L’armée française prépare la guerre de demain

L’armée française prépare la guerre de demain

par Gabriel de Solages – Revue Conflits – publié le 19 mai 2025

https://www.revueconflits.com/larmee-francaise-prepare-la-guerre-de-demain/


Le mardi 14 mai 2025 s’est déroulé à l’École Militaire le Cercle de l’Innovation et du Combat Futur (CICF) organisé par le Pôle rayonnement de l’armée de terre (PRAT). L’objectif ? Faire le point sur les ambitions de l’armée de terre, sur ses capacités opérationnelles et sur ses besoins en vue d’anticiper les combats de demain.

« Le monde est en train d’évoluer et il faut s’y adapter », a introduit le général Bruno Baratz, commandant du Commandement du combat futur, traçant ainsi le sillon à suivre pour les discussions à venir. L’événement a permis la réunion du trilogue entre la Direction générale de l’armement (DGA), les forces armées et les industries de défense, dans une optique de préparation de conflits de haute intensité, auxquels la France pourrait prendre part dans les années à venir.

À l’heure où se prépare la table des négociations à Istanbul et où l’avenir de l’Ukraine semble plus que jamais incertain, les menaces affluent de divers horizons. Dégradation de la situation au Liban, en Syrie, entre l’Iran et Israël, entre l’Inde et le Pakistan, une pression croissante sur Taïwan, une situation en France crispée par le maintien d’une menace terroriste, l’armée de terre française veut s’adapter pour « faire face ».

Les conflits actuels témoignent d’une dynamique générale de robotisation et d’autonomisation des systèmes d’armement, à laquelle il faut être à la hauteur. « Notre mission n’est-elle pas de gagner la guerre avant la guerre » ? interroge le chef de l’armée de terre, le général Pierre Schill.  D’où l’urgence d’anticiper, et de prévoir la guerre du futur.

Une nécessité d’innovation et de réarmement

Dans l’amphithéâtre Foch de l’École militaire et devant des centaines d’officiers, industriels, journalistes et civils de la Défense, les officiers supérieurs se succèdent dans la prise de parole. Leur position est unanime : la France a pris du retard dans sa souveraineté stratégique, mais les moyens sont mis en œuvre afin de la résoudre. Et c’est urgent.

Alors que l’Ukraine vise à produire 4,5 millions de drones par an dans les années à venir, les derniers chiffres font état d’à peine 4000 drones à usage militaire en France. Devant l’omniprésence de ces drones dans les conflits, devenus déterminants, ces chiffres sont le reflet d’un retard stratégique accumulé ces dernières années, n’attendant qu’à être comblé. Et le ministère des armées, notamment à travers la DGA, s’y emploie résolument. Ses derniers résultats en témoignent.

Premièrement, la loi de programmation militaire 2024-2030 rehausse le budget alloué aux armées à 413 milliards d’euros, sur l’ensemble de ces années. Ensuite, la production d’armement s’accélère : la production des canons Caesar a été multipliée par deux, voire trois. Celle de ses munitions est passée de 30 000 à 60 000 par an. Dassault a hissé sa production de rafales d’un à trois par mois. En parallèle, le ministre des Armées Sébastien Lecornu a inauguré en mars dernier une ligne de production de poudre gros calibre pour les systèmes d’artillerie de l’usine Eurenco, à Bergerac. Et enfin, les programmes de modernisation s’accentuent. Scorpion, le système de combat aérien du futur (SCAF), le Main Ground Combat System (MGCS), le porte avion nouvelle génération (PA-NG), le pacte drones aériens de défense, visent tous multiplier et moderniser les systèmes de défense. Le Pacte drone, justement, réunit une centaine d’entreprises civiles et militaires autour d’un projet commun : l’émergence d’une filière dynamisant le développement et la production de drones de contact.

Tout cela est bien le signe d’une volonté d’acquérir et de développer une autonomie stratégique en matière de conception et de production d’armements. Un objectif : être à la hauteur des conflits de demain.

Co-Ho-Ma : coopération homme-machine

Si la tendance est davantage à la robotisation des combats et à la transparence du champ de bataille, l’homme continuera à prendre toute sa part dans les combats futurs. C’est l’avis du Commandement du combat futur, qui considère que le soldat aura à connaître des situations de stress extrême, et que préparer la guerre de 2040, c’est également préparer l’homme à absorber des charges cognitives immenses. C’est le tandem homme-machine, que le ministère s’efforce d’accroître. Le général Baratz précise justement « qu’il ne faut pas opposer la technologie et la masse, puisque nous avons besoin des deux », voyant en eux une forme de complémentarité.

Le triptyque forces – DGA – industrie : un levier essentiel

Le CICF représente une « occasion unique de dialogue entre les forces armées, la DGA et les industriels ». C’est ainsi que l’ancien numéro deux de l’armée de terre, le général Bernard Barrera a ouvert la table ronde réunissant le chef d’état-major de l’armée de Terre, Pierre Schill, Emmanuel Chiva, de la DGA, et le président du GICAT, Nicolas Chamussy, représentant la base industrielle et technologique de défense (BITF).

Les acteurs de la table ronde ont ainsi abordé la question du besoin fondamental de disposer de capacités importantes tout en maîtrisant les coûts. Cela ne se fera que par l’affermissement de la collaboration entre le monde de la défense et celui civil. La complexité de l’ère d’extrême modernisation entamée depuis peu obligera au renforcement de ces liens.

Ainsi, rassembler les représentants des forces armées terrestres, de la DGA et des industries de défense, c’est témoigner de l’existence d’une réflexion commune autour de ces enjeux. C’est montrer que les moyens mis en œuvre sont à la hauteur des ambitions affichées par les armées. Si cela prendra du temps, le CEMAT rassure : « Je ne vois aucune raison pour laquelle la France ne serait pas capable de répondre aux enjeux de demain ». Au délégué général pour l’armement, Emmanuel Chiva, de conclure : « Nous sommes capables de le faire ».

Anticiper et prévoir : une leçon de l’histoire

L’amiral Philippe de Gaulle, fils du général, se confiait à Sébastien Lecornu avant de s’éteindre en mars 2024 : « Il y a une question que je me pose encore, M. le ministre. Je vais bientôt mourir et il y a quelque chose que je ne m’explique toujours pas. Mais pourquoi a-t-on perdu en 40 ? ».

Une interrogation, plus de 80 ans après les faits, qui révèle sans doute un traumatisme demeuré ancré dans la mémoire des anciens. Les réponses à la défaite, elles, sont nombreuses. Un commandement qui peine à penser la guerre à mener. Un état-major incapable de s’adapter aux nouvelles formes de la guerre, loin des guerres de tranchées de la Grande Guerre. Un ennemi mieux préparé, qui a prévu et préparé le conflit.

Les responsables politiques et militaires français cherchent à tirer tous les enseignements de cette blessure française, en vue de forger les armées de demain.

« La culture générale est essentielle pour élaborer une stratégie ».

« La culture générale est essentielle pour élaborer une stratégie ».

Entretien avec Benoît Durieux – par Revue Conflits – publié le 18 mai 2025https://www.revueconflits.com/la-culture-generale-est-essentielle-pour-elaborer-une-strategie/


La stratégie militaire est-elle guidée par des lois immuables ? Ou change-t-elle de nature avec le temps et selon les pays ? L’analyse du général Benoît Durieux, codirecteur, avec l’historien Olivier Wieviorka, d’un livre somme : Les Maîtres de la stratégie. De Sun Zi à Warden (Seuil).

Article paru dans le N57 : Ukraine Le monde d’après

Entretien avec le général Benoît Durieux
Propos recueillis par Charles-Henri d’Andigné

Pourquoi ce livre ?
Deux facteurs nous ont incités à publier cet ouvrage. D’abord l’évolution très rapide du contexte géopolitique : plus que jamais, nous avons besoin de penser, de parler stratégie. Ensuite, un tel ouvrage n’existait pas en France, ni d’ailleurs aux États-Unis, à savoir un ouvrage qui analyse les réflexions des principaux auteurs dans ce domaine.

Il y a de nombreuses définitions de la stratégie dans votre ouvrage. Quelle est la vôtre ?
La stratégie est la combinaison dans le temps d’actions militaires et non militaires pour atteindre un objectif politique avec des ressources limitées, dans un contexte de compétition ou de conflit
. Nous avons ainsi affaire à trois dialectiques : celle du présent et de l’avenir, du court terme et du long terme ; ensuite, la dialectique entre nous et notre adversaire, qui a comme nous des objectifs, une volonté et des raisons de se battre – ce que l’Occident a tendance à oublier ; la troisième dialectique, c’est entre les moyens matériels et les fins politiques : quel est le bon degré d’ambition, et quels moyens faut-il mettre en œuvre pour y parvenir.

Concernant les raisons de se battre de l’adversaire, que l’Occident appréhende mal, à quoi faites-vous allusion ?
Si vous prenez l’opération de la communauté internationale en Afghanistan, ou celle de la France au Sahel, je pense que nous n’avons pas suffisamment prêté attention aux objectifs de nos adversaires. Quand on se limite à ses propres objectifs pour penser l’action, et que l’on considère l’adversaire comme un « terroriste », on se comporte comme un policier vis-à-vis d’un délinquant, pas comme un stratège. Dans le cas d’un djihadiste, il faut considérer sérieusement les mobiles qui sont les siens. Nul ne risque sa vie sans raisons. Tant qu’on n’a pas compris ces raisons en question, on court au-devant de grands déboires.

Comment s’articulent le politique et le militaire dans une réflexion stratégique ?
C’est le dirigeant politique qui décide, bien entendu. Mais il serait simpliste et faux d’imaginer que le politique imagine la solution et que le militaire l’exécute. En cas de crise grave, le politique pense recourir à la force ; le militaire propose alors des options stratégiques, à savoir des options militaires qui ont une dimension politique. Il y a donc un dialogue entre le politique et le militaire. Et le politique pourra décider, in fine, de renoncer à l’action militaire envisagée.

Vous faites la distinction entre les stratégistes et les stratèges ; peu nombreux sont ceux qui sont les deux en même temps. Il y a Foch…

Le stratège est sur le terrain, à la manœuvre. Le stratégiste élabore une réflexion à partir des stratégies. Certains sont les deux, comme Foch, en effet. Clausewitz est un stratégiste, bien sûr, mais, sans parvenir aux plus hautes responsabilités militaires, il a tout de même occupé des postes assez importants. Est-ce pour autant un stratège ? Il y a Mao, qui s’inscrit dans cette liste, il y a le général Beaufre, qui a écrit sur la stratégie et qui a été stratège. Bernard Brodie n’a été que stratégiste. La plupart des personnalités présentées dans notre livre ont exercé des responsabilités dans le domaine de la guerre.

Alexandre de Marenches, directeur des services secrets pendant onze ans, regrettait qu’en France on fasse étudier aux militaires Clausewitz et non pas Sun Zi. A-t-il été entendu, et êtes-vous d’accord avec lui ?

Je crains que Marenches n’ait été très optimiste : dans mes études militaires, étant jeune, je n’ai jamais étudié Clausewitz ! Mais depuis quelques années, à l’École de guerre comme au Centre des hautes études militaires, l’accent a été mis sur la stratégie : on y étudie et Clausewitz et Sun Zi. Et oui, je suis d’accord sur la nécessité pour un militaire de connaître Sun Zi. En sachant qu’il est très difficile à lire, contrairement à ce que l’on pourrait croire au regard de la brièveté de L’art de la guerre. D’où la nécessité de passer par un spécialiste comme Yann Couderc, qui lui consacre un chapitre de notre livre, pour interpréter sa pensée.

Pourquoi Clausewitz, dont vous êtes un spécialiste, est-il aussi connu ?
Clausewitz a été très lu en France après la guerre franco-prussienne de 1870. Les Français, qui cherchaient à comprendre leur défaite, voyaient dans Clausewitz l’inspirateur des victoires prussiennes, l’analyste de Napoléon – celui qui avait su percer le secret de ses victoires. Et après une éclipse, il a connu un regain d’intérêt dans les années 1970, notamment grâce à Raymond Aron. Enfin, il a été très lu dans les cercles marxistes : le lien entre guerre et politique trouvait des échos dans la théorie marxiste.

Le chapitre sur Machiavel fait ressortir l’importance de l’aspect moral de la stratégie militaire…
On ne trouve pas cet élément dans toutes les contributions, mais on le trouve chez Sun Zi, chez Machiavel en effet, chez Clausewitz, chez Guibert, chez Foch, chez Beaufre… C’est une constante. Tous ces auteurs soulignent le rôle de la volonté, mais pas seulement celle du chef, celle aussi du soldat et de la collectivité. La guerre, ce n’est pas seulement deux généraux qui s’affrontent et qui jouent aux échecs. L’aspect moral et psychologique est très important. Il est même premier chez tous les auteurs de la guerre révolutionnaire, Mao, Galula, Lacheroy…

Y a-t-il une mondialisation de la stratégie, ou bien y a-t-il encore une école française, une école allemande, une école américaine… ?

La stratégie, à partir du moment où elle envisage l’affrontement contre l’autre, est nécessairement internationale. Si nous avons choisi ces auteurs, c’est que nous avons considéré qu’ils faisaient partie d’une sorte de patrimoine commun de l’humanité en matière de réflexion stratégique. Néanmoins, cela n’empêche pas que perdurent des cultures stratégiques. En Europe, on n’envisage pas la guerre de la même façon que les Américains, par exemple. La société américaine est née de l’affrontement avec la force occupante britannique. D’où une méfiance américaine qui a longtemps existé contre l’institution militaire. La guerre, pour les Américains, doit être faite très vite, avec toute la violence nécessaire, pour ramener les boys à la maison. Et comme les États-Unis sont une île-continent, les militaires ne vivent pas à côté du pays à qui ils ont fait la guerre (Irak, Afghanistan, etc.). Si vous êtes français et que vous faites la guerre aux Allemands, le jour d’après, les Allemands seront toujours là, il vous faudra vivre avec… Si vous l’oubliez, vous le payez très cher très longtemps. C’est un des éléments qui expliquent les différences d’approches.

Est-on passé, au xixe siècle, de la guerre à l’ancienne à la guerre totale ? D’un côté, une guerre contre des adversaires avec qui on fera la paix, et de l’autre, une guerre d’anéantissement, où l’adversaire est un ennemi absolu à éradiquer. Ce qui aurait des conséquences sur la stratégie…

Tant Machiavel que Clausewitz considèrent qu’il y a deux types de guerre : les guerres qui visent à conquérir un territoire, et officialisées par des négociations. Et puis les guerres qui visent à anéantir l’adversaire (la guerre totale, où toute la société est mise à contribution, c’est autre chose ; elle n’a jamais existé, c’est une tendance). La Première Guerre mondiale commence comme une guerre du premier type. Et peu à peu, elle va basculer dans une guerre du deuxième type, où le but est d’éliminer l’adversaire. Mais cela ne veut pas dire que la guerre de la première espèce est morte à l’époque contemporaine.

Un certain nombre de stratégistes (Foch, Mahan…) parlent du rôle important de la culture générale. Qu’en pensez-vous ?

Cela me semble essentiel. De Gaulle disait que la culture générale est la meilleure école de commandement. C’est indispensable, parce que, pour réfléchir sur la guerre et la paix, donc sur la stratégie, il faut d’abord connaître l’histoire, et, le plus possible, comprendre les sociétés. La guerre n’est pas un acte technique indépendant du reste. Il faut comprendre la société, la sienne propre et celle de l’adversaire. Il faut comprendre l’économie, également. Il faut comprendre la politique, l’art, que sais-je. Tout cela, que l’on regroupe sous l’expression « culture générale », est essentiel pour appréhender les uns et les autres et élaborer une stratégie.

Le corps d’armée, nouvel étalon de puissance pour les forces terrestres

Le corps d’armée, nouvel étalon de puissance pour les forces terrestres

par Guillaume Garnier – IFRI – Date de publication : |
Briefing Corps d'armée, Guillaume Garnier, 2025

Face au retour de la guerre de haute intensité, notamment en Ukraine, le corps d’armée redevient un échelon essentiel. Seul capable de coordonner plusieurs divisions, il permet une manœuvre interarmes et multi-milieux cohérente à grande échelle. La France entend se positionner comme nation-cadre d’un tel outil de puissance.

Exercice militaire de l'armée française à Toulouse en février 2020
Exercice militaire de l’armée française à Toulouse en février 2020 Fred Marie/Shutterstock.com
  • L’armée de Terre vise la constitution d’un corps d’armée pleinement opérationnel à échéance 2030. Ce projet structurant implique une montée en puissance capacitaire, une régénération des forces et des arbitrages cruciaux dans les priorités d’acquisition.
  • Être nation-cadre d’un corps d’armée, c’est peser dans les plans de guerre,
    influer sur les opérations et asseoir son leadership en coalition. Même en temps de paix, ce rôle envoie un signal stratégique fort et renforce l’interopérabilité avec les alliés.
  • Aucun pays européen ne peut aujourd’hui armer seul un corps d’armée complet. La France doit donc structurer des partenariats solides pour relever ce défi. Un rehaussement du contrat opérationnel national et le recours à la réserve deviennent des options à envisager.

 

C’est à Napoléon que l’on doit en 1803 l’invention du corps d’armée, échelon de commandement clé dans l’organisation de la Grande armée. Il répond alors au besoin de diviser l’armée en sous-éléments à la fois mobiles et autonomes, c’est-à-dire capables d’engager un combat seul jusqu’à la concentration des autres colonnes en marche. Au contraire de la division qui lui est inférieure, le corps d’armée regroupe donc l’ensemble des armes de l’époque : infanterie, cavalerie, artillerie, génie et train. Par la suite, le corps d’armée conserve une place centrale dans les systèmes militaires des grands conflits européens puis mondiaux de 1870 à la Seconde Guerre mondiale, le plus souvent englobé dans des armées encore plus imposantes. Pendant la guerre froide, il est encore au coeur du dispositif otanien en tant que pion de référence de la « défense de l’avant » face au Pacte de Varsovie, rassemblant autour de 60 000 hommes. Dans le cas français, l’armée de Terre comptait jusqu’aux années 1990 trois corps d’armée (CA), intégrés au sein de la 1re Armée française, ainsi qu’un quatrième sous la forme de la Force d’action rapide (FAR).

Au tournant du XXIe siècle, les réductions successives des effectifs militaires ont conduit à voir cette grande unité quitter l’horizon des armées européennes, davantage habituées à compter leurs déploiements en centaines d’hommes (bataillon), au mieux en milliers (brigade) pour les opérations extérieures les plus dimensionnantes. La guerre de haute intensité sur le sol européen et le renforcement de la menace russe, conjugués à la perspective de désengagement américain, remettent en lumière ce niveau de commandement, seul à même de coordonner l’engagement d’un grand volume de forces (en dizaines, voire centaines de milliers de soldats pour les scénarios les plus dimensionnants en matière de défense collective) et d’intégrer l’ensemble des effets dans tous les champs et milieux.

Ce passage à l’échelle soulève cependant nombre de difficultés, d’ordre militaire mais également politique, puisqu’il comporte une dimension multinationale. Ce Briefing se propose d’examiner les défis à surmonter dès lors que la France entend être « nation-cadre » d’un CA « de combat », c’est-à-dire à pleine capacité opérationnelle (« warfighting corps ») et les leviers qu’elle peut utiliser dans un contexte où, à ce jour, aucun pays européen ne peut armer seul une unité de cette envergure.


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Sobriété énergétique et forces armées : les low-tech sont-ils une solution ?

Sobriété énergétique et forces armées : les low-tech sont-ils une solution ?

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Introduction

La conception des équipements se fonde sur les besoins des forces armées pour la meilleure exécution de leurs missions

. Ces équipements répondent à un besoin militaire opérationnel exprimé pour obtenir un effet tactique, opératif ou stratégique

. Il s’agit de disposer d’un avantage en évitant une éventuelle surprise technologique sans introduire de vulnérabilités qui pourraient être exploitées par l’adversaire. Cet argument est à analyser en prêtant une attention particulière à la variable énergétique, compte tenu du recours de plus en plus massif à des technologies énergivores. 

Les forces terrestres connaissent une véritable révolution énergétique. Au XXè siècle, l’énergie de base était constituée par les carburants fossiles alimentant les moteurs de plateformes qui garantissaient leur mobilité et créaient l’énergie électrique et hydraulique nécessaire au fonctionnement des systèmes et équipements embarqués dans une logique d’équilibre énergétique. Aujourd’hui, les plateformes, dont la motorisation est peu différente, intègrent des équipements énergivores en raison d’une numérisation et d’une robotisation croissantes depuis le début du siècle. Dès le moyen terme, ces équipements énergivores seront imposés par l’utilisation qui se profile d’armements à rayonnement électromagnétique ou laser pour le combat ou encore le brouillage. Ces besoins qui ne cessent de croître tout en s’avérant « gourmands » en électricité produite localement tendent à augmenter le niveau de criticité du système énergétique sur lequel elles reposent et conduisent à la rupture de l’équilibre énergétique des plateformes de combat. Si la technologie demeure un atout tactique ultime, l’approvisionnement et la sécurité énergétiques s’imposent également comme le fondement de cet atout. 

Or, dans l’éventualité d’un déséquilibre où la disponibilité énergétique et logistique deviendrait insuffisante face aux besoins énergétiques (alors trop importants), c’est l’ensemble des chaînes d’approvisionnement qui est fragilisé, auquel cas, la situation pourrait finalement s’apparenter à des configurations expérimentées durant les opérations en Afghanistan lorsque le dispositif logistique alourdi est ciblé par l’adversaire avec des conséquences humaines (pertes, moral, etc.) et tactiques (missions limitées, par exemple.)

Cela conduit dans un premier temps à une réelle sensibilisation aux questions d’approvisionnement énergétique ainsi qu’à une anticipation de scénarios de rupture originaux pour y faire face. 

Dans le cas des plateformes de combat mobiles, un accroissement de la complexité des systèmes embarqués induit généralement un plus haut degré de sensibilité à leur environnement et donc de fragilité. Cette fragilité peut nécessiter l’augmentation du niveau de protection des appareils concernés (exemple : gestion des batteries inflammables) ainsi que certaines caractéristiques ou impératifs techniques liées ou propres à certaines formes d’énergie (propriétés de combustible spécifiques, un niveau minimum d’intensité énergétique, un flux – élec­trique – continu ou alternatif, etc.). Sur ce dernier point, la question de la disponibilité de l’énergie pour le bon fonctionnement des équipements s’impose à nouveau comme un enjeu central, surtout pour les activités sur le territoire national comme en OPEX, et constitue vraisemblablement un élément structurant dès la phase de conception des équipements. 

Suivant cette logique, cette note propose de mettre en évidence l’impact de la disponibilité de l’énergie relativement aux capacités militaires. Autrement dit, il s’agit d’une réflexion sur l’efficacité des missions en environnement énergétique contraint ou contesté

et ainsi de mettre en évidence des leviers ou des marges de vulnérabilité et d’évolution dans ce contexte. C’est dans ce cadre que la question des low-tech sera abordée afin d’évaluer si, de prime abord, elles peuvent constituer un élément de réponse satisfaisant à ces enjeux. L’intérêt pour les technologies low-tech est à comprendre ici comme la recherche d’équipements peu énergivores et robustes sans occasionner de perte d’efficacité, ce qui les distingue d’une conception « anti-technologique », les low-tech pouvant au contraire impliquer de hauts niveaux d’innovation.

Le chef d’état-major de l’armée de Terre appelle l’arme blindée cavalerie à se réinventer

Le chef d’état-major de l’armée de Terre appelle l’arme blindée cavalerie à se réinventer


Si sa « mort » a été maintes fois annoncées par ceux qui le considèrent comme étant une « relique » de la Guerre froide, le char de combat n’est pas près de disparaître, au regard des commandes de Leopard 2A8, de KF-51 Panther et de K-2 « Black Panther » récemment passées par plusieurs pays, des modèles en cours de modernisation ou encore des projets visant à en développer de nouveaux.

« Non, le char n’est pas mort, mais il faut bien l’utiliser. Il est très vulnérable à l’arrêt […] ou s’il n’est pas accompagné de son rideau d’infanterie. […] Sa force, c’est d’être très mobile et de permettre de concentrer les efforts au bon endroit pour rompre le front », avait ainsi souligné le colonel Frédéric Jordan, du Centre de doctrine et de l’enseignement du commandement [CDEC], lors d’une audition parlementaire, en novembre 2022.

Et d’insister : « Le char reste donc un atout, à condition d’être utilisé dans le cadre d’un combat interarmes bien mené. Cela suppose une logistique efficace, en particulier une logistique de l’avant, avec des équipes légères et des véhicules capables de tracter les matériels en panne ou endommagés pour les réparer très vite, au plus près de la ligne de front ». Ce que les forces russes n’ont pas su faire, d’où leurs pertes élevées en Ukraine.

Dans un ordre du jour publié à l’occasion de la Saint-Georges [23 avril], fête de l’arme blindée cavalerie [ABC] qui, cette année, avait un relief particulier car cela fait maintenant 200 ans que sa « maison mère », c’est-à-dire l’École de cavalerie, a pris ses quartiers à Saumur, le chef d’état-major de l’armée de Terre [CEMAT], le général Pierre Schill, a d’abord fait le constat que le char est encore « présent sur tous les champs de bataille ».

« La cavalerie offre aux brigades et divisions qui l’emploient le renseignement, la vitesse, l’allonge et le choc au contact. Elle incarne la détermination sur le champ de bataille. Elle est un élément de la grammaire stratégique : un critère objectif dans l’évaluation de la puissance d’une composante terrestre. C’est un fait », a continué le CEMAT.

Mais ce dernier a également estimé que l’analyse des conflits en cours [Ukraine, Gaza, Sud-Liban] « révèle des tendances qui pourraient relativiser le rôle de la force blindée, voire la disqualifier » étant donné que les « fronts sont figés », que les « manœuvres sont lentes » et que les « concentrations de force sont frappées ».

Puis, le général Schill a souligné le « fossé » toujours plus grand entre la « sophistication » coûteuse des véhicules de combat et les moyens bon marché utilisés pour les détruire. Et cela dans un contexte marqué par la « transparence du champ de bataille », qui est une « nouvelle donne tactique », susceptible d’affecter les « principes de la manœuvre ».

« Dans une frange de vingt à trente kilomètres de part et d’autre des contacts, tout regroupement d’unités blindées ou mécanisées est la cible d’attaques de frappes menées par la combinaison des feux les plus variés, jusqu’aux drones à faibles coûts » tandis que la « transparence et la précision des feux semblent avoir eu raison du mouvement dans la guerre qui oppose la Russie à l’Ukraine », a relevé le CEMAT.

Cela est en grande partie dû à l’usage intensif de différents modèles de drones, associé aux moyens satellitaires d’observation, à la guerre électronique, aux capacités de frappe dans la profondeur et à l’accélération de la prise de décision.

Dans ces conditions, a expliqué le général Schill, « l’infanterie tient davantage qu’elle ne conquiert, l’artillerie conquiert davantage qu’elle n’appuie, les hélicoptères d’attaque arrêtent les offensives adverses davantage qu’ils ne mènent de raids »… et la « cavalerie appuie et défend davantage qu’elle ne perce ou n’exploite »… alors que c’est sa raison d’être.

D’où ses interrogations sur l’avenir de l’arme blindée cavalerie, dont les capacités ne reposent pas sur le seul char Leclerc mais aussi sur les blindés AMX-10RC et Jaguar… « Quel sera son emploi dans dix ans, dans vingt ans ? Quel nouvel équilibre sera atteint entre le glaive et la cuirasse ? Quel est le char dont l’armée de Terre aura besoin ? Quelles seront ses missions ? Que doit être le cavalier de demain ? », a demandé le CEMAT.

Pour lui, les « cavaliers » n’ont pas d’autre choix que de réinventer le « combat de reconnaissance comme le combat blindé », d’élaborer de nouvelles tactiques « sans carcan doctrinal ni esprit de clocher » et d’innover pour « redécouvrir les moyens de la mobilité pour peser dans la bataille » ainsi que pour trouver les « clés pour dépasser les blocages tactiques ».

« Prenez exemple sur l’esprit d’innovation de ceux qui vous ont précédé. Faites preuve d’audace à l’image de ceux qui percent les lignes adverses. Encouragez l’initiative à l’image de ceux qui éclairent. Soyez au résultat à l’image de ceux font coup au but », a exhorté le général Schill.

« L’armée de Terre a besoin d’unités de cavalerie qui escadronnent pour apporter vitesse, choc et profondeur au corps de bataille. Elle a besoin de soldats aguerris et fougueux ayant le culte de la mission. Elle a besoin de chefs indépendants d’esprit à la foi chevillée au corps », a conclu le CEMAT.

Ukraine, les doctrines militaires bouleversées par la guerre des drones

Ukraine, les doctrines militaires bouleversées par la guerre des drones


Après trois ans de guerre, les combats d’artillerie et les tentatives de percées ont laissé place à un affrontement par drones. L’usage massif des drones aériens bouleverse désormais les doctrines militaires classiques et rend difficile une guerre de mouvement.

Un soldat ukrainien portant un drone près de la ville d'Avdiïvka, dans la région de Donetsk, à proximité de la zone de combat, le 17 février 2023.
Un soldat ukrainien portant un drone près de la ville d’Avdiïvka, dans la région de Donetsk, à proximité de la zone de combat, le 17 février 2023. AP – LIBKOS

L’Ukraine produit 10.000 drones aériens par jour, et elle en consomme presque autant… Le volume est vertigineux. Sur la ligne de front, les drones pullulent, avec pour conséquence de rendre transparent le champ de bataille et illusoire la concentration d’hommes et de matériels. Les Russes qui, ces derniers mois, ont repris l’initiative, ont dû s’adapter, analyse Jean-Christophe Noël, chercheur associé à l’Ifri, Institut français des relations internationales : « Ce qu’ils vont privilégier, ce sont des assauts avec un nombre très réduit de soldats. Avec peut-être trois à quatre soldats, de préférence motorisés pour aller un petit peu plus vite et essayer d’échapper justement à tous ces drones. Ils vont ainsi s’infiltrer, prendre position et essayer de tenir en attendant des renforts. Et donc ils vont ainsi réussir à modifier, par des petits sauts, les lignes de front et progressivement à grignoter, grignoter, grignoter. » 

Les drones «First Personal Viewer»

Au début du conflit, l’armée russe a été surprise par l’afflux massif des drones, elle a depuis comblé son retard, mais deux approches différentes ont initialement vu le jour. « Les Russes ont développé des drones qui valaient beaucoup plus cher, poursuit Jean-Christophe Noël, les drones russes étaient des drones sophistiqués qui valent 30.000 dollars, alors que les Ukrainiens maintenant utilisent des FPV — les First personal viewer – ce sont des drones qui coûtent moins de 1000 dollars, mais qui sont très consommables. S’ils en perdent un, c’est pas très grave, il y en a toujours un qui fera le travail.

On s’aperçoit que progressivement les Russes arrivent un petit peu aussi à décentraliser ces productions pour essayer de copier ce qui se fait de mieux chez les Ukrainiens. Et les Ukrainiens à l’inverse ont remarqué toutes les attaques de drones russes avec les Shahed iraniens. Eux aussi commencent à développer des drones qui leur permettent d’attaquer à l’intérieur de la Russie. Chacun essaie donc de réagir, mais encore une fois avec deux modèles différents, un modèle chez les Russes qui au départ est très centralisé, voir trop centralisé, et chez les Ukrainiens, quelque chose qui est très décentralisé, voire trop décentralisé. »

Un effet miroir

Dans un système où l’innovation est reine, l’écueil principal c’est la production des drones. Comment passer à l’échelle dans la fabrication de drones aériens toujours plus complexes ?

« Les jeunes Ukrainiens arrivent à trouver des solutions pour compenser certaines faiblesses. Et c’est pour ça qu’on a vu une multitude de drones apparaître, qui remplissent des fonctions très diverses. Évidemment, c’est pour voir, évidemment c’est pour détruire ; mais parfois c’est pour aussi servir de relais. C’est aussi pour essayer de détecter différents capteurs ou même des tentatives pour essayer d’abattre d’autres drones, etc. Donc, on est vraiment dans un processus très décentralisé, où on a du mal à passer à l’échelle. C’est-à-dire que finalement des initiatives locales ont du mal à être généralisées. Chez les Russes, c’est l’inverse, la porosité avec l’armée est plus compliquée, et donc souvent ils réagissent au bout d’un ou deux mois à certaines innovations. Ça oblige les Ukrainiens à penser en permanence cette innovation. Et on voit des deux côtés, un effet miroir, quand il y a une solution qui marche bien, le camp adverse va tout de suite l’adopter. » 

Produire en masse, le sujet est devenu brûlant dans les états-majors européens, les militaires plaident pour l’émergence de champions, des entreprises de défense capables de produire des drones ultra-novateurs, en quantité industrielle.

Transformation de l’armée de Terre. Que signifie la réorganisation « vers une armée de Terre de combat » ?

Transformation de l’armée de Terre. Que signifie la réorganisation « vers une armée de Terre de combat » ?

En juillet 2023, le général d’armée Pierre Schill, chef d’état-major de l’armée de Terre (CEMAT), a lancé une transformation des forces terrestres françaises intitulée « Vers une armée de Terre de combat ».

Soldat de l'armée de Terre
Soldat de l’armée de Terre – Yann DUPUY/armée de Terre/Défense

Prenant acte de l’avènement d’une « nouvelle ère stratégique » d’une part, et de l’opportunité de consolidation offerte par la Loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030 de l’autre, le CEMAT entend faire évoluer le modèle « Au contact » de 2015 selon trois axes : « la modernisation des équipements, la refonte de l’organisation et l’adaptation du fonctionnement”

À travers cette « plus importante réforme de l’armée de Terre depuis la fin de la conscription  », l’intention du CEMAT est de libérer l’armée de Terre de la norme et des modalités, en plaçant la performance et l’efficacité au cœur de son fonctionnement par un modèle qui favorise la prise d’initiative et la responsabilisation des niveaux subordonnés. Comment cette réorganisation s’incarne-t-elle concrètement après un an de mise en œuvre ?


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Edito Transformation de l’armée de Terre

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Transformation de l’armée de Terre. Que signifie la réorganisation « vers une armée de Terre de combat » ?

Le chef militaire et l’automatisation du combat (CMF – Dossier 31)

Le chef militaire et l’automatisation du combat (CMF – Dossier 31)


La montée en puissance de l’intelligence artificielle dans les armées semble aujourd’hui inéluctable. Il convient donc de s’y préparer et de s’interroger avec le Général de corps d’armée (2S) Patrick Alabergère sur la capacité du commandement à faire face aux bouleversements qu’elle va générer.

* * *

L’IA peut très schématiquement être définie comme un ensemble d’algorithmes conférant à une machine des capacités d’analyse et de décision, lui permettant de s’adapter intelligemment aux situations réelles en faisant par exemple des prédictions à partir de données déjà acquises.

Le monde de la défense s’est emparé de ce nouvel outil d’avenir aux capacités encore insoupçonnées qui constitue une véritable rupture stratégique dans l’affrontement de puissance. On prête à Vladimir Poutine cette phrase : « Celui qui deviendra leader en ce domaine, deviendra le maître du monde ».

Les armées françaises ont naturellement choisi d’investir dans l’IA pour bénéficier du potentiel prometteur de cette nouvelle technologie. Pourtant il faut dès à présent fixer les limites de son usage et appréhender la révolution que son introduction va générer dans l’exercice du commandement.

L’IA dans les armées est une réalité incontournable

Le général Schill, chef d’état-major de l’armée de Terre, affirme que « l’IA va irriguer toutes les dimensions de notre travail ». Elle est devenue une réalité tout autant qu’une rupture stratégique dans les conditions d’engagement des armées.

En effet, le déploiement de l’IA sur le champ de bataille doit théoriquement permettre d’acquérir plus facilement la supériorité opérationnelle pour les forces qui en sont dotées, tout en conférant à la Nation qui l’utilise une plus grande autonomie stratégique.

C’est pour cette raison que la France a créé l’Agence Ministérielle de l’Intelligence Artificielle de Défense (AMIAD), dotée de 300 millions d’euros de budget annuel, et confiée à un Ingénieur de l’Armement, polytechnicien. Les ingénieurs de l’AMIAD sont les opérateurs d’un supercalculateur capable de traiter des données classifiées en très grand nombre, le plus puissant d’Europe consacré à l’IA. Avec l’IA de défense, l’idée n’est pas de remplacer les analystes et les officiers de terrain mais de « faire aussi bien et mieux des choses que l’homme fait déjà, et des choses impossibles compte tenu de l’urgence, lorsqu’il n’y a pas assez de temps pour réfléchir face à la multitude de données », expliquait l’amiral Vandier, Major général des armées, lors du récent lancement de l’AMIAD.

« Dans dix à quinze ans, un tiers de l’armée américaine sera robotisé et largement contrôlé par des systèmes dotés de l’IA » déclare le général Mark Milley, ancien chef d’état-major des armées américaines.

Personne ne veut donc passer à côté des évolutions permises par l’IA tellement le champ des possibles est immense, voire infini.

Ainsi, nous sommes passés du drone télépiloté aux essaims de drones aériens, terrestres ou navals gérés par l’IA. Cela permet à un ensemble de dizaines, de centaines, voire de milliers[1] de drones de traiter un objectif de manière coordonnée en les concentrant sur un espace très restreint pour saturer les défenses.

Thalès sait déjà faire voler des essaims d’une dizaine de drones hétérogènes qui accomplissent des missions sous le contrôle d’un opérateur unique.

Des essaims de drones peuvent également servir de camouflage électronique, en émettant des ondes au-dessus d’un poste de commandement.

Les ingénieurs travaillent maintenant sur des algorithmes permettant l’analyse du renseignement, la surveillance automatisée des mouvements ENI, la maintenance prédictive des équipements majeurs.

Même si le potentiel semble infini, il faut dès à présent réfléchir aux limites qu’il faut fixer au développement de l’IA dans les armées.

Les limites éthiques et juridiques qui sont imposées à nos armées résisteront elles à la réalité des conflits futurs  et à la course aux armements permise par l’IA ? 

Toujours mettre l’homme dans la boucle pour en garder le contrôle est le principe intangible sur le lequel se fonde le développement de l’IA en France pour des raisons éthiques évidentes.

Mais jusqu’à quand ce principe tiendra-t-il face aux développements à venir des capacités de l’IA ?

La France a accepté dans un premier temps de se doter de drones en refusant qu’ils soient armés. Puis très vite, face à la réalité des conflits actuels et du développement de ces armes, elle a fait le choix de s’équiper et d’utiliser des drones armés, tout en refusant les Systèmes d’Armes Létaux Autonomes (SALA).

Face au développement de l’autonomie des systèmes d’armes permis par les progrès de l’IA, la France a choisi de développer les Systèmes d’Armes Létaux Intégrant de l’Autonomie (SALIA), en refusant l’autonomie complète. Le comité d’éthique de la Défense a précisé la notion de SALIA dans son avis du 29 avril 2021 en les définissant comme étant « des systèmes auxquels le commandement consent de déléguer un certain nombre de calculs de décisions, dans un cadre général fixé par l’humain ».

Pourtant, les systèmes d’IA couplés à des robots autonomes sur terre, sur mer et dans les airs seront très vite en mesure d’identifier et détruire des objectifs plus rapidement que jamais, et sur une très vaste échelle. Cette rapidité va modifier l’équilibre entre soldat et software. Aujourd’hui, les armées font intervenir un être humain pour toute décision létale. Dès lors que l’identification et la frappe d’une cible se dérouleront en quelques secondes, l’humain n’aura plus qu’un rôle secondaire. Il ne fera que superviser les opérations sans intervenir dans chaque action. Ainsi, aujourd’hui certains systèmes autonomes ont déjà la capacité de décider de leurs cibles en temps réel en fonction des règles générées par les algorithmes. Ces derniers peuvent même les faire évoluer en cours d’action en fonction des leçons apprises.

Alors quelle attitude adopter face à un adversaire qui ne s’est pas fixé les mêmes règles éthiques que nous, estimant comme Machiavel que « la fin justifie les moyens ». Pourrons-nous toujours préserver l’éthique au détriment de l’efficacité ?

Les armées américaines ont fait le choix d’une IA « adaptative » où, par défaut, ils maintiennent l’homme dans la boucle mais en développant des modes d’autonomie accrue, voire totale, selon les règles éthiques suivies par leurs adversaires potentiels.

Les limites de l’IA découlent aussi du paramétrage des algorithmes qui la régissent.  En matière de SALA, cela revient à décider quel est le prix d’une vie humaine dans l’algorithme pour qu’il puisse déterminer le niveau de dommages collatéraux jugé acceptable par rapport à la valeur de la cible traitée. Il faut également définir quelle distinction doit être faite entre combattants et non combattants. Cela pose clairement la question de la détermination dans un algorithme de la proportion acceptable du nombre de civils qui pourraient être sacrifiés pour atteindre un objectif militaire.

Pour fixer des limites à l’IA encore faut-il pouvoir la contrôler tout au long de son processus de création et d’utilisation, notamment les algorithmes qui la structurent. 

Pour se faire, l’US Air Force a lancé un appel d’offres pour recruter des officiers de sécurité de l’IA qu’elle veut former pour surveiller le comportement des algorithmes et les réorienter si nécessaire. Mais outre le fait que c’est un métier totalement nouveau à créer, le défi s’annonce très difficile. En effet, comprendre le fonctionnement d’une IA est beaucoup plus complexe que la créer car elle évolue en permanence durant son apprentissage et à chaque utilisation. C’est pourtant une nécessité car l’empoisonnement de l’IA devient une menace réelle avec l’introduction de codes malveillants, de fonctionnalités cachées ou de défauts volontaires.

Cela pose la question de fond : l’IA est-elle contrôlable et si oui comment ?

L’exercice du commandement sera-t-il bouleversé par l’usage de l’IA ?

L’implication de l’IA sur le champ de bataille est de plus en plus importante. Elle bouleverse peu à peu les structures traditionnelles de commandement et de contrôle des états-majors avec le risque que d’un simple outil d’aide à la décision, l’IA devienne le preneur de décision.

En effet, l’IA peut améliorer significativement la qualité des décisions en produisant des analyses de données complexes et des prédictions plus précises, tout en automatisant les tâches décisionnelles routinières. La production des ordres, le choix entre deux modes d’actions (MA), leur confrontation avec les modes d’actions de l’ennemi (ME), tout cela peut être confié à la machine en automatisant le travail de nombreuses cellules d’un état-major opérationnel. L’intuition du chef, sa fameuse intention qui constitue souvent l’esprit de la mission auront-elles encore leur place dans le processus décisionnel et la production d’ordres d’opérations ?

Plus que jamais, un équilibre doit être trouvé entre l’apport indéniable de l’IA dans l’analyse et la synthèse rapides et pertinentes de données de plus en plus nombreuses, la présentation de solutions possibles et la prise de la décision finale qui engage la responsabilité du chef militaire et doit lui revenir. Ne serait-ce que parce qu’il est comptable de la vie de ses hommes devant leurs familles et leurs frères d’armes contrairement à la machine et ses concepteurs.

Il faut donc redéfinir la place pour le chef face à la réactivité accrue des machines en réussissant à préserver l’intégrité et surtout la cohérence d’une chaine de commandement mêlant des machines et des hommes.

L’introduction accrue de l’IA dans le processus de décision pose aussi la question de la responsabilisation. En effet, la responsabilité se retrouve diluée dans une chaine de commandement allant de l’ingénieur qui a conçu l’algorithme jusqu’à l’opérateur qui active le mode autonome, en passant par le responsable politique qui a commandé ces armes et par les officiers qui en ont ordonné l’usage. Il sera très difficile de déterminer la part de responsabilités de chacun et il y a fort à parier que, comme souvent, le chef militaire en bout de chaine, à la tête des opérations, soit considéré comme le premier et seul responsable.

Comme l’IA s’impose de manière incontournable dans le processus de décision, dans l’élaboration des ordres, dans la gestion des données et des équipements du champ de bataille, elle doit être enseignée dans toutes les écoles de formation. Elle doit être suffisamment vulgarisée pour que chaque acteur du champ de bataille, du soldat au général, en comprenne, à son niveau de responsabilités, les enjeux, les risques, les forces et les faiblesses.

Il faut éviter que les systèmes embarquant de l’IA à tous les niveaux de la chaine de commandement ne finissent par transformer les officiers conduisant les opérations en de simples opérateurs spécialisés, se reposant aveuglément sur les conclusions de la machine. Les chefs doivent particulièrement être formés à l’utilisation d’outils pilotés par l’IA pour en connaitre les limites et prendre suffisamment de recul pour ne pas être submergés par le flot d’informations qui leur parvient. Pour autant, l’automatisation du traitement de nombreuses données dans le processus d’élaboration des ordres et de la prise de décision en temps extrêmement rapide, constitue une véritable aide au commandement.

Cependant, il faut échapper à la tentation du tout IA car la menace cyber est suffisamment prégnante pour que les armées se retrouvent parfois engagées sans l’aide d’une IA rendue inutilisable ou inaccessible. Le mode dégradé doit plus que jamais continuer d’être enseigné, car il représente la dernière garantie d’efficacité pour les armées de plus en plus dépendantes du numérique, de la technologie et de l’IA.

Demain si les plus fervents partisans de l’IA ont raison et que presque tout peut être géré par l’IA en une fraction de seconde, il faudra s’assurer que le cerveau humain pourra suivre le rythme imposé par la machine et toujours en comprendre le fonctionnement. C’est à ce prix que le chef militaire, peut espérer conserver sa place dans la boucle décisionnelle.


NOTES :

  1. En mai 2024, les Américains ont fait décoller 5 293 drones pour un spectacle nocturne.

CERCLE MARÉCHAL FOCH

CERCLE MARÉCHAL FOCH

Le Cercle Maréchal Foch est une association d’officiers généraux en 2e section de l’armée de Terre, fidèles à notre volonté de contribuer de manière aussi objective et équilibrée que possible à la réflexion nationale sur les enjeux de sécurité et de défense. Nous proposons de mettre en commun notre expérience et notre expertise des problématiques de Défense, incluant leurs aspects stratégiques et économiques, afin de vous faire partager notre vision des perspectives d’évolution souhaitables. Le CMF est partenaire du site THEATRUM BELLI depuis 2017. (Nous contacter : Cercle Maréchal Foch – 1, place Joffre – BP 23 – 75700 Paris SP 07).

Une étude met en garde contre le possible « déclassement » de l’aviation de combat française

Une étude met en garde contre le possible « déclassement » de l’aviation de combat française


Lors d’une audition parlementaire, en juillet 2017, alors chef d’état-major de l’armée de l’Air et de l’Espace [CEMAAE], le général André Lanata s’était inquiété du déclassement potentiel de l’aviation de chasse française, en raison de fragilités engendrées par les « politiques menées lors des dix dernières années ».

Lors de son intervention, il avait ainsi souligné la « prolifération » des moyens de déni et d’interdiction d’accès [A2/AD], basés sur des systèmes de défense sol-air toujours plus performants… Ce qui était une façon d’aborder, en creux, le déficit capacitaire de l’AAE en matière de guerre électronique et de suppression des défenses aériennes adverses [SEAD] depuis le retrait du service du missile antiradar AS-37 MARTEL.

En outre, au-delà du format de l’aviation de chasse, le général Lanata avait affirmé que le chasseur-bombardier F-35, dit de cinquième génération en raison de sa « furtivité », constituait « l’une des illustrations » du risque de déclassement qu’il redoutait alors.

Le F-35 « change la donne sur le plan des capacités opérationnelles en raison, principalement, de sa discrétion […] et de ses capacités de connectivité : il connecte massivement des informations avec les autres appareils du système de combat aérien », avait-il expliqué, avant de relever que cet avion allait devenir le « standard de référence » en Europe pour « être capable de participer aux scénarios d’engagement les plus exigeants ».

Depuis, le projet de Système de combat aérien du futur [SCAF] a été lancé dans le cadre d’une coopération avec l’Allemagne et l’Espagne, le standard F4 du Rafale a été qualifié et les contrats afférents au développement du Rafale F5 et d’un drone de combat [UCAV] associé ont été notifiés. Mais il faudra du temps pour que ces programmes se concrétisent… Et cela alors que le F-35 a poursuivi sa « conquête » de l’Europe, après avoir été choisi par les forces aériennes tchèques, allemandes, roumaines ou encore belges, pour ne citer qu’elles.

À l’heure où l’hypothèse d’un engagement de haute intensité est régulièrement évoquée, une étude de l’Institut français des relations internationales [IFRI], réalisée par deux pilotes de chasse [dont l’un n’est plus en activité], pose un constat sévère sur les capacités de l’AAE en matière de supériorité aérienne.

« Le modèle de force français est construit autour de la dissuasion et de la défense aérienne du territoire métropolitain. Il atteint ses limites pour peser efficacement en coalition dans un conflit de haute intensité, en particulier en raison d’impasses sur la furtivité et la SEAD, et du volume insuffisants des flottes, des équipements de mission et des munitions », résume-t-elle.

Mais l’un de ses passages est susceptible de donner matière à débat. Ainsi, d’après des entretiens réalisés auprès « d’officiers supérieurs » de l’AAE « ayant participé sur Rafale aux exercices pluriannuels Atlantic Trident contre des F-22 et des F-35 », les deux auteurs avancent que « l’asymétrie technologique est désormais franche ».

Et de préciser : « Les pilotes français affrontant régulièrement des chasseurs de 5e génération en exercice interalliés constatent que ‘la mission de combat contre des chasseurs furtifs sur Rafale est impossible à gagner en l’état actuel des capteurs ».

Si « la furtivité radar n’est certes pas suffisante pour obtenir la supériorité aérienne », elle est cependant un « atout indéniable, en particulier dans les scénarios les plus durs, à moins d’accepter des missions de pénétration en basse altitude, avec un niveau de risque élevé », soulignent les auteurs de cette étude. En outre, poursuivent-ils, « elle pourrait aussi devenir un ticket d’entrée des missions en première ligne, et donc un marqueur d’influence des options stratégiques d’une coalition ».

Dans ces conditions, préviennent-ils, l’aviation de chasse française « pourrait être cantonnée au rôle de ‘supplétif’ » dans une « coalition aérienne à deux vitesses, dans laquelle les chasseurs de 4e génération auront toute leur place ». Le général Lanata n’avait pas dit autre chose il y a presque huit ans.

Cela étant, cette affaire de « capteurs » interpelle. Si un avion comme le F-35 peut être « invisible » pour certains moyens de détection [ce n’est a priori pas le cas pour les radars passifs et cela dépend des bandes de fréquences utilisées], sa signature infrarouge – avec son moteur F-135 – peut le trahir. La voie IR de l’Optronique Secteur Frontal [OSF] du Rafale serait en mesure de le détecter en face à face, sous réserve, toutefois, des conditions météorologiques.

Au passage, le Rafale sera prochainement doté d’un OSF améliorée, la Direction générale de l’armement ayant récemment mené des essais sur une nouvelle optique sur la voie infrarouge de l’OSF, celle-ci étant censée améliorer la « qualité image de la fonction Identification de nuit ».

Cette évolution sera accompagnée par l’intégration de la Liaison 16 block 2, de la radio numérique logicielle CONTACT ainsi que par celle des systèmes TRAGEDAC [qui donnera au Rafale une capacité de localisation passive de cibles grâce à une mise en réseau des avions d’une même patrouille, ndlr] et CAPOEIRA [pour connectivité améliorée pour les évolutions du Rafale]. Qui plus est, le développement d’un missile antiradar est également en cours, dans le cadre du programme à effet majeur « Armement Air-Surface Futur », lequel « répond au besoin de disposer d’une capacité de neutralisation des menaces surface-air de courte et moyenne portée, prérequis indispensable à la capacité d’entrée en premier du Rafale ».

Au-delà des aspects capacitaires, l’étude publiée par l’IFRI souligne également le format réduit de l’aviation de chasse française, qui est « à son plus bas volume historique depuis 1916, et le manque de munitions dites « complexes ».

« Les consommations de missiles air-air observées lors d’exercices de grande ampleur ou de simulations représentent, rapporté aux stocks effectifs en 2024, en sanctuarisant la Posture permanente de sécurité Air et la Composant nucléaire aéroportée, trois jours de combat de haute intensité, voire une journée pour le cas particulier du Meteor. Cette problématique risque de s’aggraver avec le temps au vu des contraintes de vieillissement sur la durée de vie des missiles », affirme en effet cette étude.


Rapport de l’IFRI : https://www.ifri.org/sites/default/files/2025-01/ifri_gorremans_avenir_superiorite_aerienne_2025_0.pdf

« La défense nationale, histoire et théorie », par le professeur Philippe Vial

« La défense nationale, histoire et théorie », par le professeur Philippe Vial

La notion de défense nationale, fondamentale pour notre institution, a une histoire riche et mouvementée. L’historien Philippe Vial l’a retracée lors d’une conférence devant les auditeurs de la 4e session nationale de l’IHEDN. Première partie (1870-1940).
 
La bataille de Valmy, le 20 septembre 1792, par Horace Vernet.

La bataille de Valmy, le 20 septembre 1792, par Horace Vernet.

 

La « défense nationale » est une notion qui semble parler d’elle-même… Et donc aller de soi ! C’est pourtant une fausse évidence. Si chaque pays possède aujourd’hui son ministère de la Défense, il est loin d’être toujours celui de la « Défense nationale ». On parle ainsi du Ministry of Defence (MOD) au Royaume-Uni et du Department of Defense (DOD) aux États-Unis. Depuis la création de ces ministères à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, le qualificatif de « nationale » n’a jamais été ajouté au nom de « défense », à l’opposé du cas français. Et ce, alors même que le ministère est aujourd’hui celui des Armées, une appellation ressuscitée en mai 2017, mais qui avait été seulement en usage à l’époque du général de Gaulle pour l’essentiel. Il y a ainsi bien une spécificité française, qui est aussi une complexité.

Pour entrer dans notre réflexion sur leur genèse, je vous propose de repartir de ce que déclarait, le 18 octobre 2019, le Premier ministre d’alors devant vos prédécesseurs, dans ce même amphithéâtre Foch. Cette singularité de la notion de la défense nationale, Édouard Philippe l’a en effet évoquée à sa manière, en ouvrant son propos par une citation de l’ouvrage phare de Maurice Genevoix, Ceux de 1914. Une citation qu’il a ensuite longuement commentée, passant de la Grande Guerre aux armées de la Première République, de Verdun à Valmy. C’est en creux une définition de la défense nationale qu’il donne, conçue comme le geste fondateur et fondamental du citoyen qui défend sa patrie.

Édouard Philippe débute donc en reprenant à son compte l’évocation que Genevoix fait des poilus victorieux :

« Ils avaient tous des visages terreux, aux joues creuses envahies de barbe […] ; des reprises grossières marquaient leurs vêtements aux genoux et aux coudes ; de leurs manches râpées sortaient leurs mains durcies et sales […]. Pourtant, c’étaient eux qui venaient de se battre avec une énergie plus qu’humaine […] ; c’étaient eux les vainqueurs ! »

À LA BATAILLE DE VALMY (1792), “LA MÈRE DE TOUTES LES ARMÉES DE LA RÉPUBLIQUE”

Et le Premier ministre d’enchaîner :

« Jamais auparavant dans notre histoire, l’armée française […] ne s’est autant confondue avec la nation. Cette armée de 14, c’est celle du berger, du boucher, du cordonnier, de l’employé, du marin, de l’étudiant et du père de famille. Et cette armée n’avait au fond, rien à envier à celle de Valmy. « À ces grandes légions fraternelles – pour reprendre les mots de Jules Michelet – qui sortirent de terre […] ; ces héros de la patience, soldats du Rhin, de Sambre-et-Meuse, qui ne connurent que le devoir ». Une armée de Valmy qui va demeurer durant de longues années, « la mère de toutes les armées de la République ». »

Valmy marque ainsi la bascule symbolique de l’armée professionnelle à l’armée citoyenne. Présent ce 20 septembre 1792, aux côtés du duc de Saxe-Weimar, l’écrivain allemand Johann Wolfgang von Goethe a sur le champ le sentiment de la nouveauté radicale de la Révolution française. Une vingtaine d’années plus tard, évoquant ce souvenir dans sa Campagne de France, il n’hésitera pas à déclarer : « D’aujourd’hui et de ce lieu date une ère nouvelle dans l’histoire du monde. »

« Dès son origine », poursuivait Édouard Philippe, « notre République s’est conçue comme une « nation en armes » où, toujours pour citer Michelet, « tous jurèrent de défendre tous ». Une République qui dès sa naissance, a dû se battre pour son idéal de liberté et d’égalité. Et la figure mythique du citoyen qui défend sa patrie se trouve au fondement de notre histoire ». Les débuts de la République constituent donc un moment décisif dans la cristallisation de la notion de défense nationale, au sens littéral du terme.

LA BATAILLE DE BOUVINES (1214), PRÉMISSE DE LA DÉFENSE NATIONALE

C’est l’aboutissement d’un processus que l’on peut faire remonter au fameux « dimanche de Bouvines », le 27 juillet 1214, dont Georges Duby a fait le récit dans un ouvrage classique publié au début des années 1970. Ce jour-là, les forces royales de Philippe II Auguste soutenues par Frédéric II de Hohenstaufen affrontent victorieusement une coalition constituée de princes et seigneurs français, menée par Jean sans Terre, duc d’Aquitaine, de Normandie et roi d’Angleterre, et soutenue par Otton IV, souverain du Saint-Empire romain germanique. Le succès français est dû en particulier à la coopération de la chevalerie et des milices communales, ce qui permettra aux historiens du XIXsiècle de voir dans cette bataille l’émergence de la nation et du sentiment national.

Avant Valmy, le système de la milice instauré en 1688 par Louvois, principal ministre de Louis XIV, constitue une première forme de service militaire jusqu’à la fin de l’Ancien régime, en complément du système de l’Inscription maritime pour les gens de mer, institué à partir de 1668 par Colbert, le prédécesseur de Louvois. Cette double organisation permet de compléter le recrutement habituel des forces royales et leur donne une dimension nationale nouvelle. Elle annonce le tournant de la Révolution qui, au-delà de l’épisode symbolique de Valmy, se manifeste à travers la levée en masse de l’an II (septembre 1793 – septembre 1794), puis la loi Jourdan de 1798. Instituant la « conscription universelle et obligatoire » de tous les Français âgés de 20 à 25 ans, elle pose les bases d’une organisation qui va perdurer deux siècles. Elle instaure ainsi, au sens propre, une défense nationale dont elle résume le principe par la célèbre formule : « Tout Français est soldat et se doit à la défense de sa patrie ».

La guerre de 1870 marque une seconde étape importante dans la cristallisation de la notion de défense nationale. Le 2 septembre, à l’issue d’une série de défaites où l’héroïsme des troupes n’a pu compenser la trop fréquente médiocrité du haut commandement, Napoléon III capitule à Sedan et est fait prisonnier. L’annonce de ce désastre, le 4 septembre, entraîne la chute du régime impérial et la proclamation de la IIIRépublique. Un gouvernement de salut est constitué, officiellement dit de « la défense nationale », car il s’agit au sens propre de défendre la nation, comme les combats très durs des mois suivants vont le prouver.

1870 : LA NOTION DE « DÉFENSE NATIONALE » APPARAÎT DANS LE VOCABULAIRE OFFICIEL

Pour la première fois, la notion de « défense nationale » fait son apparition officielle dans le vocabulaire politico-administratif. Pour autant, il n’y a pas encore de ministre de la Défense, seulement les habituels ministres militaires, ministre de la Guerre d’un côté, de la Marine et des Colonies de l’autre. Le ministre de l’Intérieur, Léon Gambetta, va cependant jouer un rôle spécifique, qui en fera à bien des égards un ministre de la Défense de facto.

Proclamation de la République par Gambetta depuis le balcon de l’Hôtel de Ville de Paris, le 4 septembre 1870.

Le bilan de ce « gouvernement de la défense nationale » est paradoxal : un volontarisme et un héroïsme indéniables, mais un échec patent sur le plan militaire. En dépit des sacrifices consentis, la France doit se résigner à traiter et à accepter les conditions humiliantes du traité de Francfort (perte de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine, indemnité de 5 milliards de francs or). La nouvelle République va néanmoins rester structurellement marquée par cette volonté originelle de sursaut politique et militaire, donnant naissance à une véritable mystique de la « défense nationale ».

En témoigne, dans les années qui suivent, l’érection de nombreux monuments dédiés, un peu partout en France, en premier lieu à Paris. Installé dans le XIVarrondissement, le Lion de Belfort symbolise la résistance victorieuse de la ville assiégée (3 novembre 1870 – 18 février 1871), sous le commandement du colonel Denfert-Rochereau qui a donné son nom à la place. Inaugurée en 1880, cette statue de Bartholdi est une copie au tiers de l’œuvre monumentale érigée dans la ville franc-comtoise. Elle s’en distingue également par l’inscription figurant sur son socle : « À la Défense nationale ».

Bartholdi est également à l’origine du Monument des aéronautes, inauguré en 1906. Installé porte des Ternes, à Paris, ce groupe statuaire est un hommage aux héros des liaisons aériennes qui permirent à la capitale, assiégée par l’armée prussienne, de communiquer avec le reste de la France. Il sera malheureusement fondu en 1941 sur décision du régime de Vichy.

À L’ORIGINE DU QUARTIER D’AFFAIRES DE LA DÉFENSE

On peut en revanche toujours admirer à Puteaux, à l’ouest de la capitale, le groupe statuaire « La défense de Paris », même si celui-ci est aujourd’hui quelque peu perdu sur l’esplanade de la Défense. Œuvre de Louis-Ernest Barrias, il fut inauguré en 1883 sur ce qui était à l’époque le « carrefour de Courbevoie ». C’est là en effet que passèrent les troupes en route pour Buzenval, lors de ce qui fut la dernière et infructueuse tentative de briser le siège de Paris (19 janvier 1871). De ce fait, le carrefour fut renommé « rond-point de la Défense » : c’est l’origine du nom de l’actuel quartier d’affaires.

Enfin, juste derrière  l’École militaire, place de Fontenoy, se trouve le méconnu « Monument de la Défense nationale », du sculpteur Jules Hallais, érigé par souscription nationale en 1889. Ce modeste obélisque de granit, dont la colonne tronquée peut figurer un glaive brisé, est d’une simplicité qui contraste singulièrement avec sa raison d’être. Comme l’indique l’inscription figurant sur l’une de ses faces, il honore en effet « la mémoire des officiers, sous-officiers et soldats français des armées de terre et de mer tombés au champ d’honneur pour la défense de la patrie », soit environ 140 000 morts en associant ceux tués au combat et par maladie. Le contraste est d’autant plus saisissant si l’on songe que ce monument fut érigé au même moment que la Tour Eiffel de l’autre côté de l’École militaire et du Champ de Mars. Ces monuments parisiens ne doivent pas faire oublier que bien d’autres furent érigés en province dédiés à la défense nationale, en particulier dans les villes de garnison. On pense ainsi à ceux qui existent toujours à Saint-Maixent ou Soissons.

Comme pour signer l’échec de ce gouvernement dont elle était la raison d’être, la notion de défense nationale est absente des lois constitutionnelles de la IIIRépublique, promulguées en février 1875. De même, on ne voit pas davantage apparaître de ministre en charge de ce domaine dans les gouvernements qui se succèdent. Les questions militaires demeurent partagées entre un ministère de nature d’abord fonctionnelle, celui de la Guerre, qui s’occupe de la guerre sur terre, et un ministère inscrit dans une logique de milieu, le ministère de la Marine et des Colonies, en charge des mondes maritime et ultramarin dans la diversité de leurs déclinaisons. Ni les troupes de marine, ni la flotte de guerre ne sont donc la seule raison d’être de ce ministère, en charge également des autres marines (pêche, commerce…). Néanmoins, à la fin du XIXsiècle, la nécessité de prendre en compte la dimension interarmées se fait jour. D’autant que la situation institutionnelle s’est encore compliquée depuis 1884, date à partir de laquelle les Colonies forment un ministère distinct, au détriment de l’efficacité attendue.

« L’ESPRIT PARTICULARISTE DES SERVICES », GRAND ENNEMI DE LA DÉFENSE

Écoutons ce qu’en dit Édouard Lockroy, ministre de la Marine à deux reprises (1895-1896 et 1898-1899), dans La Défense navale, ouvrage publié l’année suivant son dernier séjour rue Royale :

« Un des grands ennemis de la défense, c’est encore l’esprit particulariste des services, l’ignorance où ils vivent les uns des autres, l’hostilité sourde qui les anime les uns contre les autres. Avant l’intérêt général passe souvent l’intérêt du département, de la direction, parfois du bureau. Les Colonies ont pour la Marine une antipathie qu’elles ne cachent pas. La Marine ignore complètement la Guerre et la Guerre ne sait pas, ou ne veut pas savoir ce que c’est que la Marine. Volontiers, elle la considère comme une simple entreprise de transport. Chacun se renferme avec obstination dans sa spécialité. Nul ne tente d’entrer en relation avec le voisin. Les rivalités s’accusent de partout, âpres et violentes, alors que tout le monde devrait collaborer à la même œuvre. »

Édouard Lockroy, ministre de la Marine à la fin du XIXe siècle.

Un constat qui contribue à expliquer pourquoi, durant les années 1890, émerge, cette fois de manière durable, la notion de défense nationale, en premier lieu dans sa dimension interarmées. Saint-cyrien et officier du corps d’état-major, ancien collaborateur de Gambetta au moment de la Défense nationale, puis chef de cabinet du général Boulanger ministre de la Guerre, le général de division Henri Jung est le premier, en 1890, à envisager un état-major unifié dans son ouvrage Stratégie, tactique et politique :

« Scientifiquement, il n’y a pas deux territoires, comme il n’y a pas deux défenses. Le territoire national est partout où flotte le drapeau tricolore. Par conséquent, au point de vue scientifique, il ne devrait y avoir qu’un état-major général ».

Et de détailler sa composition : « Il comprendrait quatre sections : la première, pour les opérations des armées de terre ; la deuxième, pour la défense du territoire, le gouvernement des places, etc. ; la troisième, pour les opérations des flottes ; la quatrième, pour les colonies et les protectorats. »

EN 1890, « LA NÉCESSITÉ D’UN MINISTRE CIVIL DE LA DÉFENSE NATIONALE »

On le voit, les propositions du général restent très sommaires. Elles ne sont pas détaillées davantage dans La République et l’Armée, paru deux ans plus tard. Mais ce nouvel ouvrage porte le problème au niveau politique, proposant pour la première fois l’institution d’un ministre militaire unique :

« J’ai toujours cru avec Gambetta », écrit Jung « et je crois encore à la possibilité et à la nécessité d’un ministre civil de la Défense nationale, ayant sous sa haute direction deux spécialistes, l’un à la Guerre, l’autre à la Marine, avec un seul état-major de terre et de mer […]. »

Polytechnicien et artilleur, le capitaine Gaston Moch pose le képi en 1894, l’année où il publie La Défense nationale et la défense des côtes. Il inscrit sa réflexion dans une dynamique différente, d’abord militaire et spécialisée avant d’être politique et générale. La défense nationale n’est pas une, constate le capitaine, puisque constituée de l’armée et de la flotte. Or, les deux « diffèrent l’une de l’autre par leur nature et leur mode d’action, mais pas plus que la cavalerie, par exemple, ne diffère du corps des aérostiers ». Ce déni de la spécificité du milieu maritime permet à l’auteur de justifier l’instauration d’« un ministère unique, le ministère de la Défense nationale », dont les structures juxtaposeraient celles des départements de la Guerre et de la Marine.

C’est la première fois que sont posés les principes de ce que pourrait être l’organisation du nouveau ministère puisque Jung n’était pas entré dans ce détail. À l’inverse, Moch se contente de reprendre sa vision de ce que serait l’état-major général unifié. Est ainsi proposé, là encore pour la première fois, un schéma d’organisation global, dont l’auteur souligne qu’il serait source d’une meilleure efficacité, en particulier budgétaire.

Au tournant du siècle, trois crises font franchir un cap important au débat. En premier lieu, celle de Fachoda [incident diplomatique au Soudan entre la France et le Royaume-Uni, NDLR] qui, en 1898, révèle de manière humiliante les conséquences de l’absence d’une politique globale de défense. Elle conduit, deuxièmement, à trancher le vieux débat sur les troupes de Marine, qui traînait depuis la création du ministère des Colonies : la loi du 7 juillet 1900 entérine leur rattachement au département de la Guerre. Enfin, le dénouement de l’affaire Dreyfus clarifie les termes des rapports entre la toge et les armes dans la France républicaine. Les autorités politiques vont avoir à cœur de traduire dans les faits leur prééminence réaffirmée.

1906 : LE CONSEIL SUPÉRIEUR DE LA DÉFENSE NATIONALE, ORGANISME HYBRIDE

Il n’est donc pas étonnant de voir le thème d’une institutionnalisation de la défense nationale prendre une nouvelle importance dans le débat public, conduisant à l’institution de la première grande instance politico-militaire, le Conseil supérieur de la défense nationale (CSDN), en avril 1906. Cette nouvelle instance est à l’origine de l’actuel Conseil de défense et de sécurité nationale. Après une interruption de 35 ans, la notion de « défense nationale » fait son retour dans le vocabulaire politico-administratif. Et, cette fois, va s’y installer durablement. La création de la nouvelle instance est le fait du ministre de la Guerre, Eugène Étienne, qui fut lui aussi proche de Gambetta, mais doit également beaucoup à Adolphe Messimy. Ancien officier dreyfusard devenu député radical-socialiste, il a en particulier alerté sur la création en 1902, par le gouvernement britannique, du Committee of Imperial Defence, dont le CSDN va s’inspirer.

Le décret de création de la nouvelle instance est publié le 4 avril, au moment où se dénoue la première crise marocaine [incident diplomatique entre la France et l’Allemagne, NDLR]. Comment ne pas y voir un lien de cause à effet ? Après Fachoda, cette nouvelle grande crise internationale a de nouveau souligné les carences de l’organisation gouvernementale en matière de direction stratégique.

Présidé par le chef de l’État quand il le souhaite, par le président du Conseil le reste du temps, le nouveau Conseil réunit pour la première fois l’ensemble des ministres intéressés par les questions de défense (Guerre, Marine, Colonies), y compris ceux sans compétences militaires (Affaires étrangères, Finances). Les chefs d’état-major généraux de la Guerre et de la Marine, ainsi que le général président du Comité consultatif de défense des Colonies leur sont associés, mais avec voix consultative seulement. Cette précaution est doublée d’une autre, puisque le Conseil n’est pas une instance décisionnelle. Il s’apparente donc aux Conseils supérieurs d’armée, créés à la fin du XIXe siècle, mais s’en distingue par sa dimension interarmées et interministérielle, combinée à la double prédominance que le nombre et le statut confèrent aux politiques. Il s’agit d’un organisme hybride, d’un genre nouveau où les Affaires étrangères et les départements ministériels militaires ont un rôle spécifique.

Conseil Supérieur de la Défense Nationale

Pourtant, la nouvelle instance peine à trouver sa place et se réunit peu. Les réformes apportées à la veille de 1914 par Messimy, devenu ministre de la Guerre, améliorent la situation, mais sans effet décisif. L’absence d’un secrétariat permanent est indéniablement un facteur de faiblesse. De fait, à partir du début du conflit, le CSDN cesse d’être réuni et ne le sera plus jusqu’au retour de la paix… Et, malgré l’avancée indéniable qu’a représentée son institution, il n’y a pas eu de création corollaire d’un ministère et/ou d’un état-major de la défense nationale, bien que ces perspectives soient débattues à la veille du conflit.

PREMIÈRE GUERRE MONDIALE : PAS DE COMMANDEMENT INTERARMÉES UNIFIÉ

Il n’y aura ainsi pas de commandement interarmées unifié pendant toute la guerre, pourtant première guerre « totale » : elle est à nouveau marquée par une bicéphalie entre l’Armée (de terre) et la Marine. Il y aura seulement, sur le plan politique une exception de facto, avec le gouvernement Georges Clemenceau formé à la mi-novembre 1917. Reprenant le choix inédit que Paul Painlevé, son prédécesseur, avait brièvement mis en œuvre à partir de la mi-septembre, le Tigre choisit de prendre le portefeuille de la Guerre quand il est nommé président du Conseil (des ministres). Il est ainsi un quasi-ministre de la Défense et son chef de cabinet militaire à l’hôtel de Brienne, le général de division Henri Mordacq, assure le quotidien ministériel, occupant dans les faits des fonctions de vice-ministre.

À l’issue des hostilités, le besoin de tirer les leçons de ce conflit d’une ampleur inédite conduit à la réactivation rapide du CSDN, à qui est confiée la tâche de préparer une grande loi-cadre sur l’organisation de la nation en temps de guerre. Dans ce contexte, le CSDN est doté d’un secrétariat général permanent, dont le premier titulaire est le général de division Bernard Serrigny, un proche du maréchal Pétain. Ce SG-CSDN deviendra à la fin des années 1920 le SGDN puis, après bien des évolutions, prendra le nom de SGDSN en 2008.

Un nouveau cap est franchi au milieu de l’entre-deux-guerres avec l’institution en février 1932, pour la première fois, d’un « ministre de la Défense nationale », dans le dernier gouvernement Tardieu. Inspecteur général des finances devenu parlementaire, inscrit chez les républicains de gauche, François Piétri est le premier à porter ce titre. Après une quarantaine d’années de débats, la rupture est historique. D’autant qu’elle s’accompagne de la suppression des postes de ministre propres à chaque armée, une première depuis leur instauration pérenne, en 1589 pour la Guerre et en 1669 pour la Marine… Cette rupture a été rendue possible par la réduction graduelle des attributions de la Rue Royale, entérinée en 1927. De ce fait, elle est devenue officiellement, début 1931, le siège du « ministère de la marine militaire ». Rien ne s’opposait plus à son regroupement avec le ministère de la Guerre puisqu’ils relevaient désormais de la même logique fonctionnelle.

À l’œuvre depuis la fin du XIXsiècle, l’exigence de rationalisation administrative, gage d’une meilleure efficacité, l’emporte donc. D’autant que l’institution d’un ministère de l’Air, en 1928, qui annonce la création de l’armée correspondante en 1934, a encore un peu plus compliqué l’organisation du domaine ministériel militaire. Face à cette dynamique centrifuge, son unification s’imposait.

POUR LA 1ère FOIS EN 1932, UN MINISTÈRE COIFFE LES TROIS ARMÉES… PENDANT 3 MOIS ET DEMI

Elle s’inscrit dans le cadre d’une modernisation des structures étatiques et du renforcement du pouvoir exécutif dont André Tardieu, homme de droite, mais ancien proche collaborateur de Clemenceau à la fin de la guerre, a fait son cheval de bataille. Pour autant, cette réforme historique fait long feu. L’instabilité ministérielle emporte le cabinet Tardieu dès le mois de juin 1932, ne laissant pas le temps à la réforme de s’installer, en particulier d’être déclinée dans le cadre de nouvelles structures ministérielles. Une exigence d’autant plus forte que l’on ne balaie pas facilement plus sieurs siècles d’histoire politico-administratives. À l’issue du premier semestre 1932, c’est le retour au statu quo ante.

Néanmoins, la brèche est faite et le besoin – a minima – d’une coordination des ministères militaires est désormais reconnu. Début 1934, une nouvelle combinaison institutionnelle apparaît, qui voit cette mission de coordination officiellement confiée au plus ancien et au plus important des trois ministres d’armée. Jean Fabry, puis Joseph Paul-Boncour, sont ainsi, entre la fin janvier et la fin février 1934, « ministre de la Défense nationale et de la Guerre ». La formule est reprise par le gouvernement de Front populaire, début juin 1936, au profit d’Édouard Daladier.

Dans le même temps, un « Comité permanent de la Défense nationale » (CPDN) est créé, sur les bases du Haut comité militaire (HCM) institué par le gouvernement Tardieu en 1932. Présidé par le ministre de la Défense et composé, pour chaque armée, du vice-président militaire de son conseil supérieur et de son chef d’état-major général, le HCM avait été conçu pour en faire un comité exécutif du nouveau ministère de la Défense. Il venait ainsi pallier les insuffisances du CSDN, dont la composition s’était alourdie jusqu’à l’inefficacité.

Avec la réforme de juin 1936, les ministres dont la participation serait éventuellement utile sont désormais admis au sein du HCM devenu CPDN, tout comme le ministre et le chef d’état-major général des Colonies à partir de mai 1938. Cet élargissement se double d’un renforcement des capacités d’action du comité, qui peut dorénavant s’appuyer sur le SGDN. Au fil des années, cette instance acquiert une véritable capacité décisionnelle, que cristallise la grande loi du 11 juillet 1938 sur « l’organisation générale de la nation pour le temps de guerre », préparée depuis les lendemains de la guerre.

1936 : CRÉATION DU COLLÈGE DES HAUTES ÉTUDES DE DÉFENSE NATIONALE, FUTUR IHEDN

On le voit, les années 1930 sont marquées par une institutionnalisation inédite de la notion de « défense nationale », qui s’accélère nettement dans la seconde moitié de la décennie, au fil de la montée des périls. L’humiliation de la crise rhénane début 1936 [NDLR : le 7 mars, sur ordre du Führer Adolf Hitler, des troupes allemandes investissent la zone démilitarisée de Rhénanie], le choc qu’elle représente, constituent un facteur clé. Quelques semaines plus tard, le gouvernement de Front populaire joue un rôle majeur dans cette prise en compte inédite de la notion de défense nationale. En témoigne la création durant l’été 1936 du Collège des hautes études de défense nationale (CHEDN), dont l’IHEDN est l’héritier direct.

Confiée au vice-amiral Raoul Castex, le grand penseur stratégique français de l’entre-deux-guerres, la création de cet établissement d’un type entièrement nouveau trouve sa plus ancienne origine connue – en l’état de nos connaissances – dans la note du chef de bataillon Charles de Gaulle du 20 avril 1931. Rédigée à l’initiative de son auteur, elle est adressée depuis Beyrouth, où il est alors affecté, au maréchal Pétain, dont il a été « la plume » au milieu de la décennie précédente, et qui l’a ensuite transmise au SGDN, le général de division Louis Colson.

De Gaulle y propose la « création d’un enseignement relatif à la conduite de la guerre », et y prône « un ordre nouveau d’enseignement », permettant « de synthétiser les données constantes du problème de la guerre pour provoquer et orienter sur le sujet les réflexions de chacun » :

« On jettera de cette façon les fondements d’une doctrine de défense nationale parmi ceux qui, par leurs fonctions ou par leurs destinations hors de l’armée, ou dans l’armée, sont susceptibles de la répandre ou d’avoir à l’appliquer. »

Tout autant que sa finalité, c’est le public visé qui fait de la proposition de De Gaulle une offre inédite puisqu’il est envisagé d’accueillir dans cette formation des fonctionnaires civils.

Le projet de CHEDN reprend cette double exigence. Dans la perspective d’une nouvelle guerre totale, il s’agit de doter les futurs cadres dirigeants du pays d’une formation commune destinée à leur donner les moyens d’agir ensemble de manière efficace. Preuve de l’urgence, le CHEDN ouvre ses portes dès l’automne 1936. De manière révélatrice, le deuxième conférencier à y être invité est le colonel de Gaulle, affecté depuis cinq ans au SGDN, qui vient présenter « le projet de loi d’organisation de la nation pour le temps de guerre ».

AMIRAL RAOUL CASTEX : « L’ENSEMBLE SEUL M’INTÉRESSE »

Un an plus tard, ouvrant la 2session du CHEDN, le 3 novembre 1937, l’amiral Castex résumera l’ambition ultime de l’établissement qu’il a fondé en des termes saisissants, qui n’ont rien perdu de leur pertinence : faillite de la défense nationale.

« Personnellement, j’ai cessé en entrant ici de me considérer exclusivement comme marin. J’ai dépouillé ma carapace ancienne. J’ai perdu mon sexe, si j’ose dire. La marine ne me paraît ni plus, ni moins importante que les autres branches. L’ensemble seul m’intéresse. ».

« L’ensemble seul m’intéresse », voilà qui pourrait être une devise pour la session nationale de l’IHEDN !

Édouard Daladier a tenu un rôle majeur dans les réformes qui ont accompagné les débuts gouvernementaux du Front populaire et donné une nouvelle place à la notion de défense nationale. Devenu président du Conseil à la mi-janvier 1938, il choisit de conserver le portefeuille qui était le sien. Pour la première fois depuis Clemenceau, le chef du gouvernement est ainsi également le ministre de la Guerre, mais aussi désormais de la Défense nationale… Dans le même temps, Daladier fait du général de division Maurice Gamelin, chef d’état-major général de l’Armée [de terre], le premier « chef d’état-major de la Défense nationale », en miroir du ministre dont il dépend.

Le 11 juillet 1938, est enfin votée la loi « sur l’organisation générale de la nation pour le temps de guerre ». Son adoption marque une avancée considérable. Pour la première fois, l’organisation de la défense nationale est pensée globalement en amont du déclenchement d’une guerre. Preuve de cette réussite, des pans entiers de cette loi figurent encore aujourd’hui dans le Code de la défense.

C’est un nouveau cap historique qui est franchi. Mais la cohérence apparente de la nouvelle organisation ne doit pas abuser. La notion de « défense nationale » a beau désormais avoir droit de cité institutionnel, elle ne correspond pas encore à des réalités véritablement efficaces en termes organisationnels. Les réformes intervenues sont en particulier trop récentes pour avoir eu le temps de s’installer et de produire véritablement leurs effets. La nouvelle guerre va être le révélateur impitoyable de cette réalité, que le désastre de 1940 va sanctionner. Il marque la faillite de la défense nationale.

Fin de la première partie, rendez-vous prochainement pour la deuxième et dernière.

Philippe Vial est maître de conférences en histoire contemporaine de l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, spécialiste du domaine politico-militaire. Détaché au ministère des Armées, il est en poste à la Direction de l’enseignement militaire supérieur, où il occupe les fonctions de conseiller académique du directeur, conseiller académique et professeur d’histoire du Centre des hautes études militaires et responsable du cours d’histoire de l’École de guerre.


POUR ALLER PLUS LOIN

Philippe Vial, « La défense nationale avant 1914, une utopie institutionnelle ? », Revue d’histoire maritime, n° 20, 2015/1, « La Marine et la Première Guerre mondiale, une histoire à redécouvrir », p. 269-293.

Une version raccourcie de cette étude a été publiée sous le même titre dans la Revue Défense Nationale, n° 778, 2015/3, « Balard 2015 : la Défense ensemble », p. 72-79. 

Guillaume Denglos et Philippe Vial, « Le SGDSN, plus d’un siècle d’histoire » : synthèse initialement réalisée à l’occasion du colloque « Le SGDSN, 110 ans au service de la défense et la sécurité de la France », 22 décembre 2016, Maison de la Chimie ; Paris.

Philippe Vial, « 1932-1961. Unifier la défense », Inflexions, n° 21, 2012/3, « La réforme perpétuelle », p. 11-22.

Philippe Vial, « Comment l’Hexagone a pris forme », Armées d’aujourd’hui, n° 397, 2015, « Balard vous ouvre ses portes », p. 46-48.

Philippe Vial, « Le regroupement des armées, ce vieux cheval de bataille », entretien avec Nathalie Guibert, Le Monde, 13 octobre 2015.

Pour approfondir

Philippe Vial et Guillaume Denglos, Histoire de l’IHEDN. Penser la Défense, Paris, Tallandier, 2021, 208 p.

Guillaume Denglos et Philippe Vial, Une Histoire du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (XIXe-XXIe siècles), Paris, Nouveau Monde éditions, 2023, 450 p.