Dans l’édition 2019 de son « Document de référence d’orientation de l’innovation de Défense » [DROID], l’Agence de l’innovation de défense [AID], alors nouvellement créée sous l’égide de la Direction générale de l’armement [DGA], avait annoncé qu’elle allait avoir recours à des auteurs de science-fiction ainsi qu’à des futurologues pour imaginer « des capacités militaires disruptives ». Et cela au sein d’une structure appelée « Red Team ».
L’objectif était alors d’alimenter les réflexions sur les « conséquences stratégiques de l’arrivée de technologies disruptives » et de définir ainsi les « usages asymétriques possibles des technologies par des éléments malveillants étatiques ou non étatiques ».
Depuis, plusieurs travaux de cette « Red Team » ont été rendus publics [d’autres sont restés confidentiels] et ils ont même donné lieu à la parution trois volumes de la série « Ces guerres qui nous attendent ». Le dernier, publié en février dernier, s’intéresse à la militarisation de la société civile et à la « ruée vers l’espace ».
Cet exercice a-t-il atteint ses limites ? Probablement pas, sauf si l’on considère, comme Descartes, qu’imaginer consiste à associer des éléments connus selon sa fantaisie. Toujours est-il que la DGA a l’intention d’aller plus loin en organisant une « journée de prospective et d’anticipation stratégique de défense », le 7 novembre, à la Maison de la Radio.
« Ce projet s’inscrit dans l’élan donné par la Red Team Défense dont les travaux ont été largement salués. Après trois années d’expérimentation réussie au sein de l’Agence de l’Innovation de Défense, [il s’agit de] changer d’échelle avec l’initiative RADAR« , explique la DGA.
Cet évènement, qui s’adresse aux étudiants, aux dirigeants d’entreprise, aux ingénieurs, aux « acteurs du domaine de la culture » mais aussi aux militaires, consistera à réfléchir sur une « crise inédite » susceptible de survenir en 2034. « La Nation tout entière est impactée : santé, production, agriculture, média, commerce, tout semble terrassé… les équilibres géopolitiques vacillent, de nouveaux conflits appellent une mobilisation générale », résume la DGA.
L’enjeu sera donc de trouver des solutions pour surmonter cette crise, en échangeant avec des experts, en soumettant des idées ou encore en identifiant des « fragilités actuelles ».
« À la fin de la journée, on va faire venir des autorités militaires qui vont donner leur avis et qui vont réagir à ce qui aura été produit. Le mot d’ordre est : ‘qui veut la paix prépare l’avenir’ », a résumé Emmanuel Chiva, le Délégué général pour l’armement.
Les 17 et 18 septembre, les services israéliens ont déclenché des attaques non-conventionnelles massives contre les télécommunications du Hezbollah libanais. De ce fait, cette organisation paramilitaire se retrouve très diminuée et dans l’impossibilité – pour l’instant – de conduire des actions d’ensemble cohérentes depuis le Sud-Liban contre l’État hébreu.
C’est un coup très rude porté au Hezbollah dont la chaîne de commandement se retrouve sans possibilité de communiquer rapidement, devant utiliser les vieux systèmes comme le téléphone filaire et les messagers. De plus, à la suite des nombreuses neutralisations de responsables du Hezbollah par les Israéliens depuis le déclenchement de la guerre à Gaza, le secrétaire général du mouvement chiite libanais, Hassan Nasrallah, avait demandé en février de cette année aux membres de son organisation de remplacer leurs smartphones (qui permettaient aux Israéliens de localiser leurs utilisateurs) par des bipeurs jugés plus sûrs.
Al-Qaida et Daech avaient été confrontés dans le passé aux mêmes problèmes mais la différence réside dans le fait que le Hezbollah fonctionne comme une armée qui a un besoin vital de communications rapides et sûres. Pour un mouvement terroriste clandestin, le temps compte beaucoup moins.
Les services israéliens se sont attaqués aux bipeurs, aux talkies-walkies et même à des radios qui avaient été préalablement piégés. Un certain nombre de ces matériels ont explosé provoquant une véritable panique. Les activistes se sont en plus empressés de se débarrasser de leurs appareils – tous genres confondus – craignant d’être atteints à leur tour.
Les bipeurs
Le 17 septembre 2024, vers 15 h 30, heure locale, au moins un millier de bipeurs (« pagers » en anglais) utilisés par des membres du Hezbollah libanais ont explosé en l’espace d’une demi-heure à travers le Liban et la Syrie.
Des informations disent que les bipeurs ont vibré et montré un message d’erreur sur l’écran. Ils n’auraient explosé que lorsque l’utilisateur a appuyé sur un bouton pour éliminer l’erreur augmentant la probabilité que l’opérateur soit vraiment son propriétaire.
Au moins douze personnes ont été tuées et plus de 2 750 ont été blessées dont certaines gravement. Certaines sources parlent de plus de 600 personnes qui auraient perdu la vue – au moins temporairement. Des civils ont également été atteints.
Mojtaba Amani l’ambassadeur d’Iran au Liban, a été grièvement touché à la tête et aurait perdu un œil après l’explosion du bipeur qu’il portait. Plusieurs membres du personnel de l’ambassade d’Iran ont également été blessés.
Les explosions ont retenti dans de nombreux fiefs du Hezbollah à Beyrouth, dans la vallée de la Bekaa et au Sud-Liban, mais aussi en Syrie où des activistes sont déployés depuis des années en soutien du régime de Bachar el-Assad.
Les hôpitaux ont été submergés de patients dont beaucoup souffrent de blessures au visage, aux mains et au ventre. En réponse, le ministère libanais de la Santé a conseillé aux personnes ayant des bipeurs de s’en débarrasser et a donné pour instruction aux hôpitaux de rester en « alerte élevée ». De son côté, Téhéran a rapatrié nombre de blessés en Iran.
Les bipeurs, bien que relevant d’une technologie ancienne (début des années 2000), sont intéressants sur le plan technique. Le Gold Apollo AR-924 choisi par le Hezbollah pour équiper ses cadres a une autonomie bien supérieure à celle des téléphones portables. Alimenté par de petites piles, il peut fonctionner pendant des semaines sans être rechargé. Cette caractéristique est précieuse dans les zones de conflit ou lors d’opérations prolongées où les ressources sont limitées et où l’accès à l’électricité est rare. Sur le plan sécuritaire, leur fonctionnement repose sur des ondes radio à basses fréquences ce qui les rend moins détectables par les moyens d’interception modernes.
Le Hezbollah aurait acquis quelques 5 000 AR-924 de la société taïwanaise Gold Apollo qui ont été importés au Liban depuis 2022. Les dirigeants de cette firme ont déclaré que ce modèle était assemblé en Hongrie par une société nommée BAC Consulting KFT qui avait obtenu la licence de la marque. Chose étrange, cette société « de conseil » hongroise déclare ne pas assembler de bipeurs et son siège n’est qu’une modeste boîte aux lettres…
Pour le moment, aucune unité de production d’AR-924 n’a été découverte… Les premières investigations laissent entendre que les services israéliens se sont servis de sociétés écran (dont la BAC Consulting KFT) pour développer et importer les bipeurs habilement modifiés.
Même la manière dont ces 5 000 bipeurs sont arrivés au Liban n’est pas connue sauf que cela a eu lieu en plusieurs livraisons. Il n’est pas certain que tous les bipeurs étaient piégés – les premiers livrés en 2022 ont dû être inspectés de près par les services de sécurité du Hezbollah. Ce qui est vérifié, c’est qu’ils étaient la propriété du Hezbollah qui les a distribués à ses cadres – particulièrement intermédiaires – et à des alliés.
L’explosif aurait été installé à côté de la batterie de chaque appareil et un commutateur intégré pour les faire exploser à distance. Les Gold Apollo AR-924 étant des dispositifs programmables, il est techniquement possible de les reprogrammer pour répondre à un signal particulier.
Les talkies-walkies
Le lendemain, une nouvelle vague d’explosions a eu lieu impliquant des centaines de talkies-walkies ICOM V82 qui ont fait a fait au moins neuf morts et plus de 300 blessés dans la banlieue sud de Beyrouth ainsi que dans le sud et l’est du Liban. Des postes radio classiques auraient aussi explosé. Les talkies-walkies ICOM V82 parvenaient au Hezbollah via le Power Group – qui représente la société japonaise de télécommunications ICOM au Liban – et Faza Gostrar, qui prétendait être « le représentant officiel de l’ICOM en Iran ».
Le message adressé aux activistes Hezbollah est clair : «nous pouvons vous frapper n’importe où, n’importe quand, au jour et au moment de notre choix et nous pouvons le faire en appuyant sur un bouton ». Il est peu probable que cela va effrayer les activistes dont l’objectif final est de « connaître le martyre ». Mais cela peut décourager une partie de leurs soutiens tout en créant une véritable psychose sécuritaire.
Les questions sont nombreuses
– Comment les bipeurs ont pu être piégés. Le plus probable est que cela se soit passé au moment de la fabrication mais qui les a vraiment assemblés et où ?
– Pourquoi le Hezbollah pourtant très sourcilleux sur sa sécurité n’a pas détecté le piégeage à la réception des appareils ?
– Même questions pour les talkies-walkies (eux fabriqués au Japon).
– Comment les services israéliens (très vraisemblablement le Mossad chargé des opérations secrètes extérieures) ont procédé pour monter cette méga-opération qui fera école dans l’Histoire de l’espionnage ?
La suite
Dès le début de la guerre à Gaza en octobre 2023, le Hezbollah a ouvert un front à la frontière sud du Liban avec Israël pour soutenir le Hamas. Après des affrontements continus mais sporadiques qui ont entraîné le déplacement de dizaines de milliers d’habitants, cette opération non-conventionnelle lancée par Israël marque un changement de stratégie.
Sans l’évoquer, le ministre israélien de la Défense, Yoav Gallant, a estimé que le «centre de gravité » de la guerre se déplaçait « vers le nord ». Il a précisé : « nous menons nos tâches simultanément » au nord et au sud, et « notre tâche est claire : assurer le retour des habitants du nord sains et saufs chez eux ». Ses propos ont été confirmés par le Premier ministre, Benjamin Netanyahu et le chef d’état-major israélien, le général Herzi Halevi, dans des déclarations séparées. De son côté, le chef de la diplomatie libanaise, Abdallah Bou Habib, a estimé que l’attaque de mardi pourrait être le présage d’une guerre plus large au Moyen-Orient…
Sur le terrain, les bombardements israéliens se sont multipliés au Sud-Liban ciblant des dépôts d’armes et de munitions ainsi que des aires de lancement de missiles et de drones. D’importantes manœuvres terrestre de Tsahal devraient débuter dans le nord d’Israël. C’est une méthode pour dissimuler un déploiement de forces destinées à lancer une offensive mais Israël a des mauvais souvenir de ses interventions précédentes.
À n’en pas douter, le Proche-Orient arrive à un moment clé dont personne ne connaît la suite…
Deux satellites français de guerre seront lancés dans l’espace en 2025
Alors que la compétition spatiale mondiale est plus relevée que jamais, la France ne souhaite pas rester en retrait. Deux satellites de guerre français seront lancés dans quelques mois.
Pour ne pas prendre de retard sur d’autres puissances comme la Chine ou les États-Unis en matière de guerre spatiale, la France a lancé un nouveau projet. En effet, l’armée manœuvre en orbite basse afin de préserver ses intérêts, surveiller les adversaires et ainsi développer des capacités défensives supérieures. Comme le rapporte armée.com, par l’intermédiaire du Commandement de l’Espace (CDE) et de l’Agence pour l’Innovation de Défense (AID), la France a mis en place des initiatives permettant de sécuriser ses infrastructures spatiales stratégiques.
Devenir un leader sur la scène internationale
Ainsi, le projet Toutatis a pour objectif de fournir à l’armée française des capacités avancées de réaction et de surveillance. Ce système est composé d’un satellite pour l’observation appelé Lisa-1, et d’un autre pour l’intervention appelé Splinter. Il doit alors permettre à la France d’être vigilante face aux comportements suspects et de pouvoir intervenir en orbite basse. Splinter sera en capacité d’aveugler les capteurs ennemis sans toutefois les détruire. Néanmoins, ce satellite bénéficie d’un pouvoir de dissuasion important et son laser a la possibilité d’endommager des systèmes ennemis.
Avec le lancement de Toutatis prévu en 2025 ou 2026, la France entend bien devenir un leader sur la scène internationale, en devenant le pays capable de traiter une vingtaine de scénarios potentiels et s’entraîner à les gérer. Ce système sera également utile aux forces armées au sol, qui devraient obtenir de précieuses informations de renseignement.
Un de mes tout premiers souvenirs d’images de guerre à la télévision décrivait un raid héliporté israélien sur Ras Gharib, une base au centre du canal de Suez où les Égyptiens venaient d’installer un grand radar d’alerte P12 fourni par les Soviétiques. Dans la nuit du 26 au 27 septembre 1969, un commando porté par trois hélicoptères lourds Super Frelon s’est posé à proximité, s’est emparé de la position par un assaut, puis a démonté le radar en deux parties accrochées à deux hélicoptères lourds CH-65 Sea Stallion. Le radar a ensuite été ramené en Israël et scrupuleusement étudié avec les Américains. Deux semaines plus tôt, les Israéliens avaient réalisé une opération amphibie à travers le canal pour mener un autre raid, terrestre cette fois, sur le sol africain de l’Égypte, avec une unité blindée équipée à l’égyptienne. Encore avant, et jusqu’au mois de juillet 1970, les Israéliens ont ainsi multiplié les opérations spectaculaires, réussissant même une embuscade contre l’aviation soviétique.
J’étais, comme tout le monde, impressionné par l’imagination et l’audace de cette armée, et c’était bien, outre les effets matériels bien réels contre l’armée égyptienne, un des buts de cette campagne de coups d’éclat. L’extraordinaire sert parfois à cacher l’ordinaire. En pleine Guerre d’usure, ces coups d’éclat étaient en effet un moyen de compenser psychologiquement une difficulté réelle à obtenir des résultats décisifs contre l’Égypte. Ils offraient au public israélien des victoires médiatisables dans un conflit qui n’était qu’une multitude de petits coups : frappes d’artillerie et petites attaques d’un côté, frappes aériennes de l’autre, donnant l’impression que la balance penchait du côté d’Israël. Élément important : tous ces coups d’éclat, spectaculaires mais non décisifs, ont précédé et accompagné une vaste campagne aérienne sur le Nil, censée imposer sa volonté à Nasser, mais qui a finalement échoué.
La guerre d’usure en cours entre Israël et le Hezbollah depuis le 8 octobre 2023 présente de nombreuses analogies avec la guerre d’usure de 1969-1970, la frontière libanaise remplaçant le canal de Suez, avec un niveau de violence pour l’instant encore très inférieur. D’un côté, le Hezbollah utilise ses roquettes à courte portée et ses missiles antichars comme artillerie – 7 560 projectiles lancés à ce jour – afin de harceler les positions de l’armée israélienne et de menacer la vie des habitants du nord d’Israël pour les obliger à fuir. Comme les autres groupes armés de la « ceinture de feu » autour d’Israël, le Hezbollah fait acte de solidarité avec le Hamas et répond aux attaques israéliennes qui, elles-mêmes, répondent aux attaques du Hezbollah, mais l’organisation, tout comme l’Iran d’ailleurs, ne veut clairement pas franchir de sa propre initiative le seuil de la guerre ouverte et à grande échelle.
À cet effet, et contrairement à l’armée égyptienne en 1969, le Hezbollah n’a pas engagé son infanterie légère ni ses commandos à l’assaut de la frontière, ni utilisé son arsenal de frappes à longue portée. Il ne veut pas non plus provoquer trop de pertes civiles afin de ne pas donner un prétexte à une offensive israélienne. On est sans doute passé près après la frappe sur le village druze de Majdal Shams le 27 juillet dernier, qui a provoqué la mort de 12 enfants, un résultat que le Hezbollah ne souhaitait pas, et une riposte israélienne douloureuse pour le Hezbollah, avec un ciblage précis au cœur de Beyrouth et la mort de Fouad Chokr, un très haut responsable de l’organisation. Le lendemain, 31 juillet, c’était au tour d’Ismaël Haniyeh, numéro 1 du Hamas, d’être tué, un coup d’éclat encore plus spectaculaire puisqu’il s’est déroulé au cœur de Téhéran. Depuis, l’Iran et le Hezbollah ne cessent d’agiter le spectre de la vengeance, mais ne font rien d’important.
De son côté, comme en 1969, Israël utilise sa force aérienne pour mener des actions de « contre-batterie » et frapper les cibles d’opportunité qui se présentent. Jusqu’à hier, cette « guerre sous la guerre » a provoqué la mort de 50 Israéliens, en grande majorité des soldats, et le départ de 68 500 civils du nord d’Israël (chiffres de l’Institute for National Security Studies, Israël), tandis que 450 membres du Hezbollah et leurs alliés ont été tués, ainsi que 137 civils, et 113 000 Libanais ont été chassés de chez eux.
Hier, les Israéliens, unité 8-200 du renseignement militaire ou, plus probablement, le Mossad, ont prolongé la campagne de coups d’éclat initiée à Téhéran avec une opération inédite : le sabotage simultané de peut-être 4 000 bipeurs, Apollo AR-924 pour être précis, importés de Taïwan afin de constituer le réseau de communications des cadres du Hezbollah. On ignore encore comment les Israéliens, qui n’ont pas revendiqué l’attaque, ont procédé dans ce scénario digne d’un thriller ou d’un film d’espionnage. Les deux hypothèses évoquées donnent le vertige. D’un côté, on pense à un logiciel malveillant (malware) ayant provoqué, après un signal à distance, la surchauffe simultanée de tous les appareils et l’explosion de leur batterie au lithium. Cela signifierait, au bout du compte, que tous les objets électroniques fonctionnant avec ce type de batterie, c’est-à-dire à peu près tous, sont vulnérables à une intrusion. De l’autre, on imagine la manipulation de toute la cargaison destinée au Hezbollah, avec l’introduction d’un petit patch d’explosif stable, et donc non pas le PETN (tétranitrate de pentaérythritol) évoqué par Sky News Arabia, et un flamware provoquant son explosion à partir d’un code. En soi, ce n’est pas très compliqué, et il y a déjà de nombreux exemples de téléphones piégés de la sorte, mais pas à l’échelle de plusieurs milliers d’objets. Il est probable que les Israéliens ont eu le contrôle de toute la cargaison de bipeurs et autres à un moment donné de la chaîne d’approvisionnement, peut-être même dès l’origine via le contrôle d’une entreprise hongroise.
Dans tous les cas, la sophistication de l’attaque est assez bluffante, mais ce qui est important, c’est qu’elle ait réussi, puisque plusieurs milliers de cadres du Hezbollah et ceux qui étaient à proximité de l’explosion ont été blessés, parfois très gravement par les éclats, et même tués pour certains d’entre eux, onze au total dont deux enfants.
Première conséquence : les services de renseignement et clandestins redorent leur blason par une opération magistrale qui fait oublier leur échec indéniable du 7 octobre 2023, une attaque horrible dans ses effets, mais parfaitement organisée par le Hamas. Admiratifs, on tend aussi à oublier toutes les facettes sombres de l’opération Épées de fer, tout comme les raids commandos sur le canal de Suez faisaient oublier que la guerre ne se passait pas très bien.
Seconde conséquence, très concrète cette fois : une partie de la structure de commandement du Hezbollah se trouve paralysée, matériellement avec la disparition de son réseau paradoxalement censé être protégé par sa rusticité, mais surtout humainement. L’organisation se retrouve donc provisoirement en situation de vulnérabilité. On peut donc déjà se demander s’il s’agit d’un coup israélien isolé, profitant d’une opportunité, ou s’il s’agit d’une salve de neutralisation préalable au « changement radical à la frontière nord » annoncé par Benjamin Netanyahu il y a quelques jours.
Dans l’immédiat, tout en pansant ses plaies, le Hezbollah va très certainement lancer une enquête interne de sécurité pour comprendre ce qui a pu se passer et y remédier, ce qui pourrait se traduire par la recherche de traîtres et une purge, doublant ainsi les effets de l’attaque. Surtout, Hassan Nasrallah se retrouve une nouvelle fois devant un triple choix compliqué : céder aux exigences israéliennes en arrêtant toute attaque et même en retirant ses troupes du sud du Litani ; franchir le seuil de la guerre ouverte en lançant son arsenal à longue portée et en attaquant la frontière avec son infanterie ; ou continuer la petite guerre. L’humiliation du premier choix et la folie du second poussent forcément, depuis le début, Hassan Nasrallah à préférer prendre des coups sans trop broncher, mais sans rien céder.
Le gouvernement israélien considère de son côté avoir pratiquement terminé l’opération à Gaza, puisque le Hamas a été détruit tactiquement et que le territoire est désormais verrouillé et cloisonné par deux corridors. Les 98e et 36e divisions sont prêtes à être engagées au nord, ainsi que la totalité des forces aériennes et navales. Tout est prêt pour attaquer au Liban.
Lui aussi est confronté à un choix difficile : soit tout arrêter pour proposer un retour à la situation de paix méfiante d’avant le 7 octobre 2023, soit franchir le seuil de la guerre ouverte pour détruire autant que possible la menace du Hezbollah, soit continuer comme cela. La différence avec le Hezbollah est que tout pousse plutôt à choisir la première ou la dernière solution, mais pas à continuer ainsi. Bien que l’engagement à Gaza n’ait suscité aucune contestation, sinon sur la manière dont il a été conduit, une nouvelle guerre est jugée par beaucoup comme une aventure dangereuse, tandis que la libération des otages de Gaza devrait être la nouvelle priorité. D’un autre côté, la pression des émigrants du nord est très forte pour mettre fin à cette situation, et Benjamin Netanyahu a visiblement envie de continuer à jouer la carte de la tempête sous prétexte qu’il est capitaine à bord. Il bénéficiera de l’appui d’une bonne partie du complexe politico-militaire qui considère qu’il faut saisir l’occasion pour en finir avec la capacité offensive du Hezbollah après avoir détruit celle du Hamas.
Le brillant de l’« opération Bipeurs » masque peut-être un embarras israélien et le souhait de faire sortir le Hezbollah de la ligne du milieu afin soit de clamer victoire, soit de proclamer une nouvelle guerre défensive. Constatant que les spectaculaires coups d’éclat de 1969 n’avaient finalement rien changé à l’attitude égyptienne et refusant évidemment de céder, les Israéliens s’étaient alors lancés dans une campagne de bombardement du Caire. Quelques mois plus tard, ils affrontaient les Soviétiques.
Dimanche, alors que Donald Trump effectuait un parcours de golf à West Palm Beach, des coups de feu ont retenti. Un agent du service secret chargé de sa protection qui se trouvait un trou en avance sur le parcours a repéré un suspect situé à moins de 400 mètres au niveau de la clôture grillagée du terrain. Distinguant une arme, il a ouvert le feu à plusieurs reprises dans sa direction.
L’homme s’est enfui abandonnant sur place un fusil d’assaut de type AK-47 et, accrochés à la clôture, deux sacs à dos remplis de morceaux de carrelage et une caméra Go-Pro. Il est vraisemblable que les sacs devaient protéger le sniper des tirs adverses et la caméra filmer la scène. Pour un bon tireur, la version civile de l’AK-47 équipée d’une lunette est efficace pour un tir de précision allant jusqu’à 450 mètres.
Le numéro d’immatriculation du véhicule noir de marque Nissan du fuyard ayant été relevé par un civil, il a été arrêté sur l’I-95, à 70 kilomètres du golf, par la police locale.
Le suspect serait Ryan Wesley Routh, un homme de 58 ans originaire d’Hawaii très concerné par la guerre en Ukraine. Sur les réseaux sociaux où il ne semble plus actif depuis plusieurs semaines, Routh plaide pour un soutien militaire à l’Ukraine et se dit même prêt à aller se « battre » et « mourir » pour Kiev.
Dans une interview accordée à Newsweek Romania en juin 2022, il était présenté comme un « recruteur » pour la « légion internationale » qui se bat aux côtés de l’armée de l’armée ukrainienne.
Sur son compte X, rendu inaccessible dans la nuit de dimanche à lundi, il a également partagé le lien du site internet de la « légion étrangère de Taïwan » dont il semble être le responsable. Il invite toute personne souhaitant se battre pour l’île à le rejoindre. Dans un autre post sur X en 2020, il indiquait avoir voté pour Donald Trump en 2016 mais il avait ensuite déclaré : « Nous avons tous été très déçus et il semble que vous êtes de pire en pire. Êtes-vous retardé ? Je serai content quand vous ne serez plus là ».
Ryan Wesley Routh vivait ces dernières années à Hawaï. En 2012, il s’était inscrit sur les listes électorales de Caroline du Nord. Dans cet État de l’est des Etats-Unis où les citoyens peuvent rendre publique leur affiliation politique, Ryan Wesley Routh avait décidé de ne pas choisir entre la mention « républicain » ou « démocrate ». Mais lors des primaires de 2020, il aurait fait plusieurs petits dons (entre 1 et 25 dollars) à plusieurs candidats du Parti démocrate.
Entre 2001 et 2010, il s’est fait connaitre de la police de Caroline du Nord principalement pour des infractions au code de la route et pour la possession de biens volés. En 2002, il a également été arrêté pour « possession d’armes de destruction massive » car il détenait une mitrailleuse.
Le Président Joe Biden et la vice-Présidente Kamala Harris ont été informés de l’incident. « Ils sont soulagés de savoir qu’il est en sécurité. Ils seront tenus régulièrement au courant jour par leur équipe », a déclaré la Maison Blanche.
Dans une déclaration, Biden a déclaré : « Je suis soulagé que l’ancien Président ne soit pas blessé. Il y a une enquête active sur cet incident car les forces de l’ordre recueillent davantage de détails sur ce qui s’est passé. Comme je l’ai dit à maintes reprises, il n’y a pas de place pour la violence politique ou pour une quelconque violence dans notre pays, et j’ai demandé à mon équipe de continuer à veiller à ce que les services secrets disposent de toutes les ressources, de toutes les capacités et de toutes les mesures de protection nécessaires pour assurer la sécurité continue de l’ancien président ».
La vice-présidente a quant à elle publié sur X : « J’ai été informée des informations faisant état de tirs par balles près de l’ancien président Trump et de ses biens en Floride, et je suis heureuse qu’il soit en sécurité. La violence n’a pas sa place en Amérique. »
Rappelons que Trump avait miraculeusement survécu à une tentative d’assassinat en juillet dernier lors d’un rassemblement à Butler. Un participant à la manifestation avait été tué ainsi que le tireur. La directrice du Secret Service, Kimberly Cheatle, avait dû démissionner pour les « failles » dans la sécurité.
Conformément aux orientations de son dernier plan stratégique, l’armée de Terre met progressivement en place quatre nouveaux commandements dits « Alpha » qui, subordonnés au Commandement des forces terrestres [CFOT], sont censés incarner les « artères vitales qui irriguent la stratégie militaire » tout en assurant une « cohésion sans faille au sein des forces armées ».
Dit autrement, il s’agit de commandements spécialisés appelés à fournir des appuis au combat dans des domaines clés, tels que les frappes dans la profondeur, les actions « hybrides », le renseignement et la logistique.
Ces derniers mois, le « Commandement des Actions Spéciales Terre » [CAST], le « Commandement de l’Appui et de la Logistique de Théâtre » [CALT] et le « Commandement de l’Appui Terrestre Numérique et Cyber » [CATNC] ont officiellement été créés. Bien qu’il ait déjà pris part à l’exercice « Grand Duc », en mars dernier, il restait à en faire autant pour le « Commandement des Actions dans la Profondeur et du Renseignement » [CAPR]. D’où la prise d’armes organisée à Strasbourg, le 4 septembre.
À cette occasion, deux autres unités devant lui être subordonnées ont également été créées [ou recréée, pour l’une d’elles]. En effet, comme cela avait été annoncé depuis plusieurs mois, l’armée de Terre a réactivé la 19e Brigade d’Artillerie [B.ART], vingt-cinq après sa dissolution, dans le cadre de la professionnalisation des armées.
À l’époque, unité organique de la Force d’Action Rapide, la 19e B.ART réunissait les 1er, 54e et 403e régiments d’artillerie [RA]. Après sa dissolution, ces derniers furent rattachés à la Brigade d’artillerie d’Haguenau-Oberhoffen.
Relevant désormais du CAPR, par ailleurs commandé par le général Guillaume Danes, la 19e B.ART se compose des 1er et 54e RA. Mais pas seulement puisque le 61e régiment d’artillerie, jusqu’alors subordonné à la brigade de renseignement [BRENS] l’a rejoint, avec son École des drones, créée en 2023.
À noter que les capacités du 1er RA ont été amoindries avec la cession de quatre de ses treize Lance-roquettes unitaires [LRU] à l’Ukraine. Leur remplacement est prévu dans le cadre du programme « Frappe Longue Portée Terrestre » [FLPT].
Quant à la seconde unité, il ne s’agit pas non plus d’une création mais plutôt d’une transformation, la BRENS étant devenue la « Brigade de renseignement et cyber-électronique » [BRCE]. Celle-ci regroupe le 2e régiment de Hussards, les 44e et 54e régiments de transmissions, la 785e Compagnie de guerre électronique et le Centre de formation initiale des militaires / 151e RI. Au passage, le 28e groupe géographique, bien que relevant de l’artillerie, a été transféré à la Brigade génie [BGEN] du CALT.
Outre la 19e B.ART et la BRENS ce nouveau commandement dédié à l’action dans la profondeur compte également la 4e Brigade d’aérocombat [BAC], formée par les 1er, 3e et 5e régiments d’hélicoptères de combat [RHC] ainsi que par le 9e régiment de soutien aéromobile. Enfin, le Centre du renseignement Terre [CRT], avec 180 spécialistes de l’exploitation du renseignement, complète son ordre de bataille.
«L’armée de Terre de combat s’adapte à la géométrie du champ de bataille. Dernier-né des grands commandements mis sur pied dans le cadre de sa transformation, le CAPR aura la responsabilité de la portion de terrain s’étendant devant la ligne des contacts, où les unités de renseignement, d’aérocombat et d’artillerie qui relèvent de son autorité agiront en étroite coordination pour renseigner et délivrer des feux dans la profondeur », a expliqué le général Pierre Schill, le chef d’état-major de l’armée de Terre [CEMAT]. Et d’ajouter : Il « possède des atours pour contribuer à comprendre l’adversaire dès la phase de contestation et pour fournir les capacités-clefs d’une nation-cadre ».
Selon les explications données par le CEMAT, la création de ce nouveau commandement est liée aux retours d’expérience [RETEX] des combats en Ukraine et au Haut-Karabakh, au cours desquels il est apparu que l’accélération de la « boucle acquisition-feux » était centrale, grâce à la combinaison de « capteurs et d’effecteurs ».
« Imposer sa supériorité au combat passe désormais par la détection, la reconnaissance et l’identification d’objectifs au plus loin, qui précèdent leur destruction », a-t-il résumé.
10 mois de guerre entre le Hamas et Israël : Bilan et perspectives avec Alain Chouet, ancien chef du service de renseignement de sécurité de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE)
Par Mathilde Georges – Le Diplomate – publié le 19 août 2024
10 mois de guerre entre le Hamas et Israël : Bilan et perspectives avec Alain Chouet, ancien chef du service de renseignement de sécurité de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE)
Par Mathilde Georges – Le Diplomate – publié le 19 août 2024
Alain Chouet est l’ancien chef du service de renseignement de sécurité de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). Son dernier ouvrage, publié en 2022, est intitulé « Sept pas vers l’enfer ». Il fait ici le bilan et évoque les perspectives des dix mois de guerre entre le Hamas et Israël… Entretien exclusif pour Le Diplomate
Propos recueillis par Mathilde Georges
Le Diplomate : Après 10 mois de guerre et qui ont suivi les massacres du 7 octobre, quel est, sur le plan strictement militaire, le bilan d’Israël à propos de sa stratégie d’« éradication » du Hamas ? Comment expliquer notamment l’efficacité notable des services spéciaux israéliens quant aux éliminations ciblées des responsables de l’organisation terroriste palestinienne ?
Alain Chouet : Ce sont deux problématiques différentes. Les éliminations ciblées sont une constante des services spéciaux israéliens depuis 1948. Le Mossad, l’Aman et le Shabak entretiennent en permanence des dossiers d’objectif sur toutes les structures ou personnes susceptibles de nuire à la sécurité du pays ou convaincues de lui avoir nui. Ils sont donc en mesure de passer à l’action à tout moment sur un court préavis ou en fonction des opportunités comme on l’a vu à de très nombreuses reprises, notamment depuis l’attentat contre les athlètes israéliens aux Jeux Olympiques de Munich. S’agissant pour Israël d’une question de vie ou de mort entretenue par une lourde mémoire collective, la méthode est admise par l’opinion et ne rencontre pas les réticences morales, éthiques ou politiques auxquelles sont soumis les autres services des démocraties, notamment en Europe.
La stratégie d’élimination du Hamas relève d’une autre logique qui est celle d’une intervention militaire massive, souvent indifférenciée et à visage découvert. Son bilan est beaucoup plus mitigé malgré les très lourds dégâts matériels et humains qu’elle entraîne. Certes la masse de manœuvre et les capacités de nuisance de la milice terroriste sont durement atteintes et nombre de ses éléments aguerris et de ses cadres ont été éliminés. Mais son affaiblissement risque de s’analyser en une victoire à la Pyrrhus. Le Hamas n’est que l’émanation palestinienne de la galaxie violente des Frères Musulmans soutenus par certaines pétromonarchies, une partie des opinions publiques du monde musulman et instrumentalisée à des fins stratégiques par l’Iran tandis qu’il se pose en martyr et se victimise auprès de nombre de sociétés du tiers monde et de naïfs occidentaux.
Il y a donc tout lieu de redouter qu’il renaisse de ses cendres dès que la pression armée d’Israël sur Gaza devra bien être levée. Cela prendra sans doute un peu de temps mais l’organisation n’aura aucun mal à assurer la relève des militants éliminés dans le vivier de souffrance, de frustration et de désir de vengeance provoqués par l’opération interminable mais finalement peu concluante de Tsahal dans l’enclave.
LD : Le Mossad a récemment réalisé des opérations ciblées en utilisant des technologies avancées, y compris l’IA et le contrôle à distance, pour éliminer des leaders ennemis en Iran. Selon vous, quelles pourraient être les prochaines cibles potentielles du Mossad, et comment pensez-vous que ces opérations pourraient évoluer en termes de stratégies et de technologies employées ?
AC : Je vous laisse la responsabilité de dire quelles technologies le Mossad a utilisées pour mener à bien ses dernières opérations en Iran. Je ne les connais évidemment pas et j’ignore quelles pourraient être ses prochaines cibles.
Ce que je sais en tant que professionnel c’est que dans ce domaine chaque cas est un cas d’espèce et que tout est affaire de circonstances et d’opportunités. Il n’y a pas de règle générale et on cherche toujours le moyen le plus simple d’arriver à ses fins sachant que plus la méthode employée est complexe et sophistiquée, plus les risques d’échec sont importants.
LD : À notre époque hautement technologique, on l’a vu, le renseignement humain a-t-il encore son importance ? Et si oui, comment Israël le développe et l’entretien dans des pays ou des zones hostiles comme en Syrie, en Iran voire à Gaza ou dans les territoires palestiniens de Cisjordanie ?
AC : Les progrès technologiques appliqués aux cannes à pêche et aux moulinets n’ont pas rendu la chasse inutile ou obsolète. Il n’y a guère de sens à opposer le renseignement technique au renseignement humain. Ils sont interdépendants et complémentaires. Le progrès technologique a décuplé, voire centuplé, les capacités d’observation et d’écoute des services de renseignement. Mais il a ses limites et des trous dans sa raquette. Quelle que soit la sophistication des moyens techniques employés, celui qui observe et écoute par ces moyens n’est pas maître de la manœuvre. Il ne peut voir et entendre que ce que sa cible veut bien dire ou montrer. Et si la cible sait qu’elle est observée et écoutée, la porte est ouverte à l’intoxication et à la désinformation. Enfin et surtout, si le renseignement d’origine technologique permet plus que jamais de connaître de façon précise et détaillée la nature et l’état des forces hostiles, il ne permet pas de connaître le secret des intentions de ceux qui les emploient. Cela suppose alors l’entretien d’un capital de sources humaines au sein du cercle des décideurs adverses ou dans leur environnement immédiat.
Les comptables et les ignorants aiment bien le renseignement technique. Il est cher mais il fournit des résultats immédiats, visibles, vérifiables et quantifiables. Il a aussi l’avantage d’être sans risque politique puisqu’il peut s’exercer depuis chez soi sans s’exposer. Le renseignement humain, se joue sur le temps long. Il présente le danger de se faire prendre la main dans le sac en territoire adverse. Il est empreint de subjectivité et est souvent difficilement vérifiable dans l’immédiat. C’est pourquoi, face à l’explosion des capacités technologiques, les responsables politiques et financiers de nos États ont eu tendance dans les quelques décennies passées à privilégier le renseignement technique aux dépens – contraintes financières obligent – du renseignement de source humaine.
Israël n’a pas échappé à cette dérive venue tout droit des États-Unis qui n’ont pas le danger d’être au contact physique direct de l’adversaire. Les capacités en renseignement humain du Shabak en Cisjordanie et à Gaza, de l’Aman dans les pays du front et du Mossad dans le monde entier en ont pâti. Il faut reconnaître que la tâche n’est pas facile dans le contexte régional, en particulier à Gaza, où les autorités de fait n’hésitent pas à torturer et assassiner leurs contemporains au moindre soupçon – même totalement infondé – de collusion avec Israël. Mais la situation n’est guère différente au Liban, en Syrie ou en Iran. Il n’empêche – et la tuerie du 7 octobre 2023 en est la preuve – qu’au-delà des capacités techniques de connaissance de l’état des forces adverses, Israël doit retrouver sa capacité de connaissance et d’évaluation de leurs intentions.
LD : La collaboration croissante entre Moscou et Téhéran semble redessiner les alliances au Moyen-Orient, avec des implications potentiellement déstabilisatrices. Dans ce contexte, pensez-vous que le FSB pourrait jouer un rôle actif dans cette dynamique, et si oui, comment pourraient-ils s’intégrer dans les stratégies conjointes avec l’Iran ? Et surtout au prisme de l’ancienne coopération qui était notable jusqu’ici entre Israéliens et Russes ?
AC : La Russie et l’Iran, tous deux en difficulté dans leur contexte régional et international respectif, se soutiennent l’un l’autre comme la corde soutient le pendu. Si cela permet de fabriquer quelques connivences diplomatiques, économiques, militaires et stratégiques, cela ne permet pas de déboucher sur des actions décisives et coordonnées. Ces limites sont particulièrement patentes dans le Caucase, face à l’Azerbaïdjan et la Turquie et même en Syrie où les deux « partenaires » se regardent en chiens de faïence. Très mobilisé par la situation en Ukraine et en Europe où il doit essayer de pallier certaines insuffisances de l’armée régulière, le FSB, qui a perdu beaucoup du potentiel ancien du KGB au Levant, n’a pas beaucoup de plus value à apporter aux Iraniens (Ministère du renseignement ou Pasdaran), dans la gestion des crises régionales. Pour l’instant, s’ils se rejoignent sur la redéfinition d’un ordre international hostile à l’Occident et aux États-Unis, leurs agendas ne sont pas vraiment convergents.
LD : Avec l’augmentation des cyberattaques imputées à l’Iran, comment les services de renseignement, notamment israéliens, se préparent-ils à contrer ces menaces, et quelle est votre analyse de l’implication croissante de la cybersécurité dans les conflits géopolitiques actuels ?
AC : La récente panne informatique mondiale imputable à une mise à jour de Microsoft, les pannes de la SNCF dues à des sabotages d’armoires informatiques, les paralysies récurrentes de services médicaux imputables à des cybercriminels montrent à quel point l’ensemble de nos activités civiles et militaires sont devenues totalement dépendantes d’un réseau informatique mondial mal maîtrisé et donc à quel point nos sociétés sont vulnérables et fragiles. Il suffit aujourd’hui à un hacker un peu doué d’appuyer sur un bouton « Enter » pour priver un pays entier, pendant plusieurs heures ou plusieurs jours, d’eau, d’électricité, de carburants, de transports, de transmissions, de services de soins et de secours. Ce que le grand public sait trop peu c’est que toute notre architecture informatique repose sur l’existence et le fonctionnement de quelques dizaines de « Data Center » dont le sabotage ou la destruction paralyserait totalement la vie du pays.
Il n’est donc pas étonnant que ces « goulots d’étranglement » et ces vulnérabilités soient devenus un objectif privilégié de nos adversaires et donc un axe prioritaire de nos préoccupations de défense nationale. C’est évidemment le cas pour Israël qui a tout de même pour atout d’avoir développé très tôt un secteur informatique parmi les plus performants du monde et, en conséquence, des capacités de cyberdéfense hors du commun et, en tout cas, très supérieures aux capacités offensives de l’Iran dans ce domaine.
LD : Les tensions entre Israël et l’Iran montent de plus en plus. Certains experts évoquent un risque accru de confrontation directe entre les deux nations. Quelle est votre évaluation de cette menace, et quelles mesures les services de renseignement peuvent-ils prendre pour prévenir une escalade nucléaire ? Et pourtant, comment expliquer qu’en dépit des déclarations belliqueuses iraniennes suite à l’élimination d’Ismaël Haniyeh le 31 juillet dernier en Iran, les représailles tant annoncées se font toujours attendre ?
AC : Les tensions entre Israël et l’Iran montent particulièrement dans les médias occidentaux et les chaînes de télévision en continu. Le risque de confrontation militaire directe entre les deux pays au delà de quelques gesticulations spectaculaires paraît plus qu’incertain. Ni l’un ni l’autre n’en a les moyens. On imagine mal l’armée iranienne traverser l’Irak et la Jordanie ou débarquer sur les plages méditerranéennes pour se colleter avec Tsahal…. De même on voit mal comment l’armée israélienne, déjà en limite de portage dans ses opérations à Gaza, pourrait aller affronter l’Iran au sol en débarquant sur les rives du Golfe Persique.
L’éventualité d’un affrontement aérien croisé en cas de dramatisation du conflit ne peut être exclu mais ne mènerait pas à grand-chose. L’armée de l’air iranienne ne dispose en pratique que de vieux appareils d’avant la révolution islamique incapables de se mesurer aux appareils de l’État hébreu. L’armée de l’air israélienne est en mesure d’opérer des missions de bombardement sur l’Iran… Mais sur quels objectifs ? Pour quel résultat sans possibilité d’exploitation au sol ? Pour quel coût financier et surtout politique ? Car cela nécessiterait de traverser l’espace aérien de pays arabes qui n’ont pas vraiment de raison de l’autoriser. Et cela donnerait à l’Iran l’occasion de fustiger la complicité des monarchies sunnites avec les « sionistes ».
L’hypothèse d’une attaque massive par missiles et drones est régulièrement évoquée et l’Iran s’est déjà livré sans conviction à l’exercice. Il pourrait être tenté de recommencer sachant que le « dôme de fer » israélien, secondé par la flotte aéronavale américaine en Méditerranée orientale est efficace, mais qu’aucun système de protection n’est fiable à 100%. La chute d’un seul missile sur un territoire aussi densément peuplé qu’Israël serait dévastatrice et aurait des conséquences politiques incalculables. Cela entraînerait certainement une lourde riposte israélienne mais le régime des mollahs est moins sensible que le pouvoir israélien aux pertes humaines parmi sa population. Et, au total, on resterait dans l’impasse.
Quant à l’hypothèse d’une « escalade nucléaire », elle relève pour l’instant du fantasme, du journalisme à sensation ou de l’ignorance de pseudo-experts. L’Iran veut être ce que l’on appelle un « pays du seuil », c’est-à-dire susceptible d’avoir la bombe dans un délai de quelques semaines à quelques mois, mais il n’y est pas encore. C’est ce que pressentait dès l’an 2000 le regretté Ephraïm Halévy, alors patron du Mossad, qui s’était fixé comme objectif de retarder par tous les moyens l’échéance qu’il considérait comme inéluctable. Le Mossad est effectivement parvenu à retarder l’échéance mais, sauf bouleversement majeur, celle-ci demeure inéluctable.
Il n’en reste pas moins que c’est un domaine où la doctrine iranienne rejoint la doctrine de dissuasion de plusieurs pays occidentaux : avoir la bombe pour ne pas avoir à s’en servir. D’ailleurs la motivation initiale de l’Iran dans sa course à l’armement nucléaire n’était pas de se confronter à Israël mais de dissuader les monarchies sunnites alliées à l’Occident de lui refaire le coup de la guerre Iran-Irak avec son million de morts, ses trois millions d’éclopés, ses veuves et orphelins de guerre.
Le régime des mollahs a tout fait pour s’assurer une carte palestinienne dans son jeu stratégique dans la perspective de règlement des conflits régionaux dont il ne veut pas être exclu et pour montrer son rôle de fer de lance de la cause islamique alors que les monarchies sunnites se soumettent à Israël et à l’Occident. Téhéran a clairement instrumentalisé le Hamas et n’a pas hésité à le sacrifier en l’incitant à l’atroce opération du 7 octobre pour casser durablement la dynamique des accords d’Abraham et du rapprochement entre Israël et les pays arabes sunnites. Les Iraniens ne pouvaient ignorer que la riposte israélienne serait impitoyable et détruirait leur instrument. Mais le jeu en valait la chandelle et, pour les théocrates chiites persans, faire massacrer des Arabes sunnites et Frères Musulmans ne constitue pas un bien grand dommage par rapport au bénéfice engrangé. C’est ce qui explique en grande partie la « retenue » du Hezbollah libanais et de l’Iran lui-même face au désastre des Palestiniens de Gaza et à l’assassinat des dirigeants du Hamas. Comme on ne peut quand même pas ne rien faire face au défi, les proxys de l’Iran – Hezbollah, groupes chiites syriens et irakiens, Houthis yéménites – s’exercent à d’habituelles frappes de missiles et roquettes mais se gardent bien de tout engagement direct.
LD : Dans un contexte où les conflits traditionnels cèdent de plus en plus de terrain aux guerres de l’ombre, notamment dans les domaines du cyberespace et du renseignement, comment évaluez-vous l’évolution de ces nouvelles formes de confrontation ? Les services de renseignement, tels que ceux d’Israël et de l’Iran, se préparent-ils à un avenir où la supériorité technologique et la maîtrise de l’information surpassent les moyens militaires conventionnels ?
AC : Le budget militaire annuel de la Russie est d’environ 80 milliards de dollars. Celui de la Chine de 240 milliards. Le budget militaire cumulé des États-Unis et des pays de l’OTAN est de 1200 milliards…. Face à un tel déséquilibre de moyens appuyés sur une supériorité matérielle et technologique pour l’instant insurpassable, il est parfaitement vain et suicidaire de vouloir s’opposer à l’Occident par des moyens armés conventionnels. Le dernier à ne pas l’avoir compris est Saddam Hussein qui a accepté en 2003 une confrontation conventionnelle directe. Il en a payé le prix. Ses voisins plus subtils comme l’Iran, la Syrie ou la Libye qui avaient fait dans les années 80 du terrorisme une arme ordinaire de leurs relations internationales l’avaient bien compris et en ont engrangé des bénéfices inespérés
Dans cette situation de déséquilibre conventionnel, il n’y a donc que deux options pour ceux qui ne veulent pas se soumettre à l’hégémonie atlantiste : posséder la capacité nucléaire (et les vecteurs nécessaires à sa mise en œuvre) ou avoir recours à des stratégies sournoises et indirectes du faible au fort reposant sur l’utilisation du terrorisme, de la criminalité transnationale organisée, de l’influence, de l’espionnage, de la désinformation, de la cybernuisance.
La Corée du Nord a opté pour une stratégie nucléaire exclusive que son Président met spectaculairement et régulièrement en scène. L’Iran et ses proxys s’appuient sur un cocktail des deux en mettant en œuvre à peu près toutes les manœuvres du faible au fort – sans évidemment en assumer la responsabilité – dans l’attente d’une accession à la capacité atomique.
C’est donc bien à cet état des choses mouvant et polymorphe que les forces armées et services occidentaux – y compris ceux d’Israël – doivent s’adapter. Il y faut pour certains une sorte de « révolution culturelle » pour admettre que le temps n’est plus à la force brute du déferlement d’unités blindées et mécanisées en rase campagne sous couvert de supériorité aérienne, mais aux coups bas, aux opérations clandestines, aux tactiques indirectes qui sont plutôt de la compétence des services d’action spécialisés que des grandes unités constituées autour de leur drapeau. En France, le budget de la DGSE représente à peu près un pour cent du budget de la défense. Ce qui signifie qu’en amputant la défense conventionnelle d’un pour cent de son budget il serait possible de doubler les moyens de la DGSE….
LD : Ainsi, les principes éthiques et les règles de guerre traditionnelles sont-ils encore pertinents ? Existe-t-il des normes ou des cadres internationaux qui régissent ces nouveaux terrains de conflit, ou sommes-nous dans une zone grise où tout est permis pour atteindre ses objectifs stratégiques ?
AC : L’histoire et l’expérience prouvent que les soi-disant « principes éthiques » et « règles de guerre traditionnelles » sont des notions à géométrie variable soumises à l’interprétation personnelle des belligérants et n’ont pratiquement jamais été respectés – y compris par ceux qui s’en réclamaient – au cours des conflits du XXe siècle : guerres mondiales, guerres régionales, guerres coloniales, conflits locaux en marge de la guerre froide, « guerres antiterroristes », etc.
Ce ne sont pas d’épouvantables tortionnaires méprisants des droits de l’homme qui ont légalisé la torture, vitrifié des villes entières sous de tapis de bombes incendiaires ou des bombes atomiques, répandu larga manu des produits chimiques toxiques, massacré et incendié des villages entiers, interné sans procédure et sans jugement des suspects adverses dans des cages en fer pendant des décennies…
Il va de soi que le passage des conflits armés conventionnels à des tactiques sournoises et clandestines du faible au fort fait entrer les protagonistes dans une zone grise de non droit où tous les coups sont permis puisque la clandestinité de l’action est censée mettre les auteurs à l’abri de toute sanction.
LD : Enfin, nous savons que les services de renseignement importants des pays arabes comme ceux de l’Égypte, de l’Arabie saoudite, des Émirats et du Qatar par exemple sont très actifs depuis 10 mois dans les négociations, soit dans la libération des otages israéliens ou des divers cessez-le-feu entre Israël et le Hamas. Après tout ce temps quel est le bilan de ces services spéciaux, leurs relations plutôt bonnes jusqu’en octobre dernier avec les Israéliens sont-elles remises en cause définitivement et vont-ils jouer un rôle pour la fin de ce conflit et « l’après-Hamas » ?
AC : Les services de renseignement des pétromonarchies sont plutôt des services de protection et de sécurité des familles régnantes en place que des services de renseignement au sens où nous l’entendons.
D’une manière générale, les dirigeants arabes n’ont qu’une confiance limitée dans leur propre ministère des affaires étrangères dont ils ne maîtrisent pas le recrutement puisque la fonction nécessite une certaine technicité alors que les membres de leurs services de sécurité sont cooptés sur la base de connivences familiales, féodales ou tribales.
Et ils ont une confiance nulle dans les ministères des affaires étrangères des pays occidentaux qu’ils jugent majoritairement indiscrets, donneurs de leçons et hostiles. Ils leur préfèrent donc les relations de personne à personne ou les relations nouées de service de renseignement à service de renseignement.
Ils ont donc tendance à faire de leurs services un rouage essentiel de leur relation extérieure. D’ailleurs, dans les pays « bien tenus » – comme l’était la Libye de Kadhafi il était devenu d’usage que le chef des services spéciaux cumule ce poste avec celui de ministre des affaires étrangères comme le furent Ibrahim Bishari ou Moussa Koussa…. Et on voit bien que les négociations actuelles autour du sort des otages israéliens et de la tragédie gazaouie sont du ressort exclusif des chefs des services spéciaux, que ce soit du côté arabe ou du côté israélien ou américain.
La compétence des services qataris ou saoudiens en ce qui concerne les problématiques liées au Hamas est incontestable puisque ce sont ces mêmes services qui pendant de nombreuses années ont financé, favorisé, soutenu politiquement le mouvement terroriste islamiste et donné protection et asile à ses chefs qu’ils connaissent donc parfaitement. C’est sans doute un point qui mériterait réflexion quand l’urgent dossier du sort des otages aura pu être soldé…
Par souci de sécurité face à des voisins menaçants, les services qataris poursuivront à bas bruit leurs relations avec les services israéliens initiées depuis plus de vingt ans. De même les services saoudiens face au danger commun que représente l’Iran des mollahs. De même que les services égyptiens confrontés au même risque qu’Israël de la part des Frères Musulmans. Mais la dynamique politique des « Accords d’Abraham » par laquelle Benjamin Netanyahou pensait pouvoir normaliser les relations de l’État hébreu avec son environnement islamique sunnite est brisée sans doute pour longtemps. C’est une victoire dans la confrontation asymétrique qui oppose l’Iran à son environnement wahhabite, à Israël et à l’Occident.
Mathilde Georges
Mathilde Georges est étudiante en 3 ème année à l’Ecole de Journalisme de Cannes, reconnue par la Commission nationale de l’emploi des journalistes. Passionnée par la géopolitique de l’Afrique du Sud et du Moyen-Orient, elle souhaite se spécialiser sur une région : la Tunisie. Polyvalente et ambitieuse, cette marseillaise a rejoint l’équipe du Diplomate en juillet 2024, en tant que journaliste web. Elle est chargée des publications sur les réseaux sociaux, et de réaliser des interviews.
Couverture du nouvel ouvrage de Eric Denécé. Photomontage Le Diplomate
Éric Denécé est un ancien analyste du renseignement français, docteur en Science Politique, directeur du Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R) et auteur de nombreux ouvrages sur les questions de sécurité. Dans cet entretien exclusif pour Le Diplomate, il évoque le dernier ouvrage collectif qu’il a dirigé, Renseignement et espionnage pendant la Seconde Guerre mondiale, préfacé par le préfet Bernard Squarcini, ancien Directeur de la DST et de la DCRI.
Ce cinquième tome de l’histoire mondiale du renseignement réunit quarante-trois contributions rédigées par trente-deux auteurs de six nationalités (Allemagne, Belgique, France, Italie, Russie, Suisse), tous anciens des services de renseignement ou historiens spécialistes du sujet. Il évoque tous les protagonistes ayant participé à cette implacable guerre de l’ombre : Français, Allemands, Britanniques, Américains, et Soviétiques… mais aussi Italiens, Belges, Suisses, Espagnols, Turcs et Chinois. Le vaste tour d’horizon qu’il propose permet d’avoir à la fois une idée générale de l’intense guerre secrète que se livrèrent les belligérants entre 1939 et 1945 et d’en éclairer certains aspects, originaux ou méconnus.
Propos recueillis par Angélique Bouchard
Le Diplomate : Pouvez-vous expliquer l’importance du renseignement et de l’espionnage dans le déroulement de la Seconde Guerre mondiale, et comment ces activités ont influencé l’issue du conflit ?
Au cours de la Seconde Guerre mondiale, le renseignement connaît un développement sans précédent, et ses progrès sont encore plus marqués qu’entre 1914 et 1918 et il entre véritablement dans son ère moderne. Ses méthodes se diversifient pour s’adapter au défi d’une guerre totale se déroulant sur tous les continents et les océans, et les services s’étoffent afin de tirer parti des innovations techniques, notamment dans le domaine des interceptions et du déchiffrement. Le renseignement d’origine électromagnétique (SIGINT) connaît en effet un extraordinaire développement au cours du conflit, tant en termes humains que matériels, qui lui confère un rôle de premier plan, lequel ne fera que se renforcer au cours des décennies suivantes. Ainsi de 1939 à 1945, une extraordinaire guerre secrète s’étend au monde entier, de l’Europe à l’Afrique du Nord, du Proche-Orient et à l’Asie orientale.
Pendant le conflit, les services de renseignement remplissent quatre fonctions, que tous les belligérants exploitent, avec des succès divers :
– connaître les intentions de l’ennemi, ses capacités, ses problèmes, son armement, son ordre de bataille et ses plans d’opération ;
– neutraliser les services de renseignement adverses et leurs agents ;
– tromper l’adversaire et fausser son jugement en lui transmettant de fausses informations ;
– soutenir la résistance dans les territoires occupés par l’ennemi afin de désorganiser ses communications, sa production industrielle et d’immobiliser ses forces.
Ainsi, les opérations secrètes vont jouer un rôle essentiel dans cette guerre, comme jamais elles ne l’avaient fait dans les conflits précédents.
LD : Votre livre met en lumière divers réseaux de renseignement pendant la guerre. Quels ont été les réseaux ou figures d’espionnage les plus influents selon vous, et quelles ont été leurs contributions spécifiques ?
En effet, l’ouvrage s’est attaché à décrire tous les belligérants de cette guerre secrète : Français, Alliés (Belges, Britanniques, Américains), Soviétiques, puissances de l’Axe (Allemands et Italiens), mais aussi neutres (Espagnols, Suisses) et services asiatiques (Turcs, Chinois), même si leur implication dans le conflit a été marginale
Trois de ces acteurs ont joué à mon sens un rôle majeur sur le théâtre européen et ont significativement contribué à la victoire contre l’Allemagne : les Français, les Britanniques, et les Soviétiques. Les services français, quoique divisés entre les loyalistes d’Alger, les gaullistes de Londres et les réseaux travaillant directement pour l’IntelligenceService britannique ont été les principaux pourvoyeurs de renseignements ayant permis le succès du débarquement de Normandie. Les Britanniques ont été particulièrement actifs et efficaces dans toute l’Europe et sur le théâtre d’opération de la Méditerranée. Ils sont surtout parvenus à casser le système de chiffrage de la machine allemande Enigma. Les Soviétiques enfin, dont le rôle est plus méconnu en Occident, sont parvenus à infiltrer l’Allemagne nazie dès avant la guerre, puis à étendre leurs réseaux de renseignement dans toute l’Europe, grâce aux nombreux sympathisants communistes d’alors.
Les Allemands et les Japonais ont aussi été très performants, notamment afin de préparer leurs offensives – en Europe de l’Ouest et en Russie pour Berlin, contre les possessions françaises et britanniques d’Asie du Sud-Est pour Tokyo – mais ils ont été rapidement dépassés par les services alliés et soviétiques au fur et à mesure du déroulement du conflit.
Quant aux Américains, le second conflit mondial marque leur début dans le domaine de la guerre secrète. Ils sont alors totalement novices, mais vont apprendre très vite au contact des services britanniques.
LD : Après les grands noms et les grandes figures, si vous deviez retenir une ou deux opérations d’espionnage les plus marquantes de ce conflit selon vous, quelles seraient-elles ?
En premier lieu, je dirai le déchiffrement d’Enigma, qui a été l’opération la plus importante de toute la guerre secrète. Le mérite en est attribué aux Anglais… mais ils n’auraient jamais pu y parvenir sans l’aide des Français et des Polonais qui leur ont transmis toutes leurs connaissances en la matière.
Ensuite, les Britanniques ont excellé dans les opérations d’intoxication et de tromperie des services allemands. Leurs deux plus belles réussites sont les opérations Mincemeat, qui a permis de protéger le débarquement de Sicile (juillet 1943), et surtout Fortitude, qui a contribué au succès de celui de Normandie.
Enfin, j’évoquerai deux très belles opérations soviétiques : l’infiltration de Richard Sorge auprès de l’ambassade allemande à Tokyo, qui prévint Moscou de l’attaque allemande (même si les renseignements essentiels qu’il fournit ne furent pas pris en compte par Staline) et l’opération Monastery lancée par Moscou qui de 1941 à 1944 alimenta la Wehrmacht en fausses informations. Cette opération fut un tel succès que jusqu’à la fin de la guerre, l’état-major allemand n’avait aucune idée qu’il planifiait ses opérations sur le front de l’Est avec « l’aide » active des services soviétiques.
LD : Quel rôle ont joué les Français et leurs services pendant le conflit ?
Malgré la déroute de juin 1940, la France a conservé de solides compétences en matière de renseignement grâce à sa connaissance des services allemands acquise depuis le milieu des années 1930. Après l’armistice de juin 1940, le pays est coupé en deux : la zone Nord est occupée par les Allemands ; la zone Sud, dite « libre », dépend du gouvernement de Vichy. Les membres du 2e Bureau décident de continuer leur lutte clandestine contre les services allemands et italiens qui pullulent en Zone libre. Ainsi, la Section de centralisation des renseignements (SCR, contre-espionnage), sous les ordres du capitaine Paillole, se camoufle sous l’appellation de « Société de Travaux Ruraux », à Marseille. Des postes sont maintenus à Alger, Tunis et Rabat, et des liens sont établis avec les services britanniques et américains.
En Grande-Bretagne, se met également en place un Bureau central de renseignement et d’action (BCRA), organe de la France Libre. Créé à Londres en juillet 1940 par le général de Gaulle, il est dirigé par le colonel Passy. Il fournit des renseignements sur l’ennemi au Gouvernement provisoire de la République française – exilé d’abord en Angleterre, puis à Alger (1943) – et collabore avec les Alliés. Il soutient la Résistance en France, afin d’organiser les forces qui, le moment venu, participeront à la bataille pour la Libération.
Les officiers du BCRA sont des néophytes des opérations clandestines. Mais rapidement, grâce à leur détermination et à leurs réseaux, ils recueillent des informations de grande valeur, très appréciées des services alliés. Passy mobilise dans cette action des milliers d’observateurs animés d’un ardent patriotisme. La France dispose en effet de très nombreux de citoyens prêts à apporter leur concours à la lutte contre l’occupant. Ainsi, comme le reconnaissent les Britanniques, les services français de Londres ou d’Alger ont transmis aux Alliés 80% des renseignements ayant permis la préparation du débarquement du 6 juin 1944
LD : Comment les méthodes et technologies de renseignement utilisées pendant la Seconde Guerre mondiale ont-elles évolué et influencé les pratiques modernes de renseignement ?
Pendant la Seconde Guerre mondiale, les moyens techniques d’interception – le SIGINT et surtout le COMINT[1] – ont été la principale source de renseignement sur les adversaires. La supériorité des services alliés dans la guerre secrète provient en premier lieu de leurs capacités d’interception des transmissions adverses et de leurs équipes de cryptanalystes. Pendant presque toute la durée des hostilités, Britanniques et Américains déchiffrent et lisent les communications allemandes et japonaises.
Pour protéger leurs messages, les Allemands disposent pourtant de la machine Enigma. Son déchiffrement est une extraordinaire aventure. En 1932, des mathématiciens polonais réussissent à comprendre le principe de son encodage. Ils parviennent à reproduire l’une de ces machines, qui est envoyée en France lors de l’invasion de leur pays. Parallèlement, le service de renseignement (SR) français a obtenu d’un de ses agents, l’Allemand Hans Thilo Schmidt, des informations sur la conception et le fonctionnement de la machine. Après l’offensive allemande en France, l’ensemble des données est transmis aux cryptographes britanniques du Goverment Code and Cipher School (GC&CS), qui vont en faire bon usage.
Les interceptions jouent un grand rôle dans la bataille d’Angleterre en permettant d’anticiper les raids de la Luftwaffe. De même, le décryptement des messages entre le quartier-général de la marine allemande et ses sous-marins raccourcit de plusieurs mois la bataille de l’Atlantique. Lors de la préparation du débarquement de Normandie, en 1944, l’écoute permanente des communications allemandes permet de suivre les mouvements de Wehrmacht et de connaître à chaque instant les plans et les réactions ennemis. Cela rend également possible l’intoxication durable des services du Reich.
Sur le front du Pacifique, les services américains ont également réussi à décrypter les messages codés de Tokyo grâce à la machine Purple. Il leur a été possible de « casser » rapidement le cryptage de la nouvelle génération d’appareils de chiffrement japonais. Ces opérations d’écoute ultra-secrètes reçoivent le nom de Magic et durent toute la guerre. Elles se révèlent particulièrement fructueuses et sont à l’origine de la victoire de Midway, tournant décisif de la guerre du Pacifique. Elles permettent également aux Alliés de lire les dépêches de l’ambassadeur du Japon en Allemagne, qui rapporte à Tokyo toutes les informations que lui confie Hitler quant à ses plans en Europe.
Les Alliés ne sont pas les seuls à exceller en matière d’interception. La Kriegsmarine, la Luftwaffe et la Wehrmacht possèdent également leurs propres moyens d’écoute et de déchiffrement. Mais ces organisations se complètent autant qu’elles se concurrencent, surveillant souvent les mêmes cibles, ce qui nuit à l’efficacité globale du dispositif. Par ailleurs, afin de lutter contre les émissions clandestines des réseaux d’agents renseignant les Alliés, l’Abwehr et le SD disposent chacun de groupes spécialisés dans les interceptions radioélectriques, combinant l’emploi de stations fixes et d’unités mobiles. Berlin dispose également du Forschungsamt, un service d’interception performant.
En 1940, les effectifs des services SIGINT allemands sont supérieurs à ceux des Britanniques (30 000 Allemands travaillent dans le renseignement électromagnétique au début de la guerre), mais la situation va rapidement s’inverser. Les moyens du IIIe Reich sont surpassés par ceux de ses adversaires. Au cours du conflit, les services SIGINT britanniques et américains voient leurs effectifs augmenter de 3000%, pour atteindre 35 000 opérateurs, parmi lesquels, des cryptanalystes et des mathématiciens bien meilleurs que ceux de Berlin et des moyens et capacités de calculs beaucoup plus puissants que ceux dont dispose l’Allemagne. Alors qu’elle avait un niveau très honorable à la fin des années 1930, la France, en raison de sa défaite en 1940, est totalement absente de la révolution qui se produit au cours du conflit en matière de SIGINT. Pendant que Britanniques, Américains et à un moindre degré Soviétiques progressent et accumulent de l’expérience, elle stagne en ce domaine et devra repartir presque de zéro à la fin de la guerre.
LD : En tant que directeur du CF2R, comment voyez-vous l’évolution des recherches et études historiques sur le renseignement, et quel impact cela a-t-il sur la compréhension des conflits contemporains ?
Les études sur le renseignement sont une discipline récente. Elles sont apparues dans les années 1980 aux Etats-Unis, dans les années 1990 en Grande Bretagne et au début des années 2000 en France. Mais force est de constater que de nombreux travaux de qualité se sont multipliés depuis ces dates. L’étude historique du renseignement est essentielle, car elle permet de révéler la « face cachée » de l’histoire, ce qui permet d’éclaire d’un jour nouveau nombre d’événements historiques et de mieux comprendre les politiques conduites par les États et leur jeu multidimensionnel dans les relations internationales. Cela est tout aussi valable pour la Seconde Guerre mondiale que pour les périodes précédentes… en remontant jusqu’à l’Antiquité ! Mais le problème demeure celui des sources : quand elles ne sont pas encore protégées par le secret, elles sont souvent rares. C’est en cela que le métier d’historien du renseignement est passionnant : il faut savoir lire entre les lignes de l’histoire officielle pour y déceler les traces d’opérations de renseignement…
RENSEIGNEMENT ET ESPIONNAGE PENDANT LA SECONDE GUERRE MONDIALE,
Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), sous la direction d’Éric Denécé, Préface de Bernard Squarcini, Ellipses, Paris, 2024, 792 pages, 39 €.
FIGAROVOX/TRIBUNE – La France doit faire face à une guerre hybride menée par la Russie, qui pourrait engendrer, si notre pays n’en prend pas la peine mesure, une «fragmentation de la nation», estime le commandant Olivier Martin.
Olivier Martin est commandant des Transmissions/Guerre électronique. Il prépare actuellement un doctorat sur les guerres hybrides.
«La France ne le sait pas, mais nous sommes en guerre». Si ce mot prêté à François Mitterrand n’évoquait que l’économie, il prend un tour plus littéral et concret aujourd’hui face à la Russie. Pourtant, nous n’en avons que très partiellement conscience.
Comment l’expliquer ?Cette guerre est hybride et contourne l’usage de la force. Elle relève d’une stratégie intégrale indirecte. Elle agit sous le seuil de riposte conventionnelle en combinant influence, lutte informationnelle et actions discrètes voire secrètes. Elle tire profit d’un champ de bataille multimilieux et multichamps, ouvert à l’art combinatoire. Elle cible principalement la «base arrière» : ensemble de l’appui aux forces de combat au sein d’une société. Mode d’action récurrent, sa modernité réside dans sa capacité et ses moyens de fragmenter de la cohésion nationale.
Officiellement, nous ne sommes pas en guerre. L’entrée en guerre (article 35 de la Constitution) n’a pas été invoquée. Ni notre société, ni notre économie ne sont sur le pied de guerre. Malgré les combats en Ukraine, nous agissons comme si le rêve d’une paix perpétuelle ne s’était pas éloigné. Nos sociétés ont cru aux dividendes de la paix, conduisant à une démobilisation des esprits et à une intolérance à la guerre, signe d’un pacifisme exacerbé.
Pourtant, nous sommes en «état de guerre», au sens kantien du terme : dans cet entre-deux d’un «ni guerre ni paix» pouvant mener aux extrêmes. La guerre hybride est ambiguë. Elle évite une confrontation directe par des opérations sous le seuil de riposte armée. Le ciblage de la «base arrière» française est à l’œuvre via les réseaux sociaux, des cyberattaques, des manœuvres économiques, énergétiques…En témoignent les ingérences étrangères sur les élections ou sur les hommes politiques, les rapports de Viginum et des services de renseignement. L’implication de «Doppelgänger» dans l’amplification et la diffusion des images des tags représentant des étoiles de David à Paris l’illustre parfaitement.
La guerre hybride vise le délitement des liens entre la population, le gouvernement et les armées.
Olivier Martin
La situation sécuritaire tend à un paradoxe presque métaphysique, à l’image du chat de Schrödinger : à la fois mort et vivant. Cet «état de guerre» explique notre aveuglement. Il repose sur un biais : notre incapacité à saisir un changement sans modification brutale. Leibniz l’illustrait par l’exemple de la corde qui se rompt : nous ne prenons conscience de la fragilisation de la corde qu’au moment où elle cède. Or, cette dégradation suit un lent processus. À l’image du passage de la paix à la guerre, nous cherchons l’événement déclencheur. Mais dans ce nouveau paradigme de la «guerre avant la guerre», il ne viendra peut-être pas.
L’hyper-connectivité dans un monde globalisé a engendré de nouveaux champs de confrontation, notamment informationnel et cyber, permettant une manipulation de masse. Ce ciblage vise l’opinion publique et in fine ses décideurs. Sixième fonction stratégique en France, l’influence est une «arme» par procuration pour nos compétiteurs. La force armée n’est plus l’ultime recours. Le militaire n’en détient plus le monopole. L’arrière est au front, alors «qu’on ne sent ni l’odeur de la poudre ni celle du sang» (La guerre hors limites de Qiao Liang et Wang Xiangsui).
La guerre hybride contourne l’usage de la force en raison d’un double blocage. L’équilibre de la terreur nucléaire implique une première impasse. Arme de non-emploi, elle n’efface pas la possibilité de la force mais la rend inacceptable tant le déséquilibre entre les gains et les pertes est abyssal. Le second est le rapport coût-efficacité des forces conventionnelles. L’attaque du fort au fort rend insupportable les coûts humains et matériels jusqu’au renouvellement de la question du seuil nucléaire. Or, le ciblage hybride évite cette dialectique de l’hostilité en restant sous le seuil de la riposte armée. Ainsi, la maskirovka use de moyens non militaires voire évite la lutte interétatique. Elle illustre la non-linéarité, chère au général Gerasimov, des conflits actuels : l’action armée ne vient, au besoin, que couronner cette stratégie. Les «petits hommes verts» en Crimée en 2014 en sont un cas d’école.
Ce ciblage ne vise pas la destruction des forces mais la fragmentation de la nation pour réduire en amont la capacité et la volonté de résistance. Elle ne veut pas convaincre par les armes (rationnel), mais persuader (émotionnel). L’objectif est le même : priver l’adversaire de sa liberté d’action. Pour reprendre la trinité clausewitzienne, la guerre hybride vise le délitement des liens entre la population, le gouvernement et les armées. L’isolement d’une de ces parties doit rendre impossible toute coordination. La soumission doit être acceptable dans cette nouvelle version de la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave. Ceci n’est pas sans rappeler la stratégie russe en Ukraine.
Cette stratégie indirecte, volontairement ambiguë, entretient un sentiment illusoire de sécurité pour mieux frapper et étouffer les forces morales de la nation.
Olivier Martin
Les pays baltes et leur «défense globale» nous montrent la voie. Cette stratégie cumulative utilise tous les moyens pour renforcer leur défense. Son pilier central réside dans sa population. Il faut s’en inspirer pour durcir nos structures technologiques, économiques et militaires. Un renforcement de la cohésion nationale, c’est-à-dire de cette «sainte trinité», met en échec le ciblage ennemi. Cette résilience s’appelait naguère forces morales. Cela suppose un vaste chantier de réduction de l’archipélisation sociale, de l’insécurité économique, du séparatisme : autant de fragilités connues, autant de voies d’accès pour la guerre hybride adverse.
Cible de choix dans le domaine militaire, il s’agit de consolider le «système combattant» : le militaire et son environnement de combat, entendu comme le tout qu’il forme avec ce qu’il défend (famille, valeurs, etc.). Cette préservation de la capacité à s’engager repose sur l’assurance d’une prise en charge collective de cette base arrière avant le seuil d’affrontement et par l’étanchéité informationnelle du front et de l’arrière une fois franchi.
Face à cette hybridité tentaculaire, et sans verser dans la paranoïa ou le fantasme d’une «cinquième colonne» qui ferait le jeu de nos adversaires, une approche systémique n’a de sens qu’interministérielle. Une réponse efficace suppose une interconnexion des services et le partage de l’information. Le conseil de défense et de sécurité nationale paraît être l’instance stratégique de bon niveau pour coordonner la réponse française. À l’instar de la stratégie intégrale prônée par le général Poirier, il s’agit d’opérer dans une triple dimension : culturelle, économique et militaire. Face à la guerre hybride, une nation ne connaît que des postes de combat. Cela signifie se protéger, attaquer pour punir l’adversaire, voire le dissuader.
Le combat hybride a déjà commencé. Bien que parfois indistinct, le ciblage de notre société est déjà à l’œuvre. Cette stratégie indirecte, volontairement ambiguë, entretient un sentiment illusoire de sécurité pour mieux frapper et étouffer les forces morales de la nation. Sans renier nos valeurs démocratiques ou renoncer à nos libertés, le défi est d’y faire face collectivement et de démontrer que le courage civique n’a pas déserté le monde occidental.
Les ingérences chinoises relèvent de la stratégie globale de Pékin : la sape des alliances auxquelles adhèrent les États occidentaux et son corollaire, la promotion du multilatéralisme version chinoise comme alternative « pacifique » à l’imperium américain.
L’Institut de recherche de l’École militaire (IRSEM) a publié en 2021 un exhaustif et volumineux rapport – 650 pages – sur les ingérences chinoises[1]. Le lecteur pressé pourra se reporter à la synthèse de la troisième partie où sont rappelées les deux techniques binaires des opérations d’influence de Pékin : la première, « Séduire et subjuguer » ; la seconde, « Infiltrer et contraindre ». Toutes deux sont destinées, après la sape de l’OTAN et celle des États-Unis, à discréditer les démocraties parlementaires, qualifiées de moins efficaces – en raison de leur instabilité politique – que les systèmes autoritaires. Elles ont également pour but d’empêcher tout narratif négatif du pouvoir chinois.
Le rapport de l’IRSEM décrit également les organismes chargés de la stratégie d’influence de Pékin : ceux-ci relèvent soit du Parti communiste (départements de la propagande, des liaisons internationales, du Front Uni et Bureau 616 – chargé de la lutte contre le mouvement Falungong), soit de l’État, au premier chef du ministère de la Sécurité d’État (Guoanbu), dont les agents et les commissariats clandestinement implantés à l’étranger surveillent la diaspora pendant que son centre de recherche, le China Institute of Contemporary International Relations (CICIR), sert d’interlocuteur respectable aux Think Tanks, publics ou privés, étrangers.
Pour mener à bien leur action, ces organismes doivent trouver des relais : l’IRSEM distingue partenaires ponctuels, alliés de circonstances et véritables complices[2]. La Révolution culturelle (1966-1976[3]) avait déjà révélé l’abondance de relais disponibles en Occident chez les intellectuels et les artistes subjugués par Mao. Quarante ans plus tard, nombre d’universités ont ainsi offert un terrain favorable à l’implantation du plus officiel et visible des instruments de la stratégie d’influence de Pékin : les instituts Confucius.
Le 3 novembre 2011 un article de Rozenn Morgat intitulé : « À Arras, la discrète emprise chinoise sur la vie universitaire[4] » paru dans Le Figaro expliquait que «L’Institut Confucius, bras armé du soft power de la Chine, pénètre efficacement l’université d’Artois, entraînant le département d’études chinoises sur la pente d’un alignement inquiétant avec Pékin.»
Comment en est-on arrivé là ? Le gouvernement français a ouvert en 2005 ses portes aux instituts Confucius, un an après l’accord de transfert d’un laboratoire de recherche biomédicale P4 à Wuhan. Le premier institut fut implanté à l’université de Poitiers. Condition nécessaire à cette installation : la sino-compatibilité de l’université d’accueil – en d’autres termes, aucune critique à l’égard du gouvernement chinois…
En 2005 toujours, un poste de professeur de langue et civilisation chinoises fut attribué à l’université de Lille et un candidat local, élu par la commission ad hoc ; mais, sous l’impulsion de son président, le conseil d’administration annula cette élection. Le ministère retira ensuite le poste de professeur à Lille et l’attribua à l’université d’Arras, où, en 2006, était élue une ressortissante chinoise aux ordres de Pékin : un institut Confucius y ouvrit en 2008.
Cette emprise chinoise n’aurait pu s’étendre sans le relais actif d’éléments de l’administration française. À la manœuvre, un sinologue directeur adjoint de la direction de la recherche du ministère de l’Enseignement supérieur, qui a convaincu son allié de circonstances, le président de l’université de Lille, de rejeter l’élection du candidat local dont le narratif, jugé négatif à l’encontre de Pékin, était incompatible avec l’installation d’un institut Confucius ; puis il a obtenu le transfert du poste à Arras. Sa rétribution ? L’habile manouvrier a été, en 2007, nommé professeur honoraire de l’université de Pékin et, en 2008, membre de l’Académie chinoise des sciences sociales.
Les pilotes de ces actions d’ingérence peuvent désormais compter sur les citoyens et entreprises chinois contraints par l’article 7[5] de la Loi sur le renseignement national –adoptée en 2017 et modifiée en 2018 – de coopérer avec les agences de renseignement et de sécurité de l’État. Tous les ressortissants chinois – diaspora incluse – sont donc des agents potentiels de cette stratégie d’influence et les relais occidentaux, qu’ils soient ponctuels ou de circonstance, ou a fortiori complices, leurs auxiliaires.
[5] Sénat, Notes Commission d’enquête TikTok (Protection des données aux US Extraterritorialité du droit chinois) Étude de législation comparée n° 322, juillet 2023, p. 22 (https://www.senat.fr/lc/lc322/lc322_mono.html)