Ukraine, les doctrines militaires bouleversées par la guerre des drones

Ukraine, les doctrines militaires bouleversées par la guerre des drones


Après trois ans de guerre, les combats d’artillerie et les tentatives de percées ont laissé place à un affrontement par drones. L’usage massif des drones aériens bouleverse désormais les doctrines militaires classiques et rend difficile une guerre de mouvement.

Un soldat ukrainien portant un drone près de la ville d'Avdiïvka, dans la région de Donetsk, à proximité de la zone de combat, le 17 février 2023.
Un soldat ukrainien portant un drone près de la ville d’Avdiïvka, dans la région de Donetsk, à proximité de la zone de combat, le 17 février 2023. AP – LIBKOS

L’Ukraine produit 10.000 drones aériens par jour, et elle en consomme presque autant… Le volume est vertigineux. Sur la ligne de front, les drones pullulent, avec pour conséquence de rendre transparent le champ de bataille et illusoire la concentration d’hommes et de matériels. Les Russes qui, ces derniers mois, ont repris l’initiative, ont dû s’adapter, analyse Jean-Christophe Noël, chercheur associé à l’Ifri, Institut français des relations internationales : « Ce qu’ils vont privilégier, ce sont des assauts avec un nombre très réduit de soldats. Avec peut-être trois à quatre soldats, de préférence motorisés pour aller un petit peu plus vite et essayer d’échapper justement à tous ces drones. Ils vont ainsi s’infiltrer, prendre position et essayer de tenir en attendant des renforts. Et donc ils vont ainsi réussir à modifier, par des petits sauts, les lignes de front et progressivement à grignoter, grignoter, grignoter. » 

Les drones «First Personal Viewer»

Au début du conflit, l’armée russe a été surprise par l’afflux massif des drones, elle a depuis comblé son retard, mais deux approches différentes ont initialement vu le jour. « Les Russes ont développé des drones qui valaient beaucoup plus cher, poursuit Jean-Christophe Noël, les drones russes étaient des drones sophistiqués qui valent 30.000 dollars, alors que les Ukrainiens maintenant utilisent des FPV — les First personal viewer – ce sont des drones qui coûtent moins de 1000 dollars, mais qui sont très consommables. S’ils en perdent un, c’est pas très grave, il y en a toujours un qui fera le travail.

On s’aperçoit que progressivement les Russes arrivent un petit peu aussi à décentraliser ces productions pour essayer de copier ce qui se fait de mieux chez les Ukrainiens. Et les Ukrainiens à l’inverse ont remarqué toutes les attaques de drones russes avec les Shahed iraniens. Eux aussi commencent à développer des drones qui leur permettent d’attaquer à l’intérieur de la Russie. Chacun essaie donc de réagir, mais encore une fois avec deux modèles différents, un modèle chez les Russes qui au départ est très centralisé, voir trop centralisé, et chez les Ukrainiens, quelque chose qui est très décentralisé, voire trop décentralisé. »

Un effet miroir

Dans un système où l’innovation est reine, l’écueil principal c’est la production des drones. Comment passer à l’échelle dans la fabrication de drones aériens toujours plus complexes ?

« Les jeunes Ukrainiens arrivent à trouver des solutions pour compenser certaines faiblesses. Et c’est pour ça qu’on a vu une multitude de drones apparaître, qui remplissent des fonctions très diverses. Évidemment, c’est pour voir, évidemment c’est pour détruire ; mais parfois c’est pour aussi servir de relais. C’est aussi pour essayer de détecter différents capteurs ou même des tentatives pour essayer d’abattre d’autres drones, etc. Donc, on est vraiment dans un processus très décentralisé, où on a du mal à passer à l’échelle. C’est-à-dire que finalement des initiatives locales ont du mal à être généralisées. Chez les Russes, c’est l’inverse, la porosité avec l’armée est plus compliquée, et donc souvent ils réagissent au bout d’un ou deux mois à certaines innovations. Ça oblige les Ukrainiens à penser en permanence cette innovation. Et on voit des deux côtés, un effet miroir, quand il y a une solution qui marche bien, le camp adverse va tout de suite l’adopter. » 

Produire en masse, le sujet est devenu brûlant dans les états-majors européens, les militaires plaident pour l’émergence de champions, des entreprises de défense capables de produire des drones ultra-novateurs, en quantité industrielle.

Transformation de l’armée de Terre. Que signifie la réorganisation « vers une armée de Terre de combat » ?

Transformation de l’armée de Terre. Que signifie la réorganisation « vers une armée de Terre de combat » ?

En juillet 2023, le général d’armée Pierre Schill, chef d’état-major de l’armée de Terre (CEMAT), a lancé une transformation des forces terrestres françaises intitulée « Vers une armée de Terre de combat ».

Soldat de l'armée de Terre
Soldat de l’armée de Terre – Yann DUPUY/armée de Terre/Défense

Prenant acte de l’avènement d’une « nouvelle ère stratégique » d’une part, et de l’opportunité de consolidation offerte par la Loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030 de l’autre, le CEMAT entend faire évoluer le modèle « Au contact » de 2015 selon trois axes : « la modernisation des équipements, la refonte de l’organisation et l’adaptation du fonctionnement »

À travers cette « plus importante réforme de l’armée de Terre depuis la fin de la conscription  », l’intention du CEMAT est de libérer l’armée de Terre de la norme et des modalités, en plaçant la performance et l’efficacité au cœur de son fonctionnement par un modèle qui favorise la prise d’initiative et la responsabilisation des niveaux subordonnés. Comment cette réorganisation s’incarne-t-elle concrètement après un an de mise en œuvre ?


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Edito Transformation de l’armée de Terre

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Transformation de l’armée de Terre. Que signifie la réorganisation « vers une armée de Terre de combat » ?

Le chef militaire et l’automatisation du combat (CMF – Dossier 31)

Le chef militaire et l’automatisation du combat (CMF – Dossier 31)


La montée en puissance de l’intelligence artificielle dans les armées semble aujourd’hui inéluctable. Il convient donc de s’y préparer et de s’interroger avec le Général de corps d’armée (2S) Patrick Alabergère sur la capacité du commandement à faire face aux bouleversements qu’elle va générer.

* * *

L’IA peut très schématiquement être définie comme un ensemble d’algorithmes conférant à une machine des capacités d’analyse et de décision, lui permettant de s’adapter intelligemment aux situations réelles en faisant par exemple des prédictions à partir de données déjà acquises.

Le monde de la défense s’est emparé de ce nouvel outil d’avenir aux capacités encore insoupçonnées qui constitue une véritable rupture stratégique dans l’affrontement de puissance. On prête à Vladimir Poutine cette phrase : « Celui qui deviendra leader en ce domaine, deviendra le maître du monde ».

Les armées françaises ont naturellement choisi d’investir dans l’IA pour bénéficier du potentiel prometteur de cette nouvelle technologie. Pourtant il faut dès à présent fixer les limites de son usage et appréhender la révolution que son introduction va générer dans l’exercice du commandement.

L’IA dans les armées est une réalité incontournable

Le général Schill, chef d’état-major de l’armée de Terre, affirme que « l’IA va irriguer toutes les dimensions de notre travail ». Elle est devenue une réalité tout autant qu’une rupture stratégique dans les conditions d’engagement des armées.

En effet, le déploiement de l’IA sur le champ de bataille doit théoriquement permettre d’acquérir plus facilement la supériorité opérationnelle pour les forces qui en sont dotées, tout en conférant à la Nation qui l’utilise une plus grande autonomie stratégique.

C’est pour cette raison que la France a créé l’Agence Ministérielle de l’Intelligence Artificielle de Défense (AMIAD), dotée de 300 millions d’euros de budget annuel, et confiée à un Ingénieur de l’Armement, polytechnicien. Les ingénieurs de l’AMIAD sont les opérateurs d’un supercalculateur capable de traiter des données classifiées en très grand nombre, le plus puissant d’Europe consacré à l’IA. Avec l’IA de défense, l’idée n’est pas de remplacer les analystes et les officiers de terrain mais de « faire aussi bien et mieux des choses que l’homme fait déjà, et des choses impossibles compte tenu de l’urgence, lorsqu’il n’y a pas assez de temps pour réfléchir face à la multitude de données », expliquait l’amiral Vandier, Major général des armées, lors du récent lancement de l’AMIAD.

« Dans dix à quinze ans, un tiers de l’armée américaine sera robotisé et largement contrôlé par des systèmes dotés de l’IA » déclare le général Mark Milley, ancien chef d’état-major des armées américaines.

Personne ne veut donc passer à côté des évolutions permises par l’IA tellement le champ des possibles est immense, voire infini.

Ainsi, nous sommes passés du drone télépiloté aux essaims de drones aériens, terrestres ou navals gérés par l’IA. Cela permet à un ensemble de dizaines, de centaines, voire de milliers[1] de drones de traiter un objectif de manière coordonnée en les concentrant sur un espace très restreint pour saturer les défenses.

Thalès sait déjà faire voler des essaims d’une dizaine de drones hétérogènes qui accomplissent des missions sous le contrôle d’un opérateur unique.

Des essaims de drones peuvent également servir de camouflage électronique, en émettant des ondes au-dessus d’un poste de commandement.

Les ingénieurs travaillent maintenant sur des algorithmes permettant l’analyse du renseignement, la surveillance automatisée des mouvements ENI, la maintenance prédictive des équipements majeurs.

Même si le potentiel semble infini, il faut dès à présent réfléchir aux limites qu’il faut fixer au développement de l’IA dans les armées.

Les limites éthiques et juridiques qui sont imposées à nos armées résisteront elles à la réalité des conflits futurs  et à la course aux armements permise par l’IA ? 

Toujours mettre l’homme dans la boucle pour en garder le contrôle est le principe intangible sur le lequel se fonde le développement de l’IA en France pour des raisons éthiques évidentes.

Mais jusqu’à quand ce principe tiendra-t-il face aux développements à venir des capacités de l’IA ?

La France a accepté dans un premier temps de se doter de drones en refusant qu’ils soient armés. Puis très vite, face à la réalité des conflits actuels et du développement de ces armes, elle a fait le choix de s’équiper et d’utiliser des drones armés, tout en refusant les Systèmes d’Armes Létaux Autonomes (SALA).

Face au développement de l’autonomie des systèmes d’armes permis par les progrès de l’IA, la France a choisi de développer les Systèmes d’Armes Létaux Intégrant de l’Autonomie (SALIA), en refusant l’autonomie complète. Le comité d’éthique de la Défense a précisé la notion de SALIA dans son avis du 29 avril 2021 en les définissant comme étant « des systèmes auxquels le commandement consent de déléguer un certain nombre de calculs de décisions, dans un cadre général fixé par l’humain ».

Pourtant, les systèmes d’IA couplés à des robots autonomes sur terre, sur mer et dans les airs seront très vite en mesure d’identifier et détruire des objectifs plus rapidement que jamais, et sur une très vaste échelle. Cette rapidité va modifier l’équilibre entre soldat et software. Aujourd’hui, les armées font intervenir un être humain pour toute décision létale. Dès lors que l’identification et la frappe d’une cible se dérouleront en quelques secondes, l’humain n’aura plus qu’un rôle secondaire. Il ne fera que superviser les opérations sans intervenir dans chaque action. Ainsi, aujourd’hui certains systèmes autonomes ont déjà la capacité de décider de leurs cibles en temps réel en fonction des règles générées par les algorithmes. Ces derniers peuvent même les faire évoluer en cours d’action en fonction des leçons apprises.

Alors quelle attitude adopter face à un adversaire qui ne s’est pas fixé les mêmes règles éthiques que nous, estimant comme Machiavel que « la fin justifie les moyens ». Pourrons-nous toujours préserver l’éthique au détriment de l’efficacité ?

Les armées américaines ont fait le choix d’une IA « adaptative » où, par défaut, ils maintiennent l’homme dans la boucle mais en développant des modes d’autonomie accrue, voire totale, selon les règles éthiques suivies par leurs adversaires potentiels.

Les limites de l’IA découlent aussi du paramétrage des algorithmes qui la régissent.  En matière de SALA, cela revient à décider quel est le prix d’une vie humaine dans l’algorithme pour qu’il puisse déterminer le niveau de dommages collatéraux jugé acceptable par rapport à la valeur de la cible traitée. Il faut également définir quelle distinction doit être faite entre combattants et non combattants. Cela pose clairement la question de la détermination dans un algorithme de la proportion acceptable du nombre de civils qui pourraient être sacrifiés pour atteindre un objectif militaire.

Pour fixer des limites à l’IA encore faut-il pouvoir la contrôler tout au long de son processus de création et d’utilisation, notamment les algorithmes qui la structurent. 

Pour se faire, l’US Air Force a lancé un appel d’offres pour recruter des officiers de sécurité de l’IA qu’elle veut former pour surveiller le comportement des algorithmes et les réorienter si nécessaire. Mais outre le fait que c’est un métier totalement nouveau à créer, le défi s’annonce très difficile. En effet, comprendre le fonctionnement d’une IA est beaucoup plus complexe que la créer car elle évolue en permanence durant son apprentissage et à chaque utilisation. C’est pourtant une nécessité car l’empoisonnement de l’IA devient une menace réelle avec l’introduction de codes malveillants, de fonctionnalités cachées ou de défauts volontaires.

Cela pose la question de fond : l’IA est-elle contrôlable et si oui comment ?

L’exercice du commandement sera-t-il bouleversé par l’usage de l’IA ?

L’implication de l’IA sur le champ de bataille est de plus en plus importante. Elle bouleverse peu à peu les structures traditionnelles de commandement et de contrôle des états-majors avec le risque que d’un simple outil d’aide à la décision, l’IA devienne le preneur de décision.

En effet, l’IA peut améliorer significativement la qualité des décisions en produisant des analyses de données complexes et des prédictions plus précises, tout en automatisant les tâches décisionnelles routinières. La production des ordres, le choix entre deux modes d’actions (MA), leur confrontation avec les modes d’actions de l’ennemi (ME), tout cela peut être confié à la machine en automatisant le travail de nombreuses cellules d’un état-major opérationnel. L’intuition du chef, sa fameuse intention qui constitue souvent l’esprit de la mission auront-elles encore leur place dans le processus décisionnel et la production d’ordres d’opérations ?

Plus que jamais, un équilibre doit être trouvé entre l’apport indéniable de l’IA dans l’analyse et la synthèse rapides et pertinentes de données de plus en plus nombreuses, la présentation de solutions possibles et la prise de la décision finale qui engage la responsabilité du chef militaire et doit lui revenir. Ne serait-ce que parce qu’il est comptable de la vie de ses hommes devant leurs familles et leurs frères d’armes contrairement à la machine et ses concepteurs.

Il faut donc redéfinir la place pour le chef face à la réactivité accrue des machines en réussissant à préserver l’intégrité et surtout la cohérence d’une chaine de commandement mêlant des machines et des hommes.

L’introduction accrue de l’IA dans le processus de décision pose aussi la question de la responsabilisation. En effet, la responsabilité se retrouve diluée dans une chaine de commandement allant de l’ingénieur qui a conçu l’algorithme jusqu’à l’opérateur qui active le mode autonome, en passant par le responsable politique qui a commandé ces armes et par les officiers qui en ont ordonné l’usage. Il sera très difficile de déterminer la part de responsabilités de chacun et il y a fort à parier que, comme souvent, le chef militaire en bout de chaine, à la tête des opérations, soit considéré comme le premier et seul responsable.

Comme l’IA s’impose de manière incontournable dans le processus de décision, dans l’élaboration des ordres, dans la gestion des données et des équipements du champ de bataille, elle doit être enseignée dans toutes les écoles de formation. Elle doit être suffisamment vulgarisée pour que chaque acteur du champ de bataille, du soldat au général, en comprenne, à son niveau de responsabilités, les enjeux, les risques, les forces et les faiblesses.

Il faut éviter que les systèmes embarquant de l’IA à tous les niveaux de la chaine de commandement ne finissent par transformer les officiers conduisant les opérations en de simples opérateurs spécialisés, se reposant aveuglément sur les conclusions de la machine. Les chefs doivent particulièrement être formés à l’utilisation d’outils pilotés par l’IA pour en connaitre les limites et prendre suffisamment de recul pour ne pas être submergés par le flot d’informations qui leur parvient. Pour autant, l’automatisation du traitement de nombreuses données dans le processus d’élaboration des ordres et de la prise de décision en temps extrêmement rapide, constitue une véritable aide au commandement.

Cependant, il faut échapper à la tentation du tout IA car la menace cyber est suffisamment prégnante pour que les armées se retrouvent parfois engagées sans l’aide d’une IA rendue inutilisable ou inaccessible. Le mode dégradé doit plus que jamais continuer d’être enseigné, car il représente la dernière garantie d’efficacité pour les armées de plus en plus dépendantes du numérique, de la technologie et de l’IA.

Demain si les plus fervents partisans de l’IA ont raison et que presque tout peut être géré par l’IA en une fraction de seconde, il faudra s’assurer que le cerveau humain pourra suivre le rythme imposé par la machine et toujours en comprendre le fonctionnement. C’est à ce prix que le chef militaire, peut espérer conserver sa place dans la boucle décisionnelle.


NOTES :

  1. En mai 2024, les Américains ont fait décoller 5 293 drones pour un spectacle nocturne.

CERCLE MARÉCHAL FOCH

CERCLE MARÉCHAL FOCH

Le Cercle Maréchal Foch est une association d’officiers généraux en 2e section de l’armée de Terre, fidèles à notre volonté de contribuer de manière aussi objective et équilibrée que possible à la réflexion nationale sur les enjeux de sécurité et de défense. Nous proposons de mettre en commun notre expérience et notre expertise des problématiques de Défense, incluant leurs aspects stratégiques et économiques, afin de vous faire partager notre vision des perspectives d’évolution souhaitables. Le CMF est partenaire du site THEATRUM BELLI depuis 2017. (Nous contacter : Cercle Maréchal Foch – 1, place Joffre – BP 23 – 75700 Paris SP 07).

Une étude met en garde contre le possible « déclassement » de l’aviation de combat française

Une étude met en garde contre le possible « déclassement » de l’aviation de combat française


Lors d’une audition parlementaire, en juillet 2017, alors chef d’état-major de l’armée de l’Air et de l’Espace [CEMAAE], le général André Lanata s’était inquiété du déclassement potentiel de l’aviation de chasse française, en raison de fragilités engendrées par les « politiques menées lors des dix dernières années ».

Lors de son intervention, il avait ainsi souligné la « prolifération » des moyens de déni et d’interdiction d’accès [A2/AD], basés sur des systèmes de défense sol-air toujours plus performants… Ce qui était une façon d’aborder, en creux, le déficit capacitaire de l’AAE en matière de guerre électronique et de suppression des défenses aériennes adverses [SEAD] depuis le retrait du service du missile antiradar AS-37 MARTEL.

En outre, au-delà du format de l’aviation de chasse, le général Lanata avait affirmé que le chasseur-bombardier F-35, dit de cinquième génération en raison de sa « furtivité », constituait « l’une des illustrations » du risque de déclassement qu’il redoutait alors.

Le F-35 « change la donne sur le plan des capacités opérationnelles en raison, principalement, de sa discrétion […] et de ses capacités de connectivité : il connecte massivement des informations avec les autres appareils du système de combat aérien », avait-il expliqué, avant de relever que cet avion allait devenir le « standard de référence » en Europe pour « être capable de participer aux scénarios d’engagement les plus exigeants ».

Depuis, le projet de Système de combat aérien du futur [SCAF] a été lancé dans le cadre d’une coopération avec l’Allemagne et l’Espagne, le standard F4 du Rafale a été qualifié et les contrats afférents au développement du Rafale F5 et d’un drone de combat [UCAV] associé ont été notifiés. Mais il faudra du temps pour que ces programmes se concrétisent… Et cela alors que le F-35 a poursuivi sa « conquête » de l’Europe, après avoir été choisi par les forces aériennes tchèques, allemandes, roumaines ou encore belges, pour ne citer qu’elles.

À l’heure où l’hypothèse d’un engagement de haute intensité est régulièrement évoquée, une étude de l’Institut français des relations internationales [IFRI], réalisée par deux pilotes de chasse [dont l’un n’est plus en activité], pose un constat sévère sur les capacités de l’AAE en matière de supériorité aérienne.

« Le modèle de force français est construit autour de la dissuasion et de la défense aérienne du territoire métropolitain. Il atteint ses limites pour peser efficacement en coalition dans un conflit de haute intensité, en particulier en raison d’impasses sur la furtivité et la SEAD, et du volume insuffisants des flottes, des équipements de mission et des munitions », résume-t-elle.

Mais l’un de ses passages est susceptible de donner matière à débat. Ainsi, d’après des entretiens réalisés auprès « d’officiers supérieurs » de l’AAE « ayant participé sur Rafale aux exercices pluriannuels Atlantic Trident contre des F-22 et des F-35 », les deux auteurs avancent que « l’asymétrie technologique est désormais franche ».

Et de préciser : « Les pilotes français affrontant régulièrement des chasseurs de 5e génération en exercice interalliés constatent que ‘la mission de combat contre des chasseurs furtifs sur Rafale est impossible à gagner en l’état actuel des capteurs ».

Si « la furtivité radar n’est certes pas suffisante pour obtenir la supériorité aérienne », elle est cependant un « atout indéniable, en particulier dans les scénarios les plus durs, à moins d’accepter des missions de pénétration en basse altitude, avec un niveau de risque élevé », soulignent les auteurs de cette étude. En outre, poursuivent-ils, « elle pourrait aussi devenir un ticket d’entrée des missions en première ligne, et donc un marqueur d’influence des options stratégiques d’une coalition ».

Dans ces conditions, préviennent-ils, l’aviation de chasse française « pourrait être cantonnée au rôle de ‘supplétif’ » dans une « coalition aérienne à deux vitesses, dans laquelle les chasseurs de 4e génération auront toute leur place ». Le général Lanata n’avait pas dit autre chose il y a presque huit ans.

Cela étant, cette affaire de « capteurs » interpelle. Si un avion comme le F-35 peut être « invisible » pour certains moyens de détection [ce n’est a priori pas le cas pour les radars passifs et cela dépend des bandes de fréquences utilisées], sa signature infrarouge – avec son moteur F-135 – peut le trahir. La voie IR de l’Optronique Secteur Frontal [OSF] du Rafale serait en mesure de le détecter en face à face, sous réserve, toutefois, des conditions météorologiques.

Au passage, le Rafale sera prochainement doté d’un OSF améliorée, la Direction générale de l’armement ayant récemment mené des essais sur une nouvelle optique sur la voie infrarouge de l’OSF, celle-ci étant censée améliorer la « qualité image de la fonction Identification de nuit ».

Cette évolution sera accompagnée par l’intégration de la Liaison 16 block 2, de la radio numérique logicielle CONTACT ainsi que par celle des systèmes TRAGEDAC [qui donnera au Rafale une capacité de localisation passive de cibles grâce à une mise en réseau des avions d’une même patrouille, ndlr] et CAPOEIRA [pour connectivité améliorée pour les évolutions du Rafale]. Qui plus est, le développement d’un missile antiradar est également en cours, dans le cadre du programme à effet majeur « Armement Air-Surface Futur », lequel « répond au besoin de disposer d’une capacité de neutralisation des menaces surface-air de courte et moyenne portée, prérequis indispensable à la capacité d’entrée en premier du Rafale ».

Au-delà des aspects capacitaires, l’étude publiée par l’IFRI souligne également le format réduit de l’aviation de chasse française, qui est « à son plus bas volume historique depuis 1916, et le manque de munitions dites « complexes ».

« Les consommations de missiles air-air observées lors d’exercices de grande ampleur ou de simulations représentent, rapporté aux stocks effectifs en 2024, en sanctuarisant la Posture permanente de sécurité Air et la Composant nucléaire aéroportée, trois jours de combat de haute intensité, voire une journée pour le cas particulier du Meteor. Cette problématique risque de s’aggraver avec le temps au vu des contraintes de vieillissement sur la durée de vie des missiles », affirme en effet cette étude.


Rapport de l’IFRI : https://www.ifri.org/sites/default/files/2025-01/ifri_gorremans_avenir_superiorite_aerienne_2025_0.pdf

« La défense nationale, histoire et théorie », par le professeur Philippe Vial

« La défense nationale, histoire et théorie », par le professeur Philippe Vial

La notion de défense nationale, fondamentale pour notre institution, a une histoire riche et mouvementée. L’historien Philippe Vial l’a retracée lors d’une conférence devant les auditeurs de la 4e session nationale de l’IHEDN. Première partie (1870-1940).
 
La bataille de Valmy, le 20 septembre 1792, par Horace Vernet.

La bataille de Valmy, le 20 septembre 1792, par Horace Vernet.

 

La « défense nationale » est une notion qui semble parler d’elle-même… Et donc aller de soi ! C’est pourtant une fausse évidence. Si chaque pays possède aujourd’hui son ministère de la Défense, il est loin d’être toujours celui de la « Défense nationale ». On parle ainsi du Ministry of Defence (MOD) au Royaume-Uni et du Department of Defense (DOD) aux États-Unis. Depuis la création de ces ministères à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, le qualificatif de « nationale » n’a jamais été ajouté au nom de « défense », à l’opposé du cas français. Et ce, alors même que le ministère est aujourd’hui celui des Armées, une appellation ressuscitée en mai 2017, mais qui avait été seulement en usage à l’époque du général de Gaulle pour l’essentiel. Il y a ainsi bien une spécificité française, qui est aussi une complexité.

Pour entrer dans notre réflexion sur leur genèse, je vous propose de repartir de ce que déclarait, le 18 octobre 2019, le Premier ministre d’alors devant vos prédécesseurs, dans ce même amphithéâtre Foch. Cette singularité de la notion de la défense nationale, Édouard Philippe l’a en effet évoquée à sa manière, en ouvrant son propos par une citation de l’ouvrage phare de Maurice Genevoix, Ceux de 1914. Une citation qu’il a ensuite longuement commentée, passant de la Grande Guerre aux armées de la Première République, de Verdun à Valmy. C’est en creux une définition de la défense nationale qu’il donne, conçue comme le geste fondateur et fondamental du citoyen qui défend sa patrie.

Édouard Philippe débute donc en reprenant à son compte l’évocation que Genevoix fait des poilus victorieux :

« Ils avaient tous des visages terreux, aux joues creuses envahies de barbe […] ; des reprises grossières marquaient leurs vêtements aux genoux et aux coudes ; de leurs manches râpées sortaient leurs mains durcies et sales […]. Pourtant, c’étaient eux qui venaient de se battre avec une énergie plus qu’humaine […] ; c’étaient eux les vainqueurs ! »

À LA BATAILLE DE VALMY (1792), « LA MÈRE DE TOUTES LES ARMÉES DE LA RÉPUBLIQUE »

Et le Premier ministre d’enchaîner :

« Jamais auparavant dans notre histoire, l’armée française […] ne s’est autant confondue avec la nation. Cette armée de 14, c’est celle du berger, du boucher, du cordonnier, de l’employé, du marin, de l’étudiant et du père de famille. Et cette armée n’avait au fond, rien à envier à celle de Valmy. « À ces grandes légions fraternelles – pour reprendre les mots de Jules Michelet – qui sortirent de terre […] ; ces héros de la patience, soldats du Rhin, de Sambre-et-Meuse, qui ne connurent que le devoir ». Une armée de Valmy qui va demeurer durant de longues années, « la mère de toutes les armées de la République ». »

Valmy marque ainsi la bascule symbolique de l’armée professionnelle à l’armée citoyenne. Présent ce 20 septembre 1792, aux côtés du duc de Saxe-Weimar, l’écrivain allemand Johann Wolfgang von Goethe a sur le champ le sentiment de la nouveauté radicale de la Révolution française. Une vingtaine d’années plus tard, évoquant ce souvenir dans sa Campagne de France, il n’hésitera pas à déclarer : « D’aujourd’hui et de ce lieu date une ère nouvelle dans l’histoire du monde. »

« Dès son origine », poursuivait Édouard Philippe, « notre République s’est conçue comme une « nation en armes » où, toujours pour citer Michelet, « tous jurèrent de défendre tous ». Une République qui dès sa naissance, a dû se battre pour son idéal de liberté et d’égalité. Et la figure mythique du citoyen qui défend sa patrie se trouve au fondement de notre histoire ». Les débuts de la République constituent donc un moment décisif dans la cristallisation de la notion de défense nationale, au sens littéral du terme.

LA BATAILLE DE BOUVINES (1214), PRÉMISSE DE LA DÉFENSE NATIONALE

C’est l’aboutissement d’un processus que l’on peut faire remonter au fameux « dimanche de Bouvines », le 27 juillet 1214, dont Georges Duby a fait le récit dans un ouvrage classique publié au début des années 1970. Ce jour-là, les forces royales de Philippe II Auguste soutenues par Frédéric II de Hohenstaufen affrontent victorieusement une coalition constituée de princes et seigneurs français, menée par Jean sans Terre, duc d’Aquitaine, de Normandie et roi d’Angleterre, et soutenue par Otton IV, souverain du Saint-Empire romain germanique. Le succès français est dû en particulier à la coopération de la chevalerie et des milices communales, ce qui permettra aux historiens du XIXsiècle de voir dans cette bataille l’émergence de la nation et du sentiment national.

Avant Valmy, le système de la milice instauré en 1688 par Louvois, principal ministre de Louis XIV, constitue une première forme de service militaire jusqu’à la fin de l’Ancien régime, en complément du système de l’Inscription maritime pour les gens de mer, institué à partir de 1668 par Colbert, le prédécesseur de Louvois. Cette double organisation permet de compléter le recrutement habituel des forces royales et leur donne une dimension nationale nouvelle. Elle annonce le tournant de la Révolution qui, au-delà de l’épisode symbolique de Valmy, se manifeste à travers la levée en masse de l’an II (septembre 1793 – septembre 1794), puis la loi Jourdan de 1798. Instituant la « conscription universelle et obligatoire » de tous les Français âgés de 20 à 25 ans, elle pose les bases d’une organisation qui va perdurer deux siècles. Elle instaure ainsi, au sens propre, une défense nationale dont elle résume le principe par la célèbre formule : « Tout Français est soldat et se doit à la défense de sa patrie ».

La guerre de 1870 marque une seconde étape importante dans la cristallisation de la notion de défense nationale. Le 2 septembre, à l’issue d’une série de défaites où l’héroïsme des troupes n’a pu compenser la trop fréquente médiocrité du haut commandement, Napoléon III capitule à Sedan et est fait prisonnier. L’annonce de ce désastre, le 4 septembre, entraîne la chute du régime impérial et la proclamation de la IIIRépublique. Un gouvernement de salut est constitué, officiellement dit de « la défense nationale », car il s’agit au sens propre de défendre la nation, comme les combats très durs des mois suivants vont le prouver.

1870 : LA NOTION DE « DÉFENSE NATIONALE » APPARAÎT DANS LE VOCABULAIRE OFFICIEL

Pour la première fois, la notion de « défense nationale » fait son apparition officielle dans le vocabulaire politico-administratif. Pour autant, il n’y a pas encore de ministre de la Défense, seulement les habituels ministres militaires, ministre de la Guerre d’un côté, de la Marine et des Colonies de l’autre. Le ministre de l’Intérieur, Léon Gambetta, va cependant jouer un rôle spécifique, qui en fera à bien des égards un ministre de la Défense de facto.

Proclamation de la République par Gambetta depuis le balcon de l’Hôtel de Ville de Paris, le 4 septembre 1870.

Le bilan de ce « gouvernement de la défense nationale » est paradoxal : un volontarisme et un héroïsme indéniables, mais un échec patent sur le plan militaire. En dépit des sacrifices consentis, la France doit se résigner à traiter et à accepter les conditions humiliantes du traité de Francfort (perte de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine, indemnité de 5 milliards de francs or). La nouvelle République va néanmoins rester structurellement marquée par cette volonté originelle de sursaut politique et militaire, donnant naissance à une véritable mystique de la « défense nationale ».

En témoigne, dans les années qui suivent, l’érection de nombreux monuments dédiés, un peu partout en France, en premier lieu à Paris. Installé dans le XIVarrondissement, le Lion de Belfort symbolise la résistance victorieuse de la ville assiégée (3 novembre 1870 – 18 février 1871), sous le commandement du colonel Denfert-Rochereau qui a donné son nom à la place. Inaugurée en 1880, cette statue de Bartholdi est une copie au tiers de l’œuvre monumentale érigée dans la ville franc-comtoise. Elle s’en distingue également par l’inscription figurant sur son socle : « À la Défense nationale ».

Bartholdi est également à l’origine du Monument des aéronautes, inauguré en 1906. Installé porte des Ternes, à Paris, ce groupe statuaire est un hommage aux héros des liaisons aériennes qui permirent à la capitale, assiégée par l’armée prussienne, de communiquer avec le reste de la France. Il sera malheureusement fondu en 1941 sur décision du régime de Vichy.

À L’ORIGINE DU QUARTIER D’AFFAIRES DE LA DÉFENSE

On peut en revanche toujours admirer à Puteaux, à l’ouest de la capitale, le groupe statuaire « La défense de Paris », même si celui-ci est aujourd’hui quelque peu perdu sur l’esplanade de la Défense. Œuvre de Louis-Ernest Barrias, il fut inauguré en 1883 sur ce qui était à l’époque le « carrefour de Courbevoie ». C’est là en effet que passèrent les troupes en route pour Buzenval, lors de ce qui fut la dernière et infructueuse tentative de briser le siège de Paris (19 janvier 1871). De ce fait, le carrefour fut renommé « rond-point de la Défense » : c’est l’origine du nom de l’actuel quartier d’affaires.

Enfin, juste derrière  l’École militaire, place de Fontenoy, se trouve le méconnu « Monument de la Défense nationale », du sculpteur Jules Hallais, érigé par souscription nationale en 1889. Ce modeste obélisque de granit, dont la colonne tronquée peut figurer un glaive brisé, est d’une simplicité qui contraste singulièrement avec sa raison d’être. Comme l’indique l’inscription figurant sur l’une de ses faces, il honore en effet « la mémoire des officiers, sous-officiers et soldats français des armées de terre et de mer tombés au champ d’honneur pour la défense de la patrie », soit environ 140 000 morts en associant ceux tués au combat et par maladie. Le contraste est d’autant plus saisissant si l’on songe que ce monument fut érigé au même moment que la Tour Eiffel de l’autre côté de l’École militaire et du Champ de Mars. Ces monuments parisiens ne doivent pas faire oublier que bien d’autres furent érigés en province dédiés à la défense nationale, en particulier dans les villes de garnison. On pense ainsi à ceux qui existent toujours à Saint-Maixent ou Soissons.

Comme pour signer l’échec de ce gouvernement dont elle était la raison d’être, la notion de défense nationale est absente des lois constitutionnelles de la IIIRépublique, promulguées en février 1875. De même, on ne voit pas davantage apparaître de ministre en charge de ce domaine dans les gouvernements qui se succèdent. Les questions militaires demeurent partagées entre un ministère de nature d’abord fonctionnelle, celui de la Guerre, qui s’occupe de la guerre sur terre, et un ministère inscrit dans une logique de milieu, le ministère de la Marine et des Colonies, en charge des mondes maritime et ultramarin dans la diversité de leurs déclinaisons. Ni les troupes de marine, ni la flotte de guerre ne sont donc la seule raison d’être de ce ministère, en charge également des autres marines (pêche, commerce…). Néanmoins, à la fin du XIXsiècle, la nécessité de prendre en compte la dimension interarmées se fait jour. D’autant que la situation institutionnelle s’est encore compliquée depuis 1884, date à partir de laquelle les Colonies forment un ministère distinct, au détriment de l’efficacité attendue.

« L’ESPRIT PARTICULARISTE DES SERVICES », GRAND ENNEMI DE LA DÉFENSE

Écoutons ce qu’en dit Édouard Lockroy, ministre de la Marine à deux reprises (1895-1896 et 1898-1899), dans La Défense navale, ouvrage publié l’année suivant son dernier séjour rue Royale :

« Un des grands ennemis de la défense, c’est encore l’esprit particulariste des services, l’ignorance où ils vivent les uns des autres, l’hostilité sourde qui les anime les uns contre les autres. Avant l’intérêt général passe souvent l’intérêt du département, de la direction, parfois du bureau. Les Colonies ont pour la Marine une antipathie qu’elles ne cachent pas. La Marine ignore complètement la Guerre et la Guerre ne sait pas, ou ne veut pas savoir ce que c’est que la Marine. Volontiers, elle la considère comme une simple entreprise de transport. Chacun se renferme avec obstination dans sa spécialité. Nul ne tente d’entrer en relation avec le voisin. Les rivalités s’accusent de partout, âpres et violentes, alors que tout le monde devrait collaborer à la même œuvre. »

Édouard Lockroy, ministre de la Marine à la fin du XIXe siècle.

Un constat qui contribue à expliquer pourquoi, durant les années 1890, émerge, cette fois de manière durable, la notion de défense nationale, en premier lieu dans sa dimension interarmées. Saint-cyrien et officier du corps d’état-major, ancien collaborateur de Gambetta au moment de la Défense nationale, puis chef de cabinet du général Boulanger ministre de la Guerre, le général de division Henri Jung est le premier, en 1890, à envisager un état-major unifié dans son ouvrage Stratégie, tactique et politique :

« Scientifiquement, il n’y a pas deux territoires, comme il n’y a pas deux défenses. Le territoire national est partout où flotte le drapeau tricolore. Par conséquent, au point de vue scientifique, il ne devrait y avoir qu’un état-major général ».

Et de détailler sa composition : « Il comprendrait quatre sections : la première, pour les opérations des armées de terre ; la deuxième, pour la défense du territoire, le gouvernement des places, etc. ; la troisième, pour les opérations des flottes ; la quatrième, pour les colonies et les protectorats. »

EN 1890, « LA NÉCESSITÉ D’UN MINISTRE CIVIL DE LA DÉFENSE NATIONALE »

On le voit, les propositions du général restent très sommaires. Elles ne sont pas détaillées davantage dans La République et l’Armée, paru deux ans plus tard. Mais ce nouvel ouvrage porte le problème au niveau politique, proposant pour la première fois l’institution d’un ministre militaire unique :

« J’ai toujours cru avec Gambetta », écrit Jung « et je crois encore à la possibilité et à la nécessité d’un ministre civil de la Défense nationale, ayant sous sa haute direction deux spécialistes, l’un à la Guerre, l’autre à la Marine, avec un seul état-major de terre et de mer […]. »

Polytechnicien et artilleur, le capitaine Gaston Moch pose le képi en 1894, l’année où il publie La Défense nationale et la défense des côtes. Il inscrit sa réflexion dans une dynamique différente, d’abord militaire et spécialisée avant d’être politique et générale. La défense nationale n’est pas une, constate le capitaine, puisque constituée de l’armée et de la flotte. Or, les deux « diffèrent l’une de l’autre par leur nature et leur mode d’action, mais pas plus que la cavalerie, par exemple, ne diffère du corps des aérostiers ». Ce déni de la spécificité du milieu maritime permet à l’auteur de justifier l’instauration d’« un ministère unique, le ministère de la Défense nationale », dont les structures juxtaposeraient celles des départements de la Guerre et de la Marine.

C’est la première fois que sont posés les principes de ce que pourrait être l’organisation du nouveau ministère puisque Jung n’était pas entré dans ce détail. À l’inverse, Moch se contente de reprendre sa vision de ce que serait l’état-major général unifié. Est ainsi proposé, là encore pour la première fois, un schéma d’organisation global, dont l’auteur souligne qu’il serait source d’une meilleure efficacité, en particulier budgétaire.

Au tournant du siècle, trois crises font franchir un cap important au débat. En premier lieu, celle de Fachoda [incident diplomatique au Soudan entre la France et le Royaume-Uni, NDLR] qui, en 1898, révèle de manière humiliante les conséquences de l’absence d’une politique globale de défense. Elle conduit, deuxièmement, à trancher le vieux débat sur les troupes de Marine, qui traînait depuis la création du ministère des Colonies : la loi du 7 juillet 1900 entérine leur rattachement au département de la Guerre. Enfin, le dénouement de l’affaire Dreyfus clarifie les termes des rapports entre la toge et les armes dans la France républicaine. Les autorités politiques vont avoir à cœur de traduire dans les faits leur prééminence réaffirmée.

1906 : LE CONSEIL SUPÉRIEUR DE LA DÉFENSE NATIONALE, ORGANISME HYBRIDE

Il n’est donc pas étonnant de voir le thème d’une institutionnalisation de la défense nationale prendre une nouvelle importance dans le débat public, conduisant à l’institution de la première grande instance politico-militaire, le Conseil supérieur de la défense nationale (CSDN), en avril 1906. Cette nouvelle instance est à l’origine de l’actuel Conseil de défense et de sécurité nationale. Après une interruption de 35 ans, la notion de « défense nationale » fait son retour dans le vocabulaire politico-administratif. Et, cette fois, va s’y installer durablement. La création de la nouvelle instance est le fait du ministre de la Guerre, Eugène Étienne, qui fut lui aussi proche de Gambetta, mais doit également beaucoup à Adolphe Messimy. Ancien officier dreyfusard devenu député radical-socialiste, il a en particulier alerté sur la création en 1902, par le gouvernement britannique, du Committee of Imperial Defence, dont le CSDN va s’inspirer.

Le décret de création de la nouvelle instance est publié le 4 avril, au moment où se dénoue la première crise marocaine [incident diplomatique entre la France et l’Allemagne, NDLR]. Comment ne pas y voir un lien de cause à effet ? Après Fachoda, cette nouvelle grande crise internationale a de nouveau souligné les carences de l’organisation gouvernementale en matière de direction stratégique.

Présidé par le chef de l’État quand il le souhaite, par le président du Conseil le reste du temps, le nouveau Conseil réunit pour la première fois l’ensemble des ministres intéressés par les questions de défense (Guerre, Marine, Colonies), y compris ceux sans compétences militaires (Affaires étrangères, Finances). Les chefs d’état-major généraux de la Guerre et de la Marine, ainsi que le général président du Comité consultatif de défense des Colonies leur sont associés, mais avec voix consultative seulement. Cette précaution est doublée d’une autre, puisque le Conseil n’est pas une instance décisionnelle. Il s’apparente donc aux Conseils supérieurs d’armée, créés à la fin du XIXe siècle, mais s’en distingue par sa dimension interarmées et interministérielle, combinée à la double prédominance que le nombre et le statut confèrent aux politiques. Il s’agit d’un organisme hybride, d’un genre nouveau où les Affaires étrangères et les départements ministériels militaires ont un rôle spécifique.

Conseil Supérieur de la Défense Nationale

Pourtant, la nouvelle instance peine à trouver sa place et se réunit peu. Les réformes apportées à la veille de 1914 par Messimy, devenu ministre de la Guerre, améliorent la situation, mais sans effet décisif. L’absence d’un secrétariat permanent est indéniablement un facteur de faiblesse. De fait, à partir du début du conflit, le CSDN cesse d’être réuni et ne le sera plus jusqu’au retour de la paix… Et, malgré l’avancée indéniable qu’a représentée son institution, il n’y a pas eu de création corollaire d’un ministère et/ou d’un état-major de la défense nationale, bien que ces perspectives soient débattues à la veille du conflit.

PREMIÈRE GUERRE MONDIALE : PAS DE COMMANDEMENT INTERARMÉES UNIFIÉ

Il n’y aura ainsi pas de commandement interarmées unifié pendant toute la guerre, pourtant première guerre « totale » : elle est à nouveau marquée par une bicéphalie entre l’Armée (de terre) et la Marine. Il y aura seulement, sur le plan politique une exception de facto, avec le gouvernement Georges Clemenceau formé à la mi-novembre 1917. Reprenant le choix inédit que Paul Painlevé, son prédécesseur, avait brièvement mis en œuvre à partir de la mi-septembre, le Tigre choisit de prendre le portefeuille de la Guerre quand il est nommé président du Conseil (des ministres). Il est ainsi un quasi-ministre de la Défense et son chef de cabinet militaire à l’hôtel de Brienne, le général de division Henri Mordacq, assure le quotidien ministériel, occupant dans les faits des fonctions de vice-ministre.

À l’issue des hostilités, le besoin de tirer les leçons de ce conflit d’une ampleur inédite conduit à la réactivation rapide du CSDN, à qui est confiée la tâche de préparer une grande loi-cadre sur l’organisation de la nation en temps de guerre. Dans ce contexte, le CSDN est doté d’un secrétariat général permanent, dont le premier titulaire est le général de division Bernard Serrigny, un proche du maréchal Pétain. Ce SG-CSDN deviendra à la fin des années 1920 le SGDN puis, après bien des évolutions, prendra le nom de SGDSN en 2008.

Un nouveau cap est franchi au milieu de l’entre-deux-guerres avec l’institution en février 1932, pour la première fois, d’un « ministre de la Défense nationale », dans le dernier gouvernement Tardieu. Inspecteur général des finances devenu parlementaire, inscrit chez les républicains de gauche, François Piétri est le premier à porter ce titre. Après une quarantaine d’années de débats, la rupture est historique. D’autant qu’elle s’accompagne de la suppression des postes de ministre propres à chaque armée, une première depuis leur instauration pérenne, en 1589 pour la Guerre et en 1669 pour la Marine… Cette rupture a été rendue possible par la réduction graduelle des attributions de la Rue Royale, entérinée en 1927. De ce fait, elle est devenue officiellement, début 1931, le siège du « ministère de la marine militaire ». Rien ne s’opposait plus à son regroupement avec le ministère de la Guerre puisqu’ils relevaient désormais de la même logique fonctionnelle.

À l’œuvre depuis la fin du XIXsiècle, l’exigence de rationalisation administrative, gage d’une meilleure efficacité, l’emporte donc. D’autant que l’institution d’un ministère de l’Air, en 1928, qui annonce la création de l’armée correspondante en 1934, a encore un peu plus compliqué l’organisation du domaine ministériel militaire. Face à cette dynamique centrifuge, son unification s’imposait.

POUR LA 1ère FOIS EN 1932, UN MINISTÈRE COIFFE LES TROIS ARMÉES… PENDANT 3 MOIS ET DEMI

Elle s’inscrit dans le cadre d’une modernisation des structures étatiques et du renforcement du pouvoir exécutif dont André Tardieu, homme de droite, mais ancien proche collaborateur de Clemenceau à la fin de la guerre, a fait son cheval de bataille. Pour autant, cette réforme historique fait long feu. L’instabilité ministérielle emporte le cabinet Tardieu dès le mois de juin 1932, ne laissant pas le temps à la réforme de s’installer, en particulier d’être déclinée dans le cadre de nouvelles structures ministérielles. Une exigence d’autant plus forte que l’on ne balaie pas facilement plus sieurs siècles d’histoire politico-administratives. À l’issue du premier semestre 1932, c’est le retour au statu quo ante.

Néanmoins, la brèche est faite et le besoin – a minima – d’une coordination des ministères militaires est désormais reconnu. Début 1934, une nouvelle combinaison institutionnelle apparaît, qui voit cette mission de coordination officiellement confiée au plus ancien et au plus important des trois ministres d’armée. Jean Fabry, puis Joseph Paul-Boncour, sont ainsi, entre la fin janvier et la fin février 1934, « ministre de la Défense nationale et de la Guerre ». La formule est reprise par le gouvernement de Front populaire, début juin 1936, au profit d’Édouard Daladier.

Dans le même temps, un « Comité permanent de la Défense nationale » (CPDN) est créé, sur les bases du Haut comité militaire (HCM) institué par le gouvernement Tardieu en 1932. Présidé par le ministre de la Défense et composé, pour chaque armée, du vice-président militaire de son conseil supérieur et de son chef d’état-major général, le HCM avait été conçu pour en faire un comité exécutif du nouveau ministère de la Défense. Il venait ainsi pallier les insuffisances du CSDN, dont la composition s’était alourdie jusqu’à l’inefficacité.

Avec la réforme de juin 1936, les ministres dont la participation serait éventuellement utile sont désormais admis au sein du HCM devenu CPDN, tout comme le ministre et le chef d’état-major général des Colonies à partir de mai 1938. Cet élargissement se double d’un renforcement des capacités d’action du comité, qui peut dorénavant s’appuyer sur le SGDN. Au fil des années, cette instance acquiert une véritable capacité décisionnelle, que cristallise la grande loi du 11 juillet 1938 sur « l’organisation générale de la nation pour le temps de guerre », préparée depuis les lendemains de la guerre.

1936 : CRÉATION DU COLLÈGE DES HAUTES ÉTUDES DE DÉFENSE NATIONALE, FUTUR IHEDN

On le voit, les années 1930 sont marquées par une institutionnalisation inédite de la notion de « défense nationale », qui s’accélère nettement dans la seconde moitié de la décennie, au fil de la montée des périls. L’humiliation de la crise rhénane début 1936 [NDLR : le 7 mars, sur ordre du Führer Adolf Hitler, des troupes allemandes investissent la zone démilitarisée de Rhénanie], le choc qu’elle représente, constituent un facteur clé. Quelques semaines plus tard, le gouvernement de Front populaire joue un rôle majeur dans cette prise en compte inédite de la notion de défense nationale. En témoigne la création durant l’été 1936 du Collège des hautes études de défense nationale (CHEDN), dont l’IHEDN est l’héritier direct.

Confiée au vice-amiral Raoul Castex, le grand penseur stratégique français de l’entre-deux-guerres, la création de cet établissement d’un type entièrement nouveau trouve sa plus ancienne origine connue – en l’état de nos connaissances – dans la note du chef de bataillon Charles de Gaulle du 20 avril 1931. Rédigée à l’initiative de son auteur, elle est adressée depuis Beyrouth, où il est alors affecté, au maréchal Pétain, dont il a été « la plume » au milieu de la décennie précédente, et qui l’a ensuite transmise au SGDN, le général de division Louis Colson.

De Gaulle y propose la « création d’un enseignement relatif à la conduite de la guerre », et y prône « un ordre nouveau d’enseignement », permettant « de synthétiser les données constantes du problème de la guerre pour provoquer et orienter sur le sujet les réflexions de chacun » :

« On jettera de cette façon les fondements d’une doctrine de défense nationale parmi ceux qui, par leurs fonctions ou par leurs destinations hors de l’armée, ou dans l’armée, sont susceptibles de la répandre ou d’avoir à l’appliquer. »

Tout autant que sa finalité, c’est le public visé qui fait de la proposition de De Gaulle une offre inédite puisqu’il est envisagé d’accueillir dans cette formation des fonctionnaires civils.

Le projet de CHEDN reprend cette double exigence. Dans la perspective d’une nouvelle guerre totale, il s’agit de doter les futurs cadres dirigeants du pays d’une formation commune destinée à leur donner les moyens d’agir ensemble de manière efficace. Preuve de l’urgence, le CHEDN ouvre ses portes dès l’automne 1936. De manière révélatrice, le deuxième conférencier à y être invité est le colonel de Gaulle, affecté depuis cinq ans au SGDN, qui vient présenter « le projet de loi d’organisation de la nation pour le temps de guerre ».

AMIRAL RAOUL CASTEX : « L’ENSEMBLE SEUL M’INTÉRESSE »

Un an plus tard, ouvrant la 2session du CHEDN, le 3 novembre 1937, l’amiral Castex résumera l’ambition ultime de l’établissement qu’il a fondé en des termes saisissants, qui n’ont rien perdu de leur pertinence : faillite de la défense nationale.

« Personnellement, j’ai cessé en entrant ici de me considérer exclusivement comme marin. J’ai dépouillé ma carapace ancienne. J’ai perdu mon sexe, si j’ose dire. La marine ne me paraît ni plus, ni moins importante que les autres branches. L’ensemble seul m’intéresse. ».

« L’ensemble seul m’intéresse », voilà qui pourrait être une devise pour la session nationale de l’IHEDN !

Édouard Daladier a tenu un rôle majeur dans les réformes qui ont accompagné les débuts gouvernementaux du Front populaire et donné une nouvelle place à la notion de défense nationale. Devenu président du Conseil à la mi-janvier 1938, il choisit de conserver le portefeuille qui était le sien. Pour la première fois depuis Clemenceau, le chef du gouvernement est ainsi également le ministre de la Guerre, mais aussi désormais de la Défense nationale… Dans le même temps, Daladier fait du général de division Maurice Gamelin, chef d’état-major général de l’Armée [de terre], le premier « chef d’état-major de la Défense nationale », en miroir du ministre dont il dépend.

Le 11 juillet 1938, est enfin votée la loi « sur l’organisation générale de la nation pour le temps de guerre ». Son adoption marque une avancée considérable. Pour la première fois, l’organisation de la défense nationale est pensée globalement en amont du déclenchement d’une guerre. Preuve de cette réussite, des pans entiers de cette loi figurent encore aujourd’hui dans le Code de la défense.

C’est un nouveau cap historique qui est franchi. Mais la cohérence apparente de la nouvelle organisation ne doit pas abuser. La notion de « défense nationale » a beau désormais avoir droit de cité institutionnel, elle ne correspond pas encore à des réalités véritablement efficaces en termes organisationnels. Les réformes intervenues sont en particulier trop récentes pour avoir eu le temps de s’installer et de produire véritablement leurs effets. La nouvelle guerre va être le révélateur impitoyable de cette réalité, que le désastre de 1940 va sanctionner. Il marque la faillite de la défense nationale.

Fin de la première partie, rendez-vous prochainement pour la deuxième et dernière.

Philippe Vial est maître de conférences en histoire contemporaine de l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, spécialiste du domaine politico-militaire. Détaché au ministère des Armées, il est en poste à la Direction de l’enseignement militaire supérieur, où il occupe les fonctions de conseiller académique du directeur, conseiller académique et professeur d’histoire du Centre des hautes études militaires et responsable du cours d’histoire de l’École de guerre.


POUR ALLER PLUS LOIN

Philippe Vial, « La défense nationale avant 1914, une utopie institutionnelle ? », Revue d’histoire maritime, n° 20, 2015/1, « La Marine et la Première Guerre mondiale, une histoire à redécouvrir », p. 269-293.

Une version raccourcie de cette étude a été publiée sous le même titre dans la Revue Défense Nationale, n° 778, 2015/3, « Balard 2015 : la Défense ensemble », p. 72-79. 

Guillaume Denglos et Philippe Vial, « Le SGDSN, plus d’un siècle d’histoire » : synthèse initialement réalisée à l’occasion du colloque « Le SGDSN, 110 ans au service de la défense et la sécurité de la France », 22 décembre 2016, Maison de la Chimie ; Paris.

Philippe Vial, « 1932-1961. Unifier la défense », Inflexions, n° 21, 2012/3, « La réforme perpétuelle », p. 11-22.

Philippe Vial, « Comment l’Hexagone a pris forme », Armées d’aujourd’hui, n° 397, 2015, « Balard vous ouvre ses portes », p. 46-48.

Philippe Vial, « Le regroupement des armées, ce vieux cheval de bataille », entretien avec Nathalie Guibert, Le Monde, 13 octobre 2015.

Pour approfondir

Philippe Vial et Guillaume Denglos, Histoire de l’IHEDN. Penser la Défense, Paris, Tallandier, 2021, 208 p.

Guillaume Denglos et Philippe Vial, Une Histoire du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (XIXe-XXIe siècles), Paris, Nouveau Monde éditions, 2023, 450 p.

 

De l’usage du retour d’expérience (CMF – Dossier 31)

De l’usage du retour d’expérience (CMF – Dossier 31)


 

Pour bâtir la défense du futur il est essentiel de s’appuyer sur le retour d’expérience (RETEX) que l’on peut tirer des opérations en cours ou passées. C’est ce à quoi nous invite le colonel (ER) Claude Franc qui, à la lumière de l’histoire, met en avant les erreurs à éviter et les obstacles à surmonter car, ne l’oublions pas, le RETEX épargne des vies !

* * *

Après les succès des campagnes napoléoniennes, ses anciens vaincus ont cherché à les décortiquer pour tenter, sinon de trouver ses « recettes », au moins pour définir un certain nombre de principes. Les plus célèbres furent Clausewitz[1] et Jomini[2], qui parvinrent d’ailleurs à des conclusions fort différentes, ce qui illustre bien l’idée selon laquelle ce genre d’exercice est loin d’être une science exacte. En France, le plus connu est sans contexte Foch, qui a tiré de l’étude des campagnes napoléoniennes ses Principes[3] qui font toujours autorité.

Après avoir survolé la façon dont les enseignements tirés des conflits ont – ou non – innervé la pensée militaire des grandes nations militaires durant les deux siècles passés, la question à laquelle il va falloir répondre est la suivante : aujourd’hui, et demain, les grands choix capacitaires qui sont prononcés en France reposent-ils sur des enseignements tangibles et pérennes, si tant est qu’ils puissent l’être, des grands conflits en cours ? Pour répondre à cette question, l’exemple du conflit ukrainien peut servir de support.

Le premier constat qui s’impose est que la victoire est fort mauvaise conseillère. Des enseignements réalistes ont toujours été mieux tirés à la suite d’une défaite que d’une victoire, qui par nature ankylose la pensée. Les exemples foisonnent : le réveil militaire prussien qui aboutira aux grandes victoires décisives de Sadowa[4] et de Sedan date de la réaction intellectuelle de Scharnhorst et Gneisenau[5] après Iéna. La France en a fait de même après Sedan, puisque la grande réforme de l’armée du début de la Troisième République n’est que la copie du système prussien qui l’avait battue.

A contrario, les grandes armées vainqueurs sont souvent les futures armées vaincues. Le cas le plus édifiant est donné par l’armée française, vainqueur en 1918 et auréolé du titre de « première armée du monde », ce qui ne l’empêchera pas, quelque vingt-deux ans plus tard, de subir la plus grande défaite qu’elle ait connue depuis Azincourt. Ce constat vaut également pour les armées hors d’Europe : Tsahal, grande vainqueur de la Guerre des Six jours s’est reposée sur ses lauriers et est passée à deux doigts d’une défaite cinglante lors de la Guerre du Kippour, où elle a profité de la pusillanimité de l’armée égyptienne. Ce constat est identique même dans les armées de culture différente : Giap, vaincu à Na San en 1952, en tire les enseignements, corrige l’organisation de son armée, notamment les dotations de ses grandes unités en moyens d’appui et gagne à Diên Biên Phu dix-huit mois plus tard. L’armée vietnamienne disposait, du fait de sa culture marxiste-léniniste, d’un redoutable outil de « retour d’expérience », l’autocritique. En revanche, auréolé de sa victoire et ayant conservé son commandent lors de la guerre contre les États-Unis, Giap se fait battre à Khe San[6] (un Diên Biên Phu qui a réussi) car il n’avait pas intégré les capacités d’appui aérien fournies par les moyens aéronavals de la VIIe Flotte.

Le deuxième constat qui s’impose en termes de piètre retour d’expérience est que la suffisance d’une « grande » armée par rapport à une « petite » débouche également sur de mauvais enseignements. C’est typiquement le cas de l’armée française dans l’entre-deux guerres, comme le souligne le général Beaufre dans son ouvrage magistral Le drame de 1940[7] : « La guerre de 1914 –1918, codifiée par Pétain et Debeney avait conduit à tout placer sous le signe de barèmes, d’effectifs, de munitions, de tonnes, de délais, de pertes, le tout ramené au kilomètre courant. C’était technique et commode, voire rassurant, mais foncièrement faux ; on le vit bien en 1940… Les moindres réflexions sur les fronts de Russie, de Salonique et de Palestine en eussent montré l’inanité. Mais c’étaient là des fronts secondaires, sans intérêt pour l’armée française ».

Les Allemands, eux, s’étaient intéressés aux « fronts secondaires » !

Le cas le plus emblématique demeure les enseignements tirés des deux guerres balkaniques de 1912 et 1913. L’armée française avait pourtant envoyé sur place une commission chargée d’en recueillir « les enseignements susceptibles d’éclairer la doctrine d’emploi de nos unités dans l’hypothèse d’une guerre générale en Europe ». Évidemment, quand on parle de « guerre générale européenne », un conflit local balkanique, mettant aux prises des armées aussi « importantes » que les armées serbe, bulgare ou grecque n’avait pas de quoi soulever l’enthousiasme des bureaux du ministère de la guerre de l’Îlot-Saint-Germain à Paris. Personne n’en tint le moindre compte. Et pourtant !

Ces enseignements se sont révélés – après coup bien sûr – singulièrement prémonitoires : la supériorité du feu direct (les mitrailleuses) ou indirect (l’artillerie lourde) interdisait toute manœuvre fondée sur le mouvement. En effet, la seule façon de se prémunir des effets de ce feu devenu tyrannique a consisté à recourir aux principes de la guerre de siège et de s’enterrer dans des tranchées. Ceci a été écrit en 1912 par une commission composée de professeurs de l’École Supérieure de Guerre, mais leur prose n’a intéressé personne, et n’a jamais été lue. Pensez donc ! L’armée grecque ou l’armée bulgare ! C’est en raisonnant de la sorte que, pendant la seule journée du 22 août 1914, l’armée française a accusé 22 000 tués.

À cet égard, les enseignements tirés par le commandement français de la campagne éclair de Pologne, en septembre 1939, par la Wehrmacht sont également révélateurs. Alors que la manœuvre blindée allemande aurait largement dû ouvrir les yeux du commandement, en mars 1940, le général Boucherie, éminent « spécialiste » des blindés, écrivait dans la Revue de Défense nationale, lancée un an auparavant pour redynamiser la pensée stratégique française « L’armée française n’est pas l’armée polonaise. La plaine polonaise n’est pas comparable au terrain compartimenté qui domine en France. Et, de toutes façons, l’armée française veille ! ». Deux mois avant Sedan ! En janvier, dans un mémorandum adressé à quatre-vingts personnalités politiques et militaires, le commandant des chars de la 5e Armée, en tirait, pour sa part, des conclusions radicalement opposées. Il s’agissait d’un certain colonel de Gaulle. Son étude a été annotée en marge de façon fort condescendante par le général Georges.

Le troisième et dernier obstacle s’opposant à tirer des enseignements justes et pérennes est l’esprit de système qui prévaut encore parfois. Le cas le plus flagrant consiste à adapter à un niveau de commandement donné la solution qui avait fonctionné à un autre niveau, le plus souvent, subalterne. À cet égard, le cas de Nivelle est parfaitement révélateur. À Verdun, en octobre et décembre 1916, comme commandant d’armée, il avait actionné Mangin, commandant de corps d’armée, de telle sorte que les Allemands ont été reconduits en deçà de leur ligne de débouché de février. À ce titre, Nivelle peut s’enorgueillir du titre de véritable vainqueur de Verdun. C’est du moins ce qu’écrit Joffre dans ses Mémoires. Fort de ce succès, Joffre limogé, Nivelle a été promu directement de tout jeune commandant d’armée au commandement suprême, assuré d’avoir « la » solution pour résoudre l’impasse tactique qui durait depuis plus de deux ans, l’impossibilité de percer les défenses ennemies. Ce fut l’échec du Chemin des Dames[8], car un mode d’action qui est probant au niveau d’une armée et d’un corps d’armée sur un terrain donné, n’est pas transposable en l’état, au niveau d’un groupe d’armées et sur un terrain radicalement différent.

Ceci posé, parmi beaucoup d’autres, il existe deux exemples par lesquels une mise à jour, voire une innovation, des procédés tactiques est directement issue des enseignements tirés d’opérations en cours ou récentes : la découverte de l’aéromobilité, ancêtre de l’aérocombat, grâce à l’étude de l’engagement de la First Cav au Vietnam à la fin des années soixante et la modification radicale de la manœuvre blindée, eu égard aux enseignements tirés de la guerre du Kippour de 1973, au cours de laquelle les missiles antichars soviétiques qui équipaient l’armée égyptienne ont fait subir des hécatombes aux escadrons de chars israéliens.

S’agissant du premier cas, l’US Army avait conçu une grande unité originale, au sein de laquelle les bataillons de combat se trouvaient intégrés à des sous-groupements d’hélicoptères. La nouveauté résidait dans le rythme de la manœuvre : tandis que jusqu’alors, les hélicoptères agissaient en soutien des forces terrestres, la manœuvre se déroulait au rythme de ces dernières. Dans le cas de la First Cav, les bataillons manœuvraient au rythme des hélicoptères, ce qui changeait tout. C’est ainsi, qu’en France, le concept d’aéromobilité a progressivement vu le jour : d’abord par la création des régiments d’hélicoptères de combat (RHC) en 1975, puis, par leur regroupement au sein des éléments organiques de corps d’armée (EOCA) dans les groupements de reconnaissance des corps d’armée (GRCA) ce qui leur procurait une allonge considérable, véritable atout dans des actions de reconnaissance. Puis enfin, en 1984, par la création d’une grande unité aéromobile autonome, la 4e DAM. La France disposait alors de sa First Cav ! Le concept a ensuite évolué en aérocombat, le terme étant beaucoup plus évocateur que celui d’aéromobilité, qui pouvait passer pour réducteur, la mobilité ne constituant qu’un aspect du combat. En tactique, comme en toute chose, la sémantique a son importance.

Dans le second exemple, il s’agit des enseignements tirés « à chaud » des opérations de la guerre du Kippour. Toutes les armées occidentales avaient été surprises par les pertes considérables en blindés que les divisions blindées israéliennes avaient subies au cours du conflit, que ce soit dans la première phase, défensive pour Tsahal, comme dans la seconde, au cours de laquelle l’armée israélienne avait repris l’offensive. Pour schématiser, le concept d’emploi blindé israélien privilégiait la puissance, la vitesse et la mobilité de leurs chars aux dépens de leur environnement interarmes. De la sorte, agissant en masse et seuls, sans soutien d’infanterie, les chars israéliens sont rapidement devenus des objectifs de choix pour les missiliers égyptiens. La leçon n’a pas été perdue. Un an plus tard, l’Inspection de l’arme blindée cavalerie (ABC) faisait diffuser une note prohibant les « déboulés de chars à la Guderian » et privilégiant l’utilisation du terrain entre deux positions de tir. Simultanément, le manuel ABC 101, la « bible » du combat blindé était refondu et diffusé en 1978. Quant à l’Infanterie, elle devait privilégier les missiles antichars à courte et moyenne portée, et progressivement substituer des AMX 30 aux AMX 13 dans les unités de chars de ses régiments mécanisés. La vérité oblige à dire que si les documents de doctrine ou d’organisation ont été publiés rapidement, l’évolution des mentalités fut plus lente.

 

Et de nos jours ?

Depuis plus de deux ans, une guerre majeure a lieu sous nos yeux en Europe, en Ukraine. Des enseignements probants en sont-ils tirés ou bien, le commandement agit-il comme Gamelin face à la campagne de Pologne ? Force est de constater que la vérité se situe un peu entre ces deux positions. Pour s’en rendre compte, il suffit de se livrer à un exercice assez simple : confronter les évènements d’Ukraine (même s’ils ne représentent pas l’alpha et l’oméga de toute guerre future, car il y aura une guerre future, ne le perdons surtout pas de vue) avec les arbitrages capacitaires de la dernière loi de programmation.

Tous les grands programmes sont maintenus. Dont acte. Mais sont-ils tous d’actualité, eu égard à ce qui se passe en Ukraine ? Sur ce théâtre, manifestement, le drone et le missile ont supplanté l’avion piloté, car, compte tenu de la densité de la défense sol-air, dans les deux camps, peu d’avions volent dans l’espace aérien des zones de combat[9]. Aujourd’hui, si le chef de l’État ukrainien attend toujours de recevoir un nombre plus conséquent de F-16 américains, il réclame surtout des missiles à longue portée. Développe-t-on en France un armement de défense sol-air d’accompagnement dont l’absence se fait cruellement sentir ? Il semblerait que oui, ce domaine est redevenu un sujet de préoccupation pour les armées dont l’armée de Terre et les industriels planchent sur des solutions que l’on regroupe sous le vocable de SABC (sol-air basse couche). Il reste à pouvoir concrétiser ce besoin dans un contexte politique incertain.

Au niveau de l’organisation du commandement, le modèle ukrainien prouve toute la pertinence d’un commandement largement décentralisé, sans « mille feuilles » hiérarchique et disposant de PC légers et manœuvrants. Aujourd’hui, en France, comme dans toutes les armées occidentales, la tendance est aux PC lourds, étoffés et peu ou pas manœuvrants. La cause en semble double, l’héritage otanien et la nécessité de traiter des fonctions qui n’existaient pas dans un passé encore proche. Mais est-ce une raison suffisante pour s’interdire de réfléchir à un allègement des PC, quitte à revoir leur fonctionnement, en déportant ailleurs certaines de leurs fonctions ?

Le programme MGCS[10], (programme franco-allemand pour le développement d’un système multiplateformes habitées et non habitées, dont l’une d’elle sera dite « plateforme canon » correspondant à un char futur) devant déboucher à la moitié du siècle. La France disposerait alors d’un char encore en service à l’aube du XXIIe siècle. Qu’en sera-t-il du char de bataille à cette échéance ? Des systèmes d’armes robotisés, couplés à des programmes d’intelligence artificielle mis à jour au fur et à mesure des avancées technologiques en ce domaines, ne produiraient-ils pas le même effet, pour un coût d’acquisition et de possession bien moindre ? Car, l’effet premier attendu d’un char de bataille est avant tout la destruction du système d’armes adverse, tout en protégeant son équipage de la « ferraille du champ de bataille ». Conçu lors de la Première Guerre mondiale, il arrivera bien un jour où le char de bataille sera révolu. Il convient non seulement d’y penser, mais également d’anticiper ce moment. Le retour d’expérience, par une juste appréciation des enseignements tirés, peut y aider.

Il en va de même pour l’avion piloté, dont l’arrivée sur le champ de bataille a d’ailleurs été concomitante avec celle du char. Commandant en chef en 1918, alors que Foch le poussait à adopter une posture offensive, Pétain répliquait « J’attends les chars et les avions »[11]. C’était il y a un siècle. L’attaque massive de drones (encore lents, mais leur vitesse ne pourra que croître) dont le territoire israélien a été l’objectif de la part de l’Iran ne préfigure-t-elle pas une nouvelle forme de guerre, à court terme ?

Le programme du porte-avions futur ne sera pas évoqué car il répond à une autre logique. Sa seule justification est de faire figurer la Marine nationale parmi les rares marines qui en sont dotées, ce qui peut, à la limite, se concevoir.

Même les moyens de la dissuasion nucléaire ne sauraient échapper à ce qui se passe de nos jours, sur les marches de l’Est, et ce, d’autant mieux que l’Occident se trouve soumis, depuis deux ans, à une récurrence de la dialectique nucléaire (pour rester aimable) de la part du chef de l’État russe et ses siloviki.

Avoir négligé les enseignements de la guerre de Sécession (disparition du rôle de choc de la cavalerie sur le champ de bataille et importance de la voie ferrée pour les mouvements et la logistique) nous a conduits à Sedan. S’être endormis sur nos lauriers en 1918 nous a amenés à un nouveau Sedan (il existe décidément des terres fatales à nos armes !).

Mais encore conviendrait-il de se concentrer sur le bon niveau d’enseignements des conflits, celui de la manœuvre. J’observe que, depuis 1914 et ce, jusqu’à l’adoption du système Félin, l’armée française a toujours clamé sur tous les tons que le sac du fantassin était trop lourd ! Ce qui est vrai. Mais j’observe également que malgré ce RETEX de bon sens, vieux de plus d’un siècle, le problème n’a jamais été résolu. Sortons de la norme, et, en matière de RETEX, retournons à notre cœur de métier, à savoir faire la guerre.

Pour conclure, au regard de l’Histoire et des menaces futures, il apparait clairement que ce que l’armée française appelle « Retour d’expérience » devrait aller au-delà de son aspect actuel, essentiellement normatif, pour atteindre le niveau opérationnel le plus haut, celui de la conception des opérations. Une telle démarche se révélerait de nature à pouvoir tirer de véritables enseignements pour l’avenir, à partir des conflits qui ont cours aujourd’hui.


NOTES :

  1. https://fr.wikipedia.org/wiki/Carl_von_Clausewitz
  2. https://fr.wikipedia.org/wiki/Antoine_de_Jomini
  3. https://fr.wikipedia.org/wiki/Des_Principes_de_la_Guerre
  4. https://fr.wikipedia.org/wiki/Bataille_de_Sadowa
  5. https://www.universalis.fr/encyclopedie/gerhardt-johann-david-von-scharnhorst/
  6. https://fr-academic.com/dic.nsf/frwiki/915086
  7. Général Beaufre, Mémoires 1920 – 1940 – 1945,Tome 1, le drame de 1940, Paris, Plon, 1965, p. 56.
  8. https://fr.wikipedia.org/wiki/Bataille_du_Chemin_des_Dames
  9. Il ne s’agit pas ici de faire le procès de l’avion qui révèle tout son intérêt par ailleurs : au-dessus de la Mer noire, protégés par les chasseurs, les AWACS renseignent l’Ukraine, de la Russie les chasseurs-bombardiers délivrent leurs « bombes planantes »…
  10. https://fr.wikipedia.org/wiki/MGCS
  11. Il s’agit du Pétain d’avant 1940, donc fréquentable dans nos études.

CERCLE MARÉCHAL FOCH

CERCLE MARÉCHAL FOCH

Le Cercle Maréchal Foch est une association d’officiers généraux en 2e section de l’armée de Terre, fidèles à notre volonté de contribuer de manière aussi objective et équilibrée que possible à la réflexion nationale sur les enjeux de sécurité et de défense. Nous proposons de mettre en commun notre expérience et notre expertise des problématiques de Défense, incluant leurs aspects stratégiques et économiques, afin de vous faire partager notre vision des perspectives d’évolution souhaitables. Le CMF est partenaire du site THEATRUM BELLI depuis 2017. (Nous contacter : Cercle Maréchal Foch – 1, place Joffre – BP 23 – 75700 Paris SP 07).

L’un des objectifs de l’armée de Terre est d’avoir une brigade « bonne de guerre » en 2025

L’un des objectifs de l’armée de Terre est d’avoir une brigade « bonne de guerre » en 2025


L’an passé, dans le cadre de son nouveau plan stratégique, intitulé « armée de Terre de combat », l’armée de Terre s’est concentrée sur la réorganisation de ses grands commandements, désormais au nombre de quatre, avec le commandement de la force opérationnelle terrestre [CFOT], la Direction des ressources humaines de l’armée de Terre [DRHAT], la Direction centrale de la Structure intégrée du maintien en condition opérationnelle des matériels terrestres [DCSIMMT] et le Commandement du combat futur [CCF].

En outre, elle a créé quatre nouveaux commandements dits « Alpha » [CAPR, CALT, CAST, CATNC] lesquels sont chargés de « mettre en synergie et de préparer les forces placées sous leurs ordres ».

Désormais, il est question de décliner ce plan stratégique au niveau des brigades. Pour rappel, ce dernier fait du principe de subsidiarité une « ligne directrice forte de la transformation de l’armée de Terre », l’idée étant de passer de la « culture de la norme à celle de l’intention, de la responsabilité et du résultat ».

En clair, il s’agit de donner plus d’autonomie aux « brigadiers » [c’est-à-dire les généraux commandant ces brigades] dans plusieurs domaines définis [gestion du personnel, soutien, infrastructures, etc.], dans la limite des « directives et du cadre fixé par les contrats opérationnels ». Ce qui suppose qu’ils aient la main sur les moyens financiers nécessaires.

Dans la dernière Lettre du CEMAT, qui vient d’être diffusée, l’armée de Terre indique ainsi que 2025 sera « l’année des brigades ». Concrètement, celles-ci auront plus de latitude dans quatre domaines.

Ainsi, détaille le document, la « subsidiarité » sera « renforcée en matière RH [ressources humaines], dans l’attribution de primes individuelles [prime de lien en service, prime du combattant terrestre, prime de commandement et de responsabilité militaire] et l’adaptation de la dotation ‘habillement’ des soldats au moyen d’une enveloppe financière ». En outre, le « plan de subsidiarité budgétaire permettant de marquer les efforts vers les unités » sera reconduit, que ce soit pour l’entretien des infrastructures, la condition du personnel, la préparation opérationnelle ou encore la communication.

Ainsi, précise la Lettre du CEMAT, la « mise en place d’enveloppes de ressources liées à l’activité et à l’entraînement permettront au brigadier de définir la meilleure ambition opérationnelle » en fonction des moyens qui lui auront été alloués.Par ailleurs, l’objectif de l’armée de Terre est de confier, là où c’est possible, les « prérogatives du soutien local », qui relèvent de Bases de défense, à ses commandants de brigades.

« Ce double casquettage doit fournir les leviers favorables à la coordination des effets des soutiens, sans remise en cause des prérogatives des chaînes de soutien. Cette évolution s’accompagne d’un regroupement des Bases de défense pour atteindre une taille critique d’environ 10 000 personnes » [soutenues], explique-t-elle.

Enfin, les brigades interarmes verront leurs « capacités de soutien propre accrues » avec la montée en puissance des « compagnies de commandement de transmission et de soutien » [CCTS].

Quoi qu’il en soit, ces mesures doivent permettre d’atteindre l’un des objectifs de l’armée de Terre pour 2025 : celui de disposer d’une brigade « bonne de guerre ». C’est le « premier jalon opérationnel de la remontée en puissance vers une composante terrestre réactive, puissante et endurante », souligne la Lettre du CEMAT.

Et d’ajouter : « Véritable échelon de cohérence, la brigade doit concilier l’exigence d’une réactivité accrue et la nécessaire amélioration du fonctionnement au quotidien de l’armée de Terre en opération permanente ».

L’impact négatif de la doctrine de l’OTAN sur les forces et le conflit ukrainiens

L’impact négatif de la doctrine de l’OTAN sur les forces et le conflit ukrainiens

par Giuseppe Gagliano* – CF2R – publié en septembre 2024

https://cf2r.org/actualite/limpact-negatif-de-la-doctrine-de-lotan-sur-les-forces-et-le-conflit-ukrainiens/

*Président du Centro Studi Strategici Carlo De Cristoforis (Côme, Italie). Membre du comité des conseillers scientifiques internationaux du CF2R.

 

©Agence Pappleweb – 2024

M. Macron précise ses intentions sur la dissuasion… en se méprenant sur l’histoire de la doctrine française

M. Macron précise ses intentions sur la dissuasion… en se méprenant sur l’histoire de la doctrine française

https://www.opex360.com/2024/05/03/m-macron-precise-ses-intentions-sur-la-dissuasion-en-se-meprenant-sur-lhistoire-de-la-doctrine-francaise/


« La dissuasion nucléaire est en effet au cœur de la stratégie de défense française. Elle est donc par essence un élément incontournable de la défense du continent européen. C’est grâce à cette défense crédible que nous pourrons bâtir les garanties de sécurité qu’attendent tous nos partenaires, partout en Europe, et qui aura vocation aussi à construire le cadre de sécurité commun, garantie de sécurité pour chacun », a d’abord affirmé le locataire de l’Élysée, lors d’un discours sur l’Europe prononcé à la Sorbonne, le 25 avril.

Puis, deux jours plus tard, il a de nouveau abordé ce sujet à l’occasion d’un dialogue avec de « jeunes européens » publié par les journaux du groupe Ebra. Là, il a souhaité « ouvrir un débat » devant inclure « la défense anti-missile, les tirs d’armes de longue portée, l’arme nucléaire pour ceux qui l’ont ou qui disposent sur leur sol de l’arme nucléaire américaine ». Et d’insister : « Mettons tout sur la table et regardons ce qui nous protège véritablement de manière crédible. La France gardera sa spécificité mais est prête à contribuer davantage à la défense du sol européen ».

En réalité, M. Macron n’a rien proposé de nouveau. Et ses propos sont même en retrait par rapport à ceux qu’il avait tenus à l’École Militaire, le 7 février 2020. En effet, tout en excluant toute idée de mutualisation, il avait déclaré que les « intérêts vitaux de la France » avaient « désormais une dimension européenne », avant de proposer un « dialogue stratégique avec nos partenaires européens qui y sont prêts sur le rôle de la dissuasion nucléaire française dans notre sécurité collective ». Et d’ajouter que « les partenaires européens qui souhaitent s’engager sur cette voie pourront être associés aux exercices » menés par les forces stratégiques françaises.

Ces propositions ne reçurent pas l’accueil que M. Macron aurait souhaité, certains pays européens, à commencer par l’Allemagne, ayant fait part de leur scepticisme. Et puis la crise du covid fit passer ce débat au second plan… Cela étant, la guerre en Ukraine et le possible affaiblissement du lien transatlantique ont changé la donne. D’où la volonté du chef de l’État de remettre le sujet sur la table. Il s’en est d’ailleurs de nouveau expliqué dans un entretien accordé au très influent hebdomadaire « The Economist », en précisant sa pensée.

D’abord, le débat qu’il appelle de ses vœux aurait la Communauté politique européenne pour cadre. Pour rappel, cette structure vise à renforcer les liens entre l’Union européenne [UE] et les pays qui partagent ses « valeurs » sans en faire partie.

« Nous devons, nous en Européens, nous dire comment, de manière crédible, nous défendons notre espace et comment ensuite, de manière crédible et durable, nous construisons pour chacun des États membres une garantie de sécurité […]. Ce que je souhaite, c’est d’arrimer la discussion dans le cadre de la Communauté politique européenne. Vous avez autour de la table tous les pays de l’Europe au sens le plus large et nous avons des bases de discussion avec les coopérations qui existent au sein des membres de l’UE, mais aussi les coopérations bilatérales, la plus structurante pour nous sur ce volet étant sans doute celle que nous avons avec le Royaume-Uni », a en effet expliqué M. Macron.

S’agissant du rôle que pourrait avoir la dissuasion nucléaire française dans l’architecture de sécurité européenne, le chef de l’État a tracé, en quelque sorte, des lignes routes.

« La dissuasion, c’est le cœur de la souveraineté. Donc la dissuasion nucléaire française, y compris de par ses règles d’engagement, est la quintessence de la souveraineté du peuple français puisque c’est le Président de la République, comme chef des armées, qui définit l’engagement de cette force nucléaire dans toutes ses composantes et qui définit les intérêts vitaux de la France. Il ne s’agit pas de changer cela. Mais il s’agit de dire, de par la nature de nos intérêts vitaux et des choix qui sont les nôtres, notre géographie, que nous contribuons à la crédibilité de la défense européenne. Nous avons donc un cadre stratégique », a expliqué Emmanuel Macron.

Et d’ajouter : « Nous voulons bâtir un concept stratégique efficace et crédible de défense commune, qui est le préalable à un cadre commun de sécurité des Européens. Il faut que l’arme nucléaire soit intégrée dans la réflexion, avec les limites connues de son engagement et sans les changer. Donc je propose en quelque sorte de dire que nous avons cette capacité » et qu’elle « doit être prise en compte et comprise par nos partenaires pour éviter aussi des redondances […], sans pour autant la mutualiser, compte tenu des sensibilités politiques qui sont celles des [différents] pays et des règles d’engagement qui sont les nôtres ».

Cependant, le président a commis quelques erreurs factuelles dans son exposé. Ainsi, contrairement à ce qu’il a avancé, ce n’est pas François Mitterrand qui, le premier, a indiqué que « l’Europe faisait partie des intérêts vitaux » : cette mention avait été suggérée dans le Livre blanc sur la défense de 1972, sous la présidence de Georges Pompidou.

« Si la dissuasion est réservée à la protection de nos intérêts vitaux, la limite de ceux-ci est nécessairement floue. […] La France vit dans un tissu d’intérêts qui dépasse ses frontières. Elle n’est pas isolée. L’Europe occidentale ne peut donc dans son ensemble manquer de bénéficier, indirectement de la stratégie française qui constitue un facteur stable et déterminant de la sécurité en Europe », avait avancé ce document.

Ensuite, en répondant à la question de savoir s’il fallait des armes nucléaires tactiques pour « gérer une escalade potentielle », M. Macron a fait une autre erreur en affirmant que la France avait « toujours refusé l’emploi tactique de l’arme nucléaire » car « notre doctrine est celle des dommages inacceptables et non pas de la guerre nucléaire limitée ».

En effet, au début des années 1970, la France s’est dotée de bombes nucléaires tactiques AN-52, mises en œuvre d’abord par des Mirage IIIE, puis par des Jaguar A et des Super Étendard. Toutes ont été retirés du service en 1991, après avoir été remplacées par des missiles de croisière Air Sol Moyenne Portée [ASMP]. L’armée de Terre a également été munie de missiles nucléaire tactiques, avec les Pluton [d’une portée comprise entre 20 et 120 km], puis les Hadès, les derniers ayant été démantelés en 1997.

« S’agissant des armes nucléaires tactiques, si les Américains et les Soviétiques en possèdent – et en quantité considérable – c’est qu’ils y ont intérêt. Nous avons la capacité technique, industrielle et financière de développer à notre tour de tels armements ; il est logique que nous cherchions à en tirer profit », avait d’ailleurs fait valoir Jacques Chirac, alors Premier ministre, lors de la mise en service des missiles Pluton, en 1975.

En outre, avait-il ajouté, « nous devons étendre notre dissuasion à des formes d’agression pour lesquelles la menace d’une riposte stratégique ne serait pas d’emblée crédible et qui sont donc les plus probables. Il s’agit, en d’autres termes, de nous donner les moyens d’une stratégie plus nuancée – et par conséquent, plus efficace – que celle d’une dissuasion ne reposant que sur des armes stratégiques et qui pourrait nous contraindre, en cas de conflit, à l’alternative soit de céder à l’agresseur, hypothèse que nous ne pouvons admettre, soit de porter ce conflit au niveau de violence le plus extrême, ce que nous voulons justement éviter ».

Enfin, M. Chirac avait donné une troisième justification à ces armes nucléaires tactiques. Justification qui, d’ailleurs, rejoint les préoccupations de M. Macron.

« Sachant son sort lié à celui de l’Europe, la France entend jouer dans la défense du continent auquel elle appartient un rôle à la mesure de ses capacités. Pour cela nous ne pouvons nous contenter de ‘sanctuariser’ notre propre territoire et il nous faut regarder au-delà de nos frontières. À cet égard, parce que ces armes sont françaises et que sur notre continent elles sont authentiquement européennes, elles apportent à la défense de l’Europe, par leur existence même, une contribution dont nos alliés – et nous-mêmes – n’avons pas encore pris exactement la mesure », avait-il détaillé.

La doctrine française a évolué au début des années 1980, quand, alors Premier ministre, Pierre Mauroy évoqua – sans le nommer – le concept d’ultime avertissement. « Il ne s’agit […] pas d’utiliser l’armement nucléaire tactique pour gagner une bataille, mais de brandir, grâce à lui, de façon crédible, la menace nucléaire stratégique si un conflit armé devait être malgré tout déclenché par l’agresseur sur le théâtre européen », avait-il dit.

Alors chef d’état-major des armées [CEMA], le général Jeannou Lacaze donna des précisions peu après. « Notre concept d’emploi ou de non-emploi […] consiste à envisager la menace ou l’emploi éventuel des armements nucléaires tactiques comme l’ultime avertissement qui serait adressé à l’agresseur avant l’utilisation des armements stratégiques, afin de l’amener à renoncer à son entreprise ».

Actuellement, la doctrine nucléaire française repose toujours sur ce concept, les Forces aériennes stratégiques [FAS] et la Force aéronavale nucléaire [FANu] étant susceptibles d’être sollicitées pour adresser un « ultime avertissement » à quiconque serait sur le point de s’en prendre aux « intérêts vitaux ». Pour cela, elles disposent de l’ASMP-A, décrit comme étant un « missile nucléaire tactique de dernier avertissement ». Les quatre sous-marins nucléaires lanceurs d’engins [SNLE] de la Force océanique stratégique [FOST] constituent la « garantie ultime » de par leur capacité, avec leurs missiles M51, d’infliger des dommages inacceptables à l’adversaire.

La stratégie de dissuasion nucléaire (SDN). Un pense-bête

La stratégie de dissuasion nucléaire (SDN). Un pense-bête

Par François Gere  Diploweb – publié le 17 avril 2024    

https://www.diploweb.com/La-strategie-de-dissuasion-nucleaire-SDN-Un-pense-bete.html


Agrégé et docteur habilité en histoire (Paris 3 Sorbonne nouvelle). Président du Cercle des amis du général Lucien Poirier (2019 – ). F. Géré a présenté l’ouvrage posthume du Général Lucien Poirier, « Éléments de stratégique ». , éd. Economica, Ministère des Armées, 2023. François Géré a consigné avec Lars Wedin, L’Homme, la Politique et la Guerre, éd. Nuvis, 2018. François Géré a publié, « La pensée stratégique française contemporaine », Paris, Economica, 2017.

La menace d’un recours à l’arme nucléaire est un discours récurrent de V. Poutine depuis sa relance de la guerre russe en Ukraine, le 24 février 2022. La France est un des pays dotés de l’arme nucléaire mais la stratégie de la dissuasion nucléaire (SDN) reste relativement peu expliquée sur la place publique. François Géré fait œuvre de pédagogue avec ce document qui en explique les cinq grands principes.

Antécédents

LA DISSUASION est un mode d’action à but négatif aussi ancien que la guerre. Visant à interdire les velléités d’action d’un adversaire, il a été pratiqué avec plus ou moins de succès en raison de son caractère aléatoire. Il repose sur le calcul des probabilités connu dès le XVIIème siècle. En 1800, le mathématicien Pierre-Simon Laplace remarquait : « dans la conduite de la vie…il convient d’égaler au moins le produit du bien que l’on espère par sa probabilité, au produit semblable de la perte. »

Auparavant si un agresseur prenait le risque de transgresser la dissuasion et que son entreprise tournait mal… il se prenait une raclée mais n’en mourait pas. Avec l’atome, la dissuasion revêt désormais une toute autre dimension car la probabilité d’occurrence de la riposte nucléaire comporte le risque d’une perte exorbitante, dite insupportable, dépassant la valeur de l’enjeu.

 

La stratégie de dissuasion nucléaire (SDN). Un pense-bête
François Géré
Professeur agrégé, docteur habilité en Histoire des relations internationales et stratégiques contemporaine, président de l’Institut français d’analyse stratégique (IFAS). Crédit photo : Diploweb.com
Herbert/Diploweb.com

Domaine de validité

La stratégie de dissuasion nucléaire (SDN) n’apporte pas la paix absolue.

Elle ne peut en effet s’exercer que dans le cas d’une attaque massive, quelle qu’en soit la nature, contre les intérêts vitaux du pays agressé.

Le périmètre du « vital » ne doit pas être défini restant à l’appréciation du chef de l’État de manière à placer le candidat agresseur dans l’incertitude.

Ainsi la stratégie de dissuasion nucléaire repose-t-elle sur cinq principes.

. Principe de crédibilité

La dissuasion nucléaire exige la création et la démonstration de capacités techniques. C’était le rôle des essais qui ne sont plus nucléaires depuis leur suspension pour une durée indéterminée en 1994 ou leur interdiction par un traité (TICE).

. Principe de permanence : la SDN est assurée par le chef de l’État, seul décideur, disposant 24h/24 des codes électroniques et des moyens de transmission aux forces stratégiques aériennes en veille et aux sous-marins en patrouille. La robustesse des communications est vitale.

. Principe d’incertitude

« l’effet dissuasif résulte de la combinaison d’une certitude et d’incertitudes dans le champ mental d’un candidat agresseur : certitude quant à l’existence d’un risque inacceptable… incertitudes sur les conditions exactes d’application du modèle en cas d’ouverture des hostilités. »

. Principe de suffisance pour une puissance moyenne comme la France en quantité et en qualité ni trop, ni trop sophistiqué.

C’est ce que l’on nomme parfois « dissuasion du faible au fort » (c’était l’Union Soviétique). Il est inutile et ruineux de se lancer dans une course aux armements, il faut et il suffit :

a) de disposer d’une force nucléaire invulnérable capable de riposter en cas d’agression (les SNLE sous-marin nucléaires lanceurs d’engins sont durablement indétectables). Il est indispensable de prévoir une redondance en cas de défaillance humaine ou technique. En janvier 2024, la Royal Navy a enregistré deux tirs ratés du Trident, missile de conception américaine pourtant éprouvé de longue date.

b) de passer les défenses adverses.

L’interception à 100% n’existe pas. Le dommage reste tolérable si les charges explosives sont classiques mais si elles sont nucléaires le problème change complètement. Une salve de SNLE envoie 96 charges pouvant « vitrifier » potentiellement autant de cibles. Aucune défense ne parviendrait à les intercepter quels que soient les progrès réalisés. D’autant plus que ces têtes sont environnées de leurres, manoeuvrantes (changement de trajectoire) et furtives (faible signature radar). Cette supériorité durable de l’agression sur la protection fait donc de la SDN l’unique parade.

. Principe de proportionnalité

Le volume des destructions dites « insupportables » est rapporté à la valeur de l’enjeu ; en l’occurrence l’invasion et la conquête de la France valent-elles l’anéantissement d’un ou deux ou trois centres vitaux de l’agresseur ?

Dès lors que cibler ? Anticités ou antiforces ? Les progrès de la précision permettent un ciblage plus fin sur des surfaces réduites. Le discours officiel quelque peu jésuitique affiche que la France ne vise plus les villes mais les centres de commandement des forces nucléaires et les centres décisionnels, en l’occurrence les dirigeants politiques. Toutefois, on relèvera que de telles cibles se situent rarement au cœur des déserts mais ont le mauvais goût de se trouver au beau milieu de zones densément peuplées.*

In Cauda

La création d’une dissuasion stratégique nucléaire européenne (UE) devra souscrire à l’ensemble de ces principes. Toutefois, la valeur de l’enjeu pour l’agresseur changerait de dimension. Des intérêts vitaux de la France seule, on passerait à ceux de l’ensemble des États membres de l’Union européenne. Le calcul de la proportionnalité s’en trouverait affecté.

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Vidéo et résumé de la conférence Eric Danon : La dissuasion nucléaire a-t-elle un avenir ?

Éric Danon, diplomate, spécialiste des questions de sécurité internationale et de prospective stratégique s’interroge dans cette passionnante conférence (2018) : La dissuasion nucléaire a-t-elle un avenir ? Une heure de réflexion partagée pour nourrir le débat citoyen.

Bonus : le résumé par Estelle Ménard pour Diploweb.com