépassant de ce cadre pour les armées.
Ainsi, à court terme, il permet de libérer des crédits attribués au financement des PEM éligibles pour financer d’autres postes de dépenses critiques, comme la dimension RH des armées, le développement des infrastructures, la reconstitution des stocks de munitions et de pièces détachées, ainsi, bien évidemment, que la dissuasion.
Sur les 5 premières années de mise en place, les armées disposeraient alors d’un surplus budgétaire de plus de 50 Md€ de crédits libérés sur la base d’une hausse du budget des armées de 3 Md€ de 2025 à 2027, puis de 2,5 Md€ de 2028 à 2032.
Le Socle Défense pour l’industrie de défense
La mise en œuvre du Socle Défense constituerait, pour la Base Industrielle et technologique de Défense française, une évolution comparable à celle qui fut entreprise à la suite de l’affaire de Suez en 1956, et qui permit 15 années plus tard à la France de disposer d’une industrie de Défense globale de premier plan sur la scène internationale, y compris dans les domaines technologiques les plus ardus comme la dissuasion, les sous-marins à propulsion nucléaire, les avions de combat ou le spatial.
Une approche consolidée pour une planification optimisée
Outre l’augmentation des investissements annuels, qui passeraient en 5 ans de 12 à plus de 30 Md€ par an, justifiant d’une profonde transformation structurelle, le Socle Défense offre à la BITD une visibilité en termes de planification qu’elle n’a plus connu depuis plus de 30 années.
En effet, après trois décennies de programmes marqués par de nombreux reports, révisions de volume, voire annulations, les industriels français comme européens ont été amenés à transformer leur approche de l’activité pour s’adapter à ces contraintes et cette imprévisibilité.
Par sa capacité à garantir le financement des programmes, mais également à concevoir la dotation des armées au sein d’un plan global à long terme d’une quinzaine d’années, le SD permettra aux industriels de défense de revenir sur des bases industrielles favorisant la compétitivité des offres, la progression technologique ainsi que l’attractivité des équipements sur la scène internationale, ce d’autant que les Armées françaises auront une puissance relative bien plus sécurisante pour nos alliés.
Vers une offre globale et compétitive
L’augmentation massive de l’activité de production industrielle induite par la mise en œuvre du Socle Défense permettra à l’Industrie de Défense Française de sensiblement augmenter son attractivité sur la scène internationale, par une gamme d’équipements disponibles plus étendues, des délais de production plus réduits et des offres plus compétitives.
Ce changement d’échelle permettra notamment de disposer de capacités de production industrielle robustes et réactives, susceptibles de répondre aux attentes d’un marché en forte demande. En outre, l’attractivité des équipements de défense français sera renforcée par le dynamisme induit par les offres de matériels d’occasion en fin de leasing, ainsi que par le rôle plus prépondérant des armées françaises sur la scène internationale.
Ce changement d’échelle associé à la diminution des cycles technologiques permettra également de proposer des équipements plus économiques, donc plus abordables pour de nombreux clients potentiels.
Rappelons à ce titre que des programmes comme FREMM ou Tigre ont vu leurs couts unitaires presque doublés lorsque les quantités furent divisées par deux et plus. Enfin, l’utilisation des acquis de la DVP permettra de mettre en œuvre des solutions originales de coproduction avec certains clients disposant d’une industrie de défense partielle tout en préservant l’efficacité du Solde Budgétaire.
Vers un renforcement et une meilleure intégration de la Supply Chain
La gestion de l’effort d’investissement industriel de défense au travers de la Défense à Valorisation Positive permettra de mieux connaître l’ensemble de la Supply Chain nationale de ce secteur industriel, et doit mener à la révision de certaines pratiques héritées des paradigmes actuels, privilégiant l’utilisation d’équipements et de technologies importées afin de réduire les couts d’acquisition, au détriment de l’efficacité budgétaire finale.
De fait, le Socle Defense permettra de consolider la Supply Chain nationale, au bénéfice premier de l’emploi, donc, du Solde Budgétaire, mais également de la résilience industrielle, de sorte à amener les grands industriels finaux à renforcer et à mieux intégrer leur propre Supply Chain, à l’image de ce qui se pratique, par exemple, outre-rhin.
Le Socle Défense pour les finances publiques et l’économie
À l’instar de toute grande politique d’investissement sectorisée, le Socle Défense a le potentiel d’induire de nombreux bénéfices pour l’économie nationale, et de manière plus originale, pour les finances publiques.
Des ressources supplémentaires à court terme
Comment mener l’effort de défense français à 3% du PIB en 7 ans, sans creuser les déficits ? 11
La hausse rapide des investissements en matière d’équipements, pour atteindre 25 Md€/ an en 2032, induira la création de 500.000 emplois directs, indirects et induits liés à l’activité industrielle de défense sur la même période, selon les paramètres ayant cours aujourd’hui pour cette activité en France.
Notons que cette estimation ne prend pas en compte le nombre d’emplois créés par la réorientation de certains crédits de défense libérés par l’application du Socle Défense, ni les emplois créés par différents effets d’entrainement probables, mais difficilement quantifiables.
Ces emplois vont engendrer une hausse sensible des recettes fiscales et sociales appliquées au budget de l’État (qui compense les déficits sociaux), engendrant un surplus budgétaire sensible vis-à-vis de la hausse planifiée de l’effort de défense.
Comment mener l’effort de défense français à 3% du PIB en 7 ans, sans creuser les déficits ? 12
Sur la période 2025-2032 correspondant à la prochaine LPM, si les hausses cumulées de budget des armées atteignent 113 Md€, la hausse des recettes et économies budgétaires pour l’état dépassera les 190 Md€, soit un solde budgétaire global de presque 10 Md€/an hors inflation.
À terme, et en tenant compte d’un retour budgétaire moyen de 50% concernant les crédits non industriels des armées, le surcout annuel liés à la hausse du budget des armées à 3% PIB (75 Md€ 2024) serait alors strictement égal au retour budgétaire global.
Différents effets d’entrainement
Bien qu’ils soient difficiles à modéliser de manière efficace, de nombreux investissements supplémentaires pourraient résulter de la hausse des crédits d’équipements des armées consécutifs de l’application du Socle Défense :
Investissements Industriels
Afin de répondre à la hausse des commandes venant des Armées françaises, et, par effet d’entrainement, de l’amélioration de l’attractivité des équipements de défense sur la scène internationale, l’industrie de défense dans son ensemble sera amenée à mettre en œuvre un vaste plan d’investissement, ce d’autant qu’elle disposera alors d’une visibilité étendue quant à l’activité industrielle nationale dans la durée.
Infrastructures et aménagement du territoire
Le déploiement de nouvelles infrastructures industrielles, mais également militaires, ouvre de nombreuses opportunités pour une politique ambitieuse d’aménagement du territoire, y compris dans les territoires ultra-marins, susceptible de mobiliser, au-delà de l’État, des Armées et des Industriels, les acteurs locaux ainsi que les instances européennes, agissant tel un coefficient multiplicateur de l’efficacité économique et sociale du Socle Défense.
Grappes technologiques
La hausse des investissements d’équipement des Armées induit une hausse des crédits consacrés à la Recherche et au Développement des technologies de défense embarquées, engendrant par la suite des grappes technologiques qui stimulent l’économie et la compétitivité industrielle. Une étude menée aux États-Unis avait ainsi montré que 40% du PIB californien résultaient de technologies développées initialement par les Armées américaines.
Effets de la hausse du nombre d’emplois industriels qualifiés
Pour répondre à la hausse de l’activité induite par l’application du Socle Défense, les industriels français de défense, épaulés par l’état et les collectivités territoriales, devront fournir un important effort de recrutement, mais également de formation pour pourvoir les quelque 200 000 emplois industriels directs et les 160 000 emplois industriels indirects ainsi créés.
La hausse du nombre de personnels qualifiés en France ainsi que les infrastructures de formation qui auront été créées à cet effet, renforceront sensiblement l’attractivité française en matière d’implantation industrielle, ce d’autant que les infrastructures auront, elles aussi, évoluées positivement.
Vers une soutenabilité globale de l’effort de défense
L’application du Socle Défense permet, comme le suggère la DVP, de neutraliser pour les finances publiques l’augmentation progressive, mais indispensable, des crédits de défense jusqu’à 3% du PIB.
En étendant cette doctrine à l’ensemble du budget des Armées, il serait possible de parvenir à un équilibre global autour de l’activité défense nationale, tenant compte des retours budgétaires spécifiques de chaque type d’activité, de sorte à atteindre un seuil de soutenabilité globale de l’effort de défense.
Sur la base des premières conclusions de la DVP, avec un retour budgétaire industriel de 130%, un retour budgétaire de 100% pour l’activité de soutien, et de 60% pour la dimension RH des armées, il serait possible de ramener le cout effectif annuel des armées pour les finances publiques à moins de 5 Md€ en ventilant les investissements de manière équilibrée entre ces trois grands postes de dépense.
Limites et Effets de seuil
Si l’efficacité budgétaire de l’investissement industriel de défense en France est établie, elle ne représente cependant pas une martingale socio-économique absolue. En effet, celle-ci est contrainte par plusieurs effets de seuil qui limitent son applicabilité :
Marché de l’emploi
Le retour budgétaire de l’investissement dépendant du nombre d’emplois directs, indirects et induits créés, un marché de l’emploi en tension (chômage < 5%) entraverait sa pleine efficacité.
Marché export
L’équilibre du solde budgétaire est lié à la performance des exportations, qui doivent se maintenir au même taux qu’au cours de 20 dernières années. Si le modèle est conservatoire (le marché export était réduit durant cette période), il ne peut pas excéder le marché effectivement adressable par les industries de défense françaises.
Déficits sociaux
Enfin, le modèle suppose de l’existence de déficits sociaux compensés par l’état pour atteindre sa pleine efficacité. Si les déficits sociaux venaient à être résorbés, y compris par l’action du Socle défense, l’efficacité budgétaire du modèle serait altérée. En d’autres termes, le Socle Défense ne peut pas être appliqué au-delà de 20 Md€/an et 500.000 emplois dans la conjoncture socio-économique actuelle.
Le Socle Défense et la coopération internationale et européenne
Bien que conçu sur des bases économiques et industrielles nationales, les effets et l’applicabilité du Socle Défense dépassent largement les frontières, avec une influence positive et de nouvelles opportunités en matière de coopération européenne et internationale.
Adaptation aux équipements développés en coopération
En premier lieu, rien ne s’oppose à ce que le Socle Défense puisse financer l’acquisition d’équipements conçus et construits dans le cadre d’une coopération européenne ou internationale. Il conviendra toutefois que les dits matériels respectent certaines contraintes de fonctionnement relatives aux mécanismes du modèle :
Contraintes de propriété
Les partenaires contribuant au programme en collaboration devront préalablement accepter que l’équipement puisse être vendu à la société PPP Ad hoc au cœur du modèle.
Contraintes de réexportation
Les partenaires des programmes devront également accepter la notion de réexportation des équipements financés au-delà de la période de location, au seul arbitrage des autorités françaises dans ce domaine.
Contraintes d’efficacité socio-économique
Enfin, afin de garantir l’efficacité budgétaire du modèle dans le cadre de la DVP, il convient que les investissements financés par le Socle Défense correspondent proportionnellement parlant à l’activité industrielle déployée en France par l’ensemble du programme.
Corolaire : Baisse de pression sur les programmes en coopération
En étendant les capacités d’investissement et d’équipements des Armées à court et moyen terme, le Socle Défense permettrait, de manière induite, de réduire la pression qui aujourd’hui entrave les avancées de certains programmes de coopération, comme SCAF ou MGCS.
Ainsi, le Socle Défense permettrait à la France de développer, par exemple, une solution intermédiaire pour succéder au Rafale et au Leclerc, moins ambitieuse que celle visée par les programmes européens, mais sur des calendriers plus réduits.
Ceci permettra de réduire la dépendance des Armées françaises vis-à-vis du calendrier de ces programmes, tout en permettant aux industriels de préserver et de développer les savoir-faire ,qui auraient été perdus dans le cadre de la coopération du fait du partage industriel.
Modèle transnational : exemple de la Grèce
Le Socle Défense peut également servir de base à des coopérations étendues transnationales. Ainsi, le projet avait été étudié par le parti politique Nouvelle Démocratie en Grèce dans le cadre des élections législatives de 2019, et avait donné lieu à l’élaboration d’une stratégie transnationale pour l’acquisition de Rafale, de FDI et de Gowind dans un partage industriel mutuellement profitable.
Renforcement de l’autonomie stratégique
Enfin, par le changement de format des armées et de l’industrie de défense française induit par l’application du Socle Défense, celui-ci contribuera de manière sensible au renforcement de l’autonomie stratégique nationale et par transitivité européenne, notamment en constituant des armées susceptibles de constituer le pilier fédérateur d’une stratégie défensive purement européenne y compris pour faire face à la Russie.
Un tel outil pourrait de fait constituer l’argument le plus efficace pour faire émerger une notion effective d’Europe de la Défense.
ANNEXE : ANALYSE COMPARATIVE des MODES de FINANCEMENT
Notes : l’analyse initiale ayant été réalisée en 2022, elle portait sur la période 2023-2030. Il convient, aujourd’hui, de la considérer sur la période 2025-2032, avec les mêmes progressions.
Hypothèses Socle Défense : 3% PIB en 15 ans – Invest PEM 25 Md€ – Leasing 2,5% – 15 ans – V0=10% – VR = 35%
Hypothèses Classique : 2,65 % PIB en 9 ans – Invest PEM 15Md€/an/30 ans (==25 Md€/an/15 ans SD)
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Plus de 18 mois se sont écoulés depuis le lancement par le président de la République du chantier d’ « économie de guerre ». Le processus demande de la patience et reste semé d’embûches, mais les premières actions entreprises permettent déjà de « produire plus, plus vite et moins cher » en plusieurs endroits.
« Ce n’est pas le tout d’avoir un objet ou un équipement qui compte, encore faut-il l’avoir dans des délais raisonnables, dans des prix raisonnables et évidemment, dans des contingences techniques qui sont aussi raisonnables», résumait le ministre des Armées Sébastien Lecornu, jeudi dernier lors d’un déplacement en région toulousaine auprès du droniste Delair. Cette équation, c’est celle que tente de résoudre la Direction générale de l’armement depuis une vingtaine de mois.
« Mes équipes et celles de mes collègues ne chôment pas », expliquait l’ingénieur général de l’armement Alexandre Lahousse, en marge du déplacement ministériel. Passé le sempiternel débat sur ce qu’est, doit être ou devrait être une économie de guerre, force est de constater le changement de cap instauré après le discours présidentiel du 13 juin 2022 au salon de défense parisien Eurosatory.
DGA et industriels progressent de concert autour de cinq piliers : donner de la visibilité, simplifier, sécuriser les chaînes d’approvisionnement, recruter et garantir le financement, « parce qu’il faut de l’argent pour faire tourner toute cette belle mécanique », rappelle celui qui à la fois à la tête du service des affaires industrielles et de l’intelligence économique (S2IE) et chef d’orchestre du dispositif d’adaptation de la filière au sein de la DGA.
Ce chantier « global » et « tentaculaire » nécessite de progresser simultanément sur chaque axe pour conserver l’équilibre et éviter de gripper ladite mécanique, pointe le représentant d’une DGA qui, elle aussi, se transforme et dont la réorganisation vient d’être publiée au Journal officiel. Et si certaines entreprises ont encore du mal à décoller, reconnaissait le ministre des Armées, la démarche produit de premiers résultats encourageants. Tour d’horizon tout sauf exhaustif et perspectives pour les mois à venir.
« Faire autrement »
« La première visibilité que l’on donne à nos industries, à nos filières c’est la LPM [loi de programmation militaire] », rappelle l’IGA Lahousse. Dotée de 413,3 Md€ entre 2024 et 2030, cette LPM « de transformation et de cohérence » prévoit 16 Md€ pour consolider les stocks de munitions, 5 Md€ pour poursuivre la dronisation des armées ou encore 5 Md€ pour muscler la défense surface-air. « Cela donne une certaine vision du budget susceptible d’être capté pour les industriels, qui peut leur donner envie d’investir dans leur outil industriel ».
L’enveloppe a permis d’anticiper quelques opérations dès l’an dernier, pour la plupart relevant du top 12 des matériels critiques établi au lancement des travaux. Ce sont les 109 CAESAR Mk II commandés auprès de Nexter, les 329 missiles MISTRAL, 1300 missiles MMP et plus de 300 missiles Aster commandés auprès de MBDA. S’y ajoutent « plusieurs dizaines de milliers de munitions commandées en deux lots courant 2023 ». L’ensemble relève de commandes globales matérialisant la visibilité demandée par les industriels et nécessaire pour muscler la production et réduire les délais. Combinée aux investissements sur fonds propres, la logique vient soutenir Nexter dans son objectif de production de huit CAESAR par mois au tournant de 2024-2025, soit le quadruplement de la cadence et la division par deux du cycle en l’espace de deux ans.
« Le logiciel a un peu changé », constate l’IGA Lahousse. L’accélération est ainsi palpable grâce aux premiers engagements réalisés en activant un nouveau mécanisme d’acquisition réactive. Un levier activé avec Delair, bénéficiaire d’une commande de 150 drones UX11 et DT26 produits et livrés en quelques mois à l’Ukraine, mais aussi avec MBDA, chargé de fournir deux systèmes de défense sol-air VL MICA. Acquis l’an dernier sur étagère, ils permettront d’entamer le remplacement des systèmes CROTAL NG de l’armée de l’Air et de l’Espace.
Exit certains processus chronophages, il s’agit maintenant de réagir à un besoin urgent en misant sur l’existant, à l’instar de ce drone intercepteur de drones RapidEagle que la DGA est parvenue à contractualiser en quatre mois avec Thales en vue d’une participation à la sécurisation des Jeux olympiques et paralympiques de Paris. Toujours dans la lutte anti-drones mais adaptée au domaine naval, la Marine nationale installe des boules optroniques de la gamme PASEO de Safran sur ses frégates multi-missions (FREMM), retour d’expérience des attaques perpétrées en Mer Rouge. « Un prototypage a été réalisé en décembre sur une des frégates présentes sur place. La DGA a placé un contrat en février pour étendre l’idée et équiper les autres frégates », explique le chef du S2IE.
L’ingénierie des contrats évolue, bientôt illustrée par la commande annoncée de 2000 munitions téléopérées pour des livraisons réparties sur 2024 et 2025. Entre autres nouveautés, ce futur contrat comprendra autant une date ferme de livraison qu’une prime à l’avance. Livrer jusqu’à six mois avant la date butoir se traduira dès lors par l’octroi d’un bonus. « Importante », la prime le sera aussi dans l’attribution des tranches. : « au plus vous allez vite, au plus vous aurez de quantités ».
La commande de MMP actée en novembre dernier voyait aussi l’inclusion d’un nouveau mécanisme d’accélération, une clause qui autorise le donneur d’ordre à demander une hausse de la cadence de production atteignant jusqu’à 50% sans modifier le contrat. De quoi inciter à constituer des stocks d’approvisionnements longs dès l’attribution du marché « parce qu’ils ont la certitude de pouvoir les écouler vu que nous les achetons ». Idem pour le missile Aster, objet d’une « Tiger Team Aster » oeuvrant elle aussi à contracter les délais de production. Sujet sensible car relevant d’une coopération franco-italienne, l’objectif de réduction du cycle n’est pas encore pleinement défini pour ce segment.
Les opérations intègrent par ailleurs une prise en compte croissante de l’analyse de la valeur, un compromis sur le cahier des charges qui garantit en échange une réduction des cycles et des coûts. Elle s’est avérée centrale pour un marché passé en décembre dernier pour 103 véhicules sanitaires. Plutôt que de concevoir un véhicule spécifique – méthode parfois longue et onéreuse -, l’analyse conduite avec les armées « a permis de réduire le besoin à la modification d’un véhicule existant. (…) Cela permet de réduire les délais d’acquisition de plus d’un an. Les coûts d’acquisition vont être divisés par deux, le soutien également ». Autre réussite de la force d’acquisition réactive mise sur pied par la DGA, ce marché se matérialisera par de premières livraisons dès cette année.
Également appliqué pour l’acquisition des systèmes VL MICA, le principe sera étendu cette année à d’autres domaines, dont le futur bateau de guerre des mines de la Marine nationale, plusieurs drones et le futur Serval de lutte anti-drones.
L’ingéniosité interne, enfin, est mise à profit. « Nous avons des ingénieurs, nous nous en servons », souligne l’IGA Lahousse. En témoigne ce projet conduit avec EURENCO et Nexter et trouvant un écho particulier au vu du contexte : le recyclage de charges propulsives utilisées sur les canons de 155 mm AUF1 et TRF1, d’anciens modèles retirés du service ou en passe de l’être. Une fois récupérée, la poudre est recyclée puis réutilisées dans les charges destinées aux canons CAESAR. « Assez important », le stock disponible a déjà permis de livrer plus de 10 000 charges modulaires – l’équivalent de plus de 1500 coups complets – à l’armée de Terre.
Relocaliser, sécuriser, embaucher
La France cherche par ailleurs à réduire ses dépendances pour renforcer sa souveraineté et planche pour cela sur la réinstallation de certaines productions critiques pour les armées françaises sur son territoire. Emblématique et soutenue par le ministère, la relocalisation par EURENCO d’une ligne de production de poudre propulsive sur son site de Bergerac prendra prochainement corps avec la pose de la première pierre, jalon symbolique préfigurant une mise en route courant 2025.
Autre exemple avec Selectarc, retenu par Naval Group pour concevoir le futur sous-marin nucléaire lanceur d’engin de 3ème génération (SNLE 3G). Un projet soutenu par la DGA, qui relocalisera la production de baguettes de soudure au sein de l’entreprise de Belfort afin de supprimer une dépendance. L’unité de production sera opérationnelle pour la fin 2025.
D’autres projets sont sur la table de la DGA, qui envisage « des annonces à court terme » sur plus d’une dizaine de relocalisations dans les domaines de l’impression 3D, de l’énergie, des matériaux. Quand les dossiers EURENCO et Selectarc ont été financés par le ministère car relevant exclusivement du domaine défense, les autres sont des projets duaux co-montés avec le ministère de l’Économie dans le cadre du dispositif d’appui « France 2030 ».
Accélérer et sécuriser imposait de détecter et d’éliminer les fameux goulets d’étranglement, ces écueils susceptibles de grever un cycle de production. L’analyse conduite en 2023 parmi toutes les filières prioritaires liées « aux urgences du moment » aura permis de recenser 200 maillons faibles. Seuls 50 subsistent aujourd’hui. Entre réorganisation et gain de visibilité, les plus simples ont été traités en premier. Pour le reste, des moyens de remédiation plus importants sont « en train d’être mis en place » pour corriger ce qui peut relever d’une carence en machines ou en main d’oeuvre. Diagnostiquer est une chose, réparer parmi les 4000 acteurs de la BITD en est une autre et la DGA a donc mis en place plusieurs outils spécifiques. Elle a créé en 2023 un accélérateur opéré par Bpi France, chargé de mettre à disposition des capacités de conseil et d’ingénierie pour aider les PME à réorganiser leur production pour mieux accélérer.
La LPM tout juste engagée a mis en place des outils législatifs pour lesquels les décrets d’application sont en cours de révision au Conseil d’État. Ces textes participeront à leur tour à l’accélération en cadrant la priorisation des ressources, donc permettre à la production de défense de doubler celle destinée au monde civil dans la file d’attente d’un sous-traitant. Ils permettront aussi d’obliger certains industriels à monter des stocks de précaution. « Le ministre pourra prendre un arrêté qui obligera à garantir un stock de production suffisamment épais, non pas un stock mort mais un stock utilisé et recomplété pour avoir la garantie d’être en capacité d’accélérer », indique Alexandre Lahousse.
La remontée en puissance de la filière implique, enfin, de mettre des gens derrière les machines. Or, et cela n’a rien d’une surprise, la BITD peinait déjà à recruter avant juin 2022. Fraiseurs, soudeurs et autres compétences critiques sont en pénurie, celle-ci venant handicaper la remontée en cadence. Entre autres efforts, la DGA conduira fin mars un premier salon de l’emploi virtuel centré sur la BITD. Un événement mis en place avec France Travail et qui rassemblera une petite centaine de recruteurs pour répondre aux problématiques de recrutements urgents touchant principalement les PME. Durant deux semaines, recruteurs et candidats pourront se retrouver dans des salles d’entretien virtuelles ouvertes dans toutes les régions de France. La démarche s’accompagne de la montée en puissance de la réserve industrielle, qui devrait compter plusieurs centaines de membres d’ici 2025.
Il est normal que les grands programmes d’armement prennent la lumière étant donné les enjeux auxquels ils sont censés répondre et les investissements qu’ils engendrent. Inscrits dans les Lois de programmation militaire [LPM], il peut cependant arriver que leur ambition soit revue à la baisse [comme celui des frégates multimissions en 2008] ou que leur réalisation fasse l’objet d’ajustements, le plus souvent pour des considérations budgétaires.
Cependant, d’autres programmes, dits de cohérence, ne bénéficient pas de la même visibilité… alors qu’ils sont tout autant essentiels aux missions assurées quotidiennement par les forces armées. Or, ces derniers mois, certains d’entre eux n’ont pas eu d’arbitrages favorables… alors que le budget de la mission « Défense » est en hausse continue depuis au moins 2017.
Tel est, par exemple, le cas des douze Vedettes de fusiliers marins [VFM] commandées au chantier naval Ufast en 2018 pour le compte de la Force maritime des fusiliers marins et commandos [FORFUSCO]. Aux dernières nouvelles, et après avoir pris du retard [deux unités ont été livrées à la Marine nationale], ce programme est suspendu, à cause d’importants surcoûts. En décembre dernier, l’hebdomadaire Le Marin avait indiqué qu’il allait faire l’objet d’une renégociation avec la Direction générale de l’armement [DGA].
Un autre programme serait en difficulté : celui relatif au renouvellement d’une partie des remorqueurs de la Marine nationale. Notifié par la DGA au chantier naval Piriou en mai 2020, il prévoit l’acquisition de vingt unités, à savoir quinze RP-30 [remorqueurs portuaires de 30 tonnes de traction] et cinq RPC-30 [remorqueurs portuaires côtiers de 30 tonnes de traction].
À l’époque, le ministère des Armées n’avait pas précisé le montant de cette commande. En revanche, il avait souligné qu’elle se traduirait par une activité d’environ 40’000 heures de travail par unité, soit une « charge annuelle d’environ 100 personnes en équivalent temps plein pour produire 4 remorqueurs par an entre 2021 et 2027 ».
Affichant un déplacement de 275 tonnes et mis en œuvre par quatre marins, le RP30 est destiné à des opérations portuaires à la journée. D’un tonnage équivalent, le RPC-30 est conçu pour naviguer en haute mer, avec une autonomie [carburant et vivres] de cinq jours. L’un et l’autre doivent remplacer les 22 remorqueurs RP12 et autres remorqueurs côtiers actuellement en service.
« Ils bénéficient ainsi d’une puissance de traction accrue à 35 tonnes pour pouvoir intervenir sur des navires militaires aujourd’hui plus grands et plus lourds » et leur « passerelle est très étroite pour permettre les manœuvres flanc contre flanc avec des navires dont la coque est en forme de ‘V’ », avait expliqué le ministère des Armées pour justifier ce programme.
Or, après la livraison de quatre unités, celui-ci est à l’arrêt. C’est en effet ce qu’a révélé le site spécialisé Mer et Marine, qui parle même d’un abandon.
« Entre l’impact de la crise sanitaire puis celui de la guerre en Ukraine sur le coût des matériaux et équipements, ainsi que l’inflation qui est venue encore accroître la hausse des prix, certains programmes d’armement notifiés avant 2021 n’entrent plus dans les enveloppes budgétaires initialement fixée », écrit-il. Aussi, poursuit-il, « certains, comme celui des 20 remorqueurs portuaires et côtiers de la Marine nationale, sont abandonnés ».
Certes, le contrat prévoyait une réévaluation des coûts de construction de ces remorqueurs, dans le cadre de discussions avec la DGA. Mais la hausse des prix a été beaucoup trop importante, au point que le chantier naval perd de l’argent sur chaque unité construites [il serait question d’un million d’euros par RP/RPC30].
Pour autant, la Marine nationale a besoin de renouveler ses actuels remorqueurs portuaires et côtiers, ceux-ci arrivant, pour certains, au bout de leur potentiel, après quarante années de service pour les plus anciens. Deux solutions pourraient être envisagées : le lancement d’un nouvel appel d’offres, avec un cahier des charges moins ambitieux, ou un achat sur étagère auprès d’un chantier naval étranger.
L’ÉDITO DE NICOLAS BAVEREZ. Le basculement vers l’économie de guerre, effectif en Russie, reste virtuel en France. Il est urgent de réinvestir dans notre défense.
La conférence de Munich sur la sécurité s’est tenue le week-end dernier dans un contexte inédit. Le monde n’a jamais connu autant de conflits armés entre États depuis 1945 et une nouvelle course aux armements est engagée avec des dépenses militaires mondiales qui ont bondi de 9 % en 2023 pour atteindre 2 200 milliards de dollars. La guerre est de retour en Europe comme au Moyen-Orient, sur fond de confrontation entre les empires autoritaires, qui dirigent désormais les trois quarts de l’humanité, et les démocraties.
La menace existentielle que la Russie fait peser sur l’Europe ne cesse de se renforcer après la chute d’Avdiivka qui souligne le déséquilibre entre Kiev et Moscou en termes d’hommes et de munitions, mais aussi avec la pression sur les pays Baltes – illustrée par l’avis de recherche lancé contre Kaja Kallas –, le déploiement d’armes atomiques dans l’espace ou l’assassinat d’État d’Alexeï Navalny, qui illustre la violence sans limites de la dictature de Vladimir Poutine. Simultanément, Donald Trump est venu au soutien de la Russie en remettant en cause l’article 5 du traité de l’Otan à la veille de son 75e anniversaire et en donnant un blanc-seing à Moscou pour agresser l’Europe, ruinant la garantie de sécurité des États-Unis.
Sidérés et tétanisés par l’invasion de l’Ukraine, les Européens ont réagi et rompu avec les illusions entretenues autour de la paix perpétuelle et de la neutralisation des tyrannies du XXIe siècle par le commerce pour engager un tardif réarmement. En 2024, 18 des 31 alliés des États-Unis au sein de l’Otan rempliront l’objectif d’un effort de défense à 2 % du PIB et leurs dépenses cumulées atteindront 380 milliards de dollars. Le Royaume-Uni a porté son budget militaire à 50 milliards de livres, dont 7,5 milliards pour reconstituer les stocks de matériels et de munitions. L’Allemagne respectera le seuil de 2 % du PIB en 2024 avec un budget de 72 milliards d’euros grâce à l’abondement du fonds spécial de 100 milliards d’euros. L’Union européenne fait désormais du réarmement une priorité et entend produire plus d’un million d’obus à partir de 2025.
Le paradoxe français
Le paradoxe veut que la France, qui a conservé une armée opérationnelle, s’est enfermée dans le déni du durcissement du contexte stratégique. Elle se refuse à engager un véritable réarmement et à adapter son armée au combat de haute intensité en Europe. Et ce au risque de rééditer la tragique erreur des années 1930, qui vit notre pays sous-estimer la menace des totalitarismes, s’en remettre à la fausse protection de la ligne Maginot et se couper de ses alliés européens – Pologne en tête – auxquels elle avait donné une fausse garantie de sécurité.
L’écart se creuse dangereusement entre les mots et les faits. Alors que les responsables politiques français se vantent de posséder l’armée la plus complète et la plus performante d’Europe, notre effort de défense restera limité à 1,9 % du PIB en 2024, en dessous de la norme de l’Otan. Alors qu’Emmanuel Macron se veut le champion de l’autonomie stratégique de l’Europe, la France se situe au dernier rang pour l’aide militaire à l’Ukraine avec un effort limité à 570 millions d’euros, contre 17,7 milliards pour l’Allemagne et 9,1 pour le Royaume-Uni – avant l’accord bilatéral du 16 février portant sur 3 milliards d’euros de soutien supplémentaire.
Erreur stratégique majeure
Surtout, la loi de programmation militaire (LPM), qui prévoit de mobiliser 413 milliards d’euros d’ici à 2030, repose sur une erreur stratégique majeure. La modernisation de la dissuasion nucléaire à hauteur de 7 milliards d’euros par an, à travers le lancement d’une troisième génération de sous-marins et la rénovation des missiles M51.3 et ASMP, est salutaire. Mais elle s’accompagne du maintien d’un modèle d’armée conventionnelle de corps expéditionnaire qui fait l’impasse sur la défense de l’Europe – et ce au moment où notre pays est expulsé d’Afrique !
En guise de réarmement, le cœur des forces est profondément affaibli. La cible des véhicules blindés Griffon, Jaguar et Serval est réduite de 30 % ; le nombre des chars Leclerc rénovés est abaissé de 200 à 160 (alors que la Russie en a perdu 2 900 en Ukraine) ; les Rafale de l’armée de l’air sont ramenés de 185 à 137 et les A 400 M de 50 à 35 ; la flotte des frégates est limitée à 15, ce qui est notoirement insuffisant. Les armées françaises ne disposeront pas de drones et de la capacité de les opérer en essaim avant 2030, alors que ces engins se sont montrés décisifs dans tous les conflits récents.
En matière de défense, la France parle quand l’Allemagne agit
Le basculement vers l’économie de guerre, effectif en Russie, reste virtuel en France, comme le montre la pénurie de munitions. La capacité de production d’obus de 155 millimètres (mm) reste limitée à 2 500 par mois faute de commandes de l’État, quand les armées ukrainienne et russe en tirent 5 000 et 15 000 par jour. À l’inverse, en Allemagne, Rheinmetall a quadruplé en deux ans sa production de 60 000 à 240 000 obus de 120 mm pour les chars Leopard 2 et porté à 500 000 celle des obus de 35 mm. Désormais, en matière de défense, la France parle quand l’Allemagne agit.
Au total, la LPM souligne les incohérences de la stratégie française. Le choix de tout miser sur le nucléaire en renonçant à adapter l’armée au combat de haute intensité fragilise la mise en œuvre de la dissuasion, qui, faute d’articulation avec les forces conventionnelles, se transforme en nouvelle ligne Maginot. La couverture d’un spectre immense, des grands fonds marins à l’espace en passant par l’Indo-Pacifique, fait l’impasse sur la sécurité de l’Europe, décrédibilisant le principe de son autonomie stratégique auprès de nos partenaires.
Se doter enfin d’une loi de réarmement
La France doit donc engager le débat qui a été éludé lors de la LPM pour la transformer en loi de réarmement, associant modernisation de la dissuasion et conversion de l’armée conventionnelle à la guerre de haute intensité. Cela implique de retrouver de la masse et de la profondeur, de réinvestir dans les blindés, l’artillerie, l’aviation et les bâtiments de combat, d’engager des programmes d’urgence pour combler le retard accumulé dans les drones et pour reconstituer les stocks de rechange et de munitions.
Pour cela, il faut faire des choix. Sur le plan national, en coupant dans les transferts sociaux pour réarmer. Sur le plan européen, en réorientant vers la défense les fonds du plan de relance de 750 milliards d’euros qui n’ont été consommés qu’à hauteur de 25 % et en plaçant l’industrie de défense en dehors du champ des normes ESG, du devoir de vigilance ou de la taxonomie qui, sous l’influence d’ONG allemandes financées par le Kremlin, entend interdire leur financement en les assimilant à la pornographie. Face à la menace existentielle des empires autoritaires, cessons d’appliquer de manière inconsidérée le terme de réarmement à la démographie, à l’économie, à la santé ou à l’éducation. Réservons-le à la défense, mais faisons-le !
Jean-Dominique Merchet vient de publier Sommes-nous prêts pour la guerre ? chez Robert Laffont. C’est un livre important qui traite de choses essentielles pour le présent et l’avenir de notre nation.
On ne le dira jamais assez, ce sont les nations qui font les guerres et non pas les armées. Il faut donc interroger les citoyens français dans leur ensemble sur leur capacité à faire la guerre s’il le faut et pas seulement les forces armées. Le titre du livre n’est d’ailleurs pas L’armée française est-elle prête pour la guerre ? mais Sommes-nous prêts pour la guerre ? Il nous interroge donc tous à travers neuf chapitres qui sont autant de sous-questions à cette interrogation primordiale. Les chapitres sont introduits à chaque fois par une d’une citation de Michel Audiard, qui témoigne une fois de plus que l’on peut être à la fois sérieux et drôle.
Faut-il se préparer à une guerre comme en Ukraine ? Cette première question est la clé de toute la première partie consacrée à l’outil de défense français, comme si ce conflit en constituait un crash test. En clair, cela revient à demander s’il faut se préparer à un conflit conventionnel de haute-intensité et de grande ampleur, autrement dit très violent et avec des centaines d’hommes tués ou blessés chaque jour. La réponse est évidemment oui, par principe. La logique voudrait que l’on se prépare prioritairement aux évènements à forte espérance mathématique (probabilité d’occurrence x ampleur des conséquences). Autrement-dit, il faut à la fois se préparer aux évènements courants et à l’extraordinaire terrible.
Il y a ainsi les évènements très probables et même en cours auxquels il faut forcément faire face, les plus graves en priorité bien sûr mais aussi les plus anodins tout simplement parce qu’ils sont là, qu’on les voit et qu’il faut bien les traiter, plus ou moins bien. Il y a aussi les menaces à faible probabilité mais forte gravité, auxquelles il faut se préparer. La guerre nucléaire en est une et on s’y prépare correctement, c’est l’objet du chapitre 2, mais la guerre conventionnelle « à l’ukrainienne » est une autre et là c’est une autre affaire. Jean-Dominique Merchet rappelle ainsi que probabilité faible n’égale pas probabilité nulle et que sur la longue durée les évènements improbables finissent toujours par arriver, parfois même dès le premier lancé de dés. L’esprit humain est cependant ainsi fait qu’il néglige ces faibles probabilités et se condamne donc à être surpris. Si quelqu’un avait dit à des soldats de ma génération qu’ils combattraient non pas en Allemagne mais en Arabie-Saoudite face à l’Irak, puis dans une Yougoslavie éclatée ou en Afghanistan, sans parler de passages en Somalie, Cambodge et autre, on l’aurait traité de fou et pourtant…
Dans les faits, la capacité de forces armées françaises à mener cette « grande guerre » se résume à son contrat de déploiement. L’auteur souligne combien celui-ci est faible, même à l’horizon 2030 de la nouvelle loi de programmation militaire (LPM). Jusqu’à peu dans les différents documents stratégiques on indiquait un contrat chiffré : 60 000 hommes déployables dans un conflit majeur dans le « projet 2015 » des années 1990, puis 30 000 en 2008 et enfin 15 000 en 2013. Par pudeur sans doute, on n’a pas indiqué de chiffres dans la nouvelle LPM mais des unités à déployer – pour les forces terrestres, un état-major de corps d’armée, un état-major de divisions, deux brigades interarmes, une brigade aérocombat, et un groupe de forces spéciales – qui sont en fait les mêmes que lors des plans précédents. On peut donc imaginer que l’on n’envisage pas jusqu’à 2030 de pouvoir déployer beaucoup plus qu’avant, non que les hommes manquent mais qu’on est simplement bien en peine de les équiper complètement en nombre et de les soutenir plus sur une longue durée. Le chat est donc maigre. Il est peut-être compétent, agile, équipé des armes les plus sophistiqué, mais il est maigre, voire très maigre.On serait balayé par l’armée ukrainienne si on devait l’affronter dans un wargame, alors que le budget de défense de cette armée ukrainienne représentait 10 % de celui de la France il y a trois ans. L’Ukraine consacre maintenant à peu 22 % de son PIB à son effort de guerre mais cela représente un peu plus de 40 milliards d’euros, soit l’équivalent de notre budget de défense.
Le problème fondamental est que la France ne se donne pas les moyens de ses ambitions, comme le font par exemple les États-Unis. Quand on veut à la fois être une puissance « dotée » (nucléaire), défendre ses territoires et ses intérêts hors d’Europe, assurer ses accords de défense, être leader en Europe ou simplement « peser sur les affaires du monde » parce que membre permanent du Conseil de sécurité des Nations-Unies, on doit au moins faire un effort de défense de 3% du PIB. A moins de réduire nos ambitions, il n’y a pas d’autre solution. Avant les attentats terroristes de 2015 on se dirigeait allègrement vers le 1% du PIB, c’est-à-dire la quasi destruction de notre outil militaire. Depuis, on remonte lentement la pente mais on est encore loin du compte. Notons au passage que les Etats-Unis sont à 3,5 % et que cela ne gêne pas, au contraire, l’activité économique.
En attendant, il faut forcément faire des choix, ce que Jean-Dominique Merchet résume d’un slogan efficace : Tahiti ou Varsovie. Et c’est là qu’interviennent les réflexes corporatistes. Les marins et les aviateurs français ne parlent pas beaucoup de cette guerre en Ukraine où les bâtiments de surface se font couler et où la défense aérienne depuis le sol contraint beaucoup l’emploi des avions de combat. Leurs regards se tourne plutôt et légitimement vers le grand large, « Tahiti » donc, en utilisant notamment le concept fourre-tout de l’Indopacifique. La guerre en Ukraine est une guerre de « terriens ». On aurait donc pu imaginer que l’armée de Terre y puise des arguments pour défendre ses conceptions. Cela n’a pas été le cas et cela reste pour moi un mystère. Jean-Dominique Merchet explique aussi cette réticence par la Russophilie supposée du corps des officiers français, la réticence à agir dans un cadre OTAN et le fait que finalement les spécialités qui pourraient jouer le plus la « carte Ukraine », comme l’artillerie, sol-air et sol-sol, ou encore le génie, sont mal représentées au sein des instances de direction. Admettons. Le fait est que la nostalgie de l’alliance (brève) avec la Russie l’emporte sur celle, pourtant plus longue et plus traditionnelle, avec la Pologne.
Pas de corps d’armée français en Europe centrale ou orientale, comme il y avait un corps d’armée en République fédérale allemande durant la guerre froide, mais peut-être des armes nucléaires. C’est la question qui fait le buzz. Le deuxième chapitre du livre est en effet consacré au nucléaire, pour constater d’abord combien la création de cette force désormais complète avec une solide capacité de seconde frappe (on peut toujours frapper n’importe quel pays même après une attaque nucléaire) a été une prouesse technique avec, c’est moi qui le rappelle, des retombées industrielles qui ont rendu l’affaire économiquement rentable pour la France. La nouveauté est qu’après une période de repli du nucléaire, dans les arsenaux comme dans les esprits, celui-ci revient en force avec la guerre en Ukraine. Cette guerre est en effet une grande publicité pour l’armement nucléaire : la Russie est « dotée » et on n’ose pas aller trop loin contre elle, l’Ukraine n’est plus dotée et elle est envahie. Le message est clair. Le buzz, c’est la proposition de l’auteur de partager le nucléaire français, autrement dit de proposer un système « double clés » (en fait, il n’y a pas vraiment de clés) à nos alliés européens, à la manière des Américains. On proposerait des missiles air-sol moyenne portée aux Européens qui pourraient les utiliser avec, bien sûr, notre autorisation. J’avoue mon scepticisme. Outre les problèmes matériels que cela poserait (il faudrait construire de nouvelles têtes nucléaires sans doute de moindre puissance et il faudrait que les Alliés achètent des Rafale) et outre le fait que cela contredit le principe gaullien de la souveraineté nucléaire, je crains surtout qu’il n’y ait aucune demande européenne dans ce sens. Quitte à accepter un protectorat nucléaire les pays européens préfèrent celui des États-Unis à celui de la France. On en reparlera peut-être si par extraordinaire, les États-Unis désertaient définitivement l’Europe. Troisième point : l’asséchement de la pensée militaire en matière nucléaire, où on est passée de la phase fluide des réflexions libres des années 1960 à une phase dogmatique où il est même interdit dans nos forces armées d’utiliser le terme « dissuasion » sans qu’il soit adossé à « nucléaire ». On a un peu oublié que justement les réflexions des années 1960 avaient abouti à l’idée que la dissuasion était globale et qu’elle impliquait une composante conventionnelle puissante, et notamment terrestre, afin de retarder autant que possible la nécessité d’employer l’arme nucléaire en premier (il n’y a évidemment aucun problème à le faire en second, en riposte). Or, on l’a vu, notre composante conventionnelle est faible. Alors certes nos intérêts ne sont pas forcément menacés, mais nos intérêts stratégiques le sont, notamment en Europe et pour reprendre l’expression du général de Gaulle, l’épée de la France est bien courte.
Le troisième chapitre est consacré à la production industrielle. C’est celui où j’ai le plus appris. C’est une description rapide mais précise de notre complexe militaro-industriel, au sens de structure de conception et de fabrication de nos équipements militaire depuis la décision politique jusqu’à la chaine de production en passant par les choix des décideurs militaires et industriels. Peut-être devrait-on d’ailleurs parler plutôt de complexe militaro-artisanal quand on voir la manière dont sont construits ces équipements rares et couteux. Il y a en fait deux problèmes à résoudre : sortir du conservatisme technologique – et l’exemple du ratage français en matière de drones est édifiant – et produire en masse. Cela mériterait un ouvrage en soi tant l’affaire est à la fois complexe et importante.
Après avoir décrit l’outil de défense français, avec ses forces et surtout ses limites, Jean-Dominique Merchet décrit dans les chapitres le contexte et les conditions de son emploi. Il y a d’abord ce constat évident depuis trente ans mais pourtant pas encore complètement intégré que la France est désormais une île stratégique, préservée au moins dans l’immédiat et pour l’Hexagone de toute tentative de conquête territoriale. Cela signifie en premier lieu que les conflits « subis » se déroulent d’abord dans les espaces dits « communs » et vides, qui les seules voies de passage (cyber, espace, communications, ciel, mer, etc.) pour attaquer le territoire national. La première priorité décrite dans le chapitre 4 est donc de mettre en place une « défense opérationnelle du territoire » adapté au siècle. C’est déjà évidemment en partie le cas, mais que de trous encore.
Si l’on est une île et qu’on ne risque pas d’invasion, les guerres « choisies » sont donc au loin (chapitres 5 et 7). On connait le scepticisme de l’auteur sur les opérations extérieures françaises. Difficile de lui donner tort (cf Le temps de guépard). Outre l’oubli, assez fréquent, de toutes les opérations extérieures menées par la France avant 1990, on peut peut-être lui reprocher de sous-estimer le poids de la décision politique par rapport aux orientations militaires dans cette faible efficience. On peut s’interroger aussi sur le poids réel de l’histoire – le désastre de 1940 et la guerre d’Algérie en particulier – dans les décisions du moment. Les organes de décision collective sont finalement comme les individus qui ne gardent en mémoire vive que deux expériences passées : la plus intense et la plus récente. Alors oui, les désastres du passé peuvent influer mais il s’agit bien souvent de faire comme la dernière fois si ça a marché ou de faire l’inverse si cela n’a pas été le cas. J’étais stupéfait lorsqu’on m’a demandé un jour si l’engagement au Rwanda en 1990-1992 n’était pas une revanche sur la guerre d’Algérie, alors qu’on reproduisait simplement ce que l’on venait de faire au Tchad.
On revient dont à cette idée que ce sont les nations qui font les guerres, pas les armées. Les chapitres 6 et 8 s’interrogent sur la résilience de la nation française et sur la nécessité de renouer avec le service militaire. Dans les deux cas, je suis totalement en accord avec la description et les conclusions de l’auteur. Sans trop spoiler, oui je suis persuadé de la résilience du peuple français, et je pense aussi qu’il faut plus l’impliquer dans notre défense et imiter le modèle américain.
La guerre se fait aussi – presque toujours – entre deux camps et normalement l’outil militaire doit être adapté aux ennemis potentiels. Le dernier chapitre est ainsi un panorama de nos adversaires et alliés actuels et possibles. Aucune surprise et aucun désaccord sur le nom des suspects. Il faut surtout bien distinguer, ce n’est pas forcément si évident pour ceux qui n’ont pas connu la guerre froide, ce qui se passe sous et au-dessus du seuil de la guerre ouverte. La norme est désormais le conflit (pas la guerre) dit « hybride » contre d’autres puissances, et l’exception est le franchissement de ce seuil. Pour autant nous devons préparer ce franchissement, ce qui également un des meilleurs moyens de l’emporter dans ce qui se passe au-dessous. Si on avait pris en compte la nécessité de pouvoir remonter en puissance très vite en cas de surprise stratégique (réserves, stocks, planification, adaptation de l’industrie, etc.), la France serait à la fois en meilleure posture actuellement dans notre confrontation avec la Russie et notre capacité à dissuader tout adversaire à franchir le seuil serait renforcé. Cela nous aurait couté moins cher que de tout faire dans l’urgence. Ce n’est pas faute de l’avoir dit.
En conclusion, l’auteur répond donc à sa propre question initiale, ce n’est pas si fréquent. On se doute de la réponse, et je suis entièrement en accord avec elle. Bref, lisez Sommes-nous prêts pour la guerre ? et discutez-en. Encore une fois, il s’agit de sujets qui doivent par principe intéresser tous les citoyens.
Jean-Dominique Merchet, Sommes-nous prêts pour la guerre ? Robert Laffont, 2024, 18 euros.
Si la loi de programmation militaire est précise sur les principaux équipements à acquérir, elle reste moins explicite sur les hommes qui vont les servir. Serons-nous capables de recruter et de conserver les soldats d’active et les réservistes indispensables ? Le GCA (2S) Patrick Alabergère nous invite ici à réfléchir sur le défi de la réalisation des effectifs auquel sont confrontées nos armées.
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La LPM 2024-2030 est souvent analysée selon le prisme du budget consenti ou celui des équipements majeurs acquis, mais plus rarement sous l’angle des effectifs.
Pourtant les effectifs autorisés aux armées dimensionnent clairement leurs capacités à remplir leurs missions. C’est un critère d’évaluation avéré pour apprécier la puissance d’une armée et sa place dans la compétition que se livrent les nations majeures.
Cette LPM affiche une augmentation modérée des effectifs consentis aux armées avec 6 300 ETP[1] supplémentaires étalés sur 6 ans, alors qu’il faut répondre à de nombreux besoins, notamment ceux générés par les nouveaux champs de conflictualités (espace, cyber) et être prêt à faire face à une guerre de haute intensité.
Mais au-delà de leur format, c’est bien la réalisation de leurs effectifs qui préoccupe aujourd’hui l’ensemble des armées.
L’atteinte du plafond d’emplois autorisés devient un objectif essentiel dans la conduite de cette nouvelle LPM. Car si ces difficultés perdurent ou s’accentuent, la réalisation des effectifs militaires deviendra l’objectif stratégique majeur qui, s’il n’est pas atteint, peut compromettre la cohérence du modèle d’armée choisi. Il faut mobiliser toutes les énergies pour résoudre cette difficulté, en allant plus loin dans l’effort fait au profit de la condition militaire, tout en développant par tous les moyens l’esprit de défense dans notre société civile qui doit continuer à fournir les futurs militaires dont nos armées ont besoin.
Crédit : SIRPA Terre.
Des effectifs comptés, difficiles à réaliser et à fidéliser pour faire face aux défis qui attendent les armées, malgré le doublement des effectifs de la réserve opérationnelle.
Il faut saluer l’effort fait au profit des effectifs des armées, notamment depuis la précédente LPM, mais ce n’est qu’une juste remise en cohérence après la réduction dramatique de format subie en 2008.
À cette date pour toucher d’hypothétiques dividendes de la paix, l’outil de défense a été sacrifié avec la suppression de 54 000 postes. La déflation s’est accentuée en 2012 avec l’annonce de la disparition de 26 000 postes supplémentaires. Il a malheureusement fallu attendre les enseignements tirés des dramatiques attentats de 2015 pour infléchir la tendance déflationniste.
En effet, historiquement les baisses des crédits accordés aux armées depuis la fin de la guerre froide, leur professionnalisation, la Révision Générale des Politiques Publiques (RGPP) ont conduit pendant des années à une réduction continue des effectifs. La création des bases de défense, décidée dans la seule logique d’économie d’effectifs et de soutien au moindre coût malgré ses effets désastreux sur la réactivité des unités, est le meilleur exemple du non-sens de cette politique.
Ainsi aujourd’hui, l’armée de Terre (ADT) s’efforce de recréer des structures de commandement (Brigade d’Artillerie, Brigade du Génie) et des unités opérationnelles (Bataillon de Commandement et de Soutien, unités d’Artillerie) pour répondre aux exigences du combat de haute intensité. Ne bénéficiant que d’environ 700 postes supplémentaires sur la LPM 2024-2030, elle le fait en étant contrainte de redéployer ses effectifs entre les différentes fonctions opérationnelles alors que toutes ces unités à recréer existaient en 2008…
Ainsi à l’horizon 2030, le ministère des Armées disposera de 355 000 ETP, dont 210 000 militaires et 65 000 civils d’une part et 80 000 réservistes opérationnels d’autre part. Cette augmentation de 6 300 postes génère un coût d’environ 890 millions d’euros.
Sur les 6 300 postes créés, 4 500 seulement rejoindront les forces vives des trois armées, les autres étant consacrés à l’environnement et aux services de soutien.
Cette montée en puissance s’étale sur 6 ans pour lisser dans le temps cette hausse de masse salariale, mais surtout pour tenir compte de la difficulté des armées à recruter des volumes importants chaque année.
Le rapport de l’Assemblée nationale fait au nom de la commission de la Défense Nationale et des Forces Armées en mai dernier sur le projet de LPM expose clairement cette difficulté : « Comme tous les employeurs publics et privés, le ministère des Armées fait face à des difficultés conjoncturelles pour atteindre ses cibles d’effectifs compte tenu de la concurrence exacerbée sur le marché de l’emploi et de la situation de quasi plein-emploi. Ainsi, en 2022, le ministère des Armées n’a pas réussi à réaliser son schéma d’emploi. C’est pourquoi, pour la période 2024-2030, le ministère des Armées retient une trajectoire réaliste d’augmentation de ses effectifs avec des paliers de 700 ETP supplémentaires pour les deux premières annuités, avant d’augmenter significativement les années suivantes. Le dernier alinéa de l’article 6 du projet de loi précise à cet égard que le ministère adaptera la réalisation des cibles d’effectifs fixées par le présent article et sa politique salariale en fonction de la situation du marché du travail ».
Il est donc légitime de s’interroger sur le volume de 6 300 postes supplémentaires : a-t-il été calculé en fonction des besoins à satisfaire ou dimensionné en réalité par la capacité estimée des armées à recruter d’ici 2030 ? Sans doute un peu des deux.
Pour autant, il n’existe aucune garantie que l’évolution du marché de l’emploi sur les 6 prochaines années soit favorable au recrutement des armées.
L’autre problématique en termes de réalisation des effectifs concerne la fidélisation qui est le pendant du recrutement. C’est un combat permanent que livrent les armées pour parvenir à conserver leur ressource humaine le plus longtemps possible afin de conserver des militaires entrainés et aguerris, tout en rentabilisant la formation dispensée.
S’il existait une solution simple et efficace pour gagner la bataille de la fidélisation, il y a longtemps qu’elle aurait été trouvée car dans ce domaine rien n’est jamais acquis. L’envie de renouveler un contrat ou de poursuivre une carrière repose sur une alchimie complexe, qui mêle à la fois l’évolution personnelle de l’individu, la condition militaire dans tous ses aspects, les missions réalisées, les conditions de vie et d’entrainement, les matériels servis, le style de commandement, l’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle.
La fidélisation dans les armées reste intimement liée, d’une part à la façon de vivre de son métier : la condition militaire avec en premier lieu le niveau de rémunération et d’autre part à la façon de vivre son métier : les conditions d’exercice du métier militaire au quartier comme en opérations.
Face à la raréfaction des effectifs d’active, il est mis en avant le doublement des effectifs de la Réserve Opérationnelle sur la même période (40 000 à 80 000 pour les armées dont 24 000 à 40 000 pour l’AdT).
C’est une très bonne chose de pouvoir faire appel à une composante réserve plus nombreuse, sans doute mieux formée et mieux organisée pour renforcer la capacité opérationnelle de nos armées, en complément des unités d’active. Cela peut également permettre de revigorer le lien Armée – Nation, ce qui est bénéfique dans le contexte sociétal actuel.
Mais encore faut-il que cette réserve opérationnelle soit aussi correctement équipée, ainsi que formée et entrainée, avec un référentiel de missions clairement défini dans le temps comme dans l’espace et que la bataille du recrutement soit également gagnée. Il faut imaginer quelles sont les nouvelles interactions active – réserve à mettre en place en service courant comme en période de crise et s’il est pertinent d’aller jusqu’à une hybridation de l’armée professionnelle ?
Le doublement des effectifs de réserve sur la période de la LPM, avec une cible finale à 105 000 en 2035 nécessite un effort colossal en termes de recrutement, concomitamment à celui au profit de l’active. Le défi est bien réel car il mobilise les mêmes structures au sein des armées, notamment les régiments pour l’AdT, et il puise dans des viviers voisins.
Avec de telles cibles d’effectifs, il faut impérativement réussir à simplifier la gestion administrative des réservistes, problème évoqué depuis des années, mais jamais résolu, car il constitue aujourd’hui un lourd fardeau pour les unités d’active.
Cet effort significatif sur la réserve répond également à des considérations économiques, car c’est le meilleur moyen de s’offrir de la masse, en termes d’effectifs, au moindre coût.
La guerre en Ukraine a mis en évidence la difficulté de conquérir la supériorité opérationnelle pour des armées qui souffrent d’un déficit de masse et de résilience alors que les conflits peuvent durer. L’augmentation significative de format étant hors d’atteinte financièrement pour de nombreuses armées occidentales, le débat sur la conscription pour accroitre la masse des armées fait son retour. En France, certaines voix politiques prônent même le retour du service militaire.
L’autre débat porte sur la nature de la composante réserve, certains défendent un concept de Garde nationale calqué sur le modèle américain alors qu’il reste une exception[2] hors d’atteinte pour les armées françaises.
S’agissant du retour à la conscription, l’avis de GAR (2S) Lecointre, ancien chef d’état-major des armées (CEMA), est très clair : « Le service national serait impossible à rétablir aujourd’hui. La Nation n’est pas consciente d’un danger à ce point existentiel qui justifierait un tel effort, avec tout ce que cela implique sur le plan budgétaire. De ce point de vue, augmenter la réserve est pertinent. Il s’agit de donner aux armées la possibilité d’accroître assez rapidement leurs capacités par une ressource humaine compétente, venant soit de la réserve initiale, avec des jeunes qui s’engagent, soit de la réserve d’anciens militaires ».
Une fois les effectifs de la réserve opérationnelle atteints, il faut réussir à organiser sa montée en puissance, en termes d’équipement, d’infrastructures et remettre en place les processus et les structures permettant sa mobilisation en temps et en heure. Autant de compétences et de savoir-faire que nos armées possédaient, mais qui ont disparu avec la suspension du service militaire. Pour les retrouver, il faudra du temps, de l’énergie et des effectifs dédiés.
Crédit : 13e BCA.
Des difficultés de recrutement avérées et explicables qui ont été prises en compte, mais qui menacent la cohérence du modèle d’armée.
Il devient plus que jamais crucial pour les armées de gagner la bataille du recrutement et de la fidélisation pour pouvoir disposer des effectifs qui leur ont été consentis par la LPM.
Le système de ressources humaines de nos armées repose sur une logique spécifique de flux importants pour préserver la jeunesse des effectifs. Cela nécessite des volumes annuels de recrutement conséquents[3] pour compenser les départs volontaires et ceux, statutaires, liés à l’atteinte des limites d’âge.
Ces difficultés de recrutement inquiètent légitimement les états-majors. Par exemple pour la première fois depuis dix ans, l’ADT n’atteindra pas ses objectifs de recrutement à la fin de l’année puisqu’il manquera entre 2 000 et 2 500 militaires. Alors qu’elle bénéficie d’un certain élan positif depuis 2015 et que les attentats ont généré un attrait pour les métiers militaires, la dynamique favorable semble terminée.
Nos armées doivent affronter une très forte concurrence dans un marché de l’emploi défavorable avec un taux de chômage en baisse. Comme l’indique le Directeur des Ressources Humaines du ministère des Armées, il existe une forte corrélation entre l’état du marché de l’emploi et la capacité du ministère à réaliser ses objectifs de recrutement. Ainsi, selon la situation conjoncturelle et concurrentielle du marché du travail, il est possible que le ministère adapte la programmation annuelle des effectifs pour chaque annuité de la LPM. Autrement dit, si les armées n’arrivent pas à recruter, leurs objectifs peuvent être revus à la baisse au détriment de l’atteinte de leur format et donc de leur capacité à remplir leurs missions.
Les armées se heurtent à une forte concurrence dans certains métiers, éprouvant des difficultés à recruter des spécialistes dans le numérique, la maintenance ou les langues, pour remplir des missions de renseignement. Dans la cyberdéfense, les employeurs civils offrent des conditions salariales bien plus attractives que les armées pour attirer les jeunes talents.
Elles subissent aussi de plein fouet la concurrence du secteur privé dans un contexte de marché du travail en tension. Ainsi, l’armée de l’Air et de l’Espace (AAE) doit faire sa place face au secteur privé aéronautique qui embauche massivement (13 000 recrutements pour Thales et 10 000 recrutements pour Airbus en 2023). L’AAE doit trouver des « gentlemen agreement » avec la DGAC et les industriels de défense pour limiter le « débauchage massif et non coordonné » des aviateurs et mécaniciens.
De plus, les données démographiques européennes ne sont pas favorables au recrutement. Avec un taux de fécondité moyen sous la barre des 1,5 enfant par femme, un vieillissement de la population européenne, les politiques de recrutement des armées européennes sont fragilisées.
En effet, le nombre relatif de candidats va diminuer, du fait d’un nombre plus réduit d’enfants et donc de jeunes éligibles aux fonctions militaires. Tous ces éléments font peser une menace sur le format des principales armées européennes notamment celles qui, comme la France, ont fait le choix de la professionnalisation.
Mais surtout les armées recrutent dans un vivier restreint par nature en raison des exigences découlant de la singularité du métier militaire où le collectif prime sur l’individu, l’intérêt général sur l’intérêt particulier. Comme il n’est pas envisageable de revoir à la baisse ces exigences, sauf à perdre la réactivité, la disponibilité et l’esprit de corps qui font la force des armées, c’est le candidat à l’engagement qui doit s’adapter à son futur environnement.
Il doit pour cela accepter les contraintes liées à son statut de militaire, les fameuses sujétions du métier militaire, de plus en plus en décalage avec l’évolution des valeurs partagées par la société civile et diffusées par le système éducatif et social.
Pour autant, les militaires ne sont pas imperméables à ces évolutions sociétales. En effet, il existe aujourd’hui une plus grande convergence entre les comportements sociaux et familiaux des militaires avec ceux constatés dans l’ensemble de la société. Les modes de vie du militaire et de sa famille tendent à rejoindre ceux du reste de la population française.
« Il y a un éloignement croissant entre le style de vie moyen et celui que nous proposons », explique le Chef d’état-major de l’armée de Terre (CEMAT). Les contraintes de disponibilité, de mobilité territoriale ou encore de vie familiale deviennent des freins à l’embauche.
Ce vivier, restreint au départ par construction, est en plus partagé avec la gendarmerie, la police, les pompiers, voire les douanes et l’administration pénitentiaire, sans oublier les sociétés privées de sécurité qui recrutent énormément dans l’objectif des Jeux Olympiques de 2024.
Il faut noter que toutes ces administrations sont confrontées, comme les armées, à de sérieuses difficultés de recrutement. Pour la première fois, la Brigade des Sapeurs-Pompiers de Paris est en sous-effectif de 300 postes, recrutant mensuellement 70 jeunes sapeurs-pompiers au lieu de la centaine nécessaire pour faire vivre son modèle RH et remplir ses missions.
Cette tendance est partagée par nos alliés puisque la Bundeswehr et l’US Army rencontrent des difficultés pour recruter. Les enrôlements allemands sont en recul de 7 %, selon une information du Spiegel, alors que les États-Unis n’ont pas atteint leurs objectifs de recrutement puisque 15 000 postes restaient vacants en 2022.
L’AdT est parfaitement consciente des enjeux du recrutement. Elle est sans doute encore plus sensibilisée que d’autres à l’importance cruciale de ses effectifs, car ce sont ses hommes qui constituent son système d’armes. Elle peut se définir par des hommes servant des systèmes d’armes, alors que la Marine et l’AAE se caractérisent d’abord par des systèmes d’armes (bâtiments et aéronefs) servis par des hommes.
Ainsi l’AdT prévoit d’optimiser la fidélisation des personnels au-delà de cinq ans de service, de développer la gestion individualisée des parcours, d’améliorer les conditions de vie et de travail, tout en mettant en place des efforts financiers sur les métiers en tension. Pour le recrutement, elle compte également investir davantage les zones urbaines, en premier lieu l’Île-de-France, qui ne contribue pour l’instant qu’à hauteur de 15 % du contingent, soit l’équivalent de l’Outremer.
Pour compléter les efforts déjà demandés à sa chaine recrutement, elle a demandé aux régiments de s’impliquer encore plus dans ce défi en les autorisant pour la première fois à recruter directement, sans intermédiaire, dans la société civile.
En termes de fidélisation, il faut s’interroger sur la pertinence de conserver un volume de recrutement ab initio dans les services interarmées aussi important. En effet, ce mode de recrutement initial rend bien plus difficile le reclassement des plus anciens engagés des forces en deuxième partie de carrière dans des métiers de soutien, moins exigeants physiquement. D’autant plus que ce type de recrutement sollicite le vivier des jeunes recrues dont les forces ont cruellement besoin.
Le ministère des Armées est conscient que le défi du recrutement nécessite d’améliorer la condition militaire pour mieux répondre aux sujétions du métier militaire. En termes de salaire, la Nouvelle Politique de Rémunération des Militaires (NPRM) mise en place dans la précédente LPM et poursuivie dans la LPM 2024-2030 va dans le bon sens, à condition qu’elle ne fasse pas trop de déçus ou de perdants. De même, la poursuite du plan famille est une réponse positive aux contraintes subies par les familles de militaires.
Mais ces mesures en cours d’application seront-elles suffisantes pour faciliter la résolution de la crise du recrutement, surtout si cette dernière perdure, voire s’aggrave ?
La réalisation des effectifs devient un enjeu stratégique qui nécessite d’aller encore plus loin en termes de condition militaire et de mener des actions en direction de la société civile pour promouvoir et développer l’esprit de défense.
En privilégiant la cohérence de notre modèle d’armée par rapport à sa masse, considérée pourtant comme un facteur de supériorité opérationnelle, cette LPM résulte d’un choix politique et économique compréhensible. En effet, dans un pays qui consacre près de 40 % de son PIB à ses dépenses de protection sociale, dont la dette publique s’élève à plus de 110% du PIB, avec une balance commerciale déficitaire depuis plus de 25 ans et un environnement social de plus en plus tendu, les arbitrages financiers sont lourds de responsabilités.
Mais le minimum d’effectifs consenti à nos armées ne doit pas être remis en cause par un recrutement et une fidélisation défaillants, car c’est la cohérence du modèle d’armée qui n’existerait plus.
Pour devenir un facteur de supériorité opérationnelle, le critère de masse exige un niveau minimal d’effectifs pour mener un combat de haute intensité dans la durée. Il semble déjà illusoire d’y parvenir avec les effectifs annoncés en fin de LPM et encore moins si la défaillance du recrutement les remet en cause. Il faut être conscient qu’un conflit de haute intensité, même limité dans le temps et dans l’espace, engendrera des pertes massives que la réserve opérationnelle ne palliera pas.
Pour gagner la guerre avant la guerre, encore faut-il montrer ses muscles pour être respecté, craint si possible, et surtout être dissuasif dans des affrontements en dessous du seuil nucléaire. Pour éviter un contournement de la dissuasion par le bas, il faut de la masse, donc des hommes et des équipements en quantité suffisante.
Le défaut de recrutement peut constituer un danger mortel car dans le modèle d’armée professionnalisée, les effectifs sont la seule chose qui ne s’achète pas.
Les équipements sont conçus dans des bureaux d’étude, commandés par les armées et fabriqués dans des usines par les industriels. Puis ils sont livrés aux unités, au rythme des chaines de production et des capacités annuelles de financement des armées.
En revanche pour nos soldats, pas de bureaux d’études pour les concevoir, pas de chaine de fabrication et de livraison régulière selon la masse salariale disponible. Il faut extraire de la société civile chaque futur militaire, au rythme de la capacité des recruteurs à le convaincre de rejoindre les armées. Il faut qu’il soit convaincu du bien-fondé de son engagement, puis gagner la bataille de la fidélisation pour le conserver le plus longtemps possible.
Avec le budget nécessaire et les capacités de la Base Industrielle et Technologique de Défense (BITD) française, les équipements seront globalement toujours au rendez-vous, en revanche rien ne garantit que nos soldats soient en nombre suffisant pour les servir.
Pour gagner la bataille du recrutement et de la fidélisation qui se dessine, le levier de la condition militaire doit être prioritairement utilisé pour améliorer nettement l’attractivité du métier militaire en termes de rémunération notamment, en allant plus loin que ne le prévoit la LPM. Améliorer la condition militaire devient donc une nécessité stratégique pour faire face à la crise de recrutement et de fidélisation qui s’annonce.
Pour illustrer cette nécessité, il suffit de consulter le dernier rapport du Haut Comité d’évaluation de la Condition Militaire (HCECM) en prenant l’exemple des officiers qui est le sujet de l’étude. Il fait plusieurs constats qui fragilisent la fidélisation :
Un écrasement des grilles indiciaires de l’ensemble des militaires entre 2011 et 2023 ;
Un décrochage des rémunérations des officiers supérieurs des 3 armées vis-à-vis des fonctionnaires de catégorie A+ et en particulier des commissaires de police ;
Cette situation défavorable rejaillit mécaniquement sur le montant de la pension de retraite des officiers, calculé en fonction de la part indiciaire de la rémunération en fin de carrière.
Ces situations fragilisent la fidélisation, car elles détériorent l’attractivité des fonctions d’officier, dans le cadre du recrutement interne, et leur fidélisation. Or les armées ne peuvent plus se permettre de perdre leurs talents.
Pour remédier à cet état de fait, le HCECM propose plusieurs mesures, non prises en compte dans la LPM 2024-2030, qui méritent pourtant une attention particulière si les armées veulent réussir à conquérir et préserver leurs effectifs :
Revoir les grilles indiciaires de l’ensemble des militaires et, en cas de séquençage dans la mise en œuvre des nouvelles grilles, de commencer par les officiers, sauf à prendre le risque d’altérer davantage l’attractivité de la fonction d’officier et d’affecter leur moral ;
Intégrer l’indemnité d’état militaire (IEM) dans le calcul de la pension militaire de retraite dans la mesure où elle compense les sujétions inhérentes au statut militaire ;
Assurer une cohérence de la politique indiciaire entre toutes les catégories de militaires pour préserver l’escalier social ;
Revaloriser le positionnement indiciaire des officiers au regard de la nouvelle grille indiciaire des administrateurs de l’État et des limites de la compensation purement indemnitaire des conséquences de la mobilité géographique, notamment sur l’emploi du conjoint et le niveau de vie des ménages.
Ce constat est corroboré par un rapport du Sénat, établi en 2019 au nom de la commission des finances sur la gestion des ressources humaines dans les armées, qui estime qu’en dépit des mesures spécifiques de revalorisation, le niveau général de rémunération des militaires apparaît faible, en comparaison des armées alliées et des autres emplois de la fonction publique.
La condition militaire ne se réduit pas aux seules rémunérations, même si elles en sont la traduction la plus visible. Les attentes en termes de réduction de la mobilité et d’accès au logement sont maintenant devenues des enjeux cruciaux de condition militaire sur lesquels des efforts supplémentaires doivent être faits pour ne pas diminuer encore l’attractivité du métier militaire.
Bien entendu la condition militaire n’est pas le seul levier à utiliser, car en matière de recrutement il faut prendre en compte de nombreux facteurs sociétaux : l’esprit de défense, le sentiment national, le niveau de résilience de la Nation, l’éducation.
En effet, le militaire est toujours un produit de la société civile qui l’a éduqué et façonné en tant que citoyen. Il rejoint les armées parce qu’il est volontaire, qu’il en a envie et qu’il y trouve un intérêt, avant de retourner au terme de sa carrière dans le monde civil, entre 3 et 40 ans plus tard selon son parcours.
Il existe donc un lien direct entre la nature et les caractéristiques de la société civile d’une nation, la vivacité de l’esprit de défense qui y règne et l’existence d’un vivier potentiel permettant aux armées de recruter les soldats dont elles ont besoin.
Malheureusement l’esprit de défense ne se décrète pas, il découle d’abord du sentiment d’appartenance à une Nation dont les valeurs, l’histoire, le fonctionnement démocratique sont partagés et enseignés. En faisant renaitre ce sentiment national, l’esprit de défense sera naturellement conforté, car il se construit dans le temps long par l’action conjuguée de la famille, de l’école, de la société, de décisions politiques. Mais il relève aussi d’éléments d’ordre psychologique, moral, politique et social, d’une conscience collective, du rapport à la patrie et, surtout, d’une compréhension collective des enjeux de sécurité. Autant d’éléments qu’il est parfois difficile de percevoir concrètement aujourd’hui en France.
L’esprit de défense est d’autant plus difficile à développer lorsque la sécurité d’une Nation est confiée à un nombre de plus en plus restreint de ses citoyens, qualifiés aujourd’hui de « professionnels ». La défense du pays, de ses intérêts, de sa culture et de son influence devient alors l’affaire d’une minorité d’experts spécialistes, dont le reste de la société peut facilement se dessaisir.
Plus l’esprit de défense sera développé au sein de la société civile, plus le nombre de jeunes citoyens conscients de l’importance de défendre leur pays sera important et plus le vivier potentiel de recrutement pour les armées sera intéressant.
Il faut donc chercher par tous les moyens à développer cet esprit de défense dans notre société. Les armées ont certes un rôle important à jouer en se faisant encore mieux connaitre, mais il faut au préalable une véritable volonté politique. Elle doit se traduire par des actions concrètes allant au-delà des déclarations d’intention, pour ensuite être relayée par l’éducation, la famille, l’entreprise, les acteurs sociaux qui concourent tous dans leur domaine à transmettre les valeurs sur lesquelles se construit la résilience d’un pays.
On ne détruit pas impunément dans une société la valeur travail, la fierté d’appartenance à une Nation démocratique, la primauté de l’intérêt général sur l’intérêt individuel et des devoirs sur les droits, sans fragiliser l’esprit de défense et la capacité d’un pays à se défendre face au retour de la guerre.
Le CEMAT formule cette interrogation centrale : « Nos sociétés occidentales, dont les dernières générations n’envisageaient jusqu’à récemment la guerre qu’au travers des livres d’Histoire, sont-elles prêtes à voir leurs fils et filles mourir en nombre pour un plus grand bien ? ».
À l’heure des réseaux sociaux mondiaux, des communautarismes d’appartenance et des individualismes exacerbés, se pose donc la question de savoir quel esprit de défense irrigue la France et si nous sommes prêts, en tant que nation, à faire face aux menaces grandissantes qui se profilent.
Cet effort crucial pour développer l’esprit de défense est donc l’affaire de toutes les composantes de la société, il conditionne par relation de cause à effet la capacité à recruter des armées et il devient à ce titre un enjeu stratégique.
Tout est en place pour que la conquête de la ressource humaine devienne le défi majeur pour les armées durant les prochaines années et bien au-delà de l’horizon de la LPM. La condition militaire, autour du triptyque rémunération-mobilité-logement et les différentes compensations des sujétions du métier militaire constituent un levier stratégique pour espérer remporter la bataille du recrutement et de la fidélisation.
Ce combat ne peut être remporté qu’avec le développement d’un esprit de défense bien plus vivace dans notre société. Cette prise de conscience est indispensable pour faire comprendre à nos concitoyens que la défense nationale n’est pas qu’une affaire exclusivement militaire.
Mais attention, le temps RH n’est pas celui de l’immédiateté, ni celui du temps politique. Pourtant les décisions d’aujourd’hui engagent l’avenir de nos armées, de la même façon que celles d’hier ont généré les difficultés d’aujourd’hui.
Dans une société française où le sens du devoir est de moins en moins enseigné et cultivé, il faut absolument se donner les moyens de redynamiser l’esprit de défense, sans attendre une évolution géopolitique dramatique qui engendrerait un sursaut trop tardif. Concomitamment, il est indispensable d’améliorer encore la condition militaire pour trouver suffisamment de jeunes hommes et femmes qui aient encore l’audace de servir leur pays au sein des armées. C’est le véritable défi d’aujourd’hui pour espérer gagner la bataille de la réalisation des effectifs demain.
NOTES :
Postes exprimés en ETP : Équivalent Temps Plein.
La Garde nationale américaine est une force de réserve opérationnelle dirigée directement par les états américains, et coordonnée par les armées fédérales. C’est l’une des plus importantes forces militaires au monde, avec presque 500 000 hommes, 8 divisions d’infanterie, 62 brigades de soutien ou spécialisées, et des dizaines de milliers de véhicules blindés, hélicoptères et avions de combat.
15 à 16 000 recrutements par an pour l’AdT, tous grades confondus.
CERCLE MARÉCHAL FOCH
Le G2S change de nom pour prendre celui de Cercle Maréchal Foch, tout en demeurant une association d’anciens officiers généraux fidèles à notre volonté de contribuer de manière aussi objective et équilibrée que possible à la réflexion nationale sur les enjeux de sécurité et de défense. En effet, plutôt qu’un acronyme pas toujours compréhensible par un large public, nous souhaitons inscrire nos réflexions sous le parrainage de ce glorieux chef militaire, artisan de la victoire de 1918 et penseur militaire à l’origine des armées modernes. Nous proposons de mettre en commun notre expérience et notre expertise des problématiques de Défense, incluant leurs aspects stratégiques et économiques, afin de vous faire partager notre vision des perspectives d’évolution souhaitables. (Nous contacter : Cercle Maréchal Foch – 1, place Joffre – BP 23 – 75700 Paris SP 07).
[Enquête Numerama] Avec l’intensification des conflits aux quatre coins du globe, l’Armée française mise sur l’innovation et les nouvelles technologies pour rester dans la course. Dans l’ombre, ils travaillent à « augmenter » les soldats français, en transformant les corps pour augmenter leurs capacités physiques et cognitives. Bénéfices, risques irréversibles… qu’en pensent les premiers concernés ?
« Chaque militaire possède un libre arbitre, qu’il doit préserver. Personne ne reste soldat toute sa vie, nous ne sommes ni des cobayes ni des pions au service de l’État. » Ces mots sont ceux de Roland, 34 ans, ancien membre des Forces spéciales (FS), l’une des unités d’élites de l’Armée française les plus exigeantes qui effectue principalement des opérations militaires à extérieur de la France (OPEX). Pendant onze ans, Roland effectue des missions autour du monde, officielles et officieuses, pour l’État français. Du Sahel (Mali, Niger, Burkina-Faso) au Levant (Irak), où il combat dans le cadre de la guerre contre l’État islamique (EI), il a vécu les évolutions des outils technologiques livrés aux soldats.
Depuis plusieurs années, face à l’apparition des nouvelles technologies, l’Armée française développe ses compétences pour augmenter les capacités physiques, psychologiques et cognitives des militaires. Le terme « soldat augmenté » définit les augmentations liées au corps et à l’esprit dans le but de renforcer son efficacité opérationnelle. De manière courte ou prolongée, l’intérêt est d’augmenter toutes les facultés du militaire, afin d’être plus fort que l’ennemi.
Dans l’ombre, pour le ministère des Armées, chercheurs et ingénieurs planchent sur le sujet, pour développer les performances humaines du soldat, jugé trop humain, donc fragile aux yeux des états-majors. L’homme est, paradoxalement, le maillon faible du champ de bataille. Mi-hommes, mi-robots, le corps de ces soldats est parfois modifié pour en faire des armes de guerre high-tech. Des techniques mécaniques sont déjà utilisées telles que des robots d’assistance, des lunettes à vision nocturnes et même des exosquelettes, qui permettent de courir plus vite sur le terrain et de soulever des charges lourdes. Des substances stimulantes sont aussi employées comme des capsules aux amphétamines et des comprimés à la caféine à effet prolongé, pour lutter contre le stress, la faim et la fatigue.
De prime abord, les apports des nouvelles technologies sur le corps du soldat comportent de nombreux bénéfices. « J’ai déjà pris des cachets à la caféine, c’est assez puissant et ça permet de lutter contre la fatigue sur plusieurs jours », confie Roland, qui a été déployé en Irak après les attentats de 2015 en France. Sur le terrain, au Levant, il combat avec son équipe les djihadistes de l’EI, dans une cadence infernale. Dans certaines armées étrangères, des interventions chirurgicales des oreilles et des yeux pour amplifier les aptitudes des soldats ont déjà eu lieu, pas encore en France. «Il faut rappeler qu’au sein des forces spéciales, nous sommes sélectionnés pour nos aptitudes physiques, qui comprennent également une excellente vision et une audition parfaite », détaille l’ancien soldat du 1er RPIMa. En service, il entend parler du développement des exosquelettes pour l’Armée de terre, sans avoir pu le tester sur le terrain. Lorsqu’il quitte les forces spéciales, le projet n’était pas encore finalisé.
« Il y a un intérêt certain à utiliser l’exosquelette. Nous avons un métier usant, certains collègues ont des problèmes de genoux et de dos à force de porter des équipements de plusieurs dizaines de kilos, c’est très traumatisant pour le corps. L’exosquelette permet de se soulager, en augmentant nos forces à l’aide de tiges et de rotules automatisées. » Toutes ces avancées technologiques sont fièrement exposées lors de chaque salon militaire « Innovation Défense », qui se tient chaque année Porte de Versailles à Paris. « C’est très intéressant, mais ça a un prix, tout cela coût très cher et l’Armée française n’a pas des moyens illimités », précise Yannick, 29 ans, ancien soldat formé au 35e régiment d’infanterie de Belfort (Bourgogne-France-Comté).
« Avant de développer de l’IA et des outils high-tech pour nous, ils devraient d’abord bien nous approvisionner correctement en munitions »
Tireur de précision, Yannick considère qu’il est impossible pour l’Armée française de développer pleinement le « soldat augmenté », compte tenu des finances attribuées aux troupes. « J’ai été confronté concrètement aux coupures économiques. Avant de développer de l’IA et des outils high-tech pour nous, ils devraient d’abord bien nous approvisionner correctement en munitions. Je ne vois pas comment c’est possible de rivaliser avec d’autres puissances étrangères, étant donné notre budget », dépeint-il agacé.
Des exosquelettes sont aussi utilisés dans le privé, comme chez Enedis pour les travaux qui mobilisent le haut du corps ici // Source : Wikimedia/CC/ACEFJKRS
L’ancienne ministre des Armées, Florence Parly, avait déclaré en décembre 2020 à propos du soldat augmenté : « C’est un futur auquel il faut nous préparer.Nous disons oui à l’armure d’Iron Man et non à la mutation génétique de Spiderman. » Le gouvernement assure que chacune de ces modifications se fera avec le consentement du soldat et avec un suivi sur les risques et les bénéfices. Sera-t-il vraiment possible ?
« Je n’aurais pas accepté »
Pour Yannick, aujourd’hui retourné dans la vie civile, ces modifications biologiques sur les corps des soldats seront difficilement applicables. Puces GPS, opérations chirurgicales… autant de modifications qui ne peuvent pas être réalisées dans le consentement du soldat, signature à l’appui. « Toucher au corps, c’est aussi toucher à l’intégrité physique et spirituelle, moi je n’aurai pas accepté », stipule-t-il fermement. Les croyances religieuses ou les principes de chaque soldat sont également une donnée à prendre en compte.
Pour Roland, l’enjeu principal est de continuer à garder le contrôle sur ces nouvelles technologies au sein de l’Armée. «Si la main de l’homme ne décide pas de l’action finale, comme abattre la cible, cela pose un énorme problème. On ne peut pas se reposer à 100 % sur ces nouvelles technologies. Comment ferions-nous en cas de coupures de courant généralisées de la part de l’ennemi ? Ou si la batterie de l’exosquelette lâche ? On a toujours besoin d’un back-up humain. »
Des dizaines d’entreprises françaises commencent à surfer sur le business du soldat augmenté. Des sociétés voient le jour telles que RB3D, qui a créé l’un des premiers prototypes d’un exosquelette en France en 2014. Leur projet « Hercule » a été partiellement financé par l’Armée française dès 2009, il s’agit d’une carapace qui se présente comme un sac à dos avec des jambes dont on enfile les extrémités, pour décupler les forces du fantassin.
Pour l’heure, il est essayé lors des cours militaires, mais pas encore utilisé sur le terrain. Une autre société, Physip, développe un casque EEG (électroencéphalographie), qui mesure l’activité cérébrale de son porteur et en déduit son état de stress et de fatigue. Son logiciel d’interprétation est capable d’analyser les données de l’utilisateur lorsqu’il est en pleine action. Malgré ces développements, l’Armée française est frileuse d’imposer à ces soldats ces avancées, retardant ainsi sa progression en la matière face à d’autres armées (États-Unis, Chine notamment.)
La particularité de l’Armée française est d’être plus attentive sur les questions d’éthique et de consentement que d’autres nations. La France est le seul pays au monde à s’être doté d’un communiqué d’éthique de la Défense sur le soldat augmenté, rendu en 2020. « L’idée est de dire oui au soldat augmenté, mais de fixer des limites claires. Comme par exemple bannir tout ce qui est invasif, tels que des puces dans le cerveau ou des technologies irréversibles», précise Pierre Bourgois, maître de conférences en science politique à l’Université d’Angers et auteur de L’enjeu du soldat augmenté pour les puissances démocratiques.
Cette ligne rouge à ne pas franchir comprend le fait de ne pas toucher à la dignité du corps du soldat, chaque modification corporelle irréversible est proscrite. Ni les États-Unis, qui utilisent certaines puces GPS, ni la Chine, qui réalisent des tests de mutations génétiques sur l’ADN, ne respectent ces principes.
« La France fait le choix de ne pas décrocher stratégiquement en restant dans la course, tout en ne dépassant pas certaines zones rouges telles que les ingénieries génétiques», précise à Numerama Pierre Bourgois. Cette course au soldat augmenté s’inscrit depuis 2010 dans un contexte de techguerre : recours à l’IA, attaque de drones, robots démineurs, hacking de masse etc. Mais tout est question de choix politiques. « La France a décidé de s’inscrire dans cette course tout en respectant des valeurs morales. Si demain, il y a une cyberguerre d’envergure mondiale, il faudra faire un choix politique plus clair », résume le maître de conférences.
Le soldat augmenté est-il un fantasme ?
Le monde asiatique est plus collectif sur ces questions, les gouvernements pensent davantage à l’augmentation du groupe, tandis que les États-Unis ont investi massivement dans les nouvelles technologies parce qu’ils sont très technophiles. Les Américains appellent cette nouvelle ère « algorithmic warfare », une période qui place la technologie au cœur de l’écosystème de la guerre de haute intensité. La France, quant à elle, tente de rattraper son retard en ayant adopté en juillet 2023 par le Parlement la loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030, qui prévoit d’allouer 413 milliards d’euros à la « transformation des armées », dont 10 milliards à l’innovation de la défense. Notamment, l’exploitation de technologies de robotique sous-marine : drones sous-marins, robots, lutte antimines marines etc.
Aujourd’hui, le comité d’éthique de la Défense et le ministère des Armées sont très prudents sur la question. Pour Gérard de Boisboissel, ingénieur de recherche à l’École Saint-Cyr Coëtquidan et directeur de l’observatoire « Enjeux des Nouvelles Technologies pour les Forces », le soldat augmenté fait l’objet de nombreux fantasmes dans la société civile.
« Les puces GPS, c’est niet ! »
En 2015, il dirige un programme sur le soldat augmenté. Aujourd’hui, il fait tester l’exosquelette à ses étudiants de Saint-Cyr, futurs officiers de l’Armée française. Lorsque nous évoquons la question du consentement de chaque soldat, il précise que son inquiétude repose davantage sur des nanotechnologies, souvent irréversibles sur le corps humain. « Des nanotechnologies ? On va s’en passer. Notre service de santé au sein des armées est très vigilant sur la question. Il faut penser à la restitution des corps de nos soldats après leur service », craint-il, avant de préciser que « rien ne remplacera l’entraînement physique et psychologique du soldat. Vous avez beau discuter d’augmentation, nous sommes en 2024 et en Ukraine les soldats dorment et se battent toujours dans des tranchées. »
La plupart des soldats et militaires français sont catégoriques quant aux modifications irréversibles sur leurs corps, même si celles-ci pourraient augmenter considérablement leurs forces ou leur faire gagner une bataille. La question du retour à la vie civile est cruciale. Malgré la course au soldat augmenté, nos militaires français font preuve d’un réel esprit critique et de liberté. « Je refuse qu’on m’opère pour m’augmenter, vous savez j’ai une vision au-delà de l’Armée. Après mon service, je redeviens un citoyen normal. Donc les puces GPS, c’est niet », conclut Roland à Numerama.