Notre prospérité est celle d’un écosystème subtil : le tissu industriel
Des décennies de fermeture d’usines ont fait de la France le pays le plus désindustrialisé d’Europe. Les volontés naissantes de réindustrialisation contrastent avec un manque de compréhension de la nature et du fonctionnement industriel, aux échelles décisionnelles comme au niveau de la population. Jean Dautrey, ingénieur.
L’avenir de nos sociétés dépend directement du tissu-industriel qui les supporte et sa prospérité dépasse la volonté des injonctions. Sa mise en œuvre est délicate : elle implique des investissements et des délais incompressibles. Ainsi, elle requiert des décisions précautionneuses et une capacité d’évolution permanente, là où nos négligences et abandons répétés nous mettent aujourd’hui en danger.
Notre pérennité est en train de se jouer dans le tissu Industriel
Au cœur de l’économie du tissu industriel, acteurs et moyens se rencontrent en un réseau d’interdépendances, comme autant de mailles dont la viabilité et la solidité sont des équilibres subtils.
Sa fonction : produire. Consommer sans produire, c’est importer, c’est vivre au-dessus de ses moyens, c’est vivre à crédit. Une économie ne peut pas survivre en faisant simplement circuler la monnaie et en consommant ce que produisent les autres. Cette fuite en avant est la voie vers l’appauvrissement, d’abord par une dette toujours plus lourde, ensuite par l’inflation qui traduit la perte de confiance en notre monnaie.
Si la puissance publique vante son plan de réindustrialisation et ses succès aux belles couleurs d’indicateurs rassurants, il y a bien un monde où le grain du performatif et de la velléité ne prend pas : c’est celui du terreau de l’industrie. En cela, il heurte les logiques abstraites et immédiates auxquelles sont habitués gestionnaires financiers, administrations et conseillers, comme ceux qui ont cru en une société uniquement de services ou, qui persiste, d’une société libérée du travail.
Les fermetures d’usine récentes, comme celles de Michelin ou du chimiste centenaire Vencorex (qui ne parvient plus à être rentable sur le sol français) montrent le décalage entre les discours et la capacité de maîtrise de ce décrochage. Dans un tissu européen déjà inégal et à l’avantage des pays « du Nord et de l’Est », c’est un décrochage global, où la défaillance de la puissante chimie et de l’automobile allemande devrait particulièrement inquiéter la France déjà fragilisée.
Ses mécanismes complexes échappent aux injonctions
Que manque-t-il à notre vision industrielle ? D’abord, un rapport organique et pragmatique à l’industrie dépassant la vision économico-financière.
Une industrie productive efficace est un patrimoine. Il requiert du temps, des investissements, de l’intelligence et un effort qui contrastent avec la facilité par laquelle on le saccage.
Tout d’abord, il faut une chaîne d’approvisionnement, dont la mise en place est limitée plus ou moins par le temps de modification du schéma minier (comme pour la transition énergétique et son besoin en métaux rares), soit, une quinzaine d’années.
D’autres ressources sont immatérielles et leurs négligences sont des phénomènes irréversibles dont un quinquennat seul ne peut combler le retard. La rupture d’investissements dans le nucléaire a rompu une chaîne de transmission, où les sachants sont partis à la retraite sans avoir transmis leurs précieux savoir-faire aux générations suivantes, expliquant en partie les retards de Flamanville dans un secteur qui a dû réapprendre par lui-même. La Chine monte en compétence, maintient cette transmission et annonce construire ses centrales en 5 ans.
Ce qui échappe à l’œil extérieur, c’est à quel point l’avance technique réside dans des détails et dans des savoir-faire non-traçables.
Les raisons d’une modification sur un plan, les réglages d’un mécanisme, le choix d’un matériau, les trucs et astuces d’un petit atelier de sous-traitant stratégique sont autant de détails qui, une fois perdus, obligent à renouveler le cycle d’apprentissage et d’erreurs qui représentent parfois des années de re-réflexion, d’heures ingénieur (ressources limitées, critiques et sous-estimées) et d’investissements en R&D.
Symétriquement, c’est l’abandon d’années de domination économique et de contrats. Il ne suffit pas de comprendre le fonctionnement d’un avion pour en produire un viable. La maîtrise des vis et des boulons de haute performance, a priori anodins, supportant -40°C à des vitesses quasi supersoniques, est un exemple d’avance jalousée difficilement rattrapable car résultant de millions d’heures de retour d’expériences, d’analyses et de perfectionnements.
Il existe aussi un patrimoine humain et relationnel vital. Entre grands groupes et PME entraînées dans le sillage, ces relations sont la base d’une intelligence commune et d’une capacité collective à s’organiser au besoin. C’est le plus souvent par le biais de relations entretenues, de coups de fil, de repas ou cafés professionnels que les opportunités naissent, que les bonnes personnes sont placées aux bons endroits et que les ruisseaux de petits sous-traitants font les grands fleuves des grands projets et travaux. Cette réalité relationnelle n’est que trop ignorée par la froideur des grands principes administratifs, des appels d’offre et des lubies de concurrence transparente niant l’importance de l’informel.
Les hémorragies principales / Les goulots d’étranglement principaux
Mais où pêchons-nous particulièrement ? En France notre maillage rencontre d’abord une pénurie de main-d’œuvre technique, dont le mal ne pourra pas se réduire plus vite que le temps de formation d’une génération, souffrant encore d’une culture des diplômes longs (pas nécessairement plus rémunérateurs). La mise en place des écoles, elle-même, est l’œuvre d’années de mise au point d’un écosystème qui lui est propre.
La relation avec les puissances publiques doit être celle d’un soutien et garantir un environnement favorable à la rentabilité. La sur-contrainte réglementaire asphyxie les entreprises. La philosophie de décarbonation européenne restreint les prêts bancaires de certaines entreprises vitales, et crée une volonté (bientôt nécessité ?) d’expatriation vers les marchés étrangers, dont la considération polémique par Total Énergies est un symptôme. La pression fiscale, à laquelle la France excelle, crée le risque d’une économie où seuls les grands groupes historiques survivraient, tandis que l’entrepreneuriat et les petites entreprises disparaîtraient, incapables de rester viables.
Enfin, aux maux du tissu productif, s’ajoute le problème du capital c’est-à-dire de la propriété des outils de production (des usines). Car, un outil industriel propriété de capitaux étrangers, c’est une capacité décisionnelle hors de nos mains et répondant à des intérêts extérieurs. La fuite de nos talents vers des géants étrangers, comme Open-AI (à l’origine de ChatGPT), et dont se félicite le président de la République, sonne comme des victoires à la Pyrrhus. Il est dommage que l’intérêt de cette appartenance nationale ne soit compris par tous qu’en tant de crises, quand elle permet un moratoire sur les prix de l’essence ou autre participation à l’intérêt publique.
À l’inverse, on peut penser à Sanofi, qui au-delà du symbole du Doliprane, déclarait, non sans lien avec son capital maintenant principalement américain, qu’il délivrerait ses éventuels vaccins en priorité aux USA. La présence d’un tissu industriel ne suffit pas, il faut le posséder autant que possible pour disposer de soi-même et de son futur.
Pour réinjecter de l’oxygène dans notre avenir, des contre-mesures fortes doivent pourvoir être abordées : retour à un tarif national de l’électricité basé sur notre parc nucléaire et décorrélé des surcoûts allemands, fonds de retraite investis dans nos entreprises, pertinence des impôts de production spécifiquement français… La santé au long terme de notre tissu industriel, c’est notre survie.