Trump, les droits de douane et la théorie qui explique tout

https://www.revueconflits.com/trump-les-droits-de-douane-et-la-theorie-qui-explique-tout/
Avec ses droits de douane prohibitifs, Donald Trump semble agir de façon déraisonnable. Un auteur américain a pourtant analysé, dès 1945, l’usage du commerce comme arme de guerre : Albert O. Hirschman. Avec une théorie qui permet d’expliquer bien des sujets actuels.
*Dr. Glenn Agung Hole. Maître de conférences en entrepreneuriat, économie et gestion, Université du sud-est de la Norvège & professeur honoraire à l’Université d’État Sarsen Amanzholov de l’est du Kazakhstan.
Article paru sur Geopolitika. Traduction de Conflits.
Lorsque Donald Trump a récemment proposé un droit de douane punitif de 50 % sur les produits de l’UE et de 25 % sur les iPhone, les réactions ont été vives – et prévisibles. Les économistes ont qualifié la mesure de catastrophique. Les marchés ont chuté. Les entreprises ont dénoncé le manque de prévisibilité. Mais une question est restée sans réponse : que fait réellement Trump ? La réponse ne se trouve pas dans les théories commerciales courantes. Elle se trouve dans un livre de 1945, longtemps ignoré – mais qu’il convient désormais de redécouvrir : National Power and the Structure of Foreign Trade d’Albert Otto Hirschman. Contrairement aux économistes classiques qui mettaient en avant le rôle pacificateur du commerce, Hirschman a montré que le commerce pouvait aussi devenir un instrument de domination et de contrôle politique. Avec ce que fait Trump aujourd’hui, c’est comme si Hirschman avait raison – en temps réel.
Le commerce comme pouvoir – pas comme marché
Hirschman a introduit le concept d’« effet d’influence » pour décrire comment les États peuvent utiliser le commerce afin de rendre d’autres pays économiquement dépendants – puis employer cette dépendance comme moyen de pression. Lorsqu’un acteur contrôle une part significative des exportations ou des importations d’un autre pays, il s’établit une relation asymétrique. Si cet acteur menace de couper les échanges, cette menace devient une arme efficace – proche de la puissance militaire, mais bien plus subtile et difficile à sanctionner.
Cette théorie a été élaborée sur la base de la stratégie commerciale de l’Allemagne en Europe de l’Est durant l’entre-deux-guerres. Aujourd’hui, c’est la relation des États-Unis avec l’UE et des entreprises telles qu’Apple qui constitue la scène concrète.
La menace de Trump d’imposer un droit de douane uniforme de 50 % sur toutes les marchandises européennes et d’exiger la production d’Apple aux États-Unis n’est pas une politique économique au sens classique. Ce n’est pas le protectionnisme « America First ». C’est l’exercice d’un pouvoir géopolitique par le commerce – une manifestation directe des mises en garde de Hirschman. Et c’est cela qui rend la démarche si difficile à interpréter pour les économistes traditionnels : elle est rationnelle, mais pas dans leur cadre d’analyse.
Géoéconomie instinctive
Rien n’indique que Trump ait lu Hirschman. Mais ses actes suivent la logique stratégique à la lettre. Il se sert du rôle des États-Unis comme plus grand marché mondial pour créer de la dépendance – puis menace d’en couper l’accès, vis-à-vis des États (comme l’UE) ou des entreprises (comme Apple).
Nous assistons donc non seulement à un abandon du libre-échange, mais à un basculement structurel vers ce que l’on appelle aujourd’hui la géoéconomie : l’usage d’outils économiques – commerce, investissements, technologie – comme instruments de pouvoir politique et stratégique. Alors que la politique commerciale libérale reposait sur l’hypothèse d’avantages mutuels et d’intérêts communs, la géoéconomie vise à obtenir des avantages relatifs, souvent au détriment d’autrui.
Il ne s’agit pas d’un nouveau courant idéologique, mais plutôt d’un retour à la pensée réaliste sous forme économique. Cela rend d’autant plus important de comprendre ce qui se passe réellement – et quelles en sont les conséquences.
Destructeur pour la prévisibilité
Pour les entreprises, et en particulier pour les exportateurs norvégiens, cette évolution est profondément problématique. Au cours de mes années comme dirigeant de premier plan et conseiller stratégique, j’ai constaté que les investissements, le développement et la croissance industrielle dépendent entièrement de règles du jeu stables. Lorsque ces règles changent au fil d’un tweet et que les règles commerciales sont utilisées comme projectiles politiques, la prévisibilité disparaît. Et avec elle, l’attrait de l’investissement.
Une entreprise norvégienne qui exporte des composants de haute valeur vers les États-Unis via l’Allemagne peut, du jour au lendemain, perdre toute sa chaîne de valeur. Un droit de douane de 50 % n’est pas seulement un coût supplémentaire – c’est, en pratique, une fermeture de marché. Lorsque ce type de mesure est utilisé comme tactique de négociation, il devient impossible de planifier la croissance future.
C’est pourquoi la politique de Trump, bien qu’elle ne vise pas directement la Norvège, a des répercussions indirectes sur notre secteur privé. Et c’est pourquoi les analyses de Hirschman méritent d’être remises à l’honneur – non comme solution, mais comme modèle d’interprétation.
Hirschman contre le libre-échange
Hirschman préconisait lui-même une régulation supranationale accrue pour contrer ce type d’abus de pouvoir via le commerce. Une solution qui remet en cause à la fois la souveraineté nationale et la pensée économique classique. Là où des économistes tels que Ludwig von Mises et l’école autrichienne voyaient le commerce comme un échange volontaire entre acteurs égaux, Hirschman voyait un système asymétrique – où certains auront toujours plus de pouvoir que d’autres.
Ce qui est intéressant aujourd’hui, ce n’est pas forcément de choisir entre ces deux modèles – mais de reconnaître que la réalité suit désormais le modèle de Hirschman, que cela nous plaise ou non.