Trump, les droits de douane et la théorie qui explique tout

Trump, les droits de douane et la théorie qui explique tout

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par par Dr. Glenn Agung Hole* – Geopolitika – Revue Conflits – publié le 2 juin 2025

https://www.revueconflits.com/trump-les-droits-de-douane-et-la-theorie-qui-explique-tout/


Avec ses droits de douane prohibitifs, Donald Trump semble agir de façon déraisonnable. Un auteur américain a pourtant analysé, dès 1945, l’usage du commerce comme arme de guerre : Albert O. Hirschman. Avec une théorie qui permet d’expliquer bien des sujets actuels.

*Dr. Glenn Agung Hole. Maître de conférences en entrepreneuriat, économie et gestion, Université du sud-est de la Norvège & professeur honoraire à l’Université d’État Sarsen Amanzholov de l’est du Kazakhstan.

Article paru sur Geopolitika. Traduction de Conflits.


Lorsque Donald Trump a récemment proposé un droit de douane punitif de 50 % sur les produits de l’UE et de 25 % sur les iPhone, les réactions ont été vives – et prévisibles. Les économistes ont qualifié la mesure de catastrophique. Les marchés ont chuté. Les entreprises ont dénoncé le manque de prévisibilité. Mais une question est restée sans réponse : que fait réellement Trump ? La réponse ne se trouve pas dans les théories commerciales courantes. Elle se trouve dans un livre de 1945, longtemps ignoré – mais qu’il convient désormais de redécouvrir : National Power and the Structure of Foreign Trade d’Albert Otto Hirschman. Contrairement aux économistes classiques qui mettaient en avant le rôle pacificateur du commerce, Hirschman a montré que le commerce pouvait aussi devenir un instrument de domination et de contrôle politique. Avec ce que fait Trump aujourd’hui, c’est comme si Hirschman avait raison – en temps réel.

Le commerce comme pouvoir – pas comme marché

Hirschman a introduit le concept d’« effet d’influence » pour décrire comment les États peuvent utiliser le commerce afin de rendre d’autres pays économiquement dépendants – puis employer cette dépendance comme moyen de pression. Lorsqu’un acteur contrôle une part significative des exportations ou des importations d’un autre pays, il s’établit une relation asymétrique. Si cet acteur menace de couper les échanges, cette menace devient une arme efficace – proche de la puissance militaire, mais bien plus subtile et difficile à sanctionner.
Cette théorie a été élaborée sur la base de la stratégie commerciale de l’Allemagne en Europe de l’Est durant l’entre-deux-guerres. Aujourd’hui, c’est la relation des États-Unis avec l’UE et des entreprises telles qu’Apple qui constitue la scène concrète.
La menace de Trump d’imposer un droit de douane uniforme de 50 % sur toutes les marchandises européennes et d’exiger la production d’Apple aux États-Unis n’est pas une politique économique au sens classique. Ce n’est pas le protectionnisme « America First ». C’est l’exercice d’un pouvoir géopolitique par le commerce – une manifestation directe des mises en garde de Hirschman. Et c’est cela qui rend la démarche si difficile à interpréter pour les économistes traditionnels : elle est rationnelle, mais pas dans leur cadre d’analyse.

Géoéconomie instinctive

Rien n’indique que Trump ait lu Hirschman. Mais ses actes suivent la logique stratégique à la lettre. Il se sert du rôle des États-Unis comme plus grand marché mondial pour créer de la dépendance – puis menace d’en couper l’accès, vis-à-vis des États (comme l’UE) ou des entreprises (comme Apple).

Nous assistons donc non seulement à un abandon du libre-échange, mais à un basculement structurel vers ce que l’on appelle aujourd’hui la géoéconomie : l’usage d’outils économiques – commerce, investissements, technologie – comme instruments de pouvoir politique et stratégique. Alors que la politique commerciale libérale reposait sur l’hypothèse d’avantages mutuels et d’intérêts communs, la géoéconomie vise à obtenir des avantages relatifs, souvent au détriment d’autrui.

Il ne s’agit pas d’un nouveau courant idéologique, mais plutôt d’un retour à la pensée réaliste sous forme économique. Cela rend d’autant plus important de comprendre ce qui se passe réellement – et quelles en sont les conséquences.

Destructeur pour la prévisibilité 

Pour les entreprises, et en particulier pour les exportateurs norvégiens, cette évolution est profondément problématique. Au cours de mes années comme dirigeant de premier plan et conseiller stratégique, j’ai constaté que les investissements, le développement et la croissance industrielle dépendent entièrement de règles du jeu stables. Lorsque ces règles changent au fil d’un tweet et que les règles commerciales sont utilisées comme projectiles politiques, la prévisibilité disparaît. Et avec elle, l’attrait de l’investissement.

Une entreprise norvégienne qui exporte des composants de haute valeur vers les États-Unis via l’Allemagne peut, du jour au lendemain, perdre toute sa chaîne de valeur. Un droit de douane de 50 % n’est pas seulement un coût supplémentaire – c’est, en pratique, une fermeture de marché. Lorsque ce type de mesure est utilisé comme tactique de négociation, il devient impossible de planifier la croissance future.

C’est pourquoi la politique de Trump, bien qu’elle ne vise pas directement la Norvège, a des répercussions indirectes sur notre secteur privé. Et c’est pourquoi les analyses de Hirschman méritent d’être remises à l’honneur – non comme solution, mais comme modèle d’interprétation.

Hirschman contre le libre-échange 

Hirschman préconisait lui-même une régulation supranationale accrue pour contrer ce type d’abus de pouvoir via le commerce. Une solution qui remet en cause à la fois la souveraineté nationale et la pensée économique classique. Là où des économistes tels que Ludwig von Mises et l’école autrichienne voyaient le commerce comme un échange volontaire entre acteurs égaux, Hirschman voyait un système asymétrique – où certains auront toujours plus de pouvoir que d’autres.
Ce qui est intéressant aujourd’hui, ce n’est pas forcément de choisir entre ces deux modèles – mais de reconnaître que la réalité suit désormais le modèle de Hirschman, que cela nous plaise ou non.

Le Royaume-Uni envisagerait de se doter à nouveau d’une composante nucléaire aéroportée

Le Royaume-Uni envisagerait de se doter à nouveau d’une composante nucléaire aéroportée


Au début des années 2010, quelques voix, dont celle d’un ancien ministre de la Défense, défendirent – vainement – l’idée que la dissuasion nucléaire française ne devait plus reposer que sur les quatre sous-marins nucléaires lanceurs d’engins [SNLE] de la Force océanique stratégique [FOST] et que, par conséquent, sa composante aéroportée était vouée à disparaître. Et de justifier leur raisonnement par les choix faits par le Royaume-Uni quelques années plus tôt.

En effet, à la fin des années 1990, les Britanniques renoncèrent à la composante aéroportée de leur dissuasion, avec le retrait des Blackburn Buccaneer [en 1995], puis de la bombe nucléaire tactique WE.177, pouvant être emportée par des Tornado GR1/1A de la Royal Air Force [RAF]. En revanche, ils conservèrent la composante océanique, laquelle repose actuellement sur quatre SNLE de type Vanguard, armés de missiles balistiques Trident D5 de conception américaine.

Seulement, s’il a lancé l’ambitieux programme « Dreadnought » pour remplacer les quatre SNLE de type Vanguard de la Royal Navy, le Royaume-Uni s’apprête, a priori, à revenir sur la décision qu’il avait prise il y a près de trente ans.

En effet, la nouvelle revue stratégique britannique, qui sera dévoilée le 2 juin, prévoit, selon l’édition dominicale du quotidien The Times, l’acquisition de F-35A, c’est-à-dire la version « classique » du chasseur-bombardier de Lockheed Martin, en vue de recréer une composante nucléaire aéroportée au sein de la RAF. Pour cela, Londres envisagerait d’acquérir des armes nucléaires tactiques B-61 auprès des États-Unis.

« Le Royaume-Uni cherche à acheter un avion de combat capable de lancer des armes nucléaires tactiques, dans le cadre d’une expansion significative de ses capacités de dissuasion, le tout dans le but de faire face à la menace croissante de la Russie », avance le journal. « Le secrétaire à la Défense, John Healey, et l’amiral Sir Tony Radakin, le chef des forces armées [britanniques], ont des discussions sur ce sujet avec le Pentagone », poursuit-il.

L’hypothèse d’un achat de F-35A par le Royaume-Uni a déjà été évoquée en mars dernier. Et cela alors que, selon les plans initiaux, le ministère britannique de la Défense [MoD] prévoyait d’acquérir un total de 138 F-35B, c’est-à-dire la version STOVL [short take off / vertical landing] de cet appareil. D’ici la fin de cette année, il devrait en compter quarante-neuf exemplaires.

Jusqu’en 2008, le Royaume-Uni a abrité des bombes B-61 sur son sol, précisément sur la base aérienne de Lakenheath. Mais, à la différence des pays impliqués dans le partage nucléaire de l’Otan, comme la Belgique, les Pays-Bas, l’Allemagne et l’Italie, ces armes étaient destinées à être mises en œuvre, si nécessaire, par des F-15E de la 48e escadre de l’US Air Force.

A priori, ce devrait être à nouveau le cas bientôt dans la mesure où, selon des documents budgétaires du Pentagone, les dépôts ayant autrefois servi à stocker un total de 132 bombes B-61 font l’objet de travaux de rénovation depuis au moins trois ans. Au passage, les F-15E vont quitter Lakenheath, des F-35A devant les remplacer.

Dans un entretien accordé au Sunday Times, M. Healey n’a pas voulu faire de commentaires sur ce sujet. « Le Royaume-Uni doit faire face à une nouvelle ère de menaces. Le monde devient plus dangereux. Le risque nucléaire augmente », a-t-il seulement déclaré.

Avec sa nouvelle génération de treillis, l’armée française muscle son camouflage, “efficace en ville, en forêt, dans le désert ou la neige”

Avec sa nouvelle génération de treillis, l’armée française muscle son camouflage, “efficace en ville, en forêt, dans le désert ou la neige

Plus ergonomiques, mieux pensés, et surtout bien plus efficaces : les nouveaux treillis de l’armée de terre font évoluer le bariolage et les couleurs pour la première fois depuis les années 1990. Distribué depuis le mois de mars, le BME (bariolage multi-environnement) marque un tournant décisif dans l’équipement des militaires français.

Voilà 35 ans que le motif et les couleurs des treillis de l’armée de terre n’avaient pas évolué. C’est désormais chose faite, avec l’arrivée en fin d’année 2024 du treillis BME (bariolage multi-environnement). Fini le bariolage polychrome du Centre-Europe introduit dans les années 90. Place à six couleurs dont le blanc, la principale évolution. 

“Le noir de l’ancien treillis était visible à l’infrarouge. Le nouveau est adapté à tous les environnements. Il est efficace en ville, en forêt, dans le désert ou dans la neige”, décrit le lieutenant Vincent du 152e régiment des Diables Rouges à Colmar (Haut-Rhin), appartenant à la 7e brigade blindée (BB), dont l’état-major est à Besançon (Doubs). 

Le treillis BME est composé de six couleurs, soit une augmentation par rapport à la version précédente. © Armée de terre

Des évolutions non négligeables étant donné que les militaires avaient auparavant deux treillis distincts : un pour le désert et un pour la forêt. La texture est également nouvelle avec des motifs striés et des formes cassées qui remplacent les formes simples et régulières. “Elles se fondent mieux dans les paysages et le regard met plus de temps à capter une silhouette”, explique le lieutenant Vincent. 

Tromper la vue de l’ennemi

De quoi faire des économies tout en assurant une meilleure efficacité. “Sur le terrain, trois secondes de plus pour être détecté, ça peut faire un avantage tactique énorme”, souligne le Colmariens. Selon le ministère des Armées, ces treillis augmentent de 25% le délai de détection des militaires.

Sur le terrain, trois secondes de plus pour être détecté, ça peut faire un avantage tactique énorme.

Lieutenant Vincent

152e régiment des Diables Rouges à Colmar

À partir du mois de mars, les 7 500 militaires de la BB ont été les premiers à en être équipés. La prochaine est la deuxième brigade blindée, jusqu’à équiper progressivement toute la France d’ici le mois de décembre. Ça fait l’unanimité chez tous les militaires. On aime bien le changement pour aller dans l’efficacité”, indique le lieutenant Vincent. 

Outre les couleurs, la coupe et le confort ont aussi été repensés : pantalon équipé d’un zip, veste cintrée, poches sur les côtés pour ne pas gêner le port des gilets tactiques… “C’est ergonomique pour la vie de tous les jours et pour le terrain, se réjouit le lieutenant Vincent. Il s’adapte à la morphologie de tout le monde.”

Le délai de détection lors du camouflage est augmenté de 25%, selon l’Armée de terre.© Armée de terre

Un coût de 200 milliards d’euros

Des treillis “inspirés du MultiCam américain” nés au sein de la Section technique de l’armée de Terre (STAT), avec le Service du commissariat des armées et la Direction générale de l’armement, dont les premiers travaux de conception ont débuté en 2016. Trois versions évaluées plus tard, toute l’armée de terre doit en être équipée. Un investissement du ministère des armées d’environ 200 milliards d’euros, dans le cadre de la loi de programmation militaire. 

Chaque militaire dispose de trois treillis, avec possibilité de renouvellement annuel – les stocks étant prévus pour anticiper l’usure, particulièrement sur les opérations sur le terrain, comme l’explique le lieutenant Vincent : “Ils peuvent vite s’user, mais s’il y a une cérémonie, il faut quand même que l’on présente bien !”

Pologne: États-Unis et Russie réconcilient les finalistes de la présidentielle

Pologne: États-Unis et Russie réconcilient les finalistes de la présidentielle

Des chars K2GF de l’armée polonaise  (Photo by Beata Zawrzel / NurPhoto / NurPhoto via AFP).

La Rand Corporation vient de diffuser un rapport sur la militarisation polonaise intitulé « Polish Armed Forces Modernization. A New Cornerstone of European Security?« , par Krystyna Marcinek et Scott Boston.

La posture militaire polonaise a fait porter la part du PIB consacré à la défense à 4,7% et ce blog s’en est souvent fait l’écho.

Cette inflexion stratégique s’est traduite par:
– la création de deux nouvelles divisions lourdes – portant le total à six – au sein des forces terrestres et leur dotation en véhicules blindés, artillerie et systèmes de défense aérienne avancés ;
– la création du Bouclier oriental, une fortification de la frontière polonaise face à la Biélorussie et au territoire russe de Kaliningrad ;
– le déploiement d’au moins 32 chasseurs F-35A, la modernisation de la flotte actuelle de chasseurs F-16, le déploiement d’un nouvel avion de chasse léger de fabrication coréenne et le réarmement complet de sa flotte d’hélicoptères d’attaque avec des hélicoptères AH-64E Apache ;
– l’acquisition de trois frégates modernes et l’étude de la possibilité de créer une petite force sous-marine ;
l’augmentation des effectifs militaires d’active de 100 000 en 2015 à 300 000 d’ici 2035, dont 150 000 en réserve d’ici 2039.

Présidentielle: convergence des candidats

L’issue du scrutin présidentiel polonais va-t-il provoquer une inflexion de cette politique volontariste de renforcement militaire?

Lors du 2e tour de la présidentielle qui a lieu ce dimanche, Karol Nawrocki, qui est soutenu par le principal parti d’opposition nationaliste Droit et Justice (PiS), affrontera le maire pro-européen de Varsovie Rafal Trzaskowski, le candidat des centristes au pouvoir dirigés par l’ancien responsable européen Donald Tusk.

Le résultat de ce 2e tour ne devrait pas provoquer de changement majeur en terme de politique étrangère et de défense.

Les positions des différents partis politiques sur ces questions sont convergentes, notamment avec le souhait partagé de maintenir des liens forts avec l’allié américain. Karol Nawrocki affirme ainsi que la Pologne « a besoin de la certitude qu’un futur président se préoccupera des relations polono-américaines ». Rafal Trzaskowski, le candidat du PO, a quant à lui déclaré que la Pologne devrait « s’efforcer d’établir la coopération la plus étroite possible entre les États-Unis, l’Union européenne et la Pologne, car ensemble, nous sommes une puissance ».

Face à la Russie, les deux finalistes polonais, en phase avec l’opinion publique, partagent la même hostilité vis-à-vis de Moscou. L’aversion envers Poutine transcende presque tous les clivages dans ce pays où la règle veut qu’un bon Polonais se méfie profondément de la Russie.

On se souviendra enfin que, selon le sondage Eurobazooka de mars dernier, 71% des Polonais estiment qu’une guerre éclatera, dans les prochaines années, en Europe. Et que 62% d’entre eux sont favorables à de forts investissements dans la défense.

Le programme de réarmement SAFE de l’UE et ses conséquences potentielles

Le programme de réarmement SAFE de l’UE et ses conséquences potentielles

par Federico Santopinto* – IRIS – publié le 28 mai 2025

https://www.iris-france.org/le-programme-de-rearmement-safe-de-lue-et-ses-consequences-potentielles/

*Federico Santopinto est directeur de recherche à l’IRIS, en charge du Programme Europe, stratégie et sécurité, spécialisé dans l’intégration européenne en matière de défense et de politique étrangère, ainsi que dans la coopération militaire et sécuritaire entre l’Union européenne (UE) et l’Afrique. À ce titre, il suit également les politiques de coopération au développement de l’UE utilisées comme outil de prévention et de gestion des conflits.

Diplômé de l’Université de Florence en Sciences politiques (option internationale), Federico Santopinto a également obtenu un master en Politique internationale à l’Université Libre de Bruxelles (ULB). Il a ensuite exercé, pendant plus de dix ans, l’activité d’observateur électoral de long terme pour l’UE, principalement dans des pays post-conflit en Afrique. Il a parallèlement intégré le GRIP (Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité), un institut de recherche spécialisé dans la maîtrise des armements, où il a longtemps travaillé tant sur l’Europe que sur le maintien de la paix onusien. Il a notamment assuré dans ce cadre la gestion de l’Observatoire Boutros-Ghali du maintien de la paix (OBG). Federico Santopinto travaille également occasionnellement pour l’ULB en qualité d’expert associé.

Depuis que l’Union européenne (UE) a étendu ses compétences au secteur de l’armement, elle s’est trouvée confrontée à un dilemme : comment associer (ou pas) les entreprises des pays tiers aux programmes qu’elle a mis en place pour financer les coopérations entre ses membres ? Comment inclure en particulier les entreprises des alliés de l’OTAN qui ne sont pas membres de l’UE ? À chaque nouvelle initiative lancée dans ce domaine, cette question revient systématiquement sur la table des négociateurs européens, en provoquant des tourments.

En adoptant le programme dénommé SAFE (Security Action for Europe), son dernier né en matière de réarmement, l’UE semble avoir trouvé la quadrature du cercle de cette épineuse équation. SAFE, en effet, introduit des nouveautés particulièrement originales en matière d’éligibilité, sorties tout droit du chapeau du Secrétariat de la Commission européenne. À premières vues, ces nouveautés facilitent l’association des pays tiers aux achats conjoints que les États membres pourront réaliser grâce aux prêts élargis par l’UE. Et leurs entreprises pourraient en conséquence être plus facilement éligibles, ce qui a fait crier victoire aux partisans de l’ouverture. Mais à terme, les conséquences de cette ouverture pourraient surprendre les alliés de l’Union, tout comme ses États membres d’ailleurs. Ces derniers ont-ils pleinement saisi les implications que SAFE pourrait avoir au fil du temps ?

Le programme SAFE en quelques mots

Le programme SAFE se distingue des autres instruments d’aide à l’industrie de défense de l’UE par le fait qu’il n’offre pas des subsides, mais des prêts pour des acquisitions conjointes, que les États membres devront rembourser à des conditions avantageuses. SAFE bénéficiera d’une enveloppe de 150 milliards d’euros qui sera elle-même empruntée par la Commission européenne sur les marchés.

Les règles d’éligibilité de SAFE

Dans un premier temps, SAFE semble recalquer à quelques nuances près les règles d’éligibilité attribuées à d’autres programmes qui l’ont précédé pour soutenir l’industrie militaire, comme EDIRPA et ASAP[1]. En règle générale, les bénéficiaires des prêts élargis via SAFE doivent être établis dans l’UE, en Norvège ou en Ukraine, et ils ne doivent pas être soumis à un contrôle étranger. Les filiales ou les co-entreprises des pays tiers présentes sur le sol de l’UE, néanmoins, peuvent également être éligibles si elles ont fait l’objet d’un filtrage au sens du règlement (UE) 2019/452 sur les investissements directs étrangers (FDI) ou si elles fournissent toute une série de garanties à l’UE[2]. Comme dans le cas de l’EDIRPA, SAFE rajoute un autre critère : les produits achetés grâce aux prêts de l’UE doivent également disposer d’un minimum de 65% de composantes européennes. Certains équipements de défense plus complexes devront en outre être produits par une autorité de conception européenne (contrôle de la propriété intellectuelle et du savoir-faire technique), alors que d’autres catégories d’armes moins complexes ne sont pas automatiquement soumises à cette contrainte[3].

Par rapport aux programmes précédents, la Commission européenne toutefois propose quelque chose de plus en termes d’éligibilité. Elle suggère en effet d’élargir à certaines conditions le rayon d’action de SAFE aux pays « like-minded »[4], à savoir :

  • Ceux en voie d’adhésion ou les candidats potentiels à l’adhésion.
  • Ceux ayant conclu un partenariat de sécurité et de défense avec l’UE, au titre de la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC)[5].

Ces deux catégories de partenaires potentiels ne peuvent pas pour autant bénéficier des prêts de l’UE. Ils pourront par contre être associés aux achats conjoints lancés via SAFE, en y contribuant financièrement bien entendu. Pour cela, ils devront néanmoins signer préalablement des accords bilatéraux avec l’UE pour établir en quels termes leurs entités et entreprises pourront être éligibles aux acquisitions communes cofinancées par les prêts de la Commission. Ces accords, de plus, devront définir toute une série d’autres mesures en matière de normalisation et d’interopérabilité. Il est prévu également qu’ils définissent les dispositions à mettre en œuvre afin d’assurer la sécurité d’approvisionnement des composantes du produit acquis.

Comment seront dès lors redéfinis les critères d’éligibilité de SAFE dans le cadre de ces accords bilatéraux ? Le règlement du programme demeure ambigu sur ce point. Il se limite à dire que les accords bilatéraux devront fixer « the rules related to restrictions imposed by third countries or by third country entities, on the definition, adaptation and evolution of the design of the defence product procured with the support of the SAFE instrument »[6]. En d’autres termes, l’UE renvoie toute décision en la matière aux futures négociations qu’elle devra entamer avec ses alliés.

L’UE au cœur d’un nouveau pôle normatif en matière d’armement ?

Au regard de ces règles, SAFE pourrait apparaître à première vue comme le programme de l’UE le plus ouvert de tous aux pays tiers. Derrière cette ouverture, toutefois, il est possible de percevoir en filigrane une stratégie visant à placer l’Union au centre d’un pôle réglementaire nouveau en matière d’industrie de défense. Face à l’incertitude stratégique alimentée par la posture ambiguë de Donald Trump, l’idée de pousser les pays tiers, qu’ils soient européens ou non, à signer des accords bilatéraux avec l’UE tombe à point nommé. Elle pourrait représenter un atout stratégique majeur pour les Européens. Ces accords, en effet, ne seront pas négociés uniquement avec les pays qui partagent les mêmes valeurs de l’Union. Ils seront vraisemblablement négociés également et surtout avec ceux qui feront preuve de proximité stratégique avec elle, ce qui inclut potentiellement de nombreuses démocraties dans le monde, mais semble exclure à priori les États-Unis de Donald Trump.

Une telle disposition vise en premier lieu le Royaume-Uni, avec lequel l’UE vient de signer un partenariat de sécurité et de défense qui ouvre la voie à un accord bilatéral sur SAFE. Mais elle pourrait intéresser également d’autres alliés non européens, comme le Canada, qui négocie actuellement lui aussi ce type de partenariat. À l’instar des pays de l’Union, Ottawa et Londres ont été fortement perturbés par l’attitude de Donald Trump vis-à-vis de la Russie de Vladimir Poutine. Et ils pourraient l’être encore plus si les États-Unis devaient annexer le Groenland sans le consentement du Danemark. Aussi, l’ouverture de l’UE aux pays tiers est intéressante notamment au regard de son timing. L’Union est-elle en train de proposer à ses partenaires, tout aussi dépités qu’elle, de constituer à long terme un embryon d’alternative, ou du moins une échappatoire partielle à l’hégémonie industrielle des États-Unis dans le secteur de l’armement ? A-t-elle l’intention d’étendre sa traditionnelle puissance normative à ce domaine, d’où elle était exclue jusqu’il y a encore quelques années ?

Pour répondre à cette question, encore faudrait-il comprendre si les États membres sont réellement prêts à jouer la carte normative de l’UE dans un domaine aussi délicat que celui de l’industrie de défense. En considérant l’attachement des uns à l’illusion de leur souveraineté nationale et la persistance des autres à considérer Washington, contre vents et marées, comme l’ultime garantie de leur propre sécurité, le doute est permis. Pourtant, à l’heure où les démocraties d’Europe, d’Asie et d’Océanie sont confrontées au désarroi face à la tournure stratégique que prennent les États-Unis, l’idée de conditionner l’association des entités des pays tiers à une convergence stratégique et normative de leurs pays avec l’Union est loin d’être dénouée de sens. Elle pourrait porter les germes d’une ambition nouvelle pour l’UE. Les États membres auront-ils le courage de l’assumer ?


[1] EDIRPA (European defence industry through common procurement) et ASAP (Act in Support of Ammunition Production) sont des programmes transitoires lancés par l’UE en 2023 dans le cadre de la guerre en Ukraine pour soutenir les achats conjoints et la production industrielles d’armement.

[2] Le Règlement (UE) 2019/452 établit un cadre pour le filtrage des investissements directs étrangers (IDE) au sein de l’UE, dans le but de protéger les actifs stratégiques européens. Il met en place un mécanisme de coopération entre les États membres et la Commission européenne en trois étapes :

  • Les États membres notifient aux autres membres et à la Commission les IDE faisant l’objet d’un filtrage,
  • Les autres États membres peuvent adresser des commentaires et la Commission un avis,
  • Les États membres restent libres de prendre la décision finale de filtrage.

[3] Article 16 de la proposition de Règlement COM(2025) 122 final du 19 mars 2025 établissant l’instrument SAFE, tel qu’amendée par le COREPER.

[4] Ibid, art. 17.1.

[5] L’UE a signé ce genre de partenariats avec sept pays : Norvège, Moldavie, Macédoine du Nord, Albanie, Corée du Sud, Japon et tout récemment le Royaume-Uni.  Des négociations sont en cours avec le Canada. L’UE envisage également de signer également un accord avec l’Inde.

[6] Art. 17.2(d) du Règlement COM(2025) 122 final du 19 mars 2025 établissant le programme SAFE, tel qu’amendé par le COREPER.

L’État-major des armées n’est pas en mesure de confirmer la perte au combat d’un Rafale indien

L’État-major des armées n’est pas en mesure de confirmer la perte au combat d’un Rafale indien

https://www.opex360.com/2025/05/30/letat-major-des-armees-nest-pas-en-mesure-de-confirmer-la-perte-au-combat-dun-rafale-indien/


Après les frappes effectuées par l’Inde contre des positions tenues par des organisations terroristes au Pakistan [opération Sindoor], le 7 mai dernier, Islamabad a assuré avoir abattu au moins six avions de combat de l’Indian Air Force [IAF], dont trois Rafale, grâce à ses Chengdu J-10 armés de missiles air-air à longue portée PL-15, fournis par la Chine.

À ce jour, aucun élément ne permet de confirmer les allégations pakistanaises, par ailleurs exploitées par Pékin pour faire la promotion du J-10 et du PL-15 à l’exportation. D’autant plus que le bilan avancé par Islamabad est fluctuant. Ainsi, le 28 mai, le Premier ministre pakistanais, Shehbaz Sharif, a revendiqué la destruction non pas de trois mais de quatre Rafale indiens.

Cela étant, et c’est passé relativement inaperçu, le porte-parole de la force aérienne pakistanaise, le général Aurangzeb Ahmed, a vanté les qualités du Rafale, lors d’une conférence de presse donnée il y a deux semaines. « C’est un avion très puissant, à condition qu’il soit bien utilisé », a-t-il dit. En clair, il a remis en cause les compétences des pilotes indiens ainsi que la doctrine de l’IAF.

Le propos du général Ahmed peut se comprendre quand l’on sait que le Pakistan entretient de bonnes relations avec l’Égypte, les Émirats arabes unis, le Qatar et l’Indonésie, lesquels ont acquis des Rafale. D’où, sans doute, ce bémol dans la propagande pakistanaise…

Pour le moment, la seule chose que l’on peut dire est que l’Inde a admis la perte de trois avions de combat lors de l’opération Sindoor et que, à en juger par des images de débris diffusées via les réseaux sociaux, un Rafale pourrait en faire partie.

Lors du dernier point presse du ministère des Armées, le 28 mai, le porte-parole de l’État-major des armées [EMA], le colonel Guillaume Vernet, s’est montré très prudent sur le bilan du dernier affrontement armé entre l’Inde et le Pakistan.

« S’agissant du conflit qui a eu lieu entre l’Inde et le Pakistan, je remarque surtout que l’on est dans le brouillard de la guerre et qu’il y a une forte guerre informationnelle. C’est-à-dire que, aujourd’hui, ce qu’on sait, c’est qu’on ne sait pas ce qui s’est passé. Il y a un certain nombre d’allégations que je ne reprendrai pas parce qu’il n’y a pas d’informations confirmées », a d’abord dit le colonel Vernet, en répondant à une question portant sur l’emploi du Rafale en Inde.

« Effectivement, le sujet du Rafale est de première importance pour nous. On est intéressé par ce qu’il s’est passé. Donc, on essaie d’être au plus près de notre partenaire indien pour mieux comprendre » les événements, a poursuivi le porte-parole de l’EMA. L’enjeu, a-t-il continué, est de tirer les enseignements du retour d’expérience [RETEX] de l’emploi du Rafale « au combat de haute intensité ».

« Manifestement, selon certains rapports, plusieurs centaines d’aéronefs ont été engagés » durant cet affrontement, a-t-il observé. Mais, a-t-il conclu, « on peut surtout constater qu’il y a eu vingt années d’emploi du Rafale et que s’il était avéré qu’il y avait eu une perte, ce serait la première au combat ».

Tension : Le Parlement français face à la guerre

par Charles Herrbach – ASSDN – publié le 30 mai 2025

https://aassdn.org/amicale/tension-le-parlement-francais-face-a-la-guerre/


Dans une démocratie confrontée à la guerre, le Parlement français doit conjuguer principes démocratiques et efficacité militaire. Mais quelle place occupe-t-il vraiment face à l’urgence stratégique et présidentielle ?

Le retour de la guerre en Ukraine a favorisé, depuis trois ans, les postures et discours polémologiques au cœur de nos institutions. Voici désormais nos systèmes démocratiques confrontés à des enjeux militaires et stratégiques avec, comme point névralgique, un défi de taille : celui d’assurer la continuité de la vie démocratique dans un contexte dominé par la violence, le tragique et le brouillard stratégique.

En cas de guerre, il revient aux dirigeants d’opérer la difficile conciliation entre état de droit et état de guerre, entre principes démocratiques et efficacité opérationnelle. Ce dilemme trouve une acuité particulière dans le régime de la Ve République, dominé par le Président, garant de la continuité des institutions et donc de la vie démocratique, et par le Parlement, expression de la souveraineté nationale et populaire, et à qui revient de contrôler l’action de l’exécutif.

Or, par définition, la guerre et, accessoirement, l’ennemi (sûrement peu soucieux du respect de l’état de droit) imposent un rythme auquel la vie politique et parlementaire est peu coutumière, davantage façonnée par les lenteurs inhérentes au processus législatif et par les querelles partisanes. Quel est alors le rôle des députés et sénateurs en cas d’engagement de la France dans un conflit majeur ?

Le Parlement est responsable du budget

La Constitution du 4 octobre 1958 confère un rôle central au Président de la République : chef des armées (article 15), titulaire des pouvoirs exceptionnels en cas de crise (article 16), il incarne la clé de voûte de la politique de Défense. À lui reviennent l’orientation stratégique, les nominations militaires, la décision d’engagement de troupes à l’étranger, ou encore la mise en œuvre d’une économie de guerre mobilisant citoyens et appareil industriel.

Dans les faits, le Parlement exerce avant tout une fonction budgétaire : il vote les lois de programmation militaire (LPM), qui déterminent, sur six ans, le niveau et l’affectation des crédits alloués à la défense (413 milliards d’euros pour 2024-2030). La LPM traduit donc dans le budget dans la loi les ambitions, et parfois les sacrifices ou renoncements, du pays dans sa politique de Défense : de la fermeture de casernes à la commande du porte-avions de Nouvelle Génération, de la commande de nouveaux canons Caesar aux investissements dans le spatial militaire.

Le Parlement a donc une responsabilité de premier plan dans le dimensionnement ou la réduction de nos armées et de leurs moyens afin de répondre aux objectifs opérationnels.

Un contrôle théoriquement étendu…

Toutefois, lorsque survient la guerre, la Constitution prévoit l’activation de l’article 35, révisé en 2008 sous la présidence de Nicolas Sarkozy (2007 – 2012). Il prévoit que :

  • le Parlement autorise toute déclaration de guerre ;
  • il est informé dans les trois jours de toute intervention extérieure, pour un débat sans vote ;
  • au-delà de quatre mois, l’autorisation parlementaire est requise pour prolonger l’opération, avec un pouvoir de décision ultime confié à l’Assemblée nationale.

Il est notable que la notion même de « guerre » a quasiment disparu au profit du concept d’interventions militaires extérieures ou à l’étranger, appelées communément OPEX. La raison principale en est que le Préambule de la Constitution (à valeur constitutionnelle depuis 1971) prohibe toute « guerre dans des vues de conquête » et tout emploi des forces « contre la liberté d’aucun peuple ».

Ce mécanisme de l’article 35 vise à corriger l’ancienne doctrine, fruit d’une interprétation extensive des prérogatives présidentielles en matière de défense (confortée par la jurisprudence du Conseil constitutionnel et la pratique politique), qui laissait à l’exécutif une liberté quasi absolue dans ce domaine « réservé », sans obligation d’information ni de contrôle du Parlement.

En pratique, cette révision de 2008 marque un tournant : depuis lors, les interventions en Afghanistan (2008), Libye (2011), Mali (2013), Centrafrique (2013), Irak (2014) et Syrie (2018) ont toutes donné lieu à des informations au Parlement, parfois suivies de votes qui, en période de fait majoritaire, ont toujours donné lieu à un large consensus, suscitant des critiques évidentes de la part des oppositions.

…mais en réalité limité et critiqué !

Les accusations sont en effet récurrentes à l’encontre des votes de prolongation, régulièrement interprétés comme un blanc-seing sans limites de durée, d’espace ni d’objectifs. Sont ainsi pointés du doigt des débats perçus comme formels et minimalistes, la pauvreté des informations délivrées au Parlement, le difficile accès aux éléments classifiés, tout comme l’invocation du secret-défense qui permet d’éviter le contrôle institutionnel.

Par ailleurs, certaines opérations, ponctuelles et limitées (Kolwezi en 1978, Hamilton en 2018), échappent à toute procédure parlementaire, tout comme celles menées sous mandat onusien (guerre du Golfe, Bosnie, Libye) qui relèvent du cadre multilatéral, marginalisant le débat national. Même les opérations de défense des territoires ultramarins (comme la guerre des Malouines/Falklands en 1982) pourraient, en cas de crise dans les Outre-mer (Nouvelle-Calédonie, par exemple), échapper à la qualification d’OPEX et relever exclusivement du pouvoir exécutif sans pouvoir de contrôle relevant de l’article 35.

Enfin, dans l’hypothèse la plus dramatique — une agression extérieure directe — le recours à l’article 16 réduirait le Parlement à un rôle minimal, sous l’effet des pouvoirs exceptionnels du Président (article appliqué une seule fois par le général de Gaulle du 23 avril au 29 septembre 1961, après la tentative de putsch des généraux en pendant la guerre d’Algérie).

Certains modèles, allemand ou anglo-saxons, prévoient les mêmes mécanismes avec parfois des pouvoirs étendus au bénéfice des commissions permanentes : celles-ci disposent alors de véritables pouvoirs d’enquête, d’accès à l’information classifiée, et peuvent évaluer les objectifs, les coûts, et les issues politiques des opérations, faisant régulièrement rêver les oppositions en hémicycle…

Conclusion

Ainsi, la guerre impose son rythme, ses urgences et parfois ses opacités, et le Parlement en est parfois relégué au rang de spectateur, bien qu’une responsabilité colossale pèse sur ses épaules dans la trajectoire financière de nos Armées, car c’est bien celle-ci qui inscrit dans la durée la vision que la Nation porte sur sa propre sécurité.

Au-delà de ces pouvoirs prévus par la constitution, les parlementaires assument parfois autrement leur responsabilité : c’est ce que nous rappellent les monuments aux morts de la salle des Quatre Colonnes de l’Assemblée nationale, avec le nom des 28 députés morts pour la France au cours des deux guerres mondiales.

Charles Herrbach
Revue Conflits
21 mai 2025

Source photo : Revue Conflits

Le char Leopard 2 face au feu : quand la réalité rattrape la légende

Le char Leopard 2 face au feu : quand la réalité rattrape la légende

par Elie Avot – armees.com – Publié le

leopard-2 | Armees.com

Depuis plus de quatre décennies, le char de combat principal Leopard 2 incarne l’excellence blindée allemande sur les théâtres d’opérations internationaux. Pourtant, la réalité de la guerre moderne, notamment en Ukraine, bouleverse les certitudes. Analyse stratégique d’un géant mécanique devenu symbole autant que sujet de controverse.

Un blindé né de la Guerre froide : naissance et développement du Leopard 2

Le Leopard 2 est le fruit d’un développement amorcé en 1965 par la firme Krauss-Maffei Wegmann (KMW) pour succéder au Leopard 1, jugé trop léger face aux chars soviétiques. Le premier prototype opérationnel voit le jour en 1976, et l’entrée en service s’effectue en 1979 dans la Bundeswehr.

Conçu pour l’engagement rapide, la puissance de feu et la survivabilité, le Leopard 2 s’impose rapidement comme une référence en matière de char de bataille principal (MBT – Main Battle Tank). Il est équipé d’un canon Rheinmetall de 120 mm lisse, de deux mitrailleuses de 7,62 mm, d’un blindage composite modulaire et d’un moteur V12 turbodiesel MTU capable de lui assurer une vitesse de 72 km/h sur route (Strategic Bureau).

Modèles et évolutions : une famille en constante mutation

Depuis sa version initiale Leopard 2A0, le char a connu de multiples modernisations : 2A1 à 2A8. Chacune a apporté des améliorations sur l’électronique de bord, la conduite de tir, la protection balistique ou la mobilité.

Le Leopard 2A4, largement exporté, demeure l’un des plus répandus. Le modèle 2A6 intègre un canon allongé L/55, tandis que le récent 2A7+ vise les conflits asymétriques, avec un renforcement de la protection contre les mines et les engins explosifs improvisés (IED). Un projet Leopard 2A8, plus furtif, axé sur les capteurs actifs et la guerre en réseau, est actuellement en développement (The Canadian Encyclopedia).

Un char de projection : utilisations et déploiements

Le Leopard 2 n’est pas resté cantonné aux casernes. Il a été engagé dans des missions de l’OTAN, notamment :

  • En Kosovo, dans le cadre de la KFOR (Forces pour le Kosovo),
  • En Afghanistan, par les forces canadiennes à partir de 2007, où il a démontré sa puissance mais aussi les limites de son poids et de sa consommation logistique,
  • Dans des exercices conjoints en Pologne, en Lituanie ou en Norvège dans le cadre de la dissuasion sur le flanc Est de l’Alliance atlantique.

Plus de 18 pays ont intégré ce char à leur arsenal, dont le Canada, la Suède, la Finlande, la Norvège, les Pays-Bas, la Pologne, la Grèce ou encore le Qatar.

Front de l’Est : la rude épreuve de la guerre en Ukraine

En 2023, face à l’escalade de la guerre en Ukraine, l’Allemagne décide de livrer 18 Leopard 2 à Kiev, en parallèle des chars Abrams américains et Challenger 2 britanniques. Un geste politique fort, mais une efficacité opérationnelle rapidement mise en question.

Sur le terrain, les retours sont amers. Dans une réunion confidentielle rapportée par The Telegraph, un diplomate allemand révèle les difficultés rencontrées : « les Ukrainiens peinent à utiliser ces armes lourdes », du fait de leur complexité mécanique et de l’absence de chaînes de maintenance de proximité (L’Indépendant).

Les Leopard 2 sont jugés « vulnérables aux drones », « difficiles à réparer », et surtout « inadaptés au terrain sans appui aérien », selon l’analyste Sergej Sumlenny. Il évoque un design trop complexe, issu de bureaux d’études « n’ayant jamais connu le champ de bataille ».

Le coût logistique est tel que certaines unités doivent être renvoyées jusqu’en Pologne pour réparation. L’expression qui revient sur le front : « un fardeau trop lourd à porter ».

Un futur à redéfinir : entre modernisation et redimensionnement

Face aux limites exposées en Ukraine, les concepteurs de Rheinmetall et KMW s’attèlent à repenser les capacités du Leopard 2. Plusieurs pistes sont évoquées :

  • Allègement de la structure et renforcement des systèmes anti-drones.
  • Intégration de technologies issues de la robotique militaire et de l’IA.
  • Mutualisation des chaînes logistiques avec d’autres plateformes de l’OTAN.

Par ailleurs, l’Eurotank, projet franco-allemand, envisage une fusion technologique entre le Leopard 2 et le futur char MGCS (Main Ground Combat System). Cette alliance stratégique pourrait redéfinir la prochaine génération de blindés européens d’ici 2035 (NATO Review, 14 avril 2025).

Le Leopard 2, longtemps vu comme un standard du char de bataille moderne, traverse une zone de turbulence. Si ses performances en terrain ouvert restent redoutables, son adaptation aux conflits asymétriques et aux nouvelles menaces technologiques est remise en cause. L’avenir du Leopard passera soit par une réinvention profonde, soit par sa fusion dans un programme européen de rupture.

Lockheed Martin envisage une version « sans pilote » de son chasseur-bombardier F-35

Lockheed Martin envisage une version « sans pilote » de son chasseur-bombardier F-35


Le 15 mai, un mois après avoir confirmé que le F-47, c’est-à-dire l’avion de combat de 6e génération issu du programme NGAD [Next Generation Air Dominance] de l’US Air Force, allait être conçu par Boeing, le président américain, Donald Trump, a annoncé que le développement d’un autre chasseur-bombardier, appelé F-55, était envisagé.

« Nous allons lancer le F-55 et – je pense que, si nous obtenons le bon prix, il faut obtenir le bon prix – ce sera un bimoteur et une super mise à niveau du F-35 [qui est monomoteur, ndlr] », a en effet affirmé le chef de la Maison Blanche, lors d’une visite officielle au Qatar.

Cette annonce a surpris beaucoup de monde, à commencer par Frank Kendall, secrétaire de l’US Air Force durant le mandat du président Joe Biden [2021-25]. « Une version bimoteur du F-35 nécessiterait une refonte quasi complète. C’est une option qui n’a jamais été présentée et que nous n’avons jamais envisagée, à ma connaissance », a-t-il confié au site spécialisé Breaking Defense.

Pour le moment, Lockheed Martin développe la version Block 4 du F-35. Et comme cette dernière vise à ajouter une soixantaine de fonctionnalités supplémentaires, elle suppose une motorisation plus puissante. D’où le programme « Engine Core Upgrade », confié à Pratt & Whitney pour mettre à niveau le moteur F-135.

Reste à voir si cette modernisation du F-135 sera suffisante pour le « F-35+ », que James Taiclet, le PDG de Lockheed Martin, a évoqué lors d’une conférence téléphonique avec la presse, le 22 avril dernier. « Nous allons prendre le châssis du F-35 et le transformer en Ferrari », a-t-il dit. Et d’ajouter : « Le défi est d’atteindre 80 % des capacités de la sixième génération à moitié prix. Et c’est quelque chose que les ingénieurs […] n’auraient pas accepté s’ils n’avaient pas pensé qu’il y avait une voie pour y parvenir. »

L’idée consiste à intégrer au F-35 des technologies développées par Lockheed Martin dans le cadre du programme NGAD. Lors de sa conférence téléphonique, M. Taiclet avait refusé d’en dire davantage. Cependant, l’une d’elles pourrait être la capacité du F-35 à contrôler les futurs drones de combat de type CCA [Collaborative Combat Aircraft], le groupe américain ayant communiqué à ce sujet en octobre 2024.

Ce « F-35+ » correspond-il au F-55 annoncé par M. Trump ? Le PDG de Lockheed Martin s’est gardé de le dire, alors qu’il s’exprimait à l’occasion de l’édition 2025 de la Conférence annuelle des décisions stratégiques de Bernstein, le 29 mai. En revanche, il a donné plus de détails sur les capacités envisagées pour une éventuelle future version du F-35.

Ainsi, a détaillé M. Taiclet, ce « F-35+ » pourrait recevoir de nouveaux revêtements pour accroître sa furtivité face aux capteurs infrarouges et aux radars et il est question de redessiner sa cellule, notamment au niveau des entrées d’air et des tuyères de son moteur.

En outre, le PDG de Lockheed Martin a précisé que ce F-35+ pourrait avoir de « meilleures capacités de guerre électronique » ainsi que des fonctionnalités de combat en réseau accrues. Mais il a également évoqué la possibilité de « droniser » ce chasseur-bombardier, c’est-à-dire de faire en sorte qu’il soit télépiloté ou autonome.

« Nous pourrions rendre le pilote du F-35 optionnel dans un délai relativement court, grâce à une grande partie du développement que nous avons réalisé » pour les appels d’offres sur les chasseurs de sixième génération, a fait valoir M. Taiclet.

En effet, selon lui, certaines de ces nouvelles fonctionnalités pourraient être prêtes « pour un premier vol et une intégration dans le F-35 d’ici deux ou trois ans ». Mais l’ajout de l’ensemble de ces nouvelles capacités ne pourra se faire que par étapes », a-t-il dit « On ne peut pas introduire trop de nouveaux équipements ou trop de nouveaux logiciels à la fois sans interrompre le flux de production », a-t-il expliqué.

Les effets contradictoires des sanctions occidentales sur les relations économiques russo-africaines

Les effets contradictoires des sanctions occidentales sur les relations économiques russo-africaines


Comment la Russie maintient-elle des liens économiques avec l’Afrique malgré les sanctions occidentales ? Une analyse des investissements, du commerce et des stratégies de contournement déployées par Moscou.

Premier sommet Russie-Afrique, à Sotchi, en Russie, en octobre 2019
Premier sommet Russie-Afrique, à Sotchi, en Russie, en octobre 2019 – GCIS/Flickr.com

Points clés
1/La relance du partenariat économique russo-africain

À partir des années 2010-2012, les rapports économiques entre la Russie et l’Afrique subsaharienne ont connu un nouvel élan caractérisé par des échanges commerciaux modestes, structurellement excédentaires en faveur de la Russie, et à des investissements dans les secteurs extractifs des mines et des hydrocarbures.

2/Des sanctions contournées par la Russie

Si les sanctions économiques occidentales ont entravé l’expansion des investissements russes en Afrique et impacté le commerce, le dialogue russo-africain sur la coopération économique se poursuit en se focalisant sur le secteur énergétique.

3/Le non-alignement des États africains

Ce paradoxe s’explique par des raisons politiques, la plus importante d’entre elles étant la volonté africaine de ne pas s’aligner sur la politique d’isolement de la Russie promue par les Occidentaux.

4/Le manque d’offensive diplomatique occidentale

Les sanctions économiques doivent être accompagnées d’un discours politique à l’intention des pays tiers, ce qui semble faire défaut.

Ce paradoxe s’explique par des raisons politiques, la plus importante d’entre elles étant la volonté africaine de ne pas s’aligner sur la politique d’isolement de la Russie promue par les Occidentaux.


Les sanctions économiques doivent être accompagnées d’un discours politique à l’intention des pays tiers, ce qui semble faire défaut.

La formation de la « RussAfrique » économique

Si l’Afrique est récemment passée de la dernière à la sixième place dans le classement des dix priorités du Concept de politique étrangère russe, la relance des échanges économiques russo-africains date en fait des années 2010-2012, après deux décennies d’échanges limités consécutifs à la dispartion de l’Union soviétique (URSS). En 2021, les échanges commerciaux atteignaient 22 milliards de dollars et comprenaient des ventes d’armes, des produits pétroliers raffinés, des engrais et des biens manufacturés. Ces échanges restreints avaient l’avantage d’être excédentaires pour le commerce russe, ce qui s’expliquait en partie par le fait que les ventes d’armes représentaient l’essentiel des échanges russo-africains (la Russie détenant à l’époque 40 à 50 % du marché africain).

En outre, les entreprises extractives russes s’intéressaient au continent et commençaient à y investir. Les grandes sociétés d’hydrocarbures russes étaient présentes dans la principale région de production africaine, le golfe de Guinée, et signalaient leur intérêt pour un nouvel eldorado gazier, le Mozambique. Des sociétés minières russes investissaient en particulier en Afrique australe. Le projet le plus coûteux fut signé en 2014 au Zimbabwe. Le Great Dyke Investment était un partenariat entre un consortium russe (Vi Holdings, Rostec et Vnesheconombank) et une société zimbabwéenne (Landela Mining Venture) pour le développement d’un des plus grands gisements de platine du monde, pour un coût estimé à trois milliards de dollars. Par ailleurs, le premier producteur mondial de diamants, la compagnie russe Alrosa, était devenue en 2018 le second actionnaire de la mine de diamants de Catoca en Angola.

La relance des échanges économiques russo-africains date en fait des années 2010-2012

Depuis une dizaine d’années, les compagnies russes Lukoil et Rosneft ont fait leur entrée dans la production d’hydrocarbures (upstream) en partenariat avec des compagnies occidentales jouant le rôle d’opérateur. Parmi les compagnies russes d’hydrocarbures, Lukoil est celle qui s’est le plus engagée en Afrique, pour un montant compris entre un et deux milliards de dollars. Elle a pris des participations dans le développement de plusieurs projets dans le golfe de Guinée. Sa plus coûteuse acquisition fut une participation à hauteur de 800 millions de dollars dans le développement de la concession Marine XII, au large des côtes congolaises. ENI est l’opérateur de ce gisement dont Lukoil est partenaire à 25 %. De même, Lukoil est entrée dans des consortiums au Ghana (gisement de Pecan), au Cameroun (gisement d’Etinde) et au Nigeria. En 2019, Rosneft a, en outre, signé un mémorandum avec la Société nationale des hydrocarbures du Mozambique afin de développer des gisements de gaz naturel dans ce pays où elle avait remporté un appel d’offres en 2015. La Russie s’était aussi positionnée sur le marché des infrastructures pétrolières (raffineries, pipelines, etc.), notamment au Nigeria, au Soudan du Sud et en Ouganda.

Mais l’expansion des compagnies russes en Afrique subsaharienne a aussi subi des déconvenues. Le président de Rosneft, l’ancien vice-premier ministre russe Igor Setchine et intime de Poutine, a tenté — sans succès — de prendre des participations en Angola et au Gabon. Gazprom n’est pas parvenu à entrer dans l’offshore gazier mozambicain et Lukoil a vu ses ambitions contrariées dans cette nouvelle zone de production qu’est l’offshore sénégalais. En 2020, la compagnie australienne Woodside Energy a réussi à éviter l’arrivée de Lukoil dans le consortium qui exploite le gisement offshore de Sangomar. Au Mozambique, la banque publique russe VTB Capital avait été impliquée dans le grand scandale des dettes cachées, qui avait éclaté en 2016 et avait provoqué des tensions entre le Fonds monétaire international (FMI) et le régime mozambicain, ainsi que l’arrestation du ministre des Finances. Au bilan, le regain des échanges économiques n’avait pas permis à la Russie de rattraper son retard sur la Chine et l’Union européenne (UE) en Afrique subsaharienne, où elle restait un partenaire commercial et un investisseur négligeables.

Les investissements africains de Lukoil avant 2022
Les investissements africains de Lukoil avant 2022 – Légende Source : LUKOIL — International Projects.

Les investissements miniers et pétrogaziers des entreprises russes constituaient aussi un outil stratégique qui mettait en relation les oligarques et les dirigeants africains. Par exemple, Viktor Vekselberg, le patron du Renova Group (une compagnie multisectorielle fondée en 1990), a investi avec une société financière de l’African National Congress (ANC) dans la seconde plus grande mine de manganèse d’Afrique du Sud et comptait parmi les donateurs de l’ANC, pour un montant de 826 000 dollars. Les relations financières dissimulées entre le parti qui dirige l’Afrique du Sud et cet oligarque ont alors déclenché une vive polémique politique.

Dans le paysage des relations économiques russo-africaines, Yango, le « Uber russe », représente une exception à double titre. D’une part, cette société, qui a commencé à s’implanter en Afrique en 2018 et est aujourd’hui présente dans treize pays africains, fait partie du secteur tertiaire et non du secteur industriel. Elle offre un service de transport de passagers et de livraison en Afrique, en Europe et en Asie. D’autre part, contrairement à de nombreuses entreprises du secteur extractif russe, son président directeur-général, Arkadi Voloj, qui vit en Israël depuis 2014, n’était pas affilié au régime russe. Après avoir été frappé par des sanctions européennes en 2022, Arkadi Voloj a été réhabilité en 2024.

L’impact des sanctions occidentales

Si, avant le déclenchement de la guerre en Ukraine en 2022, la Russie disposait d’un portefeuille de projets dans les secteurs extractifs africains et d’un commerce modeste mais structurellement excédentaire avec l’Afrique subsaharienne, les sanctions économiques occidentales ont modifié les équilibres. Faire des affaires avec des entreprises russes est devenu à la fois plus compliqué et plus coûteux, notamment dans le secteur des hydrocarbures.

Les sanctions ont entravé l’expansion des investissements russes. Privées des financements nécessaires à leur expansion, les compagnies extractives russes ont dû adopter des stratégies de repli qui varient selon les investisseurs. Ils ont été contraints de se retirer officiellement, de geler leurs partenariats ou de conserver leurs actifs en fonctionnant au ralenti. Enfin, certains de leurs partenaires occidentaux et africains ont directement mis un terme à leurs partenariats avec les entreprises russes.

Dès 2022, Vi Holdings, un groupe d’investissement international russe, a annoncé qu’il abandonnait le Great Dyke Investment. De même, deux entreprises russes ont renoncé à leurs projets en Afrique du Sud. À la fin de l’année 2023, Nornickel a vendu sa participation dans la mine de Nkomati en Afrique du Sud à son partenaire African Rainbow Minerals. Au début de l’année 2025, le gouvernement sud-africain a confirmé rechercher un financeur de substitution à Gazprombank, qui avait été choisie en 2023 pour financer la relance de la raffinerie de gaz de Mossel Bay. En Angola, c’est le gouvernement qui a annoncé la fin d’un partenariat pourtant ancien avec Alrosa, notamment dans le développement de la mine de diamants de Catoca.

Les grandes compagnies russes contraintes de se retirer de projets africains du fait des sanctions économiques occidentales
Les grandes compagnies russes contraintes de se retirer de projets africains du fait des sanctions économiques occidentales – Légende – Sources : Mining.com et Africa Intelligence.

À l’instar du secteur minier, les investissements russes dans le secteur des hydrocarbures ont été contrariés, voire bloqués. Au Cameroun, le projet d’exploitation est en quête d’un nouveau partenaire. La compagnie franco-britannique Perenco, qui avait envisagé de racheter les parts de New Age et d’en devenir l’opérateur, est revenue sur sa décision en 2023, jugeant un partenariat avec Lukoil trop risqué. Au Ghana, après des rumeurs de revente des parts de Lukoil, l’opérateur norvégien Aker s’est retiré récemment du projet et a revendu ses parts à une compagnie nigériane. Seul le projet de production de gaz naturel liquéfié (GNL) mené en partenariat avec ENI au Congo-Brazzaville avance correctement.

Tandis qu’il est aisé de savoir si les projets d’exploitation gazière ou pétrolière se matérialisent ou non, il est plus compliqué d’évaluer l’évolution des relations commerciales entre la Russie et l’Afrique subsaharienne. Comme dans le cas d’autres pays (Iran, Corée du Nord, etc.), les sanctions économiques contre la Russie ont conduit les autorités à opter pour la « clandestinité économique ». Les statistiques ne sont plus publiées et les activités économiques sont dissimulées. Cependant, il semble que les ventes d’armes aient décliné et que l’exportation de produits pétroliers raffinés ait augmenté.

La Russie a gagné des parts de marché dans le secteur des produits pétroliers raffinés

Sur les échanges pétroliers entre l’Afrique subsaharienne et la Russie, les sanctions occidentales ont eu un résultat paradoxal. Grâce au plafonnement du prix du pétrole russe, la Russie a gagné des parts de marché dans le secteur des produits pétroliers raffinés. De nombreux tankers de la flotte fantôme approvisionnent des ports en Afrique de l’Ouest et de l’Est pour le compte de nouvelles sociétés de trading apparues à Dubaï, depuis 2022. Le pétrole russe à bas prix ne profite pas seulement au marché asiatique mais aussi au marché africain. En revanche, comme indiqué précédemment, les sociétés d’hydrocarbures russes ont vu leurs investissements dans le développement de la production africaine sérieusement entravés.

À l’inverse du pétrole russe, la politique russe de « prix cassé » sur le marché du blé n’a eu qu’un effet limité en Afrique subsaharienne, où la Russie exportait surtout des engrais jusqu’en 2022. Lors du dernier sommet russo-africain en 2023, Vladimir Poutine avait annoncé des livraisons gratuites de blé et d’engrais à des régimes amis, qui furent effectuées en 2024. Si les livraisons de blé étaient destinées à six pays (Somalie, Mali, Burkina Faso, Centrafrique, Érythrée et Zimbabwe), celles d’engrais ont principalement concerné des pays d’Afrique australe (Malawi, Mozambique, Tanzanie et Zimbabwe).

L’Afrique est probablement le premier fournisseur d’or de la Russie

La grande inconnue du commerce russo-africain demeure l’or, qui joue un rôle important dans la stratégie monétaire russe. Bien qu’il soit difficile d’en estimer les volumes, l’Afrique est probablement le premier fournisseur d’or de la Russie. Les réseaux russes d’importation d’or sont constitués de sociétés officielles, telles que NordGold et Emiral Resources, et d’organisations paramilitaires mafieuses, comme le Groupe Wagner qui exploite plusieurs mines d’or en Centrafrique. Avant le déclenchement de la guerre au Soudan, ces deux types d’acteurs russes extrayaient de l’or en même temps dans le pays : Emiral Resources via la mine de Kush et le Groupe Wagner, grâce à son alliance avec les forces rebelles du général Hemeti qui contrôlent des zones aurifères. Au Soudan et au Burkina Faso, les conflits en cours ont contrarié l’exploitation aurifère d’Emiral Resources et de NordGold. Cette dernière a dû fermer sa mine de Taparko pour des raisons de sécurité en 2022 tandis que les sanctions internationales ont contraint NordGold à changer de raffineur et à dissimuler ses exportations grâce à des intermédiaires.

Qu’il s’agisse de pétrole ou d’or, un pays joue un rôle central dans ce commerce russo-africain : les Émirats arabes unis (EAU). Ce pays accueille de nombreuses sociétés-écrans russes et est l’une des principales places de négoce pour l’or. Les équipes de Litasco, la compagnie de trading de Lukoil, se sont rapidement, dès 2022, délocalisées de la Suisse aux EAU, tandis que la plupart des nouvelles sociétés de trading soupçonnées de vendre du pétrole russe sont basées à Dubaï. Bien qu’ils s’en défendent, les EAU ont ainsi joué et continuent de jouer un rôle important dans le contournement des sanctions économiques instaurées contre la Russie. En réponse aux pressions exercées sur les autorités émiraties, les comptes de plusieurs sociétés-écrans ont certes été fermés, mais d’autres continuent d’opérer. Ainsi, le raffinage de l’or de NordGold, qui avait été délocalisé de la Suisse à Dubaï, se fait désormais via une filiale d’une banque émiratie en Turquie. S’ils s’efforcent d’être plus discrets, les EAU n’ont, par conséquent, pas renoncé à leur rôle de courtier du commerce russe.

Maintenir l’illusion du partenariat économique

En Afrique subsaharienne, les effets des sanctions économiques prises à l’encontre de la Russie sont mitigés. Si la politique d’investissement des entreprises russes sur le continent a été entravée, le commerce russo-africain continue et des discussions sur la coopération économique entre Moscou et les gouvernements africains sont toujours en cours. Le commerce russo-africain pâtit surtout de la baisse des exportations d’armes russes, d’abord et avant tout due au conflit avec l’Ukraine. Paradoxalement, alors que le portefeuille d’investissements russes en Afrique s’est contracté depuis 2022, le dialogue russo-africain sur des projets économiques se poursuit. Ainsi, un forum d’affaires Tanzanie-Russie a eu lieu à Dar-es-Salaam en octobre 2024. De même, les gouvernements du Nigeria et du Kenya ont évoqué des projets d’implantation d’usines d’engrais par Uralchem.

En 2024, un accord pour la construction d’un pipeline au Congo-Brazzaville ainsi qu’un accord pour construire une raffinerie au Soudan du Sud ont été conclus avec Moscou. Des présidents africains continuent d’adresser des demandes d’aide économique à Moscou (Centrafrique, Guinée-Bissau, Guinée équatoriale, etc.), tandis que Rusal envisage un projet de construction d’un port et d’un chemin de fer pour connecter à l’Atlantique (via la Guinée-Bissau) les régimes amis de l’Alliance des États du Sahel.

Parallèlement, Alrosa envisage d’ouvrir des mines au Zimbabwe alors que NordGold vient d’obtenir une nouvelle concession aurifère au Burkina Faso et que Rosatom prévoit de construire de petites centrales nucléaires dans plusieurs pays africains. La plupart des grands projets de coopération économique mis en avant par Moscou en Afrique concernent le secteur énergétique, point de convergence de la demande africaine et de l’expertise russe. Mais cette coopération économique pour de grands projets d’infrastructures énergétiques est plus apparente que réelle, faute de capacités financières suffisantes.

La Russie veut projeter l’image d’une grande puissance économique

La permanence du dialogue sur le partenariat économique reflète une convergence davantage politique qu’économique. Pour le pouvoir russe, il s’agit de projeter l’image d’une grande puissance économique capable d’exporter son savoir-faire, d’en faire profiter les nations pauvres qui subissent le joug de « l’Occident collectif » et de démontrer l’échec de la politique d’isolement politico-économique de ce dernier. Moscou entretient donc un « dialogue publicitaire » avec les gouvernements africains pour promouvoir son image économique, et ce, grâce à divers organismes créés spécialement à cet effet. En juillet 2024, a ainsi été inaugurée à Dakar la Chambre de commerce et d’investissement pour l’Afrique, Russie & Eurasie en présence de Mikhaïl Bogdanov, représentant spécial du président russe pour le Moyen-Orient et l’Afrique, et de Yassine Fall, ministre de l’Intégration africaine et des Affaires étrangères du Sénégal. D’après la diplomatie sénégalaise, cet organisme vise à renforcer « le partenariat stratégique entre la Russie et l’Afrique […] sur un large éventail de secteurs clés tels que l’économie, le commerce, la sécurité, l’agriculture, l’énergie, l’industrie et les transports ». De leur côté, les gouvernements africains ont au moins quatre raisons de continuer d’échanger avec Moscou sur une illusoire coopération économique : une russophilie historique, l’absence d’alternatives, la réussite de la propagande russe ou encore la volonté de ne pas s’aligner sur la politique d’isolement de la Russie promue par les Européens.

Si certains dirigeants africains sont dupés par les prétentions de Moscou, d’autres sont en manque de bailleurs et n’ont pas d’alternatives (Érythrée, Guinée-Bissau, Soudan du Sud, Guinée équatoriale, etc.). Enfin, une grande partie des gouvernements ne veulent pas participer à la stratégie d’isolement de la Russie promue par les Européens et, jusqu’à l’avènement de Donald Trump, par Washington. Cette volonté de ne pas suivre la diplomatie européenne renvoie à plusieurs logiques. La montée des tensions entre grandes puissances et la multi-dépendance dans laquelle se trouvent de nombreux pays africains incitent, en effet, à la neutralité. Mais il peut aussi s’agir d’affirmer par une posture diplomatique différente une plus grande distance vis-à-vis de l’Europe. Les quatre motivations ne sont pas exclusives les unes des autres. Ainsi le gouvernement du Congo-Brazzaville dialogue et signe des accords avec Moscou, probablement pour ces quatre raisons à la fois. À l’inverse, le nouveau gouvernement sénégalais, qui fait actuellement l’objet des attentions du Kremlin, est surtout soucieux de se démarquer de la diplomatie européenne.

Conclusion

La relance des rapports économiques entre la Russie et l’Afrique subsaharienne à partir des années 2010-2012 avait abouti à un commerce modeste, bien que structurellement excédentaire pour Moscou, ainsi qu’à des investissements russes dans les secteurs extractifs miniers et pétrogaziers africains. Quoique faibles, ces échanges avaient une dimension stratégique, dans la mesure où ils concernaient des secteurs comme l’armement ou l’énergie, et impliquaient des acteurs clés des régimes russe et africain.

Les sanctions économiques occidentales contre la Russie ont impacté les relations économiques russo-africaines de manière contradictoire. Elles ont réduit les investissements des grandes entreprises extractives russes sur le continent et ont contraint le commerce russo-africain à la clandestinité économique. Dans le même temps, elles ont permis à Moscou d’accroître ses ventes de produits pétroliers raffinés et, surtout, n’ont pas conduit à une rupture du dialogue sur la coopération économique. Le maintien du dialogue est certes abusivement présenté par Moscou comme une preuve de l’inefficacité des sanctions économiques, mais il est riche d’enseignements sur le comportement des pays tiers, qui permettent au Kremlin de faire illusion. Les sanctions économiques contre un pays comme la Russie ne suffisent pas ; elles doivent être accompagnées d’un discours politique auprès des pays tiers, discours qui fait gravement défaut.

Edito image
Annexe : les compagnies russes en Afrique
Annexe : les compagnies russes en Afrique – Légende Source : © Aurélie Boissière/AbCarto, 2025.

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Les effets contradictoires des sanctions occidentales sur les relations économiques russo-africaines