Lancé en 2017 par la France et l’Allemagne [qui en a obtenu la direction], le programme MGCS [Main Ground Combat System / Système principal de combat terrestre] vise avant tout à mettre différents systèmes d’armes [blindés, robots, drones, etc] en réseau grâce à un « cloud » de combat. « S’appuyant sur les nouvelles technologies, les algorithmes et l’intelligence artificielle, l’automatisation innervera l’ensemble des fonctions et participera à la supériorité tactique, tout en restant sous la responsabilité du commandement inhérente à la conduite du combat », explique ainsi la Direction générale de l’armement [DGA].
Le développement d’un char lourd de combat franco-allemand, appelé à remplacer le Leclerc et le Leopard 2, est, jusqu’à présent, la partie « visible » du MGCS. Et pour le mener à bien, Paris et Berlin favorisèrent le rapprochement entre Nexter et Krauss-Maffei Wegmann [KMW], les deux entités s’étant depuis fondues sous la marque KNDS.
Seulement, le gouvernement allemand imposa un troisième acteur, à savoir Rheinmetall. Et cela n’a pu que compliquer le partage des tâches à 50-50 entre les deux parties…
« Nous vivons une situation difficile avec le MGCS. KDNS est née de la fusion de Nexter et de KMW pour réunir les industries de défense allemandes et françaises. Notre partenaire technologique Rheinmetall nous a rejoint plus tard, à la demande du gouvernement fédéral. L’Allemagne s’est ainsi lancée dans un triangle amoureux qui n’était pas prévu initialement », a ainsi récemment déploré Ralf Ketzel, le responsable de la division allemande de KNDS.
Pour autant, en juillet, le ministre français des Armées, Sébastien Lecornu, et son homologue allemand, Boris Pistorius, ont une nouvelle fois assuré que le MGCS irait jusqu’au bout.
« Ni un nouveau Leclerc, ni un nouveau Léopard, le MGCS opère un saut technologique majeur qui sera en service jusqu’en 2070 », avait alors lancé M. Lecornu, avant d’annoncer que les états-major français et allemand allaient plancher sur une fiche commune d’expression des besoins… Six ans après le coup d’envoi du programme.
Depuis, on a appris que Paris verrait d’un bon oeil une participation italienne au MGCS afin de « rééquilibrer » le rapport de force avec la partie allemande…
Seulement, la question est de savoir si le MGCS impliquera nécessairement le développement d’un char de combat de nouvelle génération. La France le souhaite, afin de pouvoir remplacer les Leclerc à l’horizon 2035. Au point que, lors des débats portant sur la Loi de programmation militaire [LPM] 2024-30, un amendement du Sénat demandant la mise au point d’un démonstrateur de Leclerc Mk3, n’a pas été adopté, à la demande du ministre.
Outre-Rhin, la musique est toute autre. En effet, certains industriels et élus ne voient pas la nécessité de financer le développement d’un nouveau char dans l’immédiat puisqu’il existe déjà, avec le Leopard 2A8, la dernière évolution du Leopard 2. Et plusieurs pays ont fait part de leur intention de se le procurer… à commencer par l’Allemagne.
Citant les milieux gouvernementaux et industriels allemands, le quotidien économique Handelsblatt l’a affirmé sans ambage, le 4 septembre : le MGCS est sur le point d’échouer, les « divergences » entre Paris et Berlin étant trop importantes.
« Nous ne croyons plus au MGCS », a déclaré une source industrielle allemande au journal, pour qui « l’échec imminent » du projet reflète les difficultés « de la coopération en matière d’armement entre Berlin et Paris ».
Cependant, en avril, Susanne Wiegand, la PDG du groupe Renk, qui fournit la boîte de transmissions du Leopard 2, avait fait le même constat dans les pages de l’hebdomadaire Wirtschaft Woche. « Depuis l’attaque de la Russie contre l’Ukraine, beaucoup de pays européens ont commandé des Leopard 2 à Krauss-Maffei Wegmann pour leurs forces armées, au point qu’il n’y a peut-être plus de place pour le MGCS pour le moment », avait-elle en effet estimé.
Et certains pensent la même chose dans les milieux politiques allemands. Tel est par exemple le cas du député Andreas Schwarz, qui, entre autres, est le rapporteur du groupe du Parti social-démocrate [SPD, membre de la majorité] sur le budget du ministère de la Défense.
« En tant que responsable du budget de la défense, je ne peux que dire qu’avec le Leopard 2, nous avons un char éprouvé, dont le développement devrait être encore plus poussé grâce à des financements supplémentaires », a soutenu M. Schwarz, via X/Twitter, en commentant l’article du Handelsblatt. Ainsi, a-t-il continué, cela permettrait d’éviter des crises de nerf, de gagner du temps et de faire des économies… car « avec le Leopard 2, nous savons ce que nous avons ».
Voici une déclaration qui a le mérite d’annoncer la couleur… et qui laisse augurer des débats passionnés quand il s’agira pour le gouvernement allemand de demander au Bundestag les crédits nécessaires pour financer le MGCS.
Depuis le début de la guerre en Ukraine, le dernier né des chars russes, le T-14 Armata, joue l’Arlésienne. Absent lors de la grande parade militaire organisée tous les 9 mai à Moscou pour célébrer la capitulation de l’Allemagne nazie, il n’a pas non plus été repéré sur le champ de bataille, même si l’agence Ria Novosti a assuré que quelques exemplaires y avaient été engagés en avril, sans pour autant prendre part à des « assauts directs ».
Pour rappel, présenté pour la première fois en 2015, le T-14 Armata était censé marquer une rupture par rapport aux autres chars utilisés par les forces russes.
Affichant une masse de 57 tonnes et mû par un groupe motopropulseur de 1500 ch, ce nouveau char est mis en œuvre par trois hommes, logés dans une capsule blindée à couches multiples. Il est doté d’une tourelle téléopérée armée d’un canon de 125 mm, complété par une mitrailleuse de 12,7 mm, d’un canon de 30 mm et de missiles anti-char, et sur laquelle prennent place différents types de capteurs [équipements optroniques, radars, caméras]. Enfin, il dispose du système de protection active Afganit.
Dans l’une de ses évaluations quotidiennes de la situation en Ukraine, le ministère britannique de la Défense [MoD] avait estimé, en janvier, que l’envoi de T-14 au Donbass pourrait être à « haut risque » pour les forces russes étant donné les difficultés auxquelles son constructeur, Uralvagonzavod, fut confronté durant son développement. Et d’en conclure qu’un éventuel déploiement se ferait à des fins de propagande.
En tout cas, en se basant sur l’imagerie satellitaire, le MoD avait dit avoir repéré deux T-14 Armata au camp d’entraînement de Kouzminka qui, situé dans le sud de la Russie, est associé à une « activité de pré-déploiement pour les opérations en Ukraine ».
Cependant, si aucune image le montrant au combat n’a été produite, cela ne veut pas dire que le T-14 Armata n’a pas été envoyé en Ukraine… La raison de cette discrétion a sans doute été donnée par l’agence officielle russe Tass.
Évidemment, on peut toujours soupçonner une tentative de manipulation… Mais toujours est-il que, ce 22 août, et sur la foi de confidences faites par une « source du complexe militaro-industriel », celle-ci a révélé que le « nouveau char T-14 Armata » devra subir des « ajustements » sur « la base des résultats de son utilisation dans le cadre de ‘l’opération spéciale’ en Ukraine.
Le T-14 Armata « a été utilisé à plusieurs reprise dans la zone de combat en Ukraine », a prétendu la source de l’agence Tass. Quant aux modifications en question, elle n’a pas souhaité en préciser la nature par souci de confidentialité.
Selon Tass, le groupe « Sud » des forces russes aurait utilisé plusieurs T-14 « dans le but de les tester et d’observer leur comportement dans des conditions de combat réelles ». Puis ces chars ont ensuite « été retirés de la ligne de front ».
Ces derniers mois, de nombreux échos industriels et militaires, venus d’outre-Rhin, donnaient corps à une possible opposition entre la reprise constatée du marché européen du char du combat, en lien avec le conflit en Ukraine, et le calendrier prévu initialement pour le programme franco-allemand MGCS. Ce dernier doit remplacer, à partir de 2035, les chers Leclerc français et Leopard 2 allemands.
La présentation, il y a quelques semaines, de la nouvelle version Leopard 2A8 du char de Krauss-Maffei Wegmann, vint accroitre cette pression sur le programme MGCS. En outre, en moins de huit semaines, le nouveau char allemand est parvenu à séduire la Bundeswehr, la Norvège, la République tchèque et l’Italie, alors que les Pays-Bas semblent également se diriger vers une acquisition prochaine.
De fait, il n’y avait rien de surprenant à ce que les industriels allemands voyaient avec inquiétude le chevauchement probable des deux offres, pouvant potentiellement nuire tant à la vente immédiate de Leopard 2A8, que réduire le marché adressable du MGCS lors de son entrée en service, comme le fit la CEO de l’industriel RENK, Suzanne Weigand, en avril dernier, en appelant à un décalage du programme franco-allemand vers 2040 ou au-delà.
S’il y a quelques jours, les ministres français et allemand Sébastien Lecornu et Boris Pistorius, maintinrent le calendrier initial à 2035 à la suite d’une rencontre à Berlin, tout indiquait jusque-là que, pour les industriels allemands, celui-ci demeurait contre-productif, même si le principal intéressé, Krauss-Maffei Wegmann produisant le Leopard 2 et partenaire du Français Nexter au sein de la coentreprise KNDS, restait étonnement discret sur le sujet.
La raison de cette discrétion pourrait avoir été dévoilée par le site Stuttgart-Zeitung le 15 juillet. L’article en question annonce en effet être entré en possession de documents internes de KMW concernant la production planifiée de chars Leopard 2 d’ici à 2032, une information évidement cruciale (bien que sans le moindre doute confidentielle), pour évaluer la réalité du chevauchement industriel évoqué depuis plusieurs mois maintenant.
Or, selon ce document, l’industriel allemand ne prévoit de livrer sur les 10 années à venir, entre aujourd’hui et fin 2032, seulement que 648 Leopard 2 à ses futurs clients européens, soit un volume très inférieur à ce qu’il serait nécessaire d’atteindre pour venir éroder significativement le marché adressable du programme MGCS à son lancement en 2035.
Dit autrement, déduction faite des chars allemands, norvégiens, tchèques, italiens et néerlandais déjà évoqués, représentant entre 300 et 350 blindés, l’industriel allemand ne prévoit de livrer que 300 exemplaires supplémentaires aux armées européennes, un nombre très inférieur aux quelque 1850 Leopard 2A4, A5 et A6 actuellement en service sur le vieux continent, et qui devront être remplacés à horizon 2035.
De fait, le marché européen adressable par le programme MGCS à partir de 2035, demeurerait des plus significatifs, entre 1500 et 2000 exemplaires pour un remplacement 1 à 1 (il est vrai très peu probable), ce d’autant que la France, la Grande-Bretagne et l’Italie devront, eux aussi, remplacer leurs Leclerc, Challenger III et Ariette C1, pour un marché s’établissant entre 500 et 800 blindés.
Dans ce contexte, la réserve exprimée par plusieurs industriels allemands comme RENK mais également Rheinmetall, appelant à viser 2040 voire 2045 plutôt que 2035, précisément pour libérer des espaces aux modèles actuels Leopard 2A8 et KF-51 Panther, n’est guère convaincante, et rien ne s’oppose, objectivement parlant, à un respect strict du calendrier initial, pour peu que les actions de retardement, à dessein ou fortuites, qui entravent ce programme depuis son lancement, prennent effectivement fins à très court terme.
Car d’une manière ou d’une autre, il est désormais absolument indispensable que Paris et Berlin s’entendent à très court terme sur un calendrier, un cahier des charges et une répartition industrielle stricte ne laissant plus place à l’interprétation ou la révision, faute de quoi, marché ou pas, le programme glissera au plus grand désavantage des armées européennes.
En effet, il convient de garder à l’esprit que si KMW prévoit de produire 648 Leopard 2 d’ici à 2032, auxquels on peut ajouter les 1000 K2 et Abrams polonais, l’industrie russe est, pour sa part, aujourd’hui dimensionnée pour produire entre 450 et 600 chars T-90M, T-80BVM ou T-72B3M par an, soit 3 à 4 fois plus de chars que n’en produiront les industries européennes sur les 10 prochaines années.
Il sera alors indispensable aux armées européennes, d’aligner des systèmes disposant d’une plus-value opérationnelle et technologique à ce point significative qu’elle permettra de compenser un rapport de force aussi défavorable, ce que ni le Leopard 2A8, ni le Challenger 3, pas même le K2PL ne pourront apporter.
De fait, arbitrer à court terme, que ce soit en faveur du MGCS mais de manière stricte, ou pour y mettre fin et se diriger vers des solutions alternatives, est désormais un impératif sécuritaire bien davantage qu’industriel pour les ministres français et allemands de la défense.
Il ne se passe pratiquement pas une semaine sans que le ministère polonais ne fasse une annonce au sujet d’un projet d’achat d’équipements et/ou de l’évolution d’un programme d’armement en cours. Et, ce 14 août, il a indiqué qu’il venait de signer des « contrats cadre » pour le développement et l’acquisition de trois nouveaux types de véhicules blindés.
Destiné à équiper les « unités de reconnaissance des forces blindés et d’infanterie mécanisée », le premier contrat, d’une valeur d’envion 300 millions d’euros, concerne l’achat de 400 véhicules légers tactiques KLTV, qui n’est autre qu’une version polonaise du Raycolt 4X4 proposé par le groupe sud-coréen KIA Motors.
Doté d’un moteur de 225 ch et d’une système de suspension indépendant, le KLTV offre une protection à la norme STANAG 4569 de l’Otan. Il peut être équipé de mitrailleuses [de 7,62 ou de 12,7 mm], d’un lance-grenades automatique et de missiles antichars. Les véhicules commandés seront produits par l’entreprise polonaise Rosomak SA. Les premiers exemplaires seront livrés à l’armée polonaise dès 2024.
Le second contrat vise à développer le NKTO, un nouveau véhicule blindé de transport de troupes, qui viendra d’abord en complément du KTO Rosomak, dont plus de cent exemplaires sont en dotation au sein de l’armée polonaise, avant de le remplacer.
Selon les explications données par le ministre polonais de la Défense, Mariusz Błaszczak, le potentiel de développement du KTO Rosomak serait limité, même s’il s’agit d’un « bon véhicule ». Et de se dire « convaincu » que le NKTO sera « un succès » non seulement pour répondre aux besoins de l’armée mais aussi à l’exportation. « Nous essaierons également de faire en sorte que ces produits puissent être exportés », a-t-il en effet déclaré.
Enfin, le dernier contrat approuvé par M. Błaszczak est sans doute de loin le plus ambitieux dans la mesure où il s’agit de concevoir un nouveau véhicule de combat d’infanterie [VCI], destiné à épauler le Borsuk, un engin de 28 tonnes déjà commandé à 1400 exemplaires auprès du consortium Huta Stalowa Wola [HSW]. L’armée polonaise entend acquérir 700 unités.
Selon les quelques détails disponibles, ce nouveau VCI, appelé « CBWP », sera plus lourd que le Borsuk. Sa conception reposera sur le même châssis de facture sud-coréenne que les obusiers Krab et K9 Thunder. Devant être mis en oeuvre par un équipage de trois soldats, il pourra embarquer jusqu’à huit fantassins équipés. Son armement sera composé d’un canon de 30 mm, d’une mitrailleuse UKM-2000C de 7,62 mm et de missiles antichars Spike. Le tout sera intégré à une tourelle téléopérée ZSSW-30. Là encore, il s’agira d’aller vite… puisque les premiers exemplaires devront avoir été livrés en 2025.
« Le rôle du nouveau véhicule sera de coopérer directement avec les chars et d’assurer un haut degré de protection et une puissance de feu élevée pour les unités mécanisées », a précisé le ministère polonais de la Défense.
Ces derniers jours ont probablement été les plus difficiles concernant le programme Main Ground Combat System, ou MGCS, destiné initialement à remplacer les Leclerc et Leopard 2 à partir de 2035. En effet, coup sur coup, plusieurs annonces ont été faites outre Rhin, laissant supposer que cette échéance ne serait plus respectée. Ainsi, selon la Bundeswehr, les blocages industriels auxquels le programme fait face aujourd’hui, interdiraient désormais une entrée en service en 2035.
Quelques jours plus tôt, Suzanne Weigand, la CEO de RENK, qui conçoit et fabrique les très critiques transmissions des chars français et allemands, a déclaré lors d’une interview que cette même échéance n’était plus souhaitable alors que la demande immédiate pour de nouveaux chars de combat vient redistribuer la physionomie du marché adressable en 2035.
De toute évidence, il sera bientôt impossible de continuer d’espérer que les premiers MGCS viendront remplacer les Leclerc français et Leopard 2 allemands à partir de 2035, la date de 2045 étant souvent citée outre-Rhin.
Cette échéance est même, d’un certain point de vue, probablement optimiste au regard de la réalité du reversement de marché concernant les chars lourds auquel nous assistons aujourd’hui en Europe comme dans le Monde. Comme nous l’avons évoqué dans nos précédents articles sur le sujet, un tel report viendrait mettre à mal tant l’Armée de Terre française que la Base Industrielle et Technologique Défense Terre nationale.
La première, en effet, n’a pas aujourd’hui la possibilité de renforcer ou moderniser comme il se doit son parc de Leclerc pour atteindre une telle échéance, ou du moins rien n’indique à ce jour dans la programmation militaire française que l’hypothèse ait été traitée dans sa globalité. La seconde, quant à elle, a un plan de charge optimisé avec le programme SCORPION l’amenant jusqu’en 2035, et tablait sur le programme TITAN, duquel MGCS est le pilier principal, pour prendre le relais à cette échéance.
De fait, si, comme il est désormais très probable, le programme MGCS venait à être reporté sans être annulé, il sera nécessaire, pour Paris, de trouver une solution intérimaire capable de répondre simultanément aux besoins de l’Armée de Terre comme à ceux de la BITD terre, de sorte à préserver les capacités et ambitions de l’un comme de l’autre.
Vers une solution intérimaire pour l’Armée de terre
Toutefois, ces analyses reposaient sur l’étude d’une solution existante, pour en déterminer la pertinence et la soutenabilité dans l’hypothèse d’une augmentation de format, et non pour répondre à un report de MGCS. Dans cet article, à l’inverse, nous partirons des besoins, du contexte international et commercial, mais également des enseignements de la Guerre en Ukraine à ce sujet, pour établir quelle serait la meilleure réponse que pourrait apporter la BITD française.
Il n’y a de cela que quelques années, la plupart des états-majors estimaient que le char de combat était une relique du passé. Pour beaucoup, les progrès réalisés ces dernières décennies en matière de munitions antichars, mais également de munitions rôdeuses et de munitions d’artillerie ou aéroportées de précision, rendaient le char de trop vulnérable pour pouvoir jouer son rôle sur le champ de bataille. Les exemples des engagements post-guerre froide, notamment en Tchétchénie, en Irak ou en Afghanistan, tendaient à accréditer cette perception.
Mais les conflits de haute intensité récents, comme la seconde guerre du Haut-Karabakh, et surtout la guerre en Ukraine, ont démontré que le char, et avec lui l’ensemble de la composante blindée lourde chenillée, demeuraient indispensables à la conduite des opérations terrestres offensives comme défensives, en espace ouvert comme en zone urbaine.
C’est précisément ce constat qui a amené un grand nombre de forces armées, en particulier en Europe, à reconsidérer à court terme leur propre parc de blindés lourds et de chars, l’exemple le plus exceptionnel n’étant autre que la Pologne qui se dote d’une force terrestre sans équivalent forte de 1250 chars lourds Abrams et Black Panther, épaulés d’un millier de systèmes d’artillerie à longue portée K9, K239 et Himars, et de 1800 véhicules de combat d’infanterie, ceci jouant un rôle déterminant dans le report probable du MGCS.
Pour autant, si la demande excédait sensiblement l’offre concernant les chars et les VCI lourds jusqu’il y a peu, les industriels, notamment européens, ont pris la mesure de l’évolution des besoins immédiats depuis l’entame de la guerre en Ukraine.
La multiplication de l’offre du char de combat
C’est ainsi que l’allemand Rheinmetall a présenté lors du salon Eurosatory 2022 son nouveau char lourd KF51 Panther, développé sur fonds propres, alors que son PDG, Armin Papperger, montre de grandes ambitions pour le positionner aux côtés du VCI KF41 Lynx de sorte à s’emparer d’importantes parts de marché.
Dans le même temps, l’américain GDLS s’est montré actif pour vendre son Abrams M1A2 SEPv3, mais également, à l’instar de Rheinmetall, en présentant un nouveau char, l’AbramsX, lors du salon AUSA.
Le sud-coréen Hanwha a quant à lui marqué un grand coup en plaçant du K2 en Pologne, pour ce qui représente le plus important contrat export d’armement terrestre de ces 20 dernières années, tout en plaçant probablement le VCI AS21 Redback en Roumanie.
La Russie, acteur traditionnel de ce marché, est en revanche presque transparente sur la restructuration en cours, son char le plus récent, le T-90M, ne montrant pas de capacités remarquables en Ukraine, alors que le T-14 Armata semble bel et bien destiné à passer par les pertes et profits, au moins pour les cinq prochaines années. Quant à la Chine, elle enregistre quelques succès avec son VT4, mais demeure un acteur secondaire de ce marché.
On le voit, l’offre a désormais rattrapé à la demande, d’autant que l’annonce faite la semaine dernière par KMW, un poids lourd sur ce marché, au sujet de son Leopard 2A8, lui confère une dimension incontournable.
En outre, tous ces chars sont effectivement disponibles, et peuvent donc participer à des compétitions ou démontrer leurs capacités face à un client potentiel qui, de toute évidence, aura, lui aussi, un calendrier relativement serré pour moderniser sa propre flotte de chars lourds et de VCI.
Dit autrement, si Nexter et la BITD française devaient, aujourd’hui, entreprendre le développement d’un char de combat lourd, par exemple sur la base de l’EMBT, pour assurer l’intérim jusqu’à 2045/2050 et l’arrivée de MGCS, celui-ci arriverait probablement sur un marché relativement saturé, sans pouvoir s’appuyer sur un marché captif important comme c’est le cas du Leopard 2, de l’Abrams ou même du T-90M.
Par ailleurs, si Nexter venait à développer son propre char de combat, le groupe KNDS n’aurait tout simplement plus de sens, puisque toute la gamme de véhicules blindés serait répliquée de part et d’autre du Rhin, sans qu’aucune coopération n’ait été effectivement mise en œuvre.
L’achat sur étagère menacerait Nexter
L’hypothèse de l’acquisition d’un char sur étagère n’est guère meilleure. En effet, si l’acquisition du Leopard 2, du K2 et même du KF51, permettrait effectivement de répondre aux besoins de l’Armée de terre pour faire face aux évolutions de la menace, elle ne permettrait pas de maintenir les compétences et les savoir-faire de la BITD terre.
L’hypothèse pouvait avoir du sens lorsque l’échéance MGCS demeurait à 2035, puisque l’activité industrielle était garantie par SCORPION, et que l’activité R&D ne l’était pas TITAN et MGCS. Mais avec un report de 10 ou 15 ans, une telle solution marquerait l’abandon d’une grande partie des compétences de cette BITD, et donc, avec elle, d’un pan entier de l’autonomie stratégique française.
De fait, aujourd’hui, les options permettant de répondre efficacement aux besoins de l’Armée de terre, tout en préservant la BITD et les opportunités d’exportations de sorte à en accroitre la soutenabilité budgétaire, sont très limitées concernant un char lourd susceptible d’assurer l’intérim tout en préservant le programme MGCS et le groupe KNDS. Pourtant, une solution à ce problème existe bien. Pour cela, il est nécessaire de commencer par reprendre les enseignements de la guerre en Ukraine.
Les enseignements de la guerre en Ukraine
Depuis le 24 février, les chars russes comme polonais ont été au cœur des combats offensifs comme défensifs, ce d’autant que la puissance de feu aérienne a été en grande partie neutralisée, et que l’omniprésence de l’artillerie rend le blindage indispensable. Bien qu’indispensable, le char a montré toutefois, comme anticipé, sa grande vulnérabilité, près de 2400 chars ayant été perdus de manière documentée depuis le début du conflit (1900 russes et 480 ukrainiens).
Toutefois, une majorité de ces pertes est due à des armes antichars d’infanterie ou portées, qu’il s’agisse de missiles ou de roquettes, ainsi que du fait de tirs d’artillerie. En revanche, les destructions liées à un tir tendu de canon ont été relativement rares, alors même que la doctrine voulait jusqu’à présent que le pire ennemi du char était le char lui-même.
L’analyse des rapports d’engagement montre, quant à elle, que l’immense majorité des combats opposants forces russes et ukrainiennes et mettant en œuvre des chars de combat, se déroulent à relativement courte portée, moins de 1000 mètres, tant du fait du relief, de la végétation que de la surreprésentation des engagements en zone urbaine.
Par ailleurs, pour la deuxième année consécutive, il apparait que les blindés très lourds, comme les chars de combat, s’avèrent sensiblement handicapés dès lors qu’ils évoluent en zone ouverte, les chars russes embourbés et capturés par des « tracteurs ukrainiens », ayant été l’un des marqueurs de l’échec de l’offensive initiale russe sur Kyiv.
Il apparait également que le franchissement de rivières et cours d’eau est un exercice des plus périlleux dès lors qu’il est nécessaire de déployer des ponts flottants. Enfin, tout indique, dans ce conflit qui dure désormais depuis 15 mois, que la plus-value la plus importante et difficile à remplacer, concernant un char, n’est autre que son équipage, dont la survie doit représenter l’objectif prioritaire.
Un nouveau paradigme du char de combat est-il possible ?
La synthèse de ces informations montrerait que le « char idéal » pour évoluer en Europe de l’Est, serait avant tout beaucoup plus mobile et léger que les Main Battle Tank actuels, protégé par un blindage plus réduit de sorte à en limiter la masse pour préserver la mobilité, et surtout par un système hard-kill / soft-kill assurant l’essentiel de la protection contre les missiles, roquettes et munitions vagabondes.
L’armement principal, quant à lui, pourrait être ramené à un tube de 105 mm long à haute pression et grande cadence de tir, monté sur une tourelle entièrement robotisée, de sorte à en accroitre la légèreté tout en réduisant la surface de cible et les risques liés aux munitions transportée.
Une telle tourelle pourrait par ailleurs avoir une vitesse angulaire plus élevée, de sorte à accroitre la réactivité, donc la survivabilité, du char pour mettre en œuvre son armement.
L’armement principal, justement, devrait être complété par des missiles antichars, idéalement sans ligne de visée, pour traiter les engagements au-delà de 1000 m notamment contre les blindés lourdement protégés, ainsi que par un tourelleau de 25 ou 30 mm pour engager l’infanterie à distance de sécurité et éliminer les menaces de type drones.
L’équipage, lui, devrait être placé dans une capsule de survie le protégeant contre les frappes directes ainsi que contre les explosions secondaires, et disposerait d’une visualisation multicanale fusionnée pour percevoir son environnement, ainsi que de drones pour étendre cette perception. Enfin, idéalement, le blindé devrait disposer de capacités de franchissement étendues, y compris concernant des coupures humides.
Dit autrement, la solution serait, ici, non pas de concevoir un autre char de combat lourd de 60 tonnes qui arriverait sur un marché extrêmement concurrentiel, mais un char moyen, d’une masse de 40 à 45 tonnes, disposant d’un important rapport puissance/poids au-delà de 28/30 cv par tonne, dont la survivabiltié reposerait davantage sur la mobilité, sur les protections actives et éventuellement sur une solution de cloaking, et non sur un lourd blindage.
Sa puissance de feu serait orientée vers la réactivité et l’engagement à courte portée, tout en disposant d’une solution d’engagement à longue portée notamment contre les MBT par l’action conjointe de missiles, de drones et d’engagement coopératif.
Conclusion
Un tel blindé répondrait de toute évidence aux besoins de l’Armée de terre, en la dotant de capacités d’engagement de haute intensité, tout en respectant la doctrine par essence très mobile de cette force. Il permettrait aussi de maintenir et de développer l’ensemble des compétences de la BITD terre française, sans venir concurrencer le Leopard 2 au sein de KNDS.
Quant au marché export, il serait par nature plus étendue, mais plus incertain, car répondant à un besoin non adressé par l’offre actuelle de MBT ou de chars « légers ». Rien n’exclut, à ce titre, de pouvoir séduire certains partenaires de la BITD française, devant faire face à des conditions d’engagements défavorables au MBT, comme c’est le cas de la Grèce (montagne), de la Suède (toundra) ou de l’Inde (plateaux tibétains), pour co-développer un tel projet, et ainsi s’assurer d’une soutenabilité budgétaire améliorée.
Très souvent, les succès de l’industrie de défense française sur la scène internationale, ont été le fait d’une approche en rupture avec la doxa industrielle occidentale. Ce fut le cas de l’AMX13, du VAB ou plus récemment du CAESAR dans le domaine terrestre, des chasseurs Mirage dans le domaine des avions de combat, ou encore des frégates furtives dans le domaine naval.
Au-delà des équipements, les armées françaises, elles aussi, ont bâti leur réputation d’efficacité en s’appuyant sur des qualités peu répandues, notamment en matière de projection, de puissance et de rusticité.
De fait, la saturation du marché des chars de combat, et le besoin d’une solution intérimaire face à l’allongement probable des délais du programme MGCS, ouvrent peut-être une nouvelle opportunité pour qu’ingénieurs et militaires français fassent à nouveau la démonstration de leur inventivité, en se tournant vers un modèle de blindé issu conçu pour répondre aux réalités constatées plutôt que sur des paradigmes hérités de la guerre froide, d’autant qu’aucune des approches dites « traditionnelles » ne semble satisfaisante pour répondre à l’ensemble des besoins et contraintes auxquels l’un comme l’autre font face.
Peu après son accession à l’Élysée en 2017, le président Emmanuel Macron entreprit de donner corps à un des objectifs clés de son action internationale et européenne, en s’accordant avec la Chancelière allemande Angela Merkel pour faire du couple franco-allemand le pivot de l’émergence d’une Europe de la Défense.
Pour y parvenir, les deux chefs d’État annoncèrent une ambitieuse coopération industrielle au travers du lancement de 5 grands programmes industriels de défense franco-allemands : l’avion de combat de nouvelle génération SCAF pour remplacer à horizon 2040 les Rafale français et Typhoon allemands, le char de combat de nouvelle génération MGCS pour remplacer en 2035 les Leclerc et Leopard 2; le programme CIFS d’artillerie à longue portée pour le remplacement des Caesar et Pzh2000 ainsi que des LRU de l’Armée de Terre et de la Bundeswehr, l’avion de patrouille MAWS pour le remplacement des Atlantique 2 et des Orion P-3C ainsi que le programme Tigre III et son missile antichar à longue portée, pour moderniser la flotte d’hélicoptères de combat Tigre et remplacer les missiles Hellfire et Spike actuellement employés.
Lancés alors que les tensions entre Angela Merkel et Donald Trump étaient à leur paroxysme, ces programmes s’étiolèrent rapidement lorsque Berlin et Washington adoucirent leurs positions, et encore davantage après l’arrivée de Joe Biden à la Maison Blanche.
C’est ainsi que successivement, l’hélicoptère Tigre III et son missile, le système d’artillerie CIFS et l’avion de patrouille maritime MAWS furent, si pas strictement abandonnés, Berlin n’ayant jamais arbitrés ouvertement à leurs sujets, en tout cas mis aux oubliettes jusqu’à ce que Paris entreprennent de développer ces capacités d’une autre manière, face à la pression opérationnelle et aux échéances qui se dessinaient.
Après avoir frôlé l’explosion en vol autour des tensions opposant Dassault et Airbus DS au sujet du pilotage du premier pilier du programme SCAF, la conception de l’avion de combat NGF lui-même, celui-ci finit par être sorti de l’ornière, il y a peu, pour lancer la phase de conception du prototype, à grand renfort d’une intervention ferme et déterminée des ministres de tutelles français, allemand et espagnol, mais non sans accuser un retard significatif ayant amené la France à lancer un programme Rafale F5 beaucoup plus ambitieux et donc capable d’assurer l’intérim tant dans le domaine opérationnel que commercial.
Quant au programme MGCS, il est aujourd’hui à l’arrêt, notamment après que Berlin y a imposé en 2019 l’intégration de Rheinmetall, venant déstabiliser en profondeur le partage industriel équilibré initial entre le français Nexter et l’Allemand KMW, pour l’occasion rassemblés dans la coentreprise KNDS.
En outre, celui-ci fait désormais face à la reprise de la demande mondiale en matière de chars lourds suite à la guerre en Ukraine, entrainant une reconfiguration profonde du marché et donc d’importants glissements de calendriers potentiellement très bénéfiques pour l’industrie allemande, mais catastrophiques pour l’industrie et les armées françaises.
A ce tableau déjà largement entamé au sujet de l’éventuelle construction de l’Europe de la défense sur la base du couple franco-allemand, le nouveau chancelier Olaf Scholz a annoncé, fin aout 2022, le lancement de l’initiative European Sky Shield, visant à mutualiser et organiser les moyens de détection et d’engagement des pays européens dans le domaine de la lutte anti-aérienne et anti-missile.
Si 14 pays européens ont rejoint l’initiative à son lancement, la France n’y participe pas, sans que l’on sache vraiment s’il s’agit d’un refus de Paris ou d’une initiative allemande ayant volontairement exclu la France et surtout ses solutions industrielles dans ce domaine.
De fait, force est de constater que les objectifs visés en 2017, ne sont plus d’actualités, alors que nul n’est en mesure de prédire si MGCS et même SCAF arriveront bien à leur terme. Mais les difficultés rencontrés par Paris ces dernières années avec l’Allemagne, ne sont pas spécifiques à ce pays, tant s’en faut.
En effet, traditionnellement, la France considère ses voisins directs (Allemagne, Italie, Espagne, Royaume-Uni et Belgique), comme des partenaires potentiels dans ce domaine, et a multiplié les initiatives ces dernières décennies à ce sujet, sans qu’elles aient connu de meilleures destinées que les programmes franco-allemands.
Ainsi, il convient de se rappeler le retrait unilatéral de Londres des programmes PA2 visant à concevoir un modèle de porte-avions commun, puis FCAS qui devait concevoir un drone de combat, ou encore des destroyers anti-missiles communs à la France, l’Italie et la Grande-Bretagne.
Par ailleurs, des initiatives lancées lors des accords de Lancaster House, il ne subsiste que le programme de guerre des mines navales et le missile antinavire léger ANL/Sea Viper proches de leur entrée en service, alors que le programme de missiles de croisière FMC/FMAN, après de nombreux stop&go, semble désormais sur une trajectoire solide pour une entrée en service en 2028.
La situation n’est guère meilleure concernant la coopération avec l’Italie, avec qui la France a efficacement conçu le système anti-aérien SAMP/T Mamba et le missile Aster, ainsi que le destroyer anti-aérien Horizon après le retrait des Britanniques, mais qui s’est heurtée à de profondes divergences au sujet du programme de frégate FREMM dont les modèles français et italiens ne partagent que 15% des composants, et encore davantage autour de l’initiative ayant visé à rapprocher Fincantieri et Naval Group, pour au final ne donner naissance qu’à Naviris, bien loin de « l’Airbus Naval » initialement envisagé.
Les coopérations avec l’Espagne ont été moins nombreuses et moins ambitieuses, ceci expliquant qu’elles se sont souvent mieux passées, en dehors de celle ayant visé un rapprochement entre DCNS (devenu depuis Naval Group) et Navantia dans le domaine des sous-marins pour concevoir le Scorpène, qui se termina devant les tribunaux sur des accusations de pillage industriel de DCNS contre son partenaire espagnol, et le retrait de Madrid du programme Scorpène pour developper son propre modèle, le S-80.
Dans les faits, seule la Belgique, pourtant vertement critiquée, en particulier par la France, pour son choix du F-35 plutôt que d’un appareil européen, s’est montrée un partenaire solide dans le domaine de la défense ces dernières années, avec le programme CaMo pour doter les armées de terre des deux pays des mêmes matériels et doctrines pour une grande interopérabilité, et le programme McM de guerre des mines confié à Naval Group et au belge ECA, du fait des pressions de la partie belge sur la partie néerlandaise du programme.
On le voit, tout indique que la doctrine visant à considérer ses voisins directs comme les partenaires privilégiés de la France pour le développement de programmes industriels de défense, est loin d’être efficace, bien au contraire.
Non seulement a-t-elle un taux de réussite particulièrement faible, ce quel que soit le pays, mais elle engendre, le plus souvent, des délais et des surcouts venant handicaper l’effort de défense français, et parfois l’effort industriel lui-même.
A l’opposée de ce spectre, se trouvent les clients de l’industrie de défense française, ceux-là mêmes qui permettent à la France de conserver une industrie de défense globale et efficace, et qui contribuent de manière très sensible au financement de l’effort de défense national.
Il s’agit de pays comme la Grèce et la Belgique en Europe, l’Égypte, le Qatar et les Émirats Arabes Unis au Moyen-Orient, de l’Inde et probablement de l’Indonésie en Asie, ainsi que le Brésil et, dans une moindre mesure, l’Argentine, en Amérique du Sud.
Pour Paris, même si ces pays contribuent considérablement à l’effort de défense national français, et si leur arbitrage en faveur d’équipements français, contribuent à créer un rapprochement géopolitique avec eux, ils ne sont, le plus souvent, considérés que comme des clients, certes stratégiques, mais avec lesquels il n’est pas, pour l’heure, question d’entreprendre des programmes communs destinés potentiellement à équiper les armées françaises, comme c’est le cas avec l’Allemagne, du Royaume-Uni ou de l’Italie.
Or, tous ces pays, aujourd’hui, souhaitent développer leur industrie de défense et leurs capacités technologiques, et sont prêts à produire d’importants efforts pour y parvenir.
En outre, étant plus en demande dans ce domaine que les pays européens, et donc moins concurrents de l’industrie de défense française, la coopération bilatérale ou multilatérale serait simplifiée, permettant des montages industriels efficaces tant pour eux que pour préserver et accroitre les compétences industrielles et technologiques françaises.
Enfin, nombre de ces pays disposent d’importantes capacités d’investissements, potentiellement supérieures à celles de nombreux pays européens, et d’une organisation de gouvernement à la fois plus permanente et plus centralisée que les démocraties européennes, particulièrement volatiles et donc soumises à de certains revirements selon les résultats des échéances électorales.
Nous avons, à plusieurs reprises, évoqué dans des analyses publiées sur ce site, de telles coopérations potentielles, qu’il s’agisse de concevoir un char de combat de génération intermédiaire avec l’Inde, d’un Rafale de guerre électronique avec les Émirats Arabes Unis, ou d’un successeur au Mirage 2000 avec la Grèce et l’Égypte.
Par ailleurs, le profil des besoins de ces pays a beaucoup plus de chances de correspondre à celui de nombreux autres pays dans le monde, plutôt que l’Allemagne ou la Grande-Bretagne, ce qui donnerait un avantage concurrentiel certain à ces matériels sur la scène internationale.
Notons également que des pays comme l’Inde, la Grèce, l’Égypte ou l’Indonésie, ont des personnels parfaitement qualifiés et susceptibles de s’intégrer sans difficultés dans les processus des industriels français, comme l’a montré la construction des sous-marins de la classe Kalvari en Inde.
Ils ont également des couts de revient sensiblement inférieurs à ceux de leurs homologues européens, ce qui permettrait de disposer potentiellement d’un avantage concurrentiel sur le marché export loin d’être négligeable.
Enfin, si la coopération entamée avec l’Allemagne dans le cadre du programme SCAF ou MGCS, engendrera certaines pertes de compétences dans le domaine industriel et technologique pour les grands groupes de défense français, de telles coopérations permettraient, au contraire, de les étendre, et donc de renforcer la pérennité des industries françaises appartenant à la BITD.
On le voit, au-delà d’un fantasme européen qui n’existe que dans la vision du président français, et qui est le plus souvent loin d’être partagé par nos partenaires européens, la doctrine de coopération industrielle de défense française, focalisée sur les voisins directs, n’est visiblement pas la plus efficace pour amener la France et son industrie de défense vers une position dominante alors que le marché se réorganise rapidement dans ce domaine depuis quelques années, sous l’effet des tensions mondiales.
A l’inverse, se tourner vers les clients traditionnels de l’industrie de défense française, ceux qui depuis des décennies, font précisément vivre cette industrie, et qui aujourd’hui sont clairement en demande de ce type de coopération, porterait de nombreuses opportunités tant dans le domaine opérationnel en permettant d’équiper les armées sans devoir assumer intégralement les couts de développement, que dans le domaine industriel et technologique en préservant et étendant les compétences des industriels, et du point de vue politique, en positionnant la France comme un partenaire clé pour tous ces pays appelés à jouer un rôle croissant sur la scène internationale.
Alors que la prochaine visite du premier ministre indien Narendra Modi en France à l’occasion du défilé du 14 juillet est porteuse de nombreuses attentes, dans le domaine aéronautique avec la probable commande de 26 Rafale M, ainsi que dans le domaine naval avec la possible commande de trois sous-marins Scorpene supplémentaires et une coopération franco-indienne dans le cadre du programme de sous-marins nucléaires d’attaque indiens, il est certainement temps pour la France de réviser sa doctrine de partenariats et de coopération industrielle de défense, pour se tourner vers ces pays qui, aujourd’hui, sont les plus prometteurs et probablement les moins contraignants.
Article du 6 juillet 2023 en version intégrale jusqu’au 6 aout 2023
C’est à l’occasion de La Land Warfare Conference organisée par le Royal United Services Institut que le Chef d’Etat-Major de l’Armée de Terre (CEMAT) britannique est revenu en détail sur les principaux enseignements de la guerre en Ukraine et leur impact sur les forces britanniques. Cette intervention a permis au CEMAT britannique de revenir sur quelques enseignements et de dresser un tableau plutôt sombre des capacités de l’armée de terre. Bien que centrés sur les problématiques inhérentes à cette dernière, les propos du General Sanders peuvent également être lus au-delà du Channel !
Le Général Sanders a ouvert son propos en rappelant que la notion de masse de manœuvre constituait une des leçons les plus importantes du conflit ukrainien, avant d’adresser une mise en garde appuyée à ceux qui souhaitent réduire les capacités de l’armée britannique dans ce domaine et diminuer les financements.
Pour le CEMAT britannique, le Royaume-Uni a besoin d’une capacité de combat nationale et ne doit pas se cacher derrière les armées des autre pays de l’Otan. Ces propos interviennent au moment où un débat sur sa capacité à mener de façon indépendante des opérations de haute intensité à grande échelle, anime l’armée britannique. Ce débat a été récemment relancé par la publication d’informations selon lesquelles l’Allemagne pourrait conserver pour une année supplémentaire le contrôle de la VJTF (Very High Readiness Joint Task Force) en lieu et place du Royaume-Uni prévu pour assurer cette mission à compter du 1er janvier 2024. Le secrétaire d’Etat à la Défense, Ben Wallace a démenti ces informations et a déclaré être engagé dans la prise de commandement de la VJTF en 2024. Ce dernier avait affirmé en janvier dernier que l’armée britannique était incapable de déployer une division de 10 000 prête au combat. Cette situation ne devrait pas connaitre d’amélioration en raison du format proposé par la Revue intégrée, qui fixe à 72500 les effectifs de l’armée de terre pour 2025. L’officier général a également souligné la nécessité de considérer les enseignements de la guerre en Ukraine avec toute la distance nécessaire, se demandant ce qu’il serait advenu si l’armée britannique dans les premières semaines du conflit avait décidé d’abandonner ses chars pour investir dans l’acquisition de drones tels que le TB2 Bayraktar produit par la Turquie. A propos des équipements, le Général Sanders a déploré l’état de l’armée britannique rappelant qu’un écrasante majorité (35 sur 38) des engins en service était dépassée et inaptes à remplir les missions prévues, comparant leur utilisation à celles de téléphones à cadran dont les militaires britanniques seraient obligés de se servir à l’heure des smartphones ! Le CEMAT britannique a appelé à une accélération du renouvellement des capacités de l’armée de terre, qui devrait disposer d’un budget de 51,4 milliards d’euros destinés à l’acquisition de nouveaux équipements d’ici la fin de la décennie. Le futur Defence Command Paper dont la publication est prévue le 21 juillet pourrait permettre de réviser certains projets en cours, afin de mieux adapter les futures acquisitions aux priorités formulées à la lecture des enseignements de la guerre en Ukraine. Le Général Sanders doit quitter le service actif l’année prochaine à moins que ses propos fortement critiqués par le Gouvernement ne le contraignent à anticiper son départ.
Dans le domaine des blindés, les difficultés de l’armée britannique en matière d’équipement restent symbolisées par le déroulement heurté et maintes fois retardé du programme Ajax ainsi que par le faible nombre de chars Challenger 2 devant être portés au standard 3 par Rheinmetall. Ce choix soulignant au passage l’absence d’industriel britannique capable de mener à bien cette opération. Les enseignements de la guerre en Ukraine pourraient modifier la situation de l’armée britannique et permettre au RAC (Royal Armoured Corps) de retrouver quelques couleurs assez rapidement. On peut faire confiance au pragmatisme britannique !
Les blindés français seraient-ils trop légers ? Un officier ukrainien a affirmé que les chars AMX-10 RC offerts par la France à l’Ukraine et actuellement utilisés dans l’offensive de Kievcontre la Russie, ne semblent pas appropriés pour mener des attaques sur le front. Commandant d’un bataillon de la 37e Brigade d’infanterie navale, actuellement déployée dans la région de Donetsk, le major Spartanets (« spartiate »), son pseudo, a observé ces chars français sur le champ de bataille.
« Ils sont utilisés pour des tirs d’appui à cause de leur blindage léger. Leur armement est bon, leurs instruments d’observation sont très bons. Mais, hélas, leur blindage léger les rend inadaptés [à l’attaque] », dit Spartanets. En janvier, le président français, Emmanuel Macron, avait promis la livraison de ces blindés de reconnaissance sur roues, très mobiles et dotés d’un canon redoutable de 105 millimètres. Quatre mois plus tard, ils étaient déjà en service sur le front, selon Kiev.
Mais dans cette guerre de haute intensité où les frappes d’artillerie lourdes sont permanentes, leur blindage peu épais se révèle une grande faiblesse, selon le major Spartanets. « Il y a eu des cas où les éclats d’un obus de 152 millimètres ayant explosé à proximité ont percé le véhicule », note l’officier âgé de 34 ans. Et, malheureusement, un équipage a même perdu la vie, toujours selon le major Spartanets.
Quatre morts dans le blindé
« Un obus a explosé à côté du véhicule, les fragments ont percé le blindage et le stock de munitions (à bord) a détoné, raconte l’officier ukrainien. L’équipage de quatre personnes, hélas, est resté à l’intérieur, il a été tué dans le blindé. » D’après le major Spartanets, certains AMX-10 RC ont aussi des problèmes avec leur boîte de vitesses, peut-être, selon lui, à cause de leur utilisation sur des chemins de terre.
« Envoyer ces véhicules [à l’attaque] pour qu’ils soient détruits est […] inutile car cela met en danger l’équipage », estime l’officier, sans préciser le nombre de ces blindés dans sa brigade. Il a également refusé de montrer à l’AFP des AMX-10 RC déployés sur le front.
L’expert militaire français Michel Goya notait en janvier sur Twitter que la grande mobilité de ces blindés les rendait très utiles « pour servir dans les unités de “pompiers” à l’arrière du front» ou pour exploiter rapidement des brèches sur celui-ci. L’AMX-10 RC n’est cependant pas fait « pour le combat face à des chars de bataille, aux canons plus lourds », ajoutait-il, en pointant déjà un blindage trop faible face « à tout l’armement antichar du champ de bataille moderne ».
Le site Oryx, qui recense les pertes en équipement des deux camps sur la base d’images publiées en accès libre sur Internet, affirme qu’au moins trois AMX-10 RC ont été « abandonnés » après avoir été rendus inutilisables lors de combats sur le devant. Le major Spartanets affirme que ses soldats ont suivi une formation d’un mois en France pour apprendre à utiliser le véhicule, mais que ce n’était pas suffisant pour le maîtriser.
Le blindage américain meilleur ?
Selon l’armée française, l’AMX-10 RC, qui pèse environ 20 tonnes, est protégé contre les armes légères d’infanterie. Développé dans les années 1970, il est progressivement remplacé en France par un blindé plus moderne, le Jaguar. L’officier ukrainien affirme que le blindage des véhicules de transport légers américains Oshkosh et britanniques Husky, également livrés à Kiev, est plus adapté et efficace que celui des AMX-10 RC.
Les Oshkosh et Husky sont conçus pour résister aux engins explosifs improvisés et aux embuscades. D’après l’expérience du major Spartanets, leurs portes peuvent résister à « quatre » tirs directs de lance-grenades antichars de type RPG. Il montre à l’AFP deux Oshkosh utilisés par son unité. L’un d’eux a le capot – un point « faible » selon l’officier – légèrement endommagé par un éclat d’obus. « Autrement, en termes de protection, le véhicule est très cool », dit Spartanets.
Quand un Oshkosh explose sur une mine, une roue peut être arrachée, « mais l’infanterie ne s’inquiète pas », explique-t-il. À l’inverse, quand un véhicule de transport de conception soviétique, comme les BMP ou les BMD, roule sur une mine, « c’est très triste pour l’équipage et le véhicule ».
Rehausse de la cible et des capacités du Leclerc, remplacement anticipé, abandon du développement d’un char en franco-allemand (MGCS), etc. : une vingtaine d’amendements au projet de loi de programmation militaire 2024-2030 ont été déposés avec pour enjeu commun de « muscler » le parc de chars de l’armée de Terre.
Quel avenir pour le parc de chars français ? Les combats en Ukraine et le réarmement généralisé constaté en Europe ont rebattu certaines cartes, à tel point que de nombreux parlementaires militent pour modifier un projet de LPM qui, dans ce segment, mise sur la continuité des efforts engagés. En l’état, la rénovation du Leclerc sera poursuivie mais étalée jusqu’en 2035, choix assumé par le chef d’état-major de l’Armée de Terre, le général Pierre Schill, pour garantir le renforcement de capacités longtemps délaissées. De même, MGCS restera la voie poursuivie pour « préparer l’avenir du combat terrestre », insiste le rapport annexé.
Ce statu-quo ne convainc pas, tant dans les rangs de l’opposition que parmi certains députés de la majorité. Sur les 1741 amendements déposés à ce jour, au moins 24 traitent du sujet. Pour la LFI-NUPES et le Rassemblement national, la France doit dès à présent se désolidariser de l’Allemagne. Dans plusieurs amendements, chacun exhorte à s’écarter du partenaire en mettant un terme au programme MGCS, « ce programme voué à l’échec » selon le groupe LFI-NUPES.
Tant pour les deux « extrêmes » que pour quelques élus républicains et socialistes, il conviendrait désormais de privilégier d’autres pistes pour trouver un successeur au Leclerc, jusqu’à proposer une voie souveraine plus longue et plus coûteuse. Pour certains, le meilleur candidat se résume à quatre mots : Enhanced Main Battle Tank (EMBT). Présenté l’an dernier sous la forme d’un démonstrateur par KNDS (Nexter + KMW), ce char « de génération intermédiaire » serait le plan B à envisager pour un remplacement progressif du Leclerc.
Ce scénario est d’ores et déjà bien pris en compte par l’industriel français concerné, le groupe Nexter. « D’une manière ou d’une autre, une solution intermédiaire devra être trouvée pour succéder au char Leclerc, solution qui s’impose petit à petit du fait du contexte ukrainien et de l’arrivée de chars avec de nouvelles capacités », expliquait son PDG, Nicolas Chamussy, le 3 mai en audition parlementaire.
Séduisante, l’option EMBT suppose néanmoins de se pencher sérieusement sur les questions de coûts, de calendrier, d’industrialisation et, surtout, de finalité opérationnelle. Un char de nouvelle génération, oui, mais pour faire quoi ? Et, bien qu’à une échelle moindre, un tel choix amènera de toute façon à devoir compiler avec l’Allemagne, ce partenaire « loin d’être fiable » selon l’alliance LFI-NUPES. Autant de questions qui semblent aujourd’hui échapper à beaucoup, mais sur lesquelles députés socialistes, républicains et d’extrême droite demandent au gouvernement de se prononcer, pour les premiers, « dans un délai de 24 mois ». « Un rapport permettrait de déterminer la nécessité d’un tel investissement et, si tel était le cas, les solutions pertinentes », notent des députés RN.
Faute de solution de remplacement, le groupe LFI-NUPES exhorte à rehausser la cible de Leclerc XLR à horizon 2030, qui passerait de 160 à 180 exemplaireslivrés sur les 200 attendus. « En attendant l’arrivée d’un hypothétique char européen, la France dispose de ses chars Leclerc, qu’il convient de rénover », commente-t-elle.
Le député RN Laurent Jacobelli entreprend quant à lui de sanctuariser une capacité pour l’instant non prise en compte dans l’opération de rénovation du Leclerc. L’amendement déposé vise ici « à garantir l’inclusion d’un module de protection active sur au moins une partie de nos chars Leclerc, sans fixer de cible contraignante ». Un effort supplémentaire annoncé auparavant par le CEMAT et sur lequel la Direction générale l’armement et les industriels progressent dans le cadre du PTD Prometeus.
Si le retard de MGCS est « quelque peu préoccupant » pour le ministre des Armées Sébastien Lecornu, le délégué général pour l’armement, Emmanuel Chiva, confirmait cette volonté commune consistant « à poursuivre la feuille de route de notre char de combat ». « Nous sommes en train d’accélérer à ce sujet, en étant conscients des différents points de passage, afin de conserver notre capacité opérationnelle en matière de char de combat », déclarait-il le 2 mai.
Ça y est .. ils ont craqué... C’est probablement en ces termes que l’immense majorité des lecteurs, tout du moins les plus mesurés d’entre eux, ont abordé ce nouvel article au titre un tantinet provocateur. En effet, le nouveau char KF-51 Panther présenté par son concepteur, l’allemand Rheinmetall, lors du salon Eurosatory 2022, est aujourd’hui le principal outil dans les mains de son Pdg, Armin Papperger, pour tenter de faire dérailler le programme franco-allemand MGCS qui vise à concevoir, précisément, le remplaçant du char français Leclerc comme du Leopard 2 allemand. Développé en fonds propres, le Panther est proposé par Rheinmetall à quiconque montre un intérêt pour acquérir un nouveau char lourd, y compris dans des montages pour le moins improbables. Comment, dans ce cas, peut-on ne serait-ce qu’imaginer que la France puisse se tourner vers ce blindé, alors même qu’elle développe le MGCS et modernise le Leclerc ?
Comme souvent, le point de vue par lequel on aborde un problème conditionne sensiblement le raisonnement et donc la conclusion que l’on peut y apporter. Ainsi, aujourd’hui, les autorités françaises comme l’opinion publique du pays, soutiennent activement le concept d’armée globale pour les armées françaises, à savoir une force armée disposant de la majorité des capacités requises pour répondre à un champs d’utilisation très étendu. C’est ainsi que l’Armée de terre dispose à la fois de forces adaptées à l’engagement de haute intensité symétrique qu’à la projection de forces en environnement dissymétrique, que la Marine dispose d’une composante aéronavale enviée de nombreux autres pays et d’un savoir-faire en matière de suprématie navale et de projection de puissance très élargi, et que l’Armée de l’Air est apte à soutenir ces deux armées dans l’ensemble des scénarios d’emploi.
Qui plus est, la France dispose d’une dissuasion à deux composantes, par ailleurs technologiquement très avancée, lui conférant un poids sensiblement égal à celui de la Chine dans ce domaine. Ce qui est encore plus rare, la France dispose d’une base industrielle et technologique Défense, ou BITD, elle aussi globale, lui conférant une très grande autonomie d’action et de décision quant à l’emploi de ses forces armées, ainsi qu’un atout de poids sur la scène internationale grâce aux exportations d’armement.
Pour y parvenir, la France consacre chaque année plusieurs Milliards d’Euro pour financer les programmes de Recherche et de Développement de la BITD, de sorte à conserver des armements aussi performants sur le terrain qu’attractifs sur la scène export, ce qui lui permet notamment d’engranger d’importantes recettes budgétaires et fiscales liées à ce dernier aspect et permettant d’alléger le fardeau budgétaire pour les finances publiques, en particulier grâce à certains équipements stars des exportations comme l’avion Rafale, le canon CAESAR, le sous-marin Scorpène ou la frégate FDI. Dans ce contexte, la question posée en titre de cet article, apparait probablement inutilement provocante.
Pourtant, pour peu que l’on étudie avec méthode et objectivité le sujet, il apparait que la conception de certains équipements, notamment les chars lourds, engendre en France des coûts loin d’être compensés par les recettes à l’exportation, mais également loin d’offrir un bénéfice opérationnel ou politique suffisamment significatif pour justifier de tels développements, plutôt que de se tourner vers des solutions proposées par des partenaires internationaux, et qui pourraient s’avérer plus économiques et moins contraignantes tant pour l’acquisition que pour la mise en oeuvre de ces équipements. On continue ?
Pour poser le sujet, il est important d’en définir les paramètres. Et aujourd’hui, le plus contraignant d’entre eux concernant la flotte de chars lourds français n’est autre que la dimension du parc. Ainsi, si l’Armée de terre avait acquis plus de 1300 chars AMX-30 entre 1966 et 1980, elle n’aura reçu que 488 chars Leclerc à partir de 1993, ce qui contraint le Ministère de la Défense à ventiler les couts de développement, soit 1,8 Md€, sur un nombre réduit de coque, amenant le char à un prix d’acquisition unitaire de 15 m€ par char en 1995 (soit 26 m€ en euro 2023), là où, à la même époque, le Leopard 2A5 était proposé à 6m€ (soit 11 m€ 2023).
Il est évidemment possible d’ergoter sur les capacités supérieures du Leclerc vis-à-vis de son homologue allemand. Pour autant, le faible volume de la commande française, ainsi évidement qu’un calendrier très malchanceux (du point de vue industriel) avec la fin de la Guerre Froide, fit du Leclerc un programme très déficitaire du point de vue des finances publiques, ce même en tenant compte des 388 chars acquis par les Emirats Arabes Unis. Au delà des surcouts d’acquisition, le périmètre réduit de la flotte, ainsi que du marché export, a considérablement handicapé les opportunités de modernisation du blindé depuis son entrée en service, les chars français ayant très peu évolué depuis leur livraison initiale.
La situation autour du Leclerc ne va certainement pas s’améliorer dans les années à venir alors que, dans le cadre de la LPM 2019-2025, la modernisation prévue du parc de l’Armée de terre ne portait que sur 200 unités. Et alors que le rôle du char de combat a été mis en évidence de manière incontestable face à ses détracteurs par la guerre en Ukraine, la planification française demeure inchangée, avec 200 exemplaires armant 3 régiments de chars et une compagnie de 3 régiments d’infanterie mécanisée jusqu’en 2035 et l’arrivée espérée du MGCS. Or, si le développement et l’amortissement d’un programme de char lourd ont déjà été lourdement handicapés par un format de moins de 500 unités à la fin des années 80, on imagine ce qu’il pourrait en être avec un format de flotte à 200 exemplaire, 250 en étant optimiste et en tenant compte de machines d’entrainement et de réserve, alors même que les couts de développement vont être beaucoup plus importants du fait de l’évolution technologique.
Ce d’autant que le marché export sur lequel sur successeur du Leclerc pourrait arriver en 2035, MGCS ou autre, pourrait bien avoir bien davantage de points communs avec le marché 1990 du Leclerc qu’avec le marché 1970 de l’AMX-30. En effet, les offres se multiplient aujourd’hui sur la scène internationale, avec l’arrivée de nouveaux acteurs comme le K2 Black panther sud-coréen, l’Altay turc et le VT4 chinois, alors que les acteurs traditionnels américains, allemands et russes, semblent déterminés à conserver leurs parts de marché dès maintenant. Dit autrement, un successeur au Leclerc qui entrerait en service en 2035 comme visé par l’Armée de terre, pourrait bien arriver exactement entre deux vagues d’acquisitions à l’échelle mondiale, celle en cours aujourd’hui et celle qui débutera en 2045 pour remplacer précisément les chars acquis en ce moment.
Il est évidemment possible qu’à l’avenir, au delà de l’exécution de la future LPM 2024-2030, le format des forces blindées lourdes puisse être appelé à évoluer positivement, ce qui permettrait d’étendre la surface d’application des couts de conception. En outre, si le remplaçant du Leclerc est effectivement le programme MGCS franco-allemand, ces couts seront répartis également entre la France et l’Allemagne, alors que le volume de production sera lui au moins multiplié par deux. On est sauvé ? C’est possible, et c’est incontestablement aujourd’hui le plus important argument en faveur de ce programme de coopération.
Toutefois, il convient de garder à l’esprit que l’histoire des programmes de ce type a montré qu’ils avaient aisément tendance à déborder des prévisions budgétaires et de leur calendrier initialement établi, parfois au point de venir neutraliser les bénéfices espérés de la coopération. D’autre part, des informations concordantes et de plus en plus insistantes laissent entendre que Berlin envisagerait de viser une échéance opérationnelle à 2045 pour le MGCS, tout en achetant à court terme une nouvelle flotte de chars de génération intermédiaire (Panther ou Leopard 2A8) et en modernisant ses Leopard 2A6 pour assurer l’interim, alors que les points de friction entre Nexter et Rheinmetall, notamment au sujet de l’armement principal du char, n’ont pas été arbitrés.
Dans ce contexte, il n’est pas absurde de s’interroger objectivement sur la pertinence, pour Paris, de s’engager dans le développement d’un remplaçant du Leclerc, y compris en coopération, plutôt que de se tourner vers une acquisition sur étagère européenne ou internationale. Et dans cette hypothèse, il apparait que l’industriel, mais également le pays, qui seraient prêts aux plus grandes concessions afin de vendre 200 de leurs chars de génération intermédiaire, seraient probablement Rheinmetall et l’Allemagne, le premier qui pourrait enfin trouver son client export, et non des moindres, pour lancer la production de son Panther, le second pour aligner les calendrier français et allemands au sein de MGCS, tout en créant un précédant industriel qui, jusqu’ici, n’a jamais eu lieu entre Paris et Berlin à un tel niveau.
Quant à l’Armée de terre, elle disposerait d’un char plus moderne que ne le sera le Leclerc modernisé et surtout bien mieux protégé grâce au système hard-kill du Panther. Une autre alternative serait le K2PL polonais de conception sud-coréenne, lui aussi performant et probablement plus économique que le Panther, qui ouvrirait d’importantes opportunités pour accroitre les coopérations industrielles et opérationnelles entre Paris et Varsovie.
Bien évidemment, d’autres solutions existent, la plus évidentes étant d’engager rapidement le développement du char E-MBT précisément pour saisir l’opportunité commerciale du moment en ouvrant le programme à d’autres partenaires, comme la Grèce mais également l’Egypte, les EAU ou l’Arabie Saoudite, des pays qui tous vont devoir prochainement moderniser leur parc blindé lourd dans les années à venir. Pour autant, ce qui apparaissait initialement comme une hérésie méritant le pire des châtiments, apparait, de toute évidence, bien moins hérétique une fois l’ensemble des paramètres et des contraintes encadrant le sujet posé.
Plus globalement, si le choix de disposer d’une Armée Globale contrainte par ses effectifs et son budget relève d’un arbitrage politique, le fait de se doter, ou pas, d’une BITD globale, en revanche, découle directement des formats effectifs constatés dans les armées, ou des partenariats industriels et politiques qu’il est possible de fédérer autour de ces sujets. De toute évidence, la pire des solutions, ou tout au moins la plus onéreuse et la moins efficace, serait d’imposer artificiellement à cette BITD un caractère global sans disposer du format des armées suffisant pour justifier une telle décision.