A l’occasion du 2e anniversaire de la guerre en Ukraine, l’Ifri vous propose en avant-première de la sortie du prochain numéro de Politique étrangère le 8 mars, l’analyse de trois experts sur les enjeux militaires du conflit russo-ukrainien.
La contre-offensive ukrainienne, qui devait se solder par une percée majeure en 2023, s’est heurtée à de solides défenses russes et a fini par échouer. Alors que la guerre d’Ukraine entre dans sa troisième année, les positions des deux belligérants se sont figées et la situation ressemble à une impasse. Cette apparence de conflit gelé est toutefois trompeuse. Russes et Ukrainiens sont en train de recharger leurs forces et n’ont pas perdu de vue leurs objectifs.
Après avoir concentré beaucoup d’espoir, l’offensive ukrainienne de 2023 s’est révélée un échec. La deuxième année de guerre s’est achevée sur une impression d’impasse militaire et de sombres perspectives. Certains commentateurs ont ainsi appelé Kiev à négocier un cessez-le-feu avec Moscou, arguant que l’enlisement du front devait être l’occasion d’engager une démarche politique de dialogue avec la Russie. L’image de stabilité est cependant trompeuse : la guerre est en réalité engagée sur un « faux plat », masquant une course contre la montre des deux belligérants pour renforcer leurs positions stratégiques au-delà de 2024. Alors que la Russie jouit d’une supériorité matérielle plus affirmée, le ralentissement du soutien occidental à l’Ukraine pourrait avoir des conséquences décisives sur l’issue du conflit.
Auteurs : Yohann Michel, responsable du pôle puissance aérienne à l’Institut d’études de stratégie et de défense Olivier Schmitt, professeur au Center for War Studies à l’université du Danemark du Sud Élie Tenenbaum, directeur du Centre des études de sécurité de l’Ifri
Ainsi donc à l’issue d’une conférence de soutien à l’Ukraine le président de la République a dit « qu’il n’y avait pas pour l’instant de consensus parmi les participants, mais qu’« en dynamique » (?) on ne pouvait pas exclure à l’avenir l’envoi de soldats en Ukraine, pour préciser ensuite qu’il s’agissait éventuellement de missions d’appui arrière, pour la formation ou le déminage.
En soi, il n’y a là rien de choquant. Le rôle des décideurs est d’examiner toutes les contingences possibles d’une situation. Il n’est surtout pas question face à un adversaire qui nous a déclaré une confrontation depuis des années et qui ne croît qu’aux rapports de forces d’expliquer que l’on s’interdit absolument d’utiliser les instruments de force dont on dispose. On avait suffisamment reproché à Emmanuel Macron » d’avoir dit que l’emploi de l’arme nucléaire français ne pouvait en aucun cas être justifié dans le cas d’un conflit ou d’une crise en Europe orientale pour lui reprocher maintenant d’expliquer qu’on ne pouvait pas exclure l’emploi de forces conventionnelles.C’est le principe de l’ « ambigüité stratégique ». On ne commence pas un dialogue de force en disant ce qu’on ne fera jamais. Quand Joe Biden s’empresse de déclarer au début de la guerre en Ukraine en février 2022 qu’il n’y aura jamais de soldats américains en Ukraine, Vladimir Poutine perçoit immédiatement le surcroît de liberté de manœuvre que cela lui procure.
Oui, mais si les discours de ce genre visent d’abord un public prioritaire, sans doute l’Ukraine dans le cas de la sortie d’Emmanuel Macron où peut-être la Russie, ils en touchent aussi nécessairement d’autres et les effets peuvent être au bout du compte parfaitement contradictoires. Quand Joe Biden parle en février 2022, il ne veut pas rassurer Poutine, mais son opinion publique. Mais un peu plus tard dans la guerre, il menacera aussi la Russie de rétorsions militaires, donc la guerre, si celle-ci utilisait l’arme nucléaire et il mobilisera son opinion sur ce sujet. Quand Donald Trump, possible président des États-Unis en 2025 déclare que rien ne justifierait de sacrifier des vies ou de l’argent en Europe et qu’il envisage de quitter l’OTAN, il rassure peut-être son électorat mais effraie les Européens dépendants du protectorat américain. Les discours de crises tournent finalement toujours autour de trois idées : menacer, rassurer et mobiliser et toujours plusieurs publics, l’ennemi – en temps de guerre – ou l’adversaire – en temps de confrontation – mais aussi en même temps les alliés et son opinion publique. C’est donc un art subtil qui demande des dosages fins.
Or, notre président parle beaucoup mais n’est pas forcément le plus subtil. Si cette fameuse phrase est en soi parfaitement logique face à l’adversaire et doit satisfaire les Ukrainiens, elle a placé aussi les alliés dans l’embarras et au bout du compte brouillé le message de cette conférence importante. On aurait dû retenir la volonté ferme des Européens à endosser fermement la confrontation avec la Russie et l’aide à l’Ukraine sur la longue durée dans les deux cas et ce sans forcément l’aide américaine. On ne retient finalement que cette petite phrase, qui pousse les autres alliés à se positionner à leur tour et pour le coup en excluant tout engagement même modeste et sans risque, d’hommes en uniformes en Ukraine, autant de cartes jetées dans le pot pour rien. Au bout du compte, Poutine doit se trouver plutôt rassuré par cet empressement au non-agir. On notera au passage avec malice la réaction du Premier ministre grec outré d’une telle perspective mais oubliant que la Grèce avait bien apprécié que la France déploie des navires et des avions de combat pour la soutenir dans sa confrontation avec la Turquie en 2020. Bref, en termes de stratégie déclaratoire le bilan collectif est plutôt maigre. Alors qu’il engageait finalement aussi ses alliés sur un sujet important, il aurait sans doute été opportun pour le président d’avoir leur aval avant d’évoquer ce sujet. On maintient aussi l’ « ambigüité stratégique » en ne disant rien du tout.
Et puis il y a l’opinion publique nationale, où tous les Don Quichotte ont, sur ordre ou par conviction, évidemment enfourché leurs chevaux pour briser des lances sur des moulins à vent. Il n’a jamais été question évidement d’entrer en guerre avec la Russie mais on fait comme si. Ça peut toujours servir pour au moins se montrer et en tout cas continuer à saper le soutien à l’Ukraine « au nom de la paix » lorsqu’on ne veut pas avouer que c’est « au nom de Moscou ».
Il fut un temps où c’était l’extrême gauche qui soutenait Moscou, il faut y ajouter maintenant une bonne proportion de l’extrême-droite, étrange retournement de l’histoire. Entre les deux et selon le principe du levier décrit par le très russophile Vladimir Volkoff dans Le montage, on trouve aussi les « agents » apparemment neutres ou même hostiles à Moscou mais l’aidant discrètement à partir de points d’influence. Plusieurs ouvrages et articles viennent de révéler quelques noms du passé. Il faudra sans doute attendre quelques années et la fin de la peur des procès pour dénoncer ceux d’aujourd’hui. Bref, beaucoup de monde qui par anti-macronisme, anti-américanisme, anticapitalisme ou autres « anti » viennent toujours à la rescousse d’un camp qui doit être forcément être bien puisqu’il est hostile à ce que l’on croit être mal.
Il est évidemment normal d’avoir peur de la guerre. Cela n’excuse pas de dire n’importe quoi du côté de l’opposition, ni de parler vrai à la nation du côté de l’exécutif. On se souvient de Nicolas Sarkozy engageant vraiment la France en guerre en Afghanistan en décidant en 2008 de déployer des forces dans les provinces de Kapisa-Surobi en Afghanistan. Le message était vis-à-vis des États-Unis et des alliés de l’OTAN, mais il avait un peu oublié d’en parler aux Français, ce qui n’a pas manqué de poser quelques problèmes par la suite. Inversement, François Mitterrand, pourtant sans doute le président le plus désastreux dans l’emploi des forces armées depuis la fin de la guerre d’Algérie, avait pris soin d’expliquer pourquoi il fallait faire la guerre à l’Irak en 1991 après l’invasion du Koweït. Il avait même associé le Parlement et les partis dans cette décision. Personne n’avait forcément envie de mourir pour Koweït-City et pourtant l’opinion publique l’avait admis. De la même façon, on avait encore moins de raison de mourir pour Bamako en 2013 que pour Dantzig en 1936, et pourtant François Hollande n’a pas hésité à y engager nos soldats, en expliquant le pourquoi de la chose et y associant les représentants de la nation. Il n’est actuellement absolument pas question de guerre avec la Russie, même s’il faut forcément s’y préparer ne serait-ce que pour augmenter les chances qu’elle ne survienne pas, mais de confrontation. Pour autant, dès qu’il s’agit de franchissements de marches, même petites et très éloignées, vers le seuil de la guerre ouverte cela mérite peut-être aussi de s’appuyer sur un soutien clair de la nation et de la majorité de ses représentants. De la même façon qu’il était peut-être bon de se concerter avec ses alliés, il était peut-être bon aussi de ne pas surprendre sa propre opinion, même très favorable au soutien à l’Ukraine, avec une « sortie » au bout du compte isolée et qui a finalement tapé à côté.
Car si on n’a pas hésité à faire la guerre dans les cinquante dernières années et accepté des milliers de morts et blessés parmi nos soldats, on hésite beaucoup à se rapprocher du seuil de la guerre ouverte avec une puissance nucléaire, Cette prudence est d’ailleurs la ligne de tous les gouvernements, français ou autres, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. C’est cette même prudence qui nous oblige à être forts. Quand on se trouve « à proximité presque immédiate d’un bloc totalitaire ambitieux de dominer et brandissant un terrible armement » (de Gaulle, Strasbourg, 23 novembre 1961) on se doit de disposer d’un terrible armement équivalent, « capable de tuer 80 millions de Russes » selon ses termes (ça c’est pour ceux qui croient que de Gaulle voulait une équidistance entre les États-Unis et l’URSS, voire même une alliance avec cette dernière). Il a voulu aussi une force conventionnelle puissante, car la dissuasion, et c’est bien de cela dont il s’agit, ne se conçoit pas seulement avec des armes nucléaires. De fait, depuis l’équilibre des terreurs, les puissances nucléaires évitent à tout prix de franchir le seuil de guerre ouverte entre elles, de peur d’arriver très vite à celui, forcément désastreux pour tous, de la guerre nucléaire.
Oui, mais comme on se trouve quand même en opposition, il faut bien trouver des solutions pour imposer sa volonté à l’autre sans franchir ce fameux seuil et c’est là qu’intervient tout l’art de la confrontation qui est un art encore plus subtil que celui des discours de crise. Dans les faits, les stratégies de confrontations entre puissances nucléaires ressemblent à des parties de poker où on veut faire se coucher l’autre mais sans avoir à montrer ses cartes. On dose donc savamment les actions non avouées, les fameuses « hybrides », et les escalades de force tout en évitant le pire. Les forces armées, nucléaires ou conventionnelles, ont un rôle à jouer dans cet affrontement normalement non violent et ce rôle est évidemment d’autant plus efficaces qu’elles sont puissantes. Avec près de 80 ans d’expérience de confrontation en ambiance nucléaire, on connaît à peu près toutes les possibilités : démonstrations de forces, aide matérielle – dont on découvre en Ukraine qu’elle pouvait être graduelle tant la peur des réactions russes étaient grandes – puis envoi de conseillers comme les milliers de conseillers soviétiques au Nord-Vietnam, en Angola ou en Égypte, engagement de soldats fantômes ou masqués, sociétés privées, et même des déploiements éclair, les fameux de « piétons imprudents ».
Un bon exemple est celui de la guerre d’usure de 1969-1970 entre Israël et l’Égypte. Après une série d’affrontements sur le canal de Suez, les Américains fournissent des chasseurs-bombardiers F4 Phantom qui sont utilisés par les Israéliens pour lancer une campagne aérienne dans la profondeur de l’Égypte. L’URSS, qui fournit déjà la quasi-totalité du matériel égyptien et a déjà de nombreux conseillers sur place – personne ne parle alors de cobelligérance – déploie par surprise une division de défense aérienne complète sur le Nil. Les Israéliens renoncent à leur campagne aérienne. Les Soviétiques font faire alors un saut à la division en direction du canal de Suez. Cela aboutit finalement à un court affrontement soviéto-israélien puis, effrayés par ce franchissement de seuil, tout le monde se calme et on négocie. Américains, Britanniques et Français ont fait des actions de ce genre avec plus ou moins de succès. La double opération française Manta-Epervier à partir de 1983 au Tchad est ainsi un parfait exemple réussi de « piéton imprudent ».
On notera au passage que des franchissements de seuil peuvent survenir dans ce jeu subtil, y compris entre puissances nucléaires, ce qui est le cas en 1970 entre Israël et l’Union soviétique, mais aussi quelques mois plus tôt entre la Chine et l’URSS, on peut même parler de quasi-guerre à ce sujet, ou plus près de nous entre Russes et Américains en Syrie et Indiens et Chinois dans l’Himalaya. A chaque fois, on n’a jamais été plus loin, toujours par peur de l’emballement.
Pour conclure, oui on peut effectivement déployer des troupes en Ukraine « officielles et assumées », ce qui induit qu’il y a des forces « non officielles », y envoyer des conseillers, des techniciens, des privés, etc. on peut même dans l’absolu faire un « piéton imprudent ». Je précise qu’exposer toutes ces options, notamment sur une chaîne de télévision, ne signifie en rien qu’on les endosse. Je crois pour ma part qu’un tel engagement n’est pas nécessaire, où pour le dire autrement que le rapport risque-efficacité n’est « pour l’instant » (ne jamais rien exclure) pas bon, et qu’il faut surtout poursuivre la politique actuelle avec plus de vigueur, ce qui était, je le rappelle, le seul message que l’on aurait dû retenir de la conférence de Paris de soutien à l’Ukraine. On ne sort de l’ambiguïté qu’à ses dépens paraît il, mais parfois aussi quand on veut y retourner.
Entre livraisons d’équipements, visites de terrain et signatures de nouveaux accords, le ministre des Armées était vendredi dernier en Arménie pour prendre acte in situ des effets du rapprochement bilatéral engagé il y a deux ans.
Après une rencontre bilatérale en octobre dernier à Paris, Sébastien Lecornu s’est cette fois rendu en Arménie pour de nouveaux échanges avec son homologue arménien, Souren Papikian. Une première pour un ministre des Armées français, accompagné pour l’occasion de parlementaires et d’industriels français, dont MBDA, Thales, Nexter, Arquus et Safran.
L’enjeu d’une visite présentée comme « historique » ? « Confirmer le soutien résolu de la France » envers un « partenaire de longue date qui fait aujourd’hui face à un défi de sécurité majeur, au sein d’un environnement régional incertain». Régulièrement menacée, l’Arménie craint une nouvelle attaque du voisin azerbaïdjanais, soutenu par la Russie et la Turquie et accusé de préparer « une guerre totale ».
« L’Arménie est dans le cadre de ses frontières. Elle doit pouvoir les défendre, elle doit pouvoir aussi défendre ses populations civiles et je rappelle que l’essentiel des armes que nous allons livrer en Arménie sont des armes purement défensives, et notamment la défense sol-air. (…) Il suffit que personne n’attaque Erevan et l’Arménie pour que ces armes soient inutiles, c’est aussi simple que cela », déclarait le ministre des Armées au micro de LCI.
Entrepris dès 2022, le renforcement du soutien français se concentre depuis autour du triptyque équipements-formations-conseil. Ainsi, le ministre des Armées n’aura pas atterri dans la capitale arménienne les mains vides. Dans les soutes d’un A400M de l’armée de l’Air et de l’Espace, un lot de jumelles de vision nocturne conçues par Safran. Et dans les cartons, une offre pour l’acquisition de missiles sol-air Mistral 3 ainsi qu’un contrat, signé celui-là, pour la fourniture de fusils de précision par l’entreprise savoyarde PGM Précision.
La délégation française aura également pris acte de la réception de véhicules de transport Bastion, des blindés légers produits par Arquus et dont la remise aux forces arméniennes était pressentie depuis plusieurs mois. Quant aux trois radars de surveillance GM200 de Thales commandés en octobre dernier, le premier « sera livré avant la fin de l’année », explique le ministère.
Hormis l’envoi de conseillers de défense, la relation bilatérale s’étoffe d’un partenariat conclu entre Saint-Cyr et l’académie militaire Vazgen Sargsyan. Cinq cadets arméniens seront ainsi formés en France cette année, indique le ministère des Armées. Comme annoncé à l’automne dernier, un détachement d’instructeurs des troupes de montagne forme ce mois-ci des militaires arméniens au combat en montagne. Une formation conduite dans un camp d’entraînement de la région d’Armavir, dans l’ouest du pays, et qui sera suivie d’autres en 2024.
Y a-t-il émergence d’un ‘Grand Sud’ s’opposant au monde occidental ? Certains faits paraissent aller dans ce sens comme l’élargissement des BRICS. Mais aussi les prises de positions sur la guerre en Ukraine, en particulier le refus de la quasi-totalité des pays non-occidentaux de mettre en place des sanctions contre la Russie, malgré les fortes pressions occidentales, ce qui a comme on sait vidé ces sanctions d’une bonne part de leur efficacité.
Pourtant le terme de Grand Sud reste trompeur, car ce qui caractérise l’époque dans les zones concernées est le pragmatisme et l’opportunisme, pas les grandes alliances stratégiques ou idéologiques.
Les organisations : BRICS et OCS
Regardons d’abord les organisations significatives à visée mondiale et non occidentales, au moins les plus notables.
Les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) incluent désormais l’Arabie Saoudite, l’Egypte, les Emirats, l’Ethiopie et l’Iran ; l’Argentine a failli entrer mais s’est récusée depuis sa dernière présidentielle. L’ouverture s’est donc faite surtout au Moyen Orient. Les BRICS datent de 2009 et ont tenu 15 sommets annuels. À ce jour il semble que 23 autres pays de taille variable aient demandé à les rejoindre. Ce sont des économies à forte croissance ; leur PIB cumulés dépassent clairement ceux du G7. Mais la Chine est dans une position dissymétrique, pesant économiquement plus que tous les autres ensemble.
Les BRICS ont lancé en 2015 leur« Nouvelle banque de développement », dont le siège est à Shanghai. Elle peut accorder jusqu’à 350 milliards de prêts, en principe non assortis de conditions contraignantes. On voit la volonté claire d’alternative aux deux institutions de Bretton Woods, FMIet Banque mondiale, dont les pays concernés font partie mais qui sont nettement sous contrôle occidental. Ils en demandent d’ailleurs la réforme.
Les BRICS constituent un assemblage assez hétérogène, réuni surtout par la volonté de créer ou trouver des alternatives au monde ‘occidental’, notamment dans le champ économique et financier, mais sans nécessairement le récuser. La présence simultanée de pays rivaux comme l’Arabie Saoudite et l’Iran (malgré le rapprochement récent sous égide chinoise), et plus encore de l’Inde à côté de la Chine, montre les limites de la signification politique de ce groupement, au-delà du domaine économique et financier. La dimension opportuniste est importante, comme le montre à nouveau l’exemple de l’Inde, qui mène par ailleurs des relations suivies avec les États-Unis, y compris stratégiques.
Une autre organisation plus restreinte est l’Organisation de coopération de Shanghai (2001), groupant aussi Chine, Russie, Inde et Iran, mais aussi divers pays d’Asie centrale et le Pakistan. Plus ramassée géographiquement, son orientation sécuritaire est plus affirmée : lutte contre le terrorisme et les séparatismes, paix en Asie centrale, etc. En outre c’est un cadre pour l’expression de la relation étroite entre Chine et Russie. Par contraste avec les positions occidentales (démocratie et droits de l’homme, libre-échange) on y met l’accent sur les souverainetés nationales, l’indépendance, la non-ingérence dans les affaires intérieures, l’égalité entre les États membres etc. Mais il n’y a pas d’organisation structurée.
Au total, il y a d’évidence, et malgré ses limites, un pôle alternatif Russie-Chine, fortement renforcé depuis la guerre d’Ukraine et le pivotement spectaculaire des relations économiques de la Russie ; et il joue un rôle appréciable dans la structuration d’alternatives au monde occidental. Mais le point essentiel pour la plupart des autres pays paraît être la recherche d’alternatives à des relations économiques dissymétriques et à des institutions internationales perçues comme trop occidentales, d’esprit et de direction – bien plus que la constitution d’une forme ou d’une autre d’alliance globale, de fait actuellement inexistante.
Rappel stratégique
Les éléments récents sur le plan stratégique confirment cette analyse. La guerre d’Ukraine a bien sûr considérablement durci les relations de la Russie et des Occidentaux, notamment du fait des sanctions ; mais sans effet d’entraînement sur d’autres pays. Les pays supposés du Sud global restent tout à fait à l’extérieur et y voient une affaire locale qui les concerne peu, sauf par les effets induits négatifs (notamment la hausse des prix). Economiquement ils coopèrent allègrement avec la Russie – et évidemment aussi avec les Occidentaux. De plus, le gel et la menace de confiscation des actifs (ceux de la banque de Russie comme ceux des oligarques) ont eu un effet dévastateur : pour les dirigeants du monde entier, l’argent n’est plus en sécurité en Occident.
A l’autre extrémité du continent, le durcissement de la tension entre la Chine et un certain nombre de ses voisins se poursuit, notamment sur le plan maritime, ce qui les rapproche des Etats-Unis ; mais là aussi, il n’y a pas de répercussion ailleurs, ou au-delà de cette question.
Enfin une certaine reprise du contrôle américain n’est manifeste qu’en Europe : ailleurs, leur influence potentielle (au-delà des zones vassalisées) reste liée à des circonstances locales, comme le prouve l’attitude de l’Inde.
En Afrique, la poussée russe est frappante, notamment récemment dans le Sahel ; elle s’ajoute à la pénétration chinoise pour élargir la gamme des alternatives disponibles pour les pouvoirs locaux, élargissement qui s’étend d’ailleurs sporadiquement aux États-Unis ou à d’autres. Mais on ne voit pas en quoi cela nourrirait un front d’ensemble anti-occidental un tant soit peu manifeste. Par ailleurs, la friction venimeuse entre la plaque européenne et la plaque africaine, du fait des migrations, ne paraît pas non plus structurante au niveau global.
Mutatis mutandis, il en est de même pour l’Amérique latine.
En un mot, il ne faut pas confondre le durcissement de l’île du monde dans son cœur russo-chinois, et ses tensions aux deux extrémités, avec plusieurs phénomènes dans le reste du monde, qui se confirment mais restent de nature très différente :
– la recherche assez générale d’opportunités plus diversifiées (économiques ou militaires) ;
– la volonté des pays dit du Sud d’accroître leur poids (ou plutôt celui des plus puissants d’entre eux) dans les institutions et les mécanismes internationaux ;
– et enfin la lassitude générale devant les prêches idéologiques occidentaux, ressentis en outre largement comme hypocrites, voire contestables (l’idéologie LGBT ne passe pas en Afrique par exemple).
En cela, on ne retrouve pas des schémas connus du passé, comme la guerre froide et sa bipolarité franche, dont le Tiers-Monde d’alors cherchait à s’échapper. Encore moins les problématiques européennes de l’époque des Puissances, avec leurs jeux d’alliances complexes et mouvants. Quant à l’élection possible de D. Trump, elle ne remettrait pas en cause ces constatations, sauf éventuellement en Europe, mais cela ne passionnera pas nécessairement le supposé Sud global.
Tout cela ne rend pas la situation nouvelle étrange ou déroutante, sauf pour des idéologues attardés. Sa fluidité résulte du fait que, comme je l’ai noté dans mon Guide de survie dans un monde instable, hétérogène et non régulé, la course au développement et à l’affirmation de ceux des pays émergents qui peuvent réussir renvoie sans doute les grandes restructurations ou manœuvres stratégiques à un horizon plus lointain (20-30 ans ?). D’ici là, pragmatisme et opportunisme dominent. C’est ce que j’ai appelé l’œil du cyclone. Mais cela comporte cependant, dans l’intervalle, et comme je l’indiquais alors, la possibilité – désormais confirmée en Ukraine – de guerres classiques ici ou là, et plus généralement, de disruptions locales.
Dans une tel contexte, il apparaît particulièrement peu indiqué de s’enfermer dans une vision monolithique (les démocraties contre le reste), il serait souhaitable, au contraire d’adopter le pragmatisme dominant, tout en restant lucide sur les menaces de déflagration locale toujours possibles. Ce qui rend d’autant plus urgente la restauration d’une capacité de défense autrement plus musclée, dont, dans le cas de la France à l’immense domaine maritime (situé dans ce fameux ‘Sud’ en plein mouvement), une capacité navale.
Dans l’arène de l’espionnage contemporain, les techniques d’acquisition du renseignement se diversifient en plusieurs catégories principales.
– En premier lieu, il y a la collecte active d’informations par l’emploi d’agents spécialisés et d’équipements technologiques avancés. Elle est complétée par les observations effectuées par les personnel militaires et diplomatiques, qui fournissent chacun des évaluations dans leur domaine de spécialité.
– Une deuxième méthode repose sur la divulgation intentionnelle de données par des nations, qui, en choisissant de partager certaines informations, ouvertement ou à travers des voies moins transparentes, visent à influencer la perception publique ou la diplomatie internationale. Cela peut se faire par des déclarations officielles, la presse, ou d’autres moyens de diffusion de masse. En effet, la gestion de l’image publique et le soutien populaire sont essentiels pour l’avancement des objectifs nationaux, nécessitant ainsi l’utilisation des médias et de la rhétorique persuasive, comme l’illustre l’exemple de Mein Kampf d’Hitler, dont l’impact s’étendit bien au-delà de la période de sa publication.
– Les interactions commerciales et industrielles constituent un autre canal par lequel les informations peuvent être collectées ou échangées, tout comme les relations personnelles et culturelles entre individus de différents États.
Les opérations clandestines suscitent également un intérêt particulier, non seulement pour la fascination qu’elles exercent sur les passionnés d’espionnage, mais aussi pour leur rôle critique dans des moments clés de l’histoire, comme les périodes de conflit, où les actions des opérateurs secrets peuvent avoir un impact décisif.
Déjà dans l’Antiquité, les techniques d’espionnage étaient bien développées, avec des explorateurs et des sentinelles employés pour surveiller les mouvements et les stratégies ennemis. Cependant, cette pratique était soumise à des limitations et des défis, comme la précision des rapports et la capacité à interpréter correctement les informations collectées. La capture de prisonniers et leur interrogatoire offraient des méthodes alternatives pour obtenir des données précieuses, tandis que les contacts directs entre ennemis, dans des contextes informels ou lors de négociations, pouvaient apporter des renseignements de manière involontaire.
L’utilisation d’espions, tant dans en interne qu’à l’encontre d’adversaires externes, est un thème récurrent dans les récits historiques, avec des exemples allant des ruses d’Ulysse lors du siège de Troie aux opérations de contre-espionnage plus sophistiquées des cités-États grecques. Ces activités n’étaient pas seulement cruciales pour la collecte d’informations mais reflétaient également les tensions et les divisions internes qui pouvaient être exploitées par des puissances extérieures ou par des factions rivales au sein du même État.
Le rôle des traîtres et des exilés est particulièrement significatif, car ces figures, ayant accès direct à des informations secrètes et souvent sensibles, pouvaient fournir aux ennemis des renseignement qui autrement auraient été difficiles à acquérir. L’évaluation de la fiabilité de telles informations, cependant, présentait des défis complexes, étant donné que les informations pouvaient être manipulées ou déformées selon les circonstances ou les intérêts en jeu.
En conséquence, la prévention de la fuite d’informations sensibles et la gestion du renseignement exigeaient une stratégie attentive et mesurée, qui tienne compte des vulnérabilités internes et des menaces potentielles externes. Dans ce contexte, les décisions concernant le partage de plans militaires ou stratégiques ont toujours été prises avec beaucoup de précaution. L’histoire de l’attaque athénien de la Sicile (414 avant J-C) illustre l’importance de garder secrètes les opérations militaires : en cette occasion, les Syracusains optèrent pour un commandement restreint capable d’agir avec discrétion. Ce choix reflète une profonde conscience du risque que des informations cruciales puissent tomber entre les mains ennemies.
La problématique de l’évaluation de la fiabilité des informations obtenues par l’intermédiaire d’espions, de déserteurs ou de traîtres a été une constante dans les stratégies d’intelligence. Les États étaient confrontés au dilemme de déterminer la véracité des informations reçues, cherchant à vérifier si celles-ci étaient le fruit de tromperies ou de manipulations. L’histoire offre de nombreux exemples où la capacité de discerner la qualité du renseignement a eu un impact décisif sur le sort des batailles et des conflits. La bataille de Marathon (490 avant J-C) et le siège de Syracuse (213 avant J-C) sont – deux exemples où les décisions basées sur le renseignement ont eu des résultats significatifs, positifs comme négatifs.
Dans ce jeu complexe d’espionnage, de contre-espionnage et de désinformation, les figures des traîtres et des exilés occupent un rôle de premier plan. Leur connaissance interne des affaires d’un État ou d’une cité pouvait s’avérer extrêmement précieuse pour les ennemis, mais en même temps, les informations fournies par eux devaient être évaluées avec une extrême prudence. La loyauté de ces individus était souvent ambiguë, et leurs motivations pouvaient varier largement, de la vengeance personnelle à la recherche d’avantages politiques ou économiques.
Pour atténuer les risques associés à la fuite d’informations, les cités grecques et d’autres États de l’Antiquité adoptaient des mesures de sécurité, comme la limitation de l’accès aux informations et la conduite d’opérations en secret. Ces précautions étaient essentielles pour protéger les plans stratégiques et maintenir un avantage sur l’ennemi. Cependant, malgré ces mesures, la possibilité que des informations sensibles soient divulguées restait une menace constante, reflétant la nature intrinsèquement vulnérable des sociétés humaines à l’espionnage sous toutes ses formes. L’évolution des techniques de renseignement et de contre-espionnage, ainsi que la complexité des relations internationales, soulignent leur importance dans la conduite des affaires étatiques, avec des implications qui s’étendent bien au-delà du champ de bataille, influençant la politique, l’économie et la société dans leur ensemble.
Suite à la révolte de 445 avant J.-C., les mesures prises pour contrer la menace de rébellions comprenaient l’obligation pour les citoyens de Chalcidique de prêter serment, les obligeant à dénoncer toute conspiration révolutionnaire. C’est un exemple de la manière dont les sociétés antiques cherchaient à se protéger des insurrections internes par la vigilance collective et la responsabilité partagée.
Par ailleurs, la sécurité des sites stratégiques, tels que les arsenaux et les chantiers navals, était une priorité absolue. Pendant l’ère hellénistique, Rhodes adopta des mesures particulières pour protéger ses chantiers navals, illustrant le risque que représentaient espions et saboteurs. Il est également probable que la base navale athénienne sur le promontoire du Pirée était étroitement surveillée, avec des accès strictement contrôlés. La vigilance de Démosthène, gardien de la démocratie athénienne, est mise en évidence par l’épisode où il captura un homme qui avait promis à Philippe de Macédoine d’incendier les chantiers navals, ce qui aurait pu compromettre la capacité navale d’Athènes.
La censure des communications était un autre outil utilisé pour prévenir la diffusion d’informations. Énée le Tacticien recommandait qu’aucune lettre émise ou destinée aux exilés ne soit envoyée sans être examinée par des censeurs, démontrant une tentative de contrôler les informations pouvant alimenter le mécontentement ou la révolte. Les villes fermaient leurs portes la nuit afin de garantir leur sécurité, et même pendant la journée, des contrôles étaient effectués. L’exemple de la censure perse le long des grandes routes de l’empire – si précise qu’elle poussa Histiée[1] à recourir à l’expédient de tatouer un message sur la tête d’un esclave – illustre les extrêmes auxquels on pouvait aller pour s’assurer que les communications critiques restent secrètes.
La présence de gardes sur les routes et l’utilisation de passeports ou de permis de voyage indiquent aussi que les mouvements de personnes pouvaient être étroitement surveillés, dans le but de limiter la diffusion d’informations entre différentes régions ou cités-états.
Bien que certains espions, déserteurs, ou exilés aient pu être mus par des motivations patriotiques ou idéologiques, les communautés de l’Antiquité ne reconnaissaient pas ces actes comme dignes de louange, mais bien comme des trahisons.
Comme l’a souligné H. Wilensky[2], une trop grande importance accordée à la protection du secret peut nuire à la capacité d’élaborer des stratégies et d’interpréter correctement les informations. Paradoxalement, les sources d’information les plus fiables pour les organisations en compétition sont souvent celles non secrètes, qu’il est possible de recouper et qui renforce l’idée que les actions « ouvertes » de l’adversaire peuvent offrir les indices les plus précieux et fiables.
La leçon tirée de l’Antiquité par des experts modernes comme Wilensky, est que la qualité des informations et la capacité à les interpréter correctement sont plus importantes que la simple accumulation de données secrètes. La transparence des actions et la visibilité des politiques publiques peuvent servir non seulement à renforcer la confiance au sein d’une communauté ou entre alliés mais aussi à fournir une base plus solide pour l’évaluation des intentions et des capacités ennemies.
Ainsi, dès l’Antiquité, l’analyse du renseignement et la protection du secret étaient déjà des exercices complexes et multifacettes. L’efficacité des mesures prises afin d’y faire face ces stratégies était inévitablement limitée par la nature humaine et la complexité des relations sociales et politiques. La confiance et la loyauté pouvaient être compromises, et des traîtres ou des déserteurs pouvaient agir contre leurs propres États ou communautés, ce qui nécessitait une vigilance et une précaution continues.
L’histoire de l’espionnage et du contre-espionnage dans l’Antiquité grecque, ainsi que dans les époques suivantes, montre que la lutte pour l’information est une constante dans les relations humaines, influençant le cours des événements autant que les forces armées ou la diplomatie. Les stratégies adoptées pour protéger les secrets et acquérir des informations sur les ennemis reflètent un équilibre délicat entre le besoin de sécurité et la promotion d’une société ouverte et informée.
Ainsi, l’histoire offre des leçons précieuses pour le présent. Bien que la technologie et le contexte géopolitique aient changé, les principes fondamentaux de la gestion du renseignement, la valeur des informations ouvertes et la compréhension des motivations humaines restent pertinents.
– la vision qu’a la Chine de son espace maritime (I) ;
– ensuite, les relations de la Chine avec ses voisins sur le plan terrestre depuis 1949 (II) ;
– après les atouts & enjeux de la Mer de Chine Méridionale (III)
– enfin, guerre ou paix pour la mer au 21ème siècle, c’est-à-dire, la stratégie chinoise vis-à-vis des États-Unis (IV).
I – LA VISION QU’A LA CHINE DE SON ESPACE MARITIME
Renonciation à la mer à partir du 15ème siècle
La Chine est un pays qui dispose d’une vaste façade maritime de plus de 18.000 KM et est un pays de vielle tradition navale : la boussole et le compas comme instruments de navigation sont inventés par les chinois entre le 11 et 12ème siècle.
Kubilaï Khan, petit-fils de Gengis Khan, au 13ème siècle, conquiert l’Indonésie ; au 15ème siècle, l’Amiral Zheng He effectue sept voyages de 1405 à 1433 avec une trentaine de navires à 4 et 6 mâts de 60 m de long. Le navire amiral de 55 m de long, dispose de 9 mâts, alors que les trois caravelles de Christophe Colomb, équipées de trois mâts, ne mesuraient que 25 mètres de long! Il va ainsi jusqu’au Kenya et remonte la Mer Rouge jusqu’au Golfe de Suez. Cependant, malgré une supériorité technologique importante sur le reste du monde, dès la fin du 15ème siècle, menacée au Nord, la Chine renonce à sa marine de haute-mer : l’Empereur ordonne le désarmement de la flotte pour consacrer les ressources du pays à la défense de sa frontière Nord. Plus grave, la Chine perd la mémoire de la construction des navires de haute-mer.
Depuis le 16ème siècle, contacts maritimes avec l’Occident
Malheureusement pour la Chine, ce repli décidé par les empereurs Ming intervient au temps des Grandes Découvertes : les portugais passent le Cap de Bonne Espérance en 1488 et arrivent à Goa en 1498, ce qui va coûter cher aux chinois. En effet, au 16ème siècle, les Portugais s’installent à Macao, en face de Hong-Kong, et s’imposent à l’Empereur de Chine.
Macao devient le seul port chinois autorisé à commercer avec des étrangers : les Portugais y importent des cotonnades indiennes, des horloges des Flandres, du vin portugais et exporte de l’or, des porcelaines, de la soie et des bois aromatiques. La Grande-Bretagne suit au 19ème siècle et s’installe à Hong-Kong juste en face de Macao.
19ème siècle : les Guerres de l’Opium
Les Guerres de l’Opium sont des conflits motivés par des raisons commerciales qui opposèrent la Chine de la dynastie Qing, voulant interdire le commerce de l’opium sur son territoire, à plusieurs pays occidentaux, au XIXe siècle.
La première guerre de l’opium se déroula de 1839 à 1842 et opposa la Chine au Royaume-Uni : la Chine exportait vers le Royaume-Uni de la porcelaine, de la soie et du thé, devenu boisson nationale des britanniques, mais n’importait pas grand-chose d’Occident, ce qui générait un déficit commercial important au bénéfice de la Chine. Les britanniques exigent de pouvoir exporter librement de l’opium en Chine, au nom du libre-échange. Devant le refus Chinois, une guerre est déclarée et la Chine est vaincue.
Par le traité de Nankin (1842), 5 ports : Shanghai, Canton, Ning-Po, Fu Chow et Amoy sont mis à disposition des Occidentaux, et Hong-Kong, symbole de la puissance de l’Empire Britannique et de l’humiliation chinoise.
Au cours de cette guerre, Warren Delano Jr., marchand américain et grand-père du futur président Franklin Delano Roosevelt (1933 /45), fit fortune dans le commerce de l’opium, désormais légalisé : c’est grâce à cette fortune que son petit-fils put se consacrer à la politique… Ce traité est considéré par les Chinois comme le premier des traités inégaux qui allaient humilier la Chine jusqu’en 1949, date de la victoire de Mao Tsé-Toung.
La seconde guerre de l’opium se déroula de 1856 à 1860 et vit cette fois l’intervention de la France, des États-Unis et de la Russie aux côtés du Royaume-Uni. Le nom par lequel est désignée cette guerre s’explique dans la mesure où elle peut être considérée comme le prolongement de la première guerre de l’opium.
Au cours de ces deux guerres, la Chine affronte et est vaincue par toutes les grandes puissances européennes : 11 ports supplémentaires sont mis à disposition des Occidentaux, des ambassades occidentales permanentes sont installées à Pékin ; la main d’œuvre chinoise est requise pour émigrer dans l’Empire Britannique, ce qui sera à l’origine d’états multinationaux comme la Malaisie, l’Indonésie et Singapour.
Victor Hugo protesta officiellement contre le pillage du Palais d’Été : il écrivit « Nous Européens, nous sommes les civilisés et pour nous les Chinois sont les barbares. Voilà ce que la civilisation a fait à la barbarie. Devant l’histoire, l’un des deux bandits s’appellera la France, l’autre s’appellera l’Angleterre ».
Cette citation de Victor Hugo est enseignée aux élèves dans les écoles de Chine.
4. 20ème siècle : Guerre avec le Japon
L’évangélisation de la Chine par des églises protestantes américaines avait développé une grande sinophilie aux États-Unis et une immigration chinoise avait commencé en Californie.
La guerre commence officiellement en septembre 1931, par l’incident de Mukden, popularisé par Hergé dans son album Le Lotus Bleu, qui consiste en un faux attentat organisé contre une voie ferrée en Mandchourie, sous contrôle japonais. Elle se terminera en 1945 par la défaite du Japon. En décembre 1937, le sac de Nankin par l’armée japonaise se solde par 300 000 victimes civiles ; la notoriété de ces crimes est largement diffusée aux États-Unis par le biais du cinéma, ce qui suscite une hostilité croissante de l’opinion contre le Japon en faveur de la Chine ; des volontaires américains créent alors, sous la direction du général Chennault et l’approbation secrète de Roosevelt, l’escadrille des Tigres Volants qui combat aux côtés des chinois.
À partir de 1941, la totalité de la côte océanique chinoise est occupée par l’armée japonaise, ce qui pose d’énormes problèmes logistiques pour le ravitaillement, qui devra passer par la route de Birmanie, ce qui implique l’accord des britanniques. Le Japon fait alors pression, avec succès, pour obtenir la fermeture de cette route en 1940.
Déterminé alors à rentrer en guerre, le président Roosevelt impose dès l’été 40, un embargo pétrolier et commercial au Japon et y interdit l’exportation d’acier, pour affaiblir la machine de guerre japonaise. La levée de cet embargo impliquait le retrait total de Chine, ce que l’armée japonaise, qui gouvernait en fait le Japon, refuserait toujours et Roosevelt le savait parfaitement.
L’attaque contre Pearl-Harbor, en décembre 1941, est la conclusion logique de cette crise : les États-Unis et le Japon étaient en rivalité depuis le début du 20ème siècle pour la domination du Pacifique ; le centre de cette confrontation était la Chine et le point focal de ce centre était la Mer de Chine Méridionale et l’île de Taïwan.
Par conséquent, il est facile de comprendre pourquoi la Chine considère cette zone géographique comme vitale pour son indépendance.
II – LA CHINE ET SES VOISINS DEPUIS 1949
Historiquement, la Chine se considère comme l’Empire du Milieu et donc le centre le plus important du monde : ainsi, quand Lord McCartney est venu en 1793, à la tête d’une délégation, rencontrer l’Empereur de Chine, le Fils du Ciel, pour établir des relations diplomatiques, les chinois ont bien ri.
En effet, nul souverain étranger n’était de taille à traiter avec le Fils du Ciel d’égal à égal ! Comme l’a écrit Alain Peyrefitte dans son livre L’Empire Immobile (FAYARD 1989), la civilisation chinoise est «lovée sur elle-même » et méprise tout ce qui n’est pas chinois. En conséquence, la Chine a rarement été intéressée par la conquête de ses voisins ; elle préférait les voir venir simplement reconnaître sa suzeraineté.
Néanmoins, elle a été amenée à faire la guerre au 20ème siècle, après la prise de pouvoir par Mao en 1949.
1. Guerre de Corée 1950
Arrivé au pouvoir en 1949, Mao est violemment contesté par les États-Unis et Staline se méfiait de lui. En effet, Mao avait privilégié la mobilisation de l’immense base paysanne chinoise pour sa prise de pouvoir, alors que Staline lui conseillait de se baser sur la classe ouvrière, embryonnaire en Chine à l’époque. De plus, Staline, en excellent géopolitologue, ne voulait pas d’une Chine puissante, deux fois et demie plus peuplée que l’Union Soviétique, sur son flanc Sud-Est. Aussi, Staline soutint-il Tchang-Kaï-Shek jusqu’à ce que sa défaite devienne inévitable.
Son pouvoir est à peine installé, Mao veut éviter les affrontements extérieurs et ne touche ni à Hong-Kong, ni à Macao. C’est pourquoi, Staline déclenche la Guerre de Corée en juin 1950 sans le prévenir, ce qui provoque l’intervention américaine ; quand l’armée Nord-Coréenne est écrasée par l’opération Inchon menée par MacArthur fin 1950, l’US ARMY arrive à la frontière chinoise. La Chine, se sentant menacée, lance l’Armée Populaire de Libération qui repousse l’US ARMY jusqu’au 38ème parallèle (1950/53).
2. Guerre avec l’Inde 1962
Ce conflit frontalier date de l’Empire des Indes et du Grand Jeu du 19ème siècle et concerne deux zones : l’une au nord du Cachemire, dite ligne Johnson, l’autre dite ligne McMahon qui concerne le nord de l’Assam à l’est de l’Inde. La dénomination de ces deux frontières montre que c’est plutôt la Grande-Bretagne qui les a fixées !
En 1962, Mao sort d’une crise interne grave ; à la suite de la conférence de Lushan, en 1959, il perd la présidence de la république à cause du double échec du Grand Bond en Avant (au moins 30 millions de morts de faim !) et des Cent Fleurs (retour à la liberté d’expression qui provoque une vague de protestations véhémentes contre le PC de la part de la population), mais reste à la tête du PC.
La rupture avec l’URSS semble consommée depuis 1960 ; l’Inde devient un allié privilégié de l’URSS et Mao y voit une tentative d’encerclement ; se sentant menacée, l’ALP intervient et repousse l’armée indienne hors d’un territoire situé au nord du Cachemire. Cependant, l’isolement géographique de ces deux régions, peu peuplées et difficilement habitables (jusqu’à 6 900 m d’altitude) poussent les deux parties au compromis.
Contrairement à la Guerre de Corée, Mao a pris l’initiative d’occuper militairement la zone contestée sans affrontement armé préalable avec l’Inde.
Quasi-Guerre avec l’URSS 1969
En 1960, au moment de la rupture entre la Chine et l’URSS, Khrouchtchev décida le rappel de tous les experts soviétiques, nucléaires inclus. Conscient que l’URSS voulait maintenir la Chine dans un état de subordination, Mao décida de se lancer dans la course à l’arme nucléaire qui sera acquise en 1964. Il était soutenu dans ce combat par la direction du Parti Communiste et l’opinion publique chinoise qui ne voyait dans la suprématie soviétique qu’une domination européenne de plus, qui durait depuis un siècle et humiliait la Chine.
En 1964, dans une interview à un journal japonais, Mao soutint les revendications du Japon sur les îles Kouriles et réclama, pour la Chine, tous les territoires à l’est du Baïkal jusqu’au Pacifique : le conflit entre partis devenait un conflit entre états.
L’année 1969 représente l’apogée du conflit sino-soviétique. Comme l’a écrit Kissinger dans ses Mémoires, l’URSS a sérieusement envisagé une frappe nucléaire préventive sur les installations nucléaires chinoises en janvier 69, date d’arrivée de Nixon au pouvoir. Toujours très prudents, les soviétiques ont discrètement sondé les États-Unis sur ce projet et ont essuyé un refus ; mais les États-Unis ont prévenu les chinois… Or, au sortir de la Révolution Culturelle, Mao est très affaibli mais le Premier Ministre Chou-En Laï réussit à maintenir l’essentiel de l’appareil d’état. Mao en profite pour déclencher l’affrontement sur l’Oussouri (plusieurs centaines de morts).
4. Guerre avec le Vietnam 1979
Après la défaite américaine au Vietnam, en 1975, l’Indochine est en totalité sous contrôle communiste, mais le Cambodge reste dans l’orbite chinoise, ce qui déplaît au Vietnam, désormais réunifié sous régime socialiste, mais qui retrouve «les mêmes tentations géopolitiques des empereurs d’Annam » (Le Monde, décembre 1978).
Prétextant l’abolition de l’abominable régime Khmer Rouge, le Vietnam attaque le Cambodge et détruit son régime pro-chinois (déc.78 / janv.-79), le seul allié de la Chine dans le monde. La Chine vient de s’ouvrir à l’alliance américaine et au capitalisme, grâce à l’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping. Cela implique des changements politiques majeurs. Deng Xiaoping croit voir qu’un ex-vassal peut délibérément contester son pouvoir régional en s’appuyant sur l’URSS : il déclenche alors la guerre de 1979.
Cette guerre est perdue par la Chine parce que le Vietnam sortait de près de 30 ans de guerre contre les français et les américains et avait une armée efficace.
III – ATOUTS & ENJEUX DE LA MER DE CHINE MÉRIDIONALE
1. La façade maritime de la Chine depuis 1977
Deng Xiaoping crée des Zones Économiques Spéciales (ZES) qui sont des espaces bénéficiant d’un régime juridique particulier qui les rend plus attractives pour les investisseurs étrangers.
Ces zones proposant aux entreprises étrangères des conditions préférentielles (pas ou peu de droits de douane pour les équipements importés, liberté des investissements, libre rapatriement des bénéfices, pas d’impôts pendant plusieurs années puis impôts très bas, statut d’extra-territorialité pour les cadres qui viennent travailler).
En 1979, quatre zones économiques spéciales (ZES) chinoises ont été créées dans les provinces du Guangdong et du Fujian dans le sud de la Chine pour attirer les investisseurs étrangers. Ces ZES ont pris un décollage remarquable surtout celle près de Hong Kong, surnommée « le Miracle de Shenzhen ». Shenzhen occupe une place mythique dans l’histoire de la réforme chinoise moderne. Première zone économique spéciale créée, en vertu de la libéralisation économique en 1980, la ville est passée d’une petite communauté de pêcheurs de 15.000 habitants à une métropole de 10 millions de personnes en seulement 35 ans.
2. Atouts géopolitiques de la Mer de Chine Méridionale
– Superficie de 3,5 millions de km2 (soit à peu près la Méditerranée ou la Mer des Caraïbes) ; 18.000 km de côte chinoise ;
– Près d’un tiers du trafic maritime commercial du monde y passe, dont 90% de celui de la Chine.
– 7 des 10 premiers ports mondiaux sont chinois ;
– La Corée du Sud, le Japon et Taïwan y font transiter plus de la moitié de leurs ressources énergétiques.
– 60 000 navires la traversent annuellement. Cela représente approximativement trois fois le trafic du canal de Suez, six fois celui de Panama.
– En termes de fret, celui-ci équivaut au quart du commerce mondial, à la moitié des volumes commerciaux de la Chine, du Japon, de la Corée du Sud, à 50% des transports mondiaux hydrocarbures, à 85% des pétroliers en provenance du Moyen Orient ; à 80% des approvisionnements chinois en hydrocarbures.
– La mer de Chine du Sud constitue donc pour Pékin une énorme fenêtre de vulnérabilité.
– La zone pourrait comporter 13% des réserves mondiales de gaz, selon le rapport du ministère de la Défense. Le ministre chinois des ressources géologiques et minières a estimé leur potentiel à 17,7 milliards de tonnes de pétrole lourd (le Koweït en possédant 13 milliards).
3. Conquête de la Mer de Chine Méridionale
3.1 Les revendications des états limitrophes
– La Mer de Chine Méridionale est parsemée d’îlots, découverts uniquement à marée basse, donc inhabitables, les Paracels (revendiqués par la Chine et le Vietnam) et les Spartleys (revendiqués par tous les états riverains de la MCM) ainsi que le récif de Scarborough (revendiqué par la Chine et les Philippines).
– La Chine a occupé progressivement depuis 1973 ces îlots et les a transformés en îles artificielles pour recevoir des garnisons permanentes et en faire de véritables porte-avions immobiles. À partir de ces transformations, la Chine revendique une ZEE de 200 000 marins en prenant ces îlots comme bases, ce qui lui donnerait l’exploitation exclusive de toutes les richesses halieutiques et minérales (pétrole, gaz et nodules polymétalliques).
– le récif de Scarborough (revendiqué par la Chine et les Philippines) est occupé militairement par la Chine depuis 2012 ; les Philippines ont saisi la Cour Internationale d’Arbitrage de La Haye qui a rendu en 2016 une décision favorable aux Philippines et la Chine a refusé la compétence de cette cour.
3.2 Que dit le Droit International ?
– La Convention de Montego Bay (1982), qui définit le Droit de la Mer, reconnaît une mer territoriale de 12 000 kilomètres, où l’état limitrophe est souverain, une zone contigüe de 24 000 kilomètres, où l’état limitrophe exerce un pouvoir de police et une Zone Economique Exclusive (ZEE) de 200 000 kilomètres où l’état limitrophe exploite à son profit exclusif les richesses minérales et halieutiques.
– Ladite convention ne reconnaît pas de ZEE à partir d’îlots seulement découverts à marée basse, en conformité avec le Droit International depuis Grotius, juriste hollandais du 17ème siècle.
– Cependant, la Chine ne reconnaît pas ce droit qu’elle considère comme « occidental » ;
– la France, quand elle était puissance souveraine au Vietnam, avait proposé à Tchang-Kai-Shek un arbitrage international qu’il a refusé, pour les mêmes raisons.
4. Le contentieux avec le Japon en Mer de Chine Orientale
Pour faire bonne mesure, la Chine est en conflit territorial avec le Japon pour les îles Senkaku, situées à l’extrême sud de l’archipel nippon et au nord de Taïwan, toujours émergées mais inhabitées ; là aussi, des richesses gazières et pétrolières sont en jeu, mais c’est surtout pour conforter sa revendication de la Mer De Chine Méridionale et entretenir un ressentiment anti-japonais que la Chine maintient ce conflit.
5. Nouvelle Route de la Soie
Depuis 2013, la Chine a lancé son initiative de Nouvelle Route de la Soie (NRS), pour créer un bloc eurasiatique qui représenterait les 2/3 du PIB mondial. Cette NRS repose sur deux axes, un axe terrestre et un axe maritime :
– LE PREMIER AXE passe par l’Asie centrale, la Russie et l’Europe ; il faut un mois pour un porte-conteneur pour aller de Shanghai à Rotterdam, il faut 20 jours pour faire le même trajet en train et des coûts bien moindres, depuis le triplement du prix du fret en bateau (2018/21) ; la Chine étudie actuellement des super-TGV pour faire le trajet en deux jours ! Cependant, le volume de fret transporté par un porte-conteneurs reste très supérieur à celui transporté par train.
– LE SECOND AXE repose sur deux points stratégiques :
– la Mer de Chine Méridionale, comme le montre la carte avec évidence, indispensable, malgré ses faiblesses, dont le détroit de Macassar ;
– le port de Gwadar, au Pakistan, qui est relié à une route, voie de chemin de fer et pipe-line, qui traverse le Pakistan dans un axe nord-sud pour atteindre la Chine Occidentale. Cette route permet d’éviter le Détroit de Macassar et la Mer De Chine Méridionale ;
– le canal de Kra, dans le sud de la Thaïlande, qui joindrait la Mer de Chine Méridionale et le Golfe du Bengale, « serpent de mer » qui date du 18ème siècle et implique de fortes pressions chinoises ;
– le budget chinois pour les deux axes de la NRS est de 1,3 Trillions de dollars, soit 12 Plans Marshall, en dollars constants.
POUR RÉSUMER : ce n’est pas la peine d’être diplômé de géopolitique pour comprendre pourquoi la Mer De Chine Méridionale constitue une pièce maîtresse dans la stratégie chinoise concernant les États-Unis et l’Europe.
IV – GUERRE OU PAIX POUR LA MER AU 21ème SIÈCLE
1. Vulnérabilité actuelle de la dissuasion nucléaire chinoise
1.1 La marine chinoise entretient deux bases pour les 6 exemplaires de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) dont dispose sa marine
– Ile de Hainan au sud (Mer de Chine Méridionale) ;
– Qualing, mer de Bahaï, au nord (Mer de Chine Orientale)
La Mer de Chine Méridionale est peu profonde le long des côtes chinoises (≈ 100 / 200 m), idem pour la Mer de Chine Orientale, ce qui rend les SNLE chinois facilement repérables, donc, très vulnérables. Les SNLE chinois de dernière génération sont de 11 000 tonnes ; d’autre part, ces SNLE sont relativement bruyants et produisent 115 décibels, alors que le bruit de fond de l’océan n’est que de 90 décibels. Enfin, les fosses océaniques de la Mer de Chine Méridionale (3.000 / 4.000 m) ne sont situées qu’au centre de cette mer.
1.2 Les contraintes géographiques imposent la concentration des SNLE chinois à proximité des côtes chinoises : en effet, pour quitter la Mer de Chine Méridionale, ceux-ci doivent franchir plusieurs détroits : celui des îles Senkaku entre le Japon et Taïwan, celui de Luçon entre Taïwan et les Philippines, celui de Macassar séparant Bornéo et Célèbes, et celui de Malacca, entre la Malaisie et Sumatra. Tous sont sous contrôle de l’US NAVY, qui les ferait immédiatement repérer et donc détruire en cas de guerre. C’est pourquoi, pour l’instant la force nucléaire sous-marine chinoise ne peut menacer que le nord-ouest des États-Unis, loin de ses centres vitaux.
Enfin, il semble que la géographie sous-marine de cette mer soit incomplète : en septembre 2021, le SNA (sous-marin nucléaire d’attaque) USS Connecticut a heurté une montagne sous-marine non répertoriée sur une carte, ce qui prouve une grande difficulté de navigation.
D’où la présence permanente de l’US NAVY pour surveiller les SNLE chinois …
Taïwan : objectif N°1 du président Xi : 3 conséquences
La conquête de Taïwan, bouclerait la Mer de Chine Méridionale et en chasserait l’US NAVY :
– les SNLE chinois ne seraient plus repérés et pourraient être basés sur la côte est de Taïwan, port de Hualien qui est en eau profonde et accéder aux océans Pacifique et Indien et menacer les États-Unis dans leurs centres vitaux du Nord-Est, l’Inde et l’Europe !
– cette conquête permettrait de menacer directement les îles Senkaku qui ferment également la Mer de Chine Orientale au Nord-Est.
TSMC est le N°1 mondial semi-conducteurs, indispensables à toute industrie du 21ème siècle, notamment pour la défense. Cette entreprise est installée à Taïwan et donnerait un avantage technologique décisif à l’armée chinoise après une invasion réussie. C’est pourquoi Donald Trump a obtenu qu’une partie de la construction des semi-conducteurs soit délocalisée aux États-Unis.
La conquête de Taïwan, prouverait la supériorité du système politique chinois (mélange de communisme, de moins en moins, et de confucianisme, de plus en plus) sur le système occidental de démocratie, pratiquée à Taïwan, qui constitue une concurrence dangereuse pour le régime chinois ;
3. Risque de conflit armé ?
3.1 Très mauvais exemple de Hong-Kong
Quand Hong-Kong est redevenue chinoise, en juin 1997, Deng Xiaoping avait promis auparavant à Margaret Thatcher que la Chine respecterait les libertés acquises par la population chinoise de cette ville depuis un siècle, notamment celle de la presse et son système judiciaire, basé sur la Common Law. De plus, avant de partir, les britanniques avaient mis en place une assemblée librement élue. Cet état de fait était appelé par Deng Xiaoping « un pays, deux systèmes ».
Le but pour les chinois était double : le maintien d’un minimum de libertés permettait de préserver l’efficacité de la place financière de Hong-Kong, une des plus importantes d’Asie et de servir d’exemple pour la population de Taïwan.
Or, la ferme reprise en main du régime politique par Pékin en septembre 2018 a aboli, en fait, le principe « un pays, deux systèmes » en supprimant les libertés acquises pour la presse et le système judiciaire.
Cette abolition du pluralisme ne semble pas, pour l’instant, avoir trop nui à la réputation de la place financière ; par contre, l’exemple donné pour les habitants de Taïwan a été détestable et a particulièrement tendu les relations entre Pékin et Taipei.
La conséquence logique en est le très important renforcement de l’armée de Taïwan avec un fort soutien de son opinion publique, ce qui compliquerait une invasion chinoise.
3.2 Guerre des mots : Déclarations martiales de J. Biden et de Xi Jinping
Nous assistons actuellement à de très fortes concentrations de moyens militaires États-Unis / Chine et à de constantes incursions de l’armée de l’air chinoise à l’extrême limite des eaux territoriales taïwanaises ainsi qu’à des passages fréquents de navires de l’US NAVY dans le détroit de Taïwan.
La politique du président Xi Jinping peut se résumer par un message au monde entier : « retenez-moi ou je fais un malheur ! ». Certes, nous pouvons constater que Xi Jinping hausse le ton mais ne commet aucune provocation grave vis-à-vis des États-Unis.
Quant au président Biden, il répète à l’envie que les États-Unis protègeront Taïwan en cas « d’attaque injustifiée. » Nous constatons là un savant mélange de fermeté et de flou artistique, qui laisse quand même une marge de manœuvre au gouvernement chinois… à condition de ne pas aller trop loin !
3.3 Montée en puissance de la marine chinoise
La Marine chinoise, est devenue la première marine du monde, devant l’US Navy. Certes, l’US NAVY, même inférieure en nombre, reste la plus puissante, pour l’instant, notamment grâce aux SNA qui ont montré leur redoutable efficacité lors de la Guerre des Malouines (1982).
Cependant, entre 2014 et 2018, la Marine chinoise a augmenté de la somme des marines Française et italienne en 4 ans ; en 2022, la Marine chinoise a augmenté de l’ensemble de la Marine Française!
Si ce rythme continue, très rapidement, la Marine chinoise sera la première mondiale, en nombre et efficacité.
3.4 FAIBLESSES DE LA CHINE
En plus des contingences géographiques analysées supra, la faiblesse de la Chine est double :
Le système politique chinois repose sur le Parti Communiste qui trouve sa légitimité par la formidable expansion économique (toujours plus de 5% par an depuis 40 ans) qui a fait sortir de l’extrême pauvreté la moitié de la population, soit 700 millions d’habitants. Mais, cette expansion dépend principalement des exportations de produits industriels par la mer et de la possibilité d’importer librement la quasi-totalité de son pétrole, également par la mer.
Une guerre avec les États-Unis pour Taïwan impliquerait un blocus maritime américain assez facile à mettre en place, en fermant tous les détroits de la Mer de Chine Méridionale. Les conséquences seraient la faillite de beaucoup d’entreprises chinoises, l’effondrement de l’économie de la Chine et donc la perte de légitimité du pouvoir communiste, avec un risque de guerre civile.
En plus, un paramètre important qui s’impose au régime chinois est la présence permanente de 300.000 étudiants chinois aux États-Unis, et plus de 10 millions qui sont retournés en Chine après la fin de leurs études. Ces étudiants, futurs et actuels managers des entreprises chinoises ont été envoyés dans les universités américaines pour acquérir les meilleures techniques de gestion et d’innovations mais sont sous influence occidentale (libre confrontation des idées, liberté d’entreprendre et de recherche, autonomie de décision dans les entreprises). Ils constituent désormais une technostructure très efficace pour placer la Chine comme N°1 mondial, devant les États-Unis alors que Xi Jinping veut :
– prouver la supériorité de la Chine sur l’Occident ;
– la désintoxiquer de la pensée occidentale.
La direction du PC chinois peut difficilement mener à bien cette politique sans confrontation avec cette nouvelle élite intellectuelle ; bien évidemment, un conflit armé avec les États-Unis pourrait provoquer une rupture définitive avec celle-ci : la mise en place d’une économie de guerre pourrait se révéler impossible dans ces conditions.
POUR RÉSUMER :
Nous constatons la volonté évidente de la Chine de prendre sa revanche après 150 ans d’humiliation occidentale.
Nous sommes en présence du Piège de Thucydide, dans sa définition chimiquement pure, tel que décrit par Graham Allison dans son livre : montée en puissance de la Chine qui conteste les États-Unis, première puissance déjà en place.
Si nous pouvons comprendre facilement pourquoi la Mer de Chine Méridionale constitue une zone d’affrontement privilégiée entre la Chine et les États-Unis, nous pouvons également prévoir que le risque de conflit armé est relativement faible.
CONCLUSION
1. Deux notions du temps
1.1 VU DES ÉTATS-UNIS
– Quand les États-Unis rencontrent un problème, il faut le résoudre, ET VITE ! C’est comme cela qu’ils sont devenus entre 1865 et 1945, soit en 80 ans, la première puissance mondiale, alors qu’ils étaient à peine une puissance régionale.
En effet, en 1861, le Premier ministre Palmerston adressa un ultimatum au président Lincoln pour exiger la libération des deux diplomates envoyés par la Confédération du Sud à Londres et capturés sur un navire britannique (incident du Trent). Lincoln dut céder.
Mais, en 1867, le président Andrew Johnson acheta l’Alaska à la Russie, sans en référer à la Grande-Bretagne, qui l’aurait volontiers acquise pour elle-même. En effet, la Russie et la Grande-Bretagne étaient en compétition en Asie Centrale. Lord Derby, Premier ministre aurait ainsi pu bénéficier d’un moyen de pression sur le tsar Alexandre II.
Après, les États-Unis ont vaincu successivement :
– l’Espagne, et lui a arraché Cuba, Porto-Rico, le Philippines (1898), ce qui les a transformés en puissance du Pacifique, à quasi parité avec la Grande-Bretagne et la France, et en rivalité naissante avec le Japon ;
– l’Allemagne (1918 / 1945)
– et le Japon (1945),
– et après, ils feront accepter par la Grande-Bretagne d’être dépassée, avant d’imposer la reconstruction de l’Europe, selon leurs exigences pour permettre la suprématie des entreprises américaines, la décolonisation et leur hégémonie partout ailleurs, sauf le bloc communiste.
Dès les années 50, Charles Wilson, ancien PDG de la General Motors et Secrétaire à la Défense du président Eisenhower (1953/61) se permit cette déclaration célèbre : « ce qui est bon pour la General Motors est bon pour les États-Unis et ce qui est bon pour les États-Unis est bon pour le monde ».
Compte tenu de cette montée en puissance, à une vitesse quasi météorique, les États-Unis ont la volonté de contrer la nouvelle hégémonie chinoise en Mer de Chine Méridionale, ET VITE !
Pour cela, avec les autres puissances anglo-saxonnes, les États-Unis montent l’alliance ANKUS qui écarte la France, pour faire rentrer définitivement l’Australie dans leur giron, avec l’accord de la Grande-Bretagne, qui croit ainsi jouer dans la cour des Grands. Les États-Unis veulent donc monter cette alliance, ET VITE !
1.2 VU DE LA CHINE
– La Chine est une civilisation trimillénaire, « cet état, plus vieux que l’Histoire… » (Charles de Gaulle en 1964, quand il reconnut la Chine Populaire) qui se considère comme le plus civilisé des pays au monde, entouré par des barbares ; Confucius disait, à propos de la Chine : « connais ta place dans le monde », en la mettant en premier, dans une hiérarchie très stricte, où elle place tous les autres après elle, ce qui est la source de l’Harmonie Suprême, vers laquelle toute vie doit se diriger ; aussi, aux yeux des chinois, les États-Unis troublent cette Harmonie Suprême par leur présence en Mer de Chine Méridionale ;
– or, les États-Unis n’existaient pas quand la Chine était la première puissance mondiale en terme de PIB (milieu du 18ème siècle) ;
– un proverbe très souvent entendu en Orient nous dit : « les Occidentaux ont l’heure, nous avons le temps… »
– Le journaliste Raymond Cartier a écrit que la domination britannique en Asie était considérée comme « aussi normale que la mousson » au 19ème siècle et au 20ème siècle jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale. Or, selon Lee Kuan Yew, Premier Ministre de Singapour (1959/90), la chute de Singapour en février 1942, a constitué l’élément déterminant de la fin de l’hégémonie occidentale en Asie, quand 36.000 petits hommes jaunes, japonais, comme les appelaient avec mépris les britanniques, dirigés par le général Yamashita, ont pris Singapour, et ses 85.000 soldats, un des piliers de l’Empire Britannique.
– La crise financière de 2008 a renforcé la Chine dans ce sentiment avec la faillite de Lehmann Brothers, un des piliers du système financier américain ;
– la Chine tente alors d’imposer son hégémonie par intimidation, vis-à-vis du Vietnam en Mer de Chine Méridionale ou du Japon, en Mer de Chine Orientale, ou par séduction, vis- à-vis des Philippines, en leur proposant une alliance de substitution à celle des États-Unis, mais dans une soumission hiérarchique.
– Enfin, comme je l’ai dit en introduction, depuis 1949, la Chine n’a déclenché de guerres que parce qu’elle se sentait affaiblie et qu’un voisin voulait profiter de cet affaiblissement ; or, depuis 2014, son PIB est quasiment à parité avec celui des États-Unis ;
– la stratégie chinoise est basée sur celle définie par Sun Zu, dans son livre l’Art de la Guerre, écrit au temps des Royaumes Combattants du 6ème siècle av. JC. La victoire s’obtient par l’affaiblissement de la volonté de l’ennemi, sans avoir à combattre autrement que par des gestes et des mots.
– EN BREF : la Chine mise sur la lassitude États-Unis.
2. Quelle conséquence si les États-Unis s’en vont ?
– Les États-Unis maintiennent une structure hégémonique sur tout le Pacifique depuis les Batailles de Midway, en 1942 et du Golfe de Leyte, en 1944 ; la principale conséquence d’un retrait américain serait la course à une hégémonie de substitution entre la Chine et les Etats voisins ;
– La Chine, Singapour, l’Indonésie, et le Japon seront en compétition pour cette hégémonie ; dans ce but, on peut envisager une alliance entre la Chine et Singapour, très proches culturellement et suffisamment éloignés géographiquement, pour ne pas être rivaux.
– Le Japon est au seuil du nucléaire militaire depuis le milieu des années 60 et peut mettre en place une force nucléaire opérationnelle en moins de 2 ans, ce qui terrorise par avance toute la région à cause des souvenirs de la Seconde Guerre Mondiale…
– Le budget et la balance commerciale des États-Unis est en déficit depuis la Guerre du Viêt-Nam, mais le dollar reste LA PRINCIPALE DEVISE du monde, à cause de la puissance militaire des États-Unis depuis 1945. Cette puissance militaire leur permet de drainer la majeure partie de l’épargne mondiale, exactement comme l’hégémonie militaire et navale de la Grande-Bretagne et celle de la Livre Sterling allaient de pair avant 1914.
– Le retrait des États-Unis de la Mer de Chine Méridionale marquerait probablement la fin de l’hégémonie du dollar et des États-Unis, donc la FIN DE LEUR HÉGÉMONIE TOUT COURT. En effet, les États-Unis ne pourraient plus financer leur puissance militaire colossale avec « la planche à billets », ce qu’ils font depuis la guerre du Vietnam.
Les États-Unis deviendraient alors un « super-Canada », sans plus !
3. Lassitude Américaine ?
– La Chine considère la présence des États-Unis en Mer de Chine Méridionale aussi incongrue qu’une présence chinoise dans le Golfe du Mexique ;
– La Chine ne croit pas au déplacement du centre de gravité de la puissance américaine du Proche-Orient et de l’Atlantique vers le Pacifique, malgré les efforts du président Obama pour le prouver.
– D’une part, parce que le conflit du Proche-Orient, chaudron en perpétuelle ébullition, n’est pas prêt d’être résolu ; les liens culturels, militaires et économiques entre les États-Unis et Israël demeurent très forts et Israël restent le seul état de cette région à ne pas être un volcan géopolitique ;
– d’autre part, la nouvelle Guerre Froide avec la Russie, qui maintient une tension forte en Europe, finira par refixer ce centre de gravité comme avant, c’est-à-dire en Europe et en Méditerranée ; le conflit ukrainien aggrave cette tendance ; dans ce but, la Chine déploie beaucoup d’efforts pour garder la Russie dans son orbite géopolitique… Comme au temps de Kubilaï Khan, au 12ème siècle…
Et le temps est une arme que les chinois manient parfaitement…
POUR RÉSUMER : ce n’est pas la peine d’être prophète pour penser qu’un départ des États-Unis serait plus générateur de conflits armés que la situation actuelle.
L’économie chinoise est confrontée à une série de défis sérieux, à la fois cycliques (court terme) et structurels (long terme). Mais ce n’est pas l’effondrement. Les fondamentaux économiques sont solides. Son gouvernement dispose d’un espace de régulation suffisant pour faire face à son ralentissement économique actuel. Son développement industriel l’a positionnée favorablement pour l’avenir. La croissance de la Chine, malgré les sceptiques et bien que ralentie pour le court terme, devrait se poursuivre.
Nous sommes dans un monde interconnecté où l’économie chinoise contribue à la hauteur de 30% de la croissance globale. Il n’est pas exagéré de dire que quand la Chine éternue, le monde pourrait s’enrhumer. L’économie chinoise a un impact significatif sur le reste du monde en raison de sa taille, de sa croissance rapide et de son intégration dans les réseaux commerciaux et financiers mondiaux.
Quand la Chine éternue, le monde s’enrhume
Après plusieurs décennies de croissance rapide, l’économie chinoise connaît un ralentissement, dû à de multiples problèmes aussi bien cycliques que structurels. Face à des obstacles tels que le vieillissement de la population, la diminution des retours sur investissement et la fragmentation géoéconomique, susceptible de limiter les perspectives de croissance à moyen terme, la Chine se dirige-t-elle vers un effondrement imminent, selon la prédiction de Gordon Chang il y a déjà une vingtaine d’années, répétée inlassablement depuis, chaque année ?
Le réseau d’information américain CNN est persuadé que « L’économie chinoise a connu une année misérable. 2024 pourrait être encore pire » (“China’s economy had a miserable year. 2024 might be even worse” ). Dans la même veine, Paul Krugman, prix Nobel d’économie, a également prédit un avenir très sombre à l’économie chinoise. Selon lui, elle semble trébucher. À l’entendre, il y a des raisons de croire que la Chine entre dans une ère de stagnation à la japonaise.
Le tableau est-il vraiment aussi sombre ? Examinons les faits, les chiffres et les tendances.
Spécificités chinoises : un rappel
Avant tout, il nous paraît utile de rappeler quelques spécificités de la Chine afin de mieux comprendre ses marges de manœuvre et son style de management.
1/ La Chine opère une économie dirigée avec un contrôle étroit sur les flux d’argent et de crédit, contrairement aux économies capitalistes où les banques centrales ajustent les taux d’intérêt pour influer sur le coût de la monnaie et du crédit. En Chine, les autorités gouvernementales prescrivent aux grandes banques publiques le montant et les destinataires des prêts. Ainsi, les défauts de paiement en Chine sont souvent le résultat de décisions politiques.
2/ La Chine adopte une approche de « politique transcyclique », axée sur des actions progressives à long terme, même si cela implique des sacrifices à court terme. Cette approche guide le cycle réglementaire chinois : en période de croissance économique, de nouvelles réglementations sont introduites pour traiter les problèmes structurels, tandis qu’en période de ralentissement, les réglementations antérieures peuvent être assouplies pour stimuler la confiance et corriger les déséquilibres.
Performance de l’année 2023
Pour 2023, l’économie chinoise était dans une phase de reprise après les perturbations causées par la pandémie de COVID-19. La Chine avait réussi à contenir efficacement la propagation du virus et à relancer ses activités économiques. Le FMI atteste que la Chine a atteint l’objectif de croissance du gouvernement pour 2023 (5,2 %), reflétant une forte reprise post-COVID, alors que les Etats-Unis étaient à 2,5%. Il est vrai que 5,2% est nettement inférieur à 8%, le niveau de la performance moyenne des décennies passées, mais il est loin d’être misérable.
La prévision pour 2024 se situerait, selon le FMI, à 4,6% pour la Chine et 2,1% pour les États-Unis. Nous pensons que 4,6 % est une estimation quelque peu conservatrice. Nous allons voir plus loin les raisons.
Dans les douleurs transitoires ou au début d’un effondrement ?
Face aux défis gigantesques, la Chine est-elle capable de s’en sortir ? Faisons un reality check détaillé avec M. Weijian Shan, éminent économiste en Asie, qui a fait une analyse documentée et éclairante.
Crise immobilière : Le secteur immobilier, qui représente directement 11 % du PIB (et indirectement environ 25 %), a largement sous-performé par rapport aux autres secteurs de l’économie. En fait, le secteur immobilier chinois a contribué négativement à la croissance économique globale de la Chine depuis 2022 et a été un moteur du ralentissement économique récent. Bien que le secteur immobilier soit le plus grand frein à l’économie, ses problèmes semblent se résorber. La contribution négative du secteur à la croissance du PIB est passée d’environ 4 % en 2022 à moins de 2 % en 2023.
Espace de régulation : Contrairement à de nombreux pays développés, la Chine ne fait pas face à des problèmes d’inflation. Toutefois, elle maintien des taux d’intérêt relativement élevés, avec des taux de prêt prévalents oscillant autour de 4 à 4,5 %. Le ratio de réserve obligatoire (CRR) en Chine, qui représente le pourcentage des dépôts que les banques commerciales doivent placer auprès de la banque centrale, est d’environ 10,5 % pour les grandes banques, alors qu’il est de 0 à 1 % dans les pays occidentaux. Par conséquent, la politique monétaire chinoise bénéficie d’une marge de manœuvre pour s’assouplir en réduisant les taux d’intérêt, le CRR, voire les deux, une option qui n’est pas disponible pour d’autres grandes économies.
Sur le plan fiscal, la Chine se distingue parmi les grandes économies avec un bilan financier net positif, contrairement à d’autres comme les États-Unis, le Japon et l’Allemagne qui affichent des bilans négatifs. La dette publique centrale chinoise ne représente que 21 % du PIB, tandis que la dette des administrations locales oscille entre 50 % et 80 % du PIB, y compris les passifs cachés. Même en considérant le ratio de la dette publique globale le plus élevé de la Chine, soit 110 % du PIB, il reste favorable comparé à celui du gouvernement fédéral américain, qui atteint environ 140 % du PIB, et à la dette publique centrale du Japon, qui est d’environ 260 % du PIB. De plus, les actifs financiers du gouvernement chinois dépassent ses passifs financiers totaux. Ces chiffres ne prennent pas en compte les vastes terres et ressources naturelles de la Chine, toutes propriétés de l’État. Ainsi, la politique fiscale du gouvernement chinois dispose d’une marge de manœuvre importante pour s’élargir.
La santé du système bancaire chinois : Le problème du marché immobilier ne devrait pas entraîner de crise bancaire. Le ratio moyen prêt-valeur des prêts hypothécaires dans les grandes villes chinoises est d’environ 40 %, et les prêts résiduels aux promoteurs immobiliers ne représentent que moins de 6 % du portefeuille de prêts du système bancaire chinois, tous soutenus par des garanties. De plus, les banques chinoises sont bien capitalisées, avec un ratio de fonds propres moyens de plus de 15 % et un ratio de prêts non performants (NPL) moyen d’environ 1,6 % qui sont traités et sortis presque en temps réel.
Les perspectives de croissance de la Chine : Les problèmes immobiliers en Chine n’infecteront pas le système bancaire dans son ensemble, bien que le secteur immobilier reste un contributeur négatif à la croissance chinoise. En 2022, l’économie verte et l’économie numérique ont ajouté 4,7 % au taux de croissance de la Chine, compensant largement la contribution négative de 3,7 % du secteur immobilier. En effet, la Chine est en tête du monde dans les industries permettant, et permises par, la quatrième révolution industrielle – énergie verte, numérisation, robots industriels, intelligence artificielle, etc.
La guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine : Elle n’a pas freiné le commerce entre les États-Unis et la Chine, et le commerce bilatéral a atteint un niveau record d’environ 700 milliards de dollars en 2022. Depuis le début de la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine en 2018, les exportations vietnamiennes vers les États-Unis ont augmenté, mais ses importations en provenance de Chine ont encore plus augmenté. En 2020, l’ASEAN a remplacé les États-Unis pour devenir le plus grand partenaire commercial de la Chine,
Le progrès technologique de la Chine : Les États-Unis ont interdit les exportations de haute technologie vers la Chine dans des domaines allant des puces semi-conductrices avancées à l’informatique quantique et à l’intelligence artificielle. À court terme, cela pourrait affecter la capacité technologique de la Chine, mais à long terme, cela ne le fera pas. La Chine dispose d’une base technologique solide ; elle a les moyens de rattraper son retard dans les domaines où elle est en retard, grâce à ses années de fabrication à valeur ajoutée et d’innovation ; et grâce aux interdictions d’exportation, elle est fortement incitée à développer ses propres versions des technologies concernées.
La Chine possède désormais toutes les conditions pour développer ses propres versions de technologies désormais indisponibles à l’import : 1/ concentration des meilleurs talents ; 2/ concentration des instituts de recherche ; 3/ disponibilité du capital ; 4/ capacité de fabrication profonde 5/ marché suffisamment grand. Ensemble, ce n’est qu’une question de temps.
La Chine a dépassé les États-Unis quant au nombre d’articles scientifiques publiés annuellement dans des revues internationales respectées. L’activité de dépôt de brevet en Chine a augmenté de manière « explosive ». Le nombre de demandes de brevet en Chine par an est désormais supérieur à celui des États-Unis, de l’Europe, du Japon et de la Corée du Sud réunis. Les sanctions technologiques sur la Chine ont provoqué une accélération du progrès technologique.
Bombe démographique – ou atout ? Les données démographiques de la Chine, notamment le vieillissement et le déclin de sa population, ne freineront pas sa croissance à long terme.
La taille de la population active chinoise a atteint un plateau en 2012 et a commencé à décliner progressivement. Pourtant, son PIB a doublé au cours des 10 dernières années. Bien que l’augmentation de la productivité en Chine ait ralenti ces dernières années, elle a néanmoins réussi à propulser la croissance économique. Certains pensent que la Chine est sur le point de tomber dans le « piège des revenus intermédiaires ». Les dépenses de R&D et l’augmentation de la productivité en Chine montrent une autre image. La Chine est désormais à l’avant-garde de l’automatisation industrielle, comme en témoigne l’installation de 50% des robots industriels dans le monde. Il est peu probable que la démographie chinoise entraîne une pénurie de main-d’œuvre dans un avenir prévisible ; en fait, sa population active est susceptible d’être significativement sous-utilisée.
Si la communauté internationale des investisseurs est si optimiste à propos du Japon, qui connaît des problèmes démographiques plus graves, pourquoi ne pas l’être au sujet de la Chine ?
L’opportunité chinoise : Si l’on inclut les transferts sociaux en nature – c’est-à-dire des avantages tels que l’aide sociale, la sécurité sociale et d’autres formes d’assistance gouvernementale et non gouvernementale – le revenu disponible des ménages chinois en tant que part du revenu national brut est assez élevé. Les mauvaises nouvelles sont que la consommation privée, même en incluant les transferts sociaux en nature, reste trop faible, à environ 45 % du PIB, contre 72 % pour les États-Unis. Mais la bonne nouvelle, c’est qu’il y a encore beaucoup de place pour la croissance.
Donc, selon M. Shan, les fondamentaux économiques de la Chine sont très solides, bien qu’elle doive faire face à une combinaison de défis. Son gouvernement dispose d’un espace politique suffisant pour faire face à son ralentissement économique actuel. Son développement industriel l’a positionnée favorablement pour l’avenir. Les douleurs qu’elle subit sont transitoires. Sur le moyen et long terme, la croissance, malgré les sceptiques, devrait se poursuivre.
Sentiment des entreprises étrangères en Chine
Cette analyse est partagée, quoique timidement pour le moment, par une bonne partie des entreprises étrangères opérantes en Chine. Prenons les exemples des entreprises américaines et allemandes en Chine.
Résultat de l’AmCham survey 2024 : Les entreprises américaines exerçant leurs activités en Chine sont devenues plus optimistes quant aux perspectives du pays et à son attrait en tant que destination d’investissement, selon la dernière enquête menée par la Chambre de commerce américaine (AmCham) en Chine.
Notamment, environ 50 % des entreprises interrogées identifient la Chine comme l’une des trois principales cibles d’investissement, ce qui signifie un changement stratégique dans leurs priorités d’investissement, ce qui représente une amélioration de cinq points de pourcentage par rapport à l’enquête de l’année précédente.
Pendant ce temps, la majorité des membres de l’AmCham, tous secteurs confondus, sont restés attachés au marché chinois, sans projet de délocaliser leur production et leur approvisionnement hors du pays.
Résultat du German Chamber Survey 2024 : L’économie chinoise est confrontée à une trajectoire descendante, ont déclaré environ 86 % des entreprises allemandes dans l’enquête, même si la plupart considèrent que cette trajectoire est temporaire et prédit un rebond dans les trois prochaines années.
La reprise de la Chine après la pandémie s’est révélée plus fragile que prévu, avec une crise immobilière qui s’aggrave, des risques déflationnistes croissants et une demande timide qui jette un voile sur les perspectives de cette année. Quelque 54 % des entreprises allemandes interrogées ont déclaré qu’elles envisageaient néanmoins d’augmenter leurs investissements pour rester compétitives.
Conclusion
L’économie chinoise est en pleine transition. Les douleurs dues aux multiples transformations en cours sont bien réelles. La Chine trébuche, mais il est peu probable qu’elle tombe. Comme l’a dit Lawrence Wong, vice-premier ministre et ministre des Finances de Singapour (probablement le prochain Premier ministre de Singapour) : « Ne pariez jamais sur la récession chinoise », car l’économie chinoise est énorme avec des fondamentaux très solides et présente de nombreux avantages dans les domaines de la fabrication de pointe, de l’économie verte et dans d’autres domaines.
En suivant le style de management chinois « transcyclique », Li Qiang, Premier ministre du Conseil d’État de Chine, a récemment déclaré lors du Forum économique mondial « Nous insistons sur le fait de ne pas nous engager dans des mesures de relance fortes, et nous ne courons pas derrière la croissance à court terme en laissant se cumuler des risques à long terme. Nous concentrons nos efforts sur le renforcement de la dynamique de développement endogène. »
Avec des transformations profondes et radicales en cours, une nouvelle Chine est en train d’émerger. Une nouvelle économie, celle de l’économie verte et numérique, compensera bientôt le ralentissement de l’investissement fixe, y compris sur le marché du logement saturé. Sa croissance, malgré les sceptiques, devrait se poursuivre, bien que modérément pour le court terme, dans un avenir prévisible.
Alex Wang
Titulaire de deux doctorats (philosophie et ingénierie) et familier des domaines clés de la NTIC, Alex Wang est ancien cadre dirigeant d’une entreprise high tech du CAC 40. Il est également un observateur attentif des évolutions géopolitiques et écologiques.
Lors d’un meeting samedi en Caroline du Sud, Donald Trump a réitéré une menace déjà lancée en 2020: il se dit prêt à laisser les Européens seuls en cas d’attaque russe. Lors du meeting, Trump a rapporté une conversation avec un des chefs d’Etat de l’Otan, sans le nommer. « Un des présidents d’un gros pays s’est levé et a dit: et bien, monsieur, si on ne paie pas et qu’on est attaqué par la Russie, est-ce que vous nous protégerez ? », a raconté le milliardaire avant de révéler sa réponse: « Non, je ne vous protègerais pas. En fait je les (NDLR: les Russes) encouragerais à vous faire ce qu’ils veulent. Vous devez payer vos dettes ».
Que reproche-t-il aux Européens de l’Otan: de ne pas contribuer suffisamment au budget de l’Alliance en n’augmentant pas sensiblement la part de leur PIB consacré à la défense. Et de trop compter sur l’Oncle Sam pour les protéger face à Poutine.
La vidéo de Trump en Caroline du Sud est à voir ici.
Un précédent Selon Thierry Breton, Trump aurait, dès 2020, prévenu Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne : « Vous devez comprendre que si l’Europe est attaquée, nous ne viendrons jamais pour vous aider et vous soutenir » Et d’ajouter : « De toute façon, l’Otan est morte, et nous allons partir, nous allons quitter l’Otan ! ».
L’article 5 en péril Paroles en l’air ? En 2018 le président Trump avait déjà réclamé que les Européens paient (cher) pour le « parapluie » militaire US. Plus récemment, le sanguin républicain a promis une chasse aux sorcières et des règlements de compte s’il est élu en novembre prochain. Il serait donc bien capable de renier l’engagement auquel est tenu Washington par l’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord et de lâcher les alliés européens des États-Unis.
C’est ce que préconise l’un des think tanks pro-Trump, le Project 2025. Son programme de 887 pages ne fait qu’une seule référence à l’Otan : « Transformer l’Otan pour que les alliés des États-Unis déploient la plus grande partie des forces conventionnelles face à la Russie et pour que les États-Unis n’interviennent que dans le cadre de la dissuasion nucléaire ».
Géopolitique. Russie, Taïwan, Moyen Orient… Le directeur de l’Ifri analyse « l’accélération de l’histoire » et appelle à un réarmement intellectuel des Européens.
C’est un constat sombre sur « l’isolement mental » de l’Europe. Dans L‘Accélération de l’histoire (Tallandier), Thomas Gomart analyse les grandes évolutions géopolitiques à partir de trois grands noeuds stratégiques : les mers de Chine et le détroit de Taïwan, la péninsule arabique et le détroit d’Ormuz, et le détroit du Bosphore. Pour le directeur de Institut français des relations internationales (Ifri), principal think tank français, les Européens doivent à tout prix se réarmer intellectuellement face à ces bouleversements internationaux, d’autant que le Vieux Continent serait le grand perdant en cas de victoire électorale de Donald Trump.
L’Express : En quoi vivons-nous une accélération de l’histoire ?
Thomas Gomart : L’accélération, c’est à la fois la multiplication d’actions intentionnelles destinées à modifier un rapport de force et des évolutions de fond. Il y a d’abord l’accélération liée au réchauffement climatique : en dix ans, nous avons connu une augmentation de 0,2 °C. Il y a l’accélération technologique avec la démocratisation de l’IA. Il y a une accélération du poids économique des Brics et des Brics+ par rapport au G7 : fin 2022, Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud représentaient 31,5 % du PIB mondial, contre 31 % pour le G7. A cela s’ajoute, l’accélération par l’hostilité ouverte de trois pays, la Russie, l’Iran et la Corée du Nord, contre l’ »Occident collectif ». Une accélération des dépenses militaires mondiales, qui ont bondi en passant 1 139 milliards de dollars en 2001 à 2 240 milliards en 2022. Voilà autant de facteurs qui donnent l’impression à certains d’être pris de vitesse et de perdre le contrôle, et à d’autres de bénéficier de cet emballement.
Vous soulignez que si déclin de l’Occident il y a, c’est celui de l’Europe, et non pas des Etats-Unis. Pourquoi ?
En tant qu’historien, je reste toujours très prudent sur l’idée de déclin, souvent instrumentalisée politiquement. De quoi parle-t-on précisément ? De la France ? De quelle Europe ? D’une civilisation ? Chez nous, invoquer sans cesse le déclin s’inscrit souvent dans ce que j’appellerais volontiers la tradition défaitiste française, qui est à la fois intellectuelle, politique et militaire. Elle a l’arrogance pour revers et une certaine méconnaissance du monde. Le déclin permet ces conversations générales sur l’état du monde dont les Français raffolent car elles permettent de magnifier le passé, en particulier le leur.Ce qui est sûr, c’est que le poids relatif de l’Europe diminue à l’échelle globale, alors que celui des Etats-Unis se maintient. En 1980, ces derniers représentaient 25 % du PIB mondial ; encore 25 % quinze ans plus tard au pic de leur moment unipolaire ; toujours 25 % en 2023. La Chine n’a cessé de croître. L’Union européenne, elle, représente 16 % du PIB mondial en 2022. Il y a ainsi une triple asymétrie qui se crée. L’Europe voit sa dépendance s’accentuer, non seulement par rapport aux Etats-Unis, mais par rapport aux pays du Golfe et à la Chine. Et en face, la Russie voit elle aussi sa dépendance s’accentuer vis-à-vis de la Chine.
Les Américains n’ont-ils pas subi des défaites, comme en Afghanistan ?
S’ils ont subi de sérieux revers lors de conflit périphériques, comme au Vietnam ou en Afghanistan, les Américains demeurent invaincus au niveau mondial. Les États-Unis nous obligent à penser de manière globale, ce qui est de plus en plus difficile pour les Européens. La Chine est en réalité la seule puissance à pouvoir aujourd’hui produire une vision globale alternative. Elle est engagée dans une rivalité stratégique de long terme avec les Etats-Unis. Mais ces derniers, même s’ils ont essuyé des revers régionaux, restent prédominants, et n’ont nullement renoncé à l’exercice de la puissance.
En s’appuyant sur l’Otan, mais aussi dans le Pacifique sur le Japon et la Corée du Sud, pourtant ennemis historiques, les États-Unis n’ont-ils pas le meilleur réseau d’alliances ?
La principale différence entre la Chine et les États-Unis, c’est que ces derniers disposent d’un système d’alliances régionales sur lesquels repose leur politique globale. Du côté chinois, il y a un refus idéologique de réfléchir en termes d’alliances militaires. La Chine propose des partenariats beaucoup plus souples qui ne l’engagent pas sur le plan militaire. La grande question est ainsi de savoir dans quelle proportion la Chine soutient la Russie en Ukraine. Jusqu’où est-elle prête à aller ? Elle la soutient politiquement, diplomatiquement, alors que des pays comme l’Iran et la Corée du Nord lui apportent une aide militaire directe.
A quel point une victoire de Donald Trump marquerait-elle une rupture dans la politique étrangère américaine ?
Il est certain que l’année 2024 est suspendue à l’élection américaine de novembre. Le potentiel disruptif que l’on prête à Donald Trump rappelle à la fois la centralité des Etats-Unis. Son projet est préparé et différent de celui erratique de 2016. N’oublions pas qu’il considère ne pas avoir perdu l’élection en 2020. Cela annonce des débats institutionnels très vifs sur le plan intérieur. En ce qui concerne les grandes questions de politique étrangère, il faut rappeler que Trump n’a pas recouru à l’arme militaire durant son premier mandat, et qu’il est dans une logique transactionnelle, également avec ses alliés. Un certain nombre de changements sont donc à attendre s’il est élu, notamment dans le cadre transatlantique.Au Moyen Orient, il y un effacement en cours de l’Union européenne qui est frappant.
L’Europe serait donc la principale victime d’une victoire de Trump ?
Oui. Trump l’a répété dans sa campagne électorale. Il considère les Européens fondamentalement comme des concurrents commerciaux avant d’être des alliés militaires. Et sur le plan de l’alliance militaire, il estime que les Etats-Unis dépensent trop pour la sécurité européenne, alors que les Européens se satisfont de la garantie de sécurité américaine. Enfin, il est très critique sur le mode de fonctionnement de l’Alliance atlantique.
Vous qualifiez les Européens de “déphasés”, victimes “d’isolement mental”. Que faudrait-il faire ?
Depuis deux générations, il y a eu un double désarmement : un désarmement matériel, qui a débuté dans les années 1970, accompagné d’un désarmement intellectuel. Le personnel politique et surtout les intellectuels ont considéré que les questions stratégiques, au fond, devaient être relégués aux livres d’historiens. A coups de colloques, d’enseignements et d’interventions médiatiques on nous a expliqué que la géopolitique n’existait plus. Or, ce que sont en train de redécouvrir les Européens, c’est l’intentionnalité stratégique, et le fait que les décisions d’un tout petit groupe de personnes peuvent avoir des conséquences sur un grand nombre. Encore faut-il vouloir le comprendre.
Mais à part l’Ukraine, les Européens ne s’accordent pas sur les grands sujets géopolitiques : conflit israélo-palestinien, Chine…
Soulignons l’unité qui persiste sur l’Ukraine, en dépit de l’aléa hongrois. Mais, effectivement, cette unité est bien moins évidente sur le conflit entre Israël et le Hamas, avec un vrai clivage entre pays européens. Au sujet de la Chine, il y a aussi une tension. Premier partenaire économique de l’Union européenne, la Chine dispose d’une forte capacité d’influence en Europe. Elle reste attractive dans bon nombre de secteurs. Parallèlement, ses investissements font l’objet d’une volonté politique de contrôle. Il n’est toujours pas possible de parler d’une politique étrangère commune de l’UE. Historiquement, elle s’est principalement résumée à l’aide au développement et aux sanctions. Ce n’est pas rien. Mais l’UE peine à s’imposer comme acteur diplomatique à part entière. Et, au Moyen-Orient, il y un effacement en cours de l’UE qui est frappant.
Selon vous, ce qui relie les Brics, c’est l’idée que les Européens, et non pas les Américains, ayant “un rôle diplomatique surévalué par rapport à leurs poids économique, démographique et surtout stratégique”…
C’est mon expérience dans les milieux de recherche globalisés. A partir du moment où il y a une administration américaine cohérente et constante, comme c’est le cas avec celle de Joe Biden, tout le monde reconnaît la centralité des États-Unis. En revanche, beaucoup soulignent la surpondération européenne dans les organisations internationales, avec un décalage entre les prétentions européennes et la réalité de ses capacités.
Pourquoi êtes-vous critique de l’ambition française de mettre en avant une “troisième voie” dans l’Indo-Pacifique par rapport à la Chine, comme elle avait aussi essayé de le faire au sujet de la Russie ?
Il faut donner du crédit aux tentatives françaises d’essayer d’apporter une flexibilité et une tonalité différente dans cette vaste zone à travers notamment un discours sur la sécurité environnementale et maritime. Mais je suis perplexe sur la notion de “puissance d’équilibres”, qui donne une impression de surplomb trompeuse. Cela fait croire que la France pourrait être dans une position d’arbitre en cas de crise aiguë, ce qui semble illusoire.
Pourquoi la question de Taïwan est-elle aussi essentielle pour la France ?
D’abord, un rappel historique. Taïwan nous semble loin aujourd’hui, mais ce n’était pas le cas durant la IIIe République, lorsque l’amiral Courbet occupait les îles Pescadores dans le détroit de Taïwan. Nous redécouvrons aujourd’hui cette géographie qui a toujours été présente dans les milieux stratégiques, et notamment dans la marine. Ce qui a changé, c’est que le centre de gravité du monde s’est déplacé vers l’Asie-Pacifique. Le détroit de Taïwan, en particulier, concentre une part importante du commerce international, et du flux des microprocesseurs essentiels pour l’appareil productif mondial. Cela résume bien ce que la mondialisation est en train de produire : une centralité de la relation sino-américaine, un renforcement politique des émergents et une marginalisation progressive de l’Europe.Une guerre dure souvent le temps d’une génération. Ce qui nous amène à 2034 pour l’Ukraine…
Xi Jinping pourrait-il passer à l’attaque à Taïwan ?
De manière objective, tout le monde a intérêt à conserver le statu quo, parce qu’il permet la continuation de la mondialisation par la maritimisation. C’est dans l’intérêt de Taïwan, de la Chine, des États-Unis, des pays riverains… Mais on disait la même chose de la Russie avant l’agression de 2014 et la surenchère de 2022. Vladimir Poutine n’a aucun intérêt à intervenir, entendait-on souvent. Et il est pourtant passé à l’acte.
En quoi un conflit autour de Taïwan serait-il un tournant historique ?
Ce serait une rupture considérable. Ce qui a permis l’enrichissement remarquable de la Chine depuis 1979, c’est-à-dire son ouverture au monde et sa maritimisation, serait interrompu. Par ailleurs, cela obligerait les Etats-Unis à un choix décisif : veulent-ils défendre leur système d’alliances en Asie orientale, c’est-à-dire non seulement Taïwan, mais aussi le Japon, la Corée du Sud, l’Australie et les Philippines ?
Fatima Moussaoui, Docteur en Sécurité Internationale de l’Instituto Universitario General Gutiérrez Mellado à Madrid, et enseignante à Sciences Po Paris. Ses recherches portent sur la projection de puissance militaire et d’influence de l’Iran au Proche et Moyen-Orient, la mer Rouge et les pays du golfe Arabo-Persique.
Aujourd’hui, la référence au religieux est le plus souvent ignorée dans la pensée militaire et stratégique occidentale. Afin de combler ce déficit, cet article innovant a pour objectif d’analyser en Iran le rôle spirituel et temporel de l’imamat comme outil de mobilisation, de recrutement et de fidélisation des jeunes et moins jeunes pour adhérer à un idéal idéologique, dans le cadre de la stratégie militaire déployée par le Corps des Gardiens de la Révolution au service de la République islamique d’Iran.
En effet, depuis 1979, le concept d’imamat en tant que dogme religieux et doctrine politique constitue le fondement de la stratégie militaire de l’Iran. Porté par le Corps des Gardiens de la Révolution qui œuvre à sa diffusion régionale aussi bien au Liban, qu’en Iraq, au Yémen ou en Syrie, ce concept fait en réalité l’objet d’appropriations locales différenciées et contrastées.
De l’imamat à Wilayet e- Faqih
L’IMAMAT, est une conception qui repose sur le choix d’un guide religieux proche de Dieu afin de guider la communauté musulmane ; où il se base sur l’articulation entre l’autorité spirituelle et une autorité politique. Vraisemblablement cette conception est proche de la vision du courant sunnite qui revendique le Calife comme celui qui règne dans un émirat et est également le guide de la communauté musulmane sur terre. Les Chiites comme les Sunnites justifient cette conception de l’imamat par le hadith [1] du prophète Mohamed : « Je laisse deux choses en vous, si vous les considérez, vous ne serez pas induits en erreur – le Livre de Dieu, le Très-Haut et ma famille. [2] » Ce hadith atteste que le Prophète laisse à son Ummah [3]le Coran et sa famille pour les éclairer et les aider à trouver le chemin de l’Islam. La doctrine de l’imamat au sens général est complexe à définir en quelques lignes et mérite un travail plus approfondi. Nous retiendrons pour notre intervention le plus important et plus spécifiquement l’imamat dans la version de Wilayat e-faqih. [4]
La Wilayat e-faqih reste un acte révolutionnaire dans la pensée chiite moderne initiée par l’Ayatollah Khomeiny comme le signale Constance Arminjon dans son livre :« la doctrine de la Wilayat e-fagih bien loin de perpétuer une tradition menacée par la sécularisation, constitue une révolution. [5] » Selon la vision de l’Ayatollah Khomeiny, il est primordial de mettre en place un gouvernement régi par les préceptes de l’Islam, sous une autorité de wilaya et faqih, c’est-à-dire de juriste investi par Dieu assurant la continuité des fonctions du prophète. Une des nouveautés dans la conception de cette doctrine par l’Ayatollah Khomeiny est la fonction de l’imam hissé au rang supérieur, équivalent à celui des prophètes par son « infaillibilité ». Il faut souligner qu’elle reste un point de discorde important entre les penseurs chiites. Ce travail de relecture de l’Islam, version chiite, semble révolutionnaire dans la pensée chiite, et va servir à renforcer la position du clergé c’est-à-dire l’imam non seulement comme guide spirituel de la Ummah musulmane mais également comme leader politique. Par conséquent, la religion devient un élément moteur et indispensable à la constitution de cette République islamique dans l’Iran contemporain.
Afshon Ostovar donne à ce chef du système Wilayat e-faqih, la qualité de leader qui fonctionne à la fois comme une autorité politique et un guide spirituel. Il est le symbole de la révolution, de la primauté de l’islam chiite et du divin [6]. Ici le mot « divin » mérite une réflexion puisque ce leader du Wilayat e-faqih doit être choisi par Dieu pour représenter ses affaires sur terre. Sa suprématie est liée à son statut d’érudit, voire de descendant de la famille du prophète mais également au fait qu’il est tenu pour « infaillible ». Son statut de leader religieux et politique est donc semblable au statut d’un prophète. Il est important d’ajouter que la démarche de l’Ayatollah Khomeiny repose sur la notion de l’Ijtihad à, savoir l’effort intellectuel et la volonté personnelle de relecture des préceptes coraniques et la mise en place d’une jurisprudence islamique à la lumière des temps modernes.
La sacralité du statut de leader religieux de l’Ayatollah Khomeiny rend ce personnage charismatique et lui attribue un sens inné de la stratégie à la fois politique, religieuse et militaire qu’il possédait par ailleurs. Ses positions, son parcours, attestent [7] de cette figure emblématique devenue aujourd’hui un symbole et un exemple à suivre pour des milliers de jeunes Iraniens dans les rangs du Corps des Gardiens de la Révolution et parmi les partisans de la Révolution islamique. Un mausolée abritant le corps de l’Ayatollah Khomeiny placé au rang supérieur d’imam « infaillible » se trouve à Téhéran près du cimetière Behesht-e Zahra. Son tombeau est devenu un lieu saint où les pèlerins chiites viennent se recueillir. Comme le veut la tradition chiite, l’adoration des imams sous forme de recueillement et d’accès à ceux qui ont été les plus proches de Dieu permet ainsi de bénéficier de leurs honneurs et de leurs bénédictions. La sacralité dans la pensée spirituelle est très enracinée dans la tradition et la culture sociale iraniennes, spécialement dans les classes populaires et pauvres [8].
Cette pensée chiite s’articule sur deux niveaux de réflexion : la question de la spiritualité et celle de la rationalité. Tout le paradoxe de la vision khomeyniste réside dans cette dualité : d’un côté, la sacralisation du statut de l’imam chiite et, de l’autre, de la rationalité de l’ijtihad dans une relecture moderne du Coran. Cette dualité entre rationalité et sacralité en référence à la spiritualité marque d’un trait rouge le début d’une nouvelle pensée politique au service d’une République islamique d’Iran et de ses futures institutions ainsi qu’à sa garde rapprochée devenue le Corps des Gardiens de la Révolution islamique.
Dans le cadre de l’application de l’imamat sur le plan social, politique et également militaire, l’Ayatollah Khomeiny s’est entouré d’un groupe de fidèles volontaires, nommé le Corps des Gardiens de la Révolution islamique, pour protéger les valeurs de la République islamique.
La pensée stratégique du corps des Gardiens de la Révolution
La pensée stratégique du Corps des Gardiens de la Révolution est inspirée de l’imamat. Cette pensée stratégique imamite porte en elle une dualité : une dimension spirituelle et une autre temporelle.
1. La dimension spirituelle repose sur la question du retour de l’Imam Mehdi et de la préparation à ce retour. Nous sommes en face d’un désir de militariser la pensée sociétale par une préparation de la masse partisane à devenir soldats de l’armée du Mehdi. Chaque membre de la société civile chiite aurait le devoir de s’y prêter. Ce sont des futurs soldats au sens propre et figuré. Dans l’idéal de la société chiite, chaque civil, qu’il soit enseignant, médecin ou autre, est un soldat en devenir. Chacun à un rôle à jouer pour combattre le mal et instaurer la justice divine sur terre. « La philosophie de l’attente se résume dans le dynamisme d’actions de préparation pour le retour de l’Imam Mehdi, et à son retour chacun connaît inconsciemment son rôle. [9] » Il s’agit d’une forme de préparation à une autre vie détachée de la réalité d’aujourd’hui. La force de ce raisonnement réside dans le fondement de la pensée de l’histoire de la famille du prophète. Cette adoration, différente de la figure du martyr présente dans la dualité spirituelle/temporelle, est plus développée et sacralisée, non seulement dans la pensée chiite contemporaine mais également dans la vision de l’imamat et des engagements du Corps des Gardiens de la Révolution. Tous ces éléments participent au dynamisme de la préparation à l’arrivée du douzième imam. Il s’agit surtout d’une rhétorique proprement philosophique de ce que la vie doit à la mort.
2. La dimension temporelle est attachée à l’instant présent et à la réalité de tous les jours dans la poursuite d’un projet commun de ces jeunes adorateurs du culte de la famille du prophète et de ce que l’imamat leur a enseigné. Le projet commun est de porter la vérité, transmettre la parole de l’Islam et instaurer la justice sur cette terre [10]. Cette réflexion est plus proche de la réalité concrète que de la philosophie de l’attente du douzième Imam le Mehdi.
Les soldats du Corps des Gardiens de la Révolution dans cette quête temporelle sont dotés d’un inconscient missionnaire, moteur dans toute démarche qu’elle soit militaro-guerrière dans une perspective de défense ou, au-delà d’une démarche de force, vers la transmission du savoir religieux et politique, le business ou la culture islamique. Cet inconscient missionnaire est réveillé par le dogme qui est le cœur de l’enseignement de la culture du Corps des Gardiens de la Révolution, puisque ces derniers sont les garants d’un ordre établi suite à la Révolution islamique de 1979. Il faut ajouter que la Révolution islamique peut perdre son objectif si elle n’est pas partagée. Puisque Dieu l’a recommandé, le devoir de cet inconscient missionnaire est inné, dès qu’un membre du Corps des Gardiens de la Révolution ou un partisan adhère à cette idéologie, il se voit engager pour une mission sur terre où il aura un rôle à jouer.
La pensée stratégique du Corps des Gardiens de la Révolution repose en grande partie sur l’approche politico-religieuse assez pragmatique des imamites. L’histoire perse et le sentiment de fierté nationale en donnent également des clés de lecture supplémentaires. Pour les auteurs du livre « Mullah, Guards and Bonyads », les élites de la République islamique voient l’Iran comme naturellement « doté » du rôle de leader régional, voire du monde musulman, l’Iran se considérant historiquement comme l’une des plus anciennes puissances régionales [11]. La pensée stratégique des Gardiens s’articule autour de deux dimensions spirituelle et temporelle.
Cependant, la compréhension imamite de la République islamique est religieuse et politique, les « secrets de l’imamat » [12], apportent également un enseignement guerrier. Ainsi, sa valeur stratégique et militaire ne doit pas être négligée dans toute réflexion géostratégique et tactique. Dans nos entretiens, nos interlocuteurs ont souligné que les guerriers de la Révolution islamique étaient prêts à mourir dans leur mission, pour transmettre la pensée imamite [13]. Ce sentiment est souvent négligé en Occident quand est analysé le concept de Wilayet e-Fagih, qui pour le régime vise à transmettre une certaine justice divine au-delà des frontières iraniennes. L’imamat a dépassé ses rôles politico-économique, théologique et social. Il porte en son sein une dimension purement stratégique et militaire, en référence aux guerriers, morts à Karbala et au sacrifice de l’imam Hussein. En effet, la valeur du sacrifice pour la « cause juste » est un catalyseur encore incompris, voire ignoré en Europe et aux Etats-Unis. La référence au religieux est ignorée aujourd’hui dans la pensée militaire et stratégique occidentale. L’attente de l’imam caché, l’imam Mehdi [14], autre « secret de l’imamat » porté par l’ayatollah Khomeiny est complétement négligée, alors que son influence est centrale dans l’Iran contemporain.
Pour Dabashi, l’Ayatollah Khomeiny a cherché, tout au long de sa carrière révolutionnaire, au travers de sa vision stratégique et politique, à choisir un ennemi extérieur plus puissant de façon à intimider ses adversaires intérieurs moins puissants [15]. Ce choix politique de l’Ayatollah Khomeiny a été poursuivi par le Corps des Gardiens de la Révolution. Ces derniers attestent par leurs actions et positionnements que la guerre n’est pas seulement une question de survie, elle est aussi une résistance, du moins de son noyau chiite, enracinée dans une mémoire culturelle de la résistance au pouvoir illégitime qui s’étend sur des siècles au-delà de la révolution iranienne de 1979 [16].
Cette volonté de résistance a été théorisée par les travaux d’intellectuels iraniens des années 1960 et 1970 comme Jalal Al-e Ahmed et Ali Shariati [17]. Ces derniers se sont montrés critiques des auteurs orientalistes et ont suggéré aux Iraniens de créer leur modernité à partir de leur propre héritage islamique. Ali Shariati, faisant figure d’idéologue de la Révolution islamique, francophone et bon orateur a réalisé des travaux sur la philosophie du chiisme, posant les jalons d’une idéologie révolutionnaire islamique. Cette conception shariatiste a séduit la jeunesse iranienne et les gauchistes religieux de son époque. En même temps qu’il s’intéressait à la philosophie de l’islam chiite, Shariati s’est intéressé au marxisme, à l’anticolonialisme du tiers-monde de Franz Fanon et à l’existentialisme français, pour créer une nouvelle ligne de pensée islamique prônant la résistance anti-impérialiste, anticapitaliste et anticléricale. [18]La pensée de Shariati ré-invente la lutte de classes de Marx en la mixant à des données islamiques chiites : les termes d’opprimés sont remplacés par mostaz’afin et les oppresseurs par mostakbarin. Il remet en question dans ses travaux d’érudit, la position des clergés institutionnalisés, inactifs devant le Chah. Shariati a transformé l’interprétation traditionnelle du mythe chiite de la bataille de Karbala, en la faisant évoluer d’une position de persévérance quiétiste pour une justice de l’au-delà à un modèle révolutionnaire de résistance ici et maintenant. L’Imam Hussein est transformé en révolutionnaire du tiers-monde par excellence [19]. « (…) Plutôt que de tenir l’Iran en otage entre la tradition et la modernité, le vrai chiisme pour Shariati était une force d’authentification et de mobilisation pour la résistance contre l’oppression des superpuissances sur le tiers-monde. [20] » Cette pensée shariatiste est utilisée par les imamites et pour poursuivre le projet de Wilayat-e Fagih de l’Ayatollah Khomeiny.
Stratégies militaires : alliances régionales
« Le Corps des Gardiens de la Révolution est devenu un agent de culture de guerre » constate A. Ostovar [21]
L’inconscient missionnaire est intégré dans cet état d’esprit portant vers l’action et le terrain. L’idéal de la création « d’un axe de résistance » dans le cadre d’une stratégie militaire de sécurité et de défense obéit à la pensée idéologique imamite soutenue par différentes actions d’ordre rationnel et spirituel ou temporel. Il est important de noter avant d’aller vers une analyse des niveaux d’actions, le travail de la République islamique dans le cadre des conversions au chiisme. Plus précisément, les conversions importantes des sunnites au chiisme depuis la création de la République islamique d’Iran en 1979 [22]. Cette dernière est très discrète dans ses tentatives récurrentes d’exporter les idées de la révolution khomeyniste dans les pays arabes sunnites voisins. Il faut bien entendu mentionner que ses démarches sont même plus discrètes que celles des Al Saoud pour exporter le wahhabisme. Cette expérience avortée de la République islamique a permis de saisir très vite la réalité des pays musulmans sunnites et leur intolérance vis-à-vis des tentatives de conversion de leurs populations au chiisme. Elle s’est très vite vue confrontée à un rejet catégorique du modèle de Wilayat e Faqih dans les pays arabo-musulmans. Cette donnée est très importante pour comprendre la suite de la stratégie mise en place par la République islamique à travers les Gardiens de la Révolution.
Nous pouvons différencier les actions du Corps des Gardiens de la Révolution engagés dans une démarche de stratégie militaire d’exportation des valeurs islamiques de Wilayat e-Faqih au Moyen Orient sur deux niveaux.
1. Le niveau d’effet miroir : ici le choix est porté sur des minorités chiites négligées, aspirant à de meilleures conditions de vie dans leur pays. Cet effet miroir se traduit par la reconnaissance de la souffrance de l’autre dans sa différence, par rapport à sa société d’origine. Cet imaginaire est très développé dans la littérature religieuse et de tradition chiite à caractère confessionnel et issu des guerres entre chiites et sunnites après la mort du prophète Mohamed.
La spiritualité est plus présente sur ce niveau puisqu’elle répond au statut d’opprimé au nom de sa croyance religieuse, « être chiite de facto c’est être opprimé et négligé ». Le missionnaire inconscient s’investit pour sauver son frère dans la religion et lui tend la main afin de compléter son devoir sur terre. Les communautés ciblées et invitées à faire partie de cet idéal chiite s’emparent à leur tour de ce même idéal. Répondant logiquement à cette approche, elles s’investissent de la même manière. Voire, elles trouvent leurs propres exemples à suivre. Dès lors, nous ne sommes plus dans le transfert d’idées mais devant l’application des idées en actions concrètes sur le terrain.
2. Le niveau d’intérêt commun : il s’agit d’une dialectique très peu comprise par les décideurs politiques occidentaux puisqu’il s’agit surtout d’une démarche plutôt pragmatique où le politique négocie avec le religieux pour enfin reprendre le dessus. Les intérêts communs avec des rivaux sur les plans politique, économique, religieux et social peuvent être négociés sans que les fondements de l’idéologie imamite ne soient totalement bafoués. L’approche reste très subtile puisqu’elle repose sur des codes d’engagement d’honneur et répond à des contextes le permettant.
La rhétorique d’une Ummah musulmane comme une alternative à une puissance impérialiste est une des pistes de réflexion exploitée. Ainsi le message lancé aux pauvres de résister et lutter contre l’oppression et l’injustice est aussi un moteur d’actions efficaces sur le terrain à long terme pour créer des alliances.
Conclusion
Force est de constater que ce don révolutionnaire de l’héritage imamite n’a pas dépassé les frontières iraniennes en raison de la résistance des pays musulmans majoritairement sunnites. Cependant, l’institutionnalisation de la République islamique a donné naissance à l’unique modèle de société islamique sous une autorité à la fois politique et religieuse. Cette « réussite » constitue depuis ses origines une menace sécuritaire pour le modèle monarchique des pays arabes du Golfe. L’échec de l’exportation des valeurs imamites se précise avec la guerre Iran- Irak (1980-1988), l’exportation de l’imamat étant alors reléguée au deuxième plan. Ce constat impose une nouvelle réalité de défense stratégique pour promouvoir le leadership de la République islamique. Cependant, avec la fin de la guerre Iran- Irak, le discours islamiste révolutionnaire visant à « libérer les oppressés du joug des infidèles et des impérialistes » devient de plus en plus fort et s’y ajoute à lui un résultat à cette guerre, qu’est la formation d’une lignée iranienne nationaliste. Cette dernière renforce la détermination des révolutionnaires iraniens dans la mise en place de nouvelles politiques de sécurité et défense extérieure. Cette période de guerre donne un avant-goût de ce déterminisme chiite imamite puisque les Iraniens, jeunes et moins jeunes, se sont engagés à défendre leurs frontières. Les jeunes volontaires révolutionnaires (basij) ont été les premiers projetés sur les lignes de front. Cette trajectoire historique permet à la République islamique de mettre en avant des politiques pragmatiques et de s’adapter au contexte dans lequel elle se retrouve, d’où un refus implicite d’exporter la Révolution islamique ou du moins de changer la manière dont elle doit être transmise. Le modèle de Wilayet-e Fagih n’a pas pu être calqué dans les pays voisins comme Téhéran l’a toujours souhaité. En revanche, le discours unificateur des valeurs de la Révolution islamique est devenu un moteur dans la mise en place d’un arsenal des nouvelles politiques de sécurité et de défense, visant tant l’intérieur du pays que l’extérieur. Dans ce nouveau contexte où la République islamique se sent menacée, ses politiques de sécurité et de défense se mettent en place avec l’aide de son bras armé, le Corps des Gardiens de la Révolution islamique. Pendant quatre décennies, ces derniers connaissent dans leur fonctionnement des transformations, tout en étant en phase avec la société civile dans laquelle ils vont participer à l’apparition d’une nouvelle assise sociétale, partisane et jeune. De cette dernière, naît un Mouvement Global Structuré [23]. Ce dernier permet à l’Iran de changer la donne quant à la question de la projection de puissance iranienne en dehors de ses propres frontières.
Par ailleurs, les actions d’autonomisation en soutien à des minorités négligées dans leur pays d’origine menées par le Corps des Gardiens de la Révolution sont considérées comme étant une atteinte à la sécurité intérieure de ces Etats. Ces actions conduisent à créer ainsi des déséquilibres entre le pouvoir central et la société civile dans lequel ils opèrent. Ces actions sont menées auprès de minorités dans des pays où l’Etat est affaibli ou complétement en faillite. La maîtrise des aléas des contextes régionaux et propres à chaque pays de la région a permis à Téhéran de créer un « axe de la Résistance ». Les valeurs imamites ont permis de tisser les premiers piliers de ses stratégies de sécurité et de défense extérieure. Il ne s’agit plus, d’exporter la Révolution islamique, mais de construire une politique mettant en avant la sécurité et l’avancement de l’Iran comme puissance régionale. La transformation des objectifs de la République islamique de valeurs proprement imamites à des politiques pragmatiques dans une stratégie de sécurité et de défense ne doit pas pour autant être considéré avec étonnement : ses politiques concordent avec son bagage civilisationnel et ses ambitions régionales. Ces dernières n’ont pas disparu avec l’arrivée des mollahs au pouvoir. Au contraire, l’Iran est devenu encore plus fort, en articulant ensemble ses valeurs imamites et sa volonté de projection de puissance. Aussi, ses politiques de sécurité et de défense ne sont plus seulement basées sur un « axe de résistance » bien visible, ses actions en offensives « légitimes » lui permettent de créer et renforcer une assise partisane sociétale internationale.
Cependant, le rêve d’exporter le modèle de la République islamique dans les pays musulmans, en les plaçant sous l’autorité du Guide suprême iranien, restera vraisemblablement impossible : les données socio-culturelles ne lui permettent pas d’aller au-delà d’alliances régionales avec des groupes bien déterminés, elles ne lui permettent pas de trouver une alliance plus large avec une majorité de la population des pays arabo-musulmans et de leurs gouvernants. En conséquence, « l’axe de la résistance » devient l’alternative par excellence d’export de l’imamat à certaines composantes des couches populaires des pays voisins, il permet surtout à l’Iran de projeter sa puissance régionale sur le plan politique et militaire, une condition nécessaire à la survie de son projet d’imamat et à sa sécurité nationale.
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[1] . Hadith : fait et geste du prophète Mohamed.
[2] . Abu jaafer al kelani, The Origins of Al Kafi, one of the Shia history books, 2014 (the original text is in Arab).
[3] . Ummah : La communauté musulmane
[4] . Wilayet e- Faqih autrement dit imamat : la loi du clergé chiite instauré par l’Ayatollah Khomeiny.
[5] Hachem Constance Arminjon, L’instauration de la guidance du juriste en Iran : Les paradoxes de la modernité chiite, Ed. EHESS 2010, p. 211.
[6] Afshon Ostovar, Vanguard of The Imam, Religion, Politics, and Iran’s Revolutionary Guards, Oxford University Press 2016, p. 62.
[7] Entretiens réalisés en Iran dans les milieux religieux entre 2006 et 2011.
[8] Ici classe pauvre ne signifie pas une classe illettrée, contrairement à d’autres pays où nous pouvons associer la pauvreté à un manque d’accès à l’éducation, en Iran cette juxtaposition n’est pas forcément applicable.
[9] Entretiens réalisés avec la Mujtahida Zohreh Sefati, Qom 2006.
[10] Afshon Ostovar, Vanguard of The Imam, Religion, Politics, and Iran’s Revolutionary Guards, Oxford University Press 2016, P103
[11] Alireza Nader, David E. Thaler, Shahram Chubin, Jerrold D. Green, Charlotte Lynch, Frederic Wehrey, Mullahs, Guards and Bonyads : An Exploration of Iranian Leadership Dynamics, National Defense Research Institute, RAND 2010. p. 3.
[12] Les secrets de l’imamat : désigne le savoir –faire théologique et spirituel, ainsi que la pensée politique et militaire de l’ayatollah Khomeiny en tant que leader spirituel et politique. Ce savoir aurait permis l’institutionnalisation de la Révolution islamique en tant que République islamique, et lui aurait conféré une longue vie.
[13] Entretiens réalisés avec les religieux Mujatahidates et Ayatollahs durant mon séjour de tournage à Qôm, Mashhad et Téhéran.
[14] Terme employé par les chiites pour évoquer l’imam caché ou le deuxième imam, supposé réapparaître pour installer la justice sur Terre.
[15] Hamid Dabashi, Iran : A People Interrupted, New York : New Press, P 167- 2007 : in Bandor A. Pinkley, Guarding History : the IRGC & the Memory of the Iran-Iraq War, Office of the Chairman of the Joint Chiefs of Staff, Washington, DC. 2018.
[16] Arron Merat, How Iran’s Missile Strategy Has Rewritten the Rules of Middle Eastern Wars, Report, Sept 2021, New/Lines Magazine
[17] Ali Shariati intellectuel iranien s’est engagé dans la sociologie du chiisme et a présenté une lecture moderne de l’islam. Shariati est mort dans des circonstances obscures en 1977 en Grande Bretagne.
[18] Bandor A. Pinkley, Guarding History : the IRGC & the Memory of the Iran-Iraq War, Office of the Chairman of the Joint Chiefs of Staff, Washington, DC. 2018.
[19] Ibid.
[20] Ibid.
[21] Afshon Ostovar, Vanguard of The Imam, Religion, Politics, and Iran’s Revolutionary Guards, Oxford University Press 2016. p.236
[22] Entretiens réalisés avec des intellectuels étrangers convertis au shiisme, Qom 2006 & 2010.
[23] Le Mouvement Global Structuré fait référence à une assise sociétale nationale et internationale sympathisante des aspirations imamites.