Quel avenir pour l’hélicoptère de combat ?

Quel avenir pour l’hélicoptère de combat ?

par Gil Mihaely – Revue Conflits – publié le 19 avril 2025


L’hélicoptère de combat ou d’attaque, plateforme essentielle au service des forces terrestres pendant un demi-siècle, semble aujourd’hui entrer dans une phase de remise en question globale. Partout où ils sont utilisés, les flottes vieillissent, et la question de leur renouvellement se pose. Mais est-ce un choix stratégique pertinent, ou conviendrait-il de s’orienter vers d’autres vecteurs ?

La multiplication des pertes russes sur le front ukrainien a provoqué un effet domino dans plusieurs pays, soucieux de préserver à la fois leurs équipages et leurs budgets. Le Japon a ainsi annoncé envisager le retrait progressif de ses principaux hélicoptères d’attaque et de reconnaissance, au profit de drones tactiques jugés plus adaptés aux conditions du champ de bataille contemporain. La France, de son côté, a choisi de renoncer au standard Mk3 du Tigre, censé prolonger et moderniser les capacités de son hélicoptère d’attaque. Officiellement, le retrait de l’Allemagne du programme binational a pesé dans la décision. Mais les déclarations du ministre des Armées, Sébastien Lecornu, lors d’une audition parlementaire en février 2023, révèlent que les doutes sont en réalité bien antérieurs.

L’hélicoptère sert-il encore à quelque chose ?

Même les États-Unis, pionniers dans l’emploi massif des hélicoptères de combat, ont récemment infléchi leur stratégie. Le 8 février 2024, l’U.S. Army a annoncé la fin du programme FARA (Future Attack Reconnaissance Aircraft), qui devait initialement remplacer les AH-64 Apache et les OH-58D Kiowa Warrior. Ce renoncement marque un tournant : le rotor ne semble plus incarner l’avenir de la manœuvre aéroterrestre, du moins dans sa forme classique.

Ces décisions, prises dans des contextes nationaux différents, mais convergents, traduisent un basculement doctrinal. L’hélicoptère de combat, désormais confronté à la prolifération des capteurs, des drones et des systèmes sol-air, n’est plus le vecteur dominant qu’il fut. Sa pertinence future dépendra de sa capacité à s’insérer dans un écosystème connecté et réactif, ou à céder progressivement sa place à d’autres vecteurs, plus adaptés aux dynamiques du champ de bataille contemporain.

Pour comprendre ce débat, il faut revenir à une question simple : pourquoi continue-t-on d’utiliser des hélicoptères de combat, alors même que les avions à voilure fixe semblent, sur le papier, leur être supérieurs ? En effet, ces derniers sont généralement plus rapides, plus endurants, capables de transporter une charge utile plus importante, tout en étant souvent moins coûteux à l’heure de vol. Pourtant, l’hélicoptère conserve un ensemble de qualités tactiques qui en font un outil unique sur le champ de bataille.

Les atouts de l’hélicoptère

Son principal avantage réside dans sa capacité à manœuvrer à très basse vitesse, à stationner en vol, voire à rester totalement immobile, et à décoller ou atterrir verticalement sans piste. Là où l’avion a besoin d’espace et d’élan, l’hélicoptère peut se poser au cœur du combat, suivre en temps réel la progression d’unités terrestres, ou intervenir dans des zones complexes — montagne, forêt, environnement urbain — inaccessibles à d’autres vecteurs aériens.

Cette aptitude à « habiter » l’espace tactique, à voler au rythme des troupes, à assurer une surveillance constante et un appui-feu au plus près du sol, constitue sa vraie valeur ajoutée. Plus qu’un simple tireur embarqué, l’hélicoptère devient un prolongement mobile et réactif des forces terrestres, capable de frapper, d’observer, de coordonner, et parfois de sauver. C’est cette présence aérienne souple, au contact direct du terrain, que ne peut offrir aucun autre aéronef habité.

Dès la Seconde Guerre mondiale, l’introduction de l’hélicoptère sur le champ de bataille ne s’est pas faite d’abord par la voie de la puissance de feu, mais par celle de l’urgence vitale. Dès la guerre de Corée (1950-1953), puis à plus grande échelle au Vietnam, l’hélicoptère a bouleversé la logistique sanitaire des armées modernes. Pour la première fois, il devenait possible d’évacuer un blessé en quelques minutes, directement depuis la zone de combat, sans avoir à attendre la sécurisation de routes ou à recourir à des convois terrestres lents et exposés.

Cette capacité nouvelle a profondément modifié les doctrines médicales militaires. Elle a permis de mettre en œuvre ce que les Anglo-Saxons nomment le « golden hour », cette heure cruciale durant laquelle une prise en charge chirurgicale rapide augmente de façon significative les chances de survie. Dans les conflits du XXe siècle, cette innovation a fait baisser drastiquement les taux de mortalité des blessés au combat.

Encore aujourd’hui, dans les armées modernes, l’évacuation héliportée reste un pilier de la chaîne sanitaire opérationnelle, notamment dans les opérations spéciales, les théâtres isolés ou les environnements non permissifs. Même face à la montée en puissance des drones, aucun système robotisé ne remplace encore cette capacité d’extraction humaine en conditions critiques, au plus près de la ligne de front.

Transport de troupes

Leur usage militaire offensif naît au Vietnam, face à l’incapacité des avions de chasse à opérer avec précision dans la jungle. Les premiers hélicoptères de combat, comme le Cobra américain, sont conçus pour accompagner les troupes, observer le terrain, identifier les cibles, et frapper avec précision, y compris contre des blindés. D’autres pays, comme la Russie, la Chine ou Israël développent alors leurs propres flottes. L’efficacité de ces appareils est prouvée dans plusieurs conflits, notamment au Liban ou en Afghanistan.

En Asie, deux puissances montantes ont également intégré l’hélicoptère de combat dans leurs doctrines : l’Inde et la Chine. L’Inde, confrontée à des frontières disputées et à des environnements extrêmes comme le Ladakh, a massivement investi dans les hélicoptères à haute altitude. Elle opère des Apache AH-64E américains, mais développe aussi des programmes indigènes, comme le Light Combat Helicopter (LCH), conçu pour opérer jusqu’à 5 000 mètres d’altitude, comme el Ladakh. Dans cette région, théâtre d’affrontements réguliers entre troupes indiennes et chinoises, l’hélicoptère de combat s’est imposé comme un atout majeur face aux contraintes de l’altitude et de l’isolement. Lors des tensions de 2020, l’Inde a déployé ses AH-64 Apache et ses hélicoptères légers LCH pour assurer des missions de reconnaissance armée, d’intimidation et de soutien aux forces au sol dans un environnement où l’aviation à voilure fixe est difficilement exploitable. L’Inde voit l’hélicoptère de combat comme un outil tactique, mais aussi stratégique, notamment pour affirmer sa souveraineté sur ces zones contestées de très haute altitude. Dans un environnement montagneux où les avions de chasse ne peuvent pas toujours manœuvrer efficacement, l’hélicoptère conserve une capacité de réaction inégalée.

La Chine, de son côté, a mis en service le Z-10, hélicoptère d’attaque moderne, accompagné du plus léger Z-19. Si leur efficacité reste débattue, la Chine poursuit une modernisation rapide de ces plateformes et les intègre dans une doctrine de guerre informatisée. Pékin considère que l’hélicoptère ne peut plus opérer seul : il doit fonctionner en réseau avec des drones, des systèmes de guerre électronique, et des capacités d’artillerie longue portée. Dans le détroit de Taïwan, les manœuvres chinoises font souvent appel à ces appareils pour simuler des opérations amphibies ou des percées mécanisées, preuve que l’Armée populaire de libération continue de miser sur cette capacité.

La France et ses hélicoptères

La France, pour sa part, tarde à s’engager dans la création d’un hélicoptère de combat dédié. Pendant longtemps, elle modifie des appareils de reconnaissance, comme la Gazelle, en les armant de missiles. Cette posture résulte d’une doctrine centrée sur la dissuasion nucléaire et des opérations expéditionnaires légères. Ce n’est qu’à partir des années 1980 que la France, avec l’Allemagne, lance le programme Tigre, dans une logique de souveraineté européenne. Entré en service en 2005, le Tigre est engagé en Afghanistan, en Libye et au Sahel. S’il se montre efficace sur le plan tactique, sa disponibilité reste faible et son entretien coûteux. Face à l’émergence des drones et à la vulnérabilité accrue face aux missiles portables, la pertinence du programme est remise en question. La France choisit pourtant de prolonger l’aventure avec le Tigre MkIII, modernisé pour intégrer les opérations en réseau, tandis que l’Allemagne se retire du projet.

Dans d’autres pays, les doutes émergent dès les années 1990. Le succès des frappes précises menées par des avions lors de la guerre du Golfe, combiné à la montée en puissance des armes anti-aériennes, révèle la fragilité de l’hélicoptère sur le champ de bataille. Lors de la guerre du Kosovo, les États-Unis refusent d’engager leurs Apache, de peur des pertes. En Irak, en 2003, une opération à Kerbala avec 31 hélicoptères d’attaque vire au fiasco : deux sont abattus, les autres gravement endommagés.

En parallèle, des vecteurs alternatifs apparaissent : les avions de soutien léger comme le A-10 offrent une plus grande autonomie, une charge utile plus importante et un coût réduit. Difficile d’imaginer aujourd’hui une mission que l’hélicoptère pourrait accomplir mieux qu’eux, à l’exception de certaines opérations de sauvetage ou de débarquement sous feu ennemi. Et pourtant, les États-Unis poursuivent la production d’hélicoptères de combat. Cette réalité s’explique en partie par l’accord de Key West de 1948, qui interdit à l’US Army d’utiliser des avions d’attaque. N’étant pas concernés par cette restriction, les Marines se tournent quant à eux vers des avions multirôles et des tiltrotors comme le MV-22 Osprey, tandis que l’armée de terre entretient une flotte massive d’Apache pour conserver une capacité d’appui-feu autonome.

Face à l’Ukraine

En Ukraine, l’expérience opérationnelle des hélicoptères de combat s’est révélée contrastée. L’armée russe les a engagés dans trois types de missions : l’appui aux troupes aéroportées, l’interdiction des percées blindées et les tirs d’artillerie depuis les airs. Mais dans les faits, ces déploiements ont largement échoué, en particulier lors des trois batailles décisives du début de l’invasion, que l’on peut considérer comme ayant sauvé l’Ukraine : Hostomel (25 février 2022), Vasilkiv (26 février 2022) et Voznessensk (2–3 puis 9–18 mars 2022). À chaque fois, les hélicoptères d’assaut et d’escorte n’ont pas réussi à assurer la couverture des forces aéroportées russes, qui ont été décimées avant même la jonction avec les unités terrestres. Ces revers ont mis en évidence les limites de l’emploi des hélicoptères dans des environnements saturés de défenses aériennes légères et de missiles sol-air portables.

Les missions antichars, menées par des Ka-52 et Mi-28 équipés de missiles guidés, ont obtenu quelques succès locaux, notamment en freinant certaines tentatives ukrainiennes de percées mécanisées. Toutefois, ces actions, conduites à longue distance et souvent en vol rasant pour éviter la défense antiaérienne, n’ont produit aucun effet décisif face à l’usage massif de drones armés et de l’artillerie ukrainienne. Plus encore, elles ont révélé la vulnérabilité croissante de ces plateformes dans un environnement saturé de capteurs et de systèmes de ciblage autonomes.

Enfin, l’emploi tactique des hélicoptères comme artillerie volante, consistant à tirer des roquettes non guidées depuis une trajectoire d’évitement rapide, s’est révélé inefficace. Hérité de conflits passés, ce mode opératoire, assimilable à des tirs d’« artillerie volante » hasardeux, expose des plateformes coûteuses et vulnérables pour un effet au sol limité et imprécis. L’expérience russe en Ukraine illustre les limites de cette approche : les hélicoptères, contraints de voler à basse altitude pour éviter les défenses sol-air, ne parviennent ni à délivrer des feux précis ni à survivre durablement sur un champ de bataille saturé de menaces. Cette impasse tactique a été résumée de manière saisissante dans un rapport du think tank britannique Royal United Services Institute (RUSI) : « Dans les conflits modernes, ce n’est pas l’hélicoptère qui s’adapte au champ de bataille, c’est le champ de bataille qui rejette l’hélicoptère mal employé. »

(Jack Watling, chercheur au Royal United Services Institute (RUSI). Elle figure dans le rapport intitulé « The Russian Air War and Ukrainian Requirements for Air Defence », publié en novembre 2022, https://rusi.org/explore-our-research/publications/special-resources/russian-air-war-and-ukrainian-requirements-air-defence)

Pourtant, la Russie continue d’affirmer la centralité de l’hélicoptère de combat dans sa doctrine militaire. Loin d’abandonner cette capacité malgré les pertes en Ukraine, Moscou cherche à la réinventer. Depuis le début de la guerre, les hélicoptères russes, notamment les Ka-52 et Mi-28, ont subi des pertes importantes. Néanmoins, le Kremlin ne remet pas en cause leur utilité. Bien au contraire : les efforts ont été redoublés pour moderniser les plateformes existantes. Le Ka-52M et le Mi-28NM, par exemple, sont en cours d’intégration, avec des capteurs améliorés, une meilleure protection balistique et des liaisons de données sécurisées.

Cette persistance tient à plusieurs facteurs : l’ampleur du territoire russe, la doctrine héritée d’une guerre mécanisée de masse, et la conviction que l’hélicoptère, s’il est inséré dans une architecture tactique renouvelée, conserve sa pertinence. En parallèle, la Russie développe aussi des drones de combat lourds, comme le S-70 Okhotnik-B, misant sur une complémentarité entre moyens habités et non habités. Pour Moscou, l’expérience ukrainienne n’a pas signé la fin de l’hélicoptère de combat, mais plutôt précipité sa transformation.

Israël, confronté à une autre configuration tactique, a choisi de maintenir et moderniser ses hélicoptères Apache. L’attaque du Hamas du 7 octobre 2023 a souligné l’importance d’une réponse immédiate et adaptée, dans un théâtre où la proximité des menaces empêchait l’intervention d’autres vecteurs. Les hélicoptères ont permis l’appui-feu rapproché, la coordination avec les forces au sol, l’évacuation sous le feu. Leur rôle s’est avéré crucial, mais strictement localisé, et limité à un environnement contrôlé par ailleurs par une supériorité technologique et organisationnelle.

Les limites du modèle

Mais ces exemples montrent aussi les limites du modèle. Dans un espace aérien bas saturé de drones kamikazes et de munitions rôdeuses, l’hélicoptère de combat est un colosse vulnérable. Il peut certes repérer et neutraliser ponctuellement certaines menaces, mais il n’est ni conçu ni adapté pour intercepter efficacement des vagues de microdrones. Il est visible, lent, et chaque minute de vol dans un tel environnement l’expose à la destruction.

Aujourd’hui, la défense anti-drones repose sur des systèmes dédiés : radars, brouilleurs, munitions interceptrices, canons à très courte portée, lasers. L’hélicoptère peut y trouver une place marginale, comme relais de détection ou plate-forme de coordination, mais ne peut plus être le pivot de la maîtrise du TBA.

Enfin, comme on l’avait constaté dans le cas américain, l’hélicoptère de combat occupe une position doctrinale ambivalente dans les forces armées contemporaines, et ce n’est pas une question administrative mineure. Ni tout à fait aérien, ni totalement terrestre, il se situe à l’intersection de deux logiques opérationnelles souvent contradictoires : celle de la maîtrise de la troisième dimension, traditionnellement confiée à l’armée de l’air, et celle du combat interarmes, propre à l’armée de terre. Selon les pays, ce dilemme a été tranché en faveur de l’une ou l’autre de ces visions, révélant ainsi des conceptions profondément différentes de l’art de la guerre.

Armée de l’Air ou de Terre ?

Dans certains États, les hélicoptères de combat sont placés sous l’autorité de l’armée de l’air, qui les considère comme une extension de ses moyens d’action, au même titre que les avions d’attaque au sol. C’est notamment le cas de la Russie, où les forces aérospatiales (VKS) opèrent des appareils tels que les Ka-52 et Mi-28, y compris pour des missions d’appui direct aux troupes terrestres. Cette centralisation reflète une volonté de maîtrise unifiée de la dimension aérienne, mais elle se heurte à des difficultés persistantes de coordination interarmes, comme l’ont montré les déboires russes en Ukraine. Israël appartient également à cette catégorie : les hélicoptères d’attaque, principalement des AH-64 Apache, sont intégrés à l’armée de l’air israélienne, et non aux forces terrestres. Cette organisation repose sur une conception intégrée de la puissance aérienne, dans laquelle les moyens à voilure tournante et fixe participent d’un même continuum stratégique. De même, l’Algérie et, dans une certaine mesure, la Chine ont opté pour une gestion aérienne centralisée de leurs hélicoptères de combat.

À l’inverse, d’autres puissances ont fait le choix d’une autonomie complète des forces terrestres en matière de moyens d’appui hélicoptère. Les États-Unis illustrent de façon exemplaire cette logique : l’U.S. Army dispose d’une aviation autonome, dotée de milliers d’appareils – en particulier les AH-64 Apache – considérés comme des vecteurs organiques du combat terrestre. L’armée de l’air américaine n’intervient pas dans leur emploi opérationnel. La France suit une approche similaire avec son Aviation légère de l’armée de Terre (ALAT), qui exploite les hélicoptères Tigre et NH90 pour l’appui-feu, la reconnaissance ou l’aéromobilité. Cette organisation favorise la souplesse tactique et l’intégration directe dans la manœuvre au sol. L’Allemagne, l’Italie ou encore le Royaume-Uni ont également confié l’emploi des hélicoptères d’attaque à leur armée de terre respective, en soulignant leur rôle essentiel dans les opérations interarmes.

Certains pays enfin adoptent une structure hybride ou en transition. C’est le cas de l’Inde, longtemps marquée par une prédominance de l’armée de l’air, mais qui développe désormais une aviation de terre autonome pour ses hélicoptères d’attaque. La Turquie, quant à elle, partage les moyens entre les forces terrestres et d’autres branches (gendarmerie, forces spéciales), selon les besoins spécifiques de chaque composante.

Ce clivage entre armée de l’air et armée de terre dépasse le simple organigramme. Il engage une philosophie du combat : centraliser l’hélicoptère au sein d’une force aérienne, c’est le rattacher à une logique de frappe et de supériorité dans la profondeur ; le confier à la terre, c’est l’inscrire dans la manœuvre immédiate, dans la dynamique du contact. Chaque modèle présente ses avantages et ses limites. La centralisation peut offrir une gestion plus rationnelle des ressources, mais au prix d’une réactivité tactique moindre. L’autonomie terrestre favorise l’agilité, mais suppose une interopérabilité fluide entre les systèmes sol et air, souvent difficile à atteindre.

Cette diversité organisationnelle se prolonge dans les structures de formation des équipages. Là encore, deux modèles s’opposent. Dans les pays où l’hélicoptère de combat relève de l’armée de l’air, celle-ci conserve un monopole sur la formation de ses pilotes, depuis la sélection initiale jusqu’à l’instruction tactique. C’est le cas en Israël, où les équipages d’Apache sont issus de la filière unique de l’armée de l’air, laquelle unifie la formation des pilotes de chasse, de transport et d’hélicoptères de combat selon une logique centralisée. En Russie également, les académies aériennes des forces aérospatiales assurent l’intégralité de la formation des pilotes de Ka-52 ou de Mi-28, dans le prolongement d’une doctrine soviétique qui subordonnait déjà le rotor à l’aviation militaire. Cette centralisation garantit une cohérence doctrinale, mais tend à éloigner les pilotes d’hélicoptère de la culture propre au combat terrestre.

À l’inverse, dans les pays où les hélicoptères de combat sont intégrés à l’armée de terre, la formation est assurée par cette dernière, dans un cadre doctrinal cohérent avec l’emploi tactique attendu des appareils. Aux États-Unis, l’U.S. Army dispose de ses propres écoles et centres de formation, notamment à Fort Novosel, où les pilotes d’Apache suivent un cursus entièrement distinct de celui de l’Air Force. La France, avec son Aviation légère de l’armée de Terre, forme ses pilotes à l’École de Dax, dans une filière spécifique qui privilégie la compréhension fine des opérations interarmes. Cette logique de formation organique permet une meilleure intégration des pilotes au sein des unités terrestres, au prix parfois d’un cloisonnement technologique ou logistique vis-à-vis des autres forces aériennes.

Le cas indien

Certaines nations adoptent une approche mixte, comme l’Inde, qui tend à faire évoluer un modèle longtemps dominé par l’armée de l’air vers une autonomie croissante de l’armée de terre en matière de formation. D’autres, comme la Turquie, partagent les rôles entre différentes structures selon les besoins des forces concernées. Dans tous les cas, la question de la formation des équipages ne se réduit pas à une simple gestion des compétences techniques : elle constitue un révélateur doctrinal majeur, un point d’articulation entre vision stratégique, culture opérationnelle et organisation des forces. Former un pilote d’hélicoptère de combat, c’est déjà lui assigner une fonction dans la grammaire du combat : aérienne ou terrestre, centralisée ou interarmes, stratégique ou tactique.

À cette divergence dans la formation des pilotes correspond, de manière logique, une structuration parallèle en ce qui concerne la maintenance, la formation des techniciens et la gestion logistique des hélicoptères de combat. Dans les armées où ces appareils relèvent de l’armée de l’air, la maintenance est assurée par des personnels techniques formés et commandés par cette même armée, selon des standards homogènes à l’ensemble de la flotte aérienne. C’est le cas en Israël, où la Heyl HaAvir conserve le monopole sur l’entretien des AH-64 Apache, les techniciens étant formés dans un cursus commun à celui des autres appareils aériens. En Russie également, les équipes de maintenance dépendent des forces aérospatiales, y compris lorsqu’elles interviennent en appui des troupes terrestres, ce qui peut parfois générer des frictions ou des délais dans les environnements décentralisés. À l’inverse, dans les pays où les hélicoptères de combat sont intégrés à l’armée de terre, celle-ci développe ses propres structures de soutien, avec des techniciens formés en interne et des capacités de maintenance et de gestion logistique conçues pour fonctionner au plus près du front. Aux États-Unis, l’U.S. Army forme ses mécaniciens à Fort Novosel et gère l’ensemble de la chaîne technique et logistique de ses AH-64 Apache. En France, l’ALAT dispose de ses propres filières de formation technique, distinctes de celles de l’armée de l’air, et les opérations de maintenance sont intégrées aux régiments. Ce modèle organique favorise une plus grande autonomie tactique et une meilleure continuité entre emploi opérationnel et soutien technique. Toutefois, il implique une duplication des structures entre les différentes armées, au risque de la redondance et de la complexité interarmées. La logistique de l’hélicoptère de combat, loin d’être un simple enjeu technique, révèle ainsi les tensions structurelles entre centralisation aérienne et décentralisation terrestre, entre interopérabilité et souveraineté tactique.

À l’heure où les conflits contemporains redéfinissent les rapports entre drone, artillerie et hélicoptère, cette question reste plus que jamais ouverte : l’hélicoptère de combat est-il encore un outil aérien, ou bien est-il devenu une composante du combat terrestre, pilotée depuis le ciel ? À cette interrogation, chaque nation apporte une réponse qui reflète non seulement ses priorités opérationnelles, mais aussi sa culture stratégique. En somme, l’hélicoptère de combat demeure utile, mais dans un rôle redéfini. Il conserve une pertinence pour l’appui réactif, les interventions rapides et la coordination interarmes. Toutefois, il n’est plus l’instrument de domination qu’il a pu incarner dans les conflits du passé. Sa survie opérationnelle passe désormais par son intégration dans un écosystème plus vaste, connecté, distribué, et articulé autour de capteurs, de drones et de feux longue portée. C’est à cette condition qu’il pourra éviter l’obsolescence, et ne pas devenir une variable d’ajustement dans les arbitrages budgétaires difficiles qui s’annoncent.

La brigade franco-allemande et la relance de la défense européenne

La brigade franco-allemande et la relance de la défense européenne

par Jacob ROSS et Nicolas TÉTERCHEN – IFRI – Date de publication :

Couv_Brigade franco-allemande_Ross-Téterchen_04.2025

Une chose est claire depuis le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche : le projet d’unification européenne est menacé dans son existence même. À moins d’élaborer une politique de défense souveraine pour parer à la guerre en Ukraine et à l’affaiblissement des garanties de sécurité américaines, l’Union européenne verra se poursuivre l’érosion de sa dynamique de cohésion interne et de son attractivité externe.

Jägerbataillon 291 lors du défilé du 14 juillet, place de la République à Strasbourg, 2013
Jägerbataillon 291 lors du défilé du 14 juillet, place de la République à Strasbourg, 2013. © Claude TRUONG-NGOC/Wikimedia Commons (sous licence Creative Commons Attribution – ShareAlike 3.0 Unported – CC BY-SA 3.0).
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La France et l’Allemagne sont en mesure de prévenir ce scénario. Feront-elles preuve d’une volonté politique suffisante ? L’évolution de la brigade franco-allemande représentera un bon indicateur pour évaluer leurs véritables dispositions.

•    Le contexte de création de la brigade, à la fin de la guerre froide, présente des analogies avec la conjoncture actuelle et témoigne du fait que les Européens ont perdu plus de trente ans pour renforcer leur sécurité
•    Il est urgent que le gouvernement allemand engage un dialogue stratégique sur la sécurité de l’Europe – en premier lieu avec la France, puis avec d’autres partenaires européens
•    La victoire électorale de Donald Trump a relancé l’idée d’une « armée européenne ». Or celle-ci est, dans la situation actuelle, absolument irréaliste. La brigade franco-allemande témoignera de la possibilité d’une intégration à long terme de la défense européenne, et d’une européanisation de l’OTAN
•    La formation a vocation à démontrer la capacité d’impulsion franco-allemande en Europe de l’Est – intégrée dans les structures de l’OTAN et en étroite coordination avec les États partenaires sur le terrain

Jacob Ross est chercheur à l’Institut allemand de politique étrangère (Deutsche Gesellschaft fur Auswärtige Politik, DGAP), où il se concentre notamment sur la France et les relations franco-allemandes. Auparavant, il a travaillé en tant qu’assistant à l’Assemblée parlementaire de l’OTAN et à l’Assemblée nationale, ainsi que dans deux directions du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères à Paris.

Nicolas Téterchen est doctorant à l’Université de Cergy ; sa thèse porte sur les perceptions de la politique de défense en Allemagne de 1990 à 2022. Il est assistant de recherche au programme France et relations franco-allemandes à l’Institut allemand de politique étrangère (Deutsche Gesellschaft fur Auswärtige Politik, DGAP) à Berlin. Il était auparavant en poste à la Chambre franco-allemande de commerce et d’industrie (CFACI) à Paris.

 

Ce Briefing reprend en partie les éléments d’un colloque qui s’est tenu à Strasbourg en mai 2024 sous l’égide conjointe du Comité d’études des relations franco-allemandes (Cerfa) de l’Institut français des relations internationales (Ifri), et de la Deutsche Gesellschaft für Auswärtige Politik (DGAP).


Cette publication est disponible en allemand sur le site de la DGAP : « Deutsch-französische Führung für ein souveränes Europa. Die Deutsch-Französische Brigade kann zeigen, ob der politische Willen dafür reicht » (pdf).

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La brigade franco-allemande et la relance de la défense européenne

Ukraine: Washington menace de se retirer des efforts de paix, faute d’avancées rapides

Ukraine: Washington menace de se retirer des efforts de paix, faute d’avancées rapides

Marco Rubio arrive au Quai d’Orsay, jeudi 17 avril. (Photo by JULIEN DE ROSA / POOL / AFP)

C’est ce qu’on appelle souffler le chaud et le froid.

Jeudi soir, le secrétaire d’Etat américain Marco Rubio « a transmis à son homologue russe (Sergueï Lavrov, ndlr) le même message que l’équipe américaine a communiqué à la délégation ukrainienne et à nos alliés européens à Paris: le président Trump et les États-Unis veulent que cette guerre prenne fin et ont maintenant présenté à toutes les parties les grandes lignes d’une paix durable », selon un communiqué du département d’Etat précisant que « l’accueil encourageant réservé à Paris au cadre américain montre que la paix est possible si toutes les parties s’engagent à parvenir à un accord ».

Vendredi matin, en revanche, Marco Rubio a laissé entendre que Washington pourrait se retirer des efforts de paix en Ukraine si les discussions continuaient à piétiner, après une série de réunion, jeudi, à Paris entre Américains, Européens et Ukrainiens.

« Nous devons déterminer dans les prochains jours si (la paix) est faisable ou non », et « si ce n’est pas possible, nous devons passer à autre chose » car « les États-Unis ont d’autres priorités », a-t-il déclaré à quelques journalistes, au pied de son avion à l’aéroport parisien du Bourget.

« Si ce n’est pas possible, si nous sommes si éloignés que cela ne se produira pas (la paix, ndlr), alors je pense que le président arrivera probablement à un point où il dira : Bon, c’est fini », a prévenu Marco Rubio. « Nous devons donc déterminer très rapidement, et je parle de jours, si c’est faisable ou non dans les prochains mois ».

« Je pense que le Royaume-Uni, la France et l’Allemagne peuvent nous aider, faire avancer les choses et nous rapprocher d’une résolution. J’ai trouvé leurs idées très utiles et constructives », lors des discussions de la veille avec les alliés de Kiev à Paris, a commenté le chef de la diplomatie américaine. « A la marge, nous serons prêts à aider quand vous serez prêts à la paix mais nous n’allons pas poursuivre cet effort pour des semaines et des mois », a-t-il déclaré, en rappelant que cette guerre, déclenchée en février 2022 par l’invasion russe de l’Ukraine, « se déroule sur le continent européen ».

Les premières discussions sur l’Ukraine impliquant Américains, Européens et Ukrainiens, jeudi à Paris, seront prolongées la semaine prochaine par une autre réunion à Londres. Paris et Londres ont monté une « coalition des volontaires », composée d’une trentaine de pays alliés de l’Ukraine travaillant notamment à la création d’une « force de réassurance » destinée à garantir un éventuel cessez-le-feu et empêcher toute nouvelle attaque de la Russie. Mais un contingent militaire multinational en cas de paix, souhaité par Kiev, est une ligne rouge pour Moscou. Et le sujet n’a pas été abordé en détail dans les compte-rendus émis jeudi par la France.

CNIM SI a testé la cabine blindée de l’Auroch, un engin du génie pressenti pour équiper l’armée de Terre

CNIM SI a testé la cabine blindée de l’Auroch, un engin du génie pressenti pour équiper l’armée de Terre


Les régiments du génie de l’armée de Terre utilisent l’EBG [Engin Blindé du Génie], conçu à partir du châssis du char AMX-30B2, depuis 1989. Avec les EGRAP [Engins du génie rapide de protection] et les EGAME [Engins du génie d’aménagement], il sera remplacé par l’EGC [Engin du Génie de Combat], dans le cadre du programme SCORPION [Synergie du Contact Renforcée par la polyvalence et l’infovalorisation.

Le mois dernier, mandatée par la France et la Belgique, l’Organisation conjointe de coopération en matière d’armement [OCCAr], a publié une consultation de marché dans le cadre de ce programme, qui devrait se concrétiser en 2031. Il est question d’une commande de 200 EGC, pour un coût compris entre 800 millions et 1,2 milliard d’euros, en tenant compte du développement, de la production et du soutien initial.

Parmi les exigences demandées, cet EGC devra par exemple être en mesure de creuser 30 mètres de fossé antichar par heure [à condition d’être assisté par un second EGC] et d’aménager une position de tir pour un char de combat en moins de 30 minutes.

Ce marché est convoité depuis longtemps par CNIM Systèmes Industriels qui, pour la cause, s’est associé à Texelis et à KNDS France.

Ce trio développe l’Auroch, un véhicule de type 8×8 de 28 tonnes, équipé de système optroniques pour surveiller son environnement, d’un tourelleau téléopéré de 7,62 mm et d’un moteur diesel de 600 chevaux. D’une « autonomie de 600 km et aérotransportable en A400M », cet engin « très mobile est blindé […] : les sapeurs sont ainsi à l’abri même dans les zones de contact en haute intensité », promet CNIM Systèmes Industriels.

Justement, s’agissant de la protection de l’Auroch, l’industriel a fait savoir, via le réseau social LinkedIn, que ses « équipes ont réalisé en moins de 6 mois une cabine blindée équipée » et que celle-ci venait d’être « soumise avec succès aux essais de souffle de mines anti char et d’engins explosifs improvisés [EEI] ». Et d’ajouter : « Ces essais ont en outre validé nos solutions de protection innovantes ».

Cela étant CNIM Systèmes Industriels n’a pas précisé la nature des « solutions innovantes » mises en œuvre pour cette cabine blindée, à l’intérieur de laquelle se feront toutes les opérations demandées aux trois sapeurs de l’équipage de l’Auroch.

Photo : CNIM Systèmes Industriels

La défense de l’Europe face à la Russie : cherchez la faille !

La défense de l’Europe face à la Russie : cherchez la faille !

Par Institut FMES, Pascal Orcier – Diploweb – publié le 18 avril 2025

https://www.diploweb.com/Carte-La-defense-de-l-Europe-face-a-la-Russie-cherchez-la-faille.html


L’institut Fondation méditerranéenne d’études stratégiques (FMES) est un centre de recherches qui décrypte les questions géopolitiques et stratégiques de la zone couvrant le bassin méditerranéen et le Moyen-Orient, de même que les recompositions entre acteurs globaux.
Pascal Orcier, professeur agrégé de géographie, docteur, cartographe, auteur et co-auteur de plusieurs ouvrages.

En décembre 2024, l’Institut FMES fait un exercice de réflexion pour identifier un point de faiblesse de la défense de l’Europe face à la Russie. Si la ligne de défense courant de la Baltique à la Pologne lui semble solide, celle couvrant le flanc sud-est de l’Europe paraît beaucoup plus fragile. Même si le mois de décembre 2024 semble aujourd’hui bien loin – parce que d’autres fragilités sont apparues dans la relation UE / États-Unis, voire dans l’OTAN – cet exercice de réflexion reste pertinent par l’identification d’une zone de faiblesse. D’autres sont apparues.

En décembre 2024, l’équipe de direction de l’Institut FMES faisait le commentaire suivant de cette carte.

A L’APPROCHE de la prise de fonction de Donald Trump le 20 janvier 2025, les Européens et l’administration Biden finissante tentent de s’opposer aux ingérences de la Russie en Europe orientale, tout en livrant des armes à l’Ukraine pour rassurer le président Zelensky et l’encourager à composer avec le Kremlin. Les Occidentaux cherchent en effet à s’assurer qu’il ait suffisamment de cartes en main pour négocier avec le Kremlin au moment où l’aviation russe accroît les frappes contre les infrastructures électriques ukrainiennes.

La défense de l'Europe face à la Russie : cherchez la faille !
La défense de l’Europe face à la Russie : cherchez la faille !
Conception FMES, réalisation Pascal Orcier 2024.

Le président russe, rasséréné par l’élection de Donald Trump qu’il sait favorable à un arrêt des hostilités en Ukraine, pousse ses pions en Baltique (face aux pays baltes, à la Finlande et à la Suède) et en Europe orientale, profitant de l’incertitude engendrée par l’arrivée aux affaires d’un président américain transactionnel et pacifiste, mais aussi de la posture favorable à la Russie des pouvoirs en place en Hongrie et en Slovaquie. Ces deux pays, à la charnière des flancs nord et sud-est de l’OTAN comme de l’Union européenne, sont cruciaux pour la cohérence du dispositif de défense de l’Europe, comme le souligne notre carte.

En Moldavie, les services secrets ont démontré l’implication des services russes pour influencer le résultat du référendum sur l’adhésion à terme de ce pays à l’Union européenne (validé avec seulement 51 % des suffrages). En Roumanie, après avoir prouvé une ingérence massive du Kremlin dans le processus électoral, la Cour constitutionnelle a annulé le premier tour de l’élection présidentielle qui menaçait d’être remportée par le candidat prorusse Câlin Georgescu. En Bulgarie, la Russie dispose également de relais d’influence bien établis. En Géorgie, la présidente Salomé Zourabichvili (dont le mandat expire fin décembre 2024) a dénoncé l’élection de l’ancien footballeur populiste pro-russe Mikheïl Kavelachvili par un parlement sous influence russe, comme nombre de Géorgiens qui manifestent quotidiennement dans la rue. Soutenue par des intellectuels et des hommes d’affaires pro-européens, elle a annoncé qu’elle refuserait de céder sa place, laissant présager une grave crise institutionnelle. Face à l’activisme russe dans le champ de l’influence dans l’est du continent et en attente d’une administration américaine qui ne la ménagera pas, l’Union européenne doit plus que jamais se préparer à prendre ses responsabilités pour assurer sa défense, seule si nécessaire. Si la ligne de défense courant de la Baltique à la Pologne semble solide, celle couvrant le flanc sud-est de l’Europe paraît beaucoup plus fragile. C’est sans doute là que le Kremlin fera porter ses efforts.

Manuscrit clos en décembre 2024

Copyright pour la carte et le texte : décembre 2024/FMES


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La défense de l’Europe face à la Russie : cherchez la faille !
Conception FMES, réalisation Pascal Orcier 2024.Document ajouté le 17 avril 2025
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L’Institut FMES a fait un exercice de réflexion pour identifier un point de faiblesse de la défense de l’Europe face à la Russie. Si la ligne de défense courant de la Baltique à la Pologne lui semble solide, celle couvrant le flanc sud-est de l’Europe paraît beaucoup plus fragile.

Scénario : la Chine attaque Taïwan

Scénario : la Chine attaque Taïwan

par Benjamin Blandin – Revue Conflits – publié le 18 avril 2025

https://www.revueconflits.com/scenario-la-chine-attaque-taiwan/


La Chine rêve de prendre Taïwan, Xi Jinping a annoncé à plusieurs reprises que cela faisait partie de ses objectifs. Mais selon quels modes ? Étude de trois scénarios possibles pour une prise de l’île.  

Benjamin Blandin, expert en sécurité maritime, chercheur associé au Korea Institute of Maritime Strategy (KIMS) et au Yokosuka Council on Asia Pacific Studies (YCAPS).

Alors qu’à l’initiative de Pékin les incidents se multiplient entre les deux rives du détroit de Taiwan, les États-Unis, sous la présidence de Donald Trump, semblent se détourner de la tradition américaine, sans cesse renouvelée depuis 1979, de soutien à l’autonomie, sinon à l’indépendance de fait de Taiwan.

En ce qui concerne Pékin, les infractions à la ligne médiane dans le détroit, comme à la zone d’identification aérienne de Taiwan, par des ballons et des aéronefs de l’armée de l’Air chinoise[1], se multiplient, tandis que l’on observe des infractions sur le pourtour des îles Kinmen, au large de Xiamen et le sabotage de câbles sous-marins entre la pointe nord de l’île principale et l’archipel des îles Matsu. Par ailleurs, la circulation de photos et de prises de vue satellite démontrant la multiplication par les forces armées chinoises d’exercices de débarquement, qui impliquent désormais l’usage de barges de grande taille, tend à confirmer les intentions des autorités chinoises de régler le « problème taiwanais ».

Différents scénarios d’invasion

Au cours des dernières années, plusieurs scénarios ont été pris en compte afin d’appréhender les différentes manières que pourrait employer Pékin afin de forcer une réintégration de Taiwan. Le premier, issus des exercices de wargaming menés par le Pentagone, comprend une attaque de vive force contre Taiwan. Le deuxième, porté par le think tank américan CSIS – ChinaPower, adopte une approche coercitive, comprenant la mise en place et l’imposition d’une zone de quarantaine, d’un blocus économique progressif, voire d’un champs de mines, ce qui aurait des conséquences économiques majeures pour l’économie régionale et mondiale. Le troisième scénario, publié par l’auteur, comprend quant à lui une invasion progressive et séquencée des territoires contrôlés par Taiwan, par le biais d’une technique de blocus.

Scénario #1 : Attaque de vive force sur l’île principale

Bien que le détail des exercices de simulation menés par le Pentagone ne soit pas connu, nous savons qu’en fonction des scénarios, la confrontation pourrait durer de plusieurs semaines à plusieurs mois et entraîner la perte, pour la Chine, de plusieurs dizaines de milliers d’hommes et d’un grand nombre d’unités de surface de la marine chinoise, tandis que la marine américaine pourrait perdre plusieurs porte-avions et de nombreux avions de chasse, tout en ne garantissant pas l’atteinte d’une supériorité aérienne ou navale de l’un ou de l’autre des belligérants.

Sur le plan pratique, ce scénario est le plus risqué à plus d’un titre, pour des raisons pratiques, mais aussi politiques, économiques et stratégiques. Dans un premier temps, la saison des tempêtes s’étend sur près de sept mois, réduisant d’autant les « fenêtres de tir » pour une attaque qui ne peut se faire que sur un nombre limité de plages, la côte étant fortement urbanisée. Sur le plan militaire, le manque de transports de chalands de débarquement comme de barges, tout comme de troupes de marines et/ou de forces aéroportées, éléments qui s’ajoutent à la durée nécessaire pour accomplir une rotation complète entre la côte et l’île, ne pourrait que compliquer encore plus la tâche à accomplir.

Sur le plan politique, la Chine subirait sans nul doute une pression doublée d’un isolement croissant, aussi bien sur la scène régionale qu’internationale.

Sur le plan économique, la mise en place d’une supériorité navale nécessiterait le déroutement complet de tout trafic maritime civil dans le détroit, voire sur l’ensemble du pourtour de Taiwan, ce qui perturberait gravement le transport maritime, tout comme l’activité portuaire régionale et internationale, potentiellement pour une durée de plusieurs mois. Il en irait de même du trafic aérien qui devrait être dérouté sur l’ensemble de l’espace aérien de Taiwan et du Fujian voir au-delà si l’armée de l’Air chinoise mobilise des aéroports et aérodromes dans le Guangdong, le Zhejiang et le Jiangxi (voire ceux disposés en mer de Chine méridionale).

Le média Bloomberg notamment, a évalué qu’un conflit ouvert de haute intensité pourrait entraîner une perte de 10% du PIB mondial, 17% pour la Chine et 40% pour Taiwan et entre 50% et 80% de baisse du commerce vers et depuis l’Asie.

Scénario #2 : Blocus complet de l’île principale de Taiwan

À l’occasion d’une série de trois publications sorties en 2024, le think tank américain CSIS ChinaPower explore trois variations d’un même scénario visant à établir un blocus autour de Taiwan afin d’affirmer son autorité sur l’île, en accroissant progressivement la pression économique et politique par le biais de différents moyens de coercition : mise en place d’une zone d’interdiction navale et/ou aérienne, mise en place d’une « quarantaine » ou « blocus », tous deux par le biais du déploiement de dizaines de navires (marine, garde-côtes, milice maritime), de façon permanente, régulière ou ponctuelle, mobilisation de la force de missiles stratégiques, ou encore déploiement d’un champ de mines marines.

La crédibilité de ce scénario a été démontrée dans les faits dès l’année 2022, à l’occasion de la 4e crise du détroit de Taiwan déclenchée par la visite de Nancy Pelosi. En réaction à cette visite, les autorités chinoises ont en effet déployé plusieurs dizaines de navires et d’aéronefs, mis en place des zones d’interdiction et effectué plusieurs exercices à munitions réelles, dont le tir de missiles dans l’espace aérien de Taiwan, certains ayant par ailleurs atterri dans la zone économique exclusive du Japon.

Ces exercices sont d’ailleurs organisés depuis sur une base annuelle qui reprend plus ou moins le mode opératoire de 2022. Des exercices qui s’ajoutent aux exercices aéronavals en mer de Chine méridionale et en mer de Bohai, aux déploiements de plus en plus fréquents aux abords des îles Kinmen, des îles Diaoyu et en mer de Chine orientale, les infractions à la ligne médiane, les lâchers de ballons et les infractions quasi-quotidiennes à la zone d’identification aérienne de Taiwan.

Scénario #3 : la prise séquencée

Dans un article publié en septembre 2023 dans le Korea Institute of Maritime Strategy (KIMS) sous le titre « Taiwan : une invasion alternative et sans douleur », l’auteur de ces lignes présentait un troisième scénario consistant en une prise de contrôle progressive des territoires contrôlés par Taiwan, y compris les îles Kinmen, Wuqiu et Matsu, les îles Pescadores, les îles situées en mer de Chine méridionale (Itu Aba et Pratas) puis l’île principale de Taiwan par le biais d’une approche non-létale et séquencée.

L’idée ici est simple, établir un blocus complet de l’ensemble des îles, îlots et récifs les plus proches du continent, par la mobilisation massive de navires de la marine, des garde-côtes et de l’intégralité des navires de la milice maritime (jusqu’à huit mille chalutiers[2]), afin de constituer une barrière hermétique et attendre, sans jamais faire usage de la force, jusqu’à épuisement des réserves d’eau, de nourriture et de carburant, et de la prendre sans violence ces mêmes territoires.

Une telle action aurait pour avantage de progressivement priver Taiwan de ces capteurs avancés et de faciliter ultérieurement la conduite d’une éventuelle action de vive force, tout en ajoutant au prestige du gouvernement et des forces armées chinoises, et en diminuant d’autant celui des autorités et forces armées adverses, et en portant un grand coup au moral de la population, facilitant la encore un éventuel travail de sape pour la guerre psychologique et la manipulation des masses menées par les cellules locales du « front uni ».

Ainsi, dans un premier temps, on verrait tomber les îles Kinmen, Wuqiu et Matsu, suivies des îles Pratas et Itu Aba, puis l’archipel des Pescadores, et enfin, en tout dernier, l’île principale de Taiwan. Dans un tel scénario, toute tentative de « sortie en force » des assiégés, ou de forcer le blocus par une force de secours venue de l’île principale pourrait être vue (ou présentée comme telle par les médias et autorités chinoises) comme une agression à l’encontre de la Chine.

Les États-Unis, un partenaire non fiable ?

Alors que Donald Trump a critiqué publiquement Taiwan pour sa « dominance » dans le secteur des puces électroniques, il convient de rappeler que leur fabrication ne représente que l’une des nombreuses dimensions de la chaîne de valeur, et que sur un certain nombre d’autres briques, ce sont les États-Unis qui sont largement en position dominante.

Par ailleurs, la décision de l’entreprise TSMC d’investir la somme additionnelle de 100 milliards de dollars porte le total de ses investissements à 165 milliards de dollars dans le pays, une somme tout sauf anecdotique.

Cet investissement peut d’ailleurs se voir comme le pendant civil des commandes d’équipements militaires massives passées par Taiwan depuis 1979, au profit premier de l’industrie de défense des États-Unis, une fidélité par ailleurs peu récompensée au regard du retard systématique et systémique par ces derniers pour les honorer, avec plusieurs années de retard.

Au total, Taiwan a passé des commandes pour un montant cumulé de 93 milliards de dollars entre 1974 et 2022 (soit 182 milliards en prenant en compte l’inflation), dont 22 milliards sont toujours en attente de livraison malgré les promesses prises par les derniers présidents. Entre autres matériels, les livraisons de chasseurs F-16 et de missiles ont été retardées à de nombreuses reprises et sont aujourd’hui en retard de plusieurs années sur le calendrier initial.

Les États-Unis se sont pourtant engagés à de nombreuses reprises aux côtés de Taiwan, qu’il s’agisse des crises du détroit de Taiwan, que ce soit en 1954-1955, en 1958 et en 1995. Même après le départ des forces américaines en 1974 et la reconnaissance de la Chine communiste en 1979, le Taiwan Relation Act a cimenté la relation pour les décennies qui ont suivi et se soutien a été renouvelé, médiatiquement, politiquement, économiquement et militairement, de nombreuses manières.

Pour autant, force est de constater que la politique de pivot initiée par Barack Obama, après un long focus américain sur le Moyen-Orient dans le cadre de la « guerre contre le terrorisme »[3], n’a pas permis de réinvestissement stratégique notable en faveur de Taiwan, tout juste, bien qu’à la marge, en faveur des Philippines[4], tandis que le nombre de soldats positionnés au Japon, en Corée du Sud[5] et à Guam n’a cessé de baisser, tandis que la quatrième crise du détroit de Taiwan n’a donné lieu à aucune réaction américaine suite à la démonstration de force chinoise.

Ce sentiment d’abandon, bien que relatif, a d’ailleurs pu être accru, à partir de l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis, par une suite de comportements pour le moins surprenants : critique de la plupart des alliés et partenaires traditionnels, menace d’appliquer des tarifs douaniers sur le Canada, l’Australie, le Mexique et l’Union européenne, volonté de s’emparer du Groenland « d’une manière ou d’une autre », faire le jeu de la Russie, prétendre ne pas connaître la signification de l’acronyme « AUKUS »[6], menacer d’exclure le Canada du réseau de renseignement des « Five Eyes ». Sur AUKUS notamment, programme pourtant emblématique initié sous la présidence Biden, le Secrétaire à la défense, après avoir confirmé l’encaissement d’un paiement australien de 500 millions de dollars, a évoqué l’impossibilité de le mettre en œuvre.

Tout cela, assurément, ne doit pas participer à la tranquillité d’esprit des élites politiques et militaires de Taiwan. Pour autant, la situation actuelle, pour troublante qu’elle soit, ne doit pas faire oublier que Taiwan est en train de développer sa propre base industrielle et technologique de défense, avec des succès importants dans le domaine des sous-marins, des navires de surface, des drones et des munitions, y compris des missiles hypervéloces.

La Chine, à la manœuvre pour intimider Taiwan

On l’a vu, la Chine fait feu de tout bois pour intimider Taiwan et faciliter sa réintégration par tous les moyens, la dimension militaire n’étant cependant envisagée qu’en dernier recours, Pékin étant bien conscient des dégâts potentiellement catastrophiques qu’entraînerait pour elle l’échec d’une invasion.

Pour mener à bien son objectif sans recourir directement à la violence, la Chine emploie un ensemble de méthodes qui sont regroupées en trois familles : le déni d’accès, la guerre hybride et les techniques de la zone grise. La première, potentiellement létale, vise à établir la capacité de déployer et de maintenir une bulle ou une zone d’interdiction, que ce soit par le biais de moyens militaires à terre, en mer et dans les airs.

À ce titre, les forces armées chinoises ont nettement renforcé leurs dispositifs de radars et de missiles anti-navires et anti-aériens, agrandis et amélioré les bases aériennes le long de la côte, et développé le nombre et la qualité de leurs navires et aéronefs.

La seconde, comprend un ensemble de moyens administratifs, judiciaires et de propagande, visant d’une part à contester la ligne médiane, en mer comme dans les airs (par l’établissement et la modification unilatérale de plans de vol pour l’aviation civile au-dessus du détroit) ; d’autre part à faciliter la conduite des affaires en uniformisant le droit entre les deux rives du détroit, tout en facilitant l’obtention de quasi-cartes d’identité locales pour les citoyens taiwanais ; et enfin à déployer des campagnes de communication massives, par le biais d’influenceurs et de médias dédiés, faisant l’éloge de la Chine tout en dénigrant les autorités de Taipei et en condamnant les velléités d’indépendance.

La troisième consiste, entre autres moyens, à déployer des navires de plus en plus fréquemment, de plus en plus nombreux, sans cesse plus près des côtes des îles sous le contrôle de Taiwan, de même avec des aéronefs, afin d’épuiser les pilotes et les équipages taiwanais, de contester les espaces maritimes et aériens de Taiwan, de créer une « nouvelle normalité » à son avantage, et de mettre en défaut les autorités de l’île, « incapables » de protéger sa population et le territoire.

Des voisins peu solidaires

Si Taiwan n’avait pas assez de problèmes à régler, force est de constater que certains pays proches géographiquement de Taiwan, n’agissent pas toujours dans l’intérêt de ce dernier, qu’il s’agisse des pays du Pacifique Sud, qui s’en détournent chaque année un peu plus[7], en échange d’une aide économique à court terme de la Chine, ou de certains pays d’Asie du Sud-Est, dont la Malaisie et Singapour, qui souhaitent publiquement une « réunification pacifique » de l’île à la Chine, reprenant en cela le vocabulaire officiel des autorités chinoises.

Tout cela sans compter les interventions individuelles de certaines stars asiatiques, visibles à l’international, qui soutiennent ouvertement Pékin (après avoir précédemment soutenu son adversaire), ou qui mentionnent Taiwan sous la dénomination « China Taipei », parfois après avoir désigné Taiwan comme un état indépendant. Tous ces revirements et changements de position étant la preuve, là aussi, de l’activisme de la Chine.

Par ailleurs, on a constaté ces dernières années une implication croissante d’influenceurs chinois ou pro-Chine basés d’un côté comme de l’autre du détroit de Taiwan, voir à l’international en faveur du rattachement de Taiwan à la Chine. Encore récemment, une citoyenne chinoise résidant à Taiwan du nom de « Yaya » s’est fait connaître après avoir produit et diffusé de nombreux contenus ouvertement favorables à la réunification de Taiwan par la force et qui a vu son permis de séjour non renouvelé, ce qui ne l’a pas empêchée de venir protester le jour même de son départ contre son expulsion avec un groupe de soutiens devant un bâtiment officiel à Taipei.

Conclusion

Si l’on ne peut pas affirmer que Taiwan soit lâché par les États-Unis, ou abandonné par ces voisins, force est de constater qu’il fait face à des menaces importantes de la part de la Chine et qu’une absence de soutien, sur le plan médiatique comme politique, associée à une cessation de l’aide et/ou des livraisons d’armes, comme cela a pu être le cas, même sur une courte période, vis-à-vis de l’Ukraine, pourrait être perçue par les autorités politiques et militaires chinoises comme un aveu de faiblesse et un signal que le moment propice à une intervention est peut être arrivé. Bien que la population taiwanaise soutienne en majorité une position de statu quo et ne s’identifie pas à la Chine, il est cependant clair que la plupart des citoyens ne sont pas prêts à consentir les sacrifices nécessaires pour se défendre seuls face à la menace de Pékin.

D’autre part, les forces armées de Taiwan font face à quatre défis majeurs, entre le vieillissement de la population, la désaffection pour les carrières militaires, le vieillissement des plateformes de combat et l’ultra-dépendance à la mer pour les importations et exportations du pays. Cependant, les leçons de la guerre d’agression de la Russie contre l’Ukraine démontrent que de nouveaux matériels et de nouvelles stratégies existent qui pourraient lui permettre de résister en cas d’agression.

D’autre part, Taiwan n’est pas seul face à l’agressivité chinoise et plusieurs pays proches, dont le Japon, les Philippines et le Vietnam, font également face au même adversaire ? Le Japon, tout particulièrement, est en train de mettre en place de nouvelles installations de défense dans les îles Ionaguni (archipel des Ryu-Kyu), y compris des missiles Type-12 dont la portée va passer de 200 à 1000 km, tandis que les Philippines ont acquis plusieurs batteries de missiles hypersoniques Brahmos, de quoi garantir, peut-être, qu’un encerclement complet sera plus difficile à établir pour Pékin qu’imaginé initialement, tandis que la stratégie d’éparpillement de leurs aéronefs par les États-Unis, devrait empêcher toute supériorité aérienne totale.


[1] Les infractions à la « zone médiane », frontière de facto entre les deux rives du détroit depuis 1950, sont passées de 953 sorties en 2021 à 3070 en 2024 d’après le ministère de la défense de Taiwan, soit une progression en trois ans de 2,6 à 8,4 incursions par jour en moyenne.

[2] La milice maritime dispose d’une force permanente, dite « professionnelle », d’au moins 200 navires, à laquelle peut s’adjoindre, par opportunisme 800 navires additionnels mais dont l’équipement comme le personnel est de moindre niveau. Au-delà, il a été évoqué une capacité de mobilisation maximale de 8000 navires

[3] En anglais « War on Terror », série d’engagements militaires, principalement en Irak et en Afghanistan (2001-2021)

[4] Les Etats-Unis ont accès, par rotation, à neufs bases navales, terrestres et aériennes, aux Philippines dans le cadre des accords EDCA (« Enhanced Defense Cooperation Agreement ») signés en 2014 et 2024

[5] Les Etats-Unis disposent de 50.000 hommes au Japon, 28.500 en Corée du Sud

[6] « Australia-United States-United Kingdom », alliance trilatérale visant à la conception d’une nouvelle génération de sous-marins à propulsion nucléaire pour la marine australienne qui a donné lieu à l’annulation d’un précédent contrat liant la France à l’Australie

[7] En 2010, 23 pays reconnaissaient officiellement Taiwan, seul 12 le faisaient encore en 2024

Iran/Arménie : première manœuvre militaire conjointe

Iran/Arménie : première manœuvre militaire conjointe

par Alain RODIER – CF2R – NOTE D’ACTUALITÉ N°682 / avril 2025


Le ministère arménien de la Défense et l’Agence de presse de la République islamique d’Iran ont annoncé officiellement avoir organisé les 9 et 10 avril leur première manœuvre militaire conjointe, baptisée « Paix », dans la région frontalière située au point de rencontre du Nakhitchevan (exclave de l’Azerbaïdjan), de l’Arménie et de l’Iran.

Surtout, cet exercice a eu lieu à proximité du corridor arménien de Zangezour qui fait l’objet de revendications de la part de l’Azerbaïdjan. Bakou réclame en effet de créer un passage entre le territoire azéri à l’est et le Nakhitchevan, à l’ouest, ce qui lui permettrait d’établir une liaison directe entre les deux parties de son territoire, et avec la Turquie, sans passer par l’Iran. Téhéran et Erevan rejettent totalement ce projet qui menacerait les liaisons entre leurs deux pays.

A l’occasion de cette manœuvre, la partie iranienne engageait la division Achoura des forces terrestres du Corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI) qui est basée dans les provinces d’Azerbaïdjan[1] oriental, d’Ardebil et de Zandjan, au nord-ouest de l’Iran. Cette division comprendrait trois brigades baptisées Achoura 31, Ansar al-Mahdi 36 et Abbas 37.

Téhéran avait déjà mené en 2022 un exercice militaire de grande envergure de trois jours à la frontière avec l’Arménie, mais sans participation officielle d’Erevan. La division Achoura avait alors construit un pont temporaire sur le fleuve Arax, qui sépare l’Iran de l’Arménie (et de l’Azerbaïdjan.)

Cette année, le ministère arménien de la défense a indiqué que les forces spéciales arméniennes et iraniennes se prêteraient à une simulation d’une opération conjointe contre des « groupes terroristes » fictifs qui attaqueraient les points de passage de la frontière, sans préciser le nombre des effectifs engagés dans cette manœuvre.

Le brigadier-général Valiollah Madani, commandant-adjoint des forces terrestres des pasdarans, a déclaré que l’exercice visait à renforcer la sécurité aux frontières et à préserver « l’intégrité territoriale des pays voisins de l’Iran (…). Cet exercice conjoint reflète l’engagement stratégique de la République islamique d’Iran à renforcer la sécurité aux frontières, à lutter contre le terrorisme et à promouvoir une paix durable dans le Caucase grâce à une coordination militaire avec les pays voisins. »

Le brigadier-général Morteza Mirian, commandant les forces terrestres des pasdarans a précisé : « l’amitié avec toutes les nations et la défense de la souveraineté régionale sont les piliers de notre doctrine stratégique. » Il a souligné la pleine disponibilité des forces terrestres du CGRI et leur parfaite coordination avec l’armée arménienne pour l’organisation de cette manœuvre.

Le soutien de Téhéran à Erevan

Depuis les années 1990, Téhéran soutient l’Arménie pour contrer l’influence de l’Azerbaïdjan considéré comme un danger pour l’unité de la République islamique. En effet, un Azerbaïdjan prospère – ce qui est le cas en raison de ses ressources pétrochimiques – peut être attractif pour les populations iraniennes d’origine azérie (20% des Iraniens) comptant de nombreux représentants au sein des institutions, et provoquer une sécession du nord du pays, voire un effondrement du régime

Le Guide suprême Ali Khamenei avait souligné la sensibilité accrue de l’Iran aux questions frontalières impliquant l’Arménie lors de sa rencontre en mai 2024 avec le Premier ministre arménien Nikol Pachinian. Cette position a ensuite été confirmée par Mohammad Bagher Ghalibaf, membre du CGRI et président du Parlement, qui a assuré son homologue arménien que l’Iran s’opposerait fermement à tout redécoupage des frontières régionales.

Un accord de fourniture d’armements de 500 millions de dollars entre Téhéran et Erevan avait alors été annoncé par la presse. Il portait sur divers équipements militaires, notamment des drones et des systèmes de défense aérienne. Bien que Téhéran et Erevan aient nié la réalité de cet accord, l’Arménie est devenue de plus en plus dépendante de l’Iran après sa prise de distance avec l’Organisation du Traité de sécurité collective (OTSC) et en l’absence de garanties de la part de l’OTAN.

La manœuvre « Paix » s’est déroulée le jour même où des délégations israélienne et turque se rencontraient en Azerbaïdjan pour discuter de la déconfliction militaire en Syrie où Israël a frappé au moins trois bases aériennes dans le pays afin d’empêcher qu’Ankara ne s’y installe de manière permanente.

Le conseiller à la Sécurité nationale Tzachi Hanegbi dirigeait la délégation israélienne. Le ministre turc des Affaires étrangères, Hakan Fidan, a confirmé ensuite que les discussions devaient conduire à mettre en place d’un mécanisme de communication similaire à ceux qu’Ankara entretient avec les États-Unis et la Russie. Par ailleurs, des efforts sont en cours pour établir une ligne militaire directe entre la Turquie et Israël pour éviter tout « incident » au-dessus de la Syrie, calquée sur le modèle du canal de coordination israélo-russe existant.

Les négociations entre Erevan et Bakou

L’Arménie et l’Azerbaïdjan ont annoncé en mars 2025 s’être entendus sur le texte d’un traité de paix pour mettre fin à leur conflit qui dure depuis plus de quarante ans. Mais depuis les deux parties se sont mutuellement accusées d’être responsables de plusieurs incidents le long de leur frontière.

Afin de finaliser cet accord, les diplomates azéri et arménien, Ceyhun Bayramov et Ararat Mirzoyan, se sont rencontrés en Turquie en marge du Forum diplomatique d’Antalya (ADF 2025) qui s’est tenu du 11 au 15 avril. Ils ont tenu une réunion bilatérale le 12 avril après avoir discuté des derniers développements concernant les négociations Bakou-Erevan, ainsi que du processus de normalisation entre la Turquie et l’Arménie. Mirzoyan a précisé : « nous sommes tous deux d’accord sur le fait que l’objectif final est une normalisation complète des relations, notamment par l’établissement de relations diplomatiques et l’ouverture de la frontière (…). Notre dialogue ne porte pas uniquement sur l’établissement de relations diplomatiques et l’ouverture officielle de la frontière. Il porte sur les échanges commerciaux considérables qui peuvent avoir lieu entre nos deux pays. Nous avons également évoqué des projets énergétiques communs et des possibilités de transit. Par ailleurs, nous avons également abordé la question de la coopération au sein des enceintes internationales. Car la réalité montre que, sur les questions du Moyen-Orient, par exemple, nos points de vue et nos perceptions sont parfois plus proches qu’on ne pourrait le croire. » Il a toutefois reconnu que les progrès étaient au point mort sur certains sujets.

Concernant les négociations de paix avec l’Azerbaïdjan, Mirzoyan a déclaré qu’un accord « historique et sans précédent » était prêt à être signé. Commentant la condition posée par l’Azerbaïdjan de dissoudre le Groupe de Minsk de l’OSCE dans le cadre d’un accord de paix, il a déclaré : « s’il n’y a pas de conflit, alors ce Groupe de Minsk n’est pas nécessaire. ». Le ministre a souligné qu’Erevan souhaitait signer l’accord de paix avec l’Azerbaïdjan et le document de dissolution du Groupe de Minsk le même jour.

Répondant à la demande de l’Azerbaïdjan d’un amendement constitutionnel en Arménie comme condition aux garanties d’intégrité territoriale, Mirzoyan a affirmé que des garanties suffisantes étaient déjà en place.

Par ailleurs, le ministre azéri des Affaires étrangères, Bayramov, a souligné la nécessité pour l’Arménie de modifier sa Constitution, qui contient des revendications territoriales sur l’Azerbaïdjan. « Il y a des facteurs critiques qui doivent être résolus. Le plus important concerne les revendications constitutionnelles de l’Arménie concernant l’intégrité territoriale de l’Azerbaïdjan ». Il a ajouté que le Groupe de Minsk, coprésidé par les États-Unis, la France et la Russie, n’avait obtenu aucun résultat depuis trois décennies. « La question du Karabakh est résolue. Le Karabakh fait partie de l’Azerbaïdjan. L’Arménie le reconnaît. Alors pourquoi s’obstiner à maintenir le Groupe de Minsk en vie ? Nous exigeons sa dissolution officielle ».

Il a aussi critiqué les pays occidentaux, en particulier la France, pour leur prétendue pratique du deux poids, deux mesures. « Pendant 30 ans, ils n’ont rien dit à l’occupant. Lorsque l’Azerbaïdjan a rétabli son intégrité territoriale, ils ont tenté de nous punir. Mais leurs plans ont échoué grâce à notre politique étrangère indépendante et au soutien indéfectible de la Turquie et de nos États amis ». Les relations détestables entretenues entre Paris et Bakou ne devraient pas s’améliorer dans un proche avenir…


[1] Région iranienne, voisine de l’État du même nom.

Économie : L’Europe face à la réalité de la prédation économique

par Bernard Carayon – AASSDN – publié le 17 avril 2025

https://aassdn.org/amicale/economie-leurope-face-a-la-realite-de-la-predation-economique/


Information AASSDN

L’Europe est aujourd’hui la proie d’États prédateurs en quête d’autonomie stratégique, de domination géopolitique et de suprématie économique. Cette prédation se manifeste notamment par la prise de contrôle d’infrastructures critiques ou de fleurons industriels ou technologiques. Depuis quand assiste-t-on à ce type de prédation en Europe ?

F.-X. Carayon  : La prédation économique est un phénomène ancien qui est intimement lié au mouvement de la mondialisation. Cela s’est accéléré en parallèle de l’augmentation des échanges économiques au cours des années 1980-1990. La particularité de la dernière vague d’investissements internationaux que j’analyse dans mon ouvrage est que ces investissements sont effectués par des acteurs publics. Il ne s’agit plus d’achats d’entreprises privées par des entreprises privées mais de rachats d’actifs ou d’entreprises européennes privées par des investisseurs publics étrangers, à savoir des fonds souverains et des entreprises publiques. Or, l’origine publique de ces investissements peut entrainer les conséquences politiques que vous avez mentionnées.

Vous expliquez que les entreprises publiques et les fonds souverains sont donc les deux principaux outils de cette prédation. Pourquoi et comment cela se traduit-il ?

Auparavant, les fonds souverains constituaient les outils classiques des pays bénéficiant d’une rente énergétique, notamment au Moyen-Orient. C’était un moyen de créer une épargne intergénérationnelle ou de lisser les fluctuations de revenus lors de l’évolution du cours des matières premières. En parallèle, les entreprises publiques ont longtemps joué leur rôle qui était simplement d’opérer des services publics. Puis, peu à peu, ces deux acteurs ont été perçus par les puissances émergentes du monde en développement — la Chine, la Corée du Sud, la Malaisie, Singapour, les pays du Moyen-Orient, etc. — comme des vecteurs au service des objectifs industriels et géostratégiques de leur pays. La proximité de ces deux acteurs avec le gouvernement favorisait un alignement naturel avec les intérêts publics. Le gouvernement avait donc le moyen de s’assurer que ces investissements étaient en capacité de satisfaire leurs intérêts.

Pour prendre un exemple, la Chine — que l’on peut considérer comme l’État prédateur par excellence — a déployé une stratégie d’investissement massif dans les semi-conducteurs dans les années 2010. En 2014, Pékin a créé un fonds souverain dédié juste après avoir établi une feuille de route. Puis la Chine s’est lancée dans le rachat d’entreprises de tailles significatives aux États-Unis en 2016 et 2017, jusqu’à ce que le dispositif américain du CFIUS (Comité pour l’investissement étranger aux États-Unis) commence à s’alerter. Ce fut le cas également en France lorsque l’entreprise d’État chinoise Tsinghua Unigroup a racheté en 2018 l’entreprise Linxens, fabricant de composants pour cartes à puces, pour 2,2 milliards d’euros (1). Cet exemple se situe à mi-chemin entre les prédations de nature géostratégique et celles plus économiques qui contribuent à la prospérité nationale.

Les prédations géostratégiques ciblent tout particulièrement les infrastructures critiques. On pensera notamment aux 14 ports européens qui sont passés sous contrôle chinois et qui ne constituent pas des investissements seulement financiers mais aussi stratégiques et opérationnels. On peut aussi mentionner le cas des réseaux électriques et gaziers européens qui sont passés en partie sous contrôle chinois (2), notamment en Italie, au Portugal, en Grèce et au Royaume-Uni. Outre le cas chinois, celui de Singapour est également intéressant car, dans le domaine maritime, la cité-État s’est emparée d’un certain nombre d’actifs à travers le monde, y compris en Europe, comme en Belgique, aux Pays-Bas ou en Italie.

Cette menace géostratégique peut aussi se développer lorsqu’un État prédateur a pris trop d’importance dans un secteur donné. Ainsi, par le jeu des investissements, il acquiert une capacité de menace, qui n’est pas un outil sans faille, mais qui contribue à peser dans les rapports stratégiques entre États.

Outre la Chine, quels sont les autres principaux États prédateurs vis-à-vis de l’Europe ?

On peut avoir tendance à regarder surtout du côté américain ou chinois et à isoler ce phénomène de capitalisme d’État conquérant. Mais le modèle chinois est en train d’essaimer à travers le monde, d’autres États le pratiquent également. On peut revenir sur le cas de Singapour, considéré comme l’un des États les plus libéraux au monde, qui réplique la stratégie de Pékin grâce à ses deux grands fonds souverains, GIC et Temasek (3), qui investissent de façon tout à fait traditionnelle en prenant des participations financières minoritaires dans un grand nombre d’entreprises mais qui, en parallèle, commencent à multiplier les investissements stratégiques dans les secteurs les plus importants pour Singapour, à savoir le maritime, la logistique et les nouvelles énergies. Ce modèle se diffuse également en Corée du Sud, un peu moins en Inde, et bien évidemment dans les pays du golfe Arabo-Persique.

Est-ce que des États européens sont plus ciblés que d’autres ?

C’est assez triste à dire, mais la France ne fait pas nécessairement partie des pays les plus ciblés en raison du fait que son industrie est déjà fortement affaiblie. L’Allemagne est donc au contraire une cible de choix pour nombre d’investisseurs étrangers qui convoitent sa puissance industrielle. Le rachat du constructeur de robots industriels Kuka par le chinois Midea en 2016 a sonné comme un réveil pour l’Allemagne (4). Mais cette dernière continue néanmoins à avoir du mal à protéger ses fleurons industriels avec la perte de nombreuses ETI (entreprises de taille intermédiaire) régionales. À la fin des années 2000 et début 2010, l’Allemagne a d’ailleurs perdu la plupart de ses technologies de pointe dans le secteur des énergies renouvelables qui ont été ravies par des concurrents essentiellement chinois.

Quels sont les secteurs les plus ciblés et quels en sont les risques ?

Ce sont bien évidemment les secteurs stratégiques qui sont les plus ciblés, sachant que la liste de ces secteurs ne fait que s’allonger : robotique, numérique, technologies de l’information, biotechnologies… Paradoxalement, depuis la Covid-19, alors que ces derniers devraient être mieux protégés, de nombreux investissements ont continué d’être réalisés dans le domaine des biotechnologies par des Chinois, des Sud-Coréens, des Taïwanais ou des Japonais. Malgré l’importance de ce secteur, les entreprises de biotechnologie européenne ont un accès difficile aux financements issus des fonds capitalistiques européens (5).

On peut constater que le phénomène ne s’enraie pas, même après un choc aussi important que celui de la pandémie qui nous a pourtant démontré que notre dépendance à l’égard de l’étranger constituait une réelle fragilité.

Un rapport intéressant de la Commission européenne avait été commandé (6), sous la pression des États membres. Il devait faire le point sur l’influence des investisseurs étrangers au sein des économies européennes. Ce rapport a été plus ou moins mis sous le tapis en raison du constat inquiétant qu’il dressait. Il montrait notamment qu’une partie importante des secteurs stratégiques était détenue par des investisseurs étrangers. Ce rapport montrait ainsi que les secteurs stratégiques étaient deux à trois fois plus ciblés que les secteurs classiques. Il dessinait une trajectoire inquiétante montrant qu’entre 2013 et 2017, le nombre d’entreprises passées sous actionnariat étranger, notamment dans les secteurs stratégiques, était en croissance extrêmement forte. La question était de savoir si cette tendance continuait ou si le renforcement de nos dispositifs de protection avait pu infléchir cette trajectoire. Mais il n’y a pas eu de suite à ce rapport qui constitue un aveu d’échec de la Commission européenne sur ce sujet.

Quelle est concrètement l’ampleur de la désindustrialisation ou l’état de l’influence sur les pouvoirs publics européens générées par cette prédation ?

Il est important de réaliser que les investissements étrangers ne sont pas la raison de notre désindustrialisation. Ils viennent d’abord profiter d’un affaiblissement structurel de notre industrie et de notre tissu économique au sens large. C’est parce qu’un grand nombre d’acteurs économiques sont en difficulté que ces investisseurs étrangers sont en capacité de les acquérir. Et c’est parce que notre écosystème financier n’est pas suffisamment développé et robuste qu’il ne peut pas non plus venir en contrepoids pour proposer des alternatives d’investissement.

En France, le cadre fiscal et administratif a généré un désavantage compétitif certain. Mais avec un peu de recul, on réalise que dans le reste de l’Europe occidentale la désindustrialisation va moins vite mais progresse néanmoins. Il y a donc un problème structurel européen qui a trait à notre capacité d’innovation, notre capacité d’éducation et de formation et qui ne semble plus suffisant (7) pour préparer l’avenir et lutter à armes égales face à des nations comme l’Inde (8).

Est-ce que l’Europe a pris conscience de ce danger ?

L’Union européenne (UE) en a pris conscience en partie et s’est dotée d’un dispositif de filtrage (9), qui n’en est pas vraiment un, mais plutôt un outil de coopération entre les États membres et qui permet de partager l’information. Pour l’essentiel, il n’est pas en capacité de bloquer des investissements étrangers en Europe. À ce stade, il s’agit plutôt d’un dispositif cosmétique que d’un outil véritablement efficace.

Du côté des États européens, ces derniers commencent à réagir et les dispositifs de filtrage se musclent dans chaque pays. Il y a cinq ans, seul un quart des pays européens avait un tel dispositif, alors qu’aujourd’hui cela concerne les deux tiers des États membres. Malheureusement, les moyens mis en œuvre ne sont pas à la hauteur. À titre de comparaison, le budget du CFIUS américain est environ trente fois supérieur à son équivalent français. Si l’on compare le nombre de dossiers filtrés par les pouvoirs publics allemands, italiens ou espagnols, ils sont environ cinq à sept fois inférieurs au nombre de dossiers traités par les Canadiens ou les Australiens.

Alors que les problèmes de souveraineté ne se vivent pas de la même façon d’un État à l’autre et qu’il faut bien accepter que nous sommes dans un contexte de guerre économique permanente, y compris au sein même de l’Europe, que peut faire l’UE ou chacun des États membres pour se prémunir face à cette prédation économique ?

Instinctivement, on aimerait que les dispositifs de filtrage se concentrent sur les pays qui nous apparaissent les plus menaçants, comme la Chine ou les États-Unis. Mais effectivement, un certain nombre de menaces émanent de nos voisins les plus proches, comme l’Allemagne. Il s’agit donc de faire un véritable choix politique. Est-ce qu’il faut pousser le fédéralisme à un niveau plus avancé pour permettre de transférer la capacité de filtrage au niveau communautaire ? Mais si nous considérons que les intérêts continuent d’être divergents, ce qui est le cas en pratique, il faut peut-être en tirer des leçons pragmatiques et savoir se protéger de la même manière contre les investissements allemands ou chinois. Sur cette question, il faut avant tout faire preuve de pragmatisme et se dire que tant que nos partenaires se positionneront en concurrents agressifs — comme a notamment pu se comporter l’Allemagne à l’égard de la France ces dernières années dans le nucléaire (10) —, alors il va falloir les traiter à la fois comme des partenaires et des menaces.

Bernard CARAYON
Propos recueillis par Thomas DELAGE

le 8 octobre 2024
dans le cadre des Rencontres stratégiques de la Méditerranée


(1) Frédéric Schaeffer, Raphaël Balenieri, « Semi-conducteurs : un groupe chinois rachète Linxens », Les Échos, 26 juillet 2018 (https://​rebrand​.ly/​j​d​u​q​mpk).

(2) Clémence Pèlegrin, Hugo Marciot, « La Chine aux portes du réseau électrique européen », Groupe d’études géopolitiques, septembre 2021 (https://​rebrand​.ly/​o​0​o​p​t6r).

(3) Nessim Aït-Kacimi, « Proche des 300 milliards d’euros, le fonds singapourien Temasek renoue avec la croissance », Les Echos, 10 juillet 2024 (https://​rebrand​.ly/​n​0​h​u​n5o).

(4) Alexandre Souchet, « Guerre de l’information autour de la prise de contrôle de l’entreprise allemande Kuka Robotique », École de guerre économique, 24 février 2020 (https://​rebrand​.ly/​a​l​r​5​gzi).

(5) Coface, « Biotechnologies : une Europe à la peine face au duel sino-américain », 27 mai 2024 (https://​rebrand​.ly/​e​2​r​e​m8m).

(6) Commission européenne, « Rapport sur les investissements directs étrangers : augmentation continue de la propriété étrangère d’entreprises européennes dans des secteurs clés », 13 mars 2019 (https://​rebrand​.ly/​2​y​f​r​283).

(7) En 2024, la Conférence des directeurs des écoles françaises d’ingénieurs (CDEFI) affiche 46 500 nouveaux diplômés en 2022-2023, alors que les entreprises en réclament 20 000 de plus : Jeanne Bigot, « Le nombre d’ingénieurs diplômés en France reste insuffisant face aux besoins des entreprises », L’Usine Nouvelle, 17 juin 2024 (https://​rebrand​.ly/​5​3​u​9​bkn).

(8) Geetha Ganapathy-Doré, « L’Inde, une puissance scientifique et technologique depuis plus longtemps qu’on le croit », Université Sorbonne Paris Nord, article republié à partir de The Conversation, 5 juin 2024 (https://​rebrand​.ly/​l​l​a​q​9cm).

(9) Marie Guitton, « Filtrage des investissements étrangers : à quoi sert le “système d’alerte” de l’UE ? », Toute l’Europe, 11 février 2022 (https://​rebrand​.ly/​s​u​b​1​vrn).

(10) École de guerre économique, « Ingérence des fondations politiques allemandes & sabotage de la filière nucléaire française », rapport d’alerte, juin 2023 (https://​rebrand​.ly/​o​y​u​7​e3n).

Guerre en Ukraine : l’Allemagne bientôt co-belligérant avec ses missiles Taurus ?

Guerre en Ukraine : l’Allemagne bientôt co-belligérant avec ses missiles Taurus ?

Une décision de l’Allemagne pourrait rebattre les cartes d’un conflit déjà explosif : la guerre en Ukraine. À Berlin comme à Moscou, les lignes bougent, et pas toujours dans la discrétion.

par Grégoire Hernandez – Secret défense – Publié le
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Guerre en Ukraine : l’Allemagne bientôt co-belligérant avec ses missiles Taurus ? | Armees.com

Une décision de l’Allemagne pourrait rebattre les cartes d’un conflit déjà explosif : la guerre en Ukraine. À Berlin comme à Moscou, les lignes bougent, et pas toujours dans la discrétion.

Le mot « Taurus » n’a jamais autant pesé. Derrière ce missile de croisière, c’est toute la position stratégique de l’Allemagne qui vacille.

Une menace explicite qui ne laisse plus de place au doute

Le 17 avril 2025, la diplomatie russe a dégainé un message sans ambiguïté : « Une frappe avec ces missiles contre des installations russes (…) sera considérée comme une participation directe de l’Allemagne aux hostilités au côté du régime de Kiev, avec toutes les conséquences que cela implique ». Pour Moscou, l’envoi de Taurus à Kiev ne serait pas qu’un soutien matériel, mais une entrée officielle de l’Allemagne dans la guerre en Ukraine.
À ses yeux, ce type d’armement ne peut être utilisé sans « l’assistance directe des militaires de la Bundeswehr ». Une manière claire de désigner Berlin comme co-belligérant potentiel. Cette rhétorique n’est pas nouvelle : la Russie avait déjà menacé les Occidentaux lors de la livraison des missiles américains ATACMS et britanniques Storm Shadow. Mais ici, la mise en garde est plus frontale. Et pour cause : les Taurus ont une portée d’au moins 500 km, bien supérieure à celle de leurs homologues.

Le chancelier et son futur successeur ont des avis qui divergent. Tandis que le probable futur chancelier Friedrich Merz (CDU) s’est dit ouvert à cette livraison, à condition d’un « accord avec les partenaires européens », son prédécesseur Olaf Scholz (SPD) a toujours refusé cette option, arguant du risque d’escalade.
Le secrétaire général du SPDMatthias Miersch, a tranché : « Nous avons toujours été contre » la livraison, refusant de « devenir une partie au conflit ». Il estime que ces « raisons (…) ont conduit au fait que nous n’avons pas livré les Taurus. Et je suppose que cela restera ainsi. »
Même prudence du côté du ministre sortant de la DéfenseBoris Pistorius : « Il y a de bons arguments pour la livraison et l’utilisation de Taurus. Et il y a beaucoup d’arguments, de bons arguments, contre ». Il précise que cette décision « délicate » se heurte à une réalité : « Aucun partenaire européen n’a un tel système. »

Allemagne : des capacités qui inquiètent jusqu’au Kremlin

Pourquoi ces missiles obsèdent-ils tant ? Le Taurus, missile de croisière germano-suédois, peut atteindre avec précision une cible à plus de 500 kilomètres. Une portée qui permettrait à l’Ukraine de viser en profondeur sur le territoire russe. Des officiers allemands, dans des conversations confidentielles relayées par des médias pro-russes, ont même évoqué la capacité de ces armes à détruire le pont de Kertch. Un symbole pour la Russie, il relit le pays à la Crimée annexée en 2014.
Déjà, après l’usage d’ATACMS et Storm Shadow par Kiev, la riposte russe n’avait pas tardé : le Kremlin avait tiré un missile hypersonique expérimental Orechnik contre une usine militaire ukrainienne. Un avertissement grandeur nature, que Moscou promet de renouveler en cas d’extension des frappes.

En arrière-plan, l’accord de coalition CDU-SPD, tout juste signé, prévoit un soutien « complet » à l’Ukraine. Mais ce consensus cache mal des lignes de fracture persistantes. Le missile Taurus, par sa portée comme par sa symbolique, cristallise cette ambivalence stratégique : aider sans intervenir, frapper sans apparaître, dissuader sans provoquer.
Face à une Russie qui hausse le ton et une opinion publique allemande toujours plus divisée, la livraison du Taurus ne serait pas qu’un simple envoi de munitions. Ce serait un changement d’échelle, peut-être un nouveau point de bascule dans cette interminable guerre en Ukraine.

Le Délégué général de l’armement évoque le possible remplacement des C-130 Hercules par des A400M

Le Délégué général de l’armement évoque le possible remplacement des C-130 Hercules par des A400M


Quand le programme d’avion de transport A400M « Atlas » fut lancé, la France avait pris l’engagement d’en acquérir cinquante exemplaires. Puis, en 2023, cette « cible » a été revue significativement à la baisse, la Loi de programmation militaire [LPM] 2024-30, promulguée en août de cette année-là, ayant réduit le nombre d’appareils devant être livrés à l’armée de l’Air & de l’Espace à « au moins trente-cinq » à l’horizon 2030/35.

« A400M : socle à 35. Ça veut dire que pour nos besoins militaires, l’armée de l’Air & de l’Espace estime, au moment où nous nous parlons, qu’avec trente-cinq appareils, nous sommes capables de remplir la plupart des missions », avait alors justifié Sébastien Lecornu, le ministre des Armées. Quant aux conséquences industrielles de cette décision, il avait expliqué que le salut des lignes de production dédiées à cet appareil passerait par l’exportation.

Pour autant, les chiffres présentées dans les tableaux capacitaires de la LPM ne sont pas gravés dans le marbre. En effet, fin mars, via le réseau social X, le ministère des Armées a indiqué que l’objectif était désormais de « disposer de trente-sept A400M en 2030 ». Ce qui n’était pas surprenant, le chef d’état-major de l’armée de l’Air & de l’Espace [CEMAAE], le général Jérôme Bellanger ayant fait part de son souhait d’obtenir deux ou trois exemplaires de plus lors d’une audition parlementaire, en novembre dernier.

Cela étant, le nombre définitif d’A400M que possédera l’AAE devrait dépendre du programme « Future Mid-Size Tactical Cargo / Futur Cargo Median » [FMTC], dont les travaux exploratoires sont financés en partie par l’Union européenne. L’enjeu est de développer un nouvel avion de transport censé remplacer les CASA CN-235 et les C-130H Hercules.

« La LPM 2024-2030 prévoit une cible d’au moins 35 A400M en 2030. La cible définitive dépendra, d’une part, de l’issue des travaux engagés au niveau européen au titre du futur cargo médian tactique et, d’autre part, des perspectives export pour l’A400M, dès lors que les commandes nationales des pays impliqués dans le développement de l’aéronef ne sont pas suffisantes pour assurer en l’état la pérennité de la chaine de production d’A400M », avait expliqué le député Mounir Belhamiti, rapporteur du programme 146 « Équipement des forces – Dissuasion », en octobre 2023.

Le FMTC va-t-il se concrétiser ? La question se pose, après les propos tenus par Emmanuel Chiva, le Délégué général pour l’armement [DGA], lors d’un entretien accordé à l’hebdomadaire Challenges.

Interrogé sur la possible fermeture des lignes de production de l’A400M, le DGA a répondu que l’export était le « vrai juge de paix et la base de son modèle économique ».

« Je ne suis pas directeur commercial d’Airbus, mais je travaille en soutien des campagnes export avec toutes les nations du programme » et l’A400M « a tout pour être un succès à l’export », a fait valoir M. Chiva. Ensuite, a-t-il poursuivi, « des discussions sont en cours entre l’industriel et les États clients, dont la France, pour permettre la poursuite de la production ». Et d’ajouter : « La question du remplacement des flottes de C-130 [Hercules] par des livraisons anticipées d’A400M mérite d’être posée. »

En clair, l’idée serait de remplacer les quatorze C-130H Hercules ainsi que les quatre C-130J de l’AAE par des A400M. Ce qui reviendrait à rogner les ailes du FMTC.

Le problème est que, si l’A400M a démontré son aptitude à se poser sur des terrains sommaires, sa taille et sa masse ne lui permettent pas de réaliser les même missions qu’un Transall C-160 ou qu’un C-130H Hercules, aux dimensions réduites. Ce point avait d’ailleurs été soulevé en 2019 par le général Philippe Lavigne, alors CEMAAE.

D’ailleurs, c’est parce qu’elle dispose d’hélicoptères de transport lourd CH-47 Chinook que la Royal Air Force a pu se permettre de retirer prématurément ses C-130J Hercules du service et faire reposer ses capacités de transport aérien sur l’A400M ainsi que sur le C-17 Globemaster III.

Photo : AAE