La grogne monte contre le programme SSN-AUKUS en Australie, y compris au sein du parti travailliste au pouvoir

La grogne monte contre le programme SSN-AUKUS en Australie, y compris au sein du parti travailliste au pouvoir


submarine astute e1687182286572 Coopération internationale technologique Défense | Australie | Constructions Navales militaires

La grogne monte contre le programme SSN-AUKUS en Australie, y compris au sein du parti travailliste au pouvoir


En 2022, quelques mois après avoir été annoncés, l’alliance AUKUS et le programme SSN-AUKUS, qui rassemblent l’Australie, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, et qui prévoient de doter la Royal Australian Navy de huit sous-marins nucléaires d’attaque, jouissaient d’un important soutien populaire en Australie.

À ce moment-là, en effet, 33 % des Australiens se déclaraient très en faveur de ces programmes, alors que 37 % se disaient plutôt favorable. Seuls 11 % des personnes interrogées se positionnaient fermement contre la conception et l’acquisition de sous-marins nucléaires d’attaque par la Marine australienne.

368 Md$ plus tard, le budget prévisionnel du programme SSN-AUKUS tel qu’il a été prévu par le gouvernement travailliste d’Antony Albanese, la perception publique a sensiblement évolué à ce sujet.

Selon un sondage réalisé en mars dernier, par le même organisme que celui précédemment cité, 26 % des personnes interrogées soutenaient fermement le programme (-7 %), alors que 41 % se déclaraient plutôt favorables (+4 %), 21 % y étant plutôt opposées (+4 %). Un second sondage, réalisé à la même époque par un autre institut, suggérait même que le soutien populaire au programme était désormais à parité avec ceux qui s’y opposaient.

Lancement d'un SNA Virginia Block IV
Trois à cinq des huit SNA australiens seront des navires de la classe Virginia conçus et construits aux Etats-Unis sans que l’industrie australienne n’y participent

Cette dynamique s’est invitée à la convention du parti travailliste australien, actuellement au pouvoir, qui s’est tenue à Brisbane cette semaine. En effet, l’aile gauche du parti, ainsi que les puissants syndicats qui la composent, ont déposé une motion visant précisément à empêcher la poursuite du programme SSN-AUKUS soutenu par le gouvernement Albanese.

Pour les opposants au programme, aucun débat public n’a véritablement eu lieu sur le sujet, ce d’autant que la perception publique quant à la réalité de la menace chinoise est loin d’être aussi tranchée que ne laissent supposer les sondages AUKUS.

De plus, les dépenses engendrées par ce programme, 368 Md$ ($ australiens constants) selon les dernières projections sur l’ensemble de la durée de vie des navires, s’avèrent considérables, équivalentes à plus de 60 % du budget fédéral australien annuel aujourd’hui.

Selon ces opposants, la question de savoir si cette somme doit ou non être investie dans cet unique programme, mérite, elle aussi, un débat public, si ce n’est un référendum.

Rappelons que si le gouvernement promet la création de 20.000 emplois liés à l’exécution de ce programme, sa structure interdit à l’Australie de developper des compétences propres lui permettant d’exploiter les acquis du programme au-delà de lui-même.

Lancement du programme SSN-Aukus a San Diego en mars 2023 avec Antony Albanese, Joe Biden et Rishi Sunak
Lancement du programme SSN-Aukus a San Diego en mars 2023 avec Antony Albanese, Joe Biden et Rishi Sunak

En d’autres termes, une fois le programme terminé, l’industrie australienne sera ramenée à son point de départ, et les investissements fédéraux ne créeront qu’une activité transitoire ne pouvant perdurer par la suite.

La fronde au sein du Parti travailliste australien aura toutefois tourné court, le premier ministre Antony Albanese ayant aisément fait repousser la motion proposée, mettant fin par là même aux discussions à ce sujet.

Cependant, par ses couts pharaoniques, ses retours industriels et technologiques contestables et limités, et l’évidente aliénation aux Etats-unis qu’il entraine, le programme SSN-AUKUS ne manquera probablement pas de susciter encore de nombreux débats dans les mois à venir au pays des kangourous… et des grands requins blancs.

Reste qu’au-delà de ses faiblesses et excès, le programme SSN-AUKUS s’avèrera rapidement trop important, et surtout trop stratégique, pour pouvoir être annulé, même si ses couts et ses délais venaient à s’envoler. Toutefois, à l’instar de l’aile gauche travailliste, on peut raisonnablement s’interroger sur la validité des arbitrages menés, sachant qu’à budget égal, la Royal Australian Navy aurait pu se doter de deux groupes aéronavals complets autour de porte-avions de la classe Queen Elizabeth, et de 12 sous-marins conventionnels ..

Splendeurs et misères de la stratégie française en Afrique

Splendeurs et misères de la stratégie française en Afrique

 

par Catherine Van Offelen – Revue Conflits – publié le 18 août 2023


Un coup d’État de plus au Sahel. Un coup d’État de trop ? Au moment où une junte militaire renversait le président nigérien Mohamed Bazoum le 26 juillet dernier, Emmanuel Macron se trouvait à 18 000 kilomètres de là, à Nouméa, pour clamer que « la Nouvelle-Calédonie est française ». Hasard du calendrier, le symbole n’en est pas moins éloquent. Alors que le séparatisme menace l’Océanie française, l’influence française sur le continent africain se délite. Les attitudes hostiles à la France, tandis que la France essaie tant bien que mal de maintenir ce que le journaliste Jean-Claude Guillebaud appelait jadis « les confettis de l’empire »[1], vestiges mélancoliques d’une grande fête évanouie.

Ce coup d’État – le cinquième en deux ans au Sahel – est un clou de plus dans le cercueil des ambitions françaises dans la région. Celle-ci fut plongée dans une spirale infernale à partir de l’intervention militaire de la France en Libye en 2011 et la chute du régime de Kadhafi qui s’ensuivit. Quantité d’armes de l’ex-dictateur furent pillées puis se répandirent dans les pays voisins, si bien que le chaos libyen déstabilisa bientôt l’ensemble du Sahel. À partir de 2013, la France lança une deuxième guerre, pour tenter de réparer les conséquences de la première.

La contagion putschiste s’étend au Niger

Mais l’opération Barkhane, déployée au Sahel où elle traquait les groupes armés depuis neuf ans, a créé des attentes impossibles à satisfaire. La présence française, perçue comme un résidu d’ingérence coloniale, a soulevé les opinions publiques contre elle. Certes, l’opération a éliminé 3 000 combattants djihadistes au cours des neuf dernières années. Mais les groupes armés terroristes (GAT), loin de réduire leur empreinte, ont proliféré jusqu’à essaimer dans les pays du golfe de Guinée. Leurs combattants, qui n’étaient que quelques centaines en 2013, se comptent par milliers aujourd’hui. La France a gagné toutes les batailles, mais perdu la guerre.

À la racine du rejet de la France au Sahel, il y a donc la frustration générée par l’incapacité de l’une des plus grandes armées du monde à résorber le fléau djihadiste. L’incompréhension s’est muée en suspicion et la suspicion en véritable rejet. Un terreau fertile cultivé par des opérateurs politiques locaux, qui en ont fait une rente de situation, ainsi que par des acteurs extérieurs, notamment russes.

Le Niger, un État pivot

Que reste-t-il de l’aventure sahélienne de l’armée française ? Le Niger constituait le dernier bastion démocratique et l’ultime pivot du dispositif antidjihadiste de la France. Le pays, où Mohamed Bazoum avait été élu à 55% deux ans plus tôt dans le cadre d’une alternance démocratique jugée exemplaire, affichait une certaine stabilité politique. Après avoir été chassée du Mali en 2022 et du Burkina Faso en février 2023, l’armée française avait donc partiellement réinstallé ses troupes au Niger, soit 1 500 militaires, principalement positionnés sur la base aérienne projetée (BAP) dans la périphérie est de Niamey. Mais cette présence est en suspens depuis que la junte a exigé le départ de ces militaires d’ici à début septembre.

Or les solutions de repli se réduisent. Avec le Tchad, où l’armée française reste présente (1 000 hommes), les relations bilatérales ne sont plus les mêmes depuis que Mahamat Idriss Déby a succédé à son père sans égard pour la Constitution. Au Sénégal, les récentes manifestations signalent une détérioration de la situation politique, tandis qu’en Côte d’Ivoire, qui compte 900 soldats français, la succession d’Alassane Ouattara, 81 ans, est source d’inquiétude.

Pauvreté du Niger

Le Niger est l’un des pays les plus pauvres du monde, avec 41,8 % de la population vivant dans l’extrême pauvreté en 2021, selon les Nations unies. Ce pays sahélien musulman, grand comme deux fois et demie la France et peuplé de 25 millions d’habitants, connaît également l’une des plus fortes croissances démographiques de la planète, avec une moyenne de 7 enfants par femme. La population, qui comptait quatre millions d’habitants au moment de son indépendance en 1960, pourrait atteindre les 70 millions en 2050. Quant aux forces armées nigériennes, elles sont déjà durement éprouvées par le terrorisme: au nord-ouest, dans la zone dite des « trois frontières », elles affrontent des groupes djihadistes liés à Al-Qaïda et au groupe État islamique (EI) qui sévissent aussi au Mali et au Burkina Faso. L’armée nigérienne doit également combattre Boko Haram qui sévit depuis des années à Diffa dans le sud.

Malgré ces fragilités endémiques, le Niger était devenu la pièce maîtresse de l’ancrage militaire français dans la région. Avec le coup d’État du général Abdourahamane Tiani, la France perd en outre son principal partenaire en matière de contrôle des flux migratoires au Sahel. Le pays est en effet la plaque tournante des migrants désireux de se rendre en Europe. Porte d’entrée du désert, carrefour des migrations et de toutes les contrebandes, Agadez est le point de départ des principales routes menant vers la Méditerranée, via la Libye ou l’Algérie. La crise actuelle, couplée à la dégradation sécuritaire et les conséquences économiques des sanctions, fait craindre un relâchement du contrôle des frontières, voire une vague migratoire d’ampleur.

À Niamey, les scènes ont des airs de déjà-vu. Le drapeau russe est brandi devant l’ambassade de France devenue une forteresse assiégée. « Notre politique africaine s’effondre sur nous » avertit l’ancien ambassadeur Gérard Araud[2]. Une fois de plus, le Quai d’Orsay se trouve confronté à l’épineuse, la lancinante et désormais brûlante équation africaine : la France a-t-elle toujours vocation à rester en Afrique ? Et, si oui, comment préserver son influence sur le continent tout en évitant l’écueil de l’impopularité ? Une équation à double inconnue qui, si elle n’est pas résolue, risque de faire boire à la France la coupe jusqu’à la lie. Car nul ne sait si demain le virus antifrançais ne se propagera pas au Tchad ou en Mauritanie, au Sénégal ou en Côte d’Ivoire.

La France à la croisée des chemins sahéliens

La crise au Niger révèle au grand jour la panne de la stratégie de la France au Sahel. Les vieilles idées demeurent, sans que se dessine une nouvelle politique. La rituelle promesse de la fin de la Françafrique, invoquée par Emmanuel Macron tout comme ses prédécesseurs, appelait d’autres lendemains. Le président de la République « avait cru en 2017 pouvoir passer l’ardoise magique sur la période postcoloniale en proposant à la jeunesse africaine de replier les rétroviseurs » explique le spécialiste de l’Afrique Antoine Glaser. Mais en vain : tout passe, sauf le passé. Les ingérences – réelles ou perçues – de la France attisent un ressentiment qui peut sembler paradoxal au vu de l’aide au développement considérable fournie (97 millions d’euros engagés au Niger en 2021, selon les chiffres disponibles sur le site internet de l’Agence française de développement). Paris subit aujourd’hui la double peine de son interventionnisme en Afrique : la perte de son influence économique et le développement du sentiment anti-français.

 

 

Désormais, la France tergiverse, tiraillée entre la nostalgie de ses rentes politiques d’antan et le changement d’époque qui se profile, entre la préservation de l’attribut de puissance que constituaient ses anciennes colonies et le farouche désir d’émancipation de celles-ci. Un atermoiement qu’elle paie au prix fort. La « réarticulation » de Barkhane annoncée en février 2022 n’a toujours pas été détaillée. Emmanuel Macron avait évoqué en février dernier le souhait de transformer les bases militaires françaises sur le continent en académies militaires, cogérées avec les pays d’accueil[3], mais sans donner de précisions. Le président de la République joue l’ambigüité. Il a compris la nécessité d’un changement de paradigme, mais s’est arrêté à mi-chemin. Trop vague pour être lisible, trop confuse pour être crédible, trop tiède pour être efficace, la politique africaine de la France continue de s’effilocher au gré d’événements subits.

Que faire ?

À présent, la France est devant l’urgence et l’histoire à la fois. L’heure est au choix. Le temps joue pour les putschistes, chaque jour passé légitimant un peu plus la junte au pouvoir. La France se trouve à un carrefour inconfortable de solutions toutes également mauvaises. Soit elle décide de tendre la main à la junte, ce qui semble a priori inacceptable. Soit elle décide de soutenir une éventuelle intervention militaire conduite par un groupe de pays de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao), ce qui risquerait d’enflammer la région, un désastre humanitaire dont la France serait certainement tenue pour responsable. Soit elle procède à un retrait complet de ses troupes, ce qui constituerait un aveu d’impuissance. La France est, comme les héros de tragédie classique, placée devant un dilemme inextricable. Plus pragmatiques, les États-Unis ont fini par opter pour la voie du dialogue avec les putschistes. De fait, pire que la dictature, il y a l’anarchie. Et pire que l’anarchie, il y a la guerre civile.

De plus en plus de voix s’élèvent pour demander que la France baisse le pavillon en Afrique. Après tout, l’ensemble du continent africain ne représente que 5% des échanges commerciaux avec la France ; le Sahel compte pour moins du dixième de ce total. « Puisque les Africains ne veulent pas de nous, partons ! » clament ces esprits. Pourtant, cela revient à faire fi de trois siècles d’aventures communes et d’un lien profond, survivant aux déceptions, aux espoirs et aux malentendus. En outre, l’Afrique est démographiquement le continent le plus jeune de la planète. Ses immenses ressources lui donneront un rôle crucial à moyen terme dans l’économie mondiale. Culturellement, la France y détient un avantage comparatif indéniable.

La ligne est étroite entre les nostalgies possessives, le goût des résidences exotiques, les rêves de grandeur et la tentation militaire, mais elle existe. Elle exige de consacrer davantage d’efforts diplomatiques, d’encourager vigoureusement ses entreprises, et de ne privilégier les solutions militaires que pour des missions tactiques ponctuelles, discrètes et ciblées, actionnées en strict partenariat avec les forces armées locales. Il n’est pas trop tard, mais il est plus que temps.


[1] Jean-Claude Guillebaud, Les Confettis de l’empire, Paris, Le Seuil, 1976.

[2] Gérard Araud, « Niger, Mali, Burkina Faso… Notre politique africaine s’effondre sur nous », Le Point, 1er aout 2023.

[3] Toutes les implantations – Côte d’Ivoire, Sénégal, Gabon, Tchad – sont concernées, à l’exception de la plus grande, Djibouti.

Catherine Van Offelen est Consultante en sécurité internationale, spécialiste des questions de sécurité et de terrorisme au Sahel et en Afrique de l’Ouest.

La guerre d’usure par Michel Oya

La guerre d’usure

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 8 août 2023

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


C’est l’histoire d’une guerre d’usure et cela se passe de mars 1969 jusqu’au mois d’août 1970 de part et d’autre du canal de Suez. S’il y a quelques prémices durant les deux années précédentes, les choses importantes commencent le 9 mars 1969 sur décision de l’Égypte de Nasser. L’objectif pour les Égyptiens est au mieux d’obtenir le repli du Sinaï, occupé depuis la fin de la guerre des Six Jours par les Israéliens, notamment par une ligne de fortins le long du canal (la « ligne Bar Lev »). Au pire, l’Égypte pourra restaurer son image après le désastre de la guerre des Six Jours et préparer le grand assaut sur le Sinaï. Pour les Israéliens, en défensive, il s’agit simplement de tenir la position au moindre coût et de faire renoncer les Égyptiens à leurs attaques.

Guérillas d’État.

La méthode utilisée par les Égyptiens est celle d’une guérilla d’État à grande échelle et permanente contre la ligne Bar Lev. Les Égyptiens veulent ainsi imposer un rythme lent et une usure constante à des Israéliens très supérieurs dans l’art de la manœuvre mais incapables, croit-on, de mobiliser longtemps la nation sur un effort important et beaucoup plus sensibles aux pertes humaines.

Tous les jours ou presque à partir du 9 mars le long de la centaine de de kilomètres de Port-Saïd à Suez, l’artillerie égyptienne lance des milliers d’obus sur la quarantaine de fortins et leurs abords le long de la ligne Bar Lev. En avril, les Égyptiens combinent ces tirs avec des infiltrations de sections d’infanterie légère qui franchissent le canal pour attaquer les fortins, sans espoir de les prendre, et surtout harceler les convois de ravitaillement et les patrouilles. Nulle recherche de conquête de terrain dans tout cela mais simplement le souci d’infliger des pertes aux Israéliens tout en se moquant d’en subir soi-même. Cela réussit. Tsahal perd environ 50 morts et blessés chaque mois dans une société où leurs noms et leurs visages sont dans les journaux quotidiens. La méthode est quantitative, mais il y a l’espoir pour les Égyptiens de pouvoir provoquer aussi de temps en temps des évènements qui infléchiront directement la politique adverse. C’est chose faite le 10 juillet 1969 lorsque les Égyptiens parviennent à tuer sept soldats israéliens et détruire deux chars Centurion lors d’une embuscade. C’est un choc en Israël, mais contrairement aux espoirs égyptiens cela provoque une réaction forte.

Le général Sharon propose une grande opération de franchissement du canal afin de détruire le dispositif militaire égyptien en Afrique, puis d’y établir une tête de pont qu’il sera possible de négocier ensuite contre la paix. Le gouvernement de Golda Meir refuse en considérant les difficultés matérielles d’une telle opération à ce moment-là, son caractère aléatoire – pourquoi les Égyptiens demanderaient-ils la paix ? – et la possibilité que l’URSS, principal allié d’une Égypte considérée de plus en plus comme un membre officieux du Pacte de Varsovie, saisisse l’occasion d’intervenir directement selon la Doctrine Brejnev. Ni Israël, ni les États-Unis, son principal et presque unique soutien, ne veulent de cette escalade alors que les Israéliens sont en train de constituer une force de frappe nucléaire.

Le 19 juillet, le gouvernement israélien décide donc de se contenter d’une contre-guérilla limitée à la région du canal, mais suffisamment violente pour dissuader les Égyptiens de poursuivre le combat. C’est fondamentalement le principe de la riposte disproportionnée censée calmer les ardeurs hostiles et détruire les moyens de nuire, au moins pour un temps.

Pour cela, les Israéliens qui ne disposent pas d’une artillerie aussi puissante que celle des Égyptiens et ne veulent pas renforcer la ligne Bar Lev de troupes de mêlée qui seraient surtout des cibles, disposent de deux atouts pour donner de grands coups depuis l’arrière.

Tsahal a d’abord la possibilité d’organiser des coups de main spectaculaires : assaut sur la base égyptienne de l’île verte à l’entrée du canal de Suez en juillet 1969, raid d’une compagnie blindée le long de la rive ouest pendant une journée entière (« la guerre des Dix Heures ») en septembre, capture d’un grand radar d’alerte soviétique P-12 en décembre, occupation de l’île Sheduan dans la mer Rouge en janvier 1970. Outre l’intérêt matériel de chacune de ces opérations, celles-ci sont suffisamment audacieuses pour faire la une des journaux et obtenir ainsi des effets psychologiques importants, y compris en provoquant une crise cardiaque chez Nasser. Derrière ces grands coups, les parachutistes mènent aussi des opérations héliportées plus discrètes, mais efficaces, comme les raids d’artillerie consistant à installer des bases de feux temporaires de mortiers jusqu’à 30 km au-delà du canal, ravager une position d’artillerie sol-air ou sol-sol égyptienne et se replier.

Mais l’atout israélien le plus important est la force de frappe aérienne, un capital jusque-là plutôt préservé pour faire face à des conflits de plus haute intensité et de plus d’enjeu, mais qui est contraint désormais de jouer le rôle d’artillerie volante. Pendant cinq mois à partir du 20 juillet 1969, l’aviation israélienne multiplie les raids contre les forces égyptiennes et lance plusieurs milliers de tonnes d’explosifs (sensiblement le même ordre de grandeur que tous les missiles russes lancés sur l’Ukraine) puis du napalm sur un rectangle de 100 km de long et 20 km de large. Les pertes égyptiennes sont très importantes. Le système de défense aérienne est brisé. L’aviation égyptienne, qui s’était essayée aussi à lancer des raids et à contester ceux des Israéliens, a perdu une cinquantaine d’appareils, dont plus de 30 en combat aérien, contre 8-10 israéliens, dont deux ou trois en combat aérien).

Et pourtant, la guérilla égyptienne continue et s’adapte. Au lieu des moyens de frappe – avions d’attaque et obusiers – les plus puissants mais aussi les plus vulnérables, les Égyptiens privilégient désormais l’emploi de centaines de mortiers, trop petits et mobiles pour constituer des cibles faciles à la force de frappe adverse. Mais surtout, ils multiplient les attaques d’une infanterie qui prend de plus en plus d’assurance. Commandos et parachutistes égyptiens mènent à leur tour des raids héliportés dans le Sinaï afin d’organiser des embuscades et surtout de miner les voies de passage. Les Israéliens continuent donc à subir des pertes. Ils déplorent ainsi plus de 160 morts et plusieurs centaines de blessés à la fin de l’année 1969. L’Égypte s’essaie aussi aux opérations spectaculaires. En novembre, deux destroyers mènent un raid de bombardement le long des côtes du Sinaï en toute impunité et des nageurs de combat sabotent des barges dans le port d’Eilat. Ces nageurs rééditeront l’exploit en février 1970.

Floraison

À la fin du mois de décembre, les deux adversaires constatent à leur grand étonnement qu’ils se trouvent toujours au même point. L’usure est un poison lent dont on peine à déterminer à quel moment il pourra, sans certitude d’ailleurs, faire émerger une décision stratégique. D’une manière comme de l’autre, on néglige la capacité d’encaisse de l’autre. Hors des coups-évènements, la souffrance quotidienne à absorber est finalement faible à l’échelle d’une nation et tant que le sacrifice du lendemain – marginal au sens économique – est accompagné de l’espoir qu’il peut servir à quelque chose, on continue. Cela peut durer ainsi des années, jour après jour.

À la fin du mois de décembre 1969, le gouvernement israélien décide d’« escalader pour désescalader » en allant frapper à l’intérieur même du territoire égyptien. Derrière les attaques de cibles militaires, l’objectif est d’atteindre des esprits maintenus à distance de la guerre par la politique de silence du gouvernement et l’évacuation des villes le long du canal. Les Israéliens s’étaient bien essayés à frapper des infrastructures – ponts, petits barrages, centrales – le long du Nil en 1968 et 1969, mais les moyens manquaient pour lancer de grandes charges explosives dans la grande profondeur du territoire. Il fallait, soit héliporter un commando à proximité avec les charges, soit larguer des futs d’explosifs depuis des avions de transport Noratlas, deux méthodes très incertaines, peu réalisables à grande échelle et surtout de faible effet psychologique. Le passage en vitesse supersonique au-dessus du Caire de deux Mirage III le 17 juin 1969 avait finalement eu plus d’effet, en montrant à tous y compris aux journalistes étrangers que l’Égypte n’était pas vraiment protégée.

Et puis surtout, les États-Unis viennent de livrer une trentaine chasseurs-bombardiers F-4E Phantom, capables de larguer 7 tonnes de bombes tout en étant capables de se défendre contre n’importe quoi. Les États-Unis les ont livré pour accroître les moyens israéliens face à l’armée égyptienne sur le canal de Suez et ils sont très mécontents d’apprendre que les Israéliens ont décidé de les utiliser pour frapper sur le Nil.

L’opération Floraison est lancée le 7 janvier. Pendant trois mois, un raid de deux à huit A-4 ou surtout F-4E est organisé en moyenne tous les quatre jours (118 sorties au total et environ 600 tonnes de bombes) sur des objectifs militaires dans la région du delta du Nil et du Caire, où la population peut ainsi constater de visu l’impuissance de son gouvernement et de son armée. On espère ainsi qu’elle poussera son gouvernement à arrêter la guerre pour arrêter ces frappes. On imagine même que Nasser pourrait être renversé et remplacé par quelqu’un de plus conciliant. Cela ne fonctionne pas du tout. Les dégâts militaires sont réels mais pas essentiels et surtout ils n’aboutissent pas à l’érosion du soutien à Nasser, bien au contraire. Lorsque deux frappes accidentelles très meurtrières frappent des civils, dont une école, la population égyptienne réclame surtout vengeance. L’opération Floraison permet en revanche aux Soviétiques et comme le craignait les Américains de justifier une intervention directe.

À la frontière de la guerre ouverte soviéto-israélienne

Cette intervention directe, baptisée opération Caucase, est annoncée le 31 janvier 1970 alors qu’elle est déjà lancée, selon la méthode du « piéton imprudent ». La 18e division de défense aérienne débarque à Alexandrie en février et place tout le monde devant le fait accompli. À partir d’avril, le dispositif – dizaines de batteries de SA-2B et de SA-3, plus modernes, accompagnées d’un millier de canons-mitrailleurs ZSU 23-4 et de centaines de missiles SA-7 portables – est en place le long du Nil. Il y a au printemps 55 bataillons antiaériens (AA) soviétiques en Égypte. Le système d’écoute israélien repère aussi en avril des intercepteurs Mig-21, il y en a alors 70 et leur nombre augmente, dont les pilotes parlent russe. L’ensemble représente 12 000 soldats soviétiques, 19 000 à la fin de l’année, tous en uniformes égyptiens et présentés comme conseillers.

Soucieux d’éviter une confrontation, les Israéliens abandonnent mi-avril 1970 l’opération Floraison, tout en suggérant en échange aux Soviétiques de ne pas s’approcher à moins de 50 kilomètres du canal de Suez. L’effort aérien israélien redouble en revanche dans la région du canal où les combats atteignent un niveau de violence inégalé.

Au mois de juin et alors que des négociations sont en cours pour un cessez-le-feu, les Egypto-Soviétiques entreprennent de déplacer le bouclier de défense aérienne depuis le Nil jusqu’aux abords du canal. Les Égyptiens construisent un échiquier d’une multitude de positions vides qui sont ensuite occupées progressivement et aléatoirement (elles bougent toutes les nuits) par les batteries AA égyptiennes et soviétiques. L’aviation israélienne tente de freiner cette opération, en lançant plusieurs centaines de bombes et bidons de napalm par jour mais y perd cinq appareils. Dans la nuit du 11 au 12 juin, le général Sharon, désormais commandant du Secteur Sud, organise une opération de franchissement du canal par un bataillon entre Port-Saïd et Qantara, mais la tentative tourne court.

Parvenus au contact, les accrochages entre Israéliens et Soviétiques sont de plus en plus fréquents, avec les batteries au sol d’abord puis avec les Mig-21 qui ont également été rapprochés du front. Le 22 juin, on assiste à une première tentative d’interception soviétique. Le 29, les Israéliens organisent en réponse une opération héliportée sur une base aérienne occupée par les Soviétiques. En juillet, les choses s’accélèrent. Le 18, une batterie S-3 soviétique est détruite mais abat un F-4E Phantom. Le 25 juillet, après plusieurs tentatives infructueuses, un Mig-21 parvient à endommager un Skyhawk israélien. Tous ces combats sont cachés au public.

Alors que le cessez-le-feu se profile, le gouvernement israélien accepte l’idée d’infliger une défaite aux Soviétiques. Le 30 juillet, un faux raid israélien attire 16 Mig-21 au-dessus du Sinaï où les attendent 12 Mirage III aux mains des meilleurs pilotes israéliens. C’est le plus grand combat aérien du Moyen-Orient, là encore caché de tous. Cinq Mig-21 sont abattus et un endommagé, pour un Mirage III endommagé. Deux pilotes soviétiques sont tués. Le lendemain et une semaine après Nasser, le gouvernement israélien accepte le cessez-le-feu.

Le plan américain Rogers, à l’origine de ce cessez-le-feu, prévoyait une démilitarisation du canal de Suez d’armes lourdes. Égyptiens et Soviétiques ne le respectent en rien puisqu’au lieu du retrait, ils renforcent encore plus le dispositif de défense sur le canal. Trois frégates armées de missiles SA-N-6 sont mises en place également à Port-Saïd. Les Israéliens sont tentés un moment de reprendre les hostilités mais ils y renoncent, soulagés d’en finir après dix-huit mois et 500 tués et 2 000 blessés.

La guerre laboratoire

Au bout du compte, les deux parties, épuisées, ont accepté de cesser le combat en s’accordant sur leurs objectifs minimaux. C’est le « point de selle » de la théorie des jeux. Israël obtient l’arrêt des attaques et le maintien des Égyptiens à l’ouest du canal de Suez. Du côté égyptien, si le Sinaï n’a pas été évacué, l’armée égyptienne a montré qu’elle pouvait résister aux Israéliens. Ses pertes sont six fois plus importantes que celles des Israéliens, mais c’est sa meilleure performance en quatre guerres. C’est sur cette base qu’elle fonde la préparation de la guerre du Kippour en 1973.

Quant aux deux superpuissances, l’Union soviétique fait preuve de sa détermination à aller jusqu’au bord du gouffre en poussant jusqu’à la frontière de la guerre ouverte avec une puissance en cours de nucléarisation. Elle fait alors de même, à bien plus grande échelle, au même moment avec la Chine avec qui les combats sont violents depuis 1969 et contre qui les Soviétiques envisagent sérieusement une attaque nucléaire préventive. L’URSS utilise pour la première fois agressivement sa capacité de dissuasion nucléaire pour lancer des opérations offensives alors que les États-Unis sont encore empêtrés dans la guerre au Vietnam. En intervenant directement en appui de l’Égypte et face à Israël soutenu par les États-Unis, on se retrouve dans un scénario inverse de celui des guerres en Corée ou au Vietnam. Ils vont au maximum de ce que peuvent leur permettre les règles du jeu de la guerre froide. Après l’Égypte, l’Union soviétique interviendra à nouveau en Afrique, en liaison avec Cuba qui fournira cette fois le gros des troupes et des pertes humaines du bloc communiste, en Éthiopie et en Angola. Ils affronteront dans ce dernier cas l’Afrique du Sud, autre allié des États-Unis et petite puissance nucléaire en devenir. Avec l’engagement en Afghanistan, ils cloront l’époque des grandes interventions qui a sans doute plus contribué à leur perte qu’à leur gloire.

L’étude complète est disponible ici en version Kindle ou en version pdf sur demande.  

Allemagne vs Inde : La France doit-elle réviser sa doctrine de coopération industrielle de Défense ?

Allemagne vs Inde : La France doit-elle réviser sa doctrine de coopération industrielle de Défense ?

Peu après son accession à l’Élysée en 2017, le président Emmanuel Macron entreprit de donner corps à un des objectifs clés de son action internationale et européenne, en s’accordant avec la Chancelière allemande Angela Merkel pour faire du couple franco-allemand le pivot de l’émergence d’une Europe de la Défense.

Pour y parvenir, les deux chefs d’État annoncèrent une ambitieuse coopération industrielle au travers du lancement de 5 grands programmes industriels de défense franco-allemands : l’avion de combat de nouvelle génération SCAF pour remplacer à horizon 2040 les Rafale français et Typhoon allemands, le char de combat de nouvelle génération MGCS pour remplacer en 2035 les Leclerc et Leopard 2; le programme CIFS d’artillerie à longue portée pour le remplacement des Caesar et Pzh2000 ainsi que des LRU de l’Armée de Terre et de la Bundeswehr, l’avion de patrouille MAWS pour le remplacement des Atlantique 2 et des Orion P-3C ainsi que le programme Tigre III et son missile antichar à longue portée, pour moderniser la flotte d’hélicoptères de combat Tigre et remplacer les missiles Hellfire et Spike actuellement employés.

Lancés alors que les tensions entre Angela Merkel et Donald Trump étaient à leur paroxysme, ces programmes s’étiolèrent rapidement lorsque Berlin et Washington adoucirent leurs positions, et encore davantage après l’arrivée de Joe Biden à la Maison Blanche.

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L’annonce de l’acquisition de P8A Poseidon de Patrouille Maritime pour remplacer les P-3C Orion de la Luftwaffe, a sonné le glas du programme MAWS, même si Berlin s’en défend

C’est ainsi que successivement, l’hélicoptère Tigre III et son missile, le système d’artillerie CIFS et l’avion de patrouille maritime MAWS furent, si pas strictement abandonnés, Berlin n’ayant jamais arbitrés ouvertement à leurs sujets, en tout cas mis aux oubliettes jusqu’à ce que Paris entreprennent de développer ces capacités d’une autre manière, face à la pression opérationnelle et aux échéances qui se dessinaient.

Après avoir frôlé l’explosion en vol autour des tensions opposant Dassault et Airbus DS au sujet du pilotage du premier pilier du programme SCAF, la conception de l’avion de combat NGF lui-même, celui-ci finit par être sorti de l’ornière, il y a peu, pour lancer la phase de conception du prototype, à grand renfort d’une intervention ferme et déterminée des ministres de tutelles français, allemand et espagnol, mais non sans accuser un retard significatif ayant amené la France à lancer un programme Rafale F5 beaucoup plus ambitieux et donc capable d’assurer l’intérim tant dans le domaine opérationnel que commercial.

Quant au programme MGCS, il est aujourd’hui à l’arrêt, notamment après que Berlin y a imposé en 2019 l’intégration de Rheinmetall, venant déstabiliser en profondeur le partage industriel équilibré initial entre le français Nexter et l’Allemand KMW, pour l’occasion rassemblés dans la coentreprise KNDS.

En outre, celui-ci fait désormais face à la reprise de la demande mondiale en matière de chars lourds suite à la guerre en Ukraine, entrainant une reconfiguration profonde du marché et donc d’importants glissements de calendriers potentiellement très bénéfiques pour l’industrie allemande, mais catastrophiques pour l’industrie et les armées françaises.

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Le bouleversement du marché des chars lourds suite à la guerre en Ukraine, a remis le Leopard 2 dans sa nouvelle version A8 sur le devant de la scène, entrainant un report du programme MGCS

A ce tableau déjà largement entamé au sujet de l’éventuelle construction de l’Europe de la défense sur la base du couple franco-allemand, le nouveau chancelier Olaf Scholz a annoncé, fin aout 2022, le lancement de l’initiative European Sky Shield, visant à mutualiser et organiser les moyens de détection et d’engagement des pays européens dans le domaine de la lutte anti-aérienne et anti-missile.

Si 14 pays européens ont rejoint l’initiative à son lancement, la France n’y participe pas, sans que l’on sache vraiment s’il s’agit d’un refus de Paris ou d’une initiative allemande ayant volontairement exclu la France et surtout ses solutions industrielles dans ce domaine.

De fait, force est de constater que les objectifs visés en 2017, ne sont plus d’actualités, alors que nul n’est en mesure de prédire si MGCS et même SCAF arriveront bien à leur terme. Mais les difficultés rencontrés par Paris ces dernières années avec l’Allemagne, ne sont pas spécifiques à ce pays, tant s’en faut.

En effet, traditionnellement, la France considère ses voisins directs (Allemagne, Italie, Espagne, Royaume-Uni et Belgique), comme des partenaires potentiels dans ce domaine, et a multiplié les initiatives ces dernières décennies à ce sujet, sans qu’elles aient connu de meilleures destinées que les programmes franco-allemands.

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Le drone de combat Taranis de BAe avait été développé, comme le Neuron, dans l’optique du programme FCAS franco-britannique, annulé par Londres en 2017

Ainsi, il convient de se rappeler le retrait unilatéral de Londres des programmes PA2 visant à concevoir un modèle de porte-avions commun, puis FCAS qui devait concevoir un drone de combat, ou encore des destroyers anti-missiles communs à la France, l’Italie et la Grande-Bretagne.

Par ailleurs, des initiatives lancées lors des accords de Lancaster House, il ne subsiste que le programme de guerre des mines navales et le missile antinavire léger ANL/Sea Viper proches de leur entrée en service, alors que le programme de missiles de croisière FMC/FMAN, après de nombreux stop&go, semble désormais sur une trajectoire solide pour une entrée en service en 2028.

La situation n’est guère meilleure concernant la coopération avec l’Italie, avec qui la France a efficacement conçu le système anti-aérien SAMP/T Mamba et le missile Aster, ainsi que le destroyer anti-aérien Horizon après le retrait des Britanniques, mais qui s’est heurtée à de profondes divergences au sujet du programme de frégate FREMM dont les modèles français et italiens ne partagent que 15% des composants, et encore davantage autour de l’initiative ayant visé à rapprocher Fincantieri et Naval Group, pour au final ne donner naissance qu’à Naviris, bien loin de « l’Airbus Naval » initialement envisagé.

Les coopérations avec l’Espagne ont été moins nombreuses et moins ambitieuses, ceci expliquant qu’elles se sont souvent mieux passées, en dehors de celle ayant visé un rapprochement entre DCNS (devenu depuis Naval Group) et Navantia dans le domaine des sous-marins pour concevoir le Scorpène, qui se termina devant les tribunaux sur des accusations de pillage industriel de DCNS contre son partenaire espagnol, et le retrait de Madrid du programme Scorpène pour developper son propre modèle, le S-80.

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Les FREMM italiennes et françaises ne partagent que 15% de leurs composants

Dans les faits, seule la Belgique, pourtant vertement critiquée, en particulier par la France, pour son choix du F-35 plutôt que d’un appareil européen, s’est montrée un partenaire solide dans le domaine de la défense ces dernières années, avec le programme CaMo pour doter les armées de terre des deux pays des mêmes matériels et doctrines pour une grande interopérabilité, et le programme McM de guerre des mines confié à Naval Group et au belge ECA, du fait des pressions de la partie belge sur la partie néerlandaise du programme.

On le voit, tout indique que la doctrine visant à considérer ses voisins directs comme les partenaires privilégiés de la France pour le développement de programmes industriels de défense, est loin d’être efficace, bien au contraire.

Non seulement a-t-elle un taux de réussite particulièrement faible, ce quel que soit le pays, mais elle engendre, le plus souvent, des délais et des surcouts venant handicaper l’effort de défense français, et parfois l’effort industriel lui-même.

A l’opposée de ce spectre, se trouvent les clients de l’industrie de défense française, ceux-là mêmes qui permettent à la France de conserver une industrie de défense globale et efficace, et qui contribuent de manière très sensible au financement de l’effort de défense national.

Il s’agit de pays comme la Grèce et la Belgique en Europe, l’Égypte, le Qatar et les Émirats Arabes Unis au Moyen-Orient, de l’Inde et probablement de l’Indonésie en Asie, ainsi que le Brésil et, dans une moindre mesure, l’Argentine, en Amérique du Sud.

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Paradoxalement, les plus importants clients de l’industrie de défense française ne sont pas les partenaires privilégiés de Paris pour les programmes industriels de défense en coopération

Pour Paris, même si ces pays contribuent considérablement à l’effort de défense national français, et si leur arbitrage en faveur d’équipements français, contribuent à créer un rapprochement géopolitique avec eux, ils ne sont, le plus souvent, considérés que comme des clients, certes stratégiques, mais avec lesquels il n’est pas, pour l’heure, question d’entreprendre des programmes communs destinés potentiellement à équiper les armées françaises, comme c’est le cas avec l’Allemagne, du Royaume-Uni ou de l’Italie.

Or, tous ces pays, aujourd’hui, souhaitent développer leur industrie de défense et leurs capacités technologiques, et sont prêts à produire d’importants efforts pour y parvenir.

En outre, étant plus en demande dans ce domaine que les pays européens, et donc moins concurrents de l’industrie de défense française, la coopération bilatérale ou multilatérale serait simplifiée, permettant des montages industriels efficaces tant pour eux que pour préserver et accroitre les compétences industrielles et technologiques françaises.

Enfin, nombre de ces pays disposent d’importantes capacités d’investissements, potentiellement supérieures à celles de nombreux pays européens, et d’une organisation de gouvernement à la fois plus permanente et plus centralisée que les démocraties européennes, particulièrement volatiles et donc soumises à de certains revirements selon les résultats des échéances électorales.

Une coopération industrielle entre l'Inde et la France au sujet d'un char de combat intermédiaire aurait beaucoup d'attraits
Le programme de char lourd indien représente une opportunité pour la France de co-développer un char de génération intermédiaire basé sur la tourelle EMBT de Nexter

Nous avons, à plusieurs reprises, évoqué dans des analyses publiées sur ce site, de telles coopérations potentielles, qu’il s’agisse de concevoir un char de combat de génération intermédiaire avec l’Inde, d’un Rafale de guerre électronique avec les Émirats Arabes Unis, ou d’un successeur au Mirage 2000 avec la Grèce et l’Égypte.

Par ailleurs, le profil des besoins de ces pays a beaucoup plus de chances de correspondre à celui de nombreux autres pays dans le monde, plutôt que l’Allemagne ou la Grande-Bretagne, ce qui donnerait un avantage concurrentiel certain à ces matériels sur la scène internationale.

Notons également que des pays comme l’Inde, la Grèce, l’Égypte ou l’Indonésie, ont des personnels parfaitement qualifiés et susceptibles de s’intégrer sans difficultés dans les processus des industriels français, comme l’a montré la construction des sous-marins de la classe Kalvari en Inde.

Ils ont également des couts de revient sensiblement inférieurs à ceux de leurs homologues européens, ce qui permettrait de disposer potentiellement d’un avantage concurrentiel sur le marché export loin d’être négligeable.

Enfin, si la coopération entamée avec l’Allemagne dans le cadre du programme SCAF ou MGCS, engendrera certaines pertes de compétences dans le domaine industriel et technologique pour les grands groupes de défense français, de telles coopérations permettraient, au contraire, de les étendre, et donc de renforcer la pérennité des industries françaises appartenant à la BITD.

Kalvari class Coopération internationale technologique Défense | Allemagne | Articles gratuits
La visite de Narendra Modi en France pour le 14 juillet pourrait donner lieu à la commande de 3 sous-marins Scorpène supplémentaires construits par l’industrie navale indienne

On le voit, au-delà d’un fantasme européen qui n’existe que dans la vision du président français, et qui est le plus souvent loin d’être partagé par nos partenaires européens, la doctrine de coopération industrielle de défense française, focalisée sur les voisins directs, n’est visiblement pas la plus efficace pour amener la France et son industrie de défense vers une position dominante alors que le marché se réorganise rapidement dans ce domaine depuis quelques années, sous l’effet des tensions mondiales.

A l’inverse, se tourner vers les clients traditionnels de l’industrie de défense française, ceux qui depuis des décennies, font précisément vivre cette industrie, et qui aujourd’hui sont clairement en demande de ce type de coopération, porterait de nombreuses opportunités tant dans le domaine opérationnel en permettant d’équiper les armées sans devoir assumer intégralement les couts de développement, que dans le domaine industriel et technologique en préservant et étendant les compétences des industriels, et du point de vue politique, en positionnant la France comme un partenaire clé pour tous ces pays appelés à jouer un rôle croissant sur la scène internationale.

Alors que la prochaine visite du premier ministre indien Narendra Modi en France à l’occasion du défilé du 14 juillet est porteuse de nombreuses attentes, dans le domaine aéronautique avec la probable commande de 26 Rafale M, ainsi que dans le domaine naval avec la possible commande de trois sous-marins Scorpene supplémentaires et une coopération franco-indienne dans le cadre du programme de sous-marins nucléaires d’attaque indiens, il est certainement temps pour la France de réviser sa doctrine de partenariats et de coopération industrielle de défense, pour se tourner vers ces pays qui, aujourd’hui, sont les plus prometteurs et probablement les moins contraignants.

Article du 6 juillet 2023 en version intégrale jusqu’au 6 aout 2023

Théorie de la percée : l’échec de la conduite scientifique de la bataille (1916)

Théorie de la percée : l’échec de la conduite scientifique de la bataille (1916)

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 28 juillet 2023

https://lavoiedelepee.wordpress.com/


Les doctrines militaires, comme les paradigmes scientifiques, n’évoluent vraiment que lorsqu’elles sont très sérieusement prises en défaut. L’échec sanglant de l’offensive de Champagne fin septembre-début octobre 1915 constitue cette prise en défaut. En fait, c’est même une grande crise au sein de l’armée française où on perçoit les premiers signes de découragement, voire de grogne dans la troupe. En novembre 1915, le général Fayolle note dans son carnet : « Que se passe-t-il en haut lieu ? Il semble que personne ne sache ce qu’il faut faire […] Si on n’y apporte pas de moyens nouveaux, on ne réussira pas ». La crise impose de trouver de nouvelles solutions et on assiste effectivement à une grande activité durant l’hiver1915 dans le « monde des idées » qui aboutit à la victoire de l’« opposition » et de son école de pensée alors baptisée « la conduite scientifique de la bataille ».

Changement de paradigme

L’opposition ce sont d’abord les « méthodiques », comme Foch, alors commandant du groupe d’armées du Nord (GAN) et Pétain, commandant la 2e armée. Le rapport de ce dernier après l’offensive de Champagne, met en évidence l’« impossibilité, dans l’état actuel de l’armement, de la méthode de préparation et des forces qui nous sont opposées, d’emporter d’un même élan les positions successives de l’ennemi ». Le problème majeur qui se pose alors est que s’il est possible d’organiser précisément les feux d’artillerie et l’attaque des lignes de la première position ennemie, cela s’avère beaucoup plus problématique lorsqu’il s’agit de s’en prendre à la deuxième position plusieurs kilomètres en arrière. Pétain en conclut qu’il faut, au moins dans un premier temps, se contenter d’attaquer les premières positions mais sur toute la largeur du front afin d’ébranler celui-ci dans son ensemble. Ce sera la doctrine mise en œuvre – avec succès – à partir de l’été 1918, mais l’idée de grande percée est encore vivace. Une nouvelle majorité se crée autour de quelques Polytechniciens artilleurs, avec Foch comme tête d’affiche, pour concevoir cette bataille décisive comme une succession de préparations d’artillerie-assauts d’infanterie, allant toujours dans le même sens position après position ( Autant de positions, autant de batailles selon Fayolle) et non pas latéralement comme le préconise Pétain et ce jusqu’à ce que « l’ennemi, ses réserves épuisées, ne nous oppose plus de défenses organisées et continues » (Foch, 20 avril 1916).

C’est une réaction contre les « folles équipées » de l’infanterie au cours des batailles de 1915, désormais « la certitude mathématique l’emporte sur les facteurs psychologiques ». Une analyse de tous les détails photographiés du front doit permettre une planification précise de la destruction de tous les obstacles ennemis à partir de barèmes scientifiques. L’imposition de ce nouveau paradigme est la victoire de l’école du feu sur celle du choc mais aussi la revanche des généraux sur les Jeunes-Turcs du Grand quartier général (GQG). Ce sont les idées qui portent les hommes bien plus souvent que l’inverse, et changer d’idées impose souvent de changer les hommes. Les officiers du GQG, qui pour beaucoup avaient été les champions de l’« offensive à outrance » puis de l’ « attaque brusquée », sont envoyés commander au front. A la suite des décisions arrêtées en décembre 1915 à Chantilly entre les Alliés, cette nouvelle doctrine doit être mise en œuvre dans l’offensive franco-britannique sur la Somme prévue pour l’été 1916. Le groupe d’armées du Nord (GAN) de Foch est chargé de sa mise en pratique.

En attendant, toutes les idées nouvelles trouvent leur matérialisation dans le nouveau GQG qui passe l’hiver 1915-1916 à rédiger le nouveau corpus de documents doctrinaux sur l’organisation et les méthodes des différentes armes, infanterie et artillerie lourde en premier lieu ainsi que la coordination entre elles. Ce sera par la suite une habitude, tous les hivers on débat puis on rédige toute la doctrine, soit un rythme douze fois plus rapide qu’en temps de paix avant la guerre. Mais ce n’est pas tout de partir du bas, de faire du retour d’expérience, de débattre puis de voir émerger un nouveau paradigme au sommet, encore faut-il que les nouvelles idées redescendent et que l’explicite des documents se transforme en bas en nouvelles habitudes.

Tout le front est restructuré. On distingue désormais une ligne des armées, tenue désormais par le strict minimum de troupes, des réserves de groupes d’armées à environ 20-30 km du front et enfin des réserves générales encore plus loin. Il se met en place une sorte de « 3 x 8 » où les troupes enchainent secteur difficile, repos-instruction, secteur calme. L’année 1916 se partage ainsi, pour la 13eDivision d’infanterie, en 93 jours de bataille (Verdun et La Somme) contre plus de 200 en 1915, 88 jours de secteur calme et le reste en repos-instruction. Toute cette zone des réserves générales se couvre d’un réseau d’écoles, de camps et de centre de formation où on apprend le service des nouvelles armes et les nouvelles méthodes. On remet en place des inspecteurs de spécialités afin de contrôler les compétences de chaque unité mais aussi de rationaliser les évolutions alors que le combat séparé de chaque unité tend à faire diverger les pratiques. Une innovation majeure de la guerre est la création du centre d’instruction divisionnaire ou CID). Ce centre, base d’instruction mobile de chaque division permet d’accueillir les recrues en provenance des dépôts de garnison de l’intérieur, avant de les envoyer directement dans les unités combattantes. Elles y rencontrent des cadres vétérans, des blessés de retour de convalescence. Les cadres de leurs futures compagnies viennent les visiter. Les hommes ne sont pas envoyés directement sur une ligne de feu avec des compétences faibles ni aucun lien de cohésion avec les autres, mais acclimatés et instruits progressivement.

La transformation des armes

Cette approche permet une évolution plus rationnelle des unités. L’infanterie connaît sa deuxième mutation de la guerre après l’adaptation improvisée et chaotique à la guerre de tranchées. Elle devient vraiment cette fois une infanterie « industrielle ». Les structures sont allégées et assouplies. Les divisions d’infanterie ne sont plus attachées spécifiquement à un corps d’armée et commandent directement à trois régiments et non plus à deux brigades de deux régiments. Les bataillons eux-mêmes passent aussi à une structure ternaire mais la 4e compagnie, grande nouveauté, devient une compagnie d’appui équipée de mitrailleuses, de canons à tir direct de 37 mm et de mortiers. Encore plus innovant, les sections d’infanterie ne combattent plus en ligne mais en demi-sections feu et choc (les demi-sections deviendront identiques et autonomes en 1917, c’est l’invention du groupe de combat), et organisées autour de nouvelles armes comme les fusils-mitrailleurs et les lance-grenades. Les fantassins deviennent spécialisés et interdépendants. D’une manière générale, la puissance de feu portable de l’infanterie fait un bond considérable jusqu’à la fin de 1917. L’étape suivante sera l’intégration des chars légers d’accompagnement à partir de mai 1918.

L’artillerie a la part belle dans le nouveau paradigme. Pour Foch : « Ce n’est pas une attaque d’infanterie à préparer par l’artillerie, c’est une préparation d’artillerie à exploiter par l’infanterie » qui, ajoute-t-il plus tard, Foch ajoute que l’infanterie « doit apporter la plus grande attention à ne jamais entraver la liberté de tir de l’artillerie ». Dans une étude écrite en octobre 1915, son adjoint Carence écrit : « L’artillerie d’abord ; l’infanterie ensuite ! Que tout soit subordonné à l’artillerie dans la préparation et l’exécution des attaques ». Pour autant, le volume de cette arme augmente assez peu avec seulement 590 nouvelles pièces lourdes pour l’ensemble de 1916. Le grand défi pour l’artillerie est celui de l’emploi optimal de l’existant, c’est-à-dire l’artillerie de campagne et les pièces de forteresse récupérées, dans des conditions totalement différentes de celles imaginées avant-guerre. Pour y parvenir on commence par mettre en place de vrais états-majors d’artillerie capables de commander les groupements de feux de centaines de pièces. Le 27 juin 1916, est créé le Centre d’études d’artillerie (CEA) de Châlons chargé d’inspecter les régiments d’artillerie et de synthétiser leurs idées, définir la manœuvre, perfectionner l’instruction technique et faire profiter les commandants de grandes unités de toutes les innovations touchant l’emploi de l’artillerie. Un peu plus tard, on formera aussi des Centres d’organisation d’artillerie (COA), un par spécialité, qui constituent les matrices des nouvelles formations et où les anciens régiments viennent recevoir les nouveaux matériels et apprendre leur emploi. La troisième voie pour mieux maîtriser la complexité croissante des méthodes est la planification. Elle existe sous une forme embryonnaire dès 1915 mais elle connaît un fort développement en 1916 grâce à l’influence du CEA. Celui-ci codifie et vulgarise l’usage des « Plans d’emploi de l’artillerie » qui permettent de gérer les étapes de la séquence de tir. L’aérologie et la météorologie font d’énormes progrès. Le GAN dispose de sa propre section météo commandée par le lieutenant de vaisseau Rouch avec un vaste réseau de transmissions y compris sur des navires.

Le premier effort porte sur la maîtrise de la gestion des informations. Les Français mettent l’accent sur l’emploi de l’avion dans l’observation et la liaison entre les armes. Foch envoie le commandant Pujo à Verdun, la première grande bataille de 1916 et qui est très observée par le GAN qui prépare la seconde. Pujo reprend l’idée d’un « bureau tactique » charger de centraliser toutes les informations des escadrilles et des ballons d’observation (TSF, photos, écrits) afin d’actualiser en permanence un grand panorama photographique et cartographique de la zone de combat. A l’instar des drones aujourd’hui, l’aviation de l’époque est cependant surtout un système d’observation et de liaison en cours d’action, au service de l’artillerie afin de guider les tirs et d’en mesure les effets au-dessus des lignes ennemies, mais aussi de l’infanterie, qui dispose en 1916 de ses propres appareils. Pour l’offensive de la Somme, la 13e DI disposera par exemple d’une vingtaine d’appareils avec tout un panel de moyens de liaisons pour organiser les communications entre l’air, qui envoie des messages en morse ou message lesté, et le sol, qui répond avec des fusées de couleur, fanions ou projecteurs et indique ses positions avec des pots éclairants et ou des panneaux. Lorsque la division sera engagée sur la Somme, ses compagnies d’infanterie seront survolées par huit avions et appuyées par une quarantaine de mitrailleuses, huit canons d’infanterie ou mortiers et surtout 55 pièces d’artillerie…pour chaque kilomètre de front attaqué.

Le GAN reprend également deux grandes innovations de Verdun. La première est l’idée de supériorité aérienne sur un secteur du front. Dès le début de leur offensive sur Verdun, en février 1916, les Allemands concentrent 280 appareils de chasse sur la zone et chassent les quelques appareils français présents. L’artillerie française, qui dépend désormais de l’observation aérienne devient aveugle. Pour faire face à cette menace, les Français sont obligés de livrer la première bataille aérienne de l’Histoire. Le 28 février, le commandant De Rose reçoit carte blanche. Il constitue un groupement « ad hoc » de quinze escadrilles avec ce qui se fait de mieux dans l’aviation de chasse en personnel (Nungesser, Navarre, Guynemer, Brocard, etc.) et en appareils (Nieuport XI). Cette concentration de talents forme un nouveau laboratoire tactique qui met au point progressivement la plupart des techniques de la maîtrise du ciel. On expérimente également l’appui feu air-sol notamment lors de l’attaque sur le fort de Douaumont le 22 mai ou la destruction des ballons d’observation ennemies (fusées à mise à feu électrique Le Prieur d’une portée de 2000 m, balles incendiaires, canon aérien de 37 mm). A son imitation, le GAN groupe de chasse est constitué à Cachy sous le commandement de Brocard avec huit escadrilles Spad.

La seconde innovation est l’œuvre du capitaine Doumenc, l’« entrepreneur » du service automobile, subdivision qui appartient à l’artillerie comme tout ou presque ce qui porte un moteur à explosions. Grâce à lui et quelques autres, l’idée s’impose que le transport automobile peut apporter une souplesse nouvelle dans les transports de la logistique et surtout des hommes, leur évitant les fatigues de la marche tout en multipliant leur mobilité. Les achats à l’étranger et la production nationale permettent de disposer dès 1916 de la première flotte automobile militaire au monde avec près de 40 000 véhicules (200 fois plus qu’en 1914). Cette abondance de moyens autorise la constitution de groupements de 600 camions capables de transporter en 1916 six divisions d’infanterie d’un coup. L’efficacité de cet outil est démontrée lorsqu’il s’agit de soutenir le front de Verdun, saillant relié à Bar-le-Duc, 80 km plus au Sud, par une route départementale et une voie ferrée étroite. Le 20 février 1916, veille de l’attaque allemande, Doumenc y forme la première Commission Régulière Automobile (CRA), organisée sur le modèle des chemins de fer, et dont la mission est d’acheminer 15 à 20 000 hommes et 2 000 tonnes de ravitaillement logistique par jour par ce qui est baptisée rapidement la Voie sacrée. Le GAN copie l’idée et créé sa propre CRA sur l’axe Amiens-Proyart afin d’alimenter la bataille de la Somme, avec un trafic supérieur encore à celui de la Voie sacrée.

La déception de la Somme

En sept mois de préparation, aucun effort n’a été négligé pour faire de l’offensive sur la Somme la bataille décisive tant espérée. Loin des tâtonnements de 1915, la nouvelle doctrine a été aussi scientifique et méthodique dans la préparation qu’elle le sera dans la conduite. L’objectif de l’offensive d’été préparée avec tant de soins est de réaliser la percée sur un front de 40 km, pour atteindre ainsi le terrain libre en direction de Cambrai et de la grande voie de communication qui alimente tout le front allemand du Nord. Le terrain est très compartimenté avec, en surimposition des trois positions de défense, tout un réseau de villages érigés par les Allemands en autant de bastions reliés par des boyaux. La préparation d’artillerie, d’une puissance inégalée s’ouvre le 24 juin et ne s’arrête qu’une semaine plus tard, le 1er juillet après au moins 2,5 millions d’obus lancés (sensiblement sur 40 km tout ce que l’artillerie ukrainienne actuelle a lancé en 15 mois sur l’ensemble du front). L’offensive n’est ensuite n’est déclenchée qu’après avoir constaté l’efficacité des destructions par photographie. Comme prévu, l’aviation alliée bénéficie d’une supériorité aérienne totale, autorisant ainsi la coordination par le ciel alors que comme pour les Français au début de la bataille de Verdun, l’artillerie allemande, privée de ses yeux, manque de renseignements.

Dans cet environnement favorable, la VIe armée française de Fayolle s’élance sur seize kilomètres avec un corps d’armée au nord de la Somme en contact avec les Britanniques, et deux corps au sud du fleuve. Contrairement aux Britanniques, l’attaque initiale française est un succès, en partie du fait de l’efficacité des méthodes employées. Au Nord, le 20e corps d’armée français progresse vite mais doit s’arrêter pour garder le contact avec des Alliés qui, dans la seule journée du 1er juillet, paient leur inexpérience de 21 000 morts et disparus. Au Sud, le 1er corps colonial (un assaut que mon grand-père m’a raconté) et le 35e corps enlèvent d’un bond la première position allemande. En proportion des effectifs, les pertes totales françaises sont plus de six fois inférieures à celles des Britanniques, concrétisant le décalage entre la somme de compétences acquises par les Français et celle de l’armée britannique dont beaucoup de divisions sont de formation récente. Du 2 au 4 juillet, l’attaque, toujours conduite avec méthode, dépasse la deuxième position allemande et s’empare du plateau de Flaucourt. Le front est crevé sur huit kilomètres, mais on ne va pas plus loin car ce n’est pas le plan.

La réaction allemande est très rapide. Dès le 7 juillet, seize divisions sont concentrées dans le secteur attaqué puis vingt et une une semaine plus tard. La réunion de masses aériennes contrebalance peu à peu la supériorité initiale alliée. Dès lors, les combats vont piétiner et la bataille de la Somme comme celle de Verdun se transforme en bataille d’usure. La mésentente s’installe entre les Alliés et les poussées suivantes (14-20 juillet, 30 juillet, 12 septembre) manquent de coordination. Au sud de la Somme, Micheler, avec la Xe armée progresse encore de cinq kilomètres vers Chaulnes mais le 15 septembre Fayolle est obligé de s’arrêter sans résultat notable, au moment où les Britanniques s’engagent (et emploient les chars pour la première fois). Les pluies d’automne, qui rendent le terrain de moins en moins praticable, les réticences de plus en plus marquées des gouvernements, les consommations en munitions d’artillerie qui dépassent la production amènent une extinction progressive de la bataille. Après cinq mois d’effort, l’offensive alliée a à peine modifié le tracé du front. Péronne, à moins de dix kilomètres de la ligne de départ, n’est même pas atteinte. Les pertes françaises sont de 37 000 morts, 29 000 disparus ou prisonniers et 130 000 blessés. Celles des Britanniques et des Allemands sont doubles. En 77 jours d’engagement sur la Somme, la 13e DI n’a progressé que de trois kilomètres et a perdu 2 700 tués ou blessés pour cela.

La percée n’est pas réalisée et la Somme n’est pas la bataille décisive que l’on cherchait, même si elle a beaucoup plus ébranlé l’armée allemande que les Alliés ne le supposaient alors. C’est donc une déception et une nouvelle crise.

L’offensive de la Somme a d’abord échoué par excès de méthode. La centralisation, la dépendance permanente des possibilités de l’artillerie, la « froide rigueur » ont certainement empêché d’exploiter certaines opportunités, comme le 3 juillet avec le corps colonial ou le 14 septembre à Bouchavesnes devant le 7e corps. A chaque fois, ces percées, tant espérées l’année précédente, ne sont pas exploitées. Certains critiquent le manque d’agressivité de l’infanterie. D’un autre côté, pour le sous-lieutenant d’infanterie Jubert du 151e RI, « le fantassin n’a d’autre mérite qu’à se faire écraser ; il meurt sans gloire, sans un élan du cœur, au fond d’un trou, et loin de tout témoin. S’il monte à l’assaut, il n’a d’autre rôle que d’être le porte-fanion qui marque la zone de supériorité de l’artillerie ; toute sa gloire se réduit à reconnaître et à affirmer le mérite des canonniers ».

Les procédés de l’artillerie s’avèrent surtout trop lents. On persiste à chercher la destruction au lieu de se contenter d’une neutralisation, ce qui augmente considérablement le temps nécessaire à la préparation. Les pièces d’artillerie lourde sont toujours d’une cadence de tir très faible, ce qui exclut la surprise. De plus, le terrain battu par la préparation d’artillerie est si labouré qu’il gêne la progression des troupes et des pièces quand il ne fournit pas d’excellents abris aux défenseurs. L’artillerie avait le souci de travailler à la demande des fantassins mais ceux-ci ont eu tendance à demander des tirs de plus en plus massifs avant d’avancer, ce qui a accru la dévastation du terrain et les consommations de munitions. Compenser la faible cadence de tir nécessite d’augmenter le nombre de batteries, ce qui suppose de construire beaucoup d’abris pour le personnel ou les munitions et complique le travail de planification nécessaire pour monter une préparation de grande ampleur. Le temps d’arrêt entre deux attaques dépend uniquement de la capacité de réorganisation de l’artillerie. Or ce délai reste supérieur à celui nécessaire à l’ennemi pour se ressaisir.

Car la guerre se « fait à deux ». La guerre se prolongeant sur plusieurs années, phénomène inédit depuis la guerre de Sécession, les adversaires s’opposent selon une dialectique innovation-parade d’un niveau insoupçonné jusqu’alors. La capacité d’évolution de l’adversaire est désormais une donnée essentielle à prendre en compte dans le processus d’élaboration doctrinal qui prend un tour très dynamique. La puissance de feu de l’artillerie alliée terriblement efficace au début de juillet, est finalement mise en défaut. Les Allemands s’ingénient à ne plus offrir d’objectifs à l’artillerie lourde. Ils cessent de concentrer leurs moyens de défense sur des lignes faciles à déterminer et à battre. Constatant qu’ils peuvent faire confiance à des petits groupes isolés même écrasés sous le feu, ils installent les armes automatiques en échiquier dans les trous d’obus en avant de la zone et celles-ci deviennent insaisissables. En août, Fayolle déclare à Foch : « Enfin, ils ont construit une ligne de tranchés, je vais savoir sur quoi tirer ». Les Allemands vident les zones matraquées, amplifient le procédé de défense en profondeur, procédant à une « défense élastique » qui livre le terrain à l’assaillant, mais lui impose des consommations de munitions énormes et des attaques indéfiniment répétées. Malgré la puissance de l’attaque, ils réussissent ainsi à éviter la rupture de leur front.

L’échec de la « conduite scientifique de la bataille » entraîne donc sa réfutation en tant que paradigme et la mise à l’écart de Foch. Comme à la fin de 1915, l’échec de la doctrine en cours laisse apparaître les autres théories en présence. Pétain propose toujours la patience et le combat d’usure sur l’ensemble du front. Mais l’école du choc revient en force en soulignant la perte de dynamisme, issue selon elle de la sécurité relative qu’apporte un combat où toutes les difficultés sont résolues par une débauche d’artillerie. Elle fait remarquer que les pertes sont plus importantes dans les attaques qui suivent l’offensive initiale. Il est donc tentant de revenir à la « bataille-surprise ».

Extrait et résumé de Michel Goya, L’invention de la guerre moderne, Tallandier (édition 2014)

Le port de Nome va devenir le premier port en eau profonde d’Alaska

Le port de Nome va devenir le premier port en eau profonde d’Alaska

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par Philippe Chapleau – Lignes de défense – publié le 21 juin 2023

https://lignesdedefense.blogs.ouest-france.fr/


Dans un post du 9 janvier 2019, j’écrivais que « l’US Navy pourrait s’installer dans le détroit de Béring ».

Les choses évoluent: le 17 mai, l’US Army Corps of Engineers, a organisé une réunion publique d’information sur le projet d’agrandissement du port de Nome, en Alaska.

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Le port de Nome va devenir, d’ici à 2030, le premier port américain en eau profonde aux portes de l’Arctique, au terme de travaux d’aménagement d’une valeur de 600 millions de dollars.

La ville fondée après la découverte d’or en 1898, compte 3 500 habitants. Son port est situé à 545 miles d’Anchorage et il n’est relié à aucune infrastructure autoroutière. 

Actuellement, le port de Nome, un petit hub régional qui dessert une soixantaine de villages, ne peut pas accueillir de navires de fort tonnage.

Mais un nouveau bassin de 12,2 mètres de profondeur et de nouvelles digues permettront aux grands navires de croisière (qui actuellement doivent jeter l’ancre devant le port), aux cargos et à tous les navires militaires américains (à l’exception des porte-avions) d’accoster.

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Pourquoi un tel projet?

D’abord parce que le réchauffement climatique change la donne en mer de Béring où les voies de navigation sont devenues plus fréquentées depuis 2009, permettant un accroissement du transit (262 mouvements de navires en 2009 et 509 en 2022). L’Arctique pourrait être privé de glace de mer en été dès les années 2030, soit bien plus tôt qu’estimé jusqu’à présent, et même dans un scénario de faibles émissions de gaz à effet de serre, affirment des chercheurs dans un article très récemment publié dans la revue Nature Communications. Pour sa part, Nome  connaît des hivers de plus en plus chauds. 

Ensuite parce que l’accès désormais plus aisée aux eaux arctiques attisent les appétits russes et chinois. Et leurs marines ont accru leur présence dans cette zone. 

Plus grande présence militaire.

D’où la décision du Pentagone de doper ses moyens dans cette zone.

En 2019, le DoD avait présenté sa stratégie globale dans l’Arctique.  L’US Air Force, la Navy, les Coast Guards et l’armée de Terre US avaient publié des déclinaisons de ce rapport, précisant leurs ambitions et leurs besoins spécifiques (voir mon post du 17 mars 2021). 

Depuis 20019, plusieurs initiatives ont été lancées. En 2020, le président Trump a signé un « Memorandum on Safeguarding U.S. National Interests in the Arctic and Antarctic Regions ». Donald Trump y annonçait son souhait de voir les USA et leurs alliés « garder une présence significative dans l’Arctique » (cette présence est aussi décrite comme « constante ») et de « disposer d’une flotte de brise-glaces opérationnelle et déployée d’ici à l’année fiscale 2029 ». 

Cette flotte comprendrait « au moins 3 navires brise-glaces lourds », des « polar-class security cutters (PSC) ». Sur ce projet, voir le rapport d’avril dernier du CRS: « Coast Guard Polar Security Cutter (Polar Icebreaker) Program: Background and Issues for Congress« . A l’évidence le projet des  » Polar Security Cutter » reste à la traîne.

Côté US Army, les choses bougent. En 2022, le Pentagone a décidé de créer une 11e division parachutiste à partir des 1ere et 4e brigades de combat de la 25e division d’infanterie. Ces deux BCT (brigade combat team) étaient déployées en Alaska. La 1ere BCT est une unité mécanisée sur Stryker et la 4e BCT une unité parachutiste.

On attend que la Navy annonce ses propres projets. 

La bataille d’Airbus : le droit comme arme dans la guerre économique

La bataille d’Airbus : le droit comme arme dans la guerre économique

par Revue Conflits – publié le 19 juin 2023

En 2013, Airbus est soupçonné par la justice américaine de conduire des pratiques de corruption. Alertée par le précédent d’Alstom, la direction comprend qu’il s’agit d’une nouvelle bataille de la guerre économique que les États-Unis livrent aux entreprises européennes. La bataille d’Airbus est lancée. Un documentaire de David Gendreau et Alexandre Leraître, à retrouver le 27 juin sur Arte.

Le documentaire est à retrouver ici.

En 1969, sous la présidence du général de Gaulle, s’affirme le projet de la création d’un groupe aéronautique pour faire face à la domination américaine sur le marché aéronautique mondial, incarné par Boeing. Airbus naît alors d’un accord franco-allemand. L’ascension du groupe est fulgurante. Dès 1972, Airbus fait voler son premier avion, l’A300. La rivalité franco-américaine sur le marché économique aérien se fait de plus en plus vive. Airbus, de 1993 à 2013, voit son chiffre d’affaires augmenter de manière continue. En 2008, Airbus fait un chiffre record de 45 milliards d’euros ; les commandes et les clients affluent. Lion Air, une compagnie indonésienne fait en 2010 une commande record d’A320, estimée à plus de 175 milliards d’euros.

Todd Tiahrt, sénateur du Kansas de 1995 à 2008, pointe alors du doigt cette phénoménale ascension. En effet, Airbus s’empare de 50% du commerce mondial en 2010. Corruption ? Espionnage ? Autant d’éventualités étudiées par la CIA et le FBI, et de doutes mis à la lumière du grand public. Trois ans plus tard, en 2013, Ian Foxley, ancien cadre d’Airbus, dénonce des faits de corruption chez EADS, filiale d’Airbus, évoquant des paiements secrets qui auraient été faits en juin 2010 concernant des contrats de vente d’avion dans plusieurs pays.  En juin 2015, Tom Enders, président d’Airbus, charge alors John Harrison, directeur juridique d’Airbus de « l’opération mains propre », pour remettre de l’ordre dans les pratiques commerciales. Mais cela ne suffit pas, car l’enjeu est gigantesque : ces turbulences judiciaires pourraient faire s’écraser tout le marché aéronautique européen et faire décoller Boeing.

Extraterritorialité du droit américain : lutte contre la corruption ou arme de guerre économique ?

L’extraterritorialité du droit américain est le nom donné à l’ensemble des dispositions du droit américain qui peuvent être appliquées à des personnes physiques ou morales d’un pays tiers. Celle-ci vise principalement à lutter contre la corruption et la violation des embargos. C’est-à-dire que des entreprises étrangères peuvent être mises sous la tutelle de la juridiction américaine lorsque le pays est effectivement lié que ce soit par l’usage du dollar, de composants ou de serveurs américains. En l’occurrence, le Département de justice américain (DOJ) est alors directement concerné par les faits de corruption d’Airbus. En principe indépendant de tout pouvoir ou influence politique, comme le rappelle Tom Fox, le DOJ a pour mission de lutter contre la criminalité et la corruption dans le monde.

Cependant, certaines mesures ou peines abusives font alors penser que cette lutte contre la corruption ne serait qu’une arme de guerre économique. Par le biais de contentieux juridiques comme condamnation et amendes, le DOJ semble servir les intérêts commerciaux américains en déstabilisant les rivaux. La moralité ne serait alors qu’un prétexte pour servir des intérêts commerciaux. Qu’on prenne pour exemple Siemens en 2008, Alstom vendue à General Electric.

Des amendes colossales déstabilisent les entreprises européennes, qui sont alors prises pour cibles par des compagnies américaines rivales. De plus, si l’entreprise en question est effectivement sanctionnée, alors la justice américaine mandate un agent spécial, appelé un moniteur, chargé de vérifier au sein même des services, au détriment des éléments confidentiels, que les pratiques ont bel et bien changé. « Cherchez à qui le crime profite » souligne Alain Juillet, alors haut-responsable chargé de l’intelligence économique en France. Protéger la souveraineté du groupe européen Airbus, et maintenir une rivalité sur le marché mondial de l’aéronautique en échappant à la justice américaine devient la priorité, et pousse John Harrison à réinventer la tradition juridique en Europe.

L’auto-incrimination et la révolution de la tradition du droit en Europe

La justice pénale reposait traditionnellement dans le droit romano-germanique sur un principe vertical et unilatéral. La justice est rendue par un juge, saisie par le procureur de la République et repose sur un débat contradictoire. Le prévenu doit alors utiliser les moyens mis à sa disposition pour exprimer son désaccord (justice inquisitoriale).

Dans le système judiciaire anglo-saxon, la justice repose sur un système horizontal (justice accusatoriale). Le prévenu et le ministère public engagent alors une discussion, afin de trouver un accord qui est ensuite soumis à un juge. D’un système pénal autoritaire, les prévenus deviennent alors acteurs de la décision.

Le droit international dispose qu’on ne peut pas être incriminé deux fois pour des mêmes faits. La seule piste de salut pour Airbus, si étroite soit-elle, pour éviter d’être condamnées par le DOJ, donc de subir des amendes estimées à plusieurs milliards d’euros et de faire fuiter nombre de documents confidentiels en Amérique, avec le risque de passer sous le joug américain est, dans un premier temps, d’arrêter toute pratique douteuse. Mais la première purge de Harrison ne suffit pas. Il faut alors pour Airbus s’incriminer complètement pour trouver des accords financiers possibles dans un système horizontal de coopération.  La France ou l’Allemagne ne possède pas encore ce type de loi qui prévoit de lutter contre la corruption. En 2016, Harison part alors à Londres devant la Serious Fraud Office (SFO) dans une perspective de collaboration.

Réponse européenne

La première conséquence est la loi Sapin 2, votée en 2016, une loi anti-corruption extraterritoriale en réaction à l’extra-territorialité du droit américain. En France, le Parquet National Financier (PNF) est créé en 2013. Désormais, les affaires de corruption peuvent être réglées directement en France, qui retrouve alors sa souveraineté judiciaire. De la même manière, le moniteur américain chargé de surveiller les moindres faits et gestes de l’entreprise est remplacé par un Français, qui rend ses comptes en France. Le DOJ, le PNF, et la SFO enquêtent alors conjointement, et les premiers soupçons soulevés par Ian Foxley se trouvent confirmés. Les risques d’amende pour Airbus, qui avaient été estimés à 18 milliards d’euros, se retrouvent abaissés à “seulement” 3,6 milliards d’euros, payés en France, aux États-Unis et au Royaume-Uni. « La plus grosse affaire de corruption que l’Europe ait connue », montre déjà comment le droit devient petit à petit un enjeu majeur en géopolitique.

Le documentaire réalisé par David Gendreau et Alexandre Leraître retrace le déroulé de cette bataille d’Airbus, les actions menées par les différents acteurs et la façon dont l’entreprise a réussi à éviter le piège américain. Il est à voir le 27 juin sur Arte et en rediffusion sur leur site.

La Marine nationale « recale sa navigation » avec une nouvelle mise à jour du plan stratégique « Mercator »

La Marine nationale « recale sa navigation » avec une nouvelle mise à jour du plan stratégique « Mercator »

https://www.opex360.com/2023/06/13/la-marine-nationale-recale-sa-navigation-avec-une-nouvelle-mise-a-jour-du-plan-strategique-mercator/


 

Ainsi, la cible de 15 navires de surface dit de premier rang restera inchangée, alors que trois de plus [au moins] n’auraient pas été de trop au regard de ses contrats opérationnels. En prime, la livraison de deux frégates de défense et d’intervention [FDI], sur les cinq attendues, sera décalée. Le système de lutte anti-mines futur [SLAM-F] sera quant à lui finalisé en 2035, et non plus en 2030. Comme d’ailleurs le programme des patrouilleurs océaniques [PO]. Et le quatrième Bâtiment ravitailleur de force [BRF] ne sera pas livré durant la période couverte par la LPM.

Quant à l’aéronautique navale, elle ne recevra pas de nouveaux Rafale Marine pour remplacer les plus anciens. « Un renouvellement partiel n’aurait pas été superflu. Le vieillissement du parc pourrait avoir un impact sur le format de la capacité dans la mesure où une partie des appareils seront immobilisés pour des rétrofits », ont ainsi prévenu les sénateurs Cédric Perrin et Hélène Conway-Mouret, rapporteurs sur le programme 146 « Équipements des forces ».

Aussi, la « transformation » de la Marine nationale ne se traduira donc pas par un format revu à la hausse… mais par des évolutions capacitaires, induites par les nouveaux équipements qui lui seront remis [SNA de la classe Suffren, patrouilleurs outre-Mer, etc.] et les champs de conflictualité qu’elle devra investir [fonds marins, cyber, etc.]. D’où la nouvelle mise à jour de son plan stratégique « MERCATOR » [la deuxième depuis 2018, ndlr].

« Notre quotidien est semé d’embûches et nos moyens sont comptés, c’est indéniable. Cela ne doit pas entamer notre détermination à adapter la Marine compte tenu des évolutions rapides, ni contraindre les initiatives qui cherchent à desserrer les freins du système », est-il expliqué dans ce document.

« Dans un contexte international marqué par l’incertitude et le retour de la guerre en Europe, la Marine lance en 2023 une nouvelle impulsion pour dynamiser ses chantiers de transformation », explique en effet le ministère des Armées. Et d’ajouter que « ce recalage de navigation doit lui permettre de gagner les combats d’aujourd’hui et de demain ». En clair, il s’agit d’éviter de faire fausse route et de faire éventuellement une correction de cap.

Or, en matière de ressources humaines, les décisions prises entre 2008 et 2014 ont mené la Marine nationale vers des récifs qu’elle tente désormais d’éviter.

« Les fortes réductions de recrutement entre 2008 et 2014 sont un héritage qui pèse lourd dans l’équation humaine de la Marine d’aujourd’hui. […] L’ensemble de [sa] chaîne RH déploie des trésors d’imagination et d’inventivité pour trouver des solutions et permettre aux unités d’être au rendez-vous de leurs missions. Les effets de ces réductions de recrutement passées se font ressentir, alors même que plusieurs défis nous attendent », est-il avancé dans Mercator 2023. À ce propos, il est rare que des politiques passées soient critiquées ainsi dans un document émanant des forces armées en général et de la Marine nationale en particulier.

Quoi qu’il en soit, celle-ci doit désormais recruter davantage pour augmenter ses effectifs et développer de nouvelles compétences pour agir dans les nouveaux champs de conflictualité, ce qui suppose des efforts en matière de formation et de revoir le profil de carrière de ses marins. Ce qui fera l’objet du plan « KaiRHos », qui doit « transformer la Marine en institution apprenante, capable de s’adapter en boucle courte, de prendre en compte plus rapidement les nouveaux besoins ».

« Bâtir la Marine de demain, impose de gagner la bataille des effectifs. Il s’agit à la fois de consentir un effort collectif dans le recrutement, chaque marin étant recruteur, mais également d’offrir des parcours professionnels repensés permettant de tirer le bénéfice des talents de chacun », est-il expliqué dans cette nouvelle édition du plan Mercator.

Outre « KaiRHos », qui sera le « moteur d’une Marine de talents », deux autres projets seront mis en oeuvre. Ainsi, Polaris vise à rendre plus réaliste et exigeante la préparation au combat naval de haute intensité, en prenant en compte les retours d’expérience [RETEX] des exercices majeurs, tels que Polaris 21 et Orion 23. L’accent sera mis sur « l’innovation tactique », via la démarche REGAIN [Renforcement du GAN par l’Innovation] et la réflexion doctrinale.

Parce qu’elle est un « facteur de supériorité opérationnelle », l’innovation technologique sera au cœur du projet « PERSEUS », qui visera à « intégrer plus vite les idées prometteuses qui deviendront les capacités déterminantes pour les combats futurs », en favorisant le rapprochement entre les industriels, la Direction générale de l’armement [DGA] et les unités de la Marine. Tel devrait être l’enjeu d’un « Dronathlon », qui, à l’image du défi CoHoMa de l’armée de Terre, invitera les spécialistes de la robotique et des drones à montrer leurs savoir-faire selon des scénarios représentatifs des missions de la « Royale ».

Plusieurs projets ont été évoqués dans Mercator 2023. Comme SEVRINE [Système d’évaluation de de valorisation du renseignement d’intérêt naval étendu], qui reposera sur une l’intelligence artificielle de type « Chat GPT » afin d’optimiser les capacités en opérations [prédiction de trajectoire, analyse de
tir ASTER, détection d’anomalies dans une situation tactique]. Ou encore comme ARES, qui permettra de poser les premiers jalons d’une capacité anti-satellite [éblouissement et/ou endommagement par laser] depuis des navires de surface.

Quand Monsieur Fukuyama s’enrôle dans la défense de l’islam politique

Quand Monsieur Fukuyama s’enrôle dans la défense de l’islam politique

par Tawfik Bourgou – Centre Français de Recherche sur le renseignement – publié le 12 juin 2023

Francis Fukuyama. Photo : Astrid Stawiarz/Getty Images pour la Fondation Leakey/AFP/Getty Images.

 

Une lettre adressée au Président américain Biden, en date du 3 mai 2023, signée par un aréopage assez hétéroclite de personnalités américaines. Des anciens ambassadeurs en Russie, en Syrie et en Algérie, aux Pays-Bas y ont pris part. On note la contribution de Madame Stéphanie Williams qui a œuvré en Libye dans le cadre des Nations Unis avec le succès que l’on connait. 

 

Comme il se doit dans de pareils cas, des lobbymans, des représentants de Think Tanks ayant été du côté de la guerre en Irak, se sont joints aux signataires. On remarquera bien sûr, les habitués des affaires tunisiennes à Washington, Jacob Welles ancien ambassadeur à Tunis et Jeffrey Feltman qui fut tellement présent durant la rédaction de la constitution tunisienne de 2014 que certaines « mauvaises » langues avaient qualifié le défunt « texte fondamental » de 2014 de « Charte Feltman ». 

Deux enseignants de Stanford complètent cette liste, Larry Diamond spécialiste de la « Global Democracy » et surtout Francis Fukuyama dont la présence a attiré notre attention, ne lui connaissant pas quelques tropismes tunisiens. 

 

Des errements de l’interventionnisme pour fins de démocratisation gravés dans le texte

Cette lettre résume toutes les contradictions américaines dans ce qu’il convient de qualifier « d’interventionnisme » de transformation des régimes politiques étrangers sous prétexte de leur démocratisation. Une pratique qui s’est installée au début des années 2000 sous la férule de l’administration G.W. Bush et accentuée par l’administration B. Obama. Mais la doctrine de « l’interventionnisme démocratique » a été formulée bien antérieurement aux attaques du 11 septembre 2001. Durant le second mandat Clinton, certains « papiers » circulaient à Washington sur la nécessaire transformation du monde arabe pour l’adapter à la nouvelle donne post-soviétique et post-guerre froide. 

Sans surprise, le texte de la lettre du 3 mai 2023 cible l’actuel pouvoir tunisien. Elle décrit de façon orientée le processus dans lequel est entrée la Tunisie depuis 2021. Processus qui n’est pas exemplaire, comme ne l’a jamais été la période précédente 2011 -2021. 

Cette décade a montré que non seulement les processus de démocratisation depuis l’extérieur n’ont réussi que dans la sphère occidentale et que leur réussite reste mitigée y compris et surtout, dans le cas des pays de l’est européen (Pologne, Hongrie, Bulgarie, Roumanie). 

Ces processus de démocratisation ont échoué dans le monde arabe à cause de l’islam politique et de sa totale incompatibilité avec l’esprit de la démocratie comme philosophie et comme pratique. C’est à notre sens le facteur déterminant d’échec. En témoignent d’ailleurs les lourdes dérives turques, la situation de tous les pays du Moyen-Orient riche, y compris le Qatar, l’allié stratégique des Etats-Unis, qui non seulement n’a jamais été exemplaire en matière de démocratie, s’est trouvé mêlé à une affaire de corruption au sein du parlement européen, sans évoquer les droits de l’homme et la liberté d’expression. Trois points noirs qui auraient été suffisants à n’importe quel autre Etat pour intégrer la liste américaine de pays prédateurs des libertés démocratiques. Mais le Qatar est un Etat supplétif et un point d’appui financier pour des « entreprises politiques » en Afrique du Nord, dans la bande sahélo-saharienne, en Afghanistan et au Moyen-Orient. Aux yeux de Washington, cela suffit à mettre l’Emirat gazier en dehors de tout questionnement démocratique. 

Les cas du Qatar et de la Turquie prouvent d’ailleurs que les « indignations américaines » sont très sélectives, celles-ci, s’abattent essentiellement sur la Tunisie, avec une certaine régularité et un certain acharnement, notamment de la part des membres du congrès et de la part des habitués des cabinets de lobbying washingtoniens payés par le Parti Ennahdha, comme le Cabinet Burson & Marsteller, devenu depuis peu BCW.  La présence à Washington du membre d’Ennahdha, frère musulman, Redhouane Masmoudi, très actif auprès des démocrates du Congrès ne serait pas étrangère à cet activisme. 

 

Une lettre qui élude le bilan des frères musulmans à la tête de la Tunisie

Dans la lettre à Monsieur Biden, bien sûr, les signataires n’ont pas pris la peine de dresser un bilan de la situation qui prévalait entre 2011 et 2021.  Ce bilan se décline en quelques phrases lapidaires :  une destruction quasi-totale de l’Etat et de l’économie tunisiens, au moins 9000 terroristes tunisiens envoyés commettre des crimes de guerre en Syrie alors que le parti Ennahdha était au pouvoir et avec son consentement, sinon son action active. Spécifiquement environ 9000 mercenaires-djihadistes ont été envoyés depuis la Tunisie, en Syrie, entre 2011 et 2014, soit environ 1800 par an et une moyenne de 150 terroristes enrôlés par mois. Outre les crimes de guerre commis en Syrie, certains des revenants, ou leurs relais ont perpétré des actions terroristes en Tunisie. Le terrorisme, n’a pas disparu malgré la mainmise des islamistes sur le pays. En témoigne l’attentat qui vient d’être perpétré à Djerba contre la Synagogue de la Ghriba, fruit d’années d’infiltrations de l’islamisme djihadiste au sein des forces de police et de la garde nationale tunisiennes.   

Les signataires ne semblent pas avoir remarqué aussi que des terroristes, en lien avec l’islam politique tunisien, ont participé à la majeure partie des attentats islamistes en Europe, spécifiquement en France et que ces terroristes avaient pour la plupart des liens directs avec le parti présenté comme le pivot d’un projet de démocratisation tunisienne par les Etats-Unis et par l’Union Européenne : Ennahdha. 

Les signataires ne semblent pas avoir remarqué non plus qu’entre 2011 à 2021, sous le règne de l’islam politique, la Tunisie a été enrôlée dans les mafias de l’immigration clandestine subsaharienne, liées aux milices libyennes islamistes et aux réseaux terroristes subsahariens. Cette immigration déstabilisatrice a submergé l’Afrique du nord et le sud de l’Europe, dont l’Italie, membre de l’OTAN et pivot du dispositif otanien en méditerranée. 

La lettre du 3 mai 2023, demande l’arrêt de l’aide américaine à l’armée tunisienne, à la justice et aux forces de police. Elle recommande à l’administration Biden de ne pas aider la Tunisie à obtenir l’aide du FMI. 

Il est du droit des américains de stopper toute aide à n’importe quel pays. L’argent du contribuable américain, doit d’abord servir les américains eux-mêmes. Ceci ne devait souffrir d’aucune remise en question. Mais présenter les aides additionnelles dont a bénéficié la Tunisie depuis 2011 comme une faveur ou comme un outil de transformation structurelle des forces armées ou de la police est tout simplement faux. 

En effet, les coûts de la sécurité en Tunisie étaient plus faibles avant 2011 en raison de la grande stabilité du pays. Entre 1986 et 2011, la Tunisie n’a connu que quatre actions terroristes toutes liées à l’islam politique, toutes très localisées, dont une venait d’Algérie, à proximité directe de la frontière. Les ratios attentats-coûts de la sécurité deviennent exponentiels et concomitants à l’intervention occidentale en Libye, sous prétexte d’exportation de la démocratie, à laquelle l’administration Obama a activement participé. Le terrorisme s’est implanté durablement en Tunisie à la faveur de la prise du pouvoir par les islamistes en Tunisie et en Libye. 

L’intervention occidentale en Libye a eu d’autres dramatiques conséquences pour la Tunisie. C’est ainsi que toute l’économie du sud de la Tunisie a été détruite avec l’apparition des mafias aux frontières, et de vagues migratoires subsahariennes menaçant la stabilité sociale et politique de la Tunisie et simplement la pérennité du pays qui menace de devenir une Somalie de l’Afrique du Nord en raison du flux de migrants subsahariens passant par l’Algérie et la Libye (poussés vers la Tunisie par ces deux pays). 

 

Soulignons par ailleurs, que l’aide américaine à l’armée tunisienne ne vise pas à procurer à la Tunisie une parité stratégique avec des Etats limitrophes mais juste à l’aider à combattre un terrorisme exclusivement islamiste qui ne comporte qu’une composante interne exclusivement liée à Ennahdha et les partis liés à l’islam politique tunisiens pourtant promus depuis 2003 comme interlocuteurs de Washington et de Londres. 

 

Faut-il rappeler aux signataires de la lettre à Biden, que durant la période dite du « printemps démocratique » le niveau de vie, la sécurité au quotidien, la sécurité physique des personnes, durant la période d’avant 2011 étaient largement meilleurs que ceux connus par les tunisiens depuis 2011. 

Autrement dit, les dividendes de la démocratie inclusive défendue par les thuriféraires de la « global democracy » sont pour les douze millions de tunisiens fictifs, en revanche les impacts négatifs se sont accentués d’année en année et vont très certainement s’accentuer car ils croisent désormais des facteurs nouveaux comme la montée vers le nord des instabilités subsahariennes qui se sont exportées en Tunisie à la faveur de la destruction de l’Etat tunisien et par l’arrivée massive d’ONG étrangères qui se sont immiscées dans la gestion du régalien et des frontières du pays.

La période entre 2011 et 2023 a vu 22% de la population passer sous le seuil de pauvreté (Chiffres de la Banque Mondiale). Le processus « démocratique » tunisien cité en exemple à l’extérieur a détruit le cadre de vie des tunisiens, a détruit l’Etat post-colonial que les rédacteurs de la lettre à Biden se permettent encore d’ériger en rempart contre un futur alignement sur la Chine, tout en aidant à sa destruction en se portant au secours de l’islam politique. 

Outre ces omissions manifestes dans cette lettre et la liberté qu’elle prend avec les vérités historiques, ce qui interpelle le plus, c’est la présence de Francis Fukuyama dans cette assemblée hétéroclite de défenseurs de l’islam politique. 

Entre 2015 et 2019, suite à de multiples invitations et interviews, l’auteur de la « fin de l’histoire » avait commis un diagnostic de la situation tunisienne en essayant avec beaucoup de peines d’ailleurs, à tisser un lien entre la situation économique de la période 2011 à 2019 et le processus politique qu’il dépeignait de façon assez approximative, voir schématique. 

Ce qui semble avoir échappé à M. Fukuyama, c’est le lien direct entre dégradation économique et la présence de l’islam politique au pouvoir. Ce dernier a mis en place un processus de pillage de l’économie et du pays, par une économie parallèle, à forte composante mafieuse, liée à des entrées illégales de produits, dont certains proviennent de Turquie, qui culmine sous le règne de M. Ghanouchi à plus de 60 % du volume de l’activité économique.   

Mais ce qui surprend dans les analyses de la situation tunisienne par Francis Fukuyama, c’est non seulement la platitude des remarques, mais surtout les comparaisons totalement infondées.  Telles les interviews données à la revue Managers du 18 janvier 2019, comme celles de 2017 ou de 2018, outre la méconnaissance totale de la situation tunisienne, avec une comparaison entre l’Etat-providence des pays européens riches et les maigres moyens que l’Etat tunisien postindépendance avait mis dans la santé, l’éducation et les rares services publics. La mise en parallèle que commettait M. Fukuyama ne tient pas dans l’esprit. La place et le rapport à l’Etat, les volumes d’intervention, les réalités sociales, etc., des facteurs dont ne semble pas s’encombrer l’auteur de la Fin de l’histoire. Aucune comparaison n’est possible entre un pays comme la Tunisie et des pays européens riches et prospères. 

Ce point précis nous a lourdement interpellé, car il renseigne sur la pensée profonde des défenseurs des interventionnismes de démocratisation, ou ce que certains appellent des printemps, tant dans leur versant à l’Est que dans leur versant arabe, quasi exclusivement tunisien d’ailleurs. Généralement abrité par le volet politique, le versant économique est occulté, il ne se donne à voir que des années après l’effondrement de l’Etat antérieur. 

D’un point de vue économique, le modèle défendu par les tenants de l’ingérence aux fins de démocratisation est celui du moins d’État, de la limitation de ses interventions, de la privatisation de ce qui relève des services qui ont permis jusqu’alors de limiter l’impact de la pauvreté et l’absence de ressources : santé, éducation, infrastructures, aides aux plus pauvres. 

Pire encore, ce qui est défendu par les membres de cet aéropage, c’est aussi le transfert de certains pouvoirs d’Etat vers des structures paraétatiques, associatives, vers des ONG, y compris dans le cas de la gestion des frontières, de l’immigration, des réfugiés et même par certains égards le système carcéral, y compris dans le cas du traitement pénitentiaire du terrorisme. Ce fut d’ailleurs une des plaies dont a souffert la Tunisie lorsque Ennahdha générait le système judiciaire tunisien, qui fut un des bras séculiers d’envoi de djihadistes en Syrie et ailleurs durant la décennie noire (2011/2021). 

Ce modèle a été imposé à la Tunisie, a abouti à la balkanisation du régalien, à l’installation de systèmes quasi mafieux à travers l’associatif financé sur fonds étrangers venant des pays du Golfe, notamment les associations cultuelles, bras séculier d’un système « frériste » qui a enrôlé des terroristes et qui a participé à la destruction du système éducatif en Tunisie. 

M. Fukuyama a insisté sur la nécessité de démanteler un certain nombre de structures qui faisait de l’Etat tunisien un Etat relativement efficace surtout lorsqu’on compare la période qui va de 1956 à 2011 à la période qui va de 2011 à 2023 tant sur le plan économique, social, éducatif que sur le plan sécuritaire. Sur un plan social, le modèle antérieur à 2011 a permis l’émergence d’une classe moyenne et une relative stabilité, dans le cadre d’un pays avec des frontières sures et sécurisées. 

De fait, si la Tunisie a pu obtenir quelques bons indicateurs, c’est en raison de la présence d’un Etat et d’un embryon de services publics que Monsieur Fukuyama a critiqué, au nom de l’efficacité « démocratique » dans nombre de ses interviews sur la Tunisie. Mais force est de constater, que le processus de démocratisation a détruit cet Etat au point que tous les indicateurs qui faisait la réussite tunisienne se sont effondrés. 

Ainsi, à partir de 2011, les taux de scolarisation des filles ont dramatiquement chuté, le taux de présence des femmes dans l’activité économique s’est effondré, la criminalité économique et les phénomènes mafieux ont explosé, le taux de pauvreté a exposé dans le pays, le chômage connait une ascension jamais égalée. Sous le règne de l’islam politique tous les indicateurs sociaux du pays ont viré au rouge. 

Douze ans après le fameux printemps, le pays est au bord de l’effondrement dont les signes ont commencé à se voir dès la prise de pouvoir par les islamistes d’Ennahdha en 2011, plus de 100 000 cadres ont quitté le pays, à titre de comparaison, en dix ans de guerre civile, l’Algérie n’a vu que 90 000 cadres quitter le pays, sur un total de population d’environ 35 millions pour l’époque, quand la Tunisie ne compte que 11 millions. 

Le paradoxe est de voir les ingérences démocratiques justifier leur interventionnisme au nom de la réussite d’un modèle antérieur qu’elles ont voulu abattre sans avoir la possibilité de lui substituer un meilleur modèle. Le paradoxe c’est d’occulter de la situation actuelle des pays dits des « printemps » quand celle-ci est une conséquence des ingérences extérieures éminemment destructrices.Pourtant, les tenants de l’ingérence démocratique n’ignorent pas l’échec des transferts de modèles et on peut espérer qu’ils sont conscients que les conséquences de cet échec sont irréversibles, y compris dans des beaucoup plus riches que la Tunisie. L’Irak est d’ailleurs une paroxystique mais une juste illustration. 

Le paradoxe veut que ce soit en raison de la réussite de son modèle de la période post coloniale (1956 – 2010) que la Tunisie a été envisagée, dès le second mandat G.W. Bush comme un lieu possible à partir duquel on pourrait envisager « une démocratisation du monde arabe » à faible coût. 

Choisie comme laboratoire, en raison de certains indicateurs (étendue de la classe moyenne, place des femmes, taux d’alphabétisation, etc.), la Tunisie a été le lieu d’une expérimentation à faible coût stratégique qui a détruit le peu de réussite. 

Ecrire une adresse à un président, pour faire croire à un paradis démocratique en Tunisie soudainement balayé par un démiurge est un tout simplement faux.  Le régime de Monsieur Saeid n’est qu’une suite logique du basculement de 2011 et dont l’évolution a été la résultante d’une série d’ingérences afin d’imposer depuis l’extérieur un accommodement local avec les frères musulmans dans le cadre d’un concordat mondial avec l’islam politique érigé en une troupe supplétive dans « certains théâtres », notamment en Syrie. D’ailleurs, Ennahdha a été le parti qui a non seulement justifié mais aussi mis en place un processus d’enrôlement et d’envoi de djihadistes vers la Syrie. C’est pour avoir rendu un tel service que la Tunisie a été livrée à la nébuleuse islamiste en guise de récompense. 

Plaider le retour d’une telle expérience comme semble le souligner la lettre adressée à M. Biden est d’ores et déjà dévastateur pour l’idée démocratique en Tunisie et bien plus pour la perception des Etats-Unis dans ce pays et dans le reste du monde.

Métaux critiques, en route vers l’indépendance

Métaux critiques, en route vers l’indépendance

OPINION. L’objectif de remplacer 1,5 à 2 milliards de véhicules à moteur thermique par des véhicules électriques à batterie ou hydrogène s’est matérialisé. À l’échelle mondiale, en 2030, le taux de pénétration de ces véhicules sera entre 60 % et 100 %, ce qui nécessite de multiplier les productions par un facteur 10. L’Europe peut contribuer à cette nouvelle production si certaines conditions sont remplies. Par Didier Julienne, Président de Commodities & Resources (*).

Didier Julienne.
                                                                         Didier Julienne. (Crédits : Patrick FITZ / M&B)

 

En décembre 2010, il y a 13 ans, j’étais invité à prononcer une conférence à l’Institut de France devant ses académiciens sur les métaux stratégiques et les terres rares. Elle s’est déroulée le 6 février 2012 et c’était la première fois qu’était annoncé que la transition énergétique faisait basculer notre monde d’une dépendance aux hydrocarbures vers une dépendance aux métaux. Je souhaitais que le monde en prenne conscience parce que je proposais par la suite une solution : la construction de filières industrielles verticales de la production minière à la production de véhicules électriques. Hélas, seule la Chine de l’époque a transformé ce conseil en action.

Depuis, l’objectif de remplacer 1,5 à 2 milliards de véhicules à moteur thermique par des véhicules électriques à batterie ou hydrogène s’est matérialisé. À l’échelle mondiale, en 2030, le taux de pénétration de ces véhicules sera entre 60 % et 100 %, ce qui nécessite de multiplier les productions par un facteur 10.

L’ensemble sera possible avec les ressources naturelles dont nous disposons.

C’est pourquoi, je vous propose de jeter un regard sur l’industrie minière, puis comment les industries consommatrices s’adaptent et enfin de comprendre l’escroquerie intellectuelle construite pour contrer la transition électrique, c’est-à-dire la fake news des «  métaux rares et d’une face sombre de la transition énergétique  » : ses promoteurs et son impact sur les politiques et les entreprises.

Offre : comment se présente l’industrie minière ? Depuis une vingtaine d’années, la production de nickel a été multipliée par 3, celle du cobalt par 5, celle du lithium par 15. Il y a deux manières d’évaluer l’offre mondiale de terres rares : la production globale et les quotas, mais les deux ont été multipliées par environ 3. Compte tenu de ces multiplicateurs, il apparaît ridicule de parler d’une offre contrainte ou rare, puisque lorsque l’on cherche des métaux, on les trouve.

Demande du « game over » statique au « game changer » dynamique

La future demande de ces métaux pour les batteries est appelée par divers prévisionnistes à être multipliée d’ici à 2030 par 7 pour le nickel, par 6 pour le cobalt et 6 pour le lithium et 3 à 10 pour les terres rares suivant les scénarii respectifs de 4 degrés ou 2 degrés.

Ces prévisions sont si alarmistes que des constructeurs automobiles, tel Toyota, qui ont été bernés par l’infox des «  métaux rares et la face sombre de la transition énergétique  », affirment que nous irions vers un «  game over  » électrique.

Pourquoi je ne partage pas ces prévisions ?

  • Tout d’abord, parce que nous avons des ressources minérales inexploitées et contrairement aux rumeurs nous découvrons encore des gisements riches.
  • Deuxièmement, parce la hauteur des chiffres avancés est inexacte. L’industrie des ressources naturelles n’a jamais été en mode « game over », mais en « game changer ». C’est-à-dire qu’elle n’est jamais statique, mais toujours dynamique grâce aux expériences et aux contre-intuitions, grâce aux découvertes et aux innovations orientées vers des consommations de matériaux plus sobres, plus recyclables, plus de substituable et l’ensemble avec les métaux les plus communs et les plus disponibles.

Huit exemples de « game changer »

  • Sobriété & recyclage :

Entre les années 1990 et aujourd’hui, j’ai vu dans mes entreprises une division de la consommation de platine par un facteur de 6 à 7 dans la catalyse automobile, mais aussi des substitutions avec le palladium et un parfait taux de recyclage de ces platinoïdes, le tout avec des normes antipollution de plus en plus strictes. Sans ces progrès il eut été impossible d’avoir autant de voitures moins polluantes.

Dans le même temps, l’industrie du verre voyait la technologie de production de ses appareils en platine-rhodium se moderniser et réduire le poids de métaux précieux utilisés en éliminant des pièces d’alliage de métaux massifs au profit de pièces en électrodéposition. Là encore, avec un parfait taux de recyclage.

Autre exemple de sobriété industrielle, Tesla a réduit la quantité de terres rares dans ses moteurs de 25 % entre 2017 et 2022. En outre, l’entreprise nous indique qu’en passant la tension de ses voitures de 12 volts à 48 volts, le poids de cuivre embarqué dans les câbles de ses véhicules sera divisé par 4. C’est-à-dire équivalent à une voiture thermique.

  • Disponibilité :

Les transferts de technologies minières appliquées à la mine de lithium via l’extraction directe (échange d’ion, adsorption, solvant) ont des perspectives magistrales. Les résultats sont le doublement des quantités extraites et un raccourcissement du processus de production de 18 mois à quelques heures. Sans compter un impact environnemental positif puisque l’eau utilisée est réduite et est utilisée en circuit fermé.

Pourquoi aussi ne pas montrer comment une technologique révolutionne un matériau ? Grâce au progrès scientifique, le diamant de culture peut remplacer le diamant naturel, le paradigme de ce marché du luxe est totalement changé, de la production jusqu’au marketing.

  • Recyclage :

Les métaux des batteries se recyclent, cette chimie des métaux est largement connue. Les investissements sont en route en Europe. La législation européenne impose des métaux recyclés dans les batteries d’ici à 2050, mais cela est déjà effectif et il le sera à grande échelle bien avant.

  • Substituabilité :

De nombreux constructeurs automobiles n’utilisent plus de terres rares dans leurs moteurs électriques : Renault, BMW, Audi, Bentley et bientôt Tesla. En outre, les aimants permanents fabriqués avec des terres rares lourdes et peu communes sont substituables avec des terres rares légères plus courantes voire sans aucune terre rare. Il devient de plus en plus évident que le seul grand marché des aimants permanents sera les éoliennes offshore, à moins que ces dernières ne trouvent des substitutions moins coûteuses, comme l’ont déjà fait les éoliennes terrestres.

Les cathodes des batteries lithium-ion des voitures électriques ont déjà largement évolué vers métaux abondants. En 2008, le marché était dominé par les alliages nickel-cobalt-aluminium, puis sont arrivés les NMC (nickel-manganèse-cobalt) et à présent les alliages fer-phosphate sans nickel ni cobalt utilisé par Tesla, BYD, BMW, etc. La Chine utilise 70 % de LFP (lithium, fer phosphate), l’Europe 30 %, cherchez l’erreur. Comme le dit Solvay : « Copy the best » et la solution la moins onéreuse est toujours celle du « game changer ».

La science n’a pas encore inventé la batterie du futur et sa métallurgie de 2030 ou 2050 est encore inconnue tant les recherches actuelles sont diverses : sodium, agrégats bleu/blanc de Prusse, oxydes métalliques stratifiés, électrolyte solide, céramique, graphène, silicium, nano souffre, etc. C’est pourquoi nous avons besoin que Movin’on construise une première communauté d’intérêts pour concentrer les moyens européens de R&D et une deuxième autour de la mine.

À ce stade, deux idées se dégagent :

  • Les percées technologiques du véhicule électrique de 2050 seront si performantes en termes de matériaux, que ce qu’il est en 2023 est l’équivalent de la Ford T de 1908 par rapport aux moteurs thermiques actuels. Mais si les constructeurs automobiles européens n’évoluent pas rapidement vers les batteries les moins coûteuses, il n’y aura plus que deux constructeurs automobiles : Tesla et la Chine qui produiront chacun la moitié des voitures électriques dans le monde. Forçons notre chance pour qu’un constructeur automobile européen survive !
  • Le scénario du « game over » de la vision statique est inspiré de l’infox des « métaux rares ». Ainsi, l’étude de 2020 de la World Bank sur les métaux critiques mentionne 18 fois l’abréviation NMC, une seule fois LFP ; celle de l’AIE de 2021 mentionne 64 fois NMC et 23 fois LFP.

Fake-news « métaux rares » : politique et entreprise

Passons à l’origine du mal : le canular des «  métaux rares et d’une face sombre de la transition énergétique  ». C’est une mystification puisque les «  métaux rares  » n’existent pas, si ce n’est dans l’esprit de leurs promoteurs. Comme le soulignait un cador de la R&D de l’automobile lorsque quelqu’un prononce «  métaux rares  » on sait qu’il osera tout, qu’il n’y connaît rien, et c’est d’ailleurs à cela qu’on le reconnaît…

Si l’on propose à l’être humain à une situation avec plusieurs inconnues, telle la transition énergétique, il en a peur et une forte proportion d’entre nous se réfugiera instinctivement vers une position statique : une solution qui minimise ce changement pour rester sur un territoire qu’il connaît, même si cela est dangereux. L’infox des « métaux rares et d’une face sombre de la transition énergétique  » a complexifié la transition énergétique en mélangeant à dessein les terres rares qui existent, mais qui ne sont pas rares, et les «  métaux rares  » qui n’existent pas pour instrumentaliser une peur.

  • Cette peur avait une origine : la future baisse de consommation du pétrole.
  • Elle avait un alibi géopolitique, ne pas ouvrir l’économie à une dépendance aux « métaux rares » chinois.
  • Elle avait un objectif, contrer la voiture électrique.
  • Elle avait une stratégie provoquer un mouvement anti-métal et anti-mine.
  • Elle avait des disciples en mal de notoriété : commentateurs, communicants et autres pitres sans aucune compétence métallurgique ou minières.
  • Elle avait un vecteur, l’espace médiatique européen. Celui-ci a largement relayé l’imposture : documentaires, études, reportages, livres (lorsqu’un livre sur les métaux est publié, il faut se demander qui l’a vraiment écrit) et bien sûr la presse. Plus grave, ce matraquage médiatique est devenu une charge mentale insurmontable pour les plus jeunes qui imaginent un monde fini, sans aucune solution, une impasse pour toujours et une vie sans espoir. Encore le 11 mai dernier, un journal ne publiait-il pas que les batteries Li-ion des véhicules électriques contiennent des «  terres rares  » ? C’est inexact. Pourquoi ne dit-il plutôt pas que la science trouve des aimants permanents sans terres rares ? On ne recommandera jamais assez de visionner l’excellent documentaire : « Voiture électrique, la grande intoxication.  »
  • Cette peur avait pour cible des ministres, des élus et la Commission européenne. Je me suis longtemps interrogé comment le personnel politique performait sous l’influence des infox. L’exemple de celle des «  métaux rares  » démontre que leur performance est de mauvaise qualité. Des ministres, des députés ont été bernés par ce wokisme géologique. Le président d’une région française au potentiel métallurgique et minier absolument certain ne déclarait-il pas que la réindustrialisation de sa région ne passerait pas par des mines locales, mais par l’assemblage de pièces métalliques produites à l’autre bout du monde. En refusant l’amont, l’économie de l’aval ne tient pas la route. Au final, il n’y eut ni mines ni assemblage.

De son côté, à la lumière de ses listes de métaux critiques, l’Union européenne a aussi été intoxiquée par l’entrisme des «  métaux rares  ». Inversement, la présidente de la Commission Transport et Tourisme du parlement européen, Karima Delli, n’est plus dans cette fake news lorsqu’elle fustige une pause de la transition énergétique parce qu’elle annonce à Movin’on que 60 % des matériaux produits dans le monde seront consommés (puis recyclés) dans la mobilité.

  • Cette peur avait enfin pour cible les entreprises. Il est impossible de se lasser d’être étonné que des industries aussi matures que l’automobile, l’énergie, la chimie ou la défense aient sombré avec autant de facilité dans le piège de cette mystification sans faire appel à la contradiction, au doute ou à la vérification, bref à une démarche scientifique normale.

Pourquoi l’industrie a-t-elle été si crédule ? Sans doute par peur, par ignorance d’un secteur industriel métallurgique oublié et pour une autre raison anthropologique. Les entreprises ont perdu leurs contre-pouvoirs apportés par l’expérience de la vie. À force de rajeunir leurs équipes en virant les seniors, l’expérience de la vie a disparu des organigrammes et de la gestion du risque. Sans cette maturité, sans ce gravitas, l’entreprise dont les princes sont des enfants s’est affranchie de la remise en cause des communicants et chroniqueurs prêts aux compromissions pour émarger aux millions de dollars du financement de l’infox, elle s’est également affranchie de la vérification des médias qui propageaient le canular en privilégiant le sensationnalisme, l’émotion délétère, la caricature parce qu’ils diffusaient l’intoxication anti-électrique sans examiner, sans étudier le contradictoire, sans regarder les faits, sans s’interroger.

Aujourd’hui, nous avons de nouveau besoin de Movin’on pour construire cette troisième communauté d’intérêts.

Face aux inconnues de la transformation énergétique, il faut dire cette vérité sur le dynamisme de l’industrie et de la science qui s’oppose au statisme médiatique. Oui, nous avons un retard industriel comparé à la Chine, mais oui il y a suffisamment de ressources minérales dans la croûte terrestre pour transformer notre monde avec durabilité.

Les solutions pour dérisquer rapidement la situation sont :

1) ne plus penser les ressources en mode statique médiatique, mais en mode de dynamique industrielle.

2) innover par des mines durables européennes, mais aussi des usines européennes de transformation de minerais en métaux.

3) révoquer les vieilles badernes s’ils ramènent des stratégies défensives, telle celle de l’essence de synthèse. Mais, à l’image des bataillons ukrainiens, l’entreprise doit de nouveau croire dans la sérénité, l’âge et l’expérience des seniors parce qu’ils réduisent l’inexpérience et l’anxiété de réussir des juniors.

4) rester compétitif en orientant la R&D, le progrès technique et l’innovation vers la substitution de métaux critiques par des matériaux abondants, c’est-à-dire vers l’indépendance minérale (**)

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(*) Didier Julienne anime un blog sur les problématiques industrielles et géopolitiques liées aux marchés des métaux. Il est aussi auteur sur LaTribune.fr.

(**) Ce texte est issu de la master class donnée au leadership day de Movin’on le 1er juin 2023.