Quand on élabore un plan d’opération, on s’efforce normalement d’en évaluer le coût probable et on présente le devis au décideur politique. Ce qui a été demandé aux forces terrestres israéliennes avant le 27 octobre, correspondait sensiblement à quatre fois ce qui leur avait été demandé en 2014 lors de Bordure protectrice. À l’époque, la mission consistait à nettoyer de présence et infrastructures du Hamas et alliés sur 3 km au-delà de la barrière de sécurité et cela avait pris 20 jours et coûté 66 morts à Tsahal. Le niveau tactique des unités israéliennes comme des bataillons de quartiers du Hamas n’a guère évolué de part et d’autre depuis huit ans. Sur un terrain plat, sans l’emploi de véhicules ni de moyens d’appui, les pertes seraient sensiblement équilibrées. Mais les combattants palestiniens bénéficient du terrain urbain préparé, tandis que les Israéliens bénéficient de la protection de leurs véhicules et de leur puissance de feu directe, soit au bilan un échelon tactique de plus.
L’évolution du rapport de pertes étant plutôt logarithmique, à niveau tactique équivalent les pertes sont équivalentes, mais avec un niveau d’écart, on a du 1 contre 10 en faveur du plus fort, et a deux niveaux d’écart on s’approche du 1 pour 100. On pouvait donc s’attendre à au minimum 10 combattants du Hamas tués pour chaque israélien, plus des effets secondaires comme la capture de prisonniers – que seule l’opération de conquête peut obtenir – ou le traitement des blessés, en moyenne plus graves du côté du Hamas du fait des munitions utilisées et plus difficilement soignables, qui vont augmenter encore le nombre et la proportion de pertes définitives. Il faut ajouter aussi les pertes infligées simultanément par l’opération de frappes en profondeur – frappes aériennes et artillerie – qui a débuté dès le 7 octobre et se poursuit en parallèle de l’opération de conquête. Ses effets militaires déjà faibles au regard des effets contre-productifs produits par les dégâts sur la population le sont cependant encore plus avec la raréfaction des cibles. En résumé de cette évaluation macabre, le kill ratio de Bordure protectrice en 2014, opération de frappes et de conquête partielle réunies, avait été au final de l’ordre de 20 combattants palestiniens tués pour chaque soldat israélien tué. On pouvait donc s’attendre en 2023-2024 à des chiffres comparables.
Au bilan, le devis présenté à l’exécutif aurait pu être le suivant : 80 jours de combat et 250 morts pour conquérir le territoire de Gaza et tuer 5 000 combattants ennemis, sachant qu’il ne s’agirait dans tous les cas que d’une première phase, la suivante étant la prise de contrôle du territoire sur une durée indéterminée.
Le déroulement de l’action
L’offensive israélienne commence dans la nuit du 27 au 28 octobre, en bénéficiant de la supériorité israélienne dans le combat nocturne. Elle prend la forme d’une opération séquentielle, conquête du nord du territoire de Gaza puis du sud, ce qui a sans doute pour effet de retarder la fin de l’opération mais au profit d’un rapport de forces local plus favorable. La 36e division (4 brigades) porte l’attaque sur toute la face nord de la bande de Gaza avec un effort porté sur la côte tandis que la 162e division (4 brigades) attaque à l’est avec un effort au centre nord du territoire en direction de la mer. La 143e division de réserve, dite « division de Gaza » surveille pendant ce temps le sud de la frontière avec Gaza.
Après deux semaines de progression plutôt rapides, les deux divisions israéliennes se rejoignent aux alentours du grand hôpital al-Shifa, et la zone dense de Gaza-Ville est encerclée. Le 21 novembre, avec 66 soldats, les pertes israéliennes sont équivalentes à celles de 2014. Le bilan contre l’ennemi est en revanche plus important qu’à l’époque, puisque le 25 novembre Tsahal estime avoir tué 4 000 combattants ennemis contre 1 300 en 2014. Si les pertes ennemies lors de l’attaque initiale du 7 octobre sont assez bien connues puisque les corps ont été retrouvés, celle d’Épée de fer, soit donc environ 2 500, sont plus incertaines, d’autant plus que certains sont de pures « estimations aériennes » après les frappes. Avec au moins le double de blessés rendus inaptes au combat et les prisonniers, peut-être 1 500, de l’opération terrestre, on imagine que les deux brigades du Hamas au nord de Gaza sont très éprouvées. Le Hamas admet aussi le 26 novembre la mort de plusieurs de ses cadres, dont les commandants de ces deux brigades.
L’opération de conquête est interrompue du 24 novembre du 1er décembre, le temps d’une trêve humanitaire et surtout de libération d’otages en échange de celles de prisonniers palestiniens. Elle reprend le 2 décembre, plus lente au fur et à mesure que les abords denses de Gaza-Ville et de Jabaliya sont abordés. Le 3 décembre, la 98e division, forte de trois brigades d’infanterie dont une de réserve et peut-être de la 7e brigade blindée, est engagée au sud du territoire en direction de Khan Yunes. La progression est rapide jusqu’à la ville mais étroite via la route Saladin, elle s’élargit par la suite pour former une nouvelle poche. Le 10 décembre, la 143e division attaque à son tour le bord sud-est du territoire de Gaza, la progression est y est très lente. Le 15 décembre dans la zone nord, trois otages ayant réussi à s’échapper des mains sont abattus par erreur par des soldats israéliens, exemple parfait de « caporal stratégique » désastreux. Tout le reste du mois de décembre se passe à progresser lentement au sein de la zone nord. Entre le 20 et le 25 décembre, la 36e division est relevée par la 99e division de réserve, avec trois brigades. La brigade Givati est retirée de la 162e division pour renforcer la 98e division au sud. À la fin du mois, les deux brigades écoles et trois brigades de réserve auront été retirées de la zone de combat. Le 27 décembre, la 36e division attaque à nouveau, mais en centre en direction de Bureij.
Au 7 janvier 2024, après 67 jours de combat effectif, les forces terrestres israéliennes ont perdu 176 soldats, soit moins de deux par jour de combat contre plus de trois en 2014. Quatre soldats ont été tués dans les sept premiers jours de janvier, ce qui indique une réduction de l’intensité des combats dont on ne sait si cela est dû à un fléchissement de l’ennemi ou à un ralentissement de l’engagement israélien. Elles ont conquis la plus grande partie du nord de Gaza où ne subsistent plus que quatre petites poches de résistance et formé deux trois poches au centre, sud jusqu’à Khan Yunis et au sud-est, soit environ 50 % de la superficie totale. Du point de vue « terrain », on se trouve nettement en dessous de la norme indiquée plus haut de conquête totale en 80 jours. Du côté des effets sur « l’ennemi », l’armée israélienne estime avoir tué 7 860 combattants ennemis, soit environ 6 200 à l’intérieur de Gaza par la campagne de bombardements et les combats terrestres. Si ce chiffre est vrai, on se trouve dans un rapport de pertes entre Israéliens et Palestiniens de 1 pour 35, ce qui est très supérieur au chiffre de 2014. Il est probable que le chiffre estimé dans l’action des pertes ennemies soit, comme souvent lorsqu’on est jugé sur les bilans que l’on est seul à donner, un peu exagéré. Toujours est-il qu’en comptant les blessés graves et les prisonniers, le potentiel du Hamas et de ses alliés, initialement estimé à 25-30 000 combattants mais sans doute renforcé de volontaires en cours d’action, est peut-être entamé à 50 %. Les tirs quotidiens de roquettes sur Israël depuis Gaza ont fortement diminué.
En résumé, le déroulement de l’opération de conquête et la physionomie des combats sont parfaitement conformes a ce qui était attendu, un phénomène assez rare. Toutes autres choses (autres fronts potentiels, pression internationale, libération des otages) étant égales par ailleurs, le commandement israélien peut estimer à ce rythme avoir terminé la conquête de Gaza pour fin février 2024. Il faudra enchaîner sur une nouvelle opération de nettoyage et contrôle dont, pour le coup, il est extrêmement difficile à ce jour de déterminer la durée, probablement beaucoup plus longue que la conquête, et l’intensité, probablement moins forte quotidiennement mais beaucoup plus usante sur la durée.
Quelques remarques
À ce jour, l’armée de Terre israélienne a engagé 17 ou 18 brigades d’active et de réserve dans l’opération de conquête de Gaza. Combien la France pourrait-elle en engager dans une situation similaire ? Probablement pas plus de 4 ou 5 équivalentes à celles des Israéliens et totalement équipées. Autrement dit, l’armée française ne serait actuellement pas capable de vaincre un ennemi de 25-30 000 fantassins légers retranchés dans une zone urbaine de plusieurs millions d’habitants.
Comme l’Ukraine, Israël n’aurait rien pu faire sans brigades de réserve constituées et équipées. Il n’y a pas de montée en puissance rapide ou de capacité à faire face à une surprise sans stocks de matériels et de réserves humaines.
L’infanterie débarquée, c’est à dire à pied, la poor bloody infantry toujours oubliée, est une priorité stratégique. Il n’est pas normal que des combattants équipés d’armes et d’équipements légers des années 1960 puissent tenir tête à des unités d’infanterie modernes. Ils devraient être foudroyés. L’infanterie débarquée française seule devrait être capable d’infliger un 1 contre 10 seule et 1 pour 20 ou 30 avec ses véhicules (vive les canons-mitrailleurs) sans avoir à faire appel forcément à des appuis extérieurs et quel que soit le terrain.
Docteur en histoire, professeur agrégé de l’Université, Patrice Gourdin enseigne à l’École de l’Air. Il intervient également à l’Institut d’Études Politiques d’Aix-en-Provence. Membre du Conseil scientifique du Centre géopolitique, l’association à laquelle le Diploweb.com est adossé.
Quelle est la part des ambitions de puissance lorsque des acteurs régionaux extérieur interviennent dans la crise ou le conflit ? Quels outils pour l’étude ? Quels informations rechercher ? Quelle méthode pour mettre en oeuvre une analyse géopolitique de qualité ? Réponses avec un extrait gratuit du « Manuel de géopolitique » de Patrice Gourdin, disponible au format papier sur Amazon.
Nous avons abordé plus haut la volonté de puissance et les constructions impériales qui en découlent sous l’angle des représentations géopolitiques, et nous avons vu que ces tentatives ou ces réalisations eurent des conséquence sur les autres États. Mais, nous l’avons constaté, l’expansion sous cette forme n’est plus monnaie courante. Aujourd’hui, le plus fréquemment, un ou plusieurs États peuvent intervenir dans un conflit pour affirmer ou amplifier leur puissance, voire leur prépondérance dans la région où ils se situent. L’hégémonie régionale repose sur l’édification, la conservation et l’accroissement de trois prépondérances complémentaires : économique, politique et militaire. Parfois, il convient d’ajouter la dimension culturelle.
La Russie offre à l’observateur un exemple de choix : superpuissance déchue, empire délabré, elle tente, faute de mieux, de s’affirmer comme puissance en Eurasie. Sa politique extérieure vise, depuis la dislocation de l’URSS, en 1991, à reconstituer cette dernière sous la forme d’une zone d’influence exclusive : l’“étranger proche“. N’oublions jamais que Vladimir Poutine déclara : « l’effondrement de l’Union soviétique fut l’une des catastrophes géopolitiques majeures du XXe siècle. Pour la nation russe, ce fut un véritable drame [1] ». Moscou utilise tous les outils disponibles pour parvenir à ses fins. Elle a mis sur pied – avec un succès limité – une Communauté des États indépendants (CEI), pour tenter de limiter la marge de manœuvre des anciennes “Républiques socialistes soviétiques“. Avec l’Organisation de coopération de Shanghai, elle semble mieux réussir. Il est vrai que la Chine offre là un contrepoids susceptible de rassurer les États d’Asie centrale. Le Kremlin use des besoins énergétiques de certaines de ses anciennes possessions : depuis 2006, la Biélorussie et l’Ukraine ont expérimenté à leurs dépens l’antiphrase contenue dans la dénomination “oléoduc et gazoduc de l’Amitié“. La majuscule ne fait rien à l’affaire : l’interruption volontaire des fournitures a rappelé aux intéressés leur extrême dépendance. Au point que, dans sa marche à la présidence, le Premier ministre ukrainien, Ioulia Timochenko, passait pour avoir noué une alliance tactique avec Moscou. Ce dernier aurait neutralisé les intermédiaires mafieux responsables de la surfacturation du gaz livré à Kiev en échange d’un blocage de la candidature de l’Ukraine à l’OTAN [2]. À quelques semaines des élections présidentielles, elle avait trouvé un accord avec Vladimir Poutine [3]. Mais cela ne suffit pas – en admettant que ce fût le but de la Russie – pour assurer la victoire : Mme Timochenko fut battue par M. Ianoukovitch le 7 février 2010. La Russie joue de l’enclavement de certains États issus de l’ex-URSS – comme l’Arménie, l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan, le Turkménistan, l’Ouzbékistan ou le Kirghizistan – pour les amener au rapprochement désiré. Elle s’érige en protectrice des minorités russes, comme dans le cas des États baltes ou du Kazakhstan. Elle peut également recourir à l’argent : les revenus considérables tirés de la vente de ses matières premières (au premier rang desquelles, les hydrocarbures) serviraient à financer des chaînes de télévision émettant vers les États baltes et à corrompre une partie de leurs dirigeants [4]. De manière plus systématique, « elle joue les bailleurs de fonds à l’égard des États les plus vulnérables de sa périphérie, en quête de crédits bon marché et de projets d’investissements. En retour, elle veut des concessions militaires et politiques [5] ».
Face aux cas les plus rétifs, comme la Géorgie, elle n’hésite pas à recourir à la pression militaire – directe ou indirecte –, et même à la guerre, comme en août 2008. Ainsi entretient-elle le séparatisme de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie et maintient-elle la présence de ses forces armées dans cette région [6]. De plus, ce conflit lui fournit l’occasion de réanimer une structure jusque-là fantôme : l’Organisation du traité de sécurité collective (acronyme russe : ODKB), pompeusement présentée comme l’“alliance militaire“ de la CEI, mais pratiquement inexistante depuis l’annonce de sa création, en 2002 (date à laquelle elle prenait le relais du traité de sécurité collective de la CEI, ou traité de Tachkent, de mai 1992). Depuis quelques années déjà, la Russie essayait de la renforcer. Le 4 février 2009, elle décida de « former une “force d’action rapide“ sous le commandement unifié de Moscou [7] » et le président Medvedev affirma qu’elle ferait jeu égal avec l’OTAN [8]. La Russie fournirait 50% des 16 000 hommes qui devraient la composer. Il s’agirait en partie de parachutistes, donc d’éléments d’élite de son armée [9], indice révélateur de l’importance que le Kremlin lui accorde et de l’efficacité opérationnelle qu’il en attend. Encore faudrait-il que les autres États membres fassent preuve du même volontarisme et acceptent l’hégémonie russe, ce qui, en dépit des largesses financières de Moscou [10], n’est pas encore assuré [11]. Un opposant écrivait même : « La tentative du Premier ministre Vladimir Poutine de restaurer l’influence de la Russie sur les anciennes républiques soviétiques a lamentablement échoué. La position de la Russie dans la région est plus faible qu’il y a huit ans, lorsque Poutine succéda à Boris Eltsine. C’est le résultat direct de ses échecs politiques durant ses deux mandats présidentiels – l’incapacité à moderniser l’économie, le démantèlement systématique de la démocratie dans le pays, l’accroissement considérable de la corruption et du contrôle sans partage exercé sur les industries-clés dans le cadre de son système de capitalisme étatique. Si l’on ajoute à cela l’enchaînement d’innombrables désastres provoqués par une politique extérieure inepte, il est aisé de comprendre pourquoi les voisins de la Russie ont tourné le dos à Moscou et recherchent le soutien et la coopération des institutions militaires, économiques et politiques occidentales [12] ».
Jugement fort sévère, mais il illustre les vicissitudes de l’instauration de la puissance régionale en général et russe en particulier. Tâche ingrate, qui rappelle Sisyphe et son rocher.
L’Iran, qui caressa le projet de devenir une puissance mondiale, n’a jamais caché sa volonté de peser de manière déterminante sur le Proche-Orient. Il s’appuie sur son territoire, sa population, sa culture et, surtout, ses ressources considérables en hydrocarbures. Elles lui permettent de peser sur les pays acheteurs, par le biais des contrats d’exploitation ou de fourniture. Elles mettent à sa disposition des moyens financiers énormes avec lesquels il peut développer des programmes d’armement et financer des activités déstabilisatrices, comme celles de groupes terroristes tel le Hamas en Palestine, le Hezbollah au Liban ou peut-être les Jeunes Croyants (branche armée des Al-Houthi, membres de la minorité zaïdite) au Yémen [13]. Il s’appuie également sur la majorité chiite – dont il s’est érigé le protecteur – pour exercer une très forte influence sur l’Irak [14]. Tout en se gardant bien d’y participer, il bénéficia de l’élimination par les États-Unis de deux lourdes menaces : les taliban afghans, en 2001, et le régime de Saddam Hussein en Irak, en 2003. Un renversement total se produisit alors dans ce pays puisque « via leurs réseaux, les Iraniens gèrent littéralement le pays chiite » déclarait un haut responsable des Nations unies [15]. Les États-Unis durent même recourir à l’Iran pour calmer les affrontements inter-shiites au printemps 2008 [16].Par surcroît, la destruction de la capacité militaire irakienne élimina Bagdad de la compétition pour la domination régionale. Mais Téhéran se trouve également menacé par l’assaut des islamistes radicaux sunnites en Afghanistan et au Pakistan. Depuis le printemps 2009, il renforce sa coopération avec les gouvernements de ces deux pays (Déclaration de Téhéran, 23 mai 2009) [17]. Toutefois, les États-Unis disposent désormais, outre leurs forces navales croisant dans la région, de quatre bases militaires importantes en Irak, d’une base aérienne au Qatar et de troupes déployées en Afghanistan : l’encerclement peut sembler flagrant. Le programme nucléaire militaire iranien trouve d’ailleurs là une part de sa justification, du moins aux yeux de Téhéran. De même, la diplomatie iranienne met tout en œuvre pour briser l’étau. Les relations privilégiées avec la Chine prennent ainsi tout leur sens : le pétrole et le gaz contre le partenariat stratégique. Ce dernier pourrait aller jusqu’à l’implantation d’une base chinoise dans un port ou sur une île iraniens [18]. Avec l’arrivée du président Ahmadinejad au pouvoir, en 2005, Téhéran noua des alliances en Amérique latine et en Afrique, ce qui pourrait traduire des aspirations mondiales [19]. Mais ces dernières constituent-elles un objectif, ou bien un moyen pour atteindre à la puissance régionale ?
Cependant, les Iraniens ne sont ni des Arabes ni des sunnites. Aussi, la Syrie et, surtout, l’Arabie saoudite leur disputent-elles l’influence au Proche-Orient [20], tout en s’entre-déchirant dans une sorte de « guerre froide [21] ». Aussi leurs positions comme leurs alliés diffèrent-ils.En Palestine, Damas soutient le Hamas, tandis que Riyad est derrière Mahmoud Abas ; en Irak, le roi Abdallah favorise l’opposition sunnite et la coopération de certaines tribus sunnites avec l’armée américaine contre Al Qaeda, tandis que le président Bachir Al-Assad jouerait la carte des groupes terroristes ; Damas tente de conserver le contrôle du Liban par de troubles et fluctuantes alliances, tandis que les Saoudiens, étroitement liés à l’ancien Premier ministre Rafic Hariri, appuient de toutes leurs forces la coalition anti-syrienne menée par son fils [22]. La rivalité se retrouve sur le plan diplomatique : l’Arabie saoudite accepte la perspective de faire la paix avec Israël tandis que la Syrie campe dans le “camp du refus“ ; Riyad demeure lié aux États arabes modérés et aux États-Unis tandis que Damas agit depuis longtemps de conserve avec la République islamique d’Iran et accueille avec intérêt les tentatives russes de réinsertion dans le jeu régional.
Les Turcs n’ont pas oublié l’Empire ottoman [23]. Par conséquent, ils entendent jouer un rôle dans les Balkans, au Proche-Orient, dans le Caucase et en Asie centrale. Ils usent du contrôle exercé sur le cours amont du Tigre et de l’Euphrate pour peser sur la Syrie et l’Irak. Ils ne peuvent pas régler la question kurde sans concertation et /ou tension avec leurs voisins syrien et irakien. Ils revendiquent toujours la région de Mossoul (dont le riche gisement pétrolier était connu avant 1914), “indûment“ rattachée à l’Irak par les vainqueurs après la Première Guerre mondiale. Voisins de l’URSS et rivaux traditionnels de la Russie dans le Caucase et les Balkans, ils entrèrent dans l’Alliance atlantique dès 1952. Ils entretiennent par conséquent d’étroites relations stratégiques avec les États-Unis. Sous l’influence de ces derniers et parce qu’ils ont tout intérêt à ne pas avoir de voisins arabes trop puissants, ils ont également un partenariat stratégique avec Israël. Mais, dans le même temps, ils améliorent leurs relations avec les pays arabes ou l’Iran et critiquent vertement Tel Aviv, comme lors de l’offensive contre Gaza fin 2008 [24]. L’effondrement de l’URSS a offert l’occasion de promouvoir des liens culturels, économiques et politiques plus étroits avec les autres États turcophones. La Fondation pour l’amitié, la fraternité et la coopération entre les États et communautés turcophones, une organisation non gouvernementale, sert, depuis 1993, de fer de lance à cette action. En 2006, le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan proposa de mettre en place une union internationale turque, pour une coopération plus étroite entre les États turcophones. Mais déjà une lutte d’influence auprès des États turcs d’Asie centrale s’esquisse avec l’Azerbaïdjan [25], sans oublier les ambitions propres à l’Ouzbékistan.
Dans le cadre de leur compétition pour la prépondérance en Asie, la Chine et l’Inde se disputent le Golfe du Bengale. La Birmanie occupe une place centrale dans leur bras de fer. Pékin considère qu’elle fait partie de sa zone d’influence tandis que Delhi tente de s’y implanter. Les deux pays convoitent ses ressources en pétrole et en gaz naturel, indispensables à leur développement économique. L’implantation de la Chine au Proche-Orient et en Asie du Sud-Est menace la position centrale de l’Inde sur la route maritime vitale reliant le Golfe Persique à l’Asie. Surtout, la construction de ports et de bases en Birmanie, au Bangladesh et au Pakistan, fait courir à l’Inde le risque de perdre le contrôle de l’Océan Indien. La guerre civile qui ravagea le Sri Lanka depuis plus de deux décennies était peu à peu devenue le théâtre d’un affrontement indirect entre les deux géants : allié traditionnel de New Delhi, Colombo se tourna de plus en plus vers Pékin (et le Pakistan) pour ses fournitures d’armes et ses échanges. Si l’on ajoute la construction d’un grand port à Hambantota, les Chinois n’ont jamais frôlé le territoire du sud de l’Inde d’aussi près. En outre, alors que celle-ci poussait le gouvernement sri lankais à une solution négociée avec les rebelles tamouls, Pékin et Islamabad ne virent aucun inconvénient à la poursuite des opérations militaires cinghalaises. Il est vrai que l’émoi des Tamouls du sud de l’Inde et les troubles qu’ils auraient pu susciter dans l’Union indienne n’avaient rien pour les contrarier. De plus, peu importait aux Chinois qui l’emporterait : ils approvisionnaient également en armes les Tigres tamouls [26].
En Asie du Sud, le Pakistan et l’Inde rivalisent depuis leur indépendance, en 1947. Face-à-face depuis cette date au Cachemire, ennemis lors de la guerre d’indépendance du Bangladesh en 1971, engagés dans une course aux armements nucléaires et balistiques depuis les années 1970, ils se livrent une rude concurrence. L’un de leurs terrains actuels d’affrontement se situe en Afghanistan, comme semblent le dévoiler les attentats perpétrés à Kaboul, le 7 juillet 2008 et le 8 octobre 2009 contre l’ambassade indienne, puis le 26 février 2010 contre des hôtels hébergeant des coopérants indiens. New Delhi s’implique activement dans la reconstruction du pays depuis 2002 (sa contribution s’inscrit à la cinquième place, derrière celles des États-Unis, de la Grande-Bretagne, de la France et de l’Allemagne), ce qui inquièterait le Pakistan, dont l’une des priorités stratégiques réside dans la sécurisation de sa frontière occidentale, précisément face à l’Inde. Facteurs aggravants, aux yeux d’Islamabad, d’une part, le président afghan, M. Karzai, a fait une partie de ses études en Inde, d’autre part, la coopération militaire et nucléaire civile s’approfondit entre les États-Unis et l’Inde. Islamabad se considère donc comme l’objet d’un encerclement indien, allant jusqu’à souligner que la base aérienne construite à Ayni, au nord-ouest du Tadjikistan, permet aux avions de combat indiens d’atteindre le Pakistan. L’agitation des Baloutches ferait également partie des menées déstabilisatrices ourdies par l’Inde, avec la complicité du gouvernement Karzai et des États-Unis. L’accès aux matières premières d’Asie centrale ne manquerait pas, non plus, d’alimenter le duel [27].
Au cœur de l’Asie centrale, héritier des grands khanats qui firent jadis la gloire et la puissance de la région, se trouve l’Ouzbékistan, riche en gaz naturel, en uranium et en or, l’un des principaux producteurs mondiaux de coton, situé à la croisée des tubes qui évacuent les hydrocarbures de cette région enclavée. Fort de ses 27 000 000 d’habitants et de la présence de minorités ouzbèkes chez tous ses voisins (Kazakhstan, Kirghizistan, Tadjikistan, Afghanistan, Turkménistan), son régime dictatorial s’appuie sur un appareil d’État solide, un sentiment d’unité nationale assez fort et la laïcité, toutes choses qui le renforcent face aux menaces de domination étrangère et aux menées islamistes [28]. Lors de l’accession à l’indépendance, en 1991, le président Islam Karimov promut Tamerlan héros national afin de forger une nouvelle identité, débarrassée de l’héritage russe et soviétique. Mais, si l’on se rappelle que le chef mongol bâtit, au XIVe siècle, un empire intégrant Bagdad, Delhi, Damas, Ankara et Ispahan [29], il est permis de se demander s’il ne s’agit pas, également, d’étayer des ambitions régionales. Toutefois, l’enclavement, la vulnérabilité hydraulique, les revendications de la minorité tadjike et la modestie de l’armée contrarient grandement ces aspirations.
L’histoire de la Libye depuis 1969, date du coup d’État qui porta au pouvoir le colonel Muammar Kadhafi se lit, en partie au moins, comme celle d’une ambition de puissance contrariée. Riche de ses ressources énergétiques, le pays, vaste comme trois fois la France, accuse une faiblesse démographique que son chef tenta à de nombreuses reprises de compenser par l’unification, sous son autorité, du monde arabe : avec l’Égypte et la Syrie (1972-1977), avec la Tunisie (1974), par une entrée en force en Égypte – qui échoua – (1977), de nouveau avec la Syrie (1980-1987), puis avec le Maroc (1984-1986), puis de nouveau avec la Tunisie (1987-1989). Cette “unionite“ aiguë, qui déborda même vers l’Afrique subsaharienne – Tchad, en 1981, Soudan, en 1990 –, déboucha, dans le meilleur des cas, sur un mariage éphémère et non consommé avec Tripoli. Dans le même temps, tout en vendant son pétrole aux compagnies américaines, il affirmait son anti-impérialisme. De ce fait, il défendit une ligne intransigeante envers l’État d’Israël, milita en faveur de prix élevés pour le pétrole, apporta son soutien à de nombreux mouvements extrémistes à travers le monde et entretint d’excellentes relations avec les États communistes. Durant les années 1980, après avoir échoué dans son projet d’unification des États sahariens à la fin des années 1970, la Libye entreprit de s’emparer du Tchad. En vain. Parallèlement, le colonel Kadhafi soutint le terrorisme international, notamment contre les États-Unis, ce qui l’isola et lui valut de subir en représailles les bombardements américains des 14 et 15 avril 1986 sur Tripoli. Au printemps 1987, ses forces armées subirent une grave défaite dans le nord du Tchad. L’isolement du régime grandit à compter de ce moment, accentué encore sous l’effet de soupçons de prolifération chimique et peut-être nucléaire. La fin de la Guerre froide le priva de tout recours et la Seconde Guerre du Golfe (1991) puis le renversement de Saddam Hussein (2003) lui montrèrent le danger d’une politique provocatrice. Pour sa participation avérée à des attentats contre des avions de ligne civils (un Boeing 747 de la PanAm, au-dessus de Lockerbie, en Écosse, le 21 décembre 1988, et un DC 10 d’UTA au-dessus du désert du Ténéré, au Niger, le 19 septembre 1989), l’ONU vota un embargo en 1992. En 1998, il amorça une tentative d’union par la diplomatie en créant la Communauté des États Sahélo-Sahariens (CEN-SAD), association économique et culturelle régionale regroupant alors, autour d’une Libye en position hégémonique, le Burkina-Faso, le Mali, le Niger, le Soudan et le Tchad. Aujourd’hui, elle compte 28 pays [30], mais apparaît comme « une succursale libyenne pour canaliser les flux financiers, les capitaux et les aides au développement de la jamahiriya [république populaire] libyenne [31] ».
À sa modeste échelle, le Tchad du président Idriss Déby, joua – seulement pour son propre compte, ou également pour celui de ses alliés libyen et français ? – la puissance régionale lorsqu’il soutint l’expédition militaire lancée depuis N’Djamena par François Bozizé le 15 mars 2003. Ainsi son “protégé“ devint-il président de la République centrafricaine et bénéficie-t-il aujourd’hui de l’assistance militaire du Tchad pour résister à ses opposants soutenus par le Soudan qui, pour sa part, aide les rebelles tchadiens [32]. L’implication de Khartoum dans la déstabilisation d’Idriss Deby amena celui-ci à s’ingérer dans la rébellion du Darfour [33]. Jean-Philippe Rémy parle de « guerre de proximité par procuration [34] ».
Depuis 1991, la guerre civile ravage la Somalie. Entre décembre 1992 et mars 1995, la communauté internationale tenta d’y mettre fin ; en vain. Depuis, les seigneurs de la guerre se disputent le pays. L’Éthiopie tente de mettre à profit cette situation pour, sous couvert de lutte contre le terrorisme, affirmer – avec la bénédiction des États-Unis – sa suprématie régionale. Telle semble avoir été sa principale motivation pour intervenir directement, entre 2006 et 2008, sur le territoire de son éternelle rivale. Sans succès.
En fait, sur le continent africain, seule l’Afrique du Sud semble à même d’accéder au rôle de puissance régionale [35]. Elle dispose d’une base économique saine, d’une stabilité politique peu fréquente sur le continent et d’une capacité militaire importante. Mais rien n’est joué car elle connaît des problèmes “classiques“ dans les pays émergents : profondes inégalités sociales, manque de main-d’œuvre qualifiée, marché intérieur solvable trop étroit, sida, immigration massive (légale ou clandestine). Il n’en demeure pas moins que Pretoria exerce déjà une hégémonie régionale et l’étendrait bien à l’ensemble de l’Afrique subsaharienne. Elle domine largement l’économie de l’ensemble de ses voisins directs. Il est vrai que, si la Namibie et le Mozambique s’ouvrent sur les masses océaniques, les autres se trouvent enclavés. Le Lesotho, au cœur du pays, dépend totalement de l’Afrique du Sud, le Botswana, le Zimbabwe et le Swaziland peuvent se tourner vers un autre voisin. Leur cas rappelle celui du Népal ou du Bhoutan, coincés entre la Chine et l’Inde. L’Union douanière d’Afrique australe (Afrique du Sud, Namibie, Botswana, Lesotho, Swaziland) forme un véritable marché captif et Pretoria s’affirme dans la Communauté de développement de l’Afrique australe [36], dont certains membres dépendent largement d’elle pour leurs exportations (Zimbabwe, par exemple), ou pour leurs importations alimentaires (Zambie ou Zimbabwe, par exemple). Il en résulte des frustrations, et même des frictions. La Namibie apparaît comme le moteur de cette résistance. Dans le dessein affiché de contrer cette hégémonie sud-africaine naquit le Marché commun de l’Afrique orientale et australe qui imposait l’obligation de s’approvisionner parmi les États membres (dont l’Afrique du Sud ne faisait pas partie). Mais Pretoria dispose de nombreux moyens pour s’imposer : elle est le premier investisseur et le premier exportateur dans les pays du continent. Dans le cadre de l’Union africaine, elle se veut le moteur d’un partenariat pour le développement du continent. Elle pratique une diplomatie active depuis la fin des années 1990 mais à l’efficacité limitée (échec de sa médiation dans la crise ivoirienne en 2005-2006, par exemple). Avec une armée de taille modeste mais aguerrie et bien équipée, elle arrive en tête des pays africains pour la participation aux opérations de maintien de la paix de l’ONU (Darfour, République démocratique du Congo, notamment). Sa prépondérance ne fait pas l’unanimité : le Nigeria, appuyé sur son poids démographique et ses revenus lui dispute la première place ; l’Angola, fort de son argent et de son armée, entend jouer sa propre partition ; le maître de la Libye se voit également en chef de file de l’Afrique. Enfin, ses complaisances diversement appréciées obèrent son autorité morale, comme dans le cas du soutien prolongé apporté au dictateur du Zimbabwe, Robert Mugabe.
Depuis la fin de l’époque coloniale, le Brésil exerce son influence sur l’Amérique latine. Bien classé parmi les pays émergents, il s’appuie sur une économie dynamique et saine, dispose de l’armée la plus puissante de la région et tente de peser politiquement. Pour ce faire, il a proposé, en mars 2008, la création d’un Conseil de sécurité pour l’Amérique du Sud. Ce dernier permettrait de régler les différends régionaux sans recourir à des médiations extérieures. Le Brésil semble devoir s’imposer, avec l’aval de Washington, comme le chef de file logique de cet ensemble [37]. Il possède déjà une expérience en la matière, puisqu’il pilote l’opération de maintien de la paix de l’ONU en Haïti, à laquelle il apporte 1 200 hommes. La forte dépendance économique de ses voisins à son égard lui permit d’aborder avec optimisme la création, en mai 2008, de l’UNASUR, regroupement des deux alliances économiques régionales : le Mercosur et le Pacte Andin [38]. Il esquisse également une politique de domination énergétique grâce à ses ressources propres ainsi qu’aux investissements dans la production d’hydroélectricité et l’exploitation des hydrocarbures chez ses voisins. Cependant, outre des faiblesses inhérentes aux pays émergents comme le retard social, Brasilia butte sur l’obstacle culturel – il est le seul État lusophone du continent – et la capacité limitée de ses forces armées [39]. Ses voisins, au nationalisme ombrageux et caressant parfois la même ambition que lui, souhaitent, naturellement, limiter son emprise le plus possible. Et cela favorise l’axe “de gauche“ que cherche à construire le Venezuela. Déjà, l’Équateur, le Paraguay et la Bolivie ont donné du fil à retordre et mis en évidence la contradiction inhérente à toute puissance régionale : « Sur la scène mondiale, le Brésil prétend, sans le dire, parler au nom de l’Amérique du Sud, dont il prône l’intégration régionale. Mais, dans son pré carré, il défend fermement ses intérêts nationaux lorsqu’ils sont menacés [40] ».
Alors que l’Argentine, empêtrée dans ses problèmes internes se retrouve, temporairement du moins, hors course, le Venezuela d’Hugo Chávez se pose clairement en rival du Brésil [41]. Mais sa cohésion politique et ses bases économiques sont plus fragiles. Il couvre une partie de ses besoins alimentaires en important des denrées du… Brésil. Son armée est plus faible, sa diplomatie moins habile. Son influence ne dépasse guère quelques pays parmi les plus démunis du continent, comme la Bolivie, Cuba, ou le Nicaragua. D’ailleurs seraient-ils aussi sensibles à la révolution bolivarienne si la manne pétrolière ne leur était généreusement dispensée par Caracas ? Il a fondé l’Alternative bolivarienne pour les Amériques, afin d’unir les pays d’Amérique latine. Il s’évertue, depuis 1999, à fonder une alliance militaire régionale ; en vain. En revanche, il a su se créer de solides inimitiés, notamment avec la Colombie, qui l’accuse – non sans raisons, semble-t-il [42] – de soutenir la narco-guérilla des Forces armées révolutionnaires de Colombie-FARC. Il verrait dans celles-ci « comme un rempart en cas d’intervention américaine ou de guerre civile [43] ». Hugo Chávez pratique ce que nous pourrions appeler une politique extérieure “de la nuisance“ vis-à-vis des États-Unis, qu’il accuse d’avoir soutenu, sinon organisé, le coup d’État qui le renversa brièvement, en 2002. Il fréquente donc nombre d’adversaires de Washington : la Russie, devenue son principal fournisseur d’armes, ou l’Iran, notamment. Mais le sens de tout cela est ambigu : s’agit-il d’un anti-impérialisme sincère, ou bien d’une stratégie de survie politique ? Le président vénézuelien cherche-t-il vraiment à “libérer“ l’Amérique latine de l’emprise américaine, ou détourne-t-il vers l’ennemi extérieur le mécontentement provoqué par ce qui ressemble fort à l’échec de sa politique [44] ? Au vu de ces éléments, le Brésil paraît mieux placé que le Venezuela pour exercer une influence régionale.
Les exemples ci-dessus montrent que les ambitions régionales existent et ne peuvent être ignorées. Notons le nombre peu élevé de cas avérés d’expansionnisme brutal dans l’actualité récente. La revendication directe, triviale et illégale, tend à disparaître, au profit des voies détournées de la persuasion et/ou de la stratégie indirecte. Toutefois, la relative banalité de ce comportement peut fournir, à l’encontre d’un pays, un chef d’accusation commode car a priori crédible. Un examen attentif à la fois des argumentaires et de la réalité s’impose.
PROBLÉMATIQUE LIÉE AUX AMBITIONS DE PUISSANCE RÉGIONALE
Quelle est la part des ambitions de puissance lorsque des acteurs régionaux extérieur interviennent dans la crise ou le conflit ?
CHAMPS DE RECHERCHE
Outils pour étudier les ambitions de puissance régionale motivant une intervention extérieure sur le territoire où se déroule la crise ou le conflit :
. les ouvrages consacrés à la géographie, à l’économie, à l’histoire, aux relations internationales, au droit et à la science politique.
Les informations recueillies servent à repérer quelle logique de puissance régionale peut entraîner dans les événements des acteurs extérieurs au territoire. Le plus souvent un ou plusieurs des éléments suivants :
. l(a)es puissance(s) régionale(s),
. l’(es) objectif(s) visé(s),
. les rivaux et adversaires éventuels.
La liste n’est pas exhaustive, mais elle recense les facteurs qui apparaissent le plus fréquemment.
Une information est pertinente lorsqu’elle contribue à éclairer la crise ou le conflit que l’on étudie.
Depuis la création du concept de développement durable dans le rapport Bruntland (ONU-1987) et son officialisation au cours du Sommet de la Terre à Rio en 1992, la réduction des impacts de l’activité humaine sur l’environnement est progressivement devenue une préoccupation majeure. Pour répondre aux attentes croissantes de la population, de nombreux États se fixent des objectifs de réduction de leurs effets sur l’environnement. Pour les atteindre, des évolutions technologiques sont souvent présentées comme indispensables, ce qui entraîne l’émergence de nouvelles filières technologiques. Ces dernières font l’objet d’une forte compétition entre États pour en devenir les leaders. La maîtrise d’une technologie peut, en effet, constituer un levier déterminant en vue d’exercer une certaine domination sur les autres acteurs. Ainsi, derrière les ambitions purement écologiques se cachent des jeux de pouvoir et des enjeux géostratégiques liés aux technologies choisies pour limiter les impacts de l’Homme sur l’environnement.
La mise en place d’une loi sur l’interdiction des voitures thermiques dans l’union européenne d’ici 2035 est une illustration concrète et récente de ce phénomène.Le 28 mars 2023, le conseil de l’Union Européenne a adopté un texte de loi qui interdit la vente de voitures neuves émettrices de CO2 en Europe (véhicules essence, diesel et hybride) à partir de 2035, au profit du tout électrique. Cette décision fait suite à des rebondissements de dernière minute liés au blocage du texte par l’Allemagne qui souhaitait ouvrir une voie aux carburants synthétiques (e-fuel) pour prolonger l’usage des moteurs thermiques dans certains cas spécifiques (véhicules de luxe notamment). Ce projet de loi, qui va profondément modifier le futur parc automobile européen, a fait l’objet de rapports de force entre différentes parties prenantes en vue d’influencer la décision.
Les différents acteurs du rapport de force
L’Europe, à travers ses constructeurs automobiles, est devenue un leader de l’industrie automobile mondiale par le biais de son expertise dans les véhicules à moteurs thermiques. L’industrie automobile y occupe une place importante dans l’économie et représente environ 12,5 millions d’emplois sur le continent, dont environ 400 000 emplois directs rien qu’en France. Compte tenu du durcissement des normes environnementales et suite au scandale du « Dieselgate »[i] (scandale de trucage des émissions de CO2 de voitures diesel), les constructeurs européens ont été contraints de développer des technologies alternatives telles que l’hydrogène ou l’électrique. Étant donné que le véhicule électrique s’est imposé comme l’alternative principale aux véhicules thermiques, les industriels européens ont investi massivement (mais assez tardivement) afin d’essayer de rattraper leur retard sur les concurrents étrangers (Chine & Etats-Unis). La problématique des ressources naturelles et des coûts supplémentaires associés à la technologie électrique mènent vers une perte de leadership progressif de l’Europe dans le paysage automobile mondial au profit de la Chine et des Etats-Unis.
L’Union européenne, en tant qu’institution disposant des pouvoirs législatifs et exécutifs à l’échelle des 27 Etats membres du continent européen, est à l’origine de cette nouvelle loi. En 2019, la commission européenne propose son « Pacte vert pour l’Europe »[ii] qui vise à réduire les émissions de gaz à effet de serre et faire de l’Europe le premier continent à atteindre la « neutralité climatique » d’ici 2050. Ce dernier s’inscrit dans la lignée des engagements pris par de nombreux pays, lors de l’Accord de Paris[iii] (COP21 en 2015), en matière de limitation du réchauffement climatique. Ce « Pacte vert » fait office de fil conducteur pour l’ensemble des réglementations européennes qui sont adoptées. La législation sur la fin des véhicules thermiques est une illustration concrète de la politique qui est menée.
Les partis politiques et les associations écologistes occupent une place importante dans le paysage médiatique européen. À travers leur influence importante, elles participent au façonnement de l’opinion publique dans l’objectif de faire avancer leurs causes. L’immense majorité de ces acteurs sont ouvertement favorables à l’interdiction des véhicules thermiques au profit des véhicules électriques.
La Chine est un acteur incontournable en ce qui concerne les véhicules électriques. Alors que cette dernière n’a jamais réussi à s’imposer dans l’industrie automobile mondiale au travers des voitures thermiques, le leadership revenant aux Européens, elle est en passe d’y arriver au travers de la technologie électrique. Le pays a en effet réussi à construire sa propre industrie automobile et devenir le pays leader de cette technologie en une dizaine d’années à peine. Cette réussite spectaculaire n’est pas l’objet d’un hasard mais d’une volonté affichée de la Chine. À partir de 2011, le gouvernement a lancé le développement rapide de la filière au travers de son 12ème plan quinquennal (2011-2015) avec des objectifs ambitieux pour faire évoluer le parc automobile national vers la technologie électrique. Aujourd’hui, la Chine maîtrise l’ensemble de la chaîne de valeur concernant les voitures électriques : depuis les ressources naturelles (lithium et terres rares) jusqu’à la fabrication des véhicules en passant par la confection des batteries.
Les enjeux autour de l’interdiction des véhicules thermiques en Europe
La loi votée au sein de l’Union Européenne porte sur les voitures et véhicules utilitaires légers. Désormais, à compter de l’année 2035, tous les véhicules neufs vendus sur le territoire européens ne devront pas émettre de CO2 lors de leur utilisation. Cela entraîne de facto l’interdiction de ventes de tous les véhicules neufs fonctionnant à l’essence, au diesel mais également les véhicules hybrides. La voie est donc ouverte aux véhicules électriques, qui restent, jusqu’à présent, la seule technologie alternative satisfaisant aux critères de la nouvelle réglementation.
Cette mutation technologique à venir présente des enjeux très importants pour l’Union Européenne. Tout d’abord, du point de vue de la maîtrise des chaînes de valeur et de la souveraineté, les véhicules électriques entraîneront un changement de paradigme profond. Les européens, avec leur position de leaders technologiques sur les moteurs thermiques, étaient devenus la principale puissance automobile du monde. Avec le passage aux véhicules électriques, il y a fort à parier que cette position préférentielle va basculer au profit de la Chine qui est devenue le leader mondial du secteur. En se concentrant sur l’électrique, la Chine a contourné la « barrière à l’entrée » qui existait pour les moteurs à combustion interne et profité de la bascule technologique pour devenir rapidement un acteur majeur de l’automobile. En interdisant les véhicules thermiques, l’Europe risque de devenir fortement dépendante de la Chine car elle domine l’ensemble de la chaîne de valeur des voitures électrique.
Le passage au « tout électrique » nécessitera une transformation et un développement important des infrastructures énergétiques. Il faudra des outils de production électrique « bas-carbone » et des réseaux de distribution qui soient en mesure de répondre aux fortes augmentations de consommations électriques. Il y a un risque d’incohérence de la politique européenne dans certains pays dans lesquels le mix énergétique est fortement représenté par les énergies fossiles (Pologne, Allemagne). Les véhicules électriques, considérés comme vertueux car n’émettant aucun CO2, se retrouveraient alimentés par de l’électricité produite à partir d’énergies fossiles… Il y aurait ainsi un double discours qui pourrait nuire significativement à l’image de l’Union Européenne.
Par ailleurs, la nouvelle législation adoptée est une source potentielle de crise sociale sur le continent européen. Les véhicules électriques nécessitent moins de ressources humaines pour leur fabrication (moins de composants que les voitures thermiques) et une main-d’œuvre plus qualifiée. En parallèle, les équipementiers qui fournissaient les composants mécaniques et tous les métiers qui gravitaient autour des voitures thermiques ne seront pas tous en mesure de se reconvertir. Cette situation conduira inéluctablement vers une certaine destruction du tissu économique et des problématiques d’emploi.
Enfin, les véhicules électriques, de par leurs coûts élevés, risquent de poser des problèmes en terme d’accessibilité pour l’ensemble de la population. Actuellement, en moyenne, les voitures électriques coûtent 40% plus cher que leurs homologues thermiques et 30 à 40% du prix est directement lié à la batterie, qui est le composant essentiel de ce type de véhicule. La généralisation des véhicules électriques, en augmentant la pression sur les matières premières entrant dans la composition des batteries, pourrait faire exploser leurs prix, malgré les réductions de coûts liées à la démocratisation de ces technologies (production de masse et économie d’échelle). De nos jours, les classes moyennes ont déjà des difficultés pour acheter ces nouveaux véhicules malgré de nombreuses aides publiques alors que celles-ci ne pourront pas être éternelles. L’inégalité d’accès aux véhicules qui se profile, en impactant la liberté pour chacun de se déplacer librement, pourrait avoir des répercussions et créer des tensions dans la société à l’avenir.
Les éléments et stratégies utilisées par les différents acteurs
La Chine est le premier marché automobile du monde[iv] avec presque 27 millions de voitures vendues chaque année[v]. Cette caractéristique, combinée à l’augmentation du niveau de vie de la population (émergence d’une classe moyenne importante) en fait un marché prisé par les fabricants automobiles du monde entier. Etant un pays très fortement pollué, la Chine a utilisé l’argument écologique pour promouvoir les véhicules électriques sur son marché intérieur (primes à l’achat pour les consommateurs). En ouvrant ce dernier aux constructeurs étrangers (notamment européens), elle les a contraint à s’allier avec des entreprises chinoises à travers des joint-ventures, via des mesures protectionnistes, pour pouvoir vendre leurs véhicules sur le territoire. Ces alliances ont été des facteurs clés qui ont permis à la Chine de développer, en un temps record, ses propres constructeurs nationaux tels que BYD, Geely ou MG. En prônant l’essor des véhicules électriques sur son territoire, la Chine a poussé les fabricants européens à développer et « populariser », d’une certaine façon, la technologie électrique auprès du grand publique. En ce sens, cela a permis d’améliorer l’image du véhicule électrique auprès des populations européennes et d’améliorer la crédibilité de celui-ci comme alternative possible aux véhicules thermiques.
Face aux problèmes de pollution en Chine, les politiques mises en place par le gouvernement pour réduire les émissions de gaz à effet de serre et la pollution de l’air ont séduit bon nombre de pays européens. Plus globalement, l’attitude proactive de la Chine dans sa démarche de transition énergétique (très fort développement des énergies renouvelables et des voitures électriques) et le retrait des États-Unis de l’Accord de Paris[vi] (sous le président D. Trump) ont participé à la construction d’une image de pays leader ou « bon élève » en matière de transition énergétique et de protection de l’environnement dans l’inconscient collectif. L’Union Européenne, voulant elle aussi être exemplaire et leader sur ces thématiques, a ainsi eu tendance à s’inspirer des politiques chinoises, tout particulièrement en matière de véhicules électriques.
Les partis politiques et associations écologistes ont le vent en poupe depuis un certain nombre d’années. Les questions environnementales et climatiques font l’objet d’une forte couverture médiatique en Europe, ce qui contribue à augmenter leur popularité de manière générale. Les écologistes communiquent également énormément sur ces thématiques et organisent des actions « coup de poing » à fort retentissement médiatiques. Ils ont fait en sorte de présenter la voiture thermique comme « bouc émissaire », concernant les émissions de CO2 en Europe, et de persuader l’opinion publique qu’il s’agissait de l’élément prioritaire sur lequel agir. Par ailleurs, en relayant massivement les rapports ou études d’organisations/instituts sur le climat (GIEC par exemple), les acteurs ont progressivement réussi à convaincre l’opinion publique de la nécessité d’agir rapidement « avant qu’il ne soit trop tard ». Alors que l’image du moteur thermique était déjà mal en point, l’affaire du « Dieselgate » qui a éclaté en 2015 l’a définitivement condamné de par le retentissement mondial qui en a découlé.
A l’inverse, la voiture électrique a été mise sur un « piédestal » et présentée comme la meilleure solution au problème. Les éventuelles questions entourant ce type de véhicule (utilisation massive de métaux, pertinence selon les usages…) ont été négligées voire ignorées. Cela a contribué à la création d’une position dogmatique sur l’automobile en Europe : le véhicule thermique devra inéluctablement être remplacé par son homologue électrique. Plus généralement, la voiture électrique, en étant une nouveauté technologique, a été présentée caricaturalement comme « le progrès » face à « l’ancien temps » matérialisé par les moteurs thermiques. Étant donné que la notion de progrès est majoritairement associée à une image positive, la voiture électrique a bénéficié de ce positionnement.
Les pays membres de l’union européenne n’ont pas su adopter une position commune face au projet de législation. Les pays dans lesquels l’industrie automobile est bien implantée (Pologne, France, Italie, Espagne) ont manifesté leur opposition au projet de loi ou soutenaient une loi moins radicale en prônant plutôt des objectifs de réduction des émissions de CO2 de -90% et la conservation des motorisations hybrides (au lieu de 100% pour l’interdiction totale). Cette voie aurait pu laisser plus de flexibilité concernant les solutions technologiques plutôt que se restreindre uniquement aux véhicules électriques. À l’inverse, d’autres pays dépourvus d’industrie automobile sur leur territoire ont poussé pour l’adoption de la loi. Certains ont même été proactifs dans leur législation au niveau national (interdiction en Suède, Irlande, Pays-Bas d’ici 2030[vii]).
La stratégie allemande
L’Allemagne, au sein de laquelle l’industrie automobile occupe une place très importante a, de son côté, joué un rôle singulier. Alors que les industriels n’étaient auparavant pas favorables au passage vers le « tout électrique », à cause des incertitudes qui y sont associées, ils ont finalement franchi le pas récemment en investissant massivement dans ce segment (60 milliards d’euros pour Volkswagen entre 2019 et 2024[viii], la même somme pour Mercedes-Benz entre 2022 et 2026[ix]). Cette implication des grands constructeurs avait fini par convaincre le gouvernement de se positionner en faveur de la législation. L’élection du nouveau chancelier allemand Olaf Scholz, en 2021, n’est également pas anodine pour comprendre la position Allemande sur le sujet. Il a, en effet, été porté au pouvoir par une coalition entre socio-démocrates (SPD), verts (écologistes) et libéraux (FDP). Contre toute attente, un revirement de dernière minute s’est produit lors de l’adoption finale au Conseil de l’Union Européenne. Des désaccords au sein de la coalition gouvernementale ont amené l’Allemagne à bloquer temporairement la validation du projet de loi[x]. Cette situation, était due à la volonté du parti libéral (FDP) d’assouplir la loi afin d’autoriser les moteurs thermiques utilisant des carburants de synthèse (e-fuel) au-delà de 2035. Après plusieurs semaines de négociation, un compromis a été trouvé : l’adoption de la loi en échange de l’engagement pour une ouverture nette aux carburants de synthèse. Le e-fuel, un carburant de synthèse neutre en terme de bilan carbone, est devenu la parade de certains constructeurs de niche (voitures sportives) face à l’électrification du parc automobile. Cette technologie fait l’objet d’un développement important, en particulier par le constructeur Porsche, qui a mis en place des campagnes de communication importantes sur le sujet à partir de 2020[xi]. Il est fort probable que les lobbyistes de Porsche aient été actifs pour influencer l’issue du projet législatif en ce sens.
Les constructeurs et équipementiers automobiles européens n’ont pas adopté de position commune face au projet de loi. Compte tenu du durcissement continu des normes européennes sur les véhicules et de l’électrochoc provoqué par le scandale de trucage des émissions de CO2 dans l’opinion publique, les constructeurs avaient déjà commencé une transition vers les technologies hybrides et électriques. La majorité des grands constructeurs se sont montrés plutôt en accord avec le projet de loi. Certains d’entre eux avaient même déjà anticipé leur transition vers le « tout électrique » avant la date butoir de 2035. C’est particulièrement le cas de la marque Volkswagen qui a procédé à un virage radical vers l’électrique[xii] suite au « Dieselgate » en vue de redorer sa réputation et son image. De nombreux constructeurs ont ainsi profité du projet de loi pour présenter leurs intentions en matière d’électrification dans des objectifs d’image et de marketing. À l’inverse, quelques marques ont émis des réserves voir des oppositions claires face au projet de loi. C’est notamment le cas de BMW, par l’intermédiaire de ses dirigeants, qui ont fait part de leurs doutes et interrogations quant à la stratégie proposée par l’Union Européenne (échéance courte, capacités des infrastructures…)[xiii]. Renault souhaitait, pour sa part, un assouplissement en excluant les véhicules hybrides de la loi[xiv]. L’opposition la plus virulente est venue de Stellantis (fusion PSA-Fiat-Chrysler), par le biais de son PDG Carlos Tavares, qui considérait que le projet de loi était purement politique sans tenir compte des réalités technico-économiques et qu’elle poserait de nombreux problèmes à l’avenir…[xv] Dans l’ensemble, les constructeurs n’ont pas réussi à se rassembler sous un front commun ce qui a réduit leurs capacités à influencer la décision.
De leur côté, les équipementiers automobiles se sont montrés opposés au projet de loi. Ils ont été actifs en communiquant, au travers de rapports de leur syndicat (CLEPA), sur les risques socio-économiques liés à un virage complet vers l’électrique en Europe (suppression d’emplois, pertes d’activités…)[xvi]. En France, Luc Chatel, le président du syndicat automobile (plateforme automobile), a pour sa part dénoncé un « saut dans le vide et un sabordage industriel »[xvii]. Les équipementiers n’ont, en effet, pas les mêmes capacités et facilités que les constructeurs à réorienter leurs activités (pièces mécaniques vouées à disparaître avec l’interdiction des moteurs thermiques par exemple). Le manque de cohésion entre constructeurs et équipementiers témoigne d’une fracture et d’un manque de cohésion entre acteurs de l’automobile.
Le résultat du rapport de force et les perspectives actuelles
La loi a été adoptée, le 28 mars 2023, en réussissant à rallier une majorité de parlementaires favorables au projet (340 voix pour, 279 contre et 21 absentions). L’Allemagne a été le seul pays en mesure d’influencer très concrètement la décision finale, en réussissant à imposer une ouverture vers les carburants de synthèse (e-fuel). Cela se matérialisera par un projet de loi sur le sujet qui sera déposé courant 2024 et qui aura pour objet d’autoriser leur usage au-delà de 2035 sous réserve de preuve de leur neutralité du point de vue du bilan carbone.
Un amendement avait également été ajouté, lors de l’été 2022, pour autoriser certaines exemptions pour les constructeurs dont les nouvelles immatriculations sont inférieures à 10 000 véhicules/an et une exemption complète pour ceux dont les productions sont inférieures à 1000 véhicules/an. Cet amendement avait été en grande partie porté par les députés italiens pour protéger leurs constructeurs nationaux prestigieux (Ferrari, Lamborghini…)[xviii].
À présent la loi est entrée en application mais comporte cependant une clause de revoyure en 2026[xix]. Elle consistera à faire un état de lieux par rapport à l’objectif d’interdiction des moteurs thermiques d’ici 2035 (état d’avancement des technologies, des infrastructures, réseaux…). Des ajustements pourront être effectués en fonction de la situation à ce moment-là. Cette clause pourra également constituer une fenêtre d’opportunité, pour les parties prenantes, en vue de faire évoluer la législation actuellement en vigueur. Il est à noter que, suite à son adoption, la loi a rapidement fait l’objet d’attaques en justice par des groupes d’industriels en vue de l’annuler[xx]. Le rapport de force autour de l’interdiction des moteurs thermiques n’est donc pas encore terminé et risque d’évoluer dans les années à venir.
Thomas Ricard (SIE27 de l’EGE)
Notes :
[i] Afp, L. F. A. (2019, 30 septembre). « Volkswagen ; : Chronologie du scandale du Dieselgate ». Le Figaro.
[ii] «Press corner». (s. d.). European Commission – European Commission.
[iii] France 24. (2021, 28 octobre). « Quel bilan pour l’accord de Paris ? ».
[iv] « Les spécificités du marché de l’automobile en Chine ».
[v] «Production of automobiles in December 2022 »- China Association of Automobile Manufacturers(CAAM).
[vi] France 24. (2019, 5 novembre). « Par une lettre, Washington officialise sa sortie de l’Accord de Paris sur le climat ». France 24.
Paru en 2012, l’ouvrage de Christophe Dutrône La Victoire taboue reste d’une grande actualité pour comprendre la guerre en Algérie et la resituer dans le contexte du retour de la guerre au Proche-Orient.
En Algérie, il n’y a pas que la victoire qui soit taboue. Évoquer cette période, analyser ses enjeux militaires et politiques demeure difficile. L’incompréhension entre le général de Gaulle et les partisans de l’Algérie française est une véritable faille anthropologique. Les deux camps ont une vision totalement différente de la place de la France dans le monde, de l’organisation des sociétés et de la viabilité de l’Empire. Deux visions différentes qui ne peuvent ni cohabiter ni trouver de point d’entente.
Dans son ouvrage, Christophe Dutrône revient sur la tactique mise en place par l’armée française pour démanteler le FLN et reprendre le contrôle du terrain. Mais une tactique qui ne peut s’inscrire que dans un projet politique et celui de de Gaulle était de quitter le pays et d’opérer un grand dégagement. Là réside l’une des incompréhensions majeures. Pour les partisans de l’Algérie française, il fallait gagner pour rester en Algérie ; pour de Gaulle, il fallait gagner pour pouvoir partir. Le désengagement algérien, vu comme une défaite pour certains, est au contraire une victoire pour d’autres. Entre les deux camps, l’incompréhension est totale. La différence de perception à l’origine du conflit engendre une différence d’interprétation sur le déroulement de la guerre et son achèvement.
Analyse des massacres conduits par le FLN, de la terreur instillée dans les campagnes et les villes pour détruire les réseaux algériens non affiliés au FLN, étude de l’évolution de la tactique de l’armée française, du développement économique avec les Sections administratives spécialisées (SAS) au ratissage d’Alger par les parachutistes, la guerre en Algérie a connu de nombreuses évolutions depuis son déclenchement en 1954. L’auteur montre aussi comment ce conflit s’inscrit dans un cadre plus large et dans le contexte de plusieurs défaites subies par l’armée française, qui ont pesé sur la morale des troupes et la conscience militaire des régiments. Il y a d’une part la défaite en Indochine et d’autre part l’échec de l’opération de Suez. Même si la majorité des troupes engagées en Algérie n’ont connu ni l’une ni l’autre, ces échecs ont pesé comme un surmoi militaire à ne plus revivre.
Débarrassé de la tension mémorielle, il est urgent de se replonger dans la guerre d’Algérie pour l’étudier du strict point de vue militaire, tactique et stratégique. La stratégie de guérilla, que l’on appelle désormais du nom plus scientifique, mais non moins faux, de « guerre asymétrique », est revenue au premier plan. La stratégie de la terreur opérée par le Hamas a bien des éléments en commun avec celle du FLN. Les tensions civiles qui secouent la France et bon nombre de pays d’Europe trouvent des échos dans les conflits entre populations arabes et européennes durant la guerre d’Algérie. Ce n’est pas une guerre ancienne ou lointaine, ce n’est pas une guerre à ranger au rayon des vieilleries et des « guerres coloniales ». La guerre en Algérie, par sa confrontation anthropologique, par sa dimension politique et religieuse, par ses combats urbains et moraux, est la prémisse de bien des guerres qui sévissent aujourd’hui.
L’ouvrage de Christophe Dutrône est une synthèse brève. Il pourrait être développé, complété, augmenté. Mais son atout est justement d’être une synthèse, c’est-à-dire de donner les idées principales et d’aller à l’essentiel. Onze ans après sa parution, il demeure une lecture indispensable pour comprendre les évolutions de la guerre au cours des cinquante dernières années et surtout pour comprendre que la guerre ce n’est pas l’affrontement des armes, mais l’affrontement des volontés et des visions ; les armes utilisées n’étant que les moyens au service de la volonté et de la vision. La Victoire taboue ouvre des champs d’études, que l’analyse des conflits doit désormais labourer.
Quelles représentations ont amené le gouvernement américain à choisir une stratégie de soutien indirect de l’Ukraine basée sur le cyber et le renseignement ?
Par Jonathan Guiffard* – Diploweb, publié le 17 décembre 2023
*Jonathan Guiffard s’exprime ici à titre personnel. Cadre du ministère des Armées, passé par d’autres entités régaliennes, Jonathan Guiffard est actuellement doctorant à l’Institut Français de Géopolitique (IFG, Université Paris 8) et chercheur associé (Senior Fellow) à l’Institut Montaigne. Ses recherches académiques portent sur les stratégies territoriales de l’outil de renseignement technique et cyber américain. Compte twitter : @joeguiffard
La confrontation de représentations variées et divergentes ont mis le gouvernement américain sous une forte tension, l’amenant dès 2014 à mener une politique de soutien indirect aux Ukrainiens, politique qui a changé d’ampleur mais pas de nature en février 2022. Cette absence de changement résulte de l’équilibre de ce conflit de représentations qui n’a pas sensiblement évolué avec l’invasion russe de grande ampleur. Dans cette logique indirecte, le partage de renseignement et l’appui en cyber ont constitué des dimensions privilégiées, permettant d’obtenir des résultats importants pour la sécurité ukrainienne mais aussi américaine. Avec une carte sur « Les représentations américaines d’une menace russe stratégique » et une « Frise de l’évolution des représentations américaines à l’égard de la Russie ».
LE 10 mars 2022, alors que venait d’éclater deux semaines plus tôt, le 24 février 2022, une nouvelle phase de la guerre entre la Russie et l’Ukraine, le général Paul Nakasone, directeur général de la National Security Agency (NSA), détaillait l’aide qu’il apportait aux forces armées ukrainiennes devant le Sénat : « Nous partageons beaucoup de renseignement mais avec une évolution : le renseignement que nous partageons est précis. Il est pertinent et actionnable» [1]. Ce conflit a ainsi rendu visible la participation active des Etats-Unis dans l’espace numérique. Les acteurs américains du cyber, qu’il s’agisse d’administrations (NSA, U.S. Cyber Command (CYBERCOM), etc.) ou d’entreprises (Google, Microsoft, Amazon, etc.), participent à la cyberdéfense des infrastructures ukrainiennes et aux opérations cyber-offensives contre les Russes, en s’appuyant pour cela sur une capacité américaine significative de collecte de renseignement, de reconnaissance et d’attaques par moyens cyber.
Toutefois, les politiques de soutien des gouvernements américains successifs au profit des institutions ukrainiennes, depuis 2014, ont été traversées par un conflit de représentations relatif à l’Ukraine et à son importance en tant que territoire à défendre, soutenir ou conquérir. Dans le « Dictionnaire de géopolitique », le géographe Yves Lacoste définit une représentation géopolitique comme « une construction, un ensemble d’idées plus ou moins logiques et cohérentes ». En tant que représentation-théâtre, cette notion permet aux acteurs d’un conflit de « décrire une partie de la réalité de manière plus ou moins exacte […] [ce] qui leur permet d’appréhender leur environnement et d’agir dessus, en lui donnant un sens » [2]. Ici, la « pièce de théâtre » correspond au conflit russo-ukrainien et devient l’objet de lectures divergentes et rivales par les acteurs impliqués, notamment américains, ukrainiens ou russes. Ces lectures rivales déterminent les stratégies adoptées pour le façonner.
Le gouvernement américain est ainsi traversé par des rivalités de représentations. D’une part, la retenue, ou le non-engagement, pour préserver des intérêts politiques ou de sécurité avec la Russie ou pour concentrer les ressources américaines sur d’autres enjeux. D’autre part, le souhait d’une intervention forte, pour soutenir et aider le gouvernement ukrainien à se défendre face aux forces armées russes. Ce conflit est complété d’un second, entre les représentations des gouvernements américain et russe, relatif au territoire ukrainien et à l’espace mondial. Pour ces raisons, les gouvernements des présidents Obama (2013-2017), Trump (2017-2021) et Biden (2021-) ont mis en œuvre, depuis 2014, une stratégie de soutien indirect aux institutions ukrainiennes, dans laquelle le partage de renseignement technique et l’appui dans le domaine cyber ont une place privilégiée.
I. Les représentations des Etats-Unis qui incitent à limiter une intervention en Ukraine
Une volonté américaine de ne pas provoquer la Russie et de maintenir un dialogue politique avec le gouvernement de Vladimir Poutine
La politique américaine à l’égard de la Russie a consisté en priorité à signaler clairement aux autorités russes l’intention américaine de ne pas enclencher de confrontation directe et de maintenir un dialogue politique, en évitant tout signe susceptible d’être considéré comme une provocation par les autorités russes.
Les autorités américaines ont ainsi démarré un dialogue visant à dissuader et apaiser les autorités russes dès le mois d’octobre 2021, lorsqu’elles ont été convaincues de l’imminence de l’invasion militaire russe [3]. A la demande du président américain Joe Biden, le directeur de la Central Intelligence Agency (CIA), William Burns, s’est rendu à Moscou, début novembre 2021, pour délivrer des mises en garde au président russe Vladimir Poutine. Le président Biden a lui-même entrepris d’échanger par téléphone avec le président Poutine, les 7 et 30 décembre 2021, pour l’inciter à coopérer. En portant un discours visant à convaincre que ni les Etats-Unis ni l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) ne sont en guerre contre la Russie et ne souhaitent un changement de régime [4], les autorités américaines tentent ainsi de contrer les accusations russes présentant l’Alliance atlantique comme engagée dans une guerre d’agression contre la Russie.
Les représentations américaines du pouvoir russe empruntent au registre de l’incertitude stratégique [5] et s’appuient sur une vision d’un président russe irrationnel, paranoïaque et hypersensible. Ces représentations imposent au gouvernement américain une politique de prudence. L’amiral Michael Rogers, ancien directeur de la NSA entre 2014 et 2018, estime ainsi que cette prudence américaine a aussi été prise en compte dans l’équation de la décision du président Poutine de lancer l’invasion du 24 février 2022 :
« Février 2022 était très cohérent avec la Crimée de 2014, très cohérent avec la Géorgie de 2008. Nous étions les seuls à affirmer que la Russie allait faire cela […] Nous avons toutefois été surpris, autant que frustrés, vis-à-vis de cette violation de la souveraineté [ukrainienne]. C’était totalement inacceptable. Légitime défense ou mouvement préventif, personne ne pouvait croire à cela. Il n’y avait aucune justification, du point de vue américain […] La Russie pensait que l’Occident ne répondrait probablement pas. Comme en Géorgie et en Crimée. Nous n’avons rien fait. » [6]
Une volonté américaine de ne pas combattre militairement la Russie
Dans le domaine stratégique, les représentations américaines de la puissance nucléaire et de la qualité des forces armées russes ont amené les responsables politiques américains à écarter une confrontation militaire directe. Les responsables de la sécurité nationale estimaient que le risque d’escalade nucléaire était trop important. Les représentations américaines du risque nucléaire datent du début de la Guerre froide et continuent de déterminer le calcul stratégique américain à l’égard de la Russie.
La doctrine nucléaire russe évoque un engagement du feu nucléaire seulement en cas d’agression contre l’intégrité de son territoire. Ce qui, dans le contexte ukrainien, laisse une place importante à l’interprétation : la Crimée, les républiques séparatistes du Donbass et les nouvelles républiques de Kherson et Zaporijia rattachées à la Russie par des « référendums » sont-elles considérées comme le territoire russe ? Un affrontement sur le sol ukrainien entre les forces américaines et russes aurait-il justifié le déclenchement de l’arme nucléaire pour le pouvoir russe ? Toutes ces questions, sans réponses, ont été posées et n’ont pas changé le positionnement stratégique historique des responsables américains [7]. C’est dans ce contexte stratégique que le président Poutine a plusieurs fois fait peser la menace d’une utilisation de l’arsenal nucléaire russe, tentant ainsi de renforcer les représentations américaines. Cette stratégie a un effet non-négligeable sur la posture américaine. Comme le détaille, en 2017, Keith Payne, responsable du département des études stratégiques et de défense de l’université du Missouri, les forces armées américaines ont une analyse prudente de la menace nucléaire russe, estimant que l’arsenal russe est plus moderne que l’arsenal américain et que la doctrine russe, couplant menace nucléaire à l’obtention de gain tactique conventionnel, empêche une réaction ferme et dissuasive.
A ce déterminant nucléaire s’ajoute l’analyse américaine du rapport de force militaire sur le terrain. Dans son évaluation des risques d’un affrontement militaire, le gouvernement américain a sans doute surestimé son adversaire, confortant une position prudente. Les services de renseignement américains ont parfaitement détecté l’imminence de l’invasion russe, mais ni ces derniers, ni le département de la Défense (DoD) ne sont parvenus à offrir une appréciation claire et précise du potentiel militaire russe.
Une rivalité entre le gouvernement et les courants isolationnistes
La politique interne est un déterminant fort de la politique étrangère américaine et il existe en 2023 une tension croissante avec des courants isolationnistes qui plaident pour la fin d’un interventionnisme américain. Un ancien haut-responsable de l’administration Trump explique [8] que, dans le contexte du retrait en catastrophe d’Afghanistan d’août 2021, les courants isolationnistes du parti républicain ont activement dénoncé cet interventionnisme à l’étranger, jugé dispendieux, inefficace et ne permettant pas de traiter les problèmes du peuple américain. En parallèle, un courant isolationniste du parti démocrate existe mais peine à porter une voix convaincante auprès de l’administration Biden. Une lettre datée du 30 juin 2022 et signée par 30 représentants démocrates du comité progressiste du Congrès, appelant à négocier avec la Russie, a déclenché de fortes tensions, incitant les intéressés à retirer leur demande en prétextant une mauvaise coordination interne.
Ces deux courants sont les héritiers des isolationnistes conservateurs, pour les Républicains, et des isolationnistes libéraux, pour les Démocrates, qui interprétaient strictement, aux XIXe et XXe siècles, la mise en garde du président et père fondateur George Washington, lors de son message d’adieu à la nation (1796) :
« La grande règle de conduite vis-à-vis des nations étrangères est, en étendant nos relations commerciales, de n’avoir avec elles qu’aussi peu de liens politiques que possible. […] L’Europe a toute une série d’intérêts de premier plan qui ne nous concernent pas ou qui ne nous touchent que de très loin. […] Notre véritable politique doit être d’éviter les alliances permanentes. » [9]
Dans cette conception, la politique étrangère devient « un mal nécessaire » qui doit permettre au pays de conserver « la plus grande liberté possible par rapport au système international ». L’opinion publique reste ainsi le facteur déterminant pour l’administration Biden qui préfère s’aliéner les cercles politiques interventionnistes si nécessaire.
Une division de « l’échiquier stratégique » à Washington D.C.
Les cercles politiques et stratégiques américains se divisent entre les partisans d’un soutien accru à l’Ukraine, pour répondre à une menace russe jugée prioritaire, et les partisans d’une concentration des efforts face au défi militaire chinois, considéré comme la menace la plus importante pour les Etats-Unis. Les institutions politiques (Maison Blanche, Congrès), les administrations (Conseil de sécurité nationale (NSC), département d’État (DoS) et DoD) ou les think-tanks sont traversés par ces lignes de partage.
Sur le plan idéologique, la chercheuse Marlène Laruelle explique qu’il existe une ligne de fracture entre les personnalités imprégnées d’une grille de lecture plus pragmatique – à relier à la tradition américaine « réaliste » – qui privilégient d’orienter la politique étrangère contre un expansionnisme chinois jugé dangereux pour les intérêts stratégiques de long-terme, et les personnalités plutôt qualifiées d’idéologiques – à relier à la tradition américaine « idéaliste » – qui promeuvent un affrontement plus ferme avec la Russie au nom de la lutte contre l’autoritarisme, la protection des droits de l’Homme et la promotion de la démocratie.
A titre d’illustration, le DoS et les think-tanks de Washington D.C. sont considérés comme des acteurs plutôt partisans d’un soutien fort à l’Ukraine et d’un affrontement déterminé avec la Russie, notamment en raison de leurs missions de promotion des principes démocratiques et des droits humains. A l’inverse, le DoD, moins concerné institutionnellement par les questions démocratiques mais ayant reçu la mission de préparer les forces armées américaines à un « défi militaire chinois » [10], est plutôt à enclin à privilégier un soutien moins coûteux et moins direct à l’Ukraine pour ne pas détourner ses ressources.
L’influence limitée des agences de renseignement américaines
Les représentations du pouvoir politique ont été peu nourries par celles de l’appareil de sécurité nationale, ce qui est plutôt un facteur ne favorisant pas un affrontement avec la Russie.
La compétition secrète ou discrète entre les services de renseignements américains et russes ne s’est jamais arrêtée après la dislocation de l’URSS en 1991. La confrontation dans le cyberespace est même devenue une dimension importante de cette « compétition d’espionnage ». Pourtant, celle-ci n’a pas été prise au sérieux par les responsables politiques.
Après la Seconde Guerre mondiale, le développement des services de renseignement américains a étendu leur mandat. Le processus de large classification et l’accroissement des ressources, permis par la Guerre froide et la lutte contre le terrorisme, a mené à « une extension sans précédent de la bureaucratie du secret » [11]. Cette extension a eu un impact sur les processus de décision, en augmentant la distance entre ces bureaucraties et les cercles politiques. La perception de la menace russe n’était pas la même entre les services de renseignement et les cercles de décision. De la chute de l’URSS en 1991 à l’ingérence russe dans le processus électoral américain de 2016, ces représentations n’étaient pas partagées, ce qui tend à illustrer une influence limitée de ces bureaucraties du secret sur la décision politique.
II. Les représentations qui incitent à agir en soutien des Ukrainiens
Les cadres culturels de l’interventionnisme américain
Les responsables américains sont les héritiers d’une tradition politique qui destine les Etats-Unis à une responsabilité spécifique pour protéger hors de ses frontières sa propre expérience démocratique. Ce besoin de protection et les surprises stratégiques qui ponctuent l’histoire américaine sont à l’origine d’un courant interventionniste fort et de la construction d’un appareil diplomatique, sécuritaire et militaire global.
Les cadres culturels et idéologiques, proposés par le politiste Louis Balthazar, sont très utiles pour comprendre les déterminants du style national américain. Les concepts de « destinée manifeste » et d’ « exceptionnalisme » américain, que certains enquêtés ont aussi appelé « responsabilité stratégique », permettent d’appréhender les représentations des responsables politiques qui influencent la prise de décision. Le gouvernement américain estime devoir agir en faveur de l’Ukraine compte-tenu de sa volonté de défendre fermement les principes définis par la charte des Nations-Unies, dont le respect des frontières est un point fondamental [12].
En outre, un déterminant culturel important du pouvoir politique américain est la nécessaire protection de son expérience démocratique à l’extérieur des frontières. La nation américaine est apparue, entre 1776 (Déclaration d’indépendance) et 1787 (Constitution américaine), dans un processus révolutionnaire. Cette première guerre victorieuse a toutefois amené le président George Washington à plaider pour la mise en place d’une armée fédérale professionnelle en complément des milices, sacrées par la Constitution mais peu efficientes sur le plan militaire et n’ayant pu empêcher la défaite de 1812 contre les Britanniques. Son vœu a été exaucé dès 1815. Ce mécanisme d’adaptation et d’évolution institutionnelle a été réactivé à chaque surprise stratégique. Cela a été le cas en 1898 suite à la destruction d’un navire américain à Cuba, puis en 1917, lorsque le gouvernement britannique informa le gouvernement américain d’une menace pesant contre lui, ce qui l’entraîna dans la Première Guerre mondiale. C’est ensuite le choc de l’attaque japonaise à Pearl Harbor, le 7 décembre 1941, qui constitua un point de rupture. Ainsi, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, le président Truman souhaita faire évoluer les institutions : la loi sur la sécurité nationale de 1947, pierre angulaire de l’architecture actuelle de sécurité nationale, a été conçue pour prévenir une nouvelle surprise. Les attentats du 11 septembre 2001 ont réactivé cette représentation et participé à la conception d’une stratégie de lutte globale contre le terrorisme à l’étranger. L’ingérence russe de 2016 dans le processus électoral américain constitue la dernière surprise stratégique.
Cette représentation de vulnérabilité à l’égard de l’étranger sous-tend en partie la politique de soutien à l’Ukraine qui est un moyen pour réduire la menace stratégique en provenance de la Russie. Dans le domaine cyber américain, elle s’incarne dans la doctrine de Persistent Engagement et dans les opérations offensives menées dans l’espace numérique, en 2018, 2020 et 2022, pour préserver le processus électoral américain.
Les représentations américaines d’une menace russe stratégique
Lors de la dislocation de l’URSS, en décembre 1991, la classe politique américaine entrevoyait l’espoir d’une démocratisation rapide de l’espace post-soviétique. Le président russe Boris Eltsine incarnait cet espoir, mais son passage a été vécu comme une simple vague par un « Etat profond » [13] russe resté soviétique [14]. En effet, lors de la première guerre de Tchétchénie de 1994 à 1996, le gouvernement américain aurait soutenu les forces séparatistes, sous l’influence des représentations des cercles conservateurs américains d’une Russie trop puissante pour qu’elle puisse être préservée en l’état, sans qu’elle ne pose une menace existentielle aux Etats-Unis. Cette erreur d’analyse a eu un effet très important sur le retour de « l’Etat profond » soviétique. La guerre de Tchétchénie a ressoudé le système de sécurité russe et favorisé l’arrivée du poutinisme.
Les représentations américaines diffèrent de celles de l’Etat russe et expliquent les surprises stratégiques des années 2010. Si le système de sécurité russe se ressaisit dès 1996, le réveil est plus tardif dans les institutions américaines. Le changement de ton est observé lors du discours du président Poutine à la conférence de sécurité de Munich, en 2007, qui se veut un défi ouvert et assumé à la politique américaine dans le monde. Pour autant, un héritage de méfiance ne suffit pas à faire prendre conscience aux acteurs politiques de la dimension stratégique de la menace russe et un consensus existe parmi les enquêtés sur le fait que la prise russe de la Crimée, en 2014, a constitué un réveil tardif et que l’ingérence russe dans le processus électoral de 2016 a constitué le point de non-retour. La menace russe redevient stratégique et les activités cybercriminelles russes, notamment les cyberattaques de Solarwind (2020) et de Colonial Pipeline (2021), participent de cette révolution mentale.
Ainsi, la relance de l’invasion russe en Ukraine de février 2022 s’inscrit dans un contexte radicalement différent de mars 2014. Gavin Wilde le résume ainsi : « La guerre en Ukraine a revigoré toute la machine sur la Russie : les agences de renseignement, le Cybercom, le DoD et les militaires ». Ce réflexe a été « naturel » et renforcé par la réactivation des anciennes représentations de la Guerre froide.
Les cercles politiques américains en faveur d’un soutien fort à l’Ukraine
Les cercles politiques et d’influence de Washington D.C. partagent des positions communes sur la guerre en Ukraine et exercent une pression sur le gouvernement américain pour intervenir fortement en faveur de l’Ukraine.
Marlène Laruelle indique qu’une séparation existe sur le sujet de la guerre en Ukraine entre ce qu’elle nomme les « cercles de décision » [15] et les « cercles politiques ou d’influence » [16]. Les premiers, dont le gouvernement Biden est l’acteur principal, mènent une politique prudente car ils doivent prendre en compte les différentes contraintes qui s’imposent. Cette politique de prudence entre en contradiction avec les cercles politiques ou d’influence, très présents à Washington D.C., qui soutiennent majoritairement une politique forte de soutien à l’Ukraine. Un nombre important de cadres du DoS ou du NSC, et un très grand nombre de think-tanks portent une voix forte dans le débat public. Ces personnalités ont souvent un profil de carrière de « vétérans de la Guerre froide », ayant effectué une partie de leur carrière avant la dislocation de l’URSS ou ayant eu des fonctions liées aux enjeux transatlantiques et européens. Plusieurs représentations expliquent ces prises de parole :
. La frustration du DoS, des anciens diplomates en think-tanks et des responsables du parti démocrate à l’égard de la Russie, en raison de l’échec de la politique de reset de l’administration Obama menée entre 2009 et 2014. Cette politique de la main-tendue n’a pas été saisie par le président Poutine ;
. Le vote, le 12 novembre 2012, par l’organe législatif russe (Douma) d’une loi sur les « agents de l’étranger » qui a permis au pouvoir russe de contraindre juridiquement les ONG recevant un soutien ou des fonds en provenance de l’étranger ;
. Dans les rangs du parti démocrate, cette frustration s’est transformée en colère suite à l’ingérence russe dans les élections nationales de 2016. Pour les démocrates, cette ingérence a permis la victoire du président Trump, sans que le lien ne soit avéré.
L’Ukraine devient l’icône du parfait allié américain
Les relations historiques entre les Etats-Unis et l’Ukraine ne datent ni de février 2022, ni de mars 2014. Ainsi, à Washington D.C., se dresse une statue de Taras Shevchenko, poète et figure nationale ukrainienne, érigée en 1964 et sur laquelle se trouve une stèle avec les mots suivants :
« Dédiée à la libération, la liberté et l’indépendance de toutes les nations captives. Ce monument de Taras Shevchenko, poète ukrainien du XIXe s. et combattant pour l’indépendance de l’Ukraine et la liberté de toute l’humanité qui, sous le joug colonial et la tyrannie impérialiste étrangère russe, appelle pour « la nouvelle et juste loi de Washington » ».
Les représentations qui s’expriment sont assez claires et font écho aux discours actuels. Bien que le contexte soit différent, cette statue incarne la constante d’une politique américaine de soutien à l’indépendance politique de l’Ukraine.
Cette proximité historique a favorisé l’engagement américain dès le début de la guerre russo-ukrainienne. L’établissement d’un partenariat institutionnel depuis 2014 et couvrant plusieurs domaines (institutions, soutien économique et budgétaire, coopération technique, formation, armement, cyber) a ensuite permis la construction progressive d’une proximité et d’une confiance suffisantes pour nourrir les représentations de fiabilité de l’allié ukrainien. Le leadership démontré par le président Zelensky (2019 – ) et la combativité des forces ukrainiennes a ensuite confirmé la force de nouvelles représentations américaines d’un allié ukrainien déterminé et héroïque, nécessitant le soutien américain.
Cette proximité n’était pas une évidence pour l’administration Biden. Plusieurs enquêtés ont aussi évoqué une difficulté à nourrir de la confiance dans les institutions ukrainiennes, jugées corrompues et infiltrées par les services de renseignement russes. Pour cette raison, le gouvernement ukrainien et ses relais dans les cercles politiques américains ont su utiliser les codes culturels américains pour déployer une stratégie de communication efficace.
La confrontation de ces représentations variées et divergentes ont mis le gouvernement américain sous une forte tension, l’amenant dès 2014 à mener une politique de soutien indirect aux Ukrainiens, politique qui a changé d’ampleur mais pas de nature en février 2022. Cette absence de changement résulte de l’équilibre de ce conflit de représentations qui n’a pas sensiblement évolué avec l’invasion russe de grande ampleur. Dans cette logique indirecte, le partage de renseignement et l’appui en cyber ont constitué des dimensions privilégiées, permettant d’obtenir des résultats importants pour la sécurité ukrainienne mais aussi américaine.
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Bibliographie
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[1] Martin Matishak, « NSA chief trumpets intelligence sharing with Ukraine, American public », The Record, 10/03/2022.
[2] CATTARUZZA, Amaël, LIMONIER, Kevin, Introduction à la géopolitique, Armand Colin, Paris, 2019, 288 p.
[3] Erin Banco et al., « ‘Something Was Badly Wrong’ : When Washington Realized Russia Was Actually Invading Ukraine », Politico, 24/02/2023.
[4] Entretien anonyme avec un responsable de la sécurité nationale, Washington, le 14 février 2023.
[5] Notion issue de l’économie : « l’incertitude sur les actions et les croyances des autres, dans la modélisation d’une situation d’interaction ».
[6] Entretien avec l’amiral Michael Rogers, ancien directeur de la NSA (2014-2018), par appel vidéo, le 03 mars 2023.
[7] Entretien anonyme avec un responsable de la sécurité nationale, Washington, le 14 février 2023
[8] Entretien anonyme avec un ancien cadre de la sécurité nationale de l’administration Trump, par appel vidéo, le 15 février 2023.
[9] BALTHAZAR, Louis, « Chapitre 3. Le cadre culturel. Le style national » in DAVID, Charles-Philippe, dir., La politique étrangère des Etats-Unis, 4e édition, Presse de Sciences Po, Paris, 2022, pp.99-131
[10] Jim Garamone, « China Military Power Report Examines Changes in Beijing’s Strategy », US DoD, 29/11/2022
[11] VAN PUYVELDE, Damien, « Médias, responsabilité gouvernementale et secret d’État : l’affaire WikiLeaks » in LeTemps des médias, volume 16, 2011, pp. 161-172.
[12] Entretien anonyme avec un responsable de la sécurité nationale, Washington, le 14 février 2023
[13] Définition du politiste Patrick O’Neil du concept d’État profond : « [un] ensemble d’institutions coercitives, d’acteurs et de relations au-delà de ceux officiellement chargés de la défense, du renseignement et de la police. Poussé politiquement par une logique de tutelle et exerçant un haut degré d’autonomie, l’État profond se justifie par la nécessité de défendre la nation contre de prétendues menaces existentielles. ».
[14] Entretien avec Marlène Laruelle, directrice de l’institut pour les études européennes, russes et eurasiennes (IERES) à l’université Georges Washington, Washington, Etats-Unis, le 13 février 2023.
Le 7 octobre, la France confrontée aux horreurs perpétrées par le Hamas, a rapidement condamné les actes. Cependant, une étrange évolution s’est produite, déplaçant l’indignation vers Israël au prétexte d’une riposte disproportionnée. Claude Ascenci explique cette stratégie utilisée par le Hamas, qui partage des similitudes avec le FLN.
Le 7 octobre, la France a découvert avec horreur les abominations dont le Hamas était capable. Réserve faite des banlieues islamisées et de la mouvance islamo-gauchiste, la condamnation a été unanime. Pourtant, au fil des jours, l’indignation s’est estompée et les critiques se sont reportées sur Israël au prétexte d’une riposte disproportionnée. Étrange démarche qui renvoie dos à dos victimes et agresseurs. Pour les plus anciens d’entre nous, ce processus est bien connu : c’est celui dont a bénéficié le FLN en Algérie et dont nous payons encore le prix sur les plans politique, diplomatique et historique.
Dans ces deux conflits, l’arme principale des insurgés est la terreur. Elle vise un triple but : obtenir la soumission des populations, creuser le fossé entre les communautés et provoquer des représailles aussi féroces que possible. Les horreurs commises par le Hamas sont trop proches pour qu’il soit nécessaire de les rappeler. En revanche qui se souvient encore des massacres commis par les nationalistes algériens à Sétif, Guelma, Djidelli, El-Halia, Melouza, Oran, etc. La liste serait trop longue à détailler mais tout au long de ces huit années de guerre, l’horreur a succédé à l’horreur avec sa litanie de femmes violées et éventrées, d’enfants égorgés et de prisonniers torturés à mort.
Une riposte difficile à mesurer
Hier comme aujourd’hui, pareilles exactions ne peuvent rester impunies. Elles sont inévitablement suivies d’une riposte dont le dosage est facile à mesurer pour les donneurs de leçons en chambre, mais qui l’est beaucoup moins pour les décideurs et encore moins pour ceux qui, sur le terrain, sont confrontés à l’horreur de la situation. Un bon massacre bien sanglant permet d’ouvrir la porte à ce qu’on qualifiera ensuite de « représailles féroces », de « riposte disproportionnée » ou de « vengeance aveugle ». La « bataille d’Alger » constitue le parfait exemple du bénéfice à attendre de cette stratégie. Tout le monde a entendu parler des moyens mis en œuvre par les parachutistes pour éradiquer le terrorisme, mais personne ne sait qu’on comptait en moyenne 300 attentats par mois à Alger au printemps 1957 ! La victoire militaire s’est effacée devant le scandale politique et ne reste dans les mémoires que le souvenir d’une répression « aveugle et disproportionnée ». On l’a vu à Sétif, à Sakiet-Sidi-Youssef et en bien d’autres lieux. On le voit déjà à Gaza.
Les médias, relais de la propagande
L’orchestration médiatique des événements permet en outre de transmettre à la postérité des chiffres totalement falsifiés. Il en fut ainsi à Sétif où les rapports officiels parlent de 600 morts du côté des rebelles. Les historiens, avec les précautions d’usage, estiment ce chiffre à 3 000 morts au maximum. Le gouvernement algérien, lui, n’hésite pas à avancer celui de 45 000 porté même à 60 000 par Ferhat Abbas ! Ces chiffres délirants sont hélas bien souvent repris par des journalistes, des « chercheurs » … et des politiques de tout bord ! De même, le souvenir qui risque de rester de la « bataille de Gaza » est celui des bombardements israéliens et du nombre de victimes calculé par le Hamas tandis que la tragédie du 7 octobre serait occultée, ignorée, voire niée.
La stratégie du Hamas est bien la même que celle du FLN. Comme elle, elle s’appuie sur la terreur exercée aussi bien sur sa propre population que sur celle de l’adversaire. Comme elle, elle repose sur un pouvoir sans partage acquis par la force en éliminant toute opposition interne : le MNA de Messali Hadj en Algérie, le Fatah de Mahmoud Abbas à Gaza. Comme elle, elle bénéficie d’appuis solides à l’étranger : Egypte, Tunisie, Maroc pour le FLN, Qatar, Iran, Syrie pour le Hamas.
Bien évidemment, l’environnement international a profondément changé, les objectifs des protagonistes ne sont pas les mêmes, les moyens d’information ont considérablement évolué mais la démarche reste identique : se présenter en victime, remporter la bataille de l’opinion publique et faire passer à la postérité le narratif mis au point, ici par le FLN, là par le Hamas.
Espérons qu’au contraire de la France, Israël aura la volonté et la capacité de transmettre à l’Histoire une version des faits plus conforme à la réalité vécue sur le terrain !
Source photo bandeau : Hosny Salah via Pixabay
(*) Claude ASCENSI est général de corps d’armée (2S). Il a commandé le 94° Régiment d’infanterie à Sissonne, dirigé le Bureau études stratégiques et militaires générales (BESMG) de l’Etat-major des armées, et a été directeur de la protection et de la sécurité de la défense (DPSD). Nommé contrôleur général des armées en mission extraordinaire en 2000, il a servi comme chargé de mission réserves auprès du ministre de la défense jusqu’en septembre 2007.
Venant après la guerre d’Ukraine, la guerre à Gaza a remis sur le devant de la scène la question de la guerre juste. Mais la plupart des réactions se caractérisent par une dominante extrêmement émotionnelle, certes compréhensible, mais qui envoie les uns et les autres dans des directions complétement divergentes, et ne donne pas de repères pour le jugement. Par ailleurs, il n’est que très rarement fait référence à la réflexion sur ce qu’on peut qualifier de guerre juste. Celle-ci est pourtant une aide précieuse pour le jugement et pour l’action. Et pour échapper aux manipulations à prétexte moralisant.
Mais il est un point important qui est encore plus négligé : la possibilité que ce jugement puisse évoluer dans le temps, en fonction du déroulement des opérations d’une part, de l’évolution des buts de guerre réels de l’autre. Le fait qu’une guerre soit considérée juste au départ, par exemple en réponse à une agression caractérisée, n’implique pas que les décisions prises ultérieurement le soient aussi. Et il faut savoir reconnaître quand le déroulé des combats et conséquemment l’évolution des enjeux changent les données du raisonnement initial.
Les données du débat
Rappelons que la justesse d’une guerre ne se limite pas à la justesse de la cause défendue, mais aussi à la haute probabilité du succès des opérations, et à la conviction raisonnablement établie que la situation résultante sera sensiblement meilleure que ce qu’elle aurait été sinon. Tous facteurs de considération réaliste qui sont par nature évolutifs. En ce sens donc, réalisme et moralité ne s’opposent pas : bien au contraire ils se combinent étroitement.
En particulier, comme je l’ai souligné par ailleurs, la guerre une fois déclenchée a sa logique : qui dit guerre dit choc de deux volontés en sens contraire, dont la solution est recherchée dans la violence réciproque. Par définition, cela suppose que l’une au moins des deux parties considère que ce recours à la force a un sens pour elle, et que l’autre soit ait la même perception, soit préfère résister à la première plutôt que céder. La clef de la sortie de l’état de guerre est dès lors principalement dans la guerre elle-même et son résultat sur le terrain. Mais comme la guerre est hautement consommatrice de ressources, puisque son principe est la destruction, elle a en elle-même un facteur majeur de terminaison : elle ne peut durer indéfiniment. Le rapport de forces sur le terrain peut d’abord aboutir à la victoire d’une des deux parties… Alternativement, on a une situation non conclusive, mais qui ne peut durer indéfiniment. A un moment donc les opérations s’arrêtent… Mais tant que ces facteurs de terminaison n’ont pas opéré suffisamment, la guerre continue… Arrêter prématurément signifierait en effet pour celui qui va dans ce sens non seulement que tous ses efforts antérieurs ont été vains, pertes humaines et coûts matériels en premier lieu, mais surtout cela reviendrait à accepter une forme de défaite avant qu’elle soit acquise ; or il avait par hypothèse décidé de se battre. Dès lors il continue, et l’adversaire de même. C’est là que les bonnes volontés, attachées à la paix, sont déçues – un peu naïvement. Leurs appels à une cessation des hostilités, si possible sans gagnant ni perdant, tombent alors presque toujours sur des oreilles sourdes. Du moins tant que la logique même du déroulement de la guerre n’y conduise.
La guerre d’Ukraine
Prenons la guerre en Ukraine. Sans remonter aux origines, il paraît clair que la résistance ukrainienne à l’invasion russe était une guerre juste. Corrélativement, il était justifié pour les Européens et les Américains de vouloir éviter une déferlante russe qui aurait déséquilibré le continent, et donc d’aider les Ukrainiens, en particulier par des armes. En revanche, l’ampleur des sanctions économiques était totalement disproportionnée et courait un risque élevé d’être contreproductive. Sur ce dernier plan, les faits ont confirmé cette analyse : la perte sèche de plus de 100 milliards d’actifs européens en Russie a été une grave sottise, sans parler du coût de la guerre, direct ou indirect. Parallèlement, la Russie a progressivement réorienté son activité en la rendant bien plus autonome, et surtout travaille à ressusciter son complexe militaro-industriel, dans la tradition soviétique, ce qui n’est certainement pas une évolution souhaitée par le côté européen.
Quant au terrain principal, qui est la guerre elle-même, la perspective d’une victoire ukrainienne est désormais plus éloignée que jamais. Si donc la réaction initiale était justifiée, le jugement à porter n’est plus le même. Ni les chances de gain, ni la perspective d’une situation meilleure ne sont favorables. Et une escalade occidentale, que certains appellent de leurs vœux, serait dévastatrice. En termes clairs, pour les Ukrainiens la recherche d’une solution de paix devient de plus en plus seule pertinente, ou au moins de cessation des hostilités.
La guerre à Gaza
Passons maintenant à Gaza. De la même façon, l’agresseur immédiat et caractérisé le 7 octobre dernier est le Hamas, marqué en outre par une barbarie révélatrice. De plus, le programme du Hamas prévoit la destruction d’Israël, et il paraît crédible que tel est bien leur but. Dès lors l’attaque d’Israël sur Gaza paraît justifiée en soi.
Je laisse ici de côté une question pourtant importante : celle des modalités de l’opération, notamment à l’égard des civils, car y répondre suppose une information qui me paraît actuellement trop parcellaire. Certes, à partir du moment où un pouvoir politique utilise sa population comme bouclier, on voit mal comment l’éradiquer sans des dommages sur celle-ci ; encore faut-il les réduire le plus possible, et pour cela il faut savoir dans quelle mesure la méthode suivie par Israël le fait. Je laisse donc ce débat ouvert à ce stade.
Mais le point qui nous concerne plus directement ici est la suite des opérations. D’un côté, la guerre suscite des réactions émotionnelles considérables, notamment dans le monde arabo-musulman, mais aussi ailleurs dans le monde. On peut certes souligner qu’il y a là deux poids et deux mesures par rapport à bien d’autres situations souvent plus douloureuses pour des populations elles aussi musulmanes, mais qui ne suscitent pas les mêmes indignations bruyantes (Iraq contre Daech avec notamment la prise de Mossoul, Syrie, Yémen, Ouigours etc.). Ce qui est vrai ; mais il faut néanmoins prendre en compte la réalité de cette différence de traitement, sans doute due en bonne partie au fait qu’ici l’autre protagoniste (Israël) est perçu comme occidental. Une telle réaction peut avoir éventuellement des conséquences géopolitiques non négligeables, et pourrait déraper en guerre élargie dans la région – même si ce n’est pas le plus probable à ce stade. Sous un autre angle, on constate la même pression émotionnelle en Israël, pays démocratique obsédé par la question des otages et par là vulnérable.
D’un autre côté, en soi la logique de l’opération israélienne est de finir ce qui a été commencé : si la guerre s’arrête demain sans élimination de l’essentiel des forces du Hamas, d’une certaine manière son effet sera limité, et par là sa justification éventuelle réduite. Toutes choses égales par ailleurs, au point où ils en sont, il peut être alors légitime pour Israël de continuer. Cela dit, la pression, notamment externe, peut conduire à une issue hybride, qui risque de ne rien clarifier.
En revanche, il est une autre considération qui sera décisive pour apprécier la justesse de cette guerre : ce que fera Israël sur la question palestinienne. On ne peut en effet apprécier le juste fondement d’une guerre que dans une perspective longue, en considérant l’ensemble de la situation. Et donc, soit Israël propose à un moment approprié un plan de paix raisonnablement crédible, donc avec une forme ou une autre d’Etat palestinien (hors Hamas évidemment) ; mais cela suppose la viabilité des territoires palestiniens, et donc un abandon de la colonisation en Cisjordanie, y compris d’une part appréciable de celle déjà réalisée. Soit Israël écarte cette hypothèse et poursuit sa politique de réduction progressive des territoires palestiniens. Mais cela signifie alors que le problème subsistera intégralement ; la seule stabilisation possible de la situation impliquerait alors d’une manière ou d’une autre le départ des Palestiniens, ce qui n’est ni juste, ni crédible : ils ne partent pas, et leur natalité est forte ; il y en a deux fois plus dans les zones concernées qu’il y a trente ans. Du point de vue de la guerre juste, dans cette deuxième hypothèse l’objectif de la guerre devient contestable ; en tout cas elle ne peut être qualifiée de guerre juste. Dit autrement, en supposant même que la conduite de la guerre soit acceptable, une opération aussi violente et brutale que l’intervention chirurgicale en cours sur Gaza ne peut être qualifiée de juste, que si, par un paradoxe apparent, elle s’accompagne au moment approprié d’une offre de paix crédible.
Conclusion
Naturellement, à nouveau, le déluge d’émotions contradictoires que suscitent ces conflits, surtout le dernier, est sans commune mesure avec les considérations précédentes. Mais cela n’enlève rien à celles-ci : c’est en regardant les réalités en face qu’on peut progresser. D’autant que l’utilisation abusive d’arguments moralisants par les divers camps en présence exige de prendre du recul. Plus que jamais, l’utilisation d’arguments moraux dans des conflits suppose une analyse lucide et attentive, en outre susceptible d’évoluer dans le temps. Le raisonnement prudentiel est une chose, la vengeance ou l’émotion incontrôlée une autre.
Fin 2004, le général commandant le Centre de doctrine de l’armée de Terre française rendait visite à son homologue israélien à Tel-Aviv. Je faisais partie de la délégation en tant qu’officier en charge de l’analyse des conflits dans la région. Les Israéliens nous firent un exposé de la situation qui commençait par « le problème palestinien est résolu » et de poursuivre en expliquant que grâce à l’édification en cours du « Mur intelligent » le nombre d’attentats terroristes avait drastiquement diminué sur le sol israélien, ce qui était considéré comme un résultat suffisant.
Il fallait désormais selon eux éviter de s’enfermer dans des bourbiers inutiles comme au Liban. Quatre ans plus tôt Tsahal s’était donc retiré du Sud-Liban et il en serait bientôt de même de la bande de Gaza, où 80 % du territoire était déjà sous la responsabilité de l’Autorité palestinienne et où on compliquait la vie pour défendre seulement 8 000 colons (sur 20 % du territoire donc). Beaucoup considéraient alors que Gaza n’avait aucun intérêt et qu’en fait, il aurait même été préférable de rendre ce fardeau à l’Égypte en même temps que le Sinaï une fois la paix conclue. Au moins, les Frères musulmans y auraient été vraiment combattus. Seule importait la Judée-Samarie (Cisjordanie) comme bourbier politico-sécuritaro-religieux acceptable. Pour le reste, leur priorité, presque leur obsession, était clairement la menace balistique et nucléaire iranienne.
Les officiers israéliens pensaient alors avoir conçu un modèle de défense unique capable de faire face simultanément aux organisations armées et aux États hostiles. Sans même parler de la dissuasion nucléaire, un grand bouclier au sol avec la grande barrière intelligente et dans le ciel avec les différentes couches contre les différents aéronefs et missiles permettait de contrer les attaques les plus probables, raids des organisations armées et attaques balistiques. Mais dans la tradition israélienne des « représailles disproportionnées » bâtie dans les guerres contre les États voisins et qui consiste faire le plus mal possible à l’agresseur pour le dissuader de recommencer et dans l’immédiat lui détruire les moyens de le faire, il importait aussi de conserver aussi une épée puissante. On conservait toujours des forces terrestres puissantes, d’active ou de réserve, mais cette épée était surtout une épée volante. Grâce à une force aérienne puissante et inversement la faiblesse de la défense antiaérienne de tous les ennemis potentiels, il devenait possible de frapper et sans grand risque de pertes humaines israéliennes.
Résumons : quadrillage et maintien en Cisjordanie, barrière partout contre les intrusions, défense du ciel devenue de plus en plus hermétique et frappes aériennes et en dernier recours raids terrestres sur les ennemis périphériques. On tendait vers l’idéal du « zéro mort » pour soi mais en transférant le risque sur les autres, sur l’ennemi ce qui est normal, mais aussi sur les civils palestiniens. C’est ainsi qu’Israël a tenté d’assurer sa sécurité pour l’éternité autrement qu’en faisant définitivement la paix. Cela a fonctionné un temps.
La première faille du système a été de laisser dans les zones abandonnées un terrain vide ou presque à des organisations armées qui y ont pu y prospérer et se développer en proto-État disposant de l’aide quasi ouverte de sponsors étrangers et de ressources endogènes pour faire des armées de plus en plus puissantes. Après s’être implantés à Gaza sans grande opposition, les Frères musulmans ont pu passer à l’action armée à la fin des années 1980, diffusant par ailleurs, avec le Jihad islamique, dans le monde sunnite l’« innovation » chiite de l’attentat-suicide. Puis alors que Gaza passait en grande partie sous le contrôle de l’Autorité palestinienne après les accords d’Oslo puis complètement en 2005, le Hamas a été assez fort contester au Fatah la prééminence de ce contrôle. Lorsque cette contestation a tourné à la guerre civile palestinienne en 2007, il aurait possible d’intervenir militairement pour empêcher la victoire du Hamas. Le désastreux gouvernement d’Ehoud Olmert a jugé préférable de laisser gagner le Hamas et de poursuivre ainsi l’affaiblissement de l’Autorité palestinienne. A charge pour le Hamas de prendre le fardeau de Gaza tout en gelant par son existence même toute perspective de paix véritable. Gaza devenait une « entité hostile », objet nouveau du droit international qui ne reconnaît toujours juridiquement le territoire de Gaza que comme un territoire occupé par Israël et géré par l’Autorité palestinienne. Par un jeu de carotte – la levée partielle du blocus – et de coups d’épée – les campagnes de frappes et les incursions – on pensait gérer la menace et la conserver à distance grâce au bouclier du mur et du dôme de fer à partir de 2012.
Oui, mais il ne fallait pas être grand expert pour constater que, guerre après guerre, « tonte » après « tonte » selon l’horrible formule – 2006, 2008, 2009, 2012, 2014, 2018, 2021, 2022 – que le gazon devenait toujours plus dur. On pouvait aligner les listes de commandants du Hamas éliminés, multiplier les frappes sur les dépôts de roquettes et les sites de tir, tuer quelques centaines de combattants, la quantité et surtout la puissance et la portée des roquettes du Hamas ne cessait d’augmenter à chaque fois tandis que les incursions terrestres dans le territoire de Gaza se faisaient plus difficiles. Lors de l’opération Hiver chaud en février 2008, les fantassins israéliens constatent que les combattants ennemis ne s’enfuient plus à leur avance. Avec Plomb durci moins d’un an plus tard, les combats ressemblent déjà à de vrais combats d’infanterie et en 2014, avec Bordure protectrice ce sont de vrais combats face à une infanterie largement professionnelle. Tsahal perd trois soldats tués par jour dans ces combats, ce qui paraissait alors énorme. Elle en perd actuellement le double. Bref, malgré les cessez-le-feu et l’arrêt des frappes de roquettes, présentés à chaque fois comme des victoires, et toutes les « têtes coupées », le Hamas a continué inexorablement à monter en puissance au croisement de deux soutiens parfois fluctuants : celui de l’axe iranien-chiite et celui de l’axe Frères musulmans (Égypte du gouvernement Morsi, Turquie d’Erdogan et Qatar) et ce jusqu’à trouver la faille dans le système. Cela devait logiquement arriver un jour et les actions récentes du gouvernement israélien ont accéléré cette arrivée. Celle-ci a été horrible.
Avant même d’évoquer le changement éventuel de leurs objectifs politiques très contestables, les autorités israéliennes doivent donc dans l’immédiat changer leur modèle stratégique et se préparer à une nouvelle longue période de guerre.
L’objectif immédiat n’est plus de punir le Hamas afin de le dissuader cumulativement, ce qui visiblement n’a pas fonctionné, mais de l’éradiquer. Soyons-clairs, c’est impossible à court terme. Quand on prend toutes les organisations armées un peu importantes et avec un minimum de soutien populaire de la côte méditerranéenne jusqu’à l’Afghanistan en passant par l’Irak ou la Syrie, combien ont-elles été détruites depuis le début du XXIe siècle ? De fait, aucune ! Il est possible en revanche de parfois réussir à les étouffer. Mais dans ce cas, il ne faut se contenter de faire de l’élimination à distance, ce qui reste finalement superficiel et a paradoxalement à plutôt tendance à stimuler l’organisation cible qu’à réduire sa force. Face à une organisation armée, pour éliminer efficace, il faut éliminer beaucoup et autant que possible proprement sinon on recrute également. La seule solution militaire réaliste est de l’étouffer jusqu’à ce qu’elle retourne à une clandestinité difficile d’où il lui sera compliqué d’organiser à nouveau des attaques, terroristes ou non, importantes et complexes.
Or, pour l’étouffer, il faut occuper son terrain. L’opération Paix en Galilée en 1982 a bien réussi à écraser l’armée de l’OLP au Sud-Liban et même à chasser l’organisation du pays. De fait, malgré les dégâts occasionnés, l’opération Remparts en 2002 a bien réussi à casser les organisations palestiniennes des villes de Cisjordanie. A plus grande échelle, le Surge américano-irakien a également réussi à étouffer l’État islamique en Irak en 2007-2008 en occupant le terrain avec de la masse. Cela a été plus difficile, en grande partie d’ailleurs parce que les forces irakiennes ou syriennes étaient seules pour conquérir et occuper le terrain, mais le nouvel État islamique ne représente plus le même danger depuis qu’il ne constitue plus un califat. Élément important dans les circonstances actuelles, on a récupéré bien plus d’otages dans la conquête du terrain qu’en le bombardant.
Si la méthode est efficace pourquoi n’est-elle pas utilisée plus souvent ? D’abord, parce qu’elle exige de faire prendre des risques à ses soldats et donc d’en perdre. Dans une ambiance de « zéro mort », il est donc beaucoup plus simple de bombarder à distance et donc de reporter le risque sur les autres, les ennemis, ce qui est normal et souhaitable, mais aussi les civils autour de ces ennemis. Le « zéro mort » c’est pour ses soldats, pas pour les civils que l’on bombarde. Ensuite, parce qu’il faut y consacrer des ressources afin d’avoir toujours des unités de combat en nombre et qualité tactique supérieurs à l’adversaire. Or, on l’a vu, la qualité tactique des unités de certaines organisations a beaucoup augmenté alors que les siennes propres ont tendance à stagner. Il faudrait donc investir massivement dans des choses pas sexy comme les sections d’infanterie afin qu’elles soient capables, avec leurs équipements modernes et leurs compétences, de vaincre n’importe qui en combat rapproché en particulier dans un milieu urbain, en limitant aussi leurs propres pertes et les dommages collatéraux. Là encore, pour plusieurs raisons qu’on ne développera pas, on préfère dans la grande majorité des armées modernes investir dans autre chose. Tsahal n’échappe à la règle qui consiste à s’apercevoir que l’on a négligé ses combattants rapprochés juste au moment où on doit les engager. Enfin, même si on parvient à étouffer l’ennemi, encore faut-il maintenir l’étouffement sur la durée tout en évitant de s’enliser. Le souvenir du bourbier libanais, où plus de 900 soldats israéliens ont été tués et des milliers d’autres blessés en dix-huit ans, a beaucoup joué dans les refus successifs du gouvernement Netanyahu de pousser jusqu’à la reconquête complète de Gaza. Désormais, il n’y a pas d’autre solution.
Comme personne n’a jamais, sinon anticipé mais du moins pris en compte, que la stratégie parfaite mise en œuvre depuis presque vingt ans puisse être prise en défaut un jour, tout se fait désormais dans l’urgence et l’improvisation. Quand on ne sait pas quoi faire, on fait ce qu’on sait faire. La première réaction israélienne a donc été d’instaurer un blocus total et de lancer la plus terrible campagne aérienne de leur histoire. Cela avait peu de chance de faire vraiment mal à un adversaire qui s’était préparé à cette situation depuis des mois voire des années, mais il fallait faire quelque chose et montrer que l’on faisait quelque chose même si c’était surtout la population palestinienne qui en pâtirait le plus. Cela a peut-être satisfait un pur désir de vengeance, mais il était difficile de faire plus contre-productif en recrutant de nombreux volontaires à combattre Israël, en attisant encore le ressentiment d’un côté et le désespoir des soutiens d’Israël.
On commence seulement depuis une semaine l’opération de conquête, plus légitime que la première phase, car les soldats israéliens y prennent des risques, plus efficace contre l’ennemi et pour l’instant plus éthique. Pour autant le mal est déjà fait, qui obérera non pas cette conquête, que se fera dans les semaines qui viennent, mais la phase suivante de « stabilisation » dont pas le moindre mot n’a pour l’instant été évoqué, sans doute parce que personne n’en d’idée claire en la matière. La longue guerre a commencé par un choc et se poursuit en tâtonnant.
Conflit israélo-palestinien : quel impact sur le marché du pétrole ?
ANALYSE. Les investisseurs semblent aujourd’hui dans l’expectative sur le marché du Brendt, dans l’attente de connaître l’ampleur d’une éventuelle contagion géopolitique du conflit israélo-palestinien. Par Eszter Wirth, Universidad Pontificia Comillas
Le conflit entre Israël et le Hamas n’est pas resté sans conséquence sur le marché du pétrole. Lundi dernier, le baril de Brent a augmenté de 4,2 % pour atteindre 88,15 dollars et celui de West Texas Intermediate (WTI) de 4,3 % pour atteindre 86,38 dollars. En ce milieu de semaine, il évolue au-dessus des 90 dollars.
Cette évolution peut surprendre dans la mesure où aucun des deux territoires directement concernés n’est un producteur important d’hydrocarbures et que, contrairement au schéma observé en 1973 au moment du premier choc pétrolier, les attentats sont restés pratiquement sans impact sur l’offre mondiale de pétrole. À l’époque, les pays pétroliers avaient décidé de réduire leur production pour sanctionner les alliés d’Israël, pris dans la guerre du Kippour l’opposant notamment à l’Égypte de Sadate et à la Syrie d’Assad.
Ces derniers jours, le plus grand gisement offshore d’Israël, Leviathan, n’a pas cessé de produire, bien que la production ait été interrompue dans le gisement de gaz de Tamar.
La crainte d’une contagion géopolitique
Les mouvements haussiers des premiers jours semblent plutôt dus au fait que les investisseurs ont été poussés par la peur. Ils craignent que le conflit militaire ne s’étende à la géopolitique d’autres États du Moyen-Orient et évaluent le risque géopolitique. Plusieurs pays producteurs de pétrole ont en effet apporté leur soutien au Hamas.
L’Iran, notamment, reconnaît avoir offert des armes et un entraînement à l’organisation paramilitaire palestinienne dans le passé, mais nie toute implication dans les derniers événements. Par ailleurs, l’organisation militaire libanaise Hezbollah s’est déjà jointe aux attaques dans le nord de l’État hébreu.
Les États-Unis imposeront-ils par ailleurs de nouvelles sanctions économiques à l’Iran, d’où est né le Second choc pétrolier en 1979, si le régime des ayatollahs continue à soutenir le Hamas ? Ils pourraient notamment durcir les sanctions sur le pétrole brut iranien après une période d’assouplissement voulu par l’administration Biden pour calmer les marchés pétroliers et contribuer à augmenter l’offre mondiale de pétrole à la suite de l’invasion de l’Ukraine.
Bien qu’il soit le quatrième producteur de pétrole au sein de l’OPEP, l’influence de l’Iran sur le marché international du pétrole demeure néanmoins limitée, précisément en raison des sanctions imposées en 2018 par l’administration Trump sur ses exportations. Quoiqu’il est également possible que le conflit israélo-palestinien déborde sur le détroit d’Ormuz, une étroite bande de mer au sud de l’Iran et au nord d’Oman, par laquelle transite quotidiennement 37 % du transport maritime de pétrole dans le monde. Une intervention iranienne dans les attaques pourrait perturber le trafic maritime dans cette région, ce qui augmenterait considérablement les prix du pétrole. Et, dans le pire des cas, même l’Arabie saoudite pourrait s’impliquer – en soutenant le Hamas – malgré ses efforts pour normaliser ses relations avec Israël.
Une demande qui ne fléchit pas
Ce qui peut inquiéter également, c’est que ce choc intervient après l’accord de septembre au sein de l’OPEP+ pour réduire la production de pétrole jusqu’à la fin de 2023, une décision portée par la Russie et l’Arabie saoudite. Le 2 avril, ils avaient déjà annoncé une baisse volontaire de plus d’un million de barils par jour de mai à septembre de cette année.
La raison de ces réductions est que les pays producteurs ont besoin de prix élevés pour couvrir les pertes causées par le Covid-19 et pour équilibrer leurs comptes fiscaux et étrangers. Ils n’ont pas hésité à afficher leur puissance internationale en agissant comme un cartel.
Par ailleurs, la crise immobilière et le ralentissement de la consommation privée chinoise à la suite de l’abandon de la politique du Covid zéro n’ont pas contribué à la diminution de la demande de pétrole brut sur le marché mondial, son industrie restant demandeuse d’énergie. Aux États-Unis, l’économie aussi reste demandeuse, en croissance malgré les hausses successives des taux d’intérêt. Même le Japon et la zone euro parviendront à croître légèrement en 2023 et à éviter la récession, selon les prévisions récemment publiées par le FMI.
Le fait est que le conflit entre Israël et le Hamas reste encore localisé et qu’il est encore loin de devenir une bataille régionale. Après une hausse les premiers jours, les marchés se sont calmés et le prix du pétrole brut Brent a baissé dès le mardi à 87,15 dollars le baril et le WTI à 85,33 dollars le baril. Les prix ont ensuite réaugmenté face à de nouvelles incertitudes quant aux évolutions du conflit.
La résistance de la demande mondiale de pétrole et les réductions stratégiques de l’OPEP+ semblent déterminer l’évolution des prix du pétrole pour le reste de l’année. À condition que le conflit israélo-palestinien ne s’étende pas à l’Iran et à l’Arabie saoudite.
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Par Eszter Wirth, Profesora de Economía Internacional (ICADE), Universidad Pontificia Comillas
La version originale de cet article a été publiée en espagnol
Depuis plusieurs mois, l’avenir du programme franco-allemand Main Ground Combat System, ou MGCS, était dépeint très sombrement des deux cotés du Rhin. Il ne s’agissait alors pas uniquement d’extrapolations de presse teintées d’une certaine rivalité entre les deux pays et leur industrie de défense, mais également de sérieuses réserves exprimées à mots couverts par des sources industrielles, militaires et politiques, proches du dossier.
Après une première rencontre en juillet entre les deux ministres de tutelle qui n’aboutit qu’à la demande, aux états-majors de l’Armée de terre et de la Bundeswehr, de la rédaction d’un HLCORD (High Level Common Operational Requirements Document), une expression de besoins commune pour encadrer le programme à venir.
Une rencontre critique pour l’avenir de MGCS entre Sébastien Lecornu et Boris Pistorius
De fait, la pression était grande sur Sébastien Lecornu et Boris Pistorius, concernant le succès de leur nouvelle rencontre qui s’est déroulée sur la base aérienne d’Evreux ce 21 septembre.
Il s’agissait, en effet, de sortir le programme MGCS de l’état de stase dans lequel il se trouve depuis son lancement en 2017, et ainsi garantir sa pérennité, avec elle, celle du programme SCAF qui lui est intimement lié.
De nombreuses pistes avaient été évoquées ces dernières semaines à ce sujet, allant de l’abandon pur et simple de la coopération franco-allemande entamée en 2017, à l’arrivée de l’Italie dans le programme imposée par la France.
Reprise en main politique et leadership des agences de l’armement
Comme pour SCAF, le programme MGCS, qui est avant tout un programme d’essence politique visant à consolider les coopérations industrielles et milliaires entre Paris et Berlin, sera donc piloté par le Politique, plus précisément par les agences de l’armement des deux pays, la DGA française et le BWD allemand.
Il s’agit, par cette approche, de mettre fin aux disputes qui ont bloqué le programme depuis 7 ans, notamment depuis l’arrivée de Rheinmetall aux côtés de KNDS en 2019.
On notera que cette reprise en main politique est loin d’être mal reçue par certains industriels. Ainsi, il y a quelques semaines, le CEO de KNDS, Frank Haun, appelait expressément à cela pour sortir le programme de l’ornière dans laquelle il était.
Un programme à parité budgétaire et industrielle, construit sur des piliers, comme SCAF
Bien que relativement concises, les déclarations de Sébastien Lecornu et Boris Pistorius à l’issue de la rencontre d’Evreux, permettent de tracer une cartographique de l’avenir du programme MGCS et de la coopération industrielle en son sein.
Strictement équilibré à son lancement, tant du point de vue industriel que budgétaire, lorsque attribué à la coentreprise KNDS, le programme fut grandement déstabilisé en 2019 avec l’arrivée de Rheinmetall imposée par le Bundestag.
En effet, le groupe de Düsseldorf exigeait d’obtenir un tiers des sous-programmes, notamment pour ce qui concernait l’armement principal avec le canon de 130 mm L/55, jusque-là visé par Nexter au sein de KNDS, avec le canon ASCALON de 140 mm.
Il fallait donc aux pilotes du programme de résoudre une équation sans solution, avec un partage industriel à parité reflétant la parité de l’investissement budgétaire des deux pays et des industriels allemands qui restaient inflexibles sur l’obtention d’un tiers des travaux chacun.
Pour répondre à ce blocage, MGCS sera désormais piloté par pilier, à l’instar du programme de SCAF. Chacun d’eux sera lui-même piloté par un industriel, avec la participation d’autres industriels appartenant aux deux pays.
Cette approche propose une plus grande flexibilité en matière de partage industriel. En effet, les piliers sont eux-mêmes scalaires, pour qu’il soit ainsi possible de répartir objectivement les attributions et participations de sorte à respecter une parité industrielle stricte reflétant la parité budgétaire.
Le pilotage ultime étant politique, il sera bien plus difficile aux industriels, et notamment à Rheinmetall, de jouer l’obstruction tactique pour venir handicaper le programme. Il sera donc très probablement bien plus pertinent pour le groupe allemand de rentrer dans le rang afin d’obtenir la meilleure participation industrielle.
Pas d’Italie avant la fin de la première phase
Il s’agit là incontestablement d’une avancée majeure, et d’une certaine manière, d’une victoire de KNDS sur Rheinmetall. C’était d’ailleurs pour parvenir à un résultat similaire que la France avait laissé fuiter l’hypothèse de l’arrivée imposée de l’Italie au sein du programme.
Il s’agissait alors, par cela, d’amener à une réorganisation du programme et de son partage industriel, en venant minimiser mécaniquement la part de Rheinmetall et en forçant à une redéfinition complète de l’organisation industrielle en son sein.
L’accord obtenu entre Paris et Berlin ce 21 septembre rend évidemment cette stratégie, aux fondements en partie contestable par la proximité commerciale et industrielle de l’Allemagne et de l’Italie, obsolète.
Ainsi, à l’issue de la première phase d’organisation et de rédaction du cahier des charges industriel qui demeurera dans les semaines à venir, d’autres pays européens pourront rejoindre le programme courant 2024.
Ils auront d’abord la qualité d’observateur, comme c’est le cas aujourd’hui de la Belgique dans le programme SCAF, et pourront par la suite intégrer le programme industriel lui-même.
Cette approche, raisonnable au demeurant, permet de limiter le nombre d’avis et d’expressions de besoins lors de la phase de conception initiale, pour conserver une trajectoire technologique, industrielle et opérationnelle maitrisée, et ainsi éviter les dérives que l’on a pus observer autour du programme NH90, par exemple, avec presque autant de version de l’appareil qu’il n’y avait de partenaires.
Une échéance ramenée à 2040-2045
Si Berlin a accepté des compromis concernant l’organisation industrielle, c’est aussi le cas de Paris, sur le tout aussi sensible sujet du calendrier. En effet, contrairement à l’Allemagne qui dispose des évolutions du Leopard 2 et, éventuellement, du KF51 Panther, pour assurer l’intérim opérationnel et commercial dans les années à venir, ce n’est pas, pour l’heure tout au moins, le cas de la France avec le Leclerc.
Dès lors, le calendrier initial du programme MGCS, qui visait une entrée en service en 2035, était crucial pour le remplacement des Leclerc de l’Armée de Terre. En revanche, pour les industriels allemands participant au Leopard 2A8, au KF51 ou au futur et mystérieux Leopard 2AX, cette échéance posait d’importants problèmes de chevauchement des marchés.
Dès lors, de nombreuses voix, industrielles, politiques et même militaires, s’étaient élevées outre-Rhin, pour appeler à un glissement de MGCS au-delà de 2040, et même de 2045, afin d’éteindre la période de commercialisation des dernières versions du Léopard 2, et du KF51.
L’échéance de 2035 était aussi remise en cause en France, en particulier par l’État-Major de l’Armée de terre, pour qui les délais nécessaires au développement et à la maturation des technologies clés de MGCS, notamment dans le domaine robotique, de l’intelligence artificielle et de l’engagement coopératif, n’étaient pas suffisants.
De fait, en acceptant publiquement une échéance à 2045 (2040 n’étant citée que pour atténuer l’effet d’échelon perçu), Sébastien Lecornu fait preuve de réalisme. Il donne aussi des gages aux industriels allemands, et particulièrement à Rheinmetall, pour obtenir un changement de posture.
Le problème de l’obsolescence des chars Leclerc français
Pour autant, cette échéance pose un important problème en France. En effet, La modernisation en cours du char Leclerc, est déjà jugée insuffisante par nombre de spécialistes du sujet, en particulier au regard des enseignements de la guerre en Ukraine.
De fait, d’ici à 2030, l’Armée de terre disposera non seulement d’un parc de chars lourds particulièrement réduit avec uniquement 200 blindés, mais également de chars sensiblement dépassés dans certains domaines, pour pouvoir les engager efficacement en zone de combat de haute ou très haute intensité.
En outre, la nouvelle Loi de Programmation Militaire 2024-2030, qui vient d’être votée, n’offre à ce jour aucune marge de manœuvre budgétaire pour répondre à ce problème dans les années à venir.
De fait, la situation des capacités blindées lourdes de l’Armée de terre, au-delà de 2030, pourraient être particulièrement problématique, et ce, pendant une quinzaine d’années jusqu’à l’arrivée du MGCS. Il s’agit précisément la période de 2030 à 2045 qui, aujourd’hui, est perçue par les spécialistes du sujet, comme le pic des tensions internationales à venir.
L’hypothèse d’un partenariat avec les EAU pour développer une évolution du Leclerc
La solution pour Paris pourrait venir de l’unique client à l’exportation du char Leclerc, les Émirats arabes unis. En effet, des négociations seraient en cours avec Abu Dhabi, en vue de développer une évolution du char Leclerc dont 354 exemplaires sont en service au sein des armées émirati.
Cette approche permettrait à Paris de participer à ce programme conjoint avec les Émirats, et ainsi développer une version bien plus adaptée aux exigences opérationnelles de 2030, que ne le sera le Leclerc MLU, en le dotant, par exemple, d’un système de défense hard kill APS comme ceux qui équiperont les Leopard 2A8, les Challenger 3 ou encore les M1A2 Abrams.
Ce programme permettrait par ailleurs de renforcer la coopération industrielle militaire entre la France et les Émirats arabes unis, très en demande de ce type de partenariat, et ainsi éviter de perdre ce partenaire clé au profit d’autres acteurs émergents comme la Corée du Sud avec le K2 Black Panther, la Turquie avec l’Altay ou encore la Chine avec le VT4.
Conclusion
On le voit, les arbitrages menés par Paris et Berlin ces derniers jours, et exprimés par Boris Pistorius et Sébastien Lecornu à Evreux, ont le potentiel de sauver et de relancer le programme MGCS, si tant est que « relancer » soit effectivement le bon terme.
La nouvelle trajectoire présentée par les deux ministres est non seulement pertinente, elle est aussi, très probablement, la seule qui permette effectivement de préserver la pérennité de ce programme victime des ambitions industrielles et politiques depuis plusieurs années.
En d’autres termes, MGCS est désormais redevenu le programme politique qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être pour avancer. En effet, ni les industriels, ni les militaires, de part et d’autres du Rhin, n’avaient jusque-là dû collaborer pour avancer, ni n’avaient exprimé le besoin de le faire.
Toutefois, si le programme franco-allemand est dorénavant sur de bons rails et sur un calendrier réaliste, il impose à présent à la France, et au ministère des Armées, de concevoir rapidement une alternative intérimaire au Leclerc MLU pour maintenir les capacités opérationnelles de l’Armée de terre et industrielles de la BITD, jusqu’en 2045.
Dans ce domaine, la solution la prometteuse réside incontestablement dans un partenariat industriel et technologique avec les Émirats arabes unis, pour le développement d’une évolution du Leclerc, peut-être à partir de la tourelle EMBT, comme évoquée dans un précédent article.
Il faudra cependant faire preuve, avec Abu Dhabi qui sait désormais à quel point le sujet est critique pour Paris, d’une bonne dose de persuasion et d’une souplesse industrielle bien plus importante que celle dont ont fait preuve les négociateurs d’Airbus Helicopters, pour y parvenir.