La guerre d’Ukraine révélateur du basculement géopolitique mondial

La guerre d’Ukraine révélateur du basculement géopolitique mondial

 

par le Général (2s) Jean-Bernard Pinatel – Geopragma – publié le 12 juin  2023

https://geopragma.fr/la-guerre-dukraine-revelateur-du-basculement-geopolitique-mondial/


C’est la fin de la primauté de ce que l’on appelle, à tort, l’Occident alors que les intérêts des pays anglo-saxons, puissances maritimes, et ceux de l’Union européenne, puissances continentales, sont souvent antagonistes.

Billet du Lundi du Général (2s) Jean-Bernard Pinatel, vice-Président de Géopragma

       La chute de Bakhmut, le Verdun ukrainien, est intervenue le 20 mai 2023 après une défense ukrainienne héroïque de 224 jours où Zelenski a engagé ses meilleures forces qui ont perdu (morts et blessés graves) jusqu’à 1000 morts par jour estime Gallagher Fenwick, grand reporter, spécialiste de l’Ukraine[1]. C’était le dernier verrou stratégique qui barrait la route aux forces russes vers Sloviansk et Kramatorsk, les deux dernières grandes villes de l’Oblast du Donetsk qui restent à conquérir avant d’atteindre ses frontières administratives ouest.

 

       Cette défaite risquait d’avoir un impact considérable sur le moral des forces ukrainiennes et sur ceux de leurs soutiens extérieurs dont les médias et consultants aux ordres n’arrêtaient pas d’annoncer, jusqu’à ce jour, l’imminence d’une contre-offensive ukrainienne qui ne pouvait être que victorieuse du fait de l’aide massive occidentale, notamment en chars lourds.

Evidemment il fallait tout faire pour atténuer ce potentiel impact négatif d’une victoire russe sur les forces ukrainiennes, sur la population de l’Ukraine et sur celles des pays qui la soutienne. L’autorisation donnée, le même jour, par Biden aux européens de livrer des F-16 vise évidemment à réduire l’effet désastreux de cette défaite mais n’aura aucun impact matériel sur le champ de bataille avant trois ou quatre ans. Elle est une preuve de plus de la perte d’influence politique et militaire du monde anglo-saxon, auquel l’union européenne s’est alignée à tort, et dont il est pédagogique de fixer l’origine au 9/11.

 

Vingt ans de recul continu de l’influence des Etats-Unis

       Ces vingt dernières années, depuis l’invasion de Irak par les Etats-Unis réalisée en mars 2003 sous de faux-prétextes, les européens ont assisté, sans vouloir le comprendre ni en tirer les conséquences, à une modification profonde du système international, des rapports de force qui s’y exercent et à l’affaiblissement drastique du leadership que les Etats-Unis avaient acquis avec la chute de l’URSS.

 

      Sa première manifestation qui a eu une répercussion mondiale, et que pas un analyste ne pouvait occulter, est la débandade honteuse d’Afghanistan qui a commencé le 4 juillet 2021, jour de l’« indépendance day », marquant la fin du retrait de leurs troupes et mettant un terme à 20 ans de guerre, la plus longue de leur histoire, au cours de laquelle ils ont perdu 2 349 soldats et déploré 20 149 blessés. Les images des 15 jours qui ont suivi ont fait rejaillir de la mémoire collective celles, dramatiques, de la fin de la présence américaine au Vietnam, le 30 avril 1975. 2021 a ainsi marqué la fin de la domination anglo-saxonne sur l’Asie centrale que les Britanniques avaient établie depuis le milieu du XIXème siècle, et une preuve de plus de la montée en puissance de l’Asie face à l’Occident.

 

      Mais un an plus tôt au Moyen-Orient, se déroulait des évènements dont l’importance n’a été perçue que par un petit cénacle des spécialistes.

 

       En octobre 2020, sur le site de GEOPRAGMA, je publiais une analyse intitulée : « Les perdants et les gagnants après vingt ans de guerre au Moyen-Orient ». Dans cette étude j’écrivais : « Trois acteurs régionaux l’Iran, la Syrie et le Hezbollah sortent gagnants de ces années de guerre malgré les sacrifices humains consentis et les destructions massives qu’ils ont subies ». Au niveau international « la Russie s’est imposée sur le terrain militaire en sauvant Assad et en l’aidant à reconquérir la Syrie utile ».

Dans le camp des perdants, au niveau régional, je citais Israël, le Liban et l’Arabie Saoudite « promoteur de l’alliance sunnite, surnommée « l’OTAN arabe » et comprenant le Qatar, la Jordanie, les EAU et le Bahreïn. Ryad a vu les membres de cette coalition la quitter les uns après les autres, voire se rapprocher du camp adverse comme le Qatar ». Sans oublier la Turquie. Erdogan prenait acte comme MBS que les nouvelles puissances dominantes dans la région devenaient la Russie et l’Iran. Malgré leur différend sur la Syrie, Recep Tayyip Erdogan allait rencontrer Vladimir Poutine à Moscou en mars 2020, puis une nouvelle fois en tête à tête à Sotchi en 29 septembre 2021.

 

      Au niveau international dans le camp des perdants je rangeais les Etats-Unis « d’Obama et d’Hillary Clinton qui ont été incapables de définir une ligne stratégique claire et constante. » et la France « victime d’une politique voulue par un Laurent Fabius, inféodé aux israéliens, et un Hollande à Obama, qui a perdu toute influence dans la région au profit des Russes et des Chinois ».

 

L’impact international de la guerre en Ukraine

 

      Deux ans et demi plus tard, un an après le début de la guerre en Ukraine, le Moyen-Orient s’est encore un peu plus extrait de l’influence anglo-saxonne et de celle de la France et s’est rapproché de la Chine qui soutient la Russie. Sous l’égide de Pékin, l’Arabie Saoudite et l’Iran ont renoué leurs relations diplomatiques ; le Sommet de la ligue arabe qui s’est tenu en mai 2023 en Arabie Saoudite a accueilli Bachar-el-Assad. La Turquie d’Erdogan bien qu’elle ait voté les sanctions économiques contre la Russie, ne les applique manifestement pas. Et devient ainsi une des voies permettant le détournement des sanctions économiques contre la Russie, y compris à destination de certains états européens.

      L’accentuation de cette perte d’influence occidentale s’est manifestée lorsque 162 pays sur les 195 reconnus par l’ONU se sont abstenus ou ont voté contre ces sanctions économiques à l’ONU, y compris les BRICS qui, en termes de valeur de la production industrielle, viennent de dépasser les pays du G7.

 

      L’influence anglo-saxonne et européenne va prendre un coup mortel avec l’incapacité de l’Ukraine à s’opposer à l’annexion territoriale des quatre oblats, décrétée par la Russie et, à fortiori, à reconquérir le terrain perdu depuis le 24 février 2022, malgré l’aide financière et militaire massive fournie par les anglo-saxons et l’Union européenne.

 

La Russie va payer cher l’annexion des quatre oblasts mais ne peut être vaincue

 

      Pourtant il ne fallait pas être très clairvoyant pour annoncer comme je l’ai fait depuis le 24 février que la Russie ne pouvait être battue. En effet, les dés étaient pipés depuis le début de cette guerre car seuls les stratèges américains avaient tiré les conséquences de cette situation unique où, depuis 1945, une puissance nucléaire, équivalente voire supérieure en capacité de frappe à la leur, intervenait à ses frontières, en déclarant qu’il s’agissait de ses intérêts essentiels, guerre entreprise contre une puissance seulement équipée d’armes classiques et disposant d’un potentiel humain cinq fois inférieur[2].

 

      Pour le Pentagone, il est évident que si Poutine était mis en difficulté, le risque qu’il recourt aux armes nucléaires ne peut être écarté. C’est pourquoi la stratégie américaine, que les européens n’ont pas voulu voir ou dont ils ne tirent pas les conséquences, consiste à faire durer cette guerre pour affaiblir la Russie et corrélativement l’Union européenne, tout en évitant de mettre Poutine devant l’alternative de perdre ou de nucléariser le conflit. C’est ce qu’un ami américain, général d’armée à la retraite, définissait cyniquement ainsi : « We give Ukraine enough to survive, but not enough to win ».

 

      Ce que je soutiens n’est pas audible par tous ceux qui prennent leurs désirs pour la réalité, sont aux ordres ou aveuglés par une russophobie maladive. Pourtant pour ceux qui sont encore capables de réfléchir et d’affronter la réalité en face même si elle est déplaisante, mon raisonnement est facile à comprendre et les faits en confortent la justesse.

Il est en effet évident que si Poutine, acculé, nucléarisait le conflit en utilisant des armes tactiques[3] (les Russes parlent d’armes non stratégiques) sur les forces ukrainiennes, Washington ne prendrait pas le risque d’une réponse nucléaire car l’Ukraine ne fait pas partie des enjeux essentiels des États-Unis ; car prendre le risque, même avec une probabilité infinitésimale, d’une frappe nucléaire sur Washington pour défendre Kiev est inimaginable. Toutes les décisions que Washington a prises depuis le 24 février 2022 vont dans ce sens :

  • Refus d’instaurer une zone d’exclusion aérienne au-dessus de l’Ukraine pour ne pas risquer un affrontement direct entre pilotes des deux premières puissances nucléaires ;
  • Fourniture d’HIMARS dont la portée était bridée à 70 km avec en plus l’interdiction de frapper le territoire russe, Crimée incluse ;
  • Rétablissement immédiat de la vérité lors de l’affaire du S-300 tombé en Pologne ;
  • Acceptation, sous pression des Polonais de livrer quelques chars lourds Abrams à l’Ukraine, rebaptisés par Biden « armes défensives » et transfert d’Abrams, version A1 qui date de 40 ans ;
  • Le jour de la chute de Bakhmut, Biden autorise les européens à livrer des F16 à l’Ukraine mais en imposant la condition restrictive qu’ils ne servent pas à attaquer le territoire russe. Washington, dont les F-16 sont d’une version plus récente, ne franchit pas la ligne rouge et laisse les européens le faire tout en sachant que Moscou sait qu’ils sont équipés majoritairement de la version du F16 AM/BMMLU, fabriquée sous licence en Europe jusqu’en 1980, et qui sont en cours de remplacement par des F-35A[4]. Ces F16 entrés en service il y a plus de 40 ans sont surclassés par le SU-57, le chasseur russe de 5ème génération et ne pourront pas faire courir de risques importants au dispositif russe protégé par des S400. D’autant plus, qu’ils ne pourront pas servir à acquérir une supériorité aérienne à avant plusieurs années parce que savoir piloter et une chose, combattre en est une autre. Un pilote ukrainien aguerri sur MiG peut acquérir une « compétence consciente » sur F-16 en un an. Mais passer en « compétence inconsciente » c’est-à-dire être capable d’agir sous le stress du combat par « réflexe » prendra plusieurs années. Dans un affrontement aérien avec un pilote russe, ce dernier agira avec des réflexes acquis depuis plusieurs années sur MiG alors qu’inconsciemment un pilote ukrainien sur F-16 fera agir les réflexes qu’il a appris sur MiG car il n’aura encore qu’une « compétence consciente » sur F-16. Le film « Maverick » est un bon outil pédagogique pour saisir l’importance de cette différence.

      Il ne faut pas donc pas être devin pour comprendre que les Russes, soutenus par la Chine et l’Iran, conserveront une liberté d’action quasi-totale pour atteindre leurs objectifs de guerre, vraisemblablement réduits après leur échec initial à Kiev, à la conquête et à la conservation des quatre oblasts annexés.

 

      Cela sera réalisé, probablement d’ici le début de l’hiver 2023 à part les villes de Sloviansk et d’Artemovsk et les forces russes se mettront en position défensive partout ailleurs comme elles l’ont déjà fait dans la partie Sud du Dniepr. Les Ukrainiens qui ont perdu leurs meilleures troupes en défendant jusqu’au bout Severodonetsk, Lysychansk, Soledar et Bakhmut ne disposeront plus des moyens humains pour les en déloger, quelle que soit l’aide matérielle et financière qu’on leur fournira.

 

Les conséquences pour l’Union européenne

 

      Il est fort probable que certains Etats européens, dont les peuples sont appauvris par une inflation galopante liée au renchérissement de l’énergie, conséquence des sanctions contre la Russie voulues par des dirigeants affidés aux intérêts anglo-saxons, en tireront un jour ou l’autre les conséquences politiques et quitteront l’UE où négocieront un statut spécial.

 

       Déjà le NY Times s’interroge sur la légitimité démocratique des dirigeants du G7[5] et donc de l’adhésion de leurs citoyens aux décisions qu’ils vont prendre : « Selon Morning Consult, aucun dirigeant du G7 ne peut obtenir le soutien d’une majorité. Le premier ministre Giorgia Meloni, d’Italie, élu l’automne dernier, s’est le mieux tiré d’affaire avec une cote d’approbation de 49 %, suivi de M. Biden avec 42 %, du premier ministre Justin Trudeau du Canada avec 39 %, du chancelier allemand Olaf Scholz avec 34%, puis du premier ministre britannique Rishi Sunak avec 33% et le premier ministre japonais Fumio Kishida avec 31%. Le président Emmanuel Macron, de France, est à la traîne avec 25 % ».


[1] https://www.rtl.fr/actu/international/invite-rtl-guerre-en-ukraine-pourquoi-compare-t-on-bakhmout-a-verdun-7900242851

[2] En ôtant les 8 millions de réfugiés qui ont fui leur pays et les déplacés dont 3 millions vers la Russie.

[3] Après avoir assimilé Poutine à Hitler, l’avoir condamné pour crimes de guerre et du tribunal pénal international, les mêmes balayent ce risque d’un revers de main

[4] L’industrie américaine sera une fois encore la gagnante car cela va accélérer le remplacement des F-16 par des F-35 dont le cout unitaire avoisine les200 millions de dollars

[5] https://www.nytimes.com/2023/05/20/world/asia/g7-leaders-biden.html?fbclid=IwAR3VcSq4lHgpPrhDoQJBAo3h9stg2qjclfyJssZ8Q6pDmOUgqt6gS2iWXQo

Alimentation : La guerre des labels verts

Alimentation : La guerre des labels verts

par Pierre-Emmanuel Massieux* – Ecole de guerre économique – publié le  14 juin 2023
*auditeur de la 41ème promotion MSIE

Au sortir de la seconde guerre mondiale, la France entamait sa 3ème révolution agricole dans une optique de reconstruire et nourrir sa population. C’était la naissance du système alimentaire industrialisé qui voyait les rendements agricoles exploser (En France, entre 1950 et 2000, les rendements annuels moyens du blé passent de 10 quintaux par hectare à 70).

Néanmoins dans les années 60 apparait une contestation de ce modèle de développement agricole par certains producteurs qui aspirent à une agriculture plus « naturelle ». Cette contestation sera portée par des associations des mouvements associatifs d’agriculteurs et de consommateurs, notamment l’association Nature et Progrès qui est une pionnière de l’agriculture biologique en France. Elle sera à l’origine en 1972 des premiers cahiers des charges privés définissant les pratiques d’agriculture écologique. Les différents acteurs seront progressivement organisés en associations professionnelles, comme la FNAB (Fédération Nationale de l’Agriculture Biologique) qui a été fondée à la fin des années 1970.

Le bio comme modèle de l’alimentation saine

Dans le cadre de la loi d’orientation agricole de juillet 1980, le secteur public reconnaît l’existence d’une « agriculture sans utilisation de produits chimiques ou de pesticides de synthèse ». En mars 1985, ce système d’agriculture alternative est officiellement baptisé « agriculture biologique », ce qui permet l’homologation d’un cahier des charges au niveau national, et cette même année apparaît le logo AB, Il permet aux consommateurs d’identifier des produits 100% bio ou contenant au moins 95% de produits agricoles bio dans le cas des produits transformés.

Le mouvement se poursuit avec l’adoption, par étapes, le 24 juin 1991, d’un règlement européen reprenant les principes et définitions des textes juridiques français et leur application d’abord aux productions végétales et, à partir du 24 août 2000, aux productions animales. L’agriculture biologique est définitivement définie et reconnue dans toute l’Europe, les échanges sont facilités et les consommateurs sont rassurés grâce à l’harmonisation des informations sur l’étiquette, le fameux label “eurofeuille” : qui existe depuis 2010, certifiant que le produit est conforme au règlement sur l’agriculture biologique de l’Union Européenne. Valable dans toute l’UE, il est géré en France par le ministère de l’Agriculture, à travers l’Agence Bio et l’INOA (Institut National de l’Origine et de la Qualité).

Précurseur dans le domaine de l’agriculture biologique, la France est devenue leader européen en agriculture biologique en 2021, avec 2,8 millions d’hectares qui lui sont consacrés. Selon l’agence bio, aujourd’hui en France 58 431 exploitations sont engagées en bio sur 416 000 soit 14% des exploitations agricoles.

Le label AB érigé est désormais érigé en référence dans l’inconscient des consommateurs. Sa simple vue sur les produits bio en rayon est la garantie d’une alimentation saine et renvoie à une image d’Epinal : la ferme avec ses vaches, ses poules et ses plants maraîchers.

L’arrivée des labels challengers – HVE

Les étiquettes (liste d’ingrédients, labels, mentions, etc.) restent pour les consommateurs le canal principal d’information sur les produits qu’ils achètent. Or ces labels, s’ils tendent à renforcer l’attrait et la confiance des consommateurs, les incitent également à une moindre sensibilité au prix et à un consentement à payer (CAP) supérieur.

C’est pourquoi ces dernières années, les consommateurs ont vu fleurir de nombreux labels sur les étals (« Agri Confiance », « zéro résidu de pesticides », « sans additifs », « équitables », « bienvenue à la ferme »…) qui s’approprient les codes du label bio. Parmi cette variété de labels, celui de la Haute Valeur Environnementale (HVE) se multiplie dans nos boutiques : en forme de fleur et de couleur ocre, il affiche un champ bucolique baigné de soleil où virevolte un petit papillon. De quoi capter le client éco-exigeant.

Alors qui est derrière le HVE ? Issu de la réflexion du grenelle de l’environnement 2007, la certification HVE est officiellement lancée en 2011 sous l’égide du ministère de l’agriculture pour valoriser les efforts d’exploitants qui décident de s’engager dans des pratiques plus durables. A l’époque, même les organisations écologistes comme France nature environnement (FNE) sont convaincues par le projet. Le label est officiellement lancé en 2012 et, à partir de 2016, les agriculteurs peuvent afficher le logo sur leurs produits dès lors qu’ils respectent le cahier des charges élaboré par la Commission nationale de la certification environnementale (CNCE). Ce label est soutenu par des associations ou journalistes proches de l’industrie phytosanitaire, la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) ou encore de grandes coopératives agricoles.

Plutôt que d’attaquer frontalement le bio, la stratégie du HVE est de vendre un positionnement de chainon manquant voire de levier pour la transition agroécologique entre l’agriculture conventionnelle et l’agriculture biologique. En effet, la certification HVE peut être obtenue via une notation sur quatre indicateurs que sont la biodiversité, l’irrigation, la fertilisation et les phytosanitaires (l’usage des pesticides à la différence du bio n’est pas interdit mais réduit).

Par ailleurs le HVE, arrivé plus tardivement que le bio, surfe astucieusement sur les codes linguistiques dans l’air du temps tel que « attentes sociétales et sociales » ou « inclusivité ». Par exemple le HVE mettra en exergue qu’il encourage la défense de la rémunération du producteur, la saisonnalité, la proximité des produits, ou encore la présence de biodiversité sur l’exploitation via l’installation de petites ruches ou de haies.

L’autre attaque informationnelle par les défenseurs du HVE contre le bio concerne le prix plus bas des produits HVE : « le HVE garantit un respect total de l’environnement,  sans le dogmatisme anti-pesticides de synthèse version Coquelicots […] et sans les prix astronomiques du bio sur nos étals» s’amuse le site alerte-environnement pro phytosanitaire.  Dans le secteur de la grande distribution très sensible sur les prix, le HVE rencontre un franc succès, poussé notamment par le groupe Les Mousquetaires via sa filiale Agromousquetaires depuis 2019. Le HVE est vendu comme moins « élitiste » pour séduire les consommateurs plus modestes mais soucieux de l’environnement et remplace progressivement les produits bio plus chers (jusqu’à 80 % plus élevés que ceux issus de l’agriculture conventionnelle).

L’offensive du bio contre le HVE

Alors que le HVE explose (passé de 1500 exploitations agricoles certifiées en 2019 à 25000 en 2022) et se substitue au label AB dans les rayons des supermarchés, le bio est logiquement en net déclin : -7,4% de ventes en grandes surfaces en 2022 et jusqu’à -12% de ventes pour les enseignes spécialisées.

Les forces à l’offensive pour le bio se composent d’associations de défense de l’environnement (confédération paysanne, Greenpeace, générations futures), Synabio (Syndicat de l’agroalimentaire bio) ou encore la FNAB. Ils décrivent le label HVE comme « un cheval de Troie du greenwashing » soutenu par les milieux de l’agriculture intensive. Ils s’appuient notamment sur une note de l’Office français de la biodiversité (OFB) de 2020 qui juge le HVE, dans la grande majorité des cas, sans aucun bénéfice environnemental ou encore sur les conclusions de la Cour des comptes en octobre 2021 jugeant la certification HVE « en réalité peu exigeante en matière environnementale »

Ils pourront compter sur des parlementaires proches des mouvements écologistes tels que le Sénateur Labbé qui effectue une lobby pour durcir les règles d’attribution du HVE ou le député Loïc Prud’homme qui qualifie le HVE de « faux label ».

Les défenseurs du bio reprochent au HVE de jouer sur l’ambiguïté et de générer un brouillard informationnel pour les consommateurs : le nom et le logo du label conduisent vers un imaginaire positif qui leur donne confiance. Ils s’appuient par exemple sur une enquête Interfel de 2022 où il ressort que « 55% des personnes interrogées croient que le label HVE est soumis à un cahier des charges strict ».

Alors que Julien Denormandie, alors ministre de l’agriculture en mai 2021 lors des débats sur la prochaine politique agricole commune (PAC), avertissait que la guerre fratricide entre le HVE et le bio n’avait aucun sens, le conflit s’envenime en janvier 2023 et déborde sur le terrain de la justice. En effet, le 23 janvier, réunies en collectif, des associations de consommateurs, de défense de l’environnement et de la santé, d’agriculteurs et d’entreprises biologiques, ont saisi le Conseil d’État contre « la tromperie » du  HVE.

L’enjeu des aides publiques

La polémique entre le bio et le HVE est aussi grandement encouragée par la chasse aux subventions. En effet, alors que l’exploitant bio bénéficiait exclusivement d’un crédit d’impôt, celui en HVE peut désormais en bénéficier, accusé au passage par ses détracteurs de « capter des financements publics destinés à la transition écologique, sans y contribuer ». Les parlementaires en soutien du bio arriveront à faire voter une revalorisation de ce crédit d’impôt à 4500€ à partir du 1er janvier 2023.

Du côté de la politique agricole commune (PAC), même affrontement pour l’obtention de subventions de l’eco-régime, destinées à transition agro-écologique pour l’exercice 2023 à 2027. Alors que la déclinaison française dans sa première version dévoilée en 2021 prévoyait de subventionner au même niveau le bio et le HVE, elle provoquera une attaque en règle du lobby bio et elle sera même pointée du doigt par la Commission européenne. Il faut dire qu’on parle d’une enveloppe budgétaire comprise entre 1,3 et 2 milliards d’euros par an.

Marc Fesneau, le nouveau ministre de l’agriculture présentera le 1er juillet 2022 les derniers arbitrages de la déclinaison française où il sera proposé de rehausser les aides de l’éco-régime pour les exploitations en agriculture biologique, en « créant un niveau spécifique » (110€ /hectare contre 82€/hectare pour le HVE)

Autre sujet de discorde, la loi EGALIM. Votée en 2018, elle impose que 50 % des 3,7 milliards de repas servis en collectivité par an doivent être attribués aux labels considérés comme « durables ». Les soutiens du HVE dépeindront le bio comme « avide » et voulant s’approprier « sans partage » la manne de la restauration collective, menant une guerre contre le HVE bien éloignée des considérations écologiques ou sanitaires.

Le secteur viticole comme terrain d’affrontement principal

Les viticulteurs ont été historiquement les premiers à s’engager dans le HVE qui représentaient 69% des exploitations certifiées HVE en 2022. Le lobby du vin soutient activement le HVE. D’ailleurs l’association pour la défense du label HVE est lancée en 2018 par l’association des vignerons indépendants.

Une bataille a lieu actuellement dans le Bordelais. Elle met en scène une activiste anti-pesticides, Valérie Murat contre les vins bordelais. Sa stratégie est une posture du faible contre le fort : les petits contre « la grande bourgeoisie viticole bordelaise ». Mme Murat avec son association Alerte aux toxiques, a été condamnée en 2021 pour dénigrement après avoir publié des analyses attestant de la présence de résidus de pesticides chimiques dans 22 bouteilles de vin labélisées HVE. Mme Murat cherche à réunir les 125000€ nécessaires pour faire appel. Elle présente son action comme sacrificielle : « Le Conseil interprofessionnel du vin de Bordeaux cherche à m’asphyxier et à faire de moi un martyr, ils n’y parviendront pas. Elle a en outre une histoire personnelle tragique car son père, lui-même vigneron, est décédé d’un cancer causé par l’usage de pesticides.

La réponse du côté des vins bordelais HVE, c’est de véhiculer un statut de boucs-émissaires des difficultés du bio et de dénoncer du « Bordeaux bashing ». D’ailleurs leur réplique judiciaire face à Mme Murat portera sur l’atteinte à l’image des vins bordelais.

Irréconciliables pour les uns, complémentaires pour d’autres, les labels AB et HVE ne sont pas prêts d’enterrer la hache de guerre, laissant au milieu les consommateurs décider peut être l’issue de ce conflit.

Un rapport du Sénat dénonce les liens troubles de certaines ONG qui s’attaquent à l’industrie française de la défense

Un rapport du Sénat dénonce les liens troubles de certaines ONG qui s’attaquent à l’industrie française de la défense

https://www.opex360.com/2023/06/05/un-rapport-du-senat-denonce-les-liens-troubles-de-certaines-ong-qui-sattaquent-a-lindustrie-francaise-de-la-defense/


 

L’un d’eux a d’ailleurs donné lieu à une proposition de résolution éuropéenne qui, déposée par la commission de la Défense en novembre 2021, défendait la nécessité de « protéger la base industrielle et technologique de défense et de sécurité européenne des effets de la taxonomie européenne de la finance durable ».

En mars dernier, dans une question écrite adressée au ministère des Armées [qui est toujours sans réponse à cette heure], la sénatrice Catherine Dumas a rappelé que la Commission européenne avait promis de revoir sa position concernant le financement des industries de défense compte tenu du « contexte géopolitique créé par la guerre en Ukraine ».

Seulement, aucune nouvelle proposition visant à amender ce projet de taxonomie n’a été faite à ce jour. Et cela n’est pas sans conséquence pour les établissements financiers, qui hésitent à financer des entreprises de la BITD, voire à accorder des crédits à des employés de ce secteur, comme l’a déploré Emmanuel Levacher, le Pdg d’Arquus.

Quoi qu’il en soit, une épée de Damoclès plane donc toujours sur la BITD, comme l’a souligné Éric Trappier, le patron de Dassault Aviation, lors d’une récente audition au Sénat. « Sur la taxonomie, je rappelle que si en Europe la stigmatisation des industries de défense a été mise de côté, il n’en reste pas moins qu’à Bruxelles et au Parlement européen en particulier de nombreux discours critiquent l’industrie de défense. Ce type de discours profite aux Américains ou à nos ennemis », a-t-il avancé.

Et d’insister : « La taxonomie sociale a été mise de côté mais n’en demeure pas moins une ambiance de méfiance vis-à-vis des industries de défense. Il faudrait pouvoir être fier de contribuer à développer des matériels militaires dans un cadre démocratique, au lieu d’être montrés du doigt. Analysons ceux qui montrent du doigt : d’où viennent-ils? Qui sont-ils? On serait surpris de voir que certains attaquent plutôt l’Europe que leur propre pays ».

À ces questions, les sénateurs de la commission des Affaires étrangères et de la Défense ont quelques idées de réponses.

Les « difficultés d’accès aux financements privés résultent de la prise en compte par les acteurs concernés de deux risques : un risque juridique – et force est de constater que les investisseurs privés sont soumis à un nombre croissant de règles et normes contraignantes – et un risque d’image, ‘réputationnel’, alimenté en partie par certaines organisations non-gouvernementales [ONG] et des lobbies », a ainsi affirmé Pascal Allizard, co-auteur, avec Yannick Vaugrenard d’un rapport d’information sur le programme 144 « Environnement et prospective de la politique de défense », remis à l’occasion de l’examen du projet de Loi de programmation militaire [LPM] 2024-30.

« Cela nous a été très clairement expliqué lors de nos auditions : certaines ONG, qui n’en ont que le nom, sont financées par certains pays et ont pour seul objectif de nuire à la BITD européenne et française. À cet égard, les textes en matière environnementale, sociale et de gouvernance, tels que les projets de taxonomie ou d’écolabels, constituent de véritables épées de Damoclès pour la BITD », a ensuite accusé M. Allizard.

Aussi, selon M. Vaugrenard, le rapport recommande de « pousser la Banque Européenne d’Investissement à revoir sa politique interne qui lui interdit actuellement de financer des investissements dans le secteur de la défense », ce qui serait un « signal fort à l’égard des investisseurs privés », et appelle à « établir une cartographie précise des ONG et lobbies actifs en matière ESG et dont l’action peut avoir des conséquences sur notre industrie de défense ».

Pour le sénateur Cédric Perrin, très au fait de ces questions, il « faut arrêter de croire que les conseils d’administration des banques décideraient spontanément, du jour au lendemain, d’arrêter de financer les entreprises de la défense ». Et d’ajouter : « Il y a une pression exercée par certaines ONG qui, j’imagine, sont financées par des pays étrangers. Il me semble qu’il faut désormais mettre des noms sur ces organisations qui n’ont aucun intérêt à ce que notre BITD se développe ».

Et pour M. Perrin, il faudrait commencer ce travail sans tarder. « Le problème de financement touchait d’abord les PME puis les entreprises de taille intermédiaire, désormais même les grands groupes sont victimes de ces cabales contre la défense qui sont parfaitement orchestrées ».

Pour le président de la commission des Affaires étrangères et de la Défense, Christian Cambon, c’est un « vrai sujet ». « Nous savons que des pays qui veulent nuire à nos industries se servent de certaines ONG. Même si la plupart d’entre-elles sont évidemment respectables et font un travail essentiel, d’autres sont cependant instrumentalisées pour pousser ces projets de taxonomie dans un sens défavorable à notre BITD ».

Cela étant, le rôle trouble tenu par certaines ONG dans les « attaques réputationnelles » contre la BITD française n’est pas une nouveauté. Il avait d’ailleurs été pointé par le général Éric Bucquet, quand il était à la tête de la Direction du renseignement et de la sécurité de la Défense [DRSD, contre-espionnage et contre-ingérence]. « Je pense que lorsqu’une ONG bloque un port français pour empêcher l’exportation d’armes, il y a un intérêt économique derrière, la difficulté étant de le prouver » et « si les militants agissent en toute innocence, avec naïveté, les financements, eux, proviennent parfois de puissances qui œuvrent contre les intérêts de la France », avait-il expliqué aux députés.

Sabotage de Nord Stream : un acte de guerre contre la Russie et l’Europe dans l’intérêt de Washington et de l’Initiative des trois mers ?

Sabotage de Nord Stream : un acte de guerre contre la Russie et l’Europe dans l’intérêt de Washington et de l’Initiative des trois mers ?

 

par Pierre-Emmanuel THomann* – Centre français de recherche sur le renseignement – publié en mai 2023

https://cf2r.org/tribune/sabotage-de-nord-stream-un-acte-de-guerre-contre-la-russie-et-leurope-dans-linteret-de-washington-et-de-linitiative-des-trois-mers/

*Docteur en géopolitique

Le sabotage des gazoducs Nord Stream et le débat sur ses responsabilités restera comme l’un des grands épisodes de la désinformation du camp atlantiste dans le conflit en Ukraine. Il n’y aura probablement jamais de confirmation officielle de l’identité du commanditaire de cet acte de terrorisme d’État puisque tout est fait pour étouffer l’affaire.

Les gouvernements concernés, Berlin et Paris en particulier, sont en état de sidération complice. Leur silence sur cette affaire, ou bien le brouillage des pistes, appuyé par les médias dominants et les pseudo-experts qui passent en boucle sur les plateaux télévisés pour relayer les narratifs atlantistes, s’explique aisément. Ils ne peuvent révéler à leurs peuples que leur soi-disant allié principal, Washington, a commis un acte de guerre contre ses propres alliés, puisque ce serait démontrer que le conflit en Ukraine est une guerre provoquée et entretenue par Washington, non pas seulement contre la Russie, mais contre l’Europe tout entière. Tout le discours sur la soi-disant unité occidentale et transatlantique serait irrémédiablement fissuré

Dès l’explosion des gazoducs en septembre 2022, alors que la Russie a été immédiatement pointée du doigt par les experts au service du camp atlantiste, Moscou avait accusé Washington d’être derrière cet acte terroriste Les révélations du journaliste d’investigation américain Seymour Hersh[1] à propos du sabotage des gazoducs Nord Stream ont pourtant renforcé la thèse de la responsabilité de Washington. Cette version a fait sans surprise l’objet d’un embargo des médias dominants qui se font les porte-voix des gouvernements des États-membres de l’UE et de l’OTAN. La tentative maladroite de diversion de Washington par l’intermédiaire du New York Times[2], pointant la responsabilité d’un groupe pro-ukrainien, n’a convaincu personne et le ministre de la Défense Ukrainien a été obligé de démentir, rare épisode où le régime de Kiev a été obligé de contredire son mentor[3].

Il faut aussi rappeler que Washington avait explicitement annoncé son intention de se débarrasser des gazoducs par la voix du président Biden[4]. Les États impliqués dans l’enquête ont par ailleurs souligné que les résultats des investigations resteraient confidentiels, la vérité n’étant évidemment pas bonne à dire[5]. L’hypothèse de la responsabilité de Washington comme commanditaire du sabotage des gazoducs Nord Stream est donc la plus vraisemblable, et à vrai dire, la seule piste crédible.

L’absence de réaction des gouvernements des États européens concernés, l’Allemagne, la France et les Pays-Bas, directement visés par cet acte terrorise qui peut être assimilé à un acte de guerre, révèle le degré sans précédent de soumission géopolitique de cette classe politique à Washington,

Et si l’on analyse cet événement sous l’angle géopolitique, on aboutit à la même conclusion : la responsabilité de Washington. Replacer cet acte de guerre dans le contexte du projet géopolitique « Initiative des trois mers », initié par Varsovie avec le soutien de Washington, mais imaginé par un think tank américain permet de révéler le dessous des cartes géopolitiques.

 

L’Initiative des trois mers

Le projet « Initiative des trois mers » (ITM) rassemble douze pays d’Europe centrale et orientale situés entre la mer Baltique, la mer Noire et la mer Adriatique : Pologne, Hongrie, République tchèque, Slovaquie, Roumanie, Bulgarie, Lituanie, Estonie, Lettonie, Croatie, Slovénie et Autriche. Quinze autres participants ont choisi de s’associer à certains projets, parmi lesquels l’Ukraine. Cette initiative a pour finalité de renforcer la connectivité au sein de cet espace géographique par le développement des infrastructures de transport routières, ferroviaires et par voies navigables, des infrastructures énergétiques comme les gazoducs et les réseaux électriques, et des infrastructures numériques. Les objectifs affichés sont le renforcement du développement économique, de la cohésion au sein de l’Union européenne et des liens transatlantiques[6].

 

Carte 1

 

L’idée centrale est de développer des infrastructures énergétiques et de communication selon un axe nord-sud, car les infrastructures actuelles sont orientées dans le sens est-ouest en provenance de Russie. Ces infrastructures héritées de l’histoire sont considérées comme des facteurs de dépendance géopolitique vis-à-vis de Moscou, mais favorisent aussi la domination économique de l’Allemagne depuis l’élargissement de l’UE aux pays d’Europe centrale et orientale. L’Initiative des trois mers a été conjointement inaugurée en 2016 par la Pologne et la Croatie. Formalisée lors du premier sommet de Dubrovnik les 25 et 26 août 2016, un deuxième sommet s’est tenu à Varsovie les 6 et 7 juillet 2017. Ce projet a commencé à attirer l’attention des autres membres de l’Union européenne, notamment en raison de la présence de Donald Trump.

Le président autrichien Alexander Von der Bellen, a souligné que le projet était issu des think tank américains[7] et qu’il a été dès l’origine activement promu par le groupe de réflexion atlantiste Atlantic Council. Ian Brzezinski, le fils de Zbigniew Brzezinski, soutient activement l’Initiative des trois mers en tant que conseiller stratégique de l’Atlantic Council.[8] Une publication de ce think tank préfigure de manière très précise l’Initiative des trois mers dès 2014[9], c’est-à-dire sous la présidence Obama. Il fait la promotion d’un corridor de transports nord-sud, en adéquation avec les intérêts géopolitiques des Etats-Unis, afin d’assurer la résilience des pays d’Europe centrale et orientale face à la Russie.

 

Les origines géopolitiques du projet et sa renaissance actuelle  

Les origines de l’Initiative des trois mers sont anciennes. L’ITM est l’héritière des représentations géopolitiques polonaises qui ont émergé après la Première Guerre mondiale, plus précisément du projet d’Intermarium (traduction latine de Międzymorze en polonais) du général Josef Pilsudski. Les idées-forces de cet ancien projet ont refait leur apparition dans la configuration géopolitique actuelle. Comme la Pologne avait été dépecée plusieurs fois dans son histoire au profit de l’Empire allemand et de la Russie, le général Pilsudski a cherché, dès les années 1920, à promouvoir une Europe centrale et orientale préservée des appétits géopolitiques de ses voisins, en créant une fédération des États situés entre les mers Baltique, Noire et Adriatique – l’Intermarium – pour se protéger de l’URSS et de l’Allemagne. Le projet du général Pilsudski était destiné à assurer la survie de la Pologne, mais il fut abandonné à la veille de la Deuxième Guerre mondiale. Cette idée a cependant survécu au sein de la diaspora polonaise des États-Unis, proche des stratégistes américains. Cela a abouti à créer une synergie forte entre les visions géopolitiques américaine et polonaise, depuis la Guerre froide jusqu’à aujourd’hui[10]. L’Initiative des trois mers est ainsi une reprise américano-polonaise de l’Intermarium. Initialement, pour Varsovie, l’Intermarium avait pour objectif de promouvoir une troisième voie entre empires russe et allemand. Mais la configuration géopolitique est aujourd’hui différente car la Pologne et l’Allemagne, toutes deux membres de l’Alliance atlantique, sont désormais alliées. Il n’y a donc plus de volonté de former une Europe médiane indépendante de l’UE et de l’OTAN. Aujourd’hui le projet est mis en avant avec des arguments géoéconomiques, comme la nécessité de réduire la dépendance au gaz russe et à l’hégémonie économique et politique allemande dans l’UE. Toutefois, les enjeux géostratégiques sont bien réels et demeurent implicites.En effet, depuis le retour de la rivalité entre les puissances européennes et mondiales – Russie, États-Unis, Chine et pays membres de l’Union européenne –, le dilemme géopolitique de l’Europe médiane et de sa sécurité resurgit. Les pays d’Europe centrale et orientale membres de l’UE et l’OTAN sont aujourd’hui considérés comme des pivots géopolitiques. Bien que la configuration internationale ait évoluée, la géographie et les constantes géopolitiques demeurent, et la perception de sa sécurité par la Pologne découle des représentations historiques qui persistent quels que soient les gouvernements. La méfiance de Varsovie vis-à-vis de la Russie a connu une nouvelle actualité avec la crise en Ukraine à partir de 2014 et poussé les Polonais à consolider leur sécurité. A leurs yeux, couple franco-allemand, n’est pas considéré comme totalement fiable, car trop accommodant vis-à-vis de la Russie, et l’UE trop divisée pour s’affirmer. Le projet a donc désormais pour objectif de se développer en synergie avec l’UE et de l’OTAN. Le premier objectif des Polonais est de contenir la Russie perçue comme la menace principale, mais aussi d’équilibrer l’Allemagne avec qui les désaccords se sont accumulés. L’Initiative des trois mers est donc, pour la Pologne, un projet destiné à réduire la dépendance à l’égard de Moscou et maintenir le lien transatlantique. Pour Varsovie et ses alliés au sein de l’ITM, l’alliance privilégiée avec les Etats-Unis est jugée nécessaire pour accroître leur marge de manoeuvre dans l’UE. La focalisation sur la menace russe permet à la Pologne de se positionner comme pivot géopolitique régional sur le flanc est de l’OTAN. Elle est assurée du soutien des Etats-Unis afin de devenir le chef de file régional de l’UE et de l’OTAN. Varsovie participe à de nombreux projets de défense avec les Etats-Unis[11], domaine dans lequel l’Union européenne reste secondaire malgré les progrès récents. L’UE est par contre une organisation utile pour obtenir des financements – fonds structurels et fonds de cohésion – destinés aux infrastructures[12].La méfiance vis-à-vis de l’Allemagne s’est aussi cristallisée à propos de la mise en service du gazoduc Nord Stream I[13], inauguré en 2001, qui approvisionne Berlin en gaz russe via la mer Baltique, et qui devait être doublé grâce à Nord Stream II. Ce projet a été qualifié abusivement par Varsovie de « second pacte Molotov-Ribentrop ». Les anciennes représentations historiques ont été réactivées en cette occasion, illustrant la permanence des craintes historiques des pays d’Europe centrale vis-à-vis des puissances voisines qui les ont toujours dominés.

 

La synergie entre l’OTAN, le Partenariat oriental de l’UE, le programme PESCO
et l’Initiative des trois mers

Les Polonais sont parvenus à faire converger à leur bénéfice les différentes initiatives prises au niveau européen, comme le Partenariat oriental de l’UE, mais aussi le nouveau programme PESCO[14] lancé par Bruxelles en matière de défense. Leur objectif est d’attirer le maximum de financements européens sur leurs priorités. – Le programme PESCO a pour volet principal le projet « Mobility[15] » destiné à mettre à niveau et à développer les infrastructures pour améliorer la mobilité des forces armées de l’OTAN. Cette priorité est aussi un objectif des services de la Commission européenne consacrés aux infrastructures[16], souligné dans la déclaration commune OTAN-UE.[17] Le lien entre l’Initiative des trois mers et les intérêts de l’Alliance atlantique apparaissent donc de manière évidente. Le général américain Ben Hodges, ancien commandant des forces américaines en Europe (EUCOM), a ainsi déclaré que les infrastructures du projet PESCO correspondant aux priorités de l’Initiative des trois mers – notamment Rail Baltica et Via Carpatia – étaient prioritaires[18]. Il s’est par contre prononcé contre l’installation d’une base américaine en Pologne, pour ne pas diviser les alliés.[19] – Le Partenariat oriental de l’UE a été imaginé par les Polonais et promu avec les Suédois. Il est issu de la doctrine Sikorski, qui a pour objectif d’établir une zone tampon face à la Russie[20]. Ainsi, le Partenariat oriental, l’Initiative des trois mers et le projet PESCO s’inscrivent dans la stratégie de sécurité de Varsovie face à Moscou. Le souhait du gouvernement polonais d’accueillir une base militaire de l’OTAN sur son territoire est une autre preuve de la cohérence des intentions polonaises. Cette convergence des projets au niveau régional permet de percevoir que la Pologne exploite l’Initiative des trois mers comme outil d’influence et de développement économique, mais aussi comme instrument pour assurer sa sécurité. Varsovie se repose également sur les Etats-Unis qui sont engagés dans une manœuvre à l’échelle européenne – principalement pour endiguer l’Allemagne et garder l’UE sous leur influence –, mais aussi à l’échelle mondiale vis-à-vis de la Russie et la Chine. Examinons ces enjeux.

 

La synergie entre l’Initiative des trois mers et le projet géopolitique des Etats-Unis : la rivalité avec la Russie et l’Allemagne

Si l’on se réfère aux enjeux géopolitiques à l’échelle mondiale, l’Initiative des trois mers est un projet qui s’inscrit également dans les priorités géopolitiques des Etats-Unis. Leur implication dans le projet, dès son origine, est en cohérence avec leur manœuvre stratégique vis-à-vis de l’Eurasie pour contrer la Russie et la Chine, mais aussi avec leur ambition de devenir un exportateur majeur de gaz de schiste.

 


Carte 2

 

Washington a en effet pour objectif prioritaire le contrôle de l’Eurasie. Cette préoccupation ancienne se réaffirme aujourd’hui de manière explicite afin de préserver son leadership mondial et de ralentir l’émergence d’un monde multipolaire[21]. Avec une continuité remarquable, la stratégie des Etats-Unis est donc de faire front contre la Russie et d’élargir le Rimland (selon la doctrine géopolitique de Spykman), mais aussi de fragmenter l’Eurasie (selon la doctrine de Mackinder) et de détacher l’Ukraine de la Russie (doctrine Brzezinski). Cette constante géopolitique a été réaffirmée dès la fin de la Guerre froide avec la doctrine Wolfowitz (1992). Celui-ci avait souligné que la mission de l’Amérique dans l’ère de l’après-Guerre froide consisterait à s’assurer qu’aucune superpuissance rivale n’émerge en Europe occidentale, en Asie ou sur le territoire de l’ancienne Union soviétique[22]. La représentation stratégique de Zbigniew Zbrezinski[23] – qui fait de la fragmentation géopolitique du continent eurasien un objectif afin de provoquer une intégration renforcée des Etats de l’Europe occidentale dans l’espace euro-atlantique sur un axe Paris-Berlin-Kiev – a aussi exercé une influence importante[24] sur l’administration américaine. Cet objectif a été explicitement repris par Wess Mitchell, secrétaire d’État adjoint pour l’Europe et l’Eurasie au département d’État sous la présidence de Donald Trump. Il préconise de poursuivre de la consolidation par les Etats-Unis du Rimland européen[25]. Cette stratégie, combinée à celle conduite dans la région indopacifique, permet d’assurer l’encerclement du continent eurasien par les Etats-Unis. L’Initiative des trois mers s’intègre ainsi parfaitement dans cette vision et constitue un des instruments de Washington. Les Etats-Unis réinvestissent à nouveau l’Europe centrale et orientale dans le cadre de leur manœuvre vis-à-vis de l’Eurasie. La Pologne est donc le pivot qu’ils ont choisi pour préserver leur domination sur le projet européen, raison pour laquelle ils s’attachent à renforcer le poids de Varsovie au sein de l’UE. L’Ukraine était également destinée à prendre de l’importance dans l’Initiative des trois mers. En effet, arrimer Kiev à l’Europe de l’Ouest était déjà dans leurs plans initiaux et confirme le caractère très géopolitique de ce projet. Le rôle de l’Ukraine est celui d’un territoire de transit pour les corridors énergétiques permettant d’éviter la Russie via l’axe Asie centrale/Caucase du Sud/mer Noire. L’intervention russe en Ukraine à partir de 2023 est venue contrecarrer ces plans, du moins en ce qui concerne l’inclusion de Kiev dans le projet, option qui reste tributaire de l’issue du conflit. C’est dans ce contexte que l’Initiative des trois mers a été soutenue par Donald Trump à l’occasion de sa participation au sommet de Varsovie[26], en 2017. Le soutien très appuyé du président à l’ITM américain s’inscrit bien sûr dans le cadre de la rivalité géopolitique entre les Etats-Unis et la Russie. Mais il est également lié à la volonté de Washington d’exporter son gaz de schiste, lequel est devenu une arme géopolitique pour les Etats-Unis.[27] Ce soutien se comprend aussi dans le cadre d’une rivalité devenue explicite entre les Etats-Unis et l’Allemagne. La politique « America First !», de Donald Trump – objectif autrefois plus implicite qu’explicite – s’est traduite par une intense pression politique sur l’Allemagne, en donnant plus de poids aux critiques de la Pologne. En liant les dossiers énergie et sécurité[28], Trump a accusé Berlin d’importer du gaz russe, d’aggraver le déficit commercial américain et de ne pas contribuer financièrement suffisamment à l’OTAN. Cette mise sous pression a conduit Berlin à importer du gaz de schiste américain et à ouvrir un port destiné à accueillir le gaz naturel liquéfie (GNL) dans le nord de l’Allemagne. Berlin a pourtant continué de défendre fermement le projet de gazoduc Nord Stream II contre l’avis de Washington et de Varsovie, jusqu’au déclenchement de l’opération spéciale russe, en février 2022. 

 

Le sabotage de Nord Stream par Washington : un acte en synergie avec les objectifs de l’Initiative des trois mers

 L’arme énergétique comme instrument géopolitique est particulièrement importante pour Washington. Le sabotage des gazoducs Nord Stream, infrastructures qui évitaient l’Ukraine mais favorisaient la Russie et l’Allemagne, doit être replacé dans le contexte du conflit actuel dont il aggrave les enjeux et fait monter les enchères. Le déclenchement du conflit en Ukraine provoqué par Washington et Londres – notamment en raison du projet d’élargissement de l’OTAN – a été l’occasion de prendre des décisions radicales pour affaiblir la Russie et les États européens, en particulier l’Allemagne, mais aussi la France, par la même occasion. Les États-Unis ont l’ambition d’exporter leur gaz de schiste au détriment des sociétés énergétiques européennes impliquées dans l’exploration de ressources de Sibérie (Russie) et le projet de gazoduc Nord-Stream II. Dès le début de l’opération spéciale russe en Ukraine, les Etats-Unis ont fait pression sur leurs alliés de l’OTAN pour stopper les importations de gaz en provenance de Russie par les gazoducs Nord Stream, mais sans mettre un terme à celles ayant lieu via les gazoducs traversant l’Ukraine, pour donner des ressources et un levier à Kiev. Washington est arrivé à ses fins et le sabotage de Nord Stream, en septembre 2022, lui a permis de pérenniser ce gain en faisant clairement comprendre à l’Allemagne et à ses partenaires qu’il ne serait pas question d’utiliser ces gazoducs lorsque le conflit serait terminé, car la Russie a envisagé de les réparer[29] Avec ce sabotage, les Etats-Unis forcent donc les Européens à opérer une réorientation géopolitique radicale dans le sens des objectifs de l’Initiative des trois mers, destinée in fine, à détacher la Russie de l’Europe de l’Ouest en réorientant les infrastructures énergétiques et de transport et en les rendant plus dépendants au gaz de schiste américain. L’Union européenne se trouve ainsi réduite au statut de zone tampon dans le cadre de la manœuvre américaine en Eurasie, dont elle devient une périphérie de plus en plus divisée et instrumentalisée par Washington.

Forcer l’Allemagne à choisir son camp et se détacher de la Russie 

Il convient de souligner la position de Berlin par rapport au projet. Aujourd’hui, l’Allemagne est une puissance centrale qui poursuit son expansion en direction des pays des Balkans, d’Europe orientale et des anciennes républiques de l’ex-URSS (Ostmitteleuropa). L’idéologie qui sous-tend cette expansion est différente de l’idéologie pangermaniste de la veille de la Première Guerre mondiale car elle se fait aujourd’hui au nom de « l’occidentalisation » et de « l’européanisation » de son flanc oriental, d’où sa rivalité géopolitique croissante avec la Russie. Mais si l’idéologie change les tropismes géographiques demeurent. Du point de vue géopolitique, l’Allemagne, cherche à arrimer les pays d’Europe centrale et orientale – dont l’Ukraine –à l’espace euro-atlantique. Le soutien des Etats-Unis à l’Initiative des trois mers, dans le contexte des désaccords croissants avec Donald Trump, a sans doute poussé Berlin à participer à l’ITM afin d’empêcher qu’il prenne une orientation trop antiallemande et afin de contrer la politique américaine de soutien aux initiatives de la Pologne. Les gouvernements allemands successifs poursuivent ainsi la construction d’une zone tampon à l’est, face à la Russie, grâce au Partenariat oriental de l’UE que l’ITM vient compléter.

Sur le plan économique, l’Allemagne table aussi sur l’ouverture des marchés des pays du Partenariat oriental, notamment l’Ukraine. Berlin se considère responsable de la trajectoire géopolitique de ce pays et utilise le narratif euro-atlantique pour parvenir à son objectif. Cependant, jusqu’au déclenchement de l’offensive russe, l’Allemagne considérait qu’elle avait besoin du gaz et du pétrole russes pour maintenir son statut de puissance économique. Elle reste pourtant toujours sous protection militaire américaine, le parapluie nucléaire des Etats-Unis étant la défense ultime du territoire allemand. Le soutien au projet d’Initiative des trois mers et l’acceptation des importations de gaz de schiste américain étaient sans doute considérés par Berlin comme le prix à payer pour préserver Nord Stream II et sa position de puissance centrale dans l’UE, en prenant garde à contenir l’attitude hostile des Etats-Unis[30] à l’égard de Moscou. Le soutien de l’Allemagne à l’ITM n’a toutefois pas effacé la méfiance de Varsovie vis-à-vis de Berlin, très prononcée dans les milieux conservateurs et pro-américains[31] en Pologne et dans la diaspora aux Etats-Unis. Varsovie est ainsi confronté à dilemme : conserver son emprise sur l’Initiative des trois mers, mais en même temps attirer les financements de l’UE avec le soutien de l’Allemagne.

C’est à l’occasion de l’aggravation de la crise en Ukraine en 2022 que Washington a décidé de ne plus tolérer la politique d’équilibre des Allemands combinant alliance stratégique avec l’OTAN et alliance énergétique avec la Russie. Le sabotage de Nord Stream par les Etats-Unis force Berlin à choisir définitivement le camp occidental contre la Russie et à abandonner sa politique d’équilibre pour se ranger sous l’hégémonie américaine, tant géostratégique que géoéconomique.

La domination sans partage de Washington est aussi rendue possible par l’incapacité des Français et des Allemands à s’entendre sur une architecture européenne de sécurité pouvant conférer plus d’indépendance à l’UE vis- à-vis des Etats-Unis, comme sur les questions énergétiques où ils restent des rivaux. La décision de l’Allemagne de sortir du nucléaire et de compter massivement sur l’importation de gaz russe, sans consultation avec la France, explique sans doute l’absence de réaction de Paris au sabotage des Américains, selon un sentiment de schadenfreude (« se réjouir du malheur d’autrui »), même si les intérêts de Paris sont également touchés. Le camp des atlantistes français, qui a toujours craint l’axe germano-russe, en sort aussi renforcé. La rivalité géopolitique franco-allemande est une faille du projet européen que les Américains ont toujours exploitée pour l’affaiblir et l’orienter à leur avantage.

 

Le succès de la stratégie américaine et le déplacement du centre de gravité de l’UE

Le sabotage de Nord Stream par les Etats-Unis s’inscrit dans leur stratégie géopolitique de fragmentation du vieux continent afin de torpiller toute entente européenne – mais aussi eurasienne – et la constitution d’un axe Paris-Berlin-Moscou. Par ailleurs, Washington est bien décidé à poursuivre son encerclement de l’Eurasie contre la Russie et la Chine, afin de préserver sa suprématie en Europe et dans le monde. L’Initiative des trois mers est l’un des instruments de cette stratégie. Dans ce contexte, le sabotage des gazoducs Nord Stream est un acte de guerre contre la Russie, mais aussi contre l’Allemagne, la France et les Pays-Bas, et une atteinte à leur souveraineté. C’est un acte d’hostilité contre l’idée d’un projet européen indépendant incluant la Russie, selon la vision gaullienne d’une « Europe européenne » qui s’oppose à « l’Europe américaine ».

L’UE est la dernière zone dans le monde où les Etats-Unis, peuvent encore exercer aujourd’hui leur hégémonie sans obstacle réel. Mais ils ne peuvent durablement maintenir la pression sur la classe politique du vieux continent qu’en terrorisant les Européens par des actes comme le sabotage des gazoducs. La politique de Washington, dictée par des idéologues néoconservateurs mus par la préservation à tout prix de la suprématie américaine, constitue une menace géopolitique majeure pour les nations européennes, en particulier pour la France et l’Allemagne. Leur absence de réaction s’explique par l’asservissement géopolitique de leurs gouvernements qui ne tiennent leur légitimité que de leur appartenance au camp atlantiste sous la direction de Washington, à qui ils ont fait allégeance, et non plus de leurs peuples qu’ils sont incapables de protéger. Paris et Berlin sont ainsi engagés dans une fuite en avant qui les place en situation de cobelligérance avec la Russie, au grand bénéfice des intérêts américains et de leur instrument, le régime de Kiev. Les conséquences prévisibles pour les Européens sont une nouvelle crise économique, une désindustrialisation au profit des Etats-Unis, une baisse du niveau de vie et une déstabilisation durable du continent par un conflit militaire qui pourrait déboucher sur une troisième guerre mondiale.

Le projet d’Initiative des trois mers, qui attire de manière croissante des investissements de l’UE et de l’Allemagne, amène le centre de gravité géopolitique de l’Union européenne à se déplacer vers l’est. La consolidation de l’Allemagne en posture centrale et la confirmation d’une rupture entre la Russie et une UE dominée par les priorités allemandes et polonaises appuyées par les Etats-Unis, vont renforcer les déséquilibres géopolitiques au sein de l’Europe. Une telle évolution se fait au détriment de l’axe franco-allemand et aggrave la rivalité avec la Russie. Toutefois, l’affaiblissement économique éventuel de l’Allemagne – dont l’accès au gaz et pétrole russes bon marché est désormais plus limité – va toutefois peut-être réduire son avantage géopolitique.

Depuis la réunification allemande et l’élargissement de l’UE en Europe centrale et orientale, une nouvelle rivalité géopolitique entre l’Allemagne et la France émerge[32]. En effet, le renforcement du statut de puissance centrale de l’Allemagne entre en contradiction avec le projet d’avant-garde franco-allemande et celui d’une Europe à plusieurs « cercles » défendu par la France. Dans le passé, Paris a cherché à rééquilibrer l’UE vers la Méditerranée pour contrer le déplacement de son centre de gravité géopolitique vers l’est, provoquant à son tour des initiatives comme le Partenariat oriental[33]

Il se peut que la crise économique ralentisse la montée en puissance de l’Initiative des trois mers, mais si les flux énergétiques en provenance de Russie se tarissent, alors son objectif géopolitique sera atteint. Sa consolidation se traduira-t-elle par une politique de compensation vis-vis de la France, ainsi que cela a été pratiqué depuis la réunification allemande ? Selon les plans de Washington, l’ITM devrait permettre de faire des pays membres de l’UE, des « États-fronts » contre la Russie, car l’Europe se verrait coupée de son espace oriental, comme pendant la Guerre froide, ce qui l’empêcherait de conduire une politique d’équilibre.

Berlin et Paris oseront-ils un jour riposter au sabotage des gazoducs ? La France va-t-elle enfin contester de manière ferme cette fuite en avant de l’UE sur son flanc oriental ? En ce qui concerne l’Initiative des trois mers, il n’y a aucune raison pour que Paris participe, au travers de l’UE, au financement d’un projet menant à sa marginalisation géopolitique. Si la construction d’infrastructures entre les pays d’Europe centrale et orientale est légitime, la rupture des flux dans le sens est-ouest devrait être évitée. La France a intérêt à ce que les États participant à l’ITM se positionnent comme des ponts entre la Russie et l’UE, à l’image de la Hongrie, et non pas comme un sous-ensemble farouchement opposé à Moscou, ce qui fracture l’Europe.

En 2014, la Russie avait proposé à l’Ukraine d’intégrer son projet d’Union eurasiatique, mais le coup d’État à Kiev a réorienté le pays vers l’espace euro-atlantique et un accord de libre-échange avec l’UE. La Russie a ensuite élaboré en 2016 le projet de Grande Eurasie, qui n’était pas fermé à une participation de l’Union européenne car sa vision était celle d’une convergence des intérêts géopolitiques communs à tout le continent[34]. L’Initiative des trois mers, qui tend à privilégier les relations nord-sud, entre en contradiction avec la vision est-ouest que la Russie cherche à maintenir. Or depuis février 2022, on observe une véritable hystérie au sujet d’une menace russe, en réalité inexistante pour les membres OTAN[35], alors même que le conflit actuel est principalement dû à la non prise en compte des intérêts de sécurité de la Russie. Moscou réagit en effet selon ses propres représentations, lesquelles proviennent de son sentiment d’encerclement par l’OTAN en raison de son élargissement, de l’installation de bases américaines en Europe de l’Est et du nouveau projet de bouclier antimissiles. Les crises géorgienne (2008) et ukrainienne s’inscrivent dans ce contexte[36].

Un meilleur équilibre géopolitique en Europe est nécessaire pour éviter l’hégémonie de Washington laquelle entraine la France et les Européens dans des conflits contre la Russie et la Chine, au détriment de leurs intérêts et au seul profit des néoconservateurs de Washington et des bureaucraties alignées de l’OTAN et de l’UE. Une confrontation de long terme avec Moscou doit être évitée car toute l’Europe et sa proximité géographique s’en trouveront affectées.

A l’issue du conflit en cours, la meilleure politique pour la France serait de s’affirmer comme puissance d’équilibre grâce à un rapprochement franco-russe pour contrebalancer l’axe euro-atlantiste sous hégémonie américaine. Pratiquer l’équilibre n’est pas la neutralité, mais permet de contrebalancer le pôle trop dominant par un autre. Il serait judicieux pour la France et les États ouverts à une reprise des relations avec la Russie – l’Italie, l’Espagne, la Grèce, Chypre, mais aussi la Hongrie et la Croatie, et espérons l’Allemagne, si elle se détache de ses illusions atlantistes – de promouvoir un nouvel équilibre plus favorable à leurs intérêts.

Si Moscou restait en conflit avec ce qu’elle appelle « l’Occident collectif », la coopération avec les pays occidentaux – ceux du temps de la Guerre froide –restera toutefois d’actualité selon le Kremlin.[37] A l’échelle mondiale, l’enjeu pour les Européens est d’éviter un éventuel condominium américano-chinois et la Russie peut jouer dans cette perspective un rôle important. Une nouvelle architecture européenne de sécurité, maintes fois évoquée mais jamais mise en œuvre, incluant la Russie et l’Ukraine, reste la condition, non seulement de la paix en Europe, mais aussi de la relance du projet européen vers une Europe des nations souveraines, alliées et interdépendantes, à l’échelle continentale.


 

[1] https://seymourhersh.substack.com/p/how-america-took-out-the-nord-stream

[2] https://www.nytimes.com/2023/03/07/us/politics/nord-stream-pipeline-sabotage-ukraine.html

[3] https://www.reuters.com/world/europe/zelenskiy-aide-kyiv-absolutely-not-involved-nord-stream-attack-2023-03-07/

[4] https://www.youtube.com/watch?v=k93WTecbbks

[5] https://www.epochtimes.fr/la-suede-quitte-lenquete-conjointe-sur-la-fuite-du-nord-stream-et-refuse-de-partager-ses-conclusions-invoquant-la-securite-nationale-2135764.html

[6] « The overarching pillars of the Three Seas Initiative are threefold – economic development, European cohesion and transatlantic ties. The changing nature of global environment calls for their strengthening in order to be able to face new challenges and overcome dynamic threats.

Firstly, the Initiative seeks to contribute to the economic development of the Central and Eastern Europe through infrastructure connectivity, mainly, but not only on the North-South axis, in three main fields – transport, energy and digital.

The second objective is to increase real convergence among EU Member States, thereby contributing to enhanced unity and cohesion within the EU. This allows avoiding artificial East-West divides and further stimulate EU integration.

Thirdly, the Initiative is intended to contribute to the strengthening of transatlantic ties. The US economic presence in the region provides a catalyst for an enhanced transatlantic partnership. » (https://www.three.si/2019-summit).

[7] https://www.bundespraesident.at/aktuelles/detail/drei-meere-initiative-2018

[8] http://www.atlanticcouncil.org/blogs/new-atlanticist/the-three-seas-summit-a-step-toward-realizing-the-vision-of-a-europe-whole-free-and-at-peace

[9] http://www.atlanticcouncil.org/images/publications/Completing-Europe_web.pdf

[10] Laruelle Marlène, Riviera Ellen, Imagined Geographies of Central and Eastern Europe: The Concept of Intermarium, Institute for Russian European, and Eurasian studies, The Georges Washington University, IERES Occasional Papers, March 2019 (https://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/laruelle-rivera-ieres_papers_march_2019_1.pdf).

[11] Montgrenier Jean-Sylvestre, Dubois-Grasset Jeanne, La Pologne, acteur géostratégique émergent et puissance européenne, http://institut-thomas-more.org/2018/06/30/la-pologne-acteur-geostrategique-emergent-et-puissance-europeenne/

[12] https://www.ft.com/content/2e328cba-c8be-11e8-86e6-19f5b7134d1c

[13] https://www.ft.com/content/eb1ebca8-9514-11e5-ac15-0f7f7945adba

[14] « Permanent Structured Cooperation ». Ce projet a pour objectif de rendre la politique de sécurité et de défense européenne plus contraignante. Les États membres s’engagent à mettre en œuvre ensemble des projets de défense sélectionnés.

[15] https://www.consilium.europa.eu/media/32079/pesco-overview-of-first-collaborative-of-projects-for-press.pdf

[16] https://ec.europa.eu/transport/themes/infrastructure/news/2018-03-28-action-plan-military-mobility_en

[17] https://www.consilium.europa.eu/en/press/press-releases/2016/07/08/eu-nato-joint-declaration/

[18] https://biznesalert.pl/hodges-centralny-port-komunikacyjny-mobilnosc-nato/

[19] https://www.politico.eu/article/dont-put-us-bases-in-poland/

[20] https://wikileaks.org/plusd/cables/08WARSAW1409_a.html

[21] Foucher Michel, La bataille des cartes, Analyse critique des visions du monde, Françoise Bourin, 2011.

[22] https://www.nytimes.com/1992/03/08/world/us-strategy-plan-calls-for-insuring-no-rivals-develop.html

[23] Brzezinski Zbigniew, The Grand Chessboard: American Primacy and its Geostrategic Imperatives, Basic Books, 1997.

[24] Justin Vaïsse, Zbigniew Brzezinski, stratège de l’empire, Odile Jacob, 2016.

[25] Selon Mitchell, l’objectif des Etats-Unis est d’éviter la domination des masses eurasiennes par des puissances hostiles. Ainsi, il précise que « lors de trois guerres mondiales, deux chaudes et une froide, nous avons aidé à unifier l’Occident démocratique pour empêcher nos opposants brutaux de dominer l’Europe et le Rimland à l’ouest de l’Eurasie »[25]. Sans surprise, la Russie et la Chine sont désignées comme les adversaires stratégiques des Etats-Unis alors que la Guerre froide est terminée depuis plus d’un quart de siècle, car ils « contestent la suprématie des USA et leur leadership au XXIe siècle.» On retrouve donc avec constance l’objectif des Etats-Unis de contrôler l’Eurasie afin d’empêcher un rival géopolitique d’y émerger à nouveau et de relativiser leur propre puissance mondiale (https://ee.usembassy.gov/a-s-mitchells-speec).

[26]  Le Président Donald Trump a déclaré lors du sommet de l’Initiative des trois mers le 6 juillet 2017 à Varsovie que « L’Initiative des Trois Mers transformera et reconstruira l’ensemble de la région et veillera à ce que vos infrastructures, tout comme votre engagement en faveur de la liberté et l’état de droit, vous lient à toute l’Europe et, en fait, à l’Occident. (…) L’Initiative des trois mers permettra non seulement à vos peuples de prospérer, mais aussi à vos nations de rester souveraines, sûres et libres de toute coercition étrangère. Les nations libres d’Europe sont plus fortes et l’Occident l’est aussi. Les États-Unis sont fiers de constater qu’ils aident déjà les pays des trois mers à atteindre la diversification énergétique dont ils ont tant besoin. L’Amérique sera un partenaire fiable et sûr dans la production de ressources et de technologies énergétiques de haute qualité et à faible coût. »

[27] Le Financial Times a souligné que « Donald Trump est en train d’opérer un changement radical dans la politique énergétique américaine en utilisant les exportations de gaz naturel comme un instrument de politique commerciale, en se faisant le champion des ventes à la Chine et à d’autres régions d’Asie dans le but de créer des emplois et de réduire les déficits commerciaux américains. Dans une tentative de libérer les ressources énergétiques américaines, M. Trump essaie de promouvoir davantage d’exportations de gaz naturel liquéfié et pas seulement d’utiliser le GNL comme une arme géopolitique visant des nations telles que la Russie, comme c’était la position de son prédécesseur Barack Obama. ». « Trump looks to lift LNG exports in US trade shift », Financial Times, June 22, 2017 (https://www.ft.com/content/c5c1958c-5761-11e7-80b6-9bfa4c1f83d2).

[28]https://www.euractiv.com/section/energy/news/kremlin-accuses-trump-of-trying-to-bully-europe-into-buying-us-lng/

[29] https://www.lalibre.be/economie/conjoncture/2022/10/14/nord-stream-une-grande-section-du-tuyau-doit-etre-coupee-et-remplacee-G6ROQC3BGZF4RLFWETGX7NQ6Q4/

[30] Les sanctions allemandes contre la Russie étaient toujours calibrées afin de ne pas mettre en danger les intérêts fondamentaux de sa puissance économique, tout en satisfaisant les Etats-Unis mais aussi les pays d’Europe centrale et orientale, méfiants vis-à-vis de Moscou. Il s’agissait à la fois d’une politique d’équilibre, de réassurance, et d’endiguement de la Russie sur le plan géostratégique.

[31] https://www.tysol.pl/a23593-Najnowszy-numer-%E2%80%9ETygodnika-Solidarnosc%E2%80%9D-Po-co-Niemcom-Trojmorze-

[32] Thomann Pierre-Emmanuel, Le couple, franco-allemand et le projet européen, représentations géopolitiques, unité et rivalités, L’Harmattan, Paris, 2015.

[33] Le partenariat oriental avait été promu par la Pologne et la Suède pour contrer le tropisme euro-méditerranéen de la France, dans le contexte de la crise provoquée par le projet d’Union méditerranéenne de Nicolas Sarkozy en 2007/2008. L’Allemagne a toujours soutenu le partenariat oriental, mais en agissant dans les coulisses de l’Union européenne. Berlin a bloqué le projet d’Union méditerranéenne de la France pour éviter une division de l’UE et contrer l’émergence de Paris comme chef de file des pays méditerranéens en contrepoids de l’Europe allemande, afin d’éviter une fragmentation de l’Europe en alliances variables, et maintenir la France et les pays du sud de l’Europe dans le giron de l’UE.

[34] Glaser Kukartseva, M. et Thomann, P.-E., “The concept of “Greater Eurasia”: The Russian “turn to the East” and its consequences for the European Union from the geopolitical angle of analysis”, Journal of Eurasian Studies, 13(1), 3-15, 2022, (https://doi.org/10.1177/18793665211034183).

[35] Aucun État membre de l’OTAN protégé par l’article V n’a pourtant eu de différend militaire avec la Russie.

[36] Thomann Pierre-Emmanuel, « Guerre Russie-Géorgie : première guerre du monde multipolaire », Défense nationale, n°10, octobre 2008 (http://www.ieri.be/fr/node/329).

[37] Vladimir Putin Meets with Members of the Valdai Discussion Club. Transcript of the Plenary Session of the 19th Annual Meeting, october 27, 2022

https://valdaiclub.com/events/posts/articles/vladimir-putin-meets-with-members-of-the-valdai-club/

Métaux critiques, en route vers l’indépendance

Métaux critiques, en route vers l’indépendance

OPINION. L’objectif de remplacer 1,5 à 2 milliards de véhicules à moteur thermique par des véhicules électriques à batterie ou hydrogène s’est matérialisé. À l’échelle mondiale, en 2030, le taux de pénétration de ces véhicules sera entre 60 % et 100 %, ce qui nécessite de multiplier les productions par un facteur 10. L’Europe peut contribuer à cette nouvelle production si certaines conditions sont remplies. Par Didier Julienne, Président de Commodities & Resources (*).

Didier Julienne.
                                                                         Didier Julienne. (Crédits : Patrick FITZ / M&B)

 

En décembre 2010, il y a 13 ans, j’étais invité à prononcer une conférence à l’Institut de France devant ses académiciens sur les métaux stratégiques et les terres rares. Elle s’est déroulée le 6 février 2012 et c’était la première fois qu’était annoncé que la transition énergétique faisait basculer notre monde d’une dépendance aux hydrocarbures vers une dépendance aux métaux. Je souhaitais que le monde en prenne conscience parce que je proposais par la suite une solution : la construction de filières industrielles verticales de la production minière à la production de véhicules électriques. Hélas, seule la Chine de l’époque a transformé ce conseil en action.

Depuis, l’objectif de remplacer 1,5 à 2 milliards de véhicules à moteur thermique par des véhicules électriques à batterie ou hydrogène s’est matérialisé. À l’échelle mondiale, en 2030, le taux de pénétration de ces véhicules sera entre 60 % et 100 %, ce qui nécessite de multiplier les productions par un facteur 10.

L’ensemble sera possible avec les ressources naturelles dont nous disposons.

C’est pourquoi, je vous propose de jeter un regard sur l’industrie minière, puis comment les industries consommatrices s’adaptent et enfin de comprendre l’escroquerie intellectuelle construite pour contrer la transition électrique, c’est-à-dire la fake news des «  métaux rares et d’une face sombre de la transition énergétique  » : ses promoteurs et son impact sur les politiques et les entreprises.

Offre : comment se présente l’industrie minière ? Depuis une vingtaine d’années, la production de nickel a été multipliée par 3, celle du cobalt par 5, celle du lithium par 15. Il y a deux manières d’évaluer l’offre mondiale de terres rares : la production globale et les quotas, mais les deux ont été multipliées par environ 3. Compte tenu de ces multiplicateurs, il apparaît ridicule de parler d’une offre contrainte ou rare, puisque lorsque l’on cherche des métaux, on les trouve.

Demande du « game over » statique au « game changer » dynamique

La future demande de ces métaux pour les batteries est appelée par divers prévisionnistes à être multipliée d’ici à 2030 par 7 pour le nickel, par 6 pour le cobalt et 6 pour le lithium et 3 à 10 pour les terres rares suivant les scénarii respectifs de 4 degrés ou 2 degrés.

Ces prévisions sont si alarmistes que des constructeurs automobiles, tel Toyota, qui ont été bernés par l’infox des «  métaux rares et la face sombre de la transition énergétique  », affirment que nous irions vers un «  game over  » électrique.

Pourquoi je ne partage pas ces prévisions ?

  • Tout d’abord, parce que nous avons des ressources minérales inexploitées et contrairement aux rumeurs nous découvrons encore des gisements riches.
  • Deuxièmement, parce la hauteur des chiffres avancés est inexacte. L’industrie des ressources naturelles n’a jamais été en mode « game over », mais en « game changer ». C’est-à-dire qu’elle n’est jamais statique, mais toujours dynamique grâce aux expériences et aux contre-intuitions, grâce aux découvertes et aux innovations orientées vers des consommations de matériaux plus sobres, plus recyclables, plus de substituable et l’ensemble avec les métaux les plus communs et les plus disponibles.

Huit exemples de « game changer »

  • Sobriété & recyclage :

Entre les années 1990 et aujourd’hui, j’ai vu dans mes entreprises une division de la consommation de platine par un facteur de 6 à 7 dans la catalyse automobile, mais aussi des substitutions avec le palladium et un parfait taux de recyclage de ces platinoïdes, le tout avec des normes antipollution de plus en plus strictes. Sans ces progrès il eut été impossible d’avoir autant de voitures moins polluantes.

Dans le même temps, l’industrie du verre voyait la technologie de production de ses appareils en platine-rhodium se moderniser et réduire le poids de métaux précieux utilisés en éliminant des pièces d’alliage de métaux massifs au profit de pièces en électrodéposition. Là encore, avec un parfait taux de recyclage.

Autre exemple de sobriété industrielle, Tesla a réduit la quantité de terres rares dans ses moteurs de 25 % entre 2017 et 2022. En outre, l’entreprise nous indique qu’en passant la tension de ses voitures de 12 volts à 48 volts, le poids de cuivre embarqué dans les câbles de ses véhicules sera divisé par 4. C’est-à-dire équivalent à une voiture thermique.

  • Disponibilité :

Les transferts de technologies minières appliquées à la mine de lithium via l’extraction directe (échange d’ion, adsorption, solvant) ont des perspectives magistrales. Les résultats sont le doublement des quantités extraites et un raccourcissement du processus de production de 18 mois à quelques heures. Sans compter un impact environnemental positif puisque l’eau utilisée est réduite et est utilisée en circuit fermé.

Pourquoi aussi ne pas montrer comment une technologique révolutionne un matériau ? Grâce au progrès scientifique, le diamant de culture peut remplacer le diamant naturel, le paradigme de ce marché du luxe est totalement changé, de la production jusqu’au marketing.

  • Recyclage :

Les métaux des batteries se recyclent, cette chimie des métaux est largement connue. Les investissements sont en route en Europe. La législation européenne impose des métaux recyclés dans les batteries d’ici à 2050, mais cela est déjà effectif et il le sera à grande échelle bien avant.

  • Substituabilité :

De nombreux constructeurs automobiles n’utilisent plus de terres rares dans leurs moteurs électriques : Renault, BMW, Audi, Bentley et bientôt Tesla. En outre, les aimants permanents fabriqués avec des terres rares lourdes et peu communes sont substituables avec des terres rares légères plus courantes voire sans aucune terre rare. Il devient de plus en plus évident que le seul grand marché des aimants permanents sera les éoliennes offshore, à moins que ces dernières ne trouvent des substitutions moins coûteuses, comme l’ont déjà fait les éoliennes terrestres.

Les cathodes des batteries lithium-ion des voitures électriques ont déjà largement évolué vers métaux abondants. En 2008, le marché était dominé par les alliages nickel-cobalt-aluminium, puis sont arrivés les NMC (nickel-manganèse-cobalt) et à présent les alliages fer-phosphate sans nickel ni cobalt utilisé par Tesla, BYD, BMW, etc. La Chine utilise 70 % de LFP (lithium, fer phosphate), l’Europe 30 %, cherchez l’erreur. Comme le dit Solvay : « Copy the best » et la solution la moins onéreuse est toujours celle du « game changer ».

La science n’a pas encore inventé la batterie du futur et sa métallurgie de 2030 ou 2050 est encore inconnue tant les recherches actuelles sont diverses : sodium, agrégats bleu/blanc de Prusse, oxydes métalliques stratifiés, électrolyte solide, céramique, graphène, silicium, nano souffre, etc. C’est pourquoi nous avons besoin que Movin’on construise une première communauté d’intérêts pour concentrer les moyens européens de R&D et une deuxième autour de la mine.

À ce stade, deux idées se dégagent :

  • Les percées technologiques du véhicule électrique de 2050 seront si performantes en termes de matériaux, que ce qu’il est en 2023 est l’équivalent de la Ford T de 1908 par rapport aux moteurs thermiques actuels. Mais si les constructeurs automobiles européens n’évoluent pas rapidement vers les batteries les moins coûteuses, il n’y aura plus que deux constructeurs automobiles : Tesla et la Chine qui produiront chacun la moitié des voitures électriques dans le monde. Forçons notre chance pour qu’un constructeur automobile européen survive !
  • Le scénario du « game over » de la vision statique est inspiré de l’infox des « métaux rares ». Ainsi, l’étude de 2020 de la World Bank sur les métaux critiques mentionne 18 fois l’abréviation NMC, une seule fois LFP ; celle de l’AIE de 2021 mentionne 64 fois NMC et 23 fois LFP.

Fake-news « métaux rares » : politique et entreprise

Passons à l’origine du mal : le canular des «  métaux rares et d’une face sombre de la transition énergétique  ». C’est une mystification puisque les «  métaux rares  » n’existent pas, si ce n’est dans l’esprit de leurs promoteurs. Comme le soulignait un cador de la R&D de l’automobile lorsque quelqu’un prononce «  métaux rares  » on sait qu’il osera tout, qu’il n’y connaît rien, et c’est d’ailleurs à cela qu’on le reconnaît…

Si l’on propose à l’être humain à une situation avec plusieurs inconnues, telle la transition énergétique, il en a peur et une forte proportion d’entre nous se réfugiera instinctivement vers une position statique : une solution qui minimise ce changement pour rester sur un territoire qu’il connaît, même si cela est dangereux. L’infox des « métaux rares et d’une face sombre de la transition énergétique  » a complexifié la transition énergétique en mélangeant à dessein les terres rares qui existent, mais qui ne sont pas rares, et les «  métaux rares  » qui n’existent pas pour instrumentaliser une peur.

  • Cette peur avait une origine : la future baisse de consommation du pétrole.
  • Elle avait un alibi géopolitique, ne pas ouvrir l’économie à une dépendance aux « métaux rares » chinois.
  • Elle avait un objectif, contrer la voiture électrique.
  • Elle avait une stratégie provoquer un mouvement anti-métal et anti-mine.
  • Elle avait des disciples en mal de notoriété : commentateurs, communicants et autres pitres sans aucune compétence métallurgique ou minières.
  • Elle avait un vecteur, l’espace médiatique européen. Celui-ci a largement relayé l’imposture : documentaires, études, reportages, livres (lorsqu’un livre sur les métaux est publié, il faut se demander qui l’a vraiment écrit) et bien sûr la presse. Plus grave, ce matraquage médiatique est devenu une charge mentale insurmontable pour les plus jeunes qui imaginent un monde fini, sans aucune solution, une impasse pour toujours et une vie sans espoir. Encore le 11 mai dernier, un journal ne publiait-il pas que les batteries Li-ion des véhicules électriques contiennent des «  terres rares  » ? C’est inexact. Pourquoi ne dit-il plutôt pas que la science trouve des aimants permanents sans terres rares ? On ne recommandera jamais assez de visionner l’excellent documentaire : « Voiture électrique, la grande intoxication.  »
  • Cette peur avait pour cible des ministres, des élus et la Commission européenne. Je me suis longtemps interrogé comment le personnel politique performait sous l’influence des infox. L’exemple de celle des «  métaux rares  » démontre que leur performance est de mauvaise qualité. Des ministres, des députés ont été bernés par ce wokisme géologique. Le président d’une région française au potentiel métallurgique et minier absolument certain ne déclarait-il pas que la réindustrialisation de sa région ne passerait pas par des mines locales, mais par l’assemblage de pièces métalliques produites à l’autre bout du monde. En refusant l’amont, l’économie de l’aval ne tient pas la route. Au final, il n’y eut ni mines ni assemblage.

De son côté, à la lumière de ses listes de métaux critiques, l’Union européenne a aussi été intoxiquée par l’entrisme des «  métaux rares  ». Inversement, la présidente de la Commission Transport et Tourisme du parlement européen, Karima Delli, n’est plus dans cette fake news lorsqu’elle fustige une pause de la transition énergétique parce qu’elle annonce à Movin’on que 60 % des matériaux produits dans le monde seront consommés (puis recyclés) dans la mobilité.

  • Cette peur avait enfin pour cible les entreprises. Il est impossible de se lasser d’être étonné que des industries aussi matures que l’automobile, l’énergie, la chimie ou la défense aient sombré avec autant de facilité dans le piège de cette mystification sans faire appel à la contradiction, au doute ou à la vérification, bref à une démarche scientifique normale.

Pourquoi l’industrie a-t-elle été si crédule ? Sans doute par peur, par ignorance d’un secteur industriel métallurgique oublié et pour une autre raison anthropologique. Les entreprises ont perdu leurs contre-pouvoirs apportés par l’expérience de la vie. À force de rajeunir leurs équipes en virant les seniors, l’expérience de la vie a disparu des organigrammes et de la gestion du risque. Sans cette maturité, sans ce gravitas, l’entreprise dont les princes sont des enfants s’est affranchie de la remise en cause des communicants et chroniqueurs prêts aux compromissions pour émarger aux millions de dollars du financement de l’infox, elle s’est également affranchie de la vérification des médias qui propageaient le canular en privilégiant le sensationnalisme, l’émotion délétère, la caricature parce qu’ils diffusaient l’intoxication anti-électrique sans examiner, sans étudier le contradictoire, sans regarder les faits, sans s’interroger.

Aujourd’hui, nous avons de nouveau besoin de Movin’on pour construire cette troisième communauté d’intérêts.

Face aux inconnues de la transformation énergétique, il faut dire cette vérité sur le dynamisme de l’industrie et de la science qui s’oppose au statisme médiatique. Oui, nous avons un retard industriel comparé à la Chine, mais oui il y a suffisamment de ressources minérales dans la croûte terrestre pour transformer notre monde avec durabilité.

Les solutions pour dérisquer rapidement la situation sont :

1) ne plus penser les ressources en mode statique médiatique, mais en mode de dynamique industrielle.

2) innover par des mines durables européennes, mais aussi des usines européennes de transformation de minerais en métaux.

3) révoquer les vieilles badernes s’ils ramènent des stratégies défensives, telle celle de l’essence de synthèse. Mais, à l’image des bataillons ukrainiens, l’entreprise doit de nouveau croire dans la sérénité, l’âge et l’expérience des seniors parce qu’ils réduisent l’inexpérience et l’anxiété de réussir des juniors.

4) rester compétitif en orientant la R&D, le progrès technique et l’innovation vers la substitution de métaux critiques par des matériaux abondants, c’est-à-dire vers l’indépendance minérale (**)

 _____

(*) Didier Julienne anime un blog sur les problématiques industrielles et géopolitiques liées aux marchés des métaux. Il est aussi auteur sur LaTribune.fr.

(**) Ce texte est issu de la master class donnée au leadership day de Movin’on le 1er juin 2023.

Le futur avion de transport tactique européen devrait être équipé des mêmes moteurs que l’A400M Atlas

Le futur avion de transport tactique européen devrait être équipé des mêmes moteurs que l’A400M Atlas

https://www.opex360.com/2023/05/30/le-futur-avion-de-transport-tactique-europeen-devrait-etre-equipe-des-memes-moteurs-que-la400m-atlas/


 

Même s’ils seront modernisés et que certains d’entre-eux disposeront d’une capacité C3 ISTAR [Command, Control, Communication Intelligence, Surveillance, Target Acquisition and

Reconnaissance] pour les opérations spéciales, les 14 avions de transport C-130H de l’armée de l’Air & de l’Espace [AAE] devront être remplacés d’ici 2040. Et cela vaut aussi pour les 27 Casa CN-235 pour lesquels la Direction générale de l’armement [DGA] a récemment lancé un programme de « rénovation » confié à Thales Avs France SAS et Sabena Technics.

D’où le projet européen FMTC [pour Future Mid-Size Tactical Cargo / Futur Cargo Median], retenu au titre de la Coopération structurée permanente [CSP]. Pour le moment, celui-ci fait l’objet d’un accompagnement par l’Agence européenne de Défense [AED], l’objectif étant d’abord de définir des « exigences communes » entre les pays participants [dont la France, l’Allemagne et la Suède].

Cela étant, en matière de coopération européenne dans le domaine de l’aviation militaire de transport, l’A400M « Atlas » a, en quelque sorte, essuyé les plâtres, avec de nombreux retards et des surcoûts importants.

Et, en 2016, Tom Enders, alors Pdg d’Airbus, avait confessé avoir commis deux « énormes erreurs », en se laissant « convaincre par les chefs de gouvernements européens de confier le développement des moteurs à un consortium peu expérimenté tout en endossant la responsabilité pour ce turbopropulseur d’un nouveau genre ».

Effectivement, confiée à Europrop International, un consortium regroupant MTU Aero Engines, Safran Aircraft Engines, Rolls-Royce et Industria de Turbo Propulsores, la mise au point du TP400-D6 devant équiper l’A400M fut compliquée… en particulier à cause de problèmes récurrents au niveau du FADEC [Full Automatic Digital Engine Control], c’est à dire le système informatique chargé du contrôle des turbopropulseurs.

Aussi, s’agissant du FMTC, il n’est pas question de reproduire les mêmes erreurs. Relevée par « Mars Attaque » dans le rapport publié par le député Jean-Michel Jacques, le rapporteur du projet de Loi de programmation militaire [LPM] 2024-30, une idée décrite par le général Frédéric Parisot, le numéro deux de l’AAE, consisterait à doter ce futur avion des mêmes turbopropulseurs que l’A400M.

« Pour assurer le renouvellement de l’aviation de transport tactique, l’armée de l’Air et de l’Espace compte s’appuyer sur le programme européen du futur cargo médian [FMTC]. Ce programme permettrait de remplacer les C-130H et les Casa, qui seront retirés du service lors de la prochaine décennie », a d’abord rappelé M. Jacques dans son rapport.

« Cet avion pourrait être une sorte d’ ‘A200M’, doté des mêmes moteurs que l’A400M, ainsi que l’a indiqué à votre rapporteur le major général de l’armée de l’Air et de l’Espace », a-t-il ensuite écrit.

Cette solution présente plusieurs avantages évidents : d’abord, elle ne coûterait rien en matière de recherche et de développement et ne présenterait par conséquent aucun risque de retards et autres surcoûts associés. Ensuite, elle permettrait des économies d’échelle. Enfin, le maintien en condition opérationnelle [MCO] et l’approvisionnement en pièces détachées s’en trouveraient facilités.

Par ailleurs, M. Jacques a aussi précisé qu’une version de cet « A200M » pourrait être « conçue » pour répondre aux besoins spécifiques des forces spéciales. Ce qui suggère qu’une telle variante serait nativement dotée d’une capacité C3 ISTAR.

Photo : Ronnie Macdonald — Flickr: Airbus A400M 04, CC BY 2.0

Après la guerre en Ukraine, l’OTAN et l’Union européenne devront se réinventer

Après la guerre en Ukraine, l’OTAN et l’Union européenne devront se réinventer

Quel que sera le résultat territorial de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la fin de cette guerre provoquera inéluctablement une remise en question du périmètre de l’OTAN et du projet de construction européenne. Le GAR (2S) Jean-Philippe Wirth nous invite en conséquence à anticiper ce tournant plutôt que se voiler inconsidérément la réalité dérangeante à laquelle nous serons soudainement confrontés.

***

Point n’est besoin d’être un grand analyste pour prévoir que, sauf cas improbable où la Russie parviendrait à reprendre le contrôle de l’ensemble du territoire reconnu à l’Ukraine par la communauté internationale, la guerre actuelle s’achèvera tôt ou tard sur l’une des trois situations suivantes :

  • S1 : L’Ukraine aura recouvré la pleine souveraineté de son territoire, Crimée incluse. Cette situation correspond à une victoire pleine et entière de ses capacités de résistance à l’invasion, puis de reconquête des régions envahies par la Russie, qui aura dès lors totalement perdu cette guerre.
  • S2 : La Russie sera parvenue à conserver le bénéfice de l’annexion de la seule Crimée. Le bilan de son « opération militaire spéciale » sera alors limité à la préservation de la situation issue de celle de 2014, moyennant un retour fortement perdant à l’est, qui l’aura ramenée sur la frontière orientale de l’Ukraine.
  • S3 : L’annexion des territoires que la Russie sera parvenue à occuper, deviendra pérenne. Après un arrêt des hostilités sur une ligne de démarcation stabilisée, l’Ukraine aura alors perdu la Crimée, le Donbass et son débouché sur la mer d’Azov, voire peut-être la région d’Odessa et son accès à la mer Noire.

Quelle que soit la situation qui prévaudra, celle-ci emportera des conséquences majeures sur la défense du continent européen et donc sur l’évolution du périmètre de l’OTAN d’une part, et sur la redéfinition du projet de construction européenne d’autre part.

L’évolution du périmètre de l’OTAN

Dans les trois cas, l’Ukraine qui n’aura dû sa survie qu’au courage de son peuple et au soutien actif du camp occidental, éprouvera le besoin impérieux de garantir sa sécurité pour refonder son avenir.

Pour l’Occident il sera très difficile de lui en offrir l’assurance sans l’arrimer solidement et solidairement au camp qu’elle a délibérément choisi de rejoindre. Ses pays voisins d’Europe centrale y trouveront aussi un véritable intérêt stratégique pour étayer leur propre sécurité.

Quel que puisse être le degré d’hostilité persistante de la Russie, quelle autre formule qu’une adhésion à l’OTAN, ou un partenariat fortement engageant avec l’Alliance Atlantique, pourra dès lors fournir à l’Ukraine en pleine reconstruction, la protection efficace dont elle aura besoin pour contrer la menace lourde et durable qui pèsera sur tout son flanc oriental et méridional ?

De surcroît, l’engagement prépondérant des États-Unis pour soutenir son combat contre la Russie, conduira naturellement l’Ukraine à pérenniser avec ceux-ci la relation d’assistance, de reconnaissance et de dépendance qui sera issue de l’éprouvant conflit qu’elle aura enduré.

Dans la première situation (S1), la Russie vaincue ne sera guère plus en état de s’opposer à une entrée de l’Ukraine dans l’OTAN qu’elle ne l’aura fait pour la Finlande, qui est aussi sa voisine.

Dans la deuxième situation (S2), il pourrait en être de même, la Crimée devenant au sud une enclave russe consolidée dont l’isolement pourrait se comparer à celui de Kaliningrad au nord.

Dans la troisième situation (S3), la partition durable du territoire ukrainien requerra de mettre en place une « défense de l’avant » au plus près du nouveau rideau de fer destiné à prévenir toute reprise des hostilités.

L’évolution de droit ou de fait du périmètre de l’OTAN venant à englober l’Ukraine, aura pour effet géographique de cerner la Biélorussie au nord, à l’ouest et au sud. Cette position de saillant exposé sur trois façades à l’influence occidentale, ne pourra conséquemment que fragiliser davantage la situation intérieure de ce pays qui nourrit des aspirations démocratiques étouffées par son régime politique pro-russe.

Dans tous les cas, force est d’admettre que le niveau d’organisation et de puissance militaires requis pour assurer la défense permanente de l’Ukraine, garantir l’inviolabilité de sa frontière avec la Russie, et préserver une paix armée durable à l’est du continent européen, dépassera pour longtemps celui dont disposera réellement l’Union européenne.

Outre l’exigence d’avoir des frontières stabilisées qui sera assortie à l’intégration de l’Ukraine en son sein, et quelle que soit l’ambition stratégique que l’UE puisse nourrir dans le domaine pourtant vital de la défense des nations qui la constituent, il est patent qu’après la guerre, elle ne pourra pas offrir à l’Ukraine une assurance-vie suffisante. Seule l’OTAN sera en mesure de le faire dans le calendrier contraignant que les risques de résurgences conflictuelles imposeront de prendre en compte.

La redéfinition du projet de construction européenne

Pour pouvoir se réaliser concrètement, tout projet a besoin d’être cadré par une définition qui doit servir de référence à sa construction en décrivant son contenu et en fixant ses limites, ce qui n’a pourtant jamais été précisé clairement depuis l’enclenchement du processus de développement de l’Union européenne.

En actant la bascule de l’Ukraine à l’Ouest, la fin de la guerre tracera une limite orientale objective et durablement indépassable à l’espace géographique du projet de construction européenne, alors même que celui-ci ne se projetait pas forcément aussi loin vers l’Est avant l’éclatement du conflit.

En l’occurrence, l’histoire va imposer ses contraintes à la géographie d’un projet qui avait bien failli s’étendre inconsidérément jusqu’à la Turquie par manque d’une vision suffisamment élaborée de l’état final qu’il visait. Il est en tous cas patent que l’élargissement continuel de l’UE vers l’Est se trouvera borné par le nouveau « rideau de fer » et qu’il ne pourra pas se poursuivre jusqu’à l’Oural à un horizon prévisible.

Tout comme il était manifestement impensable de fermer la porte de l’Union européenne à l’Ukraine au début de la guerre, il sera impossible de revenir à la fin de la guerre sur la quasi-promesse d’admission dans l’UE qu’elle a obtenue à cette occasion tragique. Le calendrier du processus de son adhésion conditionnera fortement celui de sa reconstruction, tout autant que l’importance de l’aide économique prodiguée.

Déjà fragilisé par les nombreuses évolutions qu’il a connues depuis la période de l’UE à 12 pays membres, l’équilibre de fond du projet actuel de celle-ci se trouve donc dès à présent remis en question par ce fait nouveau majeur qui est le retour d’une véritable guerre sur le continent européen. À sa façon brutale et indéniable, cet évènement en accentue et en révèle des lacunes et des faiblesses qui le fragilisent.

Sans plus attendre qu’elles se développent, les conséquences que ce phénomène non anticipé emporte, apparaissent déjà suffisamment lourdes pour nécessiter que soit entreprise une révision substantielle du projet de construction de l’UE, ne serait-ce que pour répondre aux quelques considérations suivantes dont l’énumération ne se veut pas exhaustive.

Dès lors que l’Ukraine la rejoindra, l’Union européenne ne pourra pas faire plus longtemps l’économie de régler le sort des Balkans qui ― outre leur corruption endémique et leur histoire perturbée ― restent toujours une zone dangereusement instable et insuffisamment sécurisée au milieu du continent, après plusieurs générations d’affrontements ethniques non foncièrement résolus.

Là comme ailleurs, sans doute faudra-t-il remettre en cause sans tabou le concept d’État

multiethnique dont la promotion sous l’influence anglo-saxonne ne produit pas de résultats pacificateurs véritablement probants. En témoignent ― sur le continent européen comme sur d’autres ― de trop nombreux séparatismes qui s’avèrent irréductibles dans les faits du temps long.

Le déplacement prononcé vers l’Est du centre de gravité de l’UE ainsi à nouveau élargie dans des proportions considérables, ne restera pas sans impact sur le maintien de sa cohésion interne, tant la rupture d’équilibre entre le monde latin, le monde slave, et le monde germanique profitera tout naturellement à ce dernier.

De facto le rôle de l’Allemagne deviendra fortement prépondérant, bien qu’elle ne détienne pas toutes les facultés pour l’exercer, tant aux yeux de ses partenaires européens qu’à ceux d’une frange importante de sa propre population. Dès lors, c’est la gouvernance de l’UE qui s’en trouvera inéluctablement altérée.

Dans la configuration que l’intégration de l’Ukraine à l’UE conduit à envisager, le développement cohérent d’une communauté qui rassemblera plus d’une trentaine de pays européens ne pourra plus se concevoir ni se conduire sur le mode dont l’Union s’est dotée historiquement, et dont ses élargissements successifs ont déjà accusé les inadéquations pénalisantes, voire paralysantes.

À la nouvelle échelle à considérer, le risque d’une dilution naturelle du projet européen dans une formule de convention minimaliste qui le viderait d’une partie de sa substance, devra être soigneusement mis en regard de celui d’une implosion résultant des profondes dissensions internes liées aux irrédentismes nationaux et à l’absence d’une véritable culture commune.

Dès lors, sans faire abstraction d’acquis majeurs comme ceux de la zone euro, ne peut pas être exclue l’éventualité d’une articulation ― voire d’une partition ― géographique ou économique de cette UE élargie, en sous-ensembles plus cohérents regroupant un nombre limité de pays liés par une ambition commune.

En définitive c’est sans doute la pression mondiale sur l’Europe et le sentiment d’appartenance à la même civilisation qui pourront atténuer progressivement les différences foncières logées dans l’âme des peuples implantés de longue date sur le continent européen. Pour la construction européenne, que vient télescoper le fait nouveau de la guerre en Ukraine, la chance de survivre à celle-ci passe donc sans doute par une remise en cause lucide de la définition de son projet.

CERCLE MARÉCHAL FOCH

Le G2S change de nom pour prendre celui de Cercle Maréchal Foch, tout en demeurant une association d’anciens officiers généraux fidèles à notre volonté de contribuer de manière aussi objective et équilibrée que possible à la réflexion nationale sur les enjeux de sécurité et de défense. En effet, plutôt qu’un acronyme pas toujours compréhensible par un large public, nous souhaitons inscrire nos réflexions sous le parrainage de ce glorieux chef militaire, artisan de la victoire de 1918 et penseur militaire à l’origine des armées modernes. Nous proposons de mettre en commun notre expérience et notre expertise des problématiques de Défense, incluant leurs aspects stratégiques et économiques, afin de vous faire partager notre vision des perspectives d’évolution souhaitables. (Nous contacter : Cercle Maréchal Foch – 1, place Joffre – BP 23 – 75700 Paris SP 07).

De nouveau des AMX-10 RC pour l’Ukraine et de la formation à Canjuers

De nouveau des AMX-10 RC pour l’Ukraine et de la formation à Canjuers

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par Philippe Chapleau – Lignes de défense – publié le 15 mai 2023

https://lignesdedefense.blogs.ouest-france.fr/


Emmanuel Macron et son homologue ukrainien se sont rencontrés dimanche soir à Paris. Les présidents de l’Ukraine et de la République française ont publié une déclaration dont voici un extrait:

« Le soutien militaire que fournit la France depuis le début de la guerre pour permettre à l’Ukraine de se défendre se poursuit et de nouvelles livraisons sont en préparation pour tenir compte en permanence des besoins les plus urgents et les plus immédiats de l’Ukraine dans le renforcement de ses capacités de défense. La France vise à fournir des capacités complètes dans tous les domaines. Dans les semaines à venir, la France formera et équipera plusieurs bataillons avec des dizaines de véhicules blindés et de chars légers, dont des AMX-10RC.« 

Effectivement, une seconde livraison à l’Ukraine d’AMX-10 RC doit intervenir sous peu (photo ci-dessus 37e brigade d’infanterie de marine ukrainienne qui en est équipé). 

La formation des équipages est annoncée de nouveau à Canjuers, le mois prochain. Ces soldats font partie des 2 000 militaires ukrainiens que dont la France a annoncé la formation sur son territoire. 

Blindés et équipages devraient aussi rejoindre la 37e brigade formée en février dernier et qui fait partie du corps d’infanterie de marine ukrainien. 

Voici l’intégralité de la déclaration de dimanche:
« Les présidents de l’Ukraine et de la France ont réaffirmé leur condamnation sans équivoque de la guerre d’agression que mène actuellement la Russie contre l’Ukraine.

L’Ukraine a fait preuve d’une remarquable détermination dans l’exercice de son droit intrinsèque à la légitime défense contre cette attaque injustifiée ne faisant suite à aucune provocation. La Russie doit retirer l’ensemble de ses forces militaires du territoire de l’Ukraine, dans ses frontières internationalement reconnues, immédiatement, totalement et sans conditions. La France et l’Ukraine appellent expressément la Russie à se retirer de la centrale nucléaire de Zaporijjia, dont la saisie et la militarisation irresponsables par les forces armées russes constituent une grave menace. La France maintient son attachement inébranlable à l’indépendance, à la souveraineté et à l’intégrité territoriale de l’Ukraine dans ses frontières internationalement reconnues. Elle rend hommage à la détermination et au courage du peuple et des forces armées ukrainiens et elle prend acte de leur contribution significative à la sécurité du continent européen et d’autres pays. Elle continuera d’apporter un soutien politique, financier, humanitaire et militaire à l’Ukraine aussi longtemps que nécessaire, individuellement et par la coopération internationale avec l’Union européenne, l’OTAN, les Nations unies et d’autres organisations. En défendant la sécurité du continent européen, la France, l’Ukraine et d’autres partenaires préservent également l’ordre international fondé sur des règles de droit.

Le soutien militaire que fournit la France depuis le début de la guerre pour permettre à l’Ukraine de se défendre se poursuit et de nouvelles livraisons sont en préparation pour tenir compte en permanence des besoins les plus urgents et les plus immédiats de l’Ukraine dans le renforcement de ses capacités de défense. La France vise à fournir des capacités complètes dans tous les domaines. Dans les semaines à venir, la France formera et équipera plusieurs bataillons avec des dizaines de véhicules blindés et de chars légers, dont des AMX-10RC.
En outre, la France concentre ses efforts sur le soutien des capacités de défense aérienne de l’Ukraine afin de défendre sa population contre les frappes russes. En plus de sa contribution nationale, la France participe activement aux mesures de l’Union européenne et de l’OTAN en matière d’assistance militaire à l’Ukraine et de formation des soldats ukrainiens. Au-delà de l’assistance militaire, la France a fourni à l’Ukraine une assistance civile, comprenant notamment une aide financière, humanitaire et d’urgence. En particulier, la France a envoyé en Ukraine deux laboratoires ADN mobiles pour renforcer la capacité de l’Ukraine à poursuivre les auteurs de crimes de guerre. Cette aide continuera de monter en puissance. La France soutient l’initiative ukrainienne pour une paix juste et durable reposant sur la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’Ukraine. Le Plan de paix ukrainien prévoit une série d’objectifs importants, dont un grand nombre sur lesquels la République française travaille déjà. La France exprime son soutien au Plan de paix ukrainien et se déclare prête à coopérer avec l’Ukraine pour assurer une participation internationale aussi large que possible à un Sommet mondial pour la paix qui sera organisé dans les mois qui viennent sur la base du Plan de paix ukrainien et d’éventuelles autres propositions de bonne foi. L’Ukraine et la France sont déterminées à lutter contre l’impunité et elles soulignent leur ferme volonté de traduire en justice les auteurs de crimes de guerre et d’autres atrocités commis dans le cadre de la guerre d’agression de la Russie contre l’Ukraine.

La France participe aux efforts internationaux déployés actuellement, en coopération avec l’Ukraine, pour faire en sorte que les responsables rendent des comptes en créant un mécanisme approprié de poursuites pour le crime d’agression. Un large soutien international est crucial à cet égard afin de fournir une légitimité internationale maximum tout en garantissant que les responsables politiques seront poursuivis. Par conséquent, la France, tout en participant au groupe restreint sur la responsabilité des auteurs de crimes d’agression contre l’Ukraine, encourage d’autres pays à les rejoindre et à susciter un soutien international pour la création d’un tribunal ad hoc. La France se félicite de l’accord sur un nouveau Centre international chargé de poursuivre le crime d’agression contre l’Ukraine à La Haye et appelle de ses vœux son lancement dès que possible.

L’Ukraine et la France réaffirment leur soutien aux enquêtes du Procureur de la Cour pénale internationale qui constituent une étape vers la possibilité de demander des comptes et elles ont pris note des mandats d’arrêt délivrés par la Cour. La France a apporté un soutien supplémentaire à la Cour pénale internationale pour améliorer ses capacités dans le cadre de la guerre que la Russie mène contre l’Ukraine. L’Ukraine et la France s’accordent sur la nécessité d’accroître nos pressions collectives sur la Russie par de nouvelles sanctions afin d’affaiblir la capacité de ce pays à poursuivre sa guerre d’agression illégale. En outre, elles conviennent de la nécessité d’intensifier les efforts pour garantir une mise en œuvre efficace des sanctions et empêcher et prévenir le contournement de ces sanctions dans et par des pays tiers.

L’Ukraine et la France continueront de travailler ensemble et avec d’autres pays pour élaborer des mécanismes d’indemnisation des pertes, blessures et dommages causés par l’agression russe. À cet effet, le registre international des dommages qui sera présenté lors du sommet de Reykjavik du Conseil de l’Europe les 16 et 17 mai 2023 constitue une étape importante. Nous continuerons d’examiner les options appropriées pour financer le mécanisme d’indemnisation, notamment une base juridique solide pour l’utilisation des actifs russes immobilisés et gelés au profit de la reconstruction de l’Ukraine et à titre de réparation. L’Ukraine et la France restent déterminées à aider les pays qui souffrent des conséquences de la guerre russe, notamment pour réduire les effets de la crise alimentaire. À cet égard, la France souligne l’importance des efforts systématiques de l’Ukraine pour continuer l’initiative céréalière de la mer Noire et lancer le programme humanitaire « Grain from Ukraine » qui vise à améliorer la sécurité alimentaire mondiale.

L’Ukraine apprécie vivement le soutien de la France au programme humanitaire « Grain from Ukraine » et elle encourage le renforcement du soutien concerné. L’Ukraine se félicite du fait que la France a organisé la conférence internationale du 13 décembre qui a permis la création du mécanisme de Paris afin de mieux coordonner l’aide d’urgence. La France est déterminée, avec les organisations internationales et ses partenaires, à participer au relèvement et à la reconstruction de l’Ukraine après la guerre. Dès à présent, il est important de jeter les bases d’un engagement ambitieux à long terme qui ouvrira des perspectives concrètes et permettra au peuple ukrainien de reconstruire son pays. Il est essentiel d’impliquer tous les partenaires concernés, y compris les entreprises privées et au plan international, afin de garantir l’appui financier, les investissements et les connaissances nécessaires pour permettre à l’Ukraine de bâtir un avenir prospère. L’avenir de l’Ukraine et de son peuple est au sein de la famille européenne.

L’Union européenne a déjà reconnu la perspective européenne de l’Ukraine et lui a accordé le statut de pays candidat. La France soutient fermement l’Ukraine dans ses efforts de réformes et dans sa volonté de remplir les conditions nécessaires d’ici la fin 2023. Elle attend avec intérêt le rapport de la Commission européenne pour commencer les négociations d’adhésion. L’Ukraine et la France appellent l’Union européene à continuer de soutenir le pays dans tous les domaines. En ce qui concerne le soutien militaire, elles se réjouissent des accords trouvés récemment pour livrer davantage de munitions et de missiles à l’Ukraine, notamment grâce à l’élargissement de la base industrielle européenne.

En outre, l’Ukraine a un rôle clé à jouer au sein de la nouvelle Communauté politique européenne et œuvrera au succès du sommet de Chisinau, avec la France et la Moldavie.

Dans le cadre de l’OTAN, la France continue de mettre l’accent sur le soutien immédiat à l’Ukraine. Elle maintient son ferme soutien au renforcement de la capacité de l’Ukraine à se défendre et rappelle que l’Ukraine a le droit de choisir ses propres arrangements en matière de sécurité. La France soutient pleinement la Commission OTAN-Ukraine, qui permettra d’accroître et d’élargir la coopération en cours afin d’aider l’Ukraine à poursuivre son chemin vers la famille euro-atlantique, conformément à la Déclaration de Bucarest. L’Ukraine et la France se réjouissent à la perspective d’aborder ces questions au sommet de l’OTAN qui se tiendra à Vilnius en juillet 2023. »

 

Combien couterait aux contribuables français un alignement des capacités haute intensité de l’Armée de Terre sur la Pologne ?

Combien couterait aux contribuables français un alignement des capacités haute intensité de l’Armée de Terre sur la Pologne ?

Combien couterait aux contribuables français un alignement des capacités haute intensité de l’Armée de Terre sur la Pologne ?


Depuis quelques mois, en lien à la guerre en Ukraine et à la montée généralisée du risque d’engagement majeur en Europe et ailleurs, la question des capacités des armées à faire face à un conflit dit de « haute intensité » est devenue un thème récurrent tant dans l’hémicycle du parlement que dans la communication gouvernementale, les médias et les réseaux sociaux. Très souvent, la Pologne, qui a annoncé un effort colossale pour moderniser et étendre ses capacités terrestres dans ce domaine dans les années à venir, est citée en référence, faisant de Varsovie l’exemple à suivre. La Loi de Programmation Militaire 2024-2030 en cours de finalisation semble ne pas avoir suivi cette voie, en conservant un format de la Force Opérationnel Terrestre, le bras armé de l’Armée de Terre, sensiblement identique à ce qu’il est aujourd’hui, et en ne procédant qu’à une augmentation sectorielle de certaines capacités, comme dans le domaine du Renseignement, de la défense anti-aérienne ou encore des frappes dans la profondeur et des drones. Pour autant, en 2030, selon ce schéma, l’Armée de terre conservera une force opérationnelle limitée en terme de haute intensité, avec seulement 200 chars lourds modernisés Leclerc, 650 véhicules de combat d’infanterie VBCI sur roues relativement légers et faiblement armés, moins de 120 tubes de 155 mm et une poignée de Lance roquettes unitaires, potentiellement remplacés par des HIMARS américains.

De fait, en 2030, l’Armée de terre sera effectivement plus performante, notamment avec la poursuite du programme SCORPION et la livraison des VBMR Griffon et Serval pour remplacer les VAB, et des EBRC Jaguar pour le remplacement des AMX-10RC et des ERC-90 Sagaie, et disposera de réserves considérablement accrues en terme de munitions, mais aussi de personnels avec la montée en puissance de la Garde nationale. Toutefois, pour ce qui est de la haute intensité, elle sera très loin des 6 divisions lourdes polonaises alignant 1250 chars de combat modernes M1A2 Abrams SEPv3 et K2PL Black Panther, 1400 véhicules de combat d’infanterie Borsuk, 700 canons automoteurs K9 Thunder et 500 lance-roquettes mobiles K239 et HIMARS. Si dans de nombreux domaines, comme en matière de forces aériennes, navales et évidemment en terme de dissuasion, Varsovie devra s’appuyer sur ses alliés, elle disposera incontestablement de la plus importante force terrestre conventionnelle en Europe, sensiblement supérieure à la somme des forces terrestres françaises, allemandes, britanniques, italiennes et espagnoles réunies, soit les 5 économies les plus fortes du vieux continent.

Les premiers chars K-2 Black Panther ont été livrés par la Corée du Sud à la Pologne a la fin de l’année 2022

Si l’on ne peut que se féliciter de voir un allier s’équiper aussi efficacement dans ce domaine, force est de constater que dans de nombreux domaines, les positions et postures polonaises sont loin d’être alignées avec celles des européens de l’Ouest. En outre, Varsovie entend, de toute évidence, prendre une position politique centrale en Europe de l’Est précisément pour contrer l’influence des puissances d’Europe occidentale au sein de l’UE, en s’appuyant sur l’aura que lui conférera cet outil militaire face à la menace russe. Pour équilibrer les rapports de force politiques, que ce soit face aux menaces militaires russes ou autre (Turquie..), ou au sein de l’Union Européenne et de l’OTAN, il serait naturellement bienvenue, pour la France, de doter son Armée de Terre d’une puissance comparable, comme de nombreux anciens officiers supérieurs et généraux ne cessent de le répéter sur les réseaux sociaux et dans les médias. Toutefois, au delà du besoin lui-même, il convient d’évaluer les couts et les contraintes qu’engendrerait une telle transformation, de sorte à en déterminer la soutenabilité budgétaire mais également sociale. Et comme nous le verrons, l’effort budgétaire d’une telle ambition serait loin d’être hors de portée, puisqu’il serait sous la barre des 0,25% du PIB français aujourd’hui.

L’objectif de cet article n’étant pas de disserter sur l’organigramme optimisé de l’Armée de Terre pour répondre à ces menaces, nous prendrons comme base de travail un format souvent évoqué par les spécialistes du sujet, avec une FOT portée à 90.000 hommes (contre 77.000 aujourd’hui) pour armer 2 divisions lourdes dédiées à la haute intensité, et 1 division de projection de puissance et d’appui rassemblant les multiplicateurs de force et troupes spécialisées que sont les Troupes de Marine, les Troupes de montagne, les forces parachutistes, la composante d’aéromobilité (ALAT) et la Légion Etrangère. En terme de matériels, nous considérerons l’acquisition de 1000 chars de combat modernes, épaulés de 1000 véhicules de combat d’infanterie lourds chenillés, de 500 systèmes d’artillerie automoteurs de 155 et 105 mm, de 300 lance-roquettes à longue portée, ainsi que de 200 EBRC jaguar supplémentaires, 120 systèmes de défense anti-aérienne autotractés SHORAD et 500 véhicules blindés spécialisés (Génie, récupérateurs de blindés, Ravitaillement des systèmes d’artillerie etc..). Les autres programmes en cours, notamment dans le cadre du programme SCORPION, sont considérés inchangés, tout comme le format de l’Aviation légère de l’Armée de terre, qui serait toutefois bien avisée de se pencher sur la possible re-acquisition des Tigre et NH90 TTH australiens pour densifier son format. L’enveloppe budgétaire pour acquérir ces équipements s’établie autour de 50 Md€, en tenant compte des couts de conception et de fabrication.

L’Armée de Terre semble se diriger vers l’acquisition sur étagère de systèmes HMARS américains pour remplacer ses LRU et densifier ses capacités de frappe dans la profondeur

Au delà de ces couts initiaux, il convient d’évaluer les couts récurrents. En premier lieu, le parc matériel couterait 2 Md€ par an pour la maintenance et les pièces détachées, soit 4% du prix d’acquisition par an. Il conviendrait aussi d’augmenter les effectifs professionnels de l’armée de terre de 15.000 hommes et femmes, soit un cout annuel de 1,5 Md€, auxquels il faudrait ajouter 0,5 Md€ pour les quelques 45.000 réservistes supplémentaires qui devront être recrutés pour consolider les forces. Au total, donc, sur une période de 15 ans, la montée en puissance ici envisagée couterait donc 3,2 Md€ par an pour l’acquisition de matériels, alors que l’extension des effectifs couterait en moyenne 2 Md€ par an. L’installation des nouvelles unités, quant à elles, est estimée à 300 m€ pour 3 nouvelles unités par an. Sur les 15 premières années, donc, ce programme couterait aux finances publiques 5,5 Md€, soit 0,22% du PIB 2023. Au delà des 15 années d’acquisition, les couts récurrents s’établiraient à 4 Md€ pour les effectifs et la maintenance, auxquels il conviendra d’ajouter 2,5 Md€ pour le financement des modernisation de parc, soit un total de 6,5 Md€ par an (exprimés en Euro 2023) et 0,26% du PIB 2023. Sur la seule prochaine LPM à venir, il serait donc nécessaire d’augmenter la dotation de 30 Md€ sur 7 ans pour financer la mesure. On notera que pour atteindre un résultat sensiblement équivalent, Varsovie va consacrer plus de 1% de son PIB sur une période équivalente.

Pour autant, et comme à chaque fois qu’il est question d’investissements de défense il convient également de considérer les recettes fiscales et sociales supplémentaires pour l’Etat consécutives à l’investissement. En effet, ce n’est pas tant l’investissement lui-même qui importe dans ce type de planification, mais son impact sur les déficits publics et par conséquent sur la dette souveraine française. En l’occurrence, les investissements industriels génèrent un retour budgétaire supérieur à 50%. En effet, tous les équipements et prestations de service industrielles sont soumis à la TVA immédiatement récupérée par l’État, alors que les industries de défense sont très faiblement exposées à l’importation. De fait, les investissent de l’état se dissipent dans l’économie essentiellement en salaires qui, rappelons le, sont soumis à un taux de prélèvement supérieur à 42%. Dès lors, considérer un retour budgétaire à 50% est une valeur par défaut, prenant en considération la somme des recettes directes et indirectes, sociales et fiscales pour l’état. Pour les investissements salariaux, un retour de 30% sera considéré, la encore par défaut. Appliqués à ce modèle, l’impact effectif du programme sur les équilibres budgétaires serait rapporté à 3,15 Md€ en moyenne sur la phase de montée en puissance, soit 0,125% du PIB, et à 3,4 Md€ au delà, soit 0,136% du PIB exprimé en euro constant 2023. A titre de comparaison, un tel montant est relativement proche de ce que dépenses les français chaque année en abonnements sur les plateforme de streaming.

Il serait bien évidemment possible d’optimiser le modèle pour en réduire l’impact budgétaire, par exemple en appliquant les mesures préconisées dans l’article « Comment l’évolution de la doctrine de possession des équipements peut permettre d’étendre le format des armées ?« , ou en approfondissant les effets potentiels de l’effort industriel notamment en terme d’exportations, ce qui tendrait à en réduire le cout budgétaire effectif, et donc d’en accroitre la soutenabilité. Quoiqu’il en soit, deux questions demeureraient. En premier lieu, il conviendrait d’établir que cet investissement serait le plus à-même de répondre aux besoins de la France et de ses armées aujourd’hui et demain. En effet, avec une Pologne aussi forte militairement, et le renforcement sensible des forces terrestres en Europe de l’Est et du nord, il est évident que la menace militaire russe sur l’OTAN et son flanc oriental sera contenue pour de nombreuses années. Dit autrement, quitte à devoir investir 100 Md€ supplémentaires sur 15 ans, ne serait-il pas plus efficace de renforcer la composante chasse de l’Armée de l’Air, ou la composante sous-marine de la Marine Nationale, sachant que l’une comme l’autre offriraient des caractéristiques de retour budgétaire et donc d’impact budgétaire similaires ?

En second lieu, il convient de prendre en considération l’ensemble des contraintes qui s’appliqueront à la montée en puissance des armées. En l’occurrence, l’une des plus importantes, peut-être au delà des contraintes budgétaires elles-mêmes, n’est autre que la contrainte de recrutement, sachant que même si la situation s’est sensiblement améliorée ces dernières années du fait des évolutions de la condition militaire dans la LPM 2019-2025, il est loin d’être acquis que l’Armée de terre puisse effectivement recruter 15.000 militaires professionnels supplémentaires ainsi que 45.000 garde nationaux, au-delà des trajectoires déjà établies dans la LPM 2024-2030. Certes, la constitution de nouvelles unités de haute intensité équipées de matériels modernes ajoutera à l’attractivité des armées, mais il n’en demeure pas moins vrai que cette hypothèse de croissance aura sans le moindre doute fait sourciller les officiers s’étant confrontés aux difficultés RH de l’Armée de Terre ces dernières années.

L’extension des effectifs demeure un sujet difficile pour les Armées françaises

Quoiqu’il en soit, il est désormais établi qu’il est loin d’être inconcevable de doter l’Armée de terre d’une capacité d’engagement comparable à celle en constitution en Pologne en matière de Haute Intensité, tout en conservant les capacités exclusives de ses unités en matière de projection et d’appui. D’un point de vue budgétaire, cet effort serait relativement limité en terme d’impact sur les déficits, et pourrait même être sensiblement optimisé vis-à-vis du modèle ici abordé. Une chose est certaine, cependant, un tel effort ferait de la France le pivot central de toute la défense européenne, et donnerait une légitimité incontestable à Paris pour soutenir l’autonomie stratégique européenne, puisqu’avec un tel modèle, le soutien militaire des États-Unis dans le domaine conventionnel face, par exemple, à la Russie, serait tout simplement superfétatoire. Eu égard à la sensibilité de l’exécutif français aujourd’hui, c’est probablement cet argument, conjointement aux couts réels de la mesure détaillés dans cet article, qu’il conviendrait de mettre en avant dans les médias et au parlement pour espérer obtenir une altération positive de la trajectoire.

Les « actions hostiles » visant l’industrie de l’armement se multiplient, selon la Direction de la sécurité de la Défense

Les « actions hostiles » visant l’industrie de l’armement se multiplient, selon la Direction de la sécurité de la Défense

 


Alors qu’il est désormais question « d’économie de guerre », les projets européen de taxonomie, qui visent à classer les entreprises selon leur impact sur l’environnement et des critères sociaux, pourraient contrarier davantage l’accès des industriels de l’armement au crédit. Crédit que, par ailleurs, de plus en plus d’établissements financiers rechignent à leur accorder, en raison de règles de conformité réglementaire [compliance] très strictes… et, parfois, de pressions de la part de certaines ONG.

« La taxonomie est une réalité de plus en plus pressante. Le léger assouplissement lié au choc de l’invasion russe n’a pas empêché un retour à la tendance : on continue à pointer du doigt l’industrie de défense comme non durable. Cela touche le financement mais aussi, plus largement, l’ensemble des acteurs susceptibles de participer à l’industrie de défense », a ainsi récemment expliqué Emmanuel Levacher, le Pdg d’Arquus, lors d’une autidion au Sénat.

Visiblement, cette situation est loin de déplaire à tout le monde. « Derrière la taxonomie se cachent des représentants d’intérêt, essentiellement à Bruxelles, qui nous nuisent directement, et qui sont financés par des puissances, supposément amies ou non. […] Nous sommes, là aussi, victimes de notre naïveté », a en effet affirmé le sénateur Pascal Allizard, lors de l’examen en commission d’un rapport sur le soutien de la politique de la défense.

Ces « représentants d’intérêt », le député Christophe Passard les a évoqués dans un rapport sur le financement de l’économie de guerre. « Compte tenu du lobbying intense dont les institutions européennes font l’objet, l’image et les intérêts de la défense doivent être mieux défendus à Bruxelles », a-t-il écrit.

Cela étant, et outre les difficultés potentielles de financement, la Base industrielle et technologique de défense [BITD] française fait face à d’autres « actions hostiles », comme l’a souligné le général Philippe Susnjara, le patron de la Direction du renseignement et de la sécurité de la Défense [DRSD – service de contre-espionnage et de contre-ingérence, ndlr], lors de son audition à l’Assemblée nationale dans le cadre de l’examen du projet de Loi de programmation militaire [LPM] 2024-30.

Pour les années à venir, la DRSD a identifié quatre axes d’effort, dont l’adaptation, en matière de contre-ingérence, aux nouvelles conflictualités liées notamment à la Chine et à Russie, la montée en puissance du « cyber », la prévention du terrorisme et de la radicalisation et la protection des entreprises de la BITD, lesquelles font face à une « forte progression des actions hostiles ».

« Les tentatives de prédation et de déstabilisation de la base industrielle et technologique de Défense se sont multipliées. Elles prennent la forme d’ingérences légales, au travers des normes et de la réglementation, ou extralégales, avec, par exemple, des attaques contre la réputation d’une entreprise concourrant à un marché, des captations d’informations, l’affaiblissement d’un concurrent etc », a expliqué le général Susnjara.

« L’augmentation du budget de la défense et la mise en avant des matériels occidentaux aiguisent certains appétits. Dans ce domaine, la Chine représente la menace principale : elle agit dans de nombreux secteurs, pas uniquement celui de la défense, et se montre particulièrement intrusive dans la recherche », a-t-il poursuivi. En clair, il s’agit ni plus ni moins que d’espionnage industriel…

« Nous devons nous montrer vigilants sur les normes et les réglementations, notamment anglo-saxonnes, car la Chine et d’autres pays souhaitent se doter de moyens importants en la matière », a ajouté le général Susnjara, en soulignant la coopération étroite de la DRSD avec Tracfin et la Direction générale de la sécurité intérieure [qui a repris la mission de contre-espionnage de l’ex-Direction de la surveillance du territoire].

Ces « actions hostiles » ne visent pas seulement les grands groupes… Mais aussi – et sans doute surtout – leurs sous-traitants et fournisseurs, qui, connus pour posséder des savoir-faire particuliers, peuvent constituer un maillon faible. « À cet égard, notre objectif est de se doter d’un outil utilisant la cartographie en 3D et la technologie des jumeaux virtuels pour disposer d’une meilleure vision de l’ensemble des installations et d’une connaissance en temps réel et à jour de nos niveaux de protection », a précisé le général Susnjara.

S’agissant de la contre-ingérence informationnelle, la DRSD s’attache à déterminer dans « quelle mesure certains acteurs peuvent attaquer la réputation d’une entreprise et divulguer de fausses informations, par exemple pour l’empêcher d’obtenir un marché », a continué son directeur.

« Une petite cellule suit ces dossiers, notre objectif étant, dans l’année qui vient, de nous brancher sur ceux, dans la sphère institutionnelle ou industrielle, qui mènent déjà des actions très intéressantes. Les grands groupes font déjà de la veille informationnelle, mais pas forcément dans leur chaîne logistique. Comme pour le cyber, il peut y avoir des attaques contre les petites entreprises, qui sont des maillons de cette chaîne, pour contourner la protection que déploient les grandes sociétés », poursuivi le général Susnjara.

Enfin, les entreprises de la BITD seraient également susceptibles de faire l’objet d’actes hostiles en lien avec le contexte politique et sociétal français.

« Nous suivons l’ensemble de la radicalisation, qui se développe malheureusement dans la société actuelle », a dit le DRSD. « Nous suivons la présence de l’ultradroite au sein des armées, mais il n’y a pas de sujet particulier. Nous prenons les mesures d’entrave, en lien avec le commandement, lorsqu’elles sont nécessaires. Et nous agissons de la même façon avec l’islam radical », a-t-il expliqué.

Le problème ne se pose pas dans les mêmes termes avec l’ultragauche. Avec celle-ci, a développé le général Susnjara, « nous avons plutôt affaire à des gens qui pourraient viser la BITD ou les institutions de l’extérieur : là, nous travaillons de manière coordonnée avec les autres acteurs du renseignement ».