Exercice purement fictionnel : Et si le sort de l’Ukraine se jouait sur un futur front à l’ouest ?

Exercice purement fictionnel : Et si le sort de l’Ukraine se jouait sur un futur front à l’ouest ?


 

L’Ukraine tient. L’Occident global ne ménage pas ses efforts pour alimenter Kyiv en argent, en armes, en munitions, en formation, en renseignements et en fournitures énergétiques, médicales et techniques. Si les ports de la mer Noire, et en premier lieu Odessa, permettent aux Ukrainiens d’exporter des matières premières agricoles, grâce à un accord signé sous l’égide de la Turquie, ils ne permettent pas d’importer les armes occidentales. De sorte que tout passe par les frontières avec la Pologne, la Roumanie, la Hongrie ou la Slovaquie, et ce par voie terrestre, route et voie ferrée essentiellement, même si la voie aérienne reste importante. Si le front à l’est est alimenté, il le doit à la liberté de passage à l’ouest. Si la guerre dure, c’est que rien n’entrave pour le moment les chaînes logistiques venant d’Europe.

Depuis le reflux russe d’août 2022, nous avons les yeux rivés sur le Donbass, la Crimée, Kherson et la centrale de Zaporijjia. Les médias se passionnent pour des villages inconnus, pris et repris. Le niveau des eaux du bassin du Dniepr devient l’indicateur de crise. Or il est rare que nous ouvrions la focale pour embrasser du regard la zone de crise dans sa globalité et qui s’étend bien au-delà. L’histoire qui s’écrit chaque jour devant nos yeux stupéfaits a connu un développement médiatiquement spectaculaire les 24 et 25 juin derniers avec, comme résultat pour le moins inattendu, le mouvement de Wagner vers la Biélorussie. Une crise crée toujours des opportunités. Un petit affolement s’en est suivi dans les pays baltes et en Pologne. Des experts militaires, à grand renfort de cartes, ont doctement conjecturé sur les menaces que pourrait faire peser les quelque 8 000 mercenaires sur les frontières des pays de l’Otan limitrophes, mais aussi en direction de Kyiv. L’intérêt pour la Russie de voir les articles 4 et 5 du traité de l’Atlantique nord être mis en œuvre est nul. Quant à prendre Kyiv pour cible, la noix est dure à casser pour quelques milliers d’hommes et cela gâcherait des ressources pour un résultat connu d’avance. En février 2022 l’offensive sur la capitale ukrainienne s’est soldée par une retraite piteuse et des pertes colossales. D’autres rappellent avec justesse que le rêve de Poutine est d’annexer purement et simplement la Biélorussie au sein d’une alliance cosmétique russo-biélorusse. Wagner, véritable loup dans la bergerie, pourrait être l’exécuteur de ces basses œuvres.

Wagner, le U-Boot du Kremlin ?

Il existe cependant une utilisation plus rentable de la présence de Wagner au nord de l’Ukraine, celle de U-Boot terrestres destiné à entraver l’approvisionnement venant de l’ouest, comme les loups gris de Dönitz l’ont fait dans l’Atlantique pour priver le Royaume Uni et l’URSS des équipements, armes, et matières premières vitaux à l’effort de guerre. En s’infiltrant depuis le nord le long des frontières polonaises, slovaques et hongroises vers Kovel, Lutsk, Lviv et Khust, des groupes commandos de Wagner créeraient un climat d’insécurité en sabotant les axes de communication, en s’attaquant au trafic routier et ferroviaire, en abattant avions et hélicoptères à l‘aide de MANPADS. Il s’agirait de ne surtout pas de tenir le terrain, cela demanderait deux cent mille hommes que la Russie n’a pas, mais d’évoluer de manière fluide en se fondant dans le territoire afin d’interrompre momentanément ou plus durablement le soutien matériel vital pour les Ukrainiens. Ces derniers devraient consacrer des ressources importantes pour chasser et détruire ces groupes de combat qui utiliseraient tous les moyens de dé-caractérisation, de clandestinité et de vie sur le pays à la manière des armées du moyen-âge. Autant de précieux soldats et équipements qui feraient défaut sur le front de l’est. Il est essentiel que l’action de ces commandos restent cantonnées à l’intérieur des frontières ukrainiennes pour ne pas s’exposer à des réactions d’acteurs extérieurs au conflit ou supposés tels.

Une telle action ne peut évidemment pas s’inscrire dans la durée. Il s’agit d’impulser un Dirac dans une zone de tranquillité. Aussi devrait-elle être soigneusement préparée, en particulier les phases infiltration et soutien, et lancée à un moment critique des évènements militaires à l’est pour obtenir un effet de bascule ou du moins d’inflexion. On a jusqu’à aujourd’hui considéré que le cordon ombilical qui maintient en vie l’Ukraine était hors de portée des actions russes, sauf tirs de missiles de croisière sur quelques cibles d’importance comme les camps d’entraînement de l’Otan au début de la guerre. Créer un climat d’insécurité sur les flux d’approvisionnement, à la manière des partisans de la seconde guerre mondiale, est de nature à bouleverser le déroulement de la guerre. Le temps est du côté russe alors que l’Ukraine et ses soutiens sont pressés.

Russie: la révolte des mercenaires de Prigojine tourne du drame à la farce

Russie: la révolte des mercenaires de Prigojine tourne du drame à la farce

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par Philippe Chapleau – Lignes de défense – publié le 25 juin 2023

https://lignesdedefense.blogs.ouest-france.fr/


Rien dans Lignes de défense sur la crise russe de samedi… C’est vrai. Tous mes sujets ont été publiés sur le site ouest-france.fr et dans notre édition dominicale (voir ci-dessous).

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Le blog a fait les frais de cette journée un peu folle que je devais passer au soleil et non pas les doigts rivés au clavier pour fournir de la copie à d’autres supports. 

Avant de poursuivre le travail sur les suites de cette crise, d’en analyser les répercussions (sur la RCA et le Mali par exemple), de revenir sur le jeu de roulette russe du pouvoir moscovite, je reviens sur le déroulement de cette mutinerie des mercenaires avec un texte qui s’ouvre sur un extrait du Prince de Machiavel. J’aurais pu aussi citer quelques lignes du Salammbô de Flaubert sur la révolte des mercenaires.

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Voici ce que j’écrivais samedi soir et qui a été publié dans Dimanche Ouest-France:

Vladimir Poutine aurait dû lire Le Prince de Machiavel avant de lâcher la bride aux mercenaires de la société militaire privée (SMP) Wagner. « Le prince dont le pouvoir n’a pour appui que des troupes mercenaires, ne sera jamais ni assuré ni tranquille ; car de telles troupes sont désunies, ambitieuses, sans discipline, infidèles, hardies envers les amis, lâches contre les ennemis », avertissait l’écrivain florentin en 1532.
Samedi soir, les Moscovites ont appris, avec soulagement, que l’entrée dans la capitale des mercenaires de Wagner était annulée. Venus du sud du pays, comme promis par leur chef plus tôt dans la journée, les miliciens avaient superbement ignoré le conseil de Vladimir Poutine : « Le seul bon choix est de déposer les armes. »
Mais d’intenses négociations ont permis d’enrayer, au moins temporairement, la crise. Les mercenaires sont donc rentrés dans leurs camps pour éviter un bain de sang.
Comment la Russie en est-elle arrivée là ?
Samedi matin, Evgueni Prigojine, fondateur et chef de Wagner, a averti : « Nous marcherons sur Moscou. » Sa décision n’était que l’aboutissement d’une rivalité puis d’un désaccord irrévocable entre les chefs de l’appareil militaire russe et Prigojine, le protégé de Vladimir Poutine devenu chef de guerre en Ukraine, auréolé de ses succès à Soledar et Bakhmout.
Début mai, dans une vidéo macabre, le chef des mercenaires avait accusé l’état-major russe de ne pas lui fournir suffisamment de munitions pour le priver d’une victoire à Bakhmout. Cette vidéo, filmée de nuit devant un monceau de cadavres de mercenaires, était d’une rare violence. Elle allait beaucoup plus loin que les vidéos précédentes de Prigojine filmées dans des cimetières militaires, avec des drapeaux et des couronnes mortuaires. Certes, il y apostrophait déjà les chefs militaires russes. Mais la mise en scène macabre de la vidéo de mai tranchait dramatiquement avec le ton et le décorum des vidéos diffusées jusqu’à présent.
Sans remontrance de Vladimir Poutine, Prigojine s’est enhardi et a multiplié les invectives contre le ministre de la Défense Sergueï Choïgou et le chef d’état-major de l’armée russe Valery Gerasimov, dénonçant leurs errements tactiques.
Vendredi, le Service fédéral de sécurité russe (FSB) a ouvert une enquête contre Evgueni Prigojine, pour appel à la mutinerie armée. Prigojine venait d’accuser l’armée russe d’avoir tué 2 000 de ses combattants. « Ceux qui ont détruit nos hommes, qui ont détruit la vie de dizaines de milliers de soldats russes, seront punis. Je demande que personne n’oppose de résistance » , avait-il déclaré dans une série de messages audio diffusés sur sa chaîne officielle du réseau Telegram. « Nous sommes 25 000 et nous allons comprendre pourquoi le chaos règne dans le pays » , avait-il prévenu.
Piqué au vif par sa mise en cause, Prigojine a déployé ses troupes à Rostov, dans le sud de la Russie. Hier matin, elles ont pris le contrôle des bases militaires locales et du quartier général de la zone sud d’où sont coordonnées les opérations militaires en Ukraine. Les unités de Wagner, équipées en chars et en missiles sol-air, ont ensuite entamé leur progression en direction de Moscou.
Au nombre de 5 000 hommes, selon des dirigeants russes, elles ont traversé sans rencontrer de résistance deux autres régions, celles de Lipetsk et Voronej, les forces de sécurité fédérales ayant organisé leur principale ligne d’arrêt sur la rivière Oka, à la hauteur de Serpukov, à 100 km au sud de la capitale.
C’était sans compter sur une médiation de la Biélorussie : « Evgueni Prigojine a accepté la proposition du président Alexandre Louka-chenko d’arrêter les mouvements des hommes armés de la société Wagner et les mesures pour une désescalade des tensions » , a indiqué le canal Telegram officieux de la présidence biélorusse. Vers 21 h, les mesures de sécurité commençaient à être levées et les hommes de Wagner rebroussaient chemin.
Dans la soirée, le porte-parole du Kremlin remerciait le président biélorusse pour son rôle de médiateur, assurant que les combattants de Wagner ne seraient pas poursuivis pénalement et que l’enquête visant Prigojine – attendu en Biélorussie – serait abandonnée.

Le patron de Wagner insulte les chefs de l’armée russe et menace de retirer ses forces

Le patron de Wagner insulte les chefs de l’armée russe et menace de retirer ses forces

 

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par Philippe Chapleau – Lignes de défense – publié le 5 mai 2023

https://lignesdedefense.blogs.ouest-france.fr/


Dans une vidéo mise en lignes par les services de communication de Concord, le patron de la SMP russe Wagner, Evguéni Prigojine, accuse l’état-major russe de ne pas fournir suffisamment de munitions à Wagner pour le priver d’une victoire à Bakhmout qui ferait de l’ombre à l’armée régulière.

Dans cette vidéo, Prigojine se met en scène devant un groupe de ses soldats. Il y menace de retirer ses forces du front de Bakhmout d’ici au 10 mai, « parce que sans munitions, nous sommes condamnées à une mort insensée ».

Voici un extrait de son message:

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Dans une autre vidéo particulièrement virulente publiée un peu plus tôt dans la nuit de jeudi à vendredi, Prigojine s’en prend nommément au ministre russe de la Défense Sergueï Choïgou et au chef de l’état-major Valéri Guerassimov. « Shoigu ! Gerasimov ! Où sont ces putains de munitions ! », hurle-t-il, entre deux jurons et en montrant du doigt des rangs de corps criblés de balles et de shrapnels.

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Cette vidéo est d’une rare violence ; elle va beaucoup plus loin que les vidéos précédentes de Prigojine filmées dans des cimetières militaires avec des drapeaux et des couronnes mortuaires. Certes, il y apostrophait déjà les chefs militaires russes qui, selon lui, refuseraient de livrer des munitions à Wagner et condamneraient ainsi à mort les miliciens de la société militaire privée. Mais la mise en scène macabre de la vidéo mise en ligne la nuit dernière tranche dramatiquement avec le ton et le decorum des vidéos diffusées jusqu’à présent.

Dans une autre vidéo, visiblement prise quelques heures auparavant la macabre mise en scène nocturne, Evgueni Prigojine parle de 116 tués dans les rangs de Wagner lors d’une opération offensive dans Bakhmout. Opération qui aurait permis « une avancée de 230 m » dans la ville en ruines. Ce succès a été enregistré, au prix de lourdes pertes, mais aussi en dépit d’un manque de munitions critique. Wagner ne disposerait plus que d’ »un stock pour quelques jours « .

Toutes ces vidéos, dont celle de Prigojine hurlant des insultes envers Choïgou et Guerassimov, ont de quoi surprendre par leur virulence et leur mise en scène. Elles suscitent aussi au moins une question sur l’autonomie, voire l’impunité, de Prigojine. Si le fondateur et patron de Wagner se permet une telle intervention virulente, cela signifie qu’il en a les moyens et qu’il se sent politiquement suffisamment puissant.

Serait-il devenu l’aboyeur de Vladimir Poutine ? Le président russe garde un silence total sur le rôle de Wagner en Ukraine. Un rôle qui se limite, il ne faut pas l’oublier, à une participation directe au combat de la région de Bakhmout.

Guerre en Ukraine : étude des opérations non conventionnelles

Guerre en Ukraine : étude des opérations non conventionnelles

 

par Maximilien Nagy – Revue Conflits – publié le 17 avril 2023


Dans un rapport de mars 2023, le RUSI (Royal United Services Institute) analyse avec finesse les opérations non conventionnelles menées par la Russie en Ukraine des années 2000 à l’attaque de février. Usage de Wagner, maitrise des espions et des renseignements, la Russie avait préparé de longue date son intervention.   

Le rapport a été réalisé par Dr Jack Watling, Oleksandr Danylyuk et Nick Reynolds. Il est disponible ici. 

La guerre en Ukraine, abondamment étudiée du point de vue de la stratégie militaire et des fausses informations, commence aussi à être abordée du point de vue des opérations non conventionnelles. Dans son rapport, le RUSI analyse à l’aide d’archives de presse et d’interviews avec des sources ukrainiennes, les différents outils non conventionnels utilisés par les services de renseignement russes et l’armée pour mener le conflit. Des infiltrations au recrutement de hauts fonctionnaires ukrainiens ou encore l’usage de groupes paramilitaires, dont Wagner, tous les procédés informels sont bons. 

Infiltrations et retournements

La guerre en Ukraine est le fruit d’une longue préparation par la Russie. Avant de mener une lutte armée, Vladimir Poutine et le service de renseignement russe, le FSB, se sont attelés à orienter les politiques ukrainiennes vers les intérêts russes, dès les années 2000. Des services de renseignement ukrainiens aux entreprises de gestion du nucléaire, le FSB a procédé entre 2000 et 2022 à une stratégie de recrutements massifs en Ukraine à tous les niveaux. 

Par exemple Andriy Derkach. Fils d’un officier du KBG, il se rend en Ukraine en 1993 après ses études et devient député du peuple au parlement de Kiev en 1998. En parallèle, il gère Energoatom, en charge du nucléaire en Ukraine et fait signer de nombreux contrats favorables à Rosatom, l’équivalent russe d’Energoatom. Dès la fin des années 2000, le SBU – l’agence de renseignement ukrainienne – avertit le président ukrainien des activités de l’individu. Il faut attendre juin 2022 pour qu’il soit sérieusement mis en cause par les Américains, qui l’accusent d’être un espion russe. Une des preuves apportées consiste en des documents révélant qu’il aurait été chargé d’établir un réseau d’entreprises de sécurité privée, destinées à contrôler plusieurs villes en Ukraine dans le but de préparer l’invasion russe. 

L’autre taupe du FSB serait le général Oleg Kulinich, un des chefs régionaux du SBU, également associé à Derkarch chez Energoatom. Jusque-là, il était chargé de l’affaiblissement des services du SBU et sa capacité à détecter des agents russes. Il aurait aussi reçu l’ordre d’influencer le pouvoir ukrainien pour qu’il renonce à rejoindre l’OTAN. Il est limogé et détenu par le SBU en juillet 2022. Le FSB a donc fait preuve d’une haute compétence pour espionner et influencer l’Etat ukrainien, tout en évitant de s’impliquer directement dans les opérations grâce à son recrutement efficace d’agents. 

 

Forces et faiblesses de « la politique des agents »

Le système de flag recruitement du FSB possède bien sûr des faiblesses, démontrées dès l’invasion de février 2022. Au début du conflit, le FSB pensait qu’il aurait un réseau fidèle à ses ordres et il s’était montré très optimiste sur sa capacité d’influence sur les institutions ukrainiennes. Toutefois, le maintien en place des institutions ukrainiennes au lendemain de l’invasion russe a démontré l’exagération complète des services du FSB. De plus, nombre d’informateurs ont quitté les services dès le début du conflit, démontrant une autre limite :  l’absence d’idéologie chez les agents ukrainiens. Motivée avant tout par les rémunérations proposées par le FSB, la volonté de protéger leurs vies et celles de leurs proches a certainement primé sur les promesses de rémunération. Une fois la situation devenue trop risquée, la mission n’en valait sans doute plus la peine. « Le criminel qui voyait précédemment peu de problèmes à agir comme un coursier à la frontière russo-ukrainienne pourrait […] sentir qu’il devrait [plutôt] protéger sa famille si elle était attaquée »1 analyse le RUSI. Mal informée sur la véritable situation en Ukraine, affaiblie par les désertions d’une partie de ses informateurs, l’armée russe fut prise de court à son arrivée. Le lieutenant général Reshetnikov du SVR (services de renseignement extérieurs russes), résume bien la situation : « Les erreurs de calcul furent essentiellement politiques et militaires : sous-estimation de l’ennemi, mécompréhension de l’état d’esprit et du fonctionnement de ce pays. Il y avait très certainement des espérances injustifiées : nous allions entrer dans Kiev et Kharkov, pour porter au pouvoir des représentants ukrainiens raisonnables. Mais ce n’est pas cela qui s’est produit2. »Mais dans les territoires que l’armée russe est parvenue à conquérir, un régime d’occupation efficace est mis en place, toujours grâce à l’usage d’agents recrutés par le FSB. 

Les régimes de contrespionnage dans les territoires occupés

Comme les Russes l’ont montré en Crimée en 2014, leur capacité à s’implanter durablement dans un territoire et à le contrôler est remarquable. Dès leur arrivée dans les villes conquises, ils se sont assurés qu’ils auraient des hommes fidèles à Moscou pour les administrer. Une procédure menée par exemple dans l’oblast de Kharkiv : interrogatoires, fouilles de maisons, remplacement des maires ou encore coupure des communications avec Kiev, tout est mis en œuvre pour permettre une « russification » des populations de l’oblast. En complément de cela, le FSB se constitue un bon réseau d’informateurs parmi la population. Dans l’oblast de Kharkiv, 800 agents russes furent identifiés. L’objectif premier du FSB n’est pas tant d’obtenir un soutien de la population, mais de s’en assurer le contrôle, comme elle le fit durant la guerre de Tchétchénie de 1994, où 8% de la population en moyenne collaborait avec les services de renseignement du Kremlin. 

Mercenaires et troupes irrégulières 

L’usage des pratiques non conventionnelles s’étend aussi à l’armée, ou pour contrôler les territoires ou pour assurer des interventions. Les nombreuses pertes au sein de l’armée régulière russe et l’installation de plusieurs de ses membres dans les villes ou oblasts conquis en Ukraine pour en assurer l’administration ont causé une pénurie d’hommes ces derniers mois. Pour pallier ce phénomène, les Russes ont accru le recours aux mercenaires, dont le groupe Wagner et le régiment tchétchène du colonel général Ramzan Kadyrov. Le groupe Wagner, fondé en 2014 par l’influent Yevgeny Prigozhin, est dépendant officiellement de la direction générale des renseignements russes, le GRU, mais recevrait ses ordres directement de Poutine. Au départ absente d’Ukraine, du fait de sa présence en Syrie et au Mali, elle a vu son rôle s’accroître ces derniers mois. Son action est venue s’ajouter à celle des hommes de Kadyrov, chargés d’assister le FSB du contrôle des territoires conquis. Fournie en armements et en hommes par le GRU, sans faire partie pour autant de l’organigramme de l’armée russe, la participation de Wagner au conflit devrait s’accroître dans les mois à venir, tout comme le développement d’autres armées privées. L’utilisation de l’armée privée PWC Redut, fondée par des anciens du GRU en est un exemple.  

Des renseignements déficients ?  

L’échec des Russes durant les premiers mois de la guerre en Ukraine a souligné les problèmes de culture de travail au sein du FSB, hérités de la période soviétique, en particulier la communication déficiente entre les autorités et les agents sur le terrain. Les « services spéciaux russes souligne le rapport, avaient reçu l’ordre de faciliter une occupation avec un calendrier précis et non pas d’évaluer sa viabilité3. » L’armée russe en a subi les conséquences… L’obéissance aux ordres plutôt que la fourniture de « conseils honnêtes aux services spéciaux russes à l’exécutif 4 » et la peur de déplaire au chef et à Vladimir Poutine empêche le système de fonctionner efficacement, malgré le dynamisme incontestable des services. L’autre problème est l’incapacité des services russes à se renouveler dans leurs méthodes, restées identiques depuis la période soviétique, quels que soient les terrains d’action. « Bien que cela permette aux opérations russes de réagir rapidement face à une cible qui ne se doute de rien, il y a aussi une véritable vulnérabilité lorsque la cible est en état d’alerte, parce que les opérations risquent de s’exposer mutuellement5. » L’exemple ukrainien est relativement parlant : face à une situation imprévue, la capacité d’adaptation des services de renseignement a fait défaut.

Le FSB dispose encore de nombreux atouts, dont sa capacité à récolter des informations, grâce à son réseau d’agents, qui lui a permis de situer et de détruire plusieurs sites stratégiques en Ukraine, notamment énergétiques et militaires. La compétence technique des services russes demeure donc, malgré des défauts aux lourdes conséquences dans ce type de conflit.  

Les mercenaires ne sont pas près de disparaître

Les mercenaires ne sont pas près de disparaître

 

par Tatiana Smirnova, Université du Québec à Montréal (UQAM) et Jalel Harchaoui, Fondation Maison des Sciences de l’Homme (FMSH) –  Revue Conflits  – publié le 9 janvier 2023

https://www.revueconflits.com/les-mercenaires-ne-sont-pas-pres-de-disparaitre/


L’histoire de la compagnie militaire privée (CMP) « Wagner » reste aujourd’hui un domaine exploré d’abord et avant tout par les journalistes. En termes d’études de terrain et d’observations empiriques, les chercheurs universitaires ne consacrent pas suffisamment de recherches à ce phénomène. Il est impératif de remédier à cet angle mort académique en étudiant les mercenaires russes avec la même rigueur que les autres acteurs de la vie politique et militaire internationale.

Un cadre d’analyse tronqué

Aujourd’hui, le récit médiatique tournant autour de Wagner, une compagne militaire privée connue depuis 2014 pour ses liens étroits avec l’État russe, ne cesse d’être recyclé, parfois enrichi de personnages supplémentaires ou d’une anecdote nouvelle – mais sans percée analytique, travail que seul le monde universitaire peut réaliser.

Par exemple, le businessman russe Evguéni Prigojine, connu pour sa proximité avec Vladimir Poutine, a récemment reconnu être le fondateur et patron de Wagner, ce qui a donné lieu dans les médias à une avalanche d’articles qui ne nous ont finalement rien appris de substantiellement nouveau sur le fonctionnement ou l’organisation du groupe.

Les divers articles de presse consacrés à Wagner donnent également peu d’éléments sur les effets, pourtant profonds et complexes, qu’a la présence des mercenaires sur le tissu social et sur la gouvernance locale dans les territoires en guerre. On ne sait presque rien de la façon dont le groupe est perçu par les communautés résidant dans les zones où il agit.

De plus, la situation géopolitique actuelle, qui encourage une prise de parti « pour ou contre les Russes », déforme les cadres d’analyse et engendre des narrations unidimensionnelles. L’un des résultats de cette polarisation simpliste mais amère est l’illusion que la Russie finira bientôt par quitter l’Afrique, puisqu’elle aurait besoin de redéployer ses hommes, y compris ceux de Wagner, pour les besoins de sa guerre en Ukraine.

Or la fragilité sociale croissante et les crises de légitimité politique qui se succèdent dans les pays africains où opère actuellement Wagner – par exemple, la RCA, le Mali, la Libye, le Soudan – créent un terreau favorable à l’expansion durable d’une nouvelle forme de CMP. Dans tous les cas, la « demande » à laquelle Wagner répond – celle des élites militaires locales pour des services sécuritaires sans contraintes vis-à-vis des droits humains – n’est pas près de s’estomper. En effet, une tendance générale vers un autoritarisme plus dur et moins contesté par les démocraties occidentales semble persister.

Wagner, une manifestation de la privatisation de la sécurité au niveau mondial

Par défaut d’approfondissement académique, la lecture actuelle reste focalisée sur les relations entre les États et, par conséquent, passe à côté de deux dynamiques importantes : la position des CMP russes dans un contexte marqué par la privatisation mondiale des services sécuritaires ; et les effets locaux de leurs opérations.

Or ces deux éléments ont une forte incidence sur la dynamique des conflits. Concernant Wagner, donc, il est urgent de se distancier du récit sur la compétition entre grandes puissances. La principale difficulté d’analyse ici réside dans le fait que les CMP russes, dont Wagner, mais aussi Patriot, Sewa Security Services, ou encore Shchit sont un produit de la politique intérieure du pays. Bien que protéiformes, elles restent toutes liées au Kremlin. La présence de ces forces semi-étatiques dans des pays en guerre, notamment l’Ukraine, la Syrie et la Libye, va de pair avec les intérêts militaires, politiques et économiques de la Russie.

Pourtant, en considérant Wagner du point de vue de la tendance générale de la privatisation de la sécurité, on se rend compte que le groupe n’est pas un phénomène isolé. Bien avant Wagner, en effet, deux autres compagnies avaient déjà transformé la privatisation de la guerre : Executive Outcomes (EO) et Blackwater.

Wagner dans la foulée d’Executive Outcomes et de Blackwater

En 1989, Eeben Barlow, un ancien lieutenant-colonel des forces de défense d’Afrique du Sud, a fondé Executive Outcomes en recrutant les militaires à partir des membres des unités dissoutes suite à la fin de l’apartheid. Barlow présentait sa compagnie comme une alternative aux Casques bleus. Les interventions de EO en Angola et en Sierra Leone en 1992 et en 1995-1997 respectivement ont contribué à la mise en œuvre de cessez-le-feu dans ces deux pays. En 1996, les forces gouvernementales en Sierra Leone, soutenues par EO, ont maîtrisé les rebelles du Front révolutionnaire uni (RUF) (Executive Outcomes s’y fera payer en partie avec des concessions diamantifères). En Angola, cette compagnie militaire a combattu au nom du gouvernement angolais contre l’UNITA après le refus de cette dernière d’accepter les résultats des élections en 1992. Dans les deux cas, la « réussite » des opérations pourrait s’expliquer par l’usage de la force sans les contraintes traditionnellement rattachées aux États. Cependant, l’attribution à EO de droits miniers a suscité l’inquiétude des diplomates et été critiquée par les médias.

La « guerre mondiale contre le terrorisme » déclenchée en 2001 a fait passer à la vitesse supérieure la privatisation de la guerre par les États-Unis. En 2010, les effectifs des compagnies militaires privées dépassaient ceux des troupes américaines en Irak et en Afghanistan. Les grandes CMP, dont la plus connue est Blackwater, ont présenté leurs services comme faisant partie de la « force totale » de l’armée américaine. Elles recrutaient au sein de l’armée, embauchaient des hauts fonctionnaires pour obtenir leurs entrées dans les réseaux gouvernementaux, recrutaient des militaires en Amérique latine pour les opérations en Irak et s’engageaient dans les combat directs contre les insurgés.

Dans son livre de 2014, The Modern Mercenary, le spécialiste des questions de sécurité Sean McFate a divisé les CMP en deux types : d’une part, les sociétés mercenaires ; de l’autre, les entrepreneurs militaires.

Les sociétés mercenaires, comme EO, sont des armées privées qui « mènent des campagnes militaires autonomes ». Les entrepreneurs militaires, tels que Blackwater, « renforcent les forces armées régulières » d’un État puissant. McFate estimait que ces deux types de CMP pouvaient fusionner en une nouvelle catégorie, qui offrirait des « services orientés vers le combat » et en accordant encore moins d’attention aux droits humains.

Le groupe Wagner pourrait bien représenter cette nouvelle catégorie de CMP : à la fois société mercenaire et entreprise militaire. Le groupe présente son entreprise comme se trouvant au cœur de l’intérêt national russe, et recrute au sein de l’armée russe ainsi que dans des pays tiers.

L’Afrique, Eldorado des mercenaires

Il n’y a rien de surprenant à ce que les CMP russes soient actives en Afrique. Le continent est un marché important pour toutes les CMP.

Les CMP russes ne sont pas d’ailleurs les seuls mercenaires à y opérer. En octobre 2020 les représentants des deux camps libyens rivaux ont signé un accord soutenu par les Nations unies, qui engageait le deux parties à cesser de faire appel aux mercenaires étrangers. L’accord s’était concentré sur le rôle des CMP russes, c’est-à dire le groupe Wagner et les mercenaires syriens embauchés par la Turquie.

Le conflit libyen met en présence de nombreux hommes payés à se battre : rebelles soudanais et tchadiens, combattants venant du sud libyen recrutés au nord et jeunes hommes à travers le pays qui prêtent leurs services à un camp comme à l’autre. On retrouve donc en Libye bien des individus correspondant à la définition ambiguë du terme de « mercenaire » que donne le droit international, mais les narratifs stratégiques circulant dans les capitales occidentales tendent à effacer les distinctions qui existent entre eux.

En Republique centrafricaine, l’ex-président François Bozizé arrive au pouvoir en 2003 avec le soutien de mercenaires tchadiens. En 2013, il est renversé par la rébellion Séléka, comprenant de nombreux mercenaires du Soudan et du Tchad. Pour revenir au pouvoir, Bozizé il mobilise des groupes d’autodéfense à prédominance chrétienne, les anti-Balaka, pour combattre la Séléka, à prédominance musulmane. Une guerre civile éclate en 2013 ; surgissent alors de nombreux groupes armés dont les alliances dépassent fréquemment des divisions à connotation religieuse.

Wagner apparaît en 2017 en tant que soutien des forces armées centrafricaines combattant plusieurs groupes, notamment les six groupes armés (3R, UPC, FPRC, MPC, et deux groupes anti-Balaka) réunis par Bozizé en 2020 pour renverser le gouvernement. Le groupe le plus fort, l’UPC, tout comme d’autres groupes armés qui combattent Wagner, recrute ses combattants à l’extérieur de la RCA. L’un des principaux responsables des opérations de Wagner en RCA a passé des années au sein de la Légion étrangère française, qui a une longue histoire en RCA.

Un contexte favorable aux CMP

Les chercheurs doivent apprendre comment les dynamiques des conflits locaux influent sur les opérations des CMP. Les CMP russes sont accusées de violations des droits de l’homme en Libye, en RCA, au Soudan et au Mali. Mais le type, l’ampleur et la portée de ces violations diffèrent selon les conflits et reflètent souvent des modèles préexistants à leur arrivée.

L’essor des CMP de nouvelle génération est en partie lié à la crise de légitimité des opérations de paix onusiennes. Les interventions de maintien de la paix ont souvent échoué à protéger les civils, encouragé la violence et renforcé le pouvoir de dirigeants autoritaires. L’attrait des « solutions militaires » comme alternative est de retour. Mais aujourd’hui, les missions onusiennes et celles déployées par des mercenaires se déroulent sur les mêmes théâtres – c’est le cas au Mali, en RCA ou en Libye –, ce qui engendre des tensions croissantes.

Les définitions usuelles des mercenaires ne rendent pas compte du rôle considérable qu’ils jouent aujourd’hui dans les conflits. Les CMP russes mènent leurs opérations dans des régions ou une proportion significative de la population porte les armes et où la violence est de plus en plus banalisée. Le nouveau type de CMP peut agir comme des mercenaires régionaux dans un conflit, et comme des forces professionnelles soutenues par l’État dans un autre.

Le domaine de la résolution des conflits doit prendre pleinement en compte le phénomène des mercenaires. Malgré les théories selon lesquelles les processus de paix devraient inclure toutes les parties armées à un conflit, les normes d’inclusion sont souvent arbitraires. Les mercenaires et ceux considérés comme « terroristes » y sont généralement exclus. Il a fallu des années après le 11 Septembre pour voir une plus grande ouverture au dialogue avec les djihadistes au Sahel.

Ne pas tenir compte des effets locaux de l’enracinement des djihadistes s’est révélé une erreur. La même erreur doit être évitée avec les CMP, car les répercussions de leur action sur les communautés locales et sur les processus de paix sont importantes. Dans le cadre de leur mission visant à faciliter les corridors humanitaires et à contribuer à la protection des vies civiles, les organisations internationales ont le devoir de trouver des moyens de comprendre le fonctionnement des mercenaires, y compris les CMP russes, et de les inclure dans les processus de paix. Prendre ces acteurs en considération est urgent d’un point de vue empirique, et cela nécessite de nouveaux efforts de recherche indépendante.

Wagner est le produit de changements structurels qui affectent de manière sensible la gouvernance locale, le maintien de la paix, les mécanismes de résolution de conflits et les opérations humanitaires. La prestation offerte par la Russie s’est avérée si attrayante que d’autres nations chercheront inévitablement à imiter son modèle caractérisé par une forte adaptabilité concernant le financement de la mission en fonction des opportunités locales.


Cet article a été co-écrit avec John Lechner, journaliste et chercheur indépendant.

Tatiana Smirnova, Chercheuse, Centre FrancoPaix en résolution des conflits et missions de paix, Universitité de Québec à Montréal, Université du Québec à Montréal (UQAM) et Jalel Harchaoui, Senior Fellow, Global Initiative against Transnational Organized Crime, Fondation Maison des Sciences de l’Homme (FMSH)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Wagner, la société militaire privée Kleenex

Wagner, la société militaire privée Kleenex

par Philippe Chapleau – Lignes de défense – publié le 20 septembre 2022

http://lignesdedefense.blogs.ouest-france.fr/


Dans un rapport du CRS américain intitulé « Russia’s War in Ukraine: Military and Intelligence Aspects » (version du 14 septembre 2022), le nom Wagner est cité à 7 reprises. A la référence à « Wagner », cette société militaire privée russe dont l’existence à la différence de celle du monstre du loch Ness est attestée, est souvent associé le mot « reportedly » (que l’on peut traduire par « on rapporte que… » ou bien que l’on rend par un conditionnel journalistique »).

C’est bien là la première caractéristique de Wagner, l’opacité. Cette opacité que cultivent ceux qui pilotent cette société militaire privée (SMP) qui a tout d’un épiphénomène hybride, d’une anomalie dans l’actuelle trajectoire des SMP/ESSD. Ces entreprises recherchent en effet la reconnaissance, la légitimité et affichent résolument un désir de transparence.

 

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Certes, les pratiques de certaines de ces entreprises sont critiquables (on pense à certaines dérives éthiques, à des cas de surfacturation et de corruption, à des prestations de piètre qualité etc.); mais Wagner marche résolument à contre-courant de la volonté des sociétés militaires privées ou des entreprises de services de sécurité et de défense d’être des acteurs connus et reconnus dans les domaines de l’externalisation militaire et sécuritaire.

Wagner, d’abord, évolue dans les limbes: il n’existe pas d’entreprises immatriculée en Russie sous ce nom. D’ailleurs, les SMP sont interdites en Russie. Même si Vladimir Poutine avait reconnu en 2012 tout l’intérêt de légiférer et donc d’autoriser de telles entreprises, le législateur russe ne s’est jamais emparé du sujet et n’a jamais présenté de sérieux projets de loi pour encadrer la création et les activités de telles structures. Si de telles entreprises existent en Russie, elles sont donc clandestines et hors la loi.

Puisqu’il existe malgré tout des SMP russes (en tout cas au moins une actuellement; pour le reste, on a des sociétés de sécurité reconnues par l’Etat russe et même par l’Onu), elles se positionnent clairement à contre-courant des ambitions actuelles des prestataires de services militaires et sécuritaires anglo-saxons et européens: professionnalisme et légitimité. Depuis les années 1990, ce secteur des services de défense et de sécurité s’est considérablement réorganisé, avec la disparition de nombreuses PME et leur absorption par de grands groupes. Ces entreprises et ces fonds d’investissement ont vu l’intérêt de se positionner sur le créneau des services militaires et sécuritaires qu’utilisent massivement les forces armées nationales pour palier leurs sous-capacités et renforcer temporairement, et parfois durablement, leurs moyens insuffisants et même parfois inexistants. Les créateurs de Wagner n’ont que faire de leur image, de l’officialisation de leur créature: il s’agit d’évoluer dans le flou le plus total et de contribuer à l’opacité.

Autre différence notable avec les SMP/ESSD actuelles: la participation directe de Wagner à la mise en œuvre de la létalité. En clair, les « contractors » de Wagner font le coup de feu sur le champ de bataille (et commettent des exactions que l’Onu et des ONG ont documenté). Ce que ne font pas les personnels des SMP. Même les entreprises de sécurité US comme Blackwater, Triple Canopy, Dyncorp n’ont pas pris par à des actions létales offensives, que ce soit en Irak et en Afghanistan. Or, Wagner lâche ses hommes sur le terrain, pas seulement pour former des troupes nationales des pays qui font appel à ses services, pas seulement pour encadrer les soldats locaux en opérations, mais bien pour assurer des missions offensives en RCA, au Mali etc. A ce titre, le déploiement de Wagner en Ukraine n’a rien d’un « coming out » mercenarial: il s’inscrit dans une pratique éprouvée et assumée tant par les cadres de Wagner que par le Kremlin qui juge utile de recourir en sous main à de tels supplétifs tout en conservant la capacité de nier tout lien avec une telle structure illégale et toute responsabilité en cas d’exactions.

Le mode de rémunération constitue également une rupture. Les SMP/ESSD travaillent, et c’est leur fonds de commerce, pour des gouvernements établis et parfois pour des organisations internationales qui ont besoin de leurs capacités (sécurité, logistique, renseignement, formation…). Le CA de Dyncorp provient à 98% de marchés fédéraux par exemple. Ces contrats sont publics (il suffit d’aller consulter les appels d’offres US par exemple ou d’éplucher chaque jour les avis d’attribution de marchés du DoD américain ou du MoD britannique). Pour Wagner, ni appels d’offres russes ni avis d’attribution de marchés par les instances militaires ou sécuritaires moscovites. Wagner traite directement avec des États étrangers qui rétribuent les services rendus. Or, ces États s’avèrent souvent incapables de payer les sommes dues. D’où un paiement en nature à coups de concessions minières par exemple; d’où une mise à l’encan des ressources nationales (voir en RCA et au Mali pour citer deux exemples parlant). Ce type de prédation n’est pas sans rappeler les pratiques de la SMP sud-africaine Executive Outcomes (EO) en Angola et en Sierra Leone. En fait, Wagner est beaucoup plus proche d’EO que de Blackwater! EO et Wagner font le coup de feu et se paient en nature avant de rétrocéder les concessions, mines et autres sites d’extraction à des sociétés spécialisées qui gravitent dans leur orbite floue. Pour Wagner, c’est la nébuleuse d’Evgueni Viktorovitch Prigojine, homme d’affaires russe proche du Kremlin.

Wagner est donc bien un épiphénomène (en marge du mouvement de structuration et de légitimisation actuel des SMP/ESSD) hybride (il relève à la fois de la définition large du mercenariat comme norme militaire ancestrale et de la définition plus restrictive du mercenariat barbouzard de l’époque post-coloniale telle que décrite par des lois nationales et des conventions internationales).

Quel est l’avenir de Wagner?

Wagner ne serait-il qu’un « démonstrateur », un produit développé mais inachevé et dont on ne sait pas s’il sera pérennisé par le législateur russe. Certes, une fois testé et éprouvé, le modèle Wagner pourrait être validé par le Kremlin et devenir un instrument officiel de la politique extérieure russe et outil d’influence.

Toutefois, à mon sens, une telle création ad hoc n’a guère d’avenir. Wagner est le faux nez de cet impérialisme russe qui n’a rien à envier aux pratiques occidentales qu’il dénonce. Wagner est un instrument de prédation économique qui ira brouter l’herbe plus verte de la prairie d’à côté, une fois épuisées les ressources de ses actuels champs d’action.

L’implication de Wagner en Ukraine, dans un conflit de haute intensité, est quasiment contre-nature: une telle société, réduite à recruter dans les prisons, n’a pas vocation à se substituer aux forces armées nationales mais tout au plus à les épauler, à les soutenir, comme l’ont fait les SMP US en Irak et en Afghanistan au profit du Pentagone et de l’Otan sans empiéter sur le fameux coeur de métier militaire (la mise en oeuvre directe de la létalité).

Wagner sur le champ de bataille, au-delà de ses capacités avérées ou non au combat et de ses éventuelles réussites, c’est avant tout la preuve d’un renoncement de l’Etat russe à sa souveraineté et un affaiblissement de ses pouvoirs régaliens. En ce sens, il serait funeste de légiférer sur des SMP à la Wagner et de les autoriser: ce serait ainsi officialiser une incapacité de l’Etat à mener à bien seul une de ses missions essentielles: sa défense. Wagner doit rester un Kleenex, une SMP jetable.

 

 

Partir ou rester? Les forces françaises placées devant un dilemme avec l’arrivée au Mali du groupe russe Wagner

Partir ou rester? Les forces françaises placées devant un dilemme avec l’arrivée au Mali du groupe russe Wagner

http://www.opex360.com/2021/12/24/partir-ou-rester-les-forces-francaises-placees-devant-un-dilemme-avec-larrivee-au-mali-du-groupe-russe-wagner/

 

Les mises en garde de la France et de ses partenaires européens engagés avec elle au Sahel, ainsi que celles des États-Unis et de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest [Cédéao] n’auront eu aucun effet sur les autorités de transition maliennes. En effet, celles-ci ont, semble-t-il, donné leur accord à l’arrivée au Mali de la société militaire privée [SMP] russe Wagner, proche du Kremlin.

Dans un communiqué conjoint publié le 23 décembre, soit environ une semaine après la force française Barkhane a rétrocédé son emprise de Tombouctou aux Forces armées maliennes [FAMa] dans le cadre de la réorganisation de son dipositif au Sahel, quinze pays [*], dont la France, ont « condamné fermement le déploiement de mercenaires sur le territoire malien ».

Et d’estimer que ce déploiement « ne peut qu’accentuer la dégradation de la situation sécuritaire en Afrique occidentale, mener à une aggravation de la situation des droits de l’homme au Mali, menacer l’Accord pour la paix et la réconciliation au Mali issu du processus d’Alger et entraver les efforts de la communauté internationale pour assurer la protection des civils et apporter un soutien aux forces armées maliennes ».

Ces quinze pays ont également dit regretter « profondément » la « décision des autorités de transition maliennes d’utiliser des fonds publics déjà limités pour rétribuer des mercenaires étrangers au lieu de soutenir les forces armées maliennes et les services publics au bénéfice du peuple malien ». Les États-Unis, qui ne font pas partie des signataire de ce communiqué, n’avaient pas dit autre chose dans une mise en garde adressée à Bamako, le 15 décembre dernier.

En outre, le communique souligne « l’implication » du gouvernement russe dans le soutien matériel à ce déploiement du groupe Wagner au Mali, avant d’en appeler la Russie à « adopter un comportement responsable et constructif dans la région ».

Le rapprochement entre Bamako et Moscou a commencé un avant l’arrivée de la junte actuellement au pouvoir, notamment avec le don de deux hélicoptères aux FAMa, en 2016, puis, trois ans plus tard, avec la signature d’un accord de coopération militaire. Entre-temps, des associations, comme le « Groupe des patriotes au Mali », ont demandé l’implication militaire de la Russie au Mali, tandis qu’une campagne de dénigrement des forces françaises commençait à prendre de l’ampleur.

Quoi qu’il en soit, selon une source gouvernementale française citée par l’AFP, il a été constaté « des rotations aériennes répétées avec des avions de transport militaire appartenant à l’armée russe, des installations sur l’aéroport de Bamako permettant l’accueil d’un chiffre significatif de mercenaires, des visites fréquentes de cadres de Wagner à Bamako et des activités de géologues russes connus pour leur proximité avec Wagner ». Ce que semble accréditer les données de suivi du trafic aérien.

 

Probablement que ces développements sont à l’origine de l’annulation du déplacement que devait faire le président Macron à Bamako, le 20 décembre [officiellement, la raison serait liée à la pandémie de covid-19…].

En attendant, n’ayant pas vu venir le double coup d’État [août 2020 et mai 2021] du colonel Assimi Goïta et su trouver la parade à lutte d’influence menée depuis Moscou, la France se trouve devant un dilemme. Retirer ses troupes du Mali, comme elle avait menacé de le faire? Cela laisserait le champ libre au groupe Wagner, donc à la Russie, et compliquerait les opérations de contre-terrorisme au Sahel, en particulier dans la région dite des trois frontières [car située aux confins du Mali, du Niger et du Burkina Faso]. Les maintenir? Cela les placerait dans des situations impossibles, avec le risque d’être accusées des exactions que les mercenaires russes pourraient commettre.

En outre, l’arrivée du groupe Wagner au Mali est de nature à remettre en cause tous les efforts consentis jusqu’ici pour « européaniser » l’action militaire au Sahel que ce soit via le groupement de forces spéciales Takuba ou la mission européenne de formation des FAMa [EUTM Mali]. À noter que l’Allemagne a déjà fait connaître son intention de relocaliser ses instructeurs engagés dans cette dernière dans un autre pays de la région en avançant des impératifs de sécurité.

Pour autant, le communiqué des quinze pays ne va pas dans le sens d’un désengagement du Mali.

« Nous ne renoncerons pas à nos efforts pour répondre aux besoins de la population malienne. Conformément aux objectifs de la Coalition internationale pour le Sahel, nous réaffirmons notre détermination à poursuivre notre action en vue de protéger les civils, de soutenir la lutte contre le terrorisme au Sahel et de contribuer à instaurer la stabilité à long terme en appuyant le développement durable, le respect des droits de l’homme et le déploiement des services publics », y est-il en effet écrit.

[*] Allemagne, Belgique, Canada, Danemark, Espagne, Estonie, France, Italie, Lituanie, Norvège, Pays Bas, Portugal, République Tchèque, Roumanie, Royaume-Uni, Suède