L’auteur, un ancien de la haute hiérarchie d’EDF, n’y va pas par quatre chemins. Il frappe fort pour défendre l’énergie nucléaire et dénoncer l’illusion des éoliennes et des panneaux solaires. Sans oublier de rappeler avec véhémence les vertus d’un vrai service public.
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La France et l’Europe n’auront pas assez d’électricité cet hiver, ni l’hiver prochain, ni le suivant. Après avoir remis en service la centrale à charbon de Saint-Avold et utilisé tous les diesels de secours, il faudra avoir recours aux fameux « effacements », qui sont en fait des coupures. D’abord les effacements contractualisés avec des industriels, puis les coupures des consommateurs publics et privés « les moins sensibles », et enfin les délestages tournants pendant des périodes de 2 heures : plus de digicode, plus d’ascenseur, plus d’ordinateur, de Wifi…. Et, à la moindre défaillance technique quelque part en Europe, le black-out.
Cette crise, prévisible et annoncée, a explosé du fait de la tension survenue sur le marché du gaz en septembre 2021, aggravée par la guerre en Ukraine et la faible disponibilité conjoncturelle du parc nucléaire.
Mais elle résulte, au fond, d’une politique européenne aveugle qui a prévu, d’ici 2035, la réduction de la production d’électricité par le charbon de 78 %, par la lignite de 64%, par le nucléaire de 23 %, et le remplacement de cette capacité de production pilotable par une production d’énergies éoliennes et solaires intermittentes et aléatoires (ENRi). Elle a été transposée en France dans l’absurde Loi de Transition Énergétique pour la Croissance Verte du 17 août 2015 et la Programmation Pluriannuelle de l’Energie du 21 avril 2020. En Europe, plus de 100 Gigawatt ont déjà été arrêtés dans les dix dernières années. Les 2 000 Mégawatt de la centrale de Fessenheim (qui produit 4 grammes de CO2 par Kilowatt/heure contre 1000 g à Saint-Avold), qui auraient pu fonctionner encore des décennies en toute sûreté, vont cruellement manquer.
Devant cette situation, on prétend compenser ce déficit par des éoliennes et des panneaux solaires, faciles à construire et faciles à financer, puisqu’ils sont subventionnés et bénéficient, aux frais du contribuable, de revenus garantis par l’Etat. N’apportent-ils pas une énergie gratuite et propre ?
Le mythe des « énergies renouvelables, ni sûres…
L’électricité n’étant pas stockable, un mix électrique ne peut inclure des énergies intermittentes qu’en supplément à un parc de production entièrement pilotable. Les TGV, les industries et les ordinateurs ne peuvent s’arrêter au gré du vent et des passages nuageux. En Europe, il n’y a ni foisonnement, ni contribution significative des énergies éoliennes et solaires au moment des heures de pointe. La capacité pilotable doit répondre à la demande de pointe de consommation.
On justifie l’augmentation des énergies renouvelables parce qu’elles seraient nécessaires en 2035, avant l’arrivée de nouveaux réacteurs sur le réseau. Elles n’apporteront rien. L’Europe dispose déjà de 250 GW de puissance éolienne. Si, par chance, il y avait du vent aux heures de pointe, toute l’Europe serait largement alimentée. Si, au contraire, il n’y a pas de vent ces jours-là, il faudra s’en remettre aux moyens pilotables. Dans tous les cas, il apparaît évident qu’il est totalement inutile d’ajouter le moindre GW de production éolienne aux 250 GW existants.
… ni propres …
En France, réduire la capacité du nucléaire conduit mécaniquement à augmenter d’autant celle du gaz, et conduit donc à augmenter les émissions de gaz carbonique. On consomme, pour la fabrication des éoliennes et des panneaux solaires, des terres rares et des métaux dont l’extraction et le raffinage sont très polluants (la Chine assure 71% de la production et 80% du raffinage mondial). L’industrie des énergies renouvelables produit des déchets dont on ne sait pas comment ils seront traités, ni comment leur traitement sera financé, quand les provisions pour démantèlement représentent 15 à 20% du coût réel. Les impressionnants cimetières de pâles d’éoliennes aux Etats-Unis donnent une idée de ce problème.
… ni gratuites.
Le soleil et le vent sont gratuits, mais les engagements publics d’ici à 2033, pour le seul éolien, s’élèvent à 270 milliards d’euros, à 100 milliards de coûts de raccordement et 15 milliards de dégrèvements fiscaux. Quel bénéfice les Français vont-ils tirer de ces dépenses pharaoniques, qui semblent uniquement destinées à enrichir un lobby de prédateurs proches du pouvoir ? Selon Jacques Foos : « Du fait de leur faible facteur de charge et de leur durée de vie limitée, l’investissement des ENRi par kWh produit est entre 6 et 10 fois supérieur à celui du nucléaire ». De plus, le coût des éoliennes et des panneaux solaires a commencé et va continuer à augmenter.
Haro sur l’’Allemagne
L’Allemagne, notre modèle vert, est une démonstration éclatante de l’échec de cette stratégie des énergies renouvelable. Elle n’a cessé d’être le pays le plus pollueur d’Europe. Elle aura dépensé plus de 500 milliards d’euros dans son Energiewende pour avoir 123 GW d’éolien et solaire, ce qui ne l’empêche pas d’avoir construit deux gazoducs pour s’approvisionner en gaz russe,derouvrir ses anciennes centrales à charbon, au lignite et même au fuel, et de mettre en construction 4 terminaux de regazéification pour accueillir le gaz de schiste américain. Elle n’a pas cessé d’avoir une des électricités les plus chères et les plus émettrices de CO2 d’Europe, ce qui ne peut aller qu’en s’aggravant. Pour renforcer son hégémonie en Europe, elle s’attache plus à supprimer le nucléaire qu’à réduire les émissions de CO2. On l’a vu dans le feuilleton de la « taxonomie » (liste d’activités reconnues vertes et propres) où elle a tout tenté pour inclure le gaz et exclure le nucléaire.
L’Europe a fixé des objectifs contraignants à l’horizon 2030 : diminuer de 55% les émissions de CO2 par rapport à 1990 (quel que soit le point de départ !) et atteindre 40% d’énergies renouvelables dans son mix énergétique (quel que soit le mix de départ !). La France dont le mix électrique était à 95% sans émission de CO2, est accusée de prendre du retard et reçoit des injonctions de la Commission Européenne, qui ne semble pas s’inquiéter autant de la dérive que connaît l’Allemagne, dont les émissions par kWh sont déjà 10 fois celles de la France.
La France, accusée d’être en retard, dispose déjà de 32 GW d’ENRi, qui lui ont déjà coûté 200 milliards d’euros, auxquels s’ajoutent environ 20 milliards tous les ans. Jusqu’où faudra-t-il aller pour complaire à « l’Europe » ? Faudra-t-il démanteler notre nucléaire et dépenser 500 milliards, multiplier par dix les émissions de CO2 par kWh, et avoir une électricité deux fois plus chère ? En retard par rapport à quoi, à qui, à quel critère ? Le CO2 ? Après combien de milliards gâchés dans cette fuite en avant imbécile déciderons-nous de revenir à la raison ?
Pourquoi accepter ces contraintes ? « Par fascination amoureuse à l’égard de l’Allemagne », comme le décrit le philosophe Pierre Manent ?Par dévotion au pseudo « couple franco-allemand » et à la construction d’une Europe à laquelle la France est prête à se sacrifier ? Ou bien, comme on l’entend, parce que l’Allemagne la « tient par la bourse » ?
Les intérêts financiers
Les profits nets après impôt versés aux opérateurs des énergies renouvelables, ou à leurs actionnaires, peuvent atteindre jusqu’à 30% du chiffre d’affaires. Le rendement d’un projet éolien peut monter jusqu’à près de 400 fois la mise de fond initiale.60% des MW éoliens installés en France le sont par des promoteurs étrangers (dont les deux tiers sont Allemands), qui rapatrient environ 80% de leur chiffre d’affaires dans leur pays d’origine ? Ce sont ainsi des dizaines de milliards pris dans le patrimoine des Français, leur laissant des paysages défigurés. Et est-ce une surprise, ces intérêts correspondent à ceux des industriels du gaz. « Derrière chaque éolienne, il y a du gaz »nous explique le Président de Total énergies.
Les lobbies antinucléaires, Quant à eux, sont souvent plus que moins liés aux précédents et aux intérêts gaziers russes. Il est notoire en particulier que Greenpeace, l’un des plus actif d’entre eux, est lui-même investisseur dans des projets éoliens. Et si cette ONG attaque violemment le nucléaire français, elle l’épargne au Royaume-Uni et aux États-Unis et l’encourage en Chine. On peut voir que les intérêts priment sur la cohérence.
La principale excuse invoquée pour justifier sa capitulation est que la France ne peut pas contrevenir aux règles de Bruxelles. Mais qui les fixe, dans l’intérêt de qui ? En réalité, la France a tous les moyens de résister et de sortir du piège du marché européen qui l’oblige à s’aligner sur le marché du gaz, alors qu’EDF produit 90% de l’électricité consommée en France.
Le retour du service public
En quoi le modèle qui a si bien fonctionné pendant 50 ans, serait-il dépassé ? Au nom du « marché roi », du progrès général apporté par la concurrence, nous avons sacrifié l’intérêt général et national au profit d’autres pays et d’intérêts particuliers. Les preuves s’accumulent montrant que le Marché, appliqué dogmatiquement aux biens de première nécessité comme l’électricité, ne bénéficie qu’à quelques-uns aux dépens du plus grand nombre.
Aujourd’hui, ce modèle en faillite doit faire place à un renouveau de l’industrie et du service public de l’électricité, en relançant un grand programme nucléaire sur le modèle de celui réalisé dans les années 70.
D’abord, maintenir en exploitation les réacteurs existants autant que cela sera économique et que la sûreté sera assurée (une partie des réacteurs américains plus anciens sont maintenus 80 et peut-être même 100 ans). Ensuite, d’ici 2050, construire 24 réacteurs de nouvelle génération à raison de deux par an, pour atteindre une puissance installée de 100 GW (lors du premier programme, la France a mis en service en moyenne 4 réacteurs par an pendant 10 ans, avec un record de 8 réacteurs la même année).
: Selon les données de l’OMS, le nucléaire est le moyen de production d’électricité le plus sûr : par TWh produit. En incluant les accidents majeurs de Tchernobyl et Fukushima, il est la cause de 4 fois moins de morts que l’éolien, 10 fois moins que le solaire, 100 fois moins que le gaz et 2500 fois moins que le charbon. Grâce à son organisation industrielle, le parc d’EDF, le plus important du monde, est aussi le plus sûr.
Aucune industrie ne gère ses déchets comme l’industrie nucléaire. Pas un milligramme de ses déchets, aussi peu radioactifs soient-ils, ne sont dans la nature. Tous sont sous le contrôle de l’Agence Nationale pour la gestion des Déchets Radioactifs. Les mesures ont ainsi été prises pour que pas un citoyen français présent ou futur, ne soit en contact avec une parcelle de déchets nucléaires. Quelle autre industrie peut se dire aussi propre ?
La condition sine qua non de la réussite d’un tel programme réside dans l’affichage d’une volonté politique, animée par l’intérêt général, visionnaire et déterminée, dont on peut dire qu’elle a lourdement fait défaut depuis des décennies. Un tel projet national, porté par le politique, entraînera l’ensemble de la chaîne administrative et industrielle.
La deuxième condition non moins cruciale est de rendre à EDF sa capacité d’entreprise de service public, industrielle et commerciale, son rôle d’architecte-ensemblier, concepteur-constructeur-exploitant et son rôle de producteur responsable de la sécurité d’approvisionnement. Il faut rendre à EDF la responsabilité d’optimisation du parc de production entre nucléaire, hydraulique et gaz pour assurer la couverture du besoin et le passage des pointes de consommation. Il faut commencer par supprimer les tarifs de rachat du solaire et de l’éolien, qu’il soit terrestre ou maritime, leur affecter les coûts de back-up et de réseau qui leur sont propres, et ainsi restaurer une véritable concurrence à la production.
Voilà le grand projet collectif que la France attend pour sortir du chaos, reprendre son indépendance, redonner à l’industrie sa légitimité et sa compétitivité, stopper l’hémorragie des finances publiques et répondre aux aspirations légitimes des consommateurs à disposer d’une électricité propre, sûre et accessible à tous.
(*) Hervé Machenaud, diplômé de Polytechnique et de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, auditeur de l’IHEDN, a effectué la majeure partie de sa Carrière à EDF. Directeur-adjoint de la construction de la centrale nucléaire de Paluel, il a dirigé la construction de la centrale de Daya-Bay en Chine. Il a été Directeur de la branche Asie-Pacifique, puis Directeur exécutif « exploitation et ingénierie » du Groupe EDF. Il a publié » La France dans le noir » aux éditions Les Belles Lettres, ouvrage réédité en 2022 et présenté dans la rubrique LIVRE de ce numéro 206.
La rupture du tabou nucléaire par la Russie semble aujourd’hui très improbable, malgré quelques déclarations un peu trop vite assimilées à des menaces réelles. Pour autant, aucune probabilité n’est jamais nulle en la matière et il y a un intérêt, au-delà de la simple spéculation théorique, à tenter de construire des scénarios concrets, avec toutes les réserves méthodologiques d’usage, pour explorer les possibilités réelles de la Russie en la matière, la compatibilité d’un emploi ou d’un autre avec la doctrine, les effets possibles d’un ou de plusieurs tirs sur la situation militaire, sur les relations internationales de la Russie, sur les États occidentaux, les risques d’escalades, les avantages réels ou supposés, les risques et effets collatéraux. Parce que, au-delà des mots, tous les scénarios d’emploi n’auraient pas les mêmes effets et les mêmes conséquences, de l’explosion d’une arme de deux kilotonnes dans une zone rurale à la destruction d’une grande ville par une arme thermonucléaire. Cet exercice doit donc permettre de mieux cerner les cas « à risque » et bien entendu d’envisager quelles sont les mesures qui peuvent être prises pour les maîtriser. L’objet de cet article est donc modestement de chercher le « moins improbable » et de réfléchir à comment faire tendre encore d’avantage cette probabilité vers 0.
Les rodomontades sur l’arme nucléaire furent récurrentes du fait du pouvoir soviétique et se sont perpétuées sous Vladimir Poutine, depuis 2009. En 2015 par exemple, l’ambassadeur russe au Danemark menaçait les navires de ce pays du feu nucléaire si le royaume se ralliait au bouclier antimissile de l’OTAN. Mais, au-delà des mots, il n’y a pas eu depuis le début de l’invasion de l’Ukraine de véritable signal stratégique qui aurait laissé craindre que l’escalade nucléaire fût concrètement dans l’esprit des dirigeants russes. La Russie a poursuivi les exercices de sa triade nucléaire, sans modification notable. La « mise en alerte » des forces stratégiques annoncée au début du conflit ne consistait qu’en un renforcement de personnels, sans changement de posture. A aucun moment la Russie n’a laissé penser, par des actes concrets, qu’elle allait dévier de sa doctrine de dissuasion et d’emploi publiée en 2020. Les mentions de « mouvement d’unités chargées de la sécurité des armes nucléaires » ou les « réunions de discussion autour de l’emploi de l’arme » qui ont défrayé la chronique ne sont au final que des épiphénomènes sans conséquence majeure dans le dialogue stratégique qui s’est installé pendant la Guerre froide et qui prévaut toujours entre les puissances dotées de l’arme nucléaire. Dialogue qui repose à la fois sur une certaine transparence dans la composition des forces et leur niveau de déploiement via le signalement stratégique (publicité plus ou moins large sur les composantes, avertissement des tirs de missiles, notification des exercices, surveillance connue de chacun par tous, …), sur des accords de maîtrise des armements entre certaines puissances, sur une architecture de sécurité plus ou moins érodée ces dernières années et sur l’énoncé par chaque Etat disposant d’armes nucléaires d’une doctrine publique précisant, urbi et orbi, les conditions et le périmètre d’emploi éventuel de l’arme. On peut ajouter à ces facteurs la force intrinsèque du tabou — au sens ethnologique du terme comme acte interdit car touchant au sacré — de l’emploi de l’arme nucléaire et la pression de certains États non dotés et non protégés par une alliance à caractère nucléaire, et plus ou moins hostiles à son usage ou à son existence même.
Dans ce cadre de dialogue donc, il n’y a pas eu, depuis le 24 février 2022, de réelle montée en tension autour de l’emploi de l’arme nucléaire. La posture assumée par la France au début de l’invasion de l’Ukraine, et divulguée par la presse depuis, faisait sans doute partie d’un signalement stratégique, bien perçu et compris par Moscou comme les membres de l’Alliance, pour rappeler les contours de la dissuasion. Signalement qui fut prélude à une retombée rapide des tensions « nucléaires » entre États dotés au mois de mars.
Pour autant, la question de l’emploi de l’arme nucléaire est revenue régulièrement sur le devant de la scène médiatique, à la faveur des importants revers conventionnels russes et de l’hystérie de certains commentateurs dans les médias. Un peu oubliée en dehors des cercles spécialisés, cette problématique concrète de l’emploi de l’arme nucléaire, au-delà de la promesse mystique mais théorique d’Armageddon, mérite qu’on l’examine de manière concrète, en posant, au-delà des réflexions philosophiques et politiques, quelques questions pratiques, « où, quand, comment et pourquoi », afin d’élaborer des scénarios possibles d’emploi dans le cadre de l’invasion de l’Ukraine. Scénarios dont on verra qu’ils sont à ce stade encore bien d’avantage porteurs de risques que d’une amélioration significative de la situation stratégique russe, mais qui ont le mérite de fournir un peu de prospective pour se préparer un à pire qui n’est jamais certain mais que l’histoire a montré parfois possible.
Compte tenu de la complexité et de la sensibilité du sujet, afin d’élaborer ces quelques scénarios, il convient de préciser les éléments de cadrage qui ont présidé la réflexion de l’auteur.
Rappel de la doctrine russe
Tout d’abord, il convient de souligner, à ce stade, que vu les conditions militaires qui prévalent en Ukraine, tout emploi (ou presque) de l’arme nucléaire serait contraire à la doctrine russe telle qu’elle a été publiée en juin 2020 (l’article s’appuie sur la traduction du CNA). L’emploi de l’arme nucléaire par la Russie n’est envisagé que dans deux cas de figure :
en réponse à une agression de la Russie ou de ses alliés par des armes nucléaires ou de destruction massive (non précisées, mais à minima sans doute également biologiques et chimiques selon les définitions de la résolution 1540 du CSNU – on peut imaginer que les armes radiologiques pourraient en faire partie),
en cas de d’agression contre la Russie ou ses alliés, par des moyens conventionnels, qui menacerait l’existence même de l’Etat.
Les conditions de concrétisation de ces deux cas de figure sont également précisées : détection d’un tir de missile balistique contre la Russie ou ses alliés, usage par l’adversaire d’armes nucléaires ou de destruction massive contre les territoires de la fédération de Russie, actions adverses affectant des sites étatiques ou militaires critiques de la Russie dont l’endommagement pourrait diminuer la capacité de représailles des forces nucléaires, agression conventionnelle qui met en péril l’existence de l’Etat.
On le voit, à ce stade du conflit entre la Russie et l’Ukraine, le seul cas possible qui pourrait justifier un emploi de l’arme nucléaire par la Russie serait l’emploi en premier par l’Ukraine d’une arme nucléaire, chimique, biologique ou éventuellement radiologique. C’est une des raisons pour lesquelles les accusations russes vis-à-vis de l’Ukraine de préparer une « bombe sale » devaient être prises au sérieux et promptement démenties par une expertise de l’AIEA : une attaque sous faux drapeau conduite par la Russie avec une arme radiologique faussement attribuée à l’Ukraine par Moscou pourrait « justifier » sur le plan doctrinal l’usage de l’arme nucléaire. Pour le reste, l’Ukraine n’a aucun moyen de menacer l’intégrité de l’Etat russe, même si elle reconquiert l’intégralité des territoires perdus. Elle ne dispose pas d’armes nucléaires, ne met en œuvre qu’une poignée de vieux missiles balistiques à courte portée et est parfaitement incapable de menacer les forces nucléaires russes ou leur chaine de commandement. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles les pays occidentaux s’abstiennent de livrer des missiles à trop longue portée (ATACMS ou Storm shadow). Là encore, pas tellement par crainte d’un mauvais usage ukrainien, mais plutôt d’une possibilité qu’aurait la Russie de faire croire à une attaque ukrainienne employant censément certains de ces matériels.
La doctrine de 2020 précise également les conditions générales d’exercice de la dissuasion ainsi que les évènements qui pourraient conduire à une escalade justifiant un changement de posture de la dissuasion (et non l’emploi automatique de l’arme). C’est dans cette partie de la doctrine que se trouve l’idée d’une « dé-escalade par l’escalade » qui est parfois invoquée comme un cas possible d’emploi. Mais ce n’est pas ce qui est annoncé par la Russie, qui entendrait plutôt, par un changement de posture de ses forces stratégiques, signaler à un adversaire éventuel que la situation évolue vers une menace existentielle. Or depuis le début de l’invasion de l’Ukraine, un tel changement de posture de la part de la Russie n’a pas été signalé en source ouverte. Compte tenu de la transparence assumée par les États-Unis depuis le début du conflit sur les mouvements russes, on peut penser que Washington aurait signalé immédiatement tout changement de posture notable. Et, dans tous les cas, s’il y avait volonté de « dés-escalader par l’escalade », le changement de posture devrait être rendu le plus transparent possible pour accompagner un avertissement concret. Cela n’a pas été le cas.
Aux fins de la réflexion prospective, on assumera donc l’idée que Vladimir Poutine serait prêt à un emploi de l’arme nucléaire, « y compris en violation à sa propre doctrine ». Après tout, un tel texte n’est qu’une expression politique, souveraine et unilatérale. Il peut être modifié à loisir par l’État qui le publie ou même ignoré complètement. Mais violer la doctrine publique aurait un coût politique immédiat (la réprobation) et pour l’avenir (l’érosion durable de la confiance entre puissances nucléaires par rapport à leur stratégie déclaratoire).
Le cadre de la réflexion retiendra néanmoins l’idée que, dans certaines circonstances, le Kremlin pourrait décider d’assumer une telle rupture. Après tout, il faut garder à l’esprit que depuis le 24 février 2022, le pouvoir russe a assumé une invasion en bonne et due forme, des violations systématiques du droit international humanitaire, des crimes de guerre et un blocus maritime non déclaré, sans jamais donner l’impression d’un remord. Au contraire, l’annexion des territoires occupés a constitué une forme d’approfondissement de l’engagement militaire du Kremlin, de sa volonté « d’assumer » une rupture qui a commencé en fait en 2014, lorsque la Russie, en annexant la Crimée, avait décidé de violer son propre engagement écrit de respecter l’intégrité territoriale de l’Ukraine (mémorandum dit de Budapest du 5 décembre 1994) et de remettre en cause un tabou presque aussi fort que le non-emploi de l’arme nucléaire depuis 1945 : l’annexion de territoires par la force.
L’état final recherché par l’emploi – améliorer les choses et ne pas les empirer
On assumera également l’idée qu’un emploi de l’arme nucléaire en Ukraine s’inscrirait dans la recherche d’effets positifs pour la Russie et non dans le cadre d’un acte qui serait uniquement mu par un désir psychotique de tuer. Le besoin d’inscrire l’emploi de l’arme dans un narratif politique puissant, de maîtriser les effets diplomatiques et l’espoir d’en retirer un effet militaire présideraient sans doute à la rupture du tabou, qui resterait incroyablement couteuse sur le plan symbolique, même si le coût exact dépendrait fortement des spécificités du ou des tirs nucléaires (puissance, cible, légitimité apparente, gestion des retombées et des effets sur des tiers, …).
On estimera que, dans tous les cas, l’état final recherché par la Russie serait constitué des objectifs suivants par ordre d’importance décroissante :
Situation stratégique de la Russie significativement améliorée en Ukraine par l’usage de l’arme nucléaire ;
Risques d’escalade nucléaire avec les États-Unis, la France ou le Royaume-Uni maîtrisés ;
Risques d’escalade conventionnelle avec des pays européens membres de l’OTAN limités ;
Stabilité intérieure du régime non dégradée, voire renforcée ;
Relation privilégiée avec la Chine préservée ;
Manœuvre diplomatique vers les pays émergents critiques maîtrisée (Inde, OPEP+ notamment) ;
Risques collatéraux et humanitaires contenus et ciblés.
Dans la mesure où — objectivement — l’Ukraine est bien incapable de menacer la survie de l’État russe, on notera donc la prépondérance de la maîtrise des effets diplomatiques et militaires consécutifs à la frappe. La gradation des enjeux reflète leur caractère plus ou moins vital : il n’est nullement question de risquer un échange thermonucléaire avec les puissances occidentales, pas plus que de mettre en péril la survie intérieure du régime.
Cela suppose donc des emplois qui ne risqueraient pas de créer une situation d’escalade, notamment par malentendu ou impression que le pouvoir russe aurait développé des tendances irrationnelles au point du suicide. On exclura donc toute attaque massive des cités ukrainiennes. Même si l’arsenal thermonucléaire russe est largement suffisant pour détruire rapidement l’ensemble des villes du pays tout en conservant suffisamment de réserves pour maintenir une posture de dissuasion face aux autres puissances nucléaires, il semble peu probable que Vladimir Poutine soit prêt à aller jusqu’à une telle extrémité, qui justifierait presque toute forme de représailles et provoquerait une telle inquiétude chez l’ensemble des États du monde que toute issue positive pour la Russie — et pour lui personnellement — semblerait bien improbable. Même la mise en œuvre de quelques missiles balistiques intercontinentaux contre des objectifs strictement militaires en Ukraine serait porteuse de risques d’escalade, dans la mesure où les tirs n’auraient pas été notifiés au préalable et où l’emploi de tels vecteurs pourrait être interprété comme une agression par les autres États dotés.
En revanche, il faut admettre que tous les cas d’usage de quelques armes nucléaires de puissance modérée contre l’Ukraine ne seraient pas immédiatement porteurs d’escalade. Contrairement à certains raccourcis médiatiques, celle-ci n’aurait rien d‘automatique. Emmanuel Macron avait, dans une précédente interview, été critiqué en déclarant que la France ne répondrait pas avec l’arme nucléaire à un tir nucléaire russe contre l’Ukraine. Il n’a sans doute fait qu’énoncer une évidence : chaque État doté de l’arme nucléaire demeure souverain dans l’appréciation de l’emploi de l’arme, selon une décision qui dépendrait largement de circonstances d’une complexité qu’il est impossible de planifier de manière systématique. La nécessité de maîtriser tout risque d’escalade y compris en cas de rupture du tabou est une question débattue avec intensité depuis des décennies. Il est donc naturel de penser qu’aucune puissance nucléaire occidentale ne s’engagerait de manière automatique dans des représailles nucléaires au profit de l’Ukraine, dans la mesure où ce pays n’est pas membre de l’Alliance atlantique ni partie à un traité d’alliance militaire défensif avec les États-Unis, la France ou le Royaume-Uni et ne bénéficie donc d’aucun engagement de la part de l’une ou l’autre des trois puissances nucléaires occidentales. Même si le contour précis des intérêts vitaux de chaque pays demeure flou, l’intérêt de tous est de maîtriser les escalades.
On peut argumenter à l’envi du caractère plus ou moins inéluctable de l’escalade en cas de tir nucléaire sur le territoire et/ou les forces d’un État doté de l’arme, sur la base d’exercices passés, mais il faut convenir que cette escalade n’est en rien inéluctable si une puissance nucléaire utilise l’arme contre un État qui n’en dispose pas. En l’occurrence, le risque d’un tir contre l’Ukraine vis-à-vis des autres puissances nucléaires serait avant tout lié à un éventuel malentendu qui pourrait laisser craindre une dérive psychotique de Moscou ou une perte de contrôle sur l’arsenal nucléaire. Si ces deux aspects sont maîtrisés par le dialogue, les risques d’escalade seraient sans doute plutôt faibles à brève échéance.
Il conviendrait bien sur pour la Russie d’être en capacité de limiter les risques d’escalade conventionnelle avec les pays européens proches qui pourraient être tentés en représailles de s’engager de manière plus ou moins unilatérale contre Moscou par des moyens militaires (on peut penser à la Pologne). Cela supposerait sans doute, en amont de tout tir, un déploiement de forces conventionnelles et nucléaires ainsi que, après le tir, un dialogue intensif avec l’OTAN pour dissuader ses membres de toute action unilatérale qui serait porteuse de risques d’escalade, y compris nucléaire, avec le reste de l’Alliance. Bien entendu, ce déploiement préalable pourrait ne pas être réalisé pour préserver la « surprise » ou l’apparente « non préméditation » du tir, mais avec d’avantage de risques qu’un pays européen ne s’engage militairement en Ukraine, s’estimant en droit d’aider l’Ukraine tout en étant protégé lui-même par le « parapluie nucléaire » de l’Alliance. Quant à la volonté « automatique » de l’OTAN de frapper la Russie en cas de tir nucléaire sur l’Ukraine, là encore il ne faut pas la surestimer, même si un cavalier seul américain demeure possible. L’obtention d’un consensus atlantique prendrait, à minima, des jours, qui seraient mis à profit par de nombreux États pour tout faire pour désamorcer la crise.
La stabilité intérieure du régime reste un point clé dans toute action de la part de Moscou. Le contrôle scrupuleux du narratif est essentiel pour parer à toute déstabilisation. Cela plaide pour une action qui soit parfaitement maitrisée, donc assez préméditée, forcément collégiale dans sa décision. Il faut souligner que cet effet recherché de stabilité intérieure est capital, mais plutôt facile à obtenir. Il y a objectivement pour l’heure peu de risques de soulèvement de la part de la population russe, qui oscille entre atonie, fuite à l’étranger et soumission au régime. Les réactions hostiles intérieures seraient plutôt à craindre de la part des forces militaires russes, qui pourraient ne pas vouloir « suivre » le régime. Elles pourraient — paradoxalement — obtempérer à un ordre de tir pour ne pas fragiliser la crédibilité de la chaine de commandement, tout en exerçant immédiatement une forme de rétorsion contre Vladimir Poutine qui serait allé « trop loin ». Le Kremlin devrait donc s’assurer de la bonne acceptation du scénario d’emploi, à la différence du plan du 24 février, qui avait été manifestement dissimulé à une grande partie de la chaine de commandement mais qui n’était pas (en apparence) porteur d’une menace existentielle pour le devenir des forces armées russes.
La préservation de la relation avec la Chine et, dans une moindre mesure des relations avec les grands pays émergents qui pour l’heure observent une neutralité « d’opportunisme économique » est également un sujet très sensible. Moscou ne peut en aucun cas se permettre de perdre son lien avec Pékin, la Chine seule pouvant se substituer en partie aux pays occidentaux pour la fourniture d’une partie des biens technologiques critiques. Or le pays est attaché à sa doctrine de non emploi en premier de l’arme nucléaire et à une rhétorique très responsable, non agressive et soutenant le désarmement, même si cela devient de plus en plus difficilement conciliable avec l’expansion quantitative et qualitative de son arsenal nucléaire. Il ne faut pas néanmoins surestimer les risques de rupture « automatique » en cas d’emploi de l’arme nucléaire russe. Pékin a, depuis le début de la crise en Ukraine, montré une certaine prudence dans ses mouvements diplomatiques. Attaché au respect des frontières et à la non-ingérence dans les affaires intérieures, la Chine est par-dessous tout soucieuse de maintenir ses liens avec la Russie pour l’importation de matières premières et d’énergie et pour ses partenariats de défense, mais aussi avec l’Occident pour ses exportations de biens manufacturés. Là encore, tout dépendrait de la capacité de la Russie à justifier l’emploi de l’arme nucléaire tout en maîtrisant ses effets, notamment sur des tiers. C’est vrai pour la Chine, mais aussi pour tous les autres pays émergents que l’ont peut séparer en deux cercles : les grands partenaires dont le soutien ou à minima l’abstention est nécessaire à Moscou (Iran, Brésil, Inde,…) et la masse des membres de l’Assemblée générale des Nations unies, que la Russie tentera de maintenir dans l’indifférence, notamment via le chantage aux exportations de céréales et d’énergie, mais sans que cela soit une question existentielle.
Concernant les effets collatéraux et les dégâts humanitaires de l’arme nucléaire, la Russie a montré depuis le début de la guerre qu’elle ne reculait pas devant le crime et l’horreur. Mais l’usage de l’arme nucléaire promet des risques potentiels d’une toute autre magnitude si des populations civiles sont ciblées. En particulier, la planification de la frappe russe devrait pour limiter les risques d’escalade être très attentive aux dégâts collatéraux hors de l’Ukraine, sur les pays limitrophes, membres ou non de l’OTAN. De même, des dégâts sur l’armée russe ou le territoire russe pourraient avoir un impact sur la situation intérieure. Enfin, s’il est peu probable qu’une stratégie d’extermination soit poursuivie, les dégâts indirects résultant de l’usage d’une arme nucléaire ne ciblant pas les populations spécifiquement ne peuvent être écartés sans évaluation (rupture des services essentiels, désorganisation, saturation des systèmes de soin, …etc.).
Reste la question de l’amélioration de la situation stratégique de la Russie. Car au final, c’est bien ce qui serait le mobile principal. Tous les autres effets recherchés, même s’ils sont sans doute prioritaires, sont défensifs : préserver des relations, ne pas s’engager dans une escalade. L’emploi de l’arme, au contraire, sera présumé comme (espérant) améliorer la situation russe au regard de son invasion en Ukraine, soit en conférant un avantage offensif, soit en mettant un terme à une détérioration de la situation.
Cette amélioration passerait par l’obtention d’un changement d’état radical : arrêt immédiat d’une offensive en cours qui menace d’effondrement tout ou partie de l’armée russe, sanctuarisation territoriale efficace, neutralisation significative des capacités militaires ukrainiennes, soumission du gouvernement ukrainien, retrait de ses soutiens internationaux, voire neutralisation des capacités socio-économiques de l’Ukraine à poursuivre la guerre en dépit de ses soutiens et de ses succès militaires. On notera, d’emblée, que pour l’heure Vladimir Poutine peut espérer encore atteindre la plupart de ces effets « par d’autres moyens » dans la durée et que la Russie, même affaiblie sur le plan économique et militaire n’est nullement, en janvier 2023, « à court d’options autres que nucléaires ».
Éléments techniques des scénarios d’emploi
La Russie dispose d’un vaste arsenal nucléaire, mais les informations en sources ouvertes sont assez lacunaires sur les forces non stratégiques : si les mécanismes et traités de maîtrise des armements ont permis, par les mesures de transparence et de vérification, de parvenir à une certaine clarté sur les capacités des forces stratégiques, le flou demeure quant aux caractéristiques des armes et forces qui par leur portée et/ou leur typologie sont exclues des traités signés par la Russie.
De manière simplifiée, on retiendra que la Russie dispose — sur le papier — d’environ 1900 têtes « non stratégiques », de modèles et de puissance très variées : armes à fission, armes thermonucléaires, voire armes à rayonnement renforcé (dîtes « à neutrons »). Ces armes sont pour la plupart anciennes, voire très anciennes, ce qui pose la question de leur fiabilité. On considèrera néanmoins que la Russie pourrait facilement disposer d’un nombre d’engins suffisant pour les scénarios évalués. Ces armes sont pour la plupart destinées à être mises en œuvre par des vecteurs « duaux », capables d’emploi d’armes conventionnelles ou nucléaires : avions d’attaque, navires de surface, sous-marins d’attaque, systèmes terrestres de missiles balistiques ou de croisière, voire systèmes d’artillerie conventionnelle. La puissance de certaines armes est sans doute modulable, à l’image d’autres armes occidentales, et l’hypothèse retenue sera l’emploi d’armes d’une puissance dans la gamme « de 1 à 100 kilotonnes » (pour mémoire Hiroshima : ~13-18 kt).
On notera que, si les forces stratégiques sont très surveillées par les moyens de renseignement occidentaux, on peut penser que cette surveillance ne vas pas jusqu’à la connaissance exhaustive, en temps réel, de la localisation et de l’éventuel mouvement de chaque tête nucléaire de ce parc « ancillaire ». En particulier, certaines armes de la flotte de la Mer noire à Sébastopol peuvent sans doute être embarquées ou débarquées à bord de missiles duaux sans que le suivi ne soit aussi aisé et immédiat que celui de l’appareillage des sous-marins nucléaires lanceurs d’engin ou du mouvement de têtes nucléaires stratégiques couvertes par les mécanismes des traités bilatéraux avec les Etats-Unis. Et leur mise en œuvre n’implique sans doute pas l’activation des mêmes mécanismes que le reste des forces stratégiques (mise à l’abri des décideurs, envol de certains aéronefs, changement de posture des forces de défense aériennes, etc.).
Comme précisé plus haut, un des critères essentiels d’emploi serait pour la Russie la certitude du succès dans l’emploi de l’arme. L’interception éventuelle par la défense antiaérienne ukrainienne d’un vecteur russe emportant une arme nucléaire au dessus de l’Ukraine aurait des effets désastreux dans la mesure où le coût politique de la rupture du tabou devrait être « payé », sans aucun effet produit. La crédibilité des forces nucléaires russes serait en jeu et l’attribution à la Russie de la tentative se ferait sans difficulté, les « débris » d’une arme nucléaire étant très spécifiques. Les scénarios se concentreront donc sur des situations où la mise en œuvre pourrait se faire sans trop de risques d’échec. On notera ainsi, en creux, des pistes possibles d’aide à l’Ukraine pour réduire ces possibles « fenêtres de tir », notamment au niveau de la défense antibalistique : même une capacité limitée de défense ABM fait peser un risque d’échec sur une frappe, ce qui accroit l’incertitude et donc est à même de décourager la frappe.
Pour ce qui est des effets de l’arme nucléaire, on rappellera que le premier effet recherché est la capacité instantanée de destruction sur une vaste zone, par effet de chaleur, de pression et de rayonnement. La production d’une impulsion électromagnétique significative est à prendre en compte, de même que la production de retombées radioactives, plus ou moins fortes, sous la forme principalement de produits d’activation (poussières et débris rendus radioactifs par le rayonnement de l’explosion) ainsi que d’une quantité limitée de produits de fission et de matières fissiles non fissionnées. Les effets produits par l’arme dépendent bien entendu de son type et de sa puissance, mais aussi de ses conditions d’explosion : un tir très près du sol produit une importante quantité de retombées mais s’accompagne de destructions moindres. Un tir en altitude permet d’optimiser les destructions, tout en limitant les retombées radioactives. Un tir en très haute altitude optimise l’impulsion électromagnétique, sans effet de souffle au sol ni retombées significatives (mais occasionne des dommages potentiels sur les objets en orbite). Ajoutons que, sur le plan symbolique, seul un tir relativement près de la surface produit un « champignon atomique », avec une différence de forme marquée entre le tir à la surface de la mer et de la terre. Or la symbolique peut être recherchée, notamment dans un tir de « sidération ».
Il n’a pas été envisagé de scénario d’emploi de l’arme nucléaire sur le champ de bataille dans le cadre d’un schéma « tactique » de percée du front. D’une part la densité des troupes sur le théâtre ukrainien est très faible et l’étalement dans la profondeur important, ce qui demanderait d’utiliser de nombreuses armes (plusieurs dizaines) pour obtenir une percée significative. D’autre part, cela supposerait une armée russe capable de manœuvrer en environnement très radioactif, ce qui n’est sans doute plus le cas vu les pertes et la désorganisation subies depuis février 2022.
Ces éléments de cadrage étant posés, les scénarios d’emploi peuvent être évoqués, avec à chaque fois une description de l’usage, des armes mises en œuvre, et de l’impact sur l’état final recherché.
Scénario 1 — « stupeur en Mer noire »
C’est un des scénarios fréquemment évoqués ; le tir par la Russie d’une arme nucléaire dans les eaux de la Mer noire, afin de « montrer sa détermination ». On notera qu’un tel tir, s’il est effectué dans les eaux russes ou internationales, sans viser aucun objectif ni occasionner de destruction, s’apparenterait d’avantage à une forme d’essai atmosphérique qu’à un emploi militaire de l’arme : il y aurait rupture d’un « tabou », mais de manière moins radicale. Cependant, vu le trafic marchand civil en Mer noire, et notamment le trafic pétrolier depuis les ports russes, les zones de tir possibles sont limitées (la zone ouest de la Crimée étant la plus propice) et les risques sont élevés d’entrainer au moins quelques victimes civiles en mer.
L’idée serait de provoquer une forme de sidération, en Ukraine et dans le monde. Il s’agirait d’une posture résolument tournée vers l’escalade, qui appellerait un signalement stratégique fort de la part des forces russes : ce genre de tir n’a d’intérêt que pour signaler à la partie adverse qu’on est prêt à « aller plus loin ».
Pour justifier un tel tir, la Russie pourrait exiger l’arrêt immédiat de toute offensive ukrainienne contre ce qui est considéré comme « le territoire russe ». Mais outre que cela constituerait de fait un aveu de faiblesse sur le plan conventionnel, cela serait en violation avec la doctrine russe, qui ne prévoit pas de tel contexte d’emploi tant que la menace ne plane pas sur la « survie de l’État ». Enfin, l’avantage militaire immédiat serait nul, le tir étant sans effet sur les forces ukrainiennes. Un pur pari politique donc, dont le coût serait important, même s’il serait relativisé par l’absence de dégâts et des retombées très modérées.
Le tir serait un des plus aisés à effectuer par les forces russes : à l’abri depuis Sébastopol, un missile de croisière à charge nucléaire serait tiré vers un point suffisamment éloigné des côtes, un jour propice sur le plan météorologique (absence de vent, beau temps). Cependant, le risque est bien réel d’atteindre un appareil de renseignement de l’OTAN en vol dans l’espace aérien international. Cela suppose une bonne dose de prudence et de préméditation, qui implique forcément des risques de fuite et de divulgation.
Le « dosage » de la frappe serait de même très délicat, surtout s’il s’agit de provoquer une sidération. En particulier, il faudrait absolument maîtriser d’éventuelles retombées radioactives qui, même si elles seraient sans doute faibles avec une arme de quelques kilotonnes (un tir en mer produit peu de produits d’activation), seraient de nature à entrainer de fortes difficultés diplomatiques, surtout vis-à-vis des États riverains membres de l’OTAN (Roumanie, Bulgarie, Turquie). Le « pari » serait donc que le gouvernement ukrainien serait suffisamment terrifié pour se soumettre à certaines exigences russes, sans pour autant que la posture internationale ne soit trop dégradée. Il faudrait que le tir soit à la fois spectaculaire, mais aussi d’impact très limité. L’espoir dans une division des opinions européennes serait sans doute complémentaire des motivations russes, avec une campagne d’information faisant planer une menace de destruction en cas de poursuite du soutien à l’Ukraine. Le recul d’un seul gouvernement de l’Alliance serait déjà une (petite) victoire pour la Russie.
S’il n’y a pas grand-chose à faire en amont pour prévenir un tel tir, la réponse occidentale devrait être très ferme : signalement stratégique des forces nucléaires pour montrer à la Russie qu’elle aurait tout à perdre en cas de poursuite de l’escalade, resserrement des liens de l’Alliance pour éviter tout cavalier seul, manœuvre diplomatique auprès de l’Inde et de la Chine pour condamner dans les termes les plus forts la rupture du tabou et encourager à la rupture avec Moscou, déploiement de forces antibalistiques de théâtre, au sol et en mer, pour montrer la détermination de l’OTAN à résister au chantage nucléaire. Mais, bien entendu, se poserait comme toujours la question « jusqu’où aider et défendre l’Ukraine » ? On ne peut exclure qu’un tel scénario diviserait profondément la communauté occidentale. Ce serait un test assez ultime des liens transatlantiques.
Compte tenu de l’absence d’effet militaire direct sur la situation stratégique, des aléas politiques et techniques et du risque diplomatique, un tel pari semble néanmoins vraiment très risqué et ce scénario est sans doute le moins probable de ceux retenus ici, même s’il est fréquemment évoqué dans les médias.
Scénario 2 — « isthme de Crimée »
Ce scénario répondrait à une invasion en cours de la Crimée par l’Ukraine qui, après des succès sur le champ de bataille, s’estimerait en capacité et en droit de reprendre la péninsule qui fut annexée par la Russie en 2014 au mépris du droit international. Il devrait là encore être précédé par une série d’ultimatums, exigeant que l’Ukraine cesse son offensive sur le « territoire russe ». Cela impliquerait d’admettre que la perte de la Crimée menacerait la « survie » de l’État russe, mais aussi que les options conventionnelles pour la défendre sont épuisées.
La Crimée tient une place indiscutablement particulière dans la longue liste des menées de Vladimir Poutine depuis sa prise de pouvoir, à la fois sur le plan symbolique, mais aussi — surtout — sur le plan stratégique. La péninsule est au cœur du dispositif russe d’agression de l’Ukraine. Elle permet le blocus maritime des côtes ukrainiennes de la Mer Noire, la maîtrise de la Mer d’Azov, elle a servi de tremplin à l’invasion du sud du pays et constitue un axe logistique crucial, elle est un coin enfoncé sur le flanc de l’Ukraine, qui permet des raids aériens, des tirs de missiles et une surveillance aérienne dans la profondeur. Sa perte serait indéniablement un affront majeur au pouvoir russe, mais surtout un désastre pour son dispositif militaire. On ne peut donc exclure qu’elle constitue dans l’esprit des dirigeants du Kremlin un intérêt vital dont la perte pourrait être une menace pour (l’idée qu’ils se font de) « la survie de l’État » et donc justifier sur le plan doctrinal à minima un changement de posture et au bout du compte un emploi de l’arme nucléaire.
L’invasion de la Crimée pourrait donc servir à la fois de justification, mais aussi de théâtre à un emploi en premier in situ, dont l’ambition serait de matérialiser par l’atome une ligne rouge définitive.
Concrètement, le risque d’interception de l’arme en cas de tir sur une zone proche du champ de bataille plaide plutôt pour la mise en œuvre d’un missile balistique de type « Iskander-K », dont la charge nucléaire est estimée entre 10 et 50kt.
Simulation d’un tir de 50kt sur l’isthme de Crimée par vent d’ouest, via https://nuclearsecrecy.com/nukemap/ avec représentation de la zone de destruction (cercles concentriques) et des retombées radioactives (plume ouest-est). Les cercles concentriques indiquent les effets destructifs de l’arme employée. Le cercle jaune est le diamètre de la boule de feu, le cercle vert celui de la zone d’irradiation immédiate fatale, et le cercle gris montre la zone de destruction de la plupart des bâtiments par effet de souffle.
L’effet recherché ici serait à la fois la sidération, mais pourrait être aussi la formation d’une forme de « barrage » de retombées radioactives isolant la Crimée du reste de l’Ukraine par un tir près de la surface du sol. La qualité du barrage serait dépendante de l’orientation du vent au moment des retombées et un vent de secteur ouest ou est semble préférable. Les observations du régime des vents en Mer Noire suggèrent toutefois que les vents d’ouest sont plus rares que les vents d’est. En revanche, le caractère changeant de l’orientation des vents rend la fiabilité de la mise en œuvre de ce « barrage » très aléatoire.
A l’opposé, l’utilisation d’un vent orienté dans l’axe logistique ukrainien s’éloignerait de l’idée du « barrage » protégeant le territoire russe, pour viser l’irradiation par retombées du dispositif adverse et donc son évacuation immédiate. Il faut souligner que, dans tous les cas, l’attaque ne provoquerait sans doute de manière instantanée que quelques centaines de morts, avec un impact militaire immédiat très limité, détruisant quelques dizaines de véhicules tout au plus. L’effet de panique pourrait être très important et le commandement ukrainien pourrait être confronté à la perte de contrôle temporaire de plusieurs unités bien au-delà de la zone d’impact. La désorganisation serait cependant sans doute de courte durée. L’impulsion électromagnétique se situant très près du sol serait également d’un impact très limité, se recoupant sans doute avec la zone des effets destructifs.
Sur le plan militaire, il ne fait pas de doutes que l’attaque provoquerait un arrêt immédiat de l’offensive ukrainienne. Mais il faut également garder à l’esprit que les retombées radioactives sont plutôt rapides, surtout en cas de pluie. Si les sols seraient contaminés pour longtemps par les produits de fission et les matières fissiles, la radioactivité des produits d’activation serait assez limitée dans le temps. Une arme nucléaire moderne emportant quelques kilos de plutonium, la quantité de matières radioactives à longue durée de vie serait dans tous les cas très faible. La conséquence opérationnelle serait que, passé le moment de stupeur, l’offensive ukrainienne pourrait reprendre sans trop de risques, à condition que soient mises en place des mesures de défense NRBC de base (décontamination, conduite des véhicules en surpression, limitation des tirs explosifs par temps sec dans la zone contaminée). Les risques radiologiques seraient rapidement très faibles pour les combattants, infiniment plus faibles que les risques conventionnels sur le champ de bataille, même à long terme.
La Russie aurait donc violé le tabou nucléaire pour arrêter une attaque contre la Crimée, mais avec un impact militaire direct très limité sur les forces adverses, et une durée d’effet faible. Le narratif pourrait toutefois être préservé vis-à-vis de Pékin. La Chine qui, tout en condamnant symboliquement le recours « aux armes nucléaires et à la menace de leur emploi » par toute puissance, n’irait sans doute pas jusqu’à couper tous les liens avec Moscou. Tout en constituant un aveu de faiblesse sur le plan conventionnel, le tir russe pourrait s’inscrire dans un narratif intérieur de défense de la mère patrie. En revanche, un tel usage comporterait des risques évidents d’escalade conventionnelle de la part des Etats voisins, de même qu’une certitude de l’accroissement des sanctions. La panique d’une partie des opinions européennes pourrait là encore survenir, et ce serait un test pour les gouvernements occidentaux dans leur capacité à rassurer contre les risques d’escalade et les impacts radiologiques, faibles dans les deux cas. La maîtrise de l’escalade ne serait pas très différente d’un tir au dessus de la mer, à condition que les victimes soient peu nombreuses et essentiellement militaires.
Le seul facteur de succès durable pour la Russie serait la démonstration concrète d’une détermination sans failles de conserver la Crimée dans le cadre de négociations qui pourraient être poussées par certains États non alignés ou soutiens fragiles de l’Ukraine à la faveur de la « sidération ».
À plus long terme, un des effets de bord les plus risqués d’un tel tir serait que Moscou aurait « payé » le coût de la rupture du tabou nucléaire pour un effet destructif modeste. D’autres pays pourraient être enclins à un nouvel emploi sur le champ de bataille, considérant que l’arme nucléaire serait redevenue une arme d’emploi « comme une autre » à condition de se tenir loin des zones urbaines.
La probabilité de ce scénario est tout de même faible, mais dépend de la volonté de Vladimir Poutine d’aller « jusqu’au bout » pour conserver la Crimée. Dans tous les cas, il semble bien que la Crimée soit, sur le théâtre ukrainien, le seul vrai enjeu qui puisse justifier pour l’heure un changement de posture dissuasive et/ou un emploi de l’arme nucléaire qui soit approchant des cas prévus par la doctrine russe.
Scénario 3 – « paralyser l’armée ukrainienne »
Si les frappes sur la ligne de front dans le cadre d’une manœuvre offensive semblent bien improbables, voire ingérables pour l’armée russe, une série de frappes nucléaires pourraient viser des centres de commandement et des dépôts logistiques ukrainiens, notamment ceux qui concentrent munitions et matériels issus de l’aide occidentale.
La justification doctrinale pourrait être là encore liée à une menace sur la Crimée, mais son ampleur impliquerait un contexte encore plus dégradé pour la Russie, comme un effondrement généralisé du front et la perte du Donbass. Couplé ou non à quelques tirs tactiques de sidération sur la ligne de front comme le scénario précédent, il s’agirait ici avant tout de provoquer une hypoxie immédiate des forces ukrainiennes de première ligne.
Un tel scénario impliquerait l’utilisation simultanée de nombreuses armes nucléaires de faible puissance, mise en œuvre par missiles balistiques pour limiter les risques d’interception, le tout dans le cadre d’un grand raid impliquant de gros moyens conventionnels aériens. L’intérêt serait de neutraliser de manière certaine des cibles trop grandes, durcies ou trop bien défendues contre les attaques conventionnelles : grandes bases militaires, centrales électriques ou aérodromes notamment.
Afin de produire des effets militaires significatifs, le renseignement militaire russe devrait disposer d’une vision très fiable des installations ukrainiennes et d’une vision systémique du fonctionnement de la structure de commandement et des chaines logistiques afin de limiter les frappes aux nœuds les plus critiques. Plus le nombre d’armes employées serait grand et plus le coût politique serait élevé. En outre, la plupart des grandes installations militaires sont situées en périphérie de centres urbains. Cela supposerait d’assumer de tuer des milliers de civils, même de manière « collatérale ».
L’effet obtenu, une désorganisation significative des arrières de l’armée ukrainienne, serait forcément temporaire. Le corps de bataille serait fragilisé, mais nullement vaincu. Passé le moment de sidération, l’organisation serait reconstituée peu à peu sur des bases secondaires, mieux camouflées. Ce genre d’opération, non reproductible, n’aurait d’intérêt que si elle est exploitée immédiatement par une offensive au sol, ce dont semble actuellement bien incapable l’armée russe.
Bien entendu, s’il survient dans un contexte d’effondrement de l’armée russe, ce scénario aurait sans doute au moins le mérite d’arrêter toute offensive ukrainienne, Kyiv ayant sans doute la sagesse de le faire et ses soutiens lui demandant immédiatement un tel arrêt.
Ce scénario mettant en œuvre de nombreuses armes nucléaires (5 ? 10 ? 15 ?) serait de loin le plus couteux politiquement, notamment vis-à-vis de la Chine. La rupture avec Pékin dans ce cas de figure serait sans doute inéluctable, de même que la mise au ban de la Russie par l’ensemble des pays du globe. Même en invoquant comme dans le scénario précédent une menace sur la Crimée ou un effondrement militaire, il semble tout de même bien improbable à ce stade du conflit.
L’amélioration obtenue de la situation stratégique serait fort couteuse politiquement et ne produirait qu’un effet bien temporaire au prix d’une détérioration définitive de la situation diplomatique. Sans parler des risques d’escalade avec l’OTAN dans de telles circonstances, qui seraient maximums, la frontière avec l’impression que le pouvoir russe a « perdu l’esprit » étant ici ténue.
Scénario 4 – « IEM sur l’Ukraine »
L’hypothèse d’un emploi offensif d’une impulsions électromagnétique (IEM) revient parfois quand on évoque les scénarios nucléaires. Même s’il est techniquement peu probable, il est militairement intéressant et mérite qu’on s’y attarde, ne serait-ce que pour dissiper quelques idées reçues. Les IEM sont des émissions, généralement brèves mais intenses, d’ondes électromagnétiques, capables si elles sont initiées en très haute altitude, de détruire une large gamme d’équipements électriques et électroniques, potentiellement bien au-delà des zones d’effet de souffle de l’explosion qui les initierait. Des impulsions électromagnétiques naturelles existent que cela soit par décharge électrostatique due à la foudre ou par vent solaire. Les IEM produites par les armes nucléaires sont formées de trois vagues successives d’ondes, à très haute fréquence, fréquence moyenne et basse fréquence.
L’IEM d’origine nucléaire la plus connue fut produite en juillet 1962 par le test thermonucléaire américain d’une arme W49 de 1,4 mégatonne (1 400 kt) détonnée à 400 km d’altitude au dessus de l’atoll Johnston, dans l’océan Pacifique. Si l’explosion n’occasionna ni dégâts au sol ni retombées radioactives du fait de son altitude, l’IEM produite dépassa largement l’ampleur prévue et ses effets se firent ressentir jusqu’à Hawaii, à plus de 1 300 km. Des dégâts mineurs furent observés sur l’éclairage public et la téléphonie. Mais en 1962, le taux d’équipement électronique des îles Hawaï était bien moindre qu’il peut l’être en Ukraine actuellement. Un total de (selon les sources) sept ou neuf satellites artificiels furent également mis hors service par la ceinture électromagnétique résultante, qui demeura active plusieurs années.
L’URSS de son côté avait expérimenté le concept d’IEM au dessus du Kazakhstan, procédant à sept tirs entre septembre 1961 et novembre 1962 à des altitudes comprises entre 23 et 300 km. Le test 184, dont une partie des résultats furent communiqués par les Soviétiques, parvint à endommager des lignes électriques enterrées de 90 cm dans le sol, via le train d’ondes à basse fréquence. Des dommages furent infligés à plus de 1 000 km de l’explosion à des équipements électriques et électroniques. Ils suggèrent que, au-delà de la destruction instantanée des appareils électroniques non protégé par le train d’ondes à haute fréquence, des dégâts les plus substantiels seraient subits par les infrastructures électriques. L’emploi éventuel d’IEM dans le cadre d’un conflit de haute intensité fut envisagé pendant la Guerre froide, notamment par les Soviétiques, conscients de la plus grande dépendance des Occidentaux à l’électronique de pointe. Dans un rapport de la Task Force consacrée aux IEM publié en 2021 et intitulé « Russia : EMP threat », les Etats-Unis accusent la Russie de disposer d’armes à IEM non nucléaires, mais aussi d’ogives de faible puissance (10kt) capables d’un grand rayonnement gamma, et optimisées pour la formation d’IEM plus resserrées (et donc censément plus utilisables).
L’impact d’une IEM au dessus de l’Ukraine s’inscrirait parfaitement dans la campagne actuelle menée par Vladimir Poutine contre les infrastructures du pays. Ayant détruit une partie du réseau électrique et des installations de production d’énergie, la campagne de frappes russes a manifestement l’intention de rendre la vie impossible à la population ukrainienne, privée d’électricité, d’eau et de chauffage en plein hiver. Si l’impact moral est incertain, et peut même contribuer à renforcer la détermination de la population, cela favorise aussi l’exode des réfugiés et a un impact direct sur la capacité matérielle du pays à soutenir l’effort de guerre depuis l’arrière, mais aussi plus globalement sur la possibilité de poursuivre des activités sociales et économiques « normales » (éducation, services publics, économie générale). Face à cette offensive, les pays occidentaux ont annoncé l’envoi de nombreux systèmes antiaériens capables d’abattre les missiles et drones mis en œuvre par la Russie. S’il est indéniable que la campagne se poursuit pour l’heure avec quelques succès au moyen d’engins « bas du spectre » (drones iraniens notamment), le taux d’interception des attaques russes est élevé (de 60% à 80% selon les raids) et le renforcement des défenses antiaériennes ukrainiennes devrait permettre de limiter l’impact de ce qui constitue un des derniers modes offensifs russes ayant quelques succès. L’usage d’une IEM pourrait donc apparaitre aux yeux de Vladimir Poutine comme sa meilleure option pour parvenir à ses fins sur le plan économique.
D’après les différents documents disponibles sur le sujet et notamment « Nuclear EMP Attack Scenarios » de P.V. Pry, la plus « petite » IEM utilisable sans retombées radioactives ni effet de souffle serait créée par l’explosion d’un engin nucléaire adapté à une altitude minimale d’une trentaine de kilomètres. Une altitude plus faible ne permettrait pas de créer une IEM ayant un effet significatif tout en entrainant des retombées radioactives et des effets de souffle indésirables. L’IEM ainsi produite aurait un rayon minimum d’environ 300km, quelle que soit la puissance de l’arme utilisée. En revanche, la puissance de l’IEM serait proportionnelle à la puissance de l’explosion. Des charges nucléaires optimisées pour le rayonnement gamma permettraient en outre de produire une IEM très puissante pour une relativement petite explosion nucléaire. On peut conjecturer que la Russie, de part l’historique des tests soviétiques au Kazakhstan et de ses capacités de simulation, pourrait disposer d’un savoir-faire adéquat pour moduler la taille de la zone qui serait soumise aux effets électromagnétiques les plus intenses. C’est la principale difficulté, compte tenu du voisinage de la cible ukrainienne, coincée entre le territoire russe et les pays de l’OTAN. Il semble également souhaitable d’éviter de frapper les satellites artificiels en orbite au dessus de l’Ukraine au moment du tir, ce qui serait porteur de risques d’escalade. Les États-Unis ont ainsi déjà pris position en 2021 pour indiquer que l’accès libre à l’espace était un « intérêt national vital », avec implicitement des conséquences sur le plan de la dissuasion.
Il semble également souhaitable de ne pas frapper une centrale électronucléaire en activité (les six tranches de Zaporijjia sont actuellement en arrêt froid ou chaud, ce qui poserait moins de risques). Seule la centrale « sud Ukraine » (Oblast de Mykolaïv) serait actuellement située dans la zone la plus sensible pour un tir d’IEM. En traçant une ligne jusqu’à la frontière biélorusse, on atteint un diamètre maximum de 450 km, ce qui est un peu juste. Tout dépend, en somme, des capacités russes réelles en la matière, que rien dans les sources ouvertes ne permet vraiment d’évaluer.
La difficulté principale consisterait pour la Russie à doser une explosion assez forte pour causer d’importants dommages dans un cercle réduit, tout en limitant les dommages collatéraux. Une IEM n’est pas seulement capable de détruire les équipements électroniques et les circuits intégrés. De part sa longueur d’onde et la quantité d’énergie qu’elle transmet, elle peut faire fondre les transformateurs et couper les longues lignes électriques, même enterrées. Un tel tir sur l’Ukraine aurait des effets considérables, sur les plans civils et militaires : une large part du pays, dont la capitale, serait instantanément dans le « black out », sans moyens de communication, sans électricité, pour ainsi dire sans véhicules. De nombreux incendies seraient allumés partout qui ne pourraient pas être combattus, les services essentiels seraient paralysés, des mouvements de panique importants auraient lieu, et une grande partie des communications militaires seraient coupées.
Selon les capacités réelles de la Russie, il est possible que le pays puisse mettre en œuvre plusieurs IEM de plus petite taille, créées par des armes nucléaires de plus faible puissance, et dont l’effet serait plus dirigé. Avec une demi-douzaine d’ogives de 2 ou 3 kt à rayonnement renforcé explosant à plus basse altitude, les dommages pourraient également être considérables mais limités au territoire ukrainien. En contrepartie, les effets directs de l’irradiation et les retombées radioactives pourraient être plus significatives.
La plus grande incertitude demeurant sur le plan technique, sur les capacités russes réelles et sur le taux de confiance de Moscou envers ce qui reste un mode d’action jamais éprouvé de manière concrète font que le cumul d’aléas est tout de même assez important.
L’usage d’une IEM contre l’Ukraine pourrait être présenté par le Kremlin comme ne constituant pas « vraiment » une rupture du tabou de l’usage de l’arme nucléaire au sens courant du terme, puisqu’il aurait lieu à une altitude trop élevée pour entrainer destructions directes et retombées radioactives. Le narratif autour de la doctrine pourrait être préservé et la Russie pourrait prétendre toujours agir dans le cadre de son « opération spéciale ». Le tir étant effectué à l’aide d’un missile balistique à portée intermédiaire ou courte, il ne déclencherait pas d’alerte particulière chez les États dotés. En revanche, à l’avenir, tout tir balistique, même à faible portée, pourrait être considéré comme porteur d’une IEM, ce qui accroitrait immédiatement de manière considérable les tensions entre puissances nucléaires en cas d’usage de missiles balistiques, même prétendument à ogive conventionnelle.
Ce scénario — le plus spéculatif — n’est sans doute pas très « probable », au sens où il est très délicat à réaliser, suppose des capacités russes que rien ne permet de valider à ce jour et est porteur de nombreux risques d’escalade avec les puissances occidentales, notamment en fonction de son impact sur les satellites artificiels et de ses effets de bord potentiels. Il est aussi celui qui pourrait impacter le plus négativement le territoire russe et les moyens militaires présents en Crimée. Mais il pourrait permettre de préserver les relations avec la Chine et les autres pays émergents un peu mieux que les usages plus « classiques » de l’arme nucléaire et — surtout — serait sans doute celui qui contribuerait le plus à améliorer la situation stratégique de la Russie : l’Ukraine serait paralysée pendant de longues semaines, ses infrastructures électriques sinistrées et sa société pour ainsi dire à genoux. Les sociétés industrialisées modernes sont totalement dépendantes de l’électricité pour tous les services de base, l’éducation, l’alimentation, le système de santé, le chauffage, les transports, l’eau courante… Sans électricité et sans moyens de réparer les infrastructures, des millions d’Ukrainiens seraient contraints d’évacuer en urgence leur pays et l’armée ukrainienne serait de manière instantanée « coupée » de ses arrières, ce qui causerait de gros problèmes logistiques, de communications, de commandement et de moral.
Pour l’heure, la Russie peut poursuivre sa campagne de frappes conventionnelle et viser le même résultat « à petits feux » et à moindre coût sur le plan diplomatique. Un tel scénario ne deviendrait souhaitable pour le Kremlin qu’à deux conditions cumulatives : parce que les moyens conventionnels ne parviennent plus à infliger des dommages substantiels à l’Ukraine (renforcement des défenses) et parce qu’un sentiment d’urgence semble justifier une escalade dans les moyens mis en œuvre pour mettre le pays à genoux.
Conclusion — un emploi décidément peu probable
On le voit, dans tous les cas les risques sont toujours très significatifs au regard de l’amélioration de la situation obtenue et des risques collatéraux. Même si le scénario d’engagement de l’arme en « défense de la Crimée » semble le moins improbable au regard de la doctrine et des enjeux, la probabilité finale d’emploi de l’arme nucléaire par la Russie reste très faible, au regard de la simple difficulté d’atteindre des objectifs utiles par ce biais. Le coût politique et diplomatique et les risques de déstabilisation et d’escalade sont toujours assez élevés, au regard de gains stratégiques qui semblent dans la plupart des cas bien ténus et transitoires.
Cet exercice prospectif est donc plutôt rassurant, même s’il complexifie encore la question de la Crimée — indéniablement ukrainienne en droit mais sans doute perçue par Vladimir Poutine comme un pivot de son dispositif. Il permet tout de même de conforter les analyses qui considèrent que, dans l’immédiat, la Russie aurait bien plus à perdre qu’à gagner à un usage de quelques armes nucléaires. Les moyens conventionnels dont dispose encore Moscou pour poursuivre son agression contre l’Ukraine sont, hélas, encore nombreux et l’économie russe, si elle présente quelques difficultés, ne semble nullement au bord de l’effondrement. On ne peut pas en dire autant de l’Ukraine sur ce plan, malgré la détermination de son peuple et de son armée.
Ces constats nous renvoient également aux limites de l’arme nucléaire et au besoin de disposer de forces conventionnelles en nombre et en qualité pour faire face aux très nombreux cas de figure pour lesquels l’arme nucléaire ne sert à rien ou est porteuse de trop de risques pour être employée au regard des gains espérés. Même si on ne peut sans doute pas réduire la dissuasion nucléaire à l’aphorisme « l’atome ne dissuade que de l’atome », il y a sans doute peu de cas conventionnels qui justifient un emploi en premier de la part de la Russie, qui bénéficie d’une grande profondeur stratégique et de forces nombreuses et diversifiées, et qui ne peut donc pas facilement être placée dans une situation de mise en jeu de la survie de l’État ou être désarmée par surprise.
Le pouvoir neutralisant de l’arme atomique joue à plein dans ce conflit, qui est une guerre totalement conventionnelle et pleinement inscrite dans l’âge nucléaire : de par l’existence de son arsenal nucléaire, la Russie ne peut espérer vaincre, mais peut difficilement être totalement vaincue. L’arme nucléaire, pour l’heure, sert surtout à Moscou pour limiter les options pouvant être envisagées contre la Russie. La sanctuarisation agressive joue, de manière offensive mais en fait surtout défensive. En revanche, on voit clairement les options qui existent pour se préparer à un tel scénario et en diminuer la probabilité et l’impact : le renforcement, même limité, des capacités antibalistiques ukrainiennes accroitrait l’aléa d’éventuelles frappes nucléaires russes, dont un échec serait désastreux. Le renforcement de la défense NRBC de l’Ukraine permettrait d’envoyer le signal à Moscou que tout risque de panique serait maîtrisé par les soutiens du pays. Le dialogue stratégique avec les pays émergents est crucial pour contrer tout narratif russe. Enfin, le maintien par l’OTAN d’une posture résolue, défensive et comportant la bonne dose d’ambigüité stratégique aux frontières de la Russie constitue certainement le meilleur facteur de prévention de toute dérive.
Stéphane Audrand* est consultant indépendant spécialiste de la maîtrise des risques en secteurs sensibles. Titulaire de masters d’Histoire et de Sécurité Internationale des universités de Lyon II et Grenoble, il est officier de réserve dans la Marine depuis 2002. Il a rejoint l’équipe rédactionnelle de THEATRUM BELLI en décembre 2019.
Les velléités expansionnistes chinoises puis l’invasion russe de l’Ukraine ont initié une réinitialisation des architectures sécuritaires. L’idéal d’une régulation des conflits par le dialogue et le respect du droit international s’efface devant le pragmatisme des rapports de force, l’équilibre de la terreur nucléaire, la solidité des principes de sécurité collective et entraîne la redéfinition de la notion de souveraineté militaire.
Vieil État-nation, la France place naturellement au cœur de ses idéaux politiques le maintien d’une souveraineté dont la condition première est la capacité à défendre ses frontières. Dans un pays bien décidé à ne jamais plus revivre la boucherie de 14-18 et la débâcle de 1940, l’entretien d’une dissuasion nucléaire autonome et exclusive fait consensus.
Dans la pensée française, le feu nucléaire est indissociable de la souveraineté nationale. De fait, on peut renoncer à certains pans de souveraineté, mais pas la partager. Une souveraineté partagée n’est pas plus crédible que l’illusion d’une « armée européenne », tout récemment balayée par le chef d’état-major des armées lors de son audition à l’Assemblée nationale[1].
60 ans après sa conception, la doctrine stratégique élaborée sous le général de Gaulle fait ainsi figure de dogme confortable et rassurant. Elle entretient peut-être aussi les Français dans l’illusion de la sécurité et d’un rang mondial considérés comme acquis. Mais les lignes bougent à l’ère de la compétition globale. Et si la conception française de la souveraineté nucléaire était obsolète ?
L’ère du partage ?
Alors que la pire guerre qu’ait connue l’Europe depuis 1945 dévastait l’Ukraine depuis plusieurs mois, la Pologne a annoncé en octobre 2022, par la voix de son président Andrzej Duda, être en tractation avec les États-Unis pour rejoindre le programme de partage nucléaire de l’OTAN[2]. À Varsovie, beaucoup jugent en effet que Kiev a commis une erreur historique en renonçant à son arsenal nucléaire à la chute de l’URSS et que l’atome est le seul frein aux ambitions de Moscou. En 2016, d’ailleurs, le gouvernement polonais avait déjà exprimé des velléités de partage nucléaire et lancé des appels du pied restés sans effet en direction de… la France[3].
Initié durant la Guerre froide, le partage nucléaire consiste à intégrer certaines nations, en l’occurrence l’Allemagne, la Belgique, les Pays-Bas, la Turquie et l’Italie, à la dissuasion américaine en leur confiant des bombes H aéroportées B-61 à double clef. Washington conserve à la fois le pouvoir de décision finale sur leur emploi éventuel et sa dissuasion propre. De surcroît, ce dispositif dope les ventes de son industrie aéronautique militaire en Europe sous prétexte d’interopérabilité. Il n’en constitue pas moins le pivot sécuritaire des participants, qui bénéficient de la jouissance nucléaire à défaut d’en avoir la possession.
La déclaration polonaise s’inscrit dans une redéfinition de l’approche sécuritaire des démocraties, de plus en plus contestées et inquiètes pour leur sécurité. À l’autre bout du globe, le Japon, confronté à l’agressivité croissante de la Chine et au durcissement de la Russie, opère une mue historique. 83% des citoyens du pays d’Hiroshima se disent désormais ouverts au débat sur l’hypothèse d’un partage nucléaire avec les États-Unis[4].
La Corée du Sud elle-même, forte du soutien de plus de 70% de ses citoyens au développement d’une force de frappe nucléaire nationale, hésite à se lancer dans une course aux armements susceptible d’accroître les risques géopolitiques, mais cherche à renforcer ses garanties stratégiques. L’idée d’un partage nucléaire avec les Américains, sur le modèle de ce qui se pratique en Europe dans le cadre de l’OTAN, a commencé à être évoquée publiquement en 2019, après l’échec des conférences d’Hanoï entre les présidents Kim Jong-un et Donald Trump[5]. La signature du traité AUKUS a donné aux débats une impulsion nouvelle, déterminante pour le futur de l’architecture sécuritaire du Pacifique.
Il faut dire que l’alliance AUKUS, conclue en 2021, a brisé un tabou, Londres et Washington ayant proposé à Canberra de la doter en sous-marins à propulsion nucléaire. Certains appellent d’ores et déjà à aller plus loin, comme le Lowy Institute, un influent think-tank de Sydney. Partant du constat qu’un sous-marin nucléaire d’attaque est une arme d’emploi, non de dissuasion, cet organisme est allé jusqu’à affirmer l’inutilité d’en acquérir. Quel que soit son mode de propulsion, ce type de bâtiment ne bouleverserait pas le rapport de force militaire avec Pékin. Par conséquent, sa contribution à la sécurité de l’Australie serait à peu près nulle.
Le Lowy Institute a évoqué à la place le principe d’une mutualisation nucléaire stratégique avec le Royaume-Uni dans le cadre de l’AUKUS. Un à deux sous-marins lanceurs d’engins (SNLE) à équipages mixtes et à deux clefs apporteraient au pays la garantie stratégique qui lui manque[6]. Le choix des Britanniques plutôt que des Américains permettrait d’envisager une relation relativement équilibrée entre deux nations qui partagent déjà le même chef d’État, le roi Charles.
La sécurité collective comme défense des intérêts nationaux
Ces réflexions prospectives posent la question de la prolifération nucléaire. Or la bombe repose désormais sur une technologie ancienne, à la portée de tous les États développés, y compris les plus irresponsables. Le partage offre aux démocraties raisonnables une protection rendue indispensable dans un monde dangereux, sans cautionner la prolifération, puisque le pouvoir d’ouvrir le feu reste ultimement sous contrôle de ses détenteurs historiques.
Ainsi pourrait s’ouvrir une nouvelle ère où la jouissance atomique militaire se généraliserait, diminuant l’intérêt de la possession. Le nouveau jeu stratégique ne consisterait alors plus à cultiver une exception capacitaire, mais à se placer au centre des systèmes de sécurité collective tout en conservant la clef décisionnaire. La puissance d’un État se mesurerait autant à sa capacité à partager certains éléments de sa force stratégique qu’à celle de riposter de manière souveraine en tout temps et en tout moment.
Cette évolution consacre le principe de la sécurité collective en surplomb des seuls intérêts nationaux. Malgré le retour des affrontements de haute intensité, l’art de la guerre moderne substitue de plus en plus la planification environnementale à la planification opérationnelle. C’est-à-dire qu’il consiste moins à vaincre les forces ennemies qu’à mettre en place des matrices sécuritaires, politiques, économiques, culturelles, etc. favorables, afin de réduire les marges de manœuvre adverses tout en accroissant les siennes propres. Ce que l’on appelle la guerre par le milieu social, la GMS, le milieu social devant être compris comme l’ensemble des structures et interactions matérielles ou immatérielles constitutives d’une société[7].
L’armée française sait faire beaucoup de choses, mais, désormais, la puissance consiste aussi à savoir les faire faire, à être un catalyseur en plus d’un effecteur. Le leadership français n’a jamais été pleinement accepté au sein de l’Union européenne et a échoué à rééquilibrer la relation du continent avec les États-Unis vers le partenariat plutôt que la dépendance. Peut-être faut-il changer d’approche.
Au splendide isolement capacitaire, qui revient à se tenir à l’écart de la compétition pour l’élaboration des architectures sécuritaires de demain, ne serait-il pas possible de substituer la puissance par le rayonnement et l’influence ? La France est la première nation militaire d’Europe, la plus autonome et la plus emblématique. Ne devrait-elle pas devenir la plus indispensable, la plus centrale et la plus fédératrice ? C’est-à-dire devenir la pierre d’angle de la Défense collective du continent ?
Le cas polonais
On a ainsi beaucoup reproché aux Polonais d’avoir fait en 2020 le choix d’équiper leur armée de l’air de F 35 américains au détriment d’une solution européenne ou française, comme le Rafale, puis d’avoir logiquement choisi un groupe américain plutôt qu’EDF pour construire leur première centrale nucléaire en 2022. C’est oublier un peu vite que les appels du pied nucléaires de la Pologne sont passés pour une incongruité à Paris et n’y ont pas été pris au sérieux.
Malheureusement, l’agression russe en Ukraine a montré que les craintes de Varsovie pour sa sécurité n’étaient pas l’expression d’une haine historique recuite envers la Russie. Peut-être les Français ont-ils raté une occasion unique de construire la Défense européenne en prêtant une oreille plus attentive aux préoccupations de leurs alliés d’Europe orientale.
Le général de Gaulle est mort
Paris adopte désormais une vision intégrée en réseau. Sa nouvelle posture est celle du partage dynamique de matériel et de compétences dans le cadre bilatéral du partenariat militaire opérationnel en Afrique ou du multilatéralisme européen et otanien.
Une forme de tabou, la peur de perdre sa spécificité et le poids des habitudes écartent de cette approche nouvelle la sphère nucléaire. Paris a toujours, à juste titre, refusé de participer au Groupe des plans nucléaires (NPG) de l’OTAN, pour ne pas voir sa souveraineté nucléaire absorbée ou entravée par la puissance américaine.
Pourtant, nous l’avons vu plus haut, la question nucléaire traverse l’ensemble du monde démocratique. Dotée d’une force stratégique totalement indépendante, Paris ne peut se permettre de rester en dehors des débats, ce qui implique de se poser la question de proposer à certains pays proches de l’UE une solution alternative ou complémentaire à la voie américaine. Puissance moyenne, la France offrirait des rapports plus équilibrés qu’avec le mastodonte américain pour une garantie ultime plus crédible – les intérêts vitaux de la France sont en Europe, ce qui n’est pas le cas des Américains. Le sujet mérite au moins d’être étudié.
À l’inverse de l’extension officielle du parapluie nucléaire français à l’ensemble de l’UE en 2020, qui a laissé froids nos alliés, la solution du partage les impliquerait. C’est ce besoin d’implication qui a d’ailleurs fédéré 12 nations de l’UE autour du projet de bouclier anti-missiles allemand. Un partage nucléaire distinct de l’OTAN dans un cadre européen exercerait un effet centripète sur les nations de l’Union. Il s’agirait d’une étape décisive dans le développement d’un écosystème sécuritaire propre, en sus de l’Alliance atlantique. Une dissuasion étendue et renforcée, une solidarité accrue entre alliés, une base industrielle et technologique de Défense (BITD) consolidée en résulteraient. Nous avons vu depuis le 24 février dernier qu’un tel outil manquait à l’heure des périls.
La souveraineté de la France en serait-elle affaiblie ou au contraire renforcée ? Elle est indissociable de sa puissance. Or cette dernière n’est pas un bien matériel à conserver, mais une relation stratégique à développer[8]. Pour demeurer souveraine, la France n’a d’autre choix que de fédérer, d’influencer, de devenir une force d’entraînement, une nation-cadre pour conserver la capacité d’agir. Ce qui est assumé sur le plan conventionnel ouvre des perspectives sur le plan nucléaire – précisons pour les esprits chagrins que le partage nucléaire n’implique aucunement de renoncer au pouvoir de décision finale.
L’affichage de capacités exclusives et statutaires ne suffit plus. Le paradigme ancien de la souveraineté consistait à s’affranchir des contraintes collectives. Celui de la souveraineté moderne, plus actif, est de participer aux mécanismes collectifs et de les influencer. Le général de Gaulle est mort. Mais l’histoire souveraine de la France se poursuit, avec d’autres outils, d’autres stratégies pour assurer le primat de l’intérêt national.
Serait-il normal que les pays pronucléaires (comme la France) prennent en charge les surcoûts des productions d’électricité des pays antinucléaires (comme l’Allemagne par exemple) ?
Il y a 20 ans, la production électrique française était en monopole de production-transport et distribution sur le territoire national, tout comme les électriciens du monde entier étaient en monopole sur une zone géographique déterminée, qu’ils soient à capitaux publics ou privés.
C’était mieux avant…
Ce modèle économique et industriel s’était naturellement imposé parce qu’il convenait le mieux à ce produit non stockable (ou si peu), ce qui le différencie des autres.
Il permettait les échanges d’électricité adaptés par des procédures entre électriciens. Le réseau synchrone Européen, le plus robuste au monde, s’est construit peu à peu bien avant l’ouverture à la concurrence.
Les pointes de consommation ne se situant pas au même moment en Europe, les interconnexions entre tous les pays (y compris la Turquie) stabilisent le réseau. Elles apportent un secours instantané au réglage de fréquence et permettent de diminuer le dimensionnement du parc de production de chaque pays.
L’ancien PDG d’EDF Marcel Boiteux (1967 – 1987) avait déclaré que ces échanges diminuaient de 10 % le parc installé pour faire face à la pointe d’électricité appelée.
Ces économies d’investissement permettent de réduire les coûts de production car le poids des amortissements des installations de production électrique est important.
Un prix parmi les plus faibles d’Europe
EDF facturait le coût de kWh en prenant en compte l’ensemble des moyens de production. Jusqu’aux années 2000, EDF ajoutait au coût moyen de production, le coût du transport et de distribution. Elle ajoutait également des provisions pour financer le renouvellement du parc de production au fur et à mesure de l’obsolescence ce certains outils, les moyens à construire pour faire face à l’augmentation des besoins électriques, et également les provisions de déconstruction en fin de vie.
Les clients n’avaient certes pas le choix de leur fournisseur mais, en échange, ce dernier s’engageait à fournir une électricité de qualité (stable et décarbonée), suffisante à tout moment de l’année, et au meilleur coût pour la collectivité en fonction des moyens de production que l’État lui permettait de construire.
Aujourd’hui, un système de concurrence absurde ne permet pas de faire baisser les prix de l’électricité mais, au contraire, les fait augmenter de façon vertigineuse (y compris avant la guerre en Ukraine), ce qui provoque de plus en plus de délocalisations d’activités industrielles. Les Européens se ruinent sans que la Commission Européenne ne réagisse.
Ubu roi…
La France a atteint le comble du grotesque en fabricant des pseudos concurrents alternatifs (à EDF) qui se fournissent auprès… du nucléaire d’EDF (système ARENH) à un prix de production qui était celui de 2010 !
Ils deviennent ainsi des concurrents alors qu’ils ne disposent d’aucuns moyens de production et ne respectent parfois même pas les contrats signés avec leurs clients. Ces producteurs alternatifs sont des coquilles vides ne produisant aucune valeur ajoutée mais vivant bien de leurs rentes.
En outre, les producteurs d’électricité renouvelables intermittentes :
bénéficient des prix garantis sur 15 à 20 ans,
sont prioritaires sur le réseau lorsqu’ils produisent,
et ils n’ont aucune obligation de service (fréquence et tension) vis-à-vis du système électrique.
Toutes ces dispositions de pseudo-concurrence ont fragilisé les véritables opérateurs électriciens. Ils ne sont plus en mesure aujourd’hui d’investir dans de nouveaux moyens de production électrique pour remplacer ceux devenus obsolètes, ni de faire face aux énormes besoins de production d’électricité bas carbone.
En France, si l’électricité est décarbonée à 95% (grâce notamment au nucléaire et aux barrages), les énergies fossiles représentent tout de même encore les 2/3 de notre consommation en énergie finale et 95 % de nos émissions de gaz à effet de serre.
Comment redresser la barre ?
Il faut sortir du marché unique de l’électricité dans une Union européenne où chaque pays à sa propre politique électrique, et revenir à un système national. Cette disposition n’empêcherait en rien les échanges aux frontières comme auparavant. Il faut rétablir un prix moyen pondéré du kWh avec une répartition (par la Commission de régulation de l’énergie) des excédents financiers dégagés par les moyens à bas coûts pour compenser les pertes des moyens les plus onéreux nécessaires.
La production d’électricité bas carbone étant appelée à devenir la part majeure de notre consommation d’énergie finale, l’Etat doit s’en emparer au nom d’un service d’intérêt général, comme c’est même prévu par la Commission européenne.
Les grands électriciens étant aujourd’hui ruinés par les fautes stratégiques commises ces 20 dernières années, il appartient maintenant à l’Etat, garant du service d’intérêt général, d’assurer le financement des nouveaux outils de production électrique bas carbone. Il doit confier la construction, l’exploitation, la maintenance et le démantèlement des moyens de productions d’électricité à des électriciens compétents via des concessions. Ces derniers auraient la charge de rembourser les financements pendant la durée de la concession.
Ces prix de l’électricité dépendraient donc étroitement des taux d’actualisation retenus par l’État.
Ainsi, dans l’intérêt général, chaque pays reviendrait comme avant à des politiques différentes sur son marché intérieur… et ses citoyens paieraient un prix de l’électricité représentatif de sa politique électrique.
L’Allemagne pas d’accord !
Les Allemands qui veulent 100 % d’énergies renouvelables avec des réserves constituées par des stocks d’hydrogène (?!) paieraient certainement des prix beaucoup plus élevés sur leur marché intérieur que les pays ayant fait le choix d’une majorité de production électronucléaire. Et ils ne sont pas d’accord !
La solidarité existerait pourtant toujours via les échanges par les interconnexions qui continueraient selon les règles connues par le passé, et qui fonctionnaient parfaitement. Elle contribuerait comme aujourd’hui à assurer la robustesse en fréquence et tension du réseau synchrone Européen qui va jusqu’à l’extrême Est de la Turquie.
Bien entendu, les pays antinucléaires refusent ce système qui les désavantagerait financièrement. Mais ils paieraient les conséquences de leur refus du nucléaire.
Serait-il normal donc que les pays pronucléaires prennent en charge les surcoûts des pays antinucléaires ?
L’origine de la décision politique de l’arrêt définitif du réacteur nucléaire surgénérateur Superphénix par le gouvernement de Lionel Jospin le 2 février 1998 s’apparente au fameux « effet papillon » : le battement de l’aile d’un papillon au Brésil peut aboutir à la formation d’un cyclone au Texas ou en Indonésie. Le résultat de cette décision annoncée (elle figurait dans son programme pour se faire élire avec les voix des « Verts ») fut un désastre technique (abandon d’une filière d’avenir), humain (pertes de compétences) et financier (pertes de milliards d’euros).
Pour illustrer l’impuissance de l’homme à prédire le comportement des systèmes complexes, le mathématicien Lorentz avait pris l’exemple des phénomènes météorologiques en disant qu’il « suffisait du battement de l’aile d’un papillon au Brésil pour aboutir dix jours plus tard à la formation d’un cyclone quelque part en Indonésie » (Georges Charpak et Rolland Omnès dans « Soyez savants, devenez prophètes »).
Le battement d’aile du papillon
Ainsi, un incident mineur (le battement d’aile du papillon) dans la centrale de Superphénix le 3 juillet 1990 fut à l’origine d’un incroyable enchaînement de crises « administratives » entièrement créées par un nombre réduit d’acteurs antinucléaires. Ces derniers ont su habilement exploiter les recours juridiques et l’émotion populaire pour finalement aboutir à la fermeture de cette centrale en 1998
Au mois de juin 1990, ce réacteur fonctionnait normalement à 90% de sa puissance nominale lorsque des mesures de surveillance montrent une lente oxydation du sodium du réacteur. Ce défaut détecté reste toutefois largement inférieur aux limites admissibles spécifiées par les critères de sûreté.
Il est cependant décidé d’arrêter momentanément le réacteur le 3 juillet 1998 afin d’en déterminer l’origine. Elle se révèlera être une petite membrane en néoprène (quelques centimètres de diamètre) dans le compresseur d’un circuit auxiliaire qui, déchirée, laisse entrer un peu d’air.
Ce sera « le battement d’aile du papillon ».
Une membrane en néoprène…
Cette membrane sera le prétexte saisi qui conduira de fil en aiguille jusqu’à la fermeture du réacteur Superphénix huit ans plus tard à cause d’un mélange de malveillances d’opposants et de lâchetés politiques.
La tourmente judiciaire et une volonté politique du gouvernement Jospin pour conserver les rênes du pouvoir avec l’appui des « Verts » (Dominique Voynet) conduira à tuer (assassiner ?) cette formidable réalisation commune de la France, de l’Italie et de l’Allemagne.
Injustement discrédité par les médias, ce remarquable réacteur, alors unique au monde, sera finalement sacrifié sur l’autel de l’éphémère « majorité plurielle » arrivée au pouvoir en juin 1997 avec Lionel Jospin comme Premier ministre. Il était 100 fois plus efficace et économe en combustible uranium que les réacteurs « classiques » précédents.
L’année précédente (1996), la centrale électrique Superphénix, dont la mise au point était terminée, avait eu un excellent taux de disponibilité (96 % de temps de fonctionnement dans l’année).
L’investissement était totalement réalisé et le combustible déjà fabriqué était encore capable de produire 30 milliards de kWh (30 TWh). Il ne restait donc plus qu’à recueillir le fruit de tous les efforts humains et financiers consentis depuis 10 ans en exploitant cette source de richesses.
Superphénix aurait pu participer « en même temps » et à peu de frais à la recherche sur la transmutation des déchets radioactifs de haute activité et à longue durée prévue par la loi de décembre 1991.
Une faute majeure
Près de 25 ans plus tard, la triple faute de Lionel Jospin (qui s’en défend) apparait au grand jour :
1) Une faute scientifique et technologique qui a entraîné la perte d’un capital humain considérable de savoir et d’expérience. Et ce n’est pas l’abandon du projet de démonstrateur de réacteur surgénérateur de quatrième génération ASTRID en janvier 2020 par le Président Macron qui va améliorer les compétences françaises dans ce domaine.
2) Une faute économique et une gabegie financière (plusieurs milliards d’euros) dont ni la centrale, ni ses concepteurs, ni son exploitant ne portent la responsabilité. Cette décision politique a conduit au démantèlement des installations de recherche et à la dissolution du tissu industriel spécifique dédiés à cette technologie des réacteurs surgénérateurs dits « à neutrons rapides » (RNR).
3) Une faute sur le plan de l’emploi et de la production massive, pilotable et durable d’une électricité pour le soutien de l’industrie.
Le réacteur RNR Phénix (qui avait précédé Superphénix) a été mis en service en 1973 et exploité pendant 36 ans jusqu’en février 2010 pour acquérir une expérience destinée à compléter les connaissances sur la filière des réacteurs à neutrons rapides (RNR) au sodium.
Mais à qui serviront ces connaissances si aucun réacteur de ce type n’est construit avant le départ en retraite et le décès de tous ces ingénieurs et techniciens ?
Comment a-t-on pu en arriver là ?
Les raisons de la décision de Lionel Jospin de fermeture définitive de Superphénix annoncée le 2 février 1998 se trouve dans une réponse étonnante au député Michel Terrot le 9 mars 1998.
Il y est reconnu que : « Superphénix représente une technologie très riche, développée par des personnels particulièrement motivés et performants qui ont montré que la France savait mettre au point des équipements technologiques innovants de très haut niveau (…) Il faudra tirer profit de l’expérience accumulée et poursuivre les recherches dans le domaine des réacteurs à neutrons rapides pour l’avenir à plus long terme ».
De qui se moque-t-on ?
Cette réponse surréaliste n’aide pas à comprendre le cheminement intellectuel des auteurs de ce vibrant hommage à Superphénix qui les conduit à cette terrifiante conclusion : puisque cette « technologie très riche » est remarquable, il faut l’abandonner et perdre l’expérience de ces « personnels particulièrement motivés et performants ».
Et, en même temps, malgré cet arrêt, « tirer profit de l’expérience accumulée », et surtout « poursuivre les recherches dans le domaine des réacteurs à neutrons rapides pour l’avenir à plus long terme ».
Quelle hypocrisie !
Ce prétendu hommage en forme d’oraison funèbre sonne faux. Il est d’autant plus insoutenable qu’il émane des « tueurs »eux-mêmes dont le magazine « Le Point » dresse une liste non exhaustive le 26 octobre 2022.
Aucune vision à long terme
Quelle inconséquence vis-à-vis de l’avenir de la France et quelle perte pour la recherche et la technologie !
L’abandon de Superphénix fut plus qu’une erreur technique, humaine et financière, ce fut une faute grave contre la France, ce dont personne ne semble aujourd’hui responsable devant les Français pourtant favorables à 75% à l’énergie nucléaire !
La France continuera longtemps encore à payer le prix de cette trahison nationale alors que nos concurrents progressent dans la voie des RNR de quatrième génération (Etats-Unis, Russie, Chine, Inde).
En 2005, l’Inde a entrepris la construction d’un réacteur à neutrons rapides du même type que Superphénix… avec l’aide de techniciens français, tandis que déjà 5 « RNR » fonctionnent ou sont sur le point de démarrer dans le monde (Russie, Chine, Inde).
En France, avec le rendez-vous manqué du démonstrateur Astrid et la future quatrième génération de réacteurs nucléaires… nos enfants assisteront peut-être au-delà de 2050 au développement d’un nouveau Phénix ou d’un Superphénix renaissant de leurs cendres… Mais ils seront construits par les Américains, les Russes, les Indiens ou… les Chinois dont les Français seront, avec un peu de chance, les sous-traitants, alors qu’ils avaient 20 ans d’avance il y a… 25 ans.
Décidément, la France manque cruellement d’hommes politiques dignes de ce nom ayant une vision claire et à long terme de l’intérêt général car, malheureusement, les successeurs de Jospin, animés aussi par leur soif du pouvoir, n’ont pas fait mieux.
Le 8 août, la mairie de Sererodinvsk fit savoir que ses capteurs avaient enregistré une « brève hausse de la radioactivité » après une explosion ayant eu lieu à la base de Nyonoksa, où la marine russe développe et teste ses missiles.
Seulement, dans un communiqué annonçant un « accident » lors de l’essai d’un « moteur-fusée à ergols liquides », le ministère russe de la Défense assura qu’il n’y avait pas eu de « contamination radioactive » après l’explosion… Ce que contesta, deux jours plus tard, l’agence nucléaire russe Rosatom.
En effet, via un communiqué publié le 10 août, Rosatom annonça que cinq de ses experts avaient été tués dans l’explosion en question. Et d’expliquer qu’ils « fournissaient de « l’ingénierie et du support technique pour la source d’énergie isotopique d’un moteur de missile. » Et l’agence alla jusqu’à préciser que l’accident s’était produit sur une « plate-forme maritime ».
Le communiqué de Rosatom alla dans le sens de l’une des hypothèses que l’on pouvait avancer après l’annonce de l’accident, à savoir que l’explosion était liée au programme russe de missile de croisière à propulsion nucléaire appelé « Burevestnik 9M730 » [code Otan : SSC-X-9 Skyfall].
Figurant parmi les six nouvelles armes « stratégiques » officiellement dévoilées le 1er mars 2018 par le président russe, Vladimir Poutine, ce missile, d’une portée illimitée, serait capable de déjouer les systèmes de défense antimissile. Selon les informations disponibles [mais non vérifiées], il mesurerait 12 mètres de longueur au moment de son tir [puis 9 mètres en vol]. Sa propulsion serait assurée par un « statoréacteur nucléaire », qui combinerait un moteur-fusée à ergols liquides pour la phase de lancement et un réacteur nucléaire.
Selon le renseignement américain, la Russie aurait procédé à quatre essais du « Burevestnik 9M730 » entre novembre 2017 et février 2018. Tous se soldèrent, a priori, par un échec. Cependant, les tests de l’unité de propulsion nucléaire se seraient achevés avec succès en janvier 2019… Mais là encore, il est difficile d’avancer des certitudes.
En revanche, le président américain, Donald Trump, semble en avoir quelques unes. « Les États-Unis en ont appris beaucoup sur l’explosion d’un missile défectueux en Russie », a-t-il en effet assuré, via Twitter, au sujet du missile « Skyfall ». Puis il a fait une annonce surprenante. « Nous avons une technologie similaire, mais plus avancée », a-t-il lâché…
Or, l’arsenal américain est dépourvu d’une telle arme. Du moins officiellement. Aussi, soit le président Trump a fait le fanfaron, soit les États-Unis ont développé en secret un missile similaire au Burevestnik, c’est à dire dans le cadre d’un « black project » du Pentagone. Ce dernier affecte en effet des ressources relativement importantes pour financer des programmes hautement classifiés [on parle alors de « Special access program » [Programme d’accès spécial]. L’avion furtif F-117 en est issu, de même que le drone RQ-170 Sentinel.
Dans les années 1950, dans le cadre du programme « Pluton », le Pentagone avait conduit un projet visant mettre au point un missile à propulsion nucléaire. Appelé SLAM [Supersonic Low Altitude Missile], il devait utiliser un statoréacteur ayant recours à la fission nuclaire. Deux prototypes furent construits et testés dans le désert du Nevada : les Tory-IIA et Tory-IIC [voir photo de une]. Finalement, ce projet fut officiellement abandonné en 1964 après avoir coûté plus de 2 milliards de dollars [actuels].
En outre, dès 1946, le Pentagone avait aussi lancé le projet « Nuclear Energy for the Propulsion of Aircraft » [NEPA], auquel succèda celui appelé Aircraft Nuclear Propulsion [ANP], avec l’idée de mettre au point un moteur à propulsion nuclaire pour les avions. Deux B-36 furent modifiés à cette fin par Convair afin de tester les moteurs Direct Air Cycle de General Electric et l’Indirect Air Cycle de Pratt & Whitney. Mais là encore, ces programmes furent annulés.
Enfin, la Nasa a aussi conduit des études relatives à la propulsion nucléaire thermique appliquée à la propulsion spatiale [programme NERVA, pour Nuclear Engine for Rocket Vehicle Application]. Mais il fut lui aussi arrêté en 1972, après avoir coûté 7,7 milliards de dollars [de 2012]. Les recherches reprirent entre 1983 et 1991 sous le nom de code « Project Timber Wind », dans le cadre d’un « Special access program » [.pdf] faisant partie de « l’Initiative de défense stratégique » [IDS ou « guerre des étoiles »] lancée par le président Reagan.
En 2019, l’administration américaine a accordé une enveloppe de 125 millions de dollars à la Nasa pour mener des études sur la propulsion nucléaire thermique, afin de préparer les missions vers Mars.
En novembre 2016, il était estimé que la construction d’un nouveau porte-avions pour la Marine nationale allait coûter au moins 4 milliards d’euros. Mais ce montant avait été évalué au doigt mouillé, dans la mesure où ce montant dépend de plusieurs paramètres, comme, par exemple, les choix technologiques.
Pour y voir plus clair, la ministre des Armées, Florence Parly, a donné le coup d’envoi, en octobre, à une phase d’étude devant répondre à au moins trois questions : quelles menaces aura à affronter ce nouveau porte-avions? Quelles seront ses caractéristiques en fonction des technologies disponibles à l’horizon 2030? Et, enfin, quelles innovations qui en feront « une véritable base avancée de notre marine »?
« Nous devrons être réalistes mais ambitieux. Et grâce à ces études approfondies, imaginatives et rigoureuses, nous pourrons établir l’architecture de ce futur porte-avions et poser les bases de l’organisation industrielle nécessaire pour le bâtir en respectant les délais et les coûts », avait affirmé Mme Parly.
Justement, s’agissant des coûts, il n’est plus question de 4 milliards, comme il y a moins de trois ans… mais d’au minimum 5 milliards [soit +25%]. C’est en effet le chiffre qu’a lâché l’amiral Jean-Philippe Rolland, le commandant de la Force d’action navale [ALFAN], lors d’une audition à l’Assemblée nationale.
« Quant aux montants que représenterait l’acquisition d’un nouveau porte-avions, il est clair qu’on ne dispose que d’une très large fourchette d’évaluation », a commencé par dire l’amiral Rolland. Toutefois, a-t-il continué, « aujourd’hui, l’ordre de grandeur s’élève à plusieurs milliards d’euros, au bas mots cinq milliards sans doute – et même davantage si la propulsion nucléaire est retenue. »
Et comme l’état-major de la Marine nationale ne perd jamais l’occasion de souligner la nécessité de disposer de deux porte-avions, l’amiral Rolland n’a pas manqué de faire remarquer aux députés que « si on en achète plusieurs, on en amortit les coûts de développement. » Voire même ceux de construction.
S’agissant du mode de propulsion du futur porte-avions, il très fortement probable qu’elle sera nucléaire, au regard des avantages opérationnels qu’elle procure.
L’un de ces avantages est « celui de l’autonomie, car le carburant qui n’est pas utilisé pour pousser le bateau peut l’être pour faire voler les avions : vous avez donc la capacité de mettre en œuvre plus d’avions, plus longtemps », a fait valoir l’amiral Rolland. « De plus, l’absence de soutes à carburant laisse une place libre, qui peut être occupée par des soutes à munitions plus importantes. Cette capacité, conjuguée à la surface du pont d’envol, contribue à donner sa puissance à l’outil qu’est le porte-avions », a-t-il ajouté.
Au-delà des aspects opérationnels, il y a, selon l’amiral Rolland, « à l’échelle de la marine, des avantages à pouvoir disposer de deux chaufferies nucléaires sur un porte-avions – voire sur deux – en plus des réacteurs des sous-marins nucléaires » car cela permet « d’atteindre plus facilement une taille critique en termes d’acquisition de compétences » étant donné que les atomiciens sont rares. « cela implique que nous fassions appel à des bureaux d’études que nous contribuons ainsi à faire vivre, ce qui est plus cohérent pour la filière nucléaire », a-t-il ajouté.
Enfin, un autre argument qui plaide en faveur de la propulsion nucléaire est le développement, lui aussi très probable, de catapultes électromagnétiques, par nature très gourmandes en énergie. Ce type de dispositif ainsi que d’autres innovations permettront par ailleurs de réduire le coût de possession du futur navire. Notamment au niveau des ressources humaines puisqu’il faudra moins de marins.
Actuellement, le coût de possession du porte-avions Charles de Gaulle, hors groupe aérien embarqué, est d’environ 200 millions d’euros par an, a indiqué l’amiral Rolland. Ce montant inclut « aussi bien les rémunérations et les charges sociales (RCS) que l’entretien », a-t-il précisé.
« Le coût de possession du porte-avions se décompose comme suit : 120 millions d’euros pour l’entretien, 60 millions d’euros de RCS, 20 millions d’euros d’entretien des infrastructures associées. Ce n’est évidemment pas négligeable, mais c’est, à mon avis, soutenable », a affirmé ALFAN.
Quand on évoque le porte-avions Charles de Gaulle, on parle surtout de ses capacités militaires et des menaces auxquelles il peut être confronté. Plus rarement, voire jamais, des moyens mis en œuvre à son bord pour préserver l’environnement. Or, ce point a justement été abordé lors de l’audition de l’amiral Jean-Philippe Rolland, le commandant la Force d’action navale [ALFAN] lors d’une récente audition à l’Assemblée nationale.
Au niveau civil, le transport maritime représente actuellement entre 2% et 3% des émissions totales des gaz à effet de serre (GES), auxquelles il faut ajouter celles de particules fines, d’oxydes d’azote [NOx] et d’oxydes de soufre [SOx]. Et, si rien n’est fait, cela risque de s’aggraver à l’avenir étant donné que le trafic maritime devrait croître de 50 à 250% d’ici à 2050.
Alors, on peut toujours revenir à « la splendeur de la marine à voile » et au « charme du temps des équipages », pour reprendre les mots du général de Gaulle… Mais, en attendant, comme l’a souligné l’amiral Rolland [et quitte à faire hurler les « écologistes » les plus endurcis], la chaufferie nucléaire du porte-avions fait que le « coût carbone pour la propulsion, pour la production d’eau, pour la production d’électricité, pour la production de vapeur et pour les catapultes, c’est… zéro. »
En revanche, ce gain est consommé par les avions de son groupe aérien embarqué [GAé], pour lesquels « nous n’avons pas encore trouvé la façon de nous passer de l’énergie fossile », a précisé ALFAN. Cela étant, sur ce point, l’US Navy a réalisé des expériences concluantes avec des biocarburants… lesquels s’avèrent toutefois coûteux.
Au-delà de la question de la propulsion, le porte-avions Charles de Gaulle dispose d’une unité de traitement des déchets. « C’est une installation qui est pratiquement aussi stratégique que les préparateurs mission pour le groupe aérien : le jour où elle ne marche pas, c’est le début des ennuis à bord… », a confié l’amiral Rolland.
Ainsi, a-t-il expliqué, tous les déchets organiques [reliefs des repas par exemple] sont « pulvérisés, mélangés à de l’eau de mer et rejetés à la mer quand on est à plus de douze miles marins des côtes, en application des règles internationales. » Et ce qui ne peut pas être traité à bord [papier, plastique, verre, emballages, etc…] est « compacté, emballé et stocké ».
Ces détritus sont ensuite récupérés par le pétrolier-ravitailleur qui, toutes les semaines, approvisionne le porte-avions en carburant pour les avions, en vivres, munitions et pièces de rechange. Puis ils sont débarqués et insérés dans une « chaîne de traitement des déchets ».
Reste la question des eaux usées, c’est à dire les « résidus des douches et des toilettes. » L’amiral Rolland a précisé qu’elles sont stockées « dans des caisses dès lors qu’on est près des côtes ». Mais, a-t-il poursuivi, « lorsque l’on s’éloigne à plus de 12 miles marins des côtes, distance convenue par la convention dite ‘Marpol’, on est autorisé à rejeter ces déchets, qui sont certes organiques, mais qui présentent évidemment des inconvénients s’ils sont lâchés près » du littoral.
« Ainsi, nous agissons de manière complètement conforme aux normes ‘Marpol’, sur le Charles de Gaulle, comme d’ailleurs sur les autres bâtiments de la force d’action navale », a conclu ALFAN.
Après les attentats du 11 septembre 2001, l’hypothèse de voir un avion commercial détourné par des terroristes s’écraser sur un site aussi sensible qu’une centrale nucléaire ne pouvait plus être écartée.
Pour contrer cette menace, l’on pense évidemment aux moyens engagés par l’armée de l’Air au titre de la posture permanente de sûreté aérienne, qui mobilise 8 avions de chasse, 5 hélicoptères [MASA], 1 AWACS et 1 ravitailleur (cela en fait d’ailleurs le dispositif le plus « robuste » d’Europe. Cependant, les délais d’intervention peuvent être très réduits, de l’ordre de 10 minutes, comme l’a montré le drame de l’Airbus A320 de la Germanwings, qui s’est écrasé à cause d’un acte volontaire de son co-pilote : le temps que le Mirage 2000 en alerte sur la base aérienne d’Orange décolle, l’appareil civil était déjà au sol.
Par ailleurs, un avion peut être détourné par des terroristes qui n’ont pas nécessairement l’intention de s’écraser sur une centrale nucléaire… « À quel moment est-on sûr de faire face à une agression terroriste? Au moment de l’impact! » a résumé le général Philippe Adam, commandant la brigade aérienne des opérations, lors de son audition par les députés de la Commission d’enquête sur la sûreté et la sécurité des installations nucléaires.
« C’est désolant, mais dans bien des cas, c’est ainsi que cela se passe et c’est ce qui s’est produit le 11 septembre. Je pense que la disparition des avions des écrans a été notée, mais personne n’a su ce que les terroristes voulaient faire jusqu’au moment où l’avion s’est écrasé. Nous savons désormais que le mode d’action existe. Si cela se reproduisait, peut-être serions-nous un peu plus prudents et arriverions-nous un peu plus rapidement à une prise de décision » qui est « extrêmement difficile s’agissant d’un avion civil » car « même si elle n’est pas très claire, la Convention de Chicago n’encourage pas la destruction d’un appareil civil», a ensuite expliqué le général Adam.
Cela étant, un tel risque est peu probable. En premier lieu, les mesures qui ont été prises après les attentats du 11 septembre 2001 dans le transport aérien ont renforcé la sécurité afin d’empêcher la prise de contrôle d’un avion par des terroristes. Toutefois, cette dernière peut encore avoir des failles, comme l’ont montré les détournements des vols 8U209 (A320 de la compagnie libyenne Afriqiyah en 2016) et 702 (Boeing 767-300ER d’Ethiopia Airlines, détourné par… son co-pilote).
Ensuite, même si des pirates réussissent à prendre les commandes d’un avion civil, encore faut-il qu’ils soient en mesure de viser précisément le point critique d’une centrale, c’est à dire le bâtiment abritant les piscines de combustibles.
« Viser la cible nécessite de la voir suffisamment tôt. Il convient donc qu’il fasse beau. S’il fait nuit, des dispositifs de vision nocturne s’imposent, mais ils engendrent nombre de problèmes. Utiliser de tels dispositifs nécessite des entraînements. N’importe qui ne peut pas piloter avec des jumelles de vision nocturne, cela s’apprend et se travaille. Et si l’on ne s’est pas entraîné, on se tue avant d’atteindre l’objectif », a expliqué le général Adam.
« Le ciblage consiste à déterminer l’endroit où l’avion doit s’écraser et suppose une grande précision. L’opération est réalisable avec un petit avion, un chasseur, par exemple. Ce qui nous inquiète le plus, c’est que plus gros sera l’avion, plus l’énergie qu’il déploiera à l’impact sera élevée. Cela dit, ces gros avions sont difficiles à piloter en raison de leur grande inertie et parce qu’ils ne sont pas conçus pour des pilotages extrêmement précis », a continué le commandant de la brigade aérienne des opérations. En tout cas, une attaque contre une centrale nucléaire serait plus compliquée à réaliser que celles du 11 septembre 2001. « Les tours n’étaient pas difficiles à repérer dans un grand ciel bleu. Il suffisait que l’avion percute la tour n’importe où. Le pilote n’avait pas de problème pour atteindre son objectif », a-t-il commenté.
L’on peut toutefois supposer qu’un terroriste ayant détourné un avion puisse se servir du GPS pour se guider vers son objectif… Mais là encore, pour le général Adam, cela ne lui serait « pas d’une grande aide » car les « dernières manœuvres se feraient manuellement ». Ainsi, a-t-il ajouté, « le pilote amènera à vue son avion sur la centrale, il n’utilisera pas le GPS. »
En outre, pour écarter définitivement un tel danger, il pourrait être envisagé de mettre en place un dispositif reposant sur des fumigènes afin de masquer l’approche finale d’une centrale à des terroristes ayant détourné un avion de ligne. L’Allemagne a adopté une telle solution. « Ce dispositif nécessite un certain préavis : nous devons être informés et puis alerter les personnels de la centrale afin qu’ils déclenchent le système au moment adéquat. En effet, le temps d’usage du fumigène est […] limité. Par ailleurs, en fonction du temps et du vent, il perd de son efficacité », a relativisé le général Adam.
Mais une attaque contre une site nucléaire peut se faire avec un avion léger, emportant une importante quantité d’explosifs. Sur ce point, a concédé le général Adam, « on s’aperçoit qu’un avion léger est en infraction au moment où il entre dans la zone. Tant qu’il est à l’extérieur, il fait ce qu’il veut. Ce serait un grand coup de chance si l’on parvenait à intervenir avant qu’il atteigne son objectif. »
« Notre dispositif couvre des menaces plus sérieuses, des avions plus gros, susceptibles d’infliger des dommages bien supérieurs. Encore une fois, un avion léger ne serait pas particulièrement inquiétant à cet égard. Bien sûr, la chute d’un avion sur une centrale ou sur un site sensible au milieu de Fos serait une mauvaise nouvelle », a-t-il déclaré.
Reste la menace des drones, apparue en 2014, quand plusieurs de ces appareils ont survolé des centrales et des installations nucléaires. À noter que le (ou les) auteur(s) de ces vols n’ont pas été identifiés à ce jour, même si la piste de « bidouilleurs » avait été évoquée en mars 2015.
Le 3 juillet, pour mettre en avant ce risque, Greenpeace a fait s’écraser un drone ayant l’apparence de « Superman » contre la piscine d’entreposage du combustible nucléaire usagé de la centrale de Bugey, près de Lyon. Les images diffusées à cette occasion n’ont fait que confirmer les propos du général Adam. « Pour que le drone soit réellement dangereux, il faut qu’il ait la capacité d’emporter une charge utile importante. Il ne s’agit pas de drones de loisirs que l’on fait voler dans son salon, mais d’engins de plus grande ampleur », a-t-il dit aux députés.
Cependant, l’hypothèse d’une attaque avec de tels moyens est évidemment prise en considération, d’autant plus que l’État islamique (EI ou Daesh) sait concevoir de tels appareils capables d’emporter des explosifs.
« Nous pourrions être confrontés à des attaques de très grande ampleur, voire à des attaques simultanées sur l’ensemble des sites », a admis le général Adam, pour qui, dans cette éventualité, « centraliser les informations pour être en mesure de fournir une réponse coordonnée et intelligente est une condition d’efficacité ».
La menace relative aux drones fait l’objet de recherches visant à la neutraliser. Des dispositifs sont d’ailleurs déjà au point mais ils ne sont pas encore opérationnels. Du moins pas tous.
Au niveau des Armées, le programme MILAD [Moyen intermédiaire de lutte anti-drone] est en cours. Développé par Communication et Systèmes et devant être livré à l’armée de l’Air d’ici la fin de cette année, il vise à détecter et à neutraliser un drone. Mais, a reconnu le général Adam, la « détection reste un problème, à partir du moment où l’on s’intéresse à des zones qui sont relativement restreintes, nous disposons d’options autres que des gros radars de défense aérienne. »
Plusieurs types de menaces peuvent peser sur une centrale nucléaire. La première qui vient à l’esprit est celle d’un avion de ligne détourné pour s’écraser sur un tel site sensible.
Or, une opération de cette nature, si elle théoriquement pratique, n’est pas aisée à mettre en pratique (il faut déjouer les mesures de sécurité, réussir à prendre le contrôle de l’appareil, viser le point le plus névralgique d’une centrale… à la condition de bénéficier de conditions favorables).
L’intrusion de terroristes dans l’enceinte d’une centrale constitue une autre menace. Elle est prise en compte par les pelotons spécialisés de protection de la gendarmerie (PSPG), dont le rapport rédigé par Barbara Pompili, au nom de la commission d’enquête sur la sûreté et la sécurité des installations nucléaires, propose d’augmenter les effectifs.
Une troisième menace est liée à la cybersécurité. Mais pour Guillaume Poupard, le patron de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information [ANSSI, cyberdéfense française], le « secteur nucléaire civil est le plus sûr, le plus mature parmi les secteurs sensibles. Le secteur nucléaire est celui où le plus de travaux sont entrepris, où les obligations de moyens sont maximales. Nous ne sommes pas loin d’une obligation de résultat à la hauteur des enjeux », a-t-il confié lors de son audition par la commission parlementaire.
Cependant, une attaque informatique est toujours possible, notamment si, par exemple, l’employé d’une centrale introduit une clé USB dans le système informatique. C’est en effet par ce moyen que les automates programmables industriels (API) du site nucléaire iranien de Bouchehr furent affectés par le virus Stuxnet, en 2010.
Aussi, s’il est beaucoup question du risque d’intrusion ou encore de de menaces aériennes et informatiques, le risque interne est probablement le plus élevé, comme en témoigne l’exemple de la centrale nucléaire de Doel, en Belgique, victime d’un sabotage en 2014. En attendant les résultats de l’enquête, les responsables du site ont augmenté le nombre de caméras et les employés ne sont plus autorisés à entrer seuls dans les zones les plus critiques pour la sécurité.
Pour écarter ce risque interne, un commandement spécialisé pour la sécurité nucléaire [COSSEN] a été créé en 2016 sous l’égide de la Gendarmerie nationale. Cet organisme, rappelle Mme Pompili dans son rapport, est chargé de « l’instruction des demandes d’avis en vue d’autoriser une personne à accéder à tout ou partie d’un point d’importance vitale, mais également de l’instruction des enquêtes administratives liées aux procédures administratives de recrutement, d’affectation, d’agrément ou d’habilitation. »
Pour cela, le COSSEN a accès à 9 fichiers, dont le le TAJ (traitement d’antécédents judiciaires), le FPR (fichier des personnes recherchées) et le FSPRT (fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation terroriste).
Selon le ministre de l’Intérieur, Gérard Collomb, « en 8 mois, 125.000 enquêtes ont déjà été traitées, qui ont donné lieu au final à 753 avis défavorables, soit 0,6 % du total. Ces avis défavorables sont motivés le plus souvent par des comportements liés à la consommation régulière de produits stupéfiants. Viennent ensuite les vols aggravés, les escroqueries ou les violences graves. Mais 15 avis défavorables sont liés à des phénomènes de radicalisation.»
En théorie, ce risque de sabotage interne est « maîtrisé ». Du moins peut-on le penser… Car s’il est possible de vérifier les antécédents de salariés français, les choses se compliquent pour ceux qui, employés le plus souvent par des sous-traitants, sont de nationalité étrangère.
« Nous criblons toutes les personnes, y compris les sous-traitants, qui travaillent à l’intérieur des zones sensibles. Effectivement, un certain nombre de personnes venant de l’extérieur pourraient ne pas être connues de la DGSI : cela peut représenter un point de faiblesse. Nous n’avons pas accès aux fichiers du type FSPRT de l’ensemble de nos partenaires : le droit européen ne le permet pas », a ainsi admis le ministre de l’Intérieur.
« La situation est plus compliquée pour les personnels de nationalité étrangère, pour lesquels une marge de progrès est possible. Si le fichier Schengen était accessible autrement que dans le cadre de poursuites judiciaires, on ferait mieux en matière de personnel étranger», a abondé Claire Landais, la Secrétaire générale de la Défense et de la Sécurité nationale [SGDSN].
Mais les freins sont aussi du côté français, comme l’indique le ministère de l’Intérieur. Ainsi, consulter le fichier ACCRED [Automatisation de la Consultation Centralisée de Renseignements et de Données], qui a fait un peu de bruit l’an dernier, n’est pas autorisé s’il s’agit de se renseigner sur les antécédents judiciaires d’un ressortissant étranger.
« Cette limitation fait actuellement l’objet d’une expertise juridique par la direction des libertés publiques et des affaires juridiques du ministère de l’intérieur. La modification du cadre juridique (…) nécessite un accord au niveau européen, ce qui rend cette difficulté particulièrement délicate. Même si les échanges entre services européens ont progressé, il est important de prendre les moyens d’améliorer nos moyens d’investigation dans ce domaine », souligne-t-on du côté de la place Bauveau.
Ces salariés étrangers seraient « quelques milliers », avance Mme Pompili. Ce qui, évidemment, n’est pas négligeable. Cela étant, leurs fonctions se limitent à des activités liées à la logistique qui ne demandent pas spécialement un accès aux zones sensibles. Cependant, « la question se pose cependant avec une acuité croissante, d’autant que les règles de concurrence ne permettent pas d’exclure une personne au motif qu’elle est étrangère », a-t-elle conclu.