Weda Bay Nickel : une mine stratégique au cœur des enjeux de l’Indonésie

Weda Bay Nickel : une mine stratégique au cœur des enjeux de l’Indonésie


Weda Bay est la première mine de nickel au monde. Elle représente à elle seule 17% de la production mondiale. Un enjeu essentiel pour l’Indonésie mais aussi pour la France.

Située sur l’île d’Halmahera, dans la province indonésienne des Moluques du Nord, la concession minière de Weda Bay est devenue en quelques années l’un des projets les plus emblématiques de l’industrie mondiale du nickel.

Portée par un partenariat entre le groupe français Eramet et le géant chinois Tsingshan Holding Group, cette exploitation illustre les ambitions industrielles de l’Indonésie dans la chaîne de valeur des batteries pour véhicules électriques.

Une mine de classe mondiale

Le projet Weda Bay Nickel (WBN) repose sur un gisement latéritique découvert en 1996, estimé à environ 344 millions de tonnes de minerai, avec une teneur moyenne de 1,48 % en nickel et 0,07 % en cobalt.

L’exploitation à ciel ouvert a débuté en 2019, et la première coulée de ferronickel a eu lieu en avril 2020. Aujourd’hui, Weda Bay est considérée comme la plus grande mine de nickel au monde, avec une production record de 36,3 millions de tonnes humides en 2023, représentant environ 17 % de la production mondiale.

Le complexe industriel intégré, connu sous le nom d’Indonesia Weda Bay Industrial Park (IWIP), comprend des installations de traitement pyrométallurgique et des lignes de production de ferronickel. Ce parc industriel emploie plus de 16 000 travailleurs indonésiens, dont 68 % originaires des Moluques du Nord.

Attaques environnementales

Comme tous les projets industriels d’envergure, la mine subit les attaques informationnelles d’associations et de mouvements écologistes. Attaque sur la déforestation, sur la pollution, sur le déplacement des populations tribales qui habitent dans cette partie de l’île, de nombreux arguments sont avancés pour affaiblir la production industrielle. La mine est en effet située sur une partie du territoire du peuple Hongana, où 500 membres vivent de façon isolée.

Si les sujets environnementaux sont de vrais enjeux, ils sont pris en compte par les entreprises qui interviennent dans cette mine, dont Eramet. Ici, se met en place comme dans beaucoup d’autres lieux industriels, une guerre économique qui repose sur le combat cognitif et la lutte des images.

Retrait de partenaires occidentaux

En juin 2024, Eramet et le groupe allemand BASF ont annoncé l’abandon d’un projet commun de raffinerie de nickel et de cobalt, d’un montant de 2,6 milliards de dollars, initialement prévu à Weda Bay. Cette décision est la conséquence des pressions d’ONG et à la lutte informationnelle menée contre ses entreprises. Le marché devrait être récupéré par des entreprises chinoises.

L’Indonésie perçoit l’action des ONG occidentales comme des ingérences sur son territoire et des atteintes à sa souveraineté. Pour la France, les enjeux sont doubles. Weda Bay fragilise la Nouvelle-Calédonie, dont l’économie repose sur une industrie du nickel vieillissante et de moins en moins productive. Les attaques informationnelles contre Eramet pénalisent les entreprises françaises et menacent la conquête de marché dans l’espace mondial.

Pékin conteste la volonté de l’Australie de reprendre le contrôle du port stratégique de Darwin à un groupe chinois

Pékin conteste la volonté de l’Australie de reprendre le contrôle du port stratégique de Darwin à un groupe chinois


Alors que l’Otan avait mis en garde contre les investissements effectués par la Chine pour prendre le contrôle de certaines infrastructures critiques de ses pays membres, le gouvernement allemand autorisa le groupe chinois COSCO à acquérir 24,9 % des parts du capital de la société gestionnaire du port de Hambourg.

Cela étant, en Australie, le gouvernement du Territoire du Nord, alors en manque de liquidités, concéda, pour 99 ans, la gestion du port – stratégique – en eaux profondes de Darwin à la société Landbridge Industry Australia, filiale du groupe Shandong Landbridge Group, dont le principal actionnaire n’était autre que le milliardaire Ye Cheng, un proche du Parti communiste chinois, décrit, en 2013, comme étant l’un des dix plus importants « acteurs du développement de la défense nationale ».

La décision du gouvernement du Territoire du Nord fut prise malgré les réserves exprimées par le ministère australien de la Défense… lequel n’alla toutefois pas jusqu’à s’y opposer formellement. En tout cas, elle lui permit de récolter 506 millions de dollars australiens… qui furent très vite dépensés.

« En accordant la concession du port commercial de Darwin à une personne risquant d’être un adversaire potentiel lors des 99 prochaines années, c’est comme si on avait loué ce port aux Japonais en 1938 », avait fulminé Neil James, directeur exécutif de l’Australian Defence Association [ADA], en 2019.

D’autant plus que le gestionnaire chinois du port de Darwin pouvait avoir une idée très précise des mouvements des navires militaires non seulement australiens mais aussi américains. Voire d’entraver les opérations de la Royal Australian Navy [RAN] et de l’US Navy dans la région.

En outre, le Territoire du Nord abrite des bases essentielles pour les forces australiennes et américaines ainsi que des moyens de renseignement, de surveillance et de reconnaissance.

À l’époque, il fut avancé que Canberra envisageait la construction d’un autre port en eaux profondes, situé à seulement 40 km de celui de Darwin. Mais il n’en fut plus question par la suite.

En effet, l’actuel gouvernement australien, dirigé par Anthony Albanese, est visiblement déterminé à reprendre le bail concédé à Landbridge Industry Australia… mais tout en restant flou sur la façon dont il compte s’y prendre.

Sauf que Pékin ne l’entend pas ainsi… L’ambassadeur de la République populaire de Chine [RPC] en Australie, Xiao Qian, s’est en effet invité dans les débats, en publiant une tribune pour dénoncer le projet du gouvernement australien de reprendre le contrôle du port de Darwin.

« Il y a dix ans, le groupe Landbridge a obtenu le bail du port de Darwin grâce à l’issue d’un appel d’offres ouvert et transparent, entièrement conforme aux lois australiennes et aux principes du marché », a d’abord rappelé le diplomate.

« Au cours des 10 dernières années, Landbridge Group a réalisé des investissements importants dans l’entretien et la construction des infrastructures du port de Darwin, l’optimisation de ses opérations et de sa gestion et l’élargissement de sa clientèle », a poursuivi M. Xiao. « Ces efforts ont apporté des améliorations remarquables au port, en rétablissant sa situation financière et en contribuant positivement au développement local », a-t-il insisté.

Aussi, a ensuite fait valoir l’ambassadeur de Chine, « une telle entreprise et un tel projet méritent d’être encouragés, et non d’être punis » et « il est éthiquement discutable de louer un port quand il n’était pas rentable et de chercher ensuite à le récupérer une fois qu’il l’est devenu ».

Pour le moment, les autorités australiennes n’ont pas réagi aux remarques faites par M. Xiao.

BRICS et le Sud global : un ordre mondial en recomposition ?

BRICS et le Sud global : un ordre mondial en recomposition ?

Presidente da República, Jair Bolsonaro, durante foto de família dos Líderes dos BRICS.
Foto: Alan Santos / PR

 

par Mohit Anand* – Revue Conflits – publié le 26 avril 2025

https://www.revueconflits.com/brics-et-le-sud-global-un-ordre-mondial-en-recomposition/


À l’origine composé du Brésil, de la Russie, de l’Inde, de la Chine et rejoint ensuite par l’Afrique du Sud, le groupe BRICS a accueilli de nouveaux membres : l’Arabie saoudite, l’Égypte, les Émirats arabes unis, l’Éthiopie, l’Indonésie et l’Iran. Il agit aujourd’hui comme un forum de coordination politique et diplomatique pour les pays du Sud global, intervenant dans des domaines variés.

Un profond bouleversement secoue la structure mondiale héritée de l’après-Seconde Guerre mondiale. Initialement une idée économique formulée par Goldman Sachs, le groupe BRICS s’est mué en un puissant bloc géopolitique.  À l’origine composé du Brésil, de la Russie, de l’Inde, de la Chine et rejoint ensuite par l’Afrique du Sud, le groupe a accueilli de nouveaux membres : l’Arabie saoudite, l’Égypte, les Émirats arabes unis, l’Éthiopie, l’Indonésie et l’Iran. Il agit aujourd’hui comme un forum de coordination politique et diplomatique pour les pays du Sud global, intervenant dans des domaines variés.

Ensemble, ces onze nations représentent environ 45 % de la population mondiale, 35 % du PIB mondial et 30 % de la production mondiale de pétrole. De plus, la Chine et l’Inde – membres fondateurs – sont des pôles majeurs de la production manufacturière et des services à l’échelle mondiale. L’élargissement du groupe, passant de cinq à onze membres, traduit un mécontentement croissant des pays du Sud global face aux institutions dominées par l’Occident. Dans un contexte marqué par la guerre en Ukraine et le conflit Israël-Gaza, les BRICS incarnent un effort collectif pour réduire la dépendance à l’Occident. Mais une question cruciale demeure : ce groupe hétérogène peut-il véritablement remettre en cause la domination occidentale, ou ses divergences internes et les contre-mesures occidentales freineront-elles son essor ?

Vers un monde multipolaire

Les BRICS ont dépassé leur rôle initial de concept d’investissement pour devenir un acteur défendant un ordre mondial multipolaire. Leurs piliers stratégiques – ressources énergétiques, réseaux commerciaux, technologies – se positionnent de plus en plus en concurrence avec l’influence occidentale. Plusieurs membres explorent des voies de « dé-dollarisation » afin de limiter leur dépendance au dollar pour les échanges et les réserves. Toutefois, l’Inde a déclaré qu’elle ne soutiendrait pas de mesures portant atteinte au dollar américain, révélant ainsi des divisions internes.

Malgré cela, la Nouvelle Banque de Développement des BRICS (NDB) se présente comme une alternative aux institutions financières occidentales, en offrant des prêts avec moins de conditions que la Banque mondiale ou le FMI. Les discussions autour de la création d’une monnaie commune ou d’échanges accrus en monnaies locales représentent une menace supplémentaire pour la suprématie du dollar. Ces initiatives témoignent d’un objectif commun d’autonomie financière accrue, mais aussi des divergences sur le rythme et la fermeté à adopter dans cette démarche.

Influence croissante, contradictions internes

Le groupe élargi détient d’importantes réserves pétrolières, des capacités agricoles et industrielles considérables. Ces atouts renforcent son poids mondial, mais les tensions régionales mettent en lumière des lignes de fracture. Le différend prolongé entre l’Égypte et l’Éthiopie sur le Nil en est un exemple. De même, malgré des efforts diplomatiques récents, les tensions frontalières entre l’Inde et la Chine restent vives, les deux pays revenant au statu quo d’avant 2020 sans résolution claire.

Ces différends bilatéraux illustrent la complexité des relations internes aux BRICS, qui pourraient nuire à l’élaboration de politiques communes. Par ailleurs, l’isolement croissant de la Russie, accentué par sa guerre en Ukraine, crée un paradoxe au sein du groupe. Tandis que Moscou tente d’utiliser les BRICS pour contourner les sanctions occidentales, d’autres membres comme l’Inde et le Brésil maintiennent des liens économiques étroits avec l’Occident. Ce jeu d’équilibre révèle que les BRICS ont la taille critique pour influencer les normes mondiales, mais peut-être pas la cohésion nécessaire pour rivaliser avec des entités structurées comme l’Union européenne.

Contre-offensive ou coopération ? L’Occident s’ajuste

Les États-Unis et leurs alliés ont entamé des mesures pour contenir l’essor des BRICS. Récemment, Donald Trump a menacé d’imposer des droits de douane de 100% aux pays BRICS s’ils tentent de créer ou soutenir une monnaie alternative au dollar. Il a exigé un engagement clair de ces pays à ne pas s’engager dans une telle initiative, faute de quoi ils s’exposeraient à de lourdes sanctions économiques. Une telle stratégie pourrait accentuer la polarisation mondiale. Reste à savoir si les États-Unis peuvent maintenir leur hégémonie économique par ces tactiques agressives, ou si celles-ci accéléreront la transition vers un ordre multipolaire.

L’Union européenne, de son côté, revoit sa stratégie pour renforcer ses relations avec le Sud global, prenant en compte le poids économique croissant des BRICS. Toutefois, ce processus est semé d’embûches. Les divergences sur les conflits internationaux – guerre en Ukraine, relations avec la Chine – révèlent des visions de sécurité différentes entre l’UE et les BRICS. Certains pays en développement jugent aussi l’approche européenne, axée sur la diffusion de normes et valeurs, comme paternaliste, appelant à un dialogue plus respectueux et équitable. L’UE mise désormais sur une approche bilatérale, adaptée aux spécificités de chaque pays BRICS.

Hégémonie occidentale vs ambitions des BRICS : entre cohésion et stratégie

Les BRICS construisent des systèmes parallèles – banques, réseaux de paiement – visant à concurrencer les structures financières dominées par l’Occident. Mais le groupe élargi fait face à des désaccords profonds : le refus de l’Inde de fragiliser le dollar, les sanctions pesant sur l’Iran… Ces éléments montrent que les BRICS disposent à la fois des ressources et de la volonté de remettre en cause l’ordre mondial actuel. Leur véritable défi : parvenir à parler d’une seule voix.

L’Occident, de son côté, s’appuiera sur la force du dollar pour diviser le groupe avant qu’il ne devienne une menace cohérente.

En définitive, une question majeure se pose : si les BRICS poursuivent leur expansion tout en peinant à maintenir leur unité, parviendront-ils à imposer un nouvel ordre mondial alternatif ou ne feront-ils que renforcer la fragmentation qu’ils cherchent justement à surmonter ?

A lire également : BRICS : l’importance des six nouveaux membres


Auteurs : Dr Mohit Anand et Vedant Sanodiya

Dr Mohit Anand est professeur de commerce international et de stratégie à emlyon business school (France). Vedant Sanodiya est étudiant en Master Stratégie et Conseil à emlyon.

Trump et l’arme tarifaire : l’économie au service d’une géopolitique offensive

Trump et l’arme tarifaire : l’économie au service d’une géopolitique offensive

Trump et l’arme tarifaire : l’économie au service d’une géopolitique offensive

par Camille Boulenguer * – IRIS – publié le 23. avril 2025

https://www.iris-france.org/trump-et-larme-tarifaire-leconomie-au-service-dune-geopolitique-offensive/

*Camille Boulenguer est économiste, chercheuse à l’IRIS. Ses travaux se situent à la confluence entre l’économie industrielle et la fiscalité, et interrogent les imbrications entre économie légale et économie illégale (évasion fiscale, blanchiment d’argent, corruption). Ses thèmes de recherche se concentrent notamment autour des enjeux et de l’évolution des pratiques économiques illicites avec l’arrivée des nouvelles technologies (intelligence artificielle, cryptomonnaies, robotique). Elle est par ailleurs co-responsable pédagogique du parcours Risques géoéconomiques et intelligence stratégique d’IRIS Sup’.
Camille Boulenguer est doctorante en économie de l’Université Picardie Jules Verne. Elle est également titulaire de deux masters : l’un en économie (Université de Paris Dauphine) et l’autre en intelligence économique (Université Gustave Eiffel).


Depuis sa création en 1995, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) repose sur un ensemble de principes destinés à encadrer le libre-échange entre ses membres. Parmi eux, celui de la Nation la plus favorisée (NPF) constitue l’un des fondements du multilatéralisme commercial : il impose que toute concession tarifaire accordée à un pays membre soit automatiquement étendue à l’ensemble des autres membres, assurant ainsi une égalité de traitement. Ce principe stipule que toute concession tarifaire accordée à un pays membre doit être automatiquement étendue à l’ensemble des autres membres de l’OMC. Bien que des exceptions existent, notamment pour les zones de libre-échange (USMCA, UE), les mesures de rétorsion commerciale et les accords préférentiels pour les pays en développement, la NPF assure un traitement non discriminatoire et une uniformité des tarifs entre pays membres de l’OMC. Or, ce principe a été frontalement remis en cause par l’administration Trump, qui y voit un facteur d’injustice dans les relations commerciales bilatérales des États-Unis. Portée par une vision plus unilatérale et transactionnelle des échanges internationaux, l’équipe Trump, soutenue par la Heritage Foundation, a développé une stratégie de « réciprocité tarifaire » visant à corriger ce qu’elle considère comme des déséquilibres persistants. Dans son Projet 2025, le think tank conservateur met en avant l’existence d’asymétries tarifaires : de nombreux partenaires commerciaux des États-Unis appliqueraient des droits de douane plus élevés aux produits américains qu’ils n’en subissent sur leurs propres exportations vers les États-Unis. Cette situation serait responsable, pour l’administration Trump, de déséquilibres commerciaux persistants. Face ces distorsions commerciales, Washington entend imposer un principe de « réciprocité tarifaire ». Concrètement, les droits de douane seraient relevés de manière ciblée afin de compenser les écarts identifiés avec les partenaires commerciaux.

Cette remise en cause du multilatéralisme commercial pose de sérieuses questions sur l’avenir de la coopération économique internationale et sur la capacité des institutions comme l’OMC à encadrer les ambitions protectionnistes croissantes.

La méthode de calcul retenue pour déterminer les nouveaux droits de douane au 2 avril 2025[1] soulève de vives critiques parmi les spécialistes. Elle repose sur une formule sommaire : il s’agirait de diviser le déficit commercial bilatéral par le montant des importations états-uniennes en provenance du pays concerné, puis de diviser ce résultat par deux pour obtenir le taux de droit de douane à appliquer. Cette approche est jugée arbitraire par la majorité des économistes, car elle ne tient compte ni de la structure des échanges ni des effets de substitution ou de contournement. Elle revient à taxer les produits importés en fonction de déséquilibres macroéconomiques globaux, sans analyse fine des chaînes de valeur ou des comportements des agents économiques. En effet, les calculs avancés par l’administration Trump négligent les effets de répercussion des droits de douane sur les agents économiques, qu’il s’agisse d’une compression des marges des exportateurs étrangers ou, plus fréquemment, d’un renchérissement des prix supporté par les consommateurs américains.

En 2024, les déficits commerciaux bilatéraux les plus marqués sont enregistrés avec :

  • Chine : -338 milliards USD
  • Union européenne : -192 milliards USD
  • Mexique : -108 milliards USD
  • Vietnam : -99 milliards USD
  • Canada : -72 milliards USD
  • Japon : -55 milliards USD
  • Irlande : -54 milliards USD
  • Taïwan : -41 milliards USD

La politique commerciale défendue par Donald Trump repose sur une lecture du commerce international simpliste dominée par la notion de déséquilibre bilatéral. L’administration Trump considère ainsi que les déficits commerciaux doivent être imputés aux partenaires commerciaux et, à ce titre, que ceux-ci doivent en assumer le coût. L’application de cette méthode de calcul conduit à certaines aberrations : le Cambodge, par exemple, se verrait imposer un tarif de 49 %. On peut également s’étonner de certains choix de découpage géographique : si la France métropolitaine est intégrée à l’ensemble « Union européenne », ses territoires d’outre-mer comme la Polynésie française, la Guyane, la Martinique ou la Guadeloupe apparaissent, eux, en dehors de l’UE, avec des droits de douane estimés à 10 % et 76 %. Est-ce une incohérence d’ordre mathématique, une méconnaissance géographique ou bien un signal politique lancé à la France ?

S’il est encore prématuré d’en anticiper pleinement les retombées, il est certain que la mise en œuvre de ces nouveaux tarifs entraînerait des effets économiques et géopolitiques majeurs.

L’administration Trump affirme que la hausse généralisée des droits de douane pourrait générer jusqu’à 600 milliards de dollars par an en recettes supplémentaires. Celles-ci serviraient à financer une réduction du taux de l’impôt sur le revenu des sociétés, passant de 21 % à 15 %, conformément aux promesses de campagne. Plusieurs instituts de recherches tels que Tax Fondation ou le Oxford Economics ont exprimé des doutes quant à la faisabilité des projections de l’administration Trump concernant les recettes générées par les nouveaux tarifs douaniers. L’administration estime que ces tarifs pourraient rapporter environ 600 milliards de dollars par an, soit 6 000 milliards sur une décennie. Cependant, des analyses indépendantes suggèrent des chiffres nettement inférieurs. Le Tax Foundation prévoit une augmentation des recettes fiscales fédérales de 258,4 milliards de dollars en 2025, ce qui représente 0,85 % du PIB. De plus, le Congressional Budget Office (CBO) estime que les tarifs pourraient générer environ 800 milliards de dollars sur dix ans, soit environ 80 milliards par an, sans prendre en compte les éventuelles mesures de rétorsion. Pour compenser une réduction significative de l’impôt sur le revenu, il serait nécessaire d’imposer des tarifs moyens très élevés sur toutes les importations, ce qui pourrait avoir des effets économiques négatifs considérables. Erica York, économiste au Tax Foundation, souligne qu’une taxe uniforme de 70 % sur toutes les importations serait requise pour égaler les recettes de l’impôt sur le revenu de 2023, une mesure jugée irréaliste. Ainsi, les projections de l’administration semblent optimistes et ne tiennent pas pleinement compte des réactions du marché et des partenaires commerciaux, ni des conséquences économiques potentielles. Par ailleurs, l’annonce de cette réforme tarifaire a immédiatement provoqué une onde de choc sur les marchés financiers. Les contrats à terme sur les indices boursiers américains ont reculé de manière significative : le S&P 500 a enregistré une baisse de 2 %, tandis que le Nasdaq 100 a chuté de 3 %, illustrant les craintes des investisseurs face à une possible escalade protectionniste et à la perspective d’une guerre commerciale prolongée.

Sur le plan géopolitique et commercial

La stratégie tarifaire états-unienne semble s’inscrire dans une logique de remise en cause du multilatéralisme commercial. L’introduction de droits de douane différenciés selon les pays – avec des exceptions notables pour certains partenaires géostratégiques – reflète une volonté de redéfinir les rapports de force au sein du commerce mondial, en dehors des cadres institutionnels traditionnels comme l’OMC. Cette politique pourrait redéfinir les alliances et ouvrir la voie à des représailles de la part des puissances ciblées, notamment la Chine et l’Union européenne, déjà évoquées comme prêtes à répondre par des mesures de rétorsion.

L’annonce de droits de douane très élevés à l’encontre de Taïwan — à hauteur de 32 % — constitue un signal diplomatique particulièrement fort, aux implications potentiellement explosives. Ce choix suscite d’autant plus d’inquiétudes que Taïwan occupe une position stratégique dans les chaînes de valeur mondiales, notamment dans le secteur des semi-conducteurs, un domaine crucial pour l’économie numérique globale. Bien que certaines industries, comme celle des semi-conducteurs, bénéficient pour l’instant de dérogations partielles ou d’exemptions temporaires, le message politique reste clair : une fois que la production de composants critiques aura été suffisamment relocalisée aux États-Unis, un désengagement états-unien vis-à-vis de Taïwan ne peut être exclu. Cette évolution traduit une volonté de réduire la dépendance technologique à l’égard de l’Asie de l’Est, au profit d’une plus grande autonomie stratégique.

Le secteur pharmaceutique, quant à lui, bénéficie également d’une exclusion provisoire de ces nouvelles mesures. Cette exemption vise à éviter des perturbations dans l’approvisionnement en médicaments essentiels. Néanmoins, cette situation est susceptible d’évoluer, et le secteur demeure vigilant quant aux futures décisions en matière de politique commerciale.​ Ces tarifs ont été maintenus indépendamment des nouvelles mesures annoncées, reflétant une approche distincte pour les industries considérées comme stratégiques pour la sécurité nationale. En 2023, les principaux exportateurs de médicaments vers les États-Unis étaient l’Allemagne, la Suisse, la Belgique, l’Irlande et l’Inde. ​Ce dernier en particulier, joue un rôle crucial en fournissant des médicaments génériques aux États-Unis, avec des exportations atteignant environ 9 milliards de dollars en 2023, représentant près d’un tiers des exportations pharmaceutiques totales de l’Inde.

Enfin, les produits liés à la défense, tels que l’acier et l’aluminium, sont déjà soumis à des tarifs spécifiques de 25 % en vertu de la Section 232. Cependant, des développements récents suggèrent que ces tarifs pourraient avoir des implications plus larges sur la production d’armes aux États-Unis. En effet, les nouvelles mesures tarifaires imposées par l’administration Trump, notamment une taxe de 20 % sur les produits de l’Union européenne et de 10 % sur les importations du Royaume-Uni et de l’Australie, risquent de perturber les chaînes d’approvisionnement mondiales essentielles à la fabrication de systèmes d’armement américains. Ces perturbations pourraient entraîner une augmentation des coûts et des retards dans la production d’armes, compromettant potentiellement les partenariats de sécurité internationaux et les projets de défense conjoints tels que le chasseur F-35 et l’alliance sous-marine AUKUS.

On note également l’absence de la Russie et de la Corée du Nord dans le tableau des hausses tarifaires. La Maison-Blanche a justifié cette exclusion en soulignant que les sanctions économiques en vigueur limitaient déjà fortement les échanges commerciaux avec ces pays, rendant ainsi superflue l’instauration de nouveaux droits de douane. Par ailleurs, concernant la Russie, l’administration Trump a exprimé sa volonté de renouer un dialogue diplomatique. En février 2025, des discussions ont été engagées entre représentants américains et russes en vue de rétablir le fonctionnement normal des missions diplomatiques. L’imposition de nouvelles mesures tarifaires aurait alors compromis cette tentative de rapprochement.

La rhétorique protectionniste de Donald Trump contribue à justifier une montée en puissance tarifaire généralisée, présentée comme une réponse légitime aux pratiques commerciales jugées déloyales. Elle s’inscrit dans une logique de souveraineté économique, mais non sans risque pour l’équilibre du système international de commerce et pour la stabilité diplomatique globale. L’effectivité de la nouvelle politique tarifaire reste, en outre incertaine. Toutefois, il est probable que ces mesures soient utilisées comme instruments de négociation dans d’autres dossiers géopolitiques sensibles, notamment celui du trafic de fentanyl avec le Canada. Cette approche, caractéristique d’une diplomatie économique offensive, témoigne d’une volonté assumée de faire des droits de douane un levier de pression stratégique.


[1] Le 9 avril, D. Trump annonce d’un moratoire de 90 jours et maintient un taux mondial de 10 % sur tous les pays touchés par ses nouveaux droits, à l’exception notable de la Chine.

Fibre optique : (encore) un paradoxe français

Fibre optique : (encore) un paradoxe français

Illustration de cables de fibre optique.//BENAYACHEADIL_A22I8352/Credit:ADIL BENAYACHE/SIPA/2503131828

par Gil Mihaely* – Revue Conflits – publié le 21 avril 2025

Journaliste. Directeur de la publication de Conflits.


Symbole de la modernité numérique, la fibre optique s’impose aujourd’hui comme l’épine dorsale de l’économie mondiale. Qu’il s’agisse de télécommunications civiles, de services cloud, d’objets connectés ou d’applications militaires. Ce fil extrêmement fin, en verre ou en plastique, capable de transmettre des données à très haute vitesse sur de longues distances est au cœur de la transmission rapide, stable et sécurisée des données.​

Pourtant, derrière cette prouesse technologique se dissimule une série de fragilités systémiques, notamment une dépendance préoccupante à certaines matières premières critiques, dont le germanium, très largement contrôlé par la Chine. Le cas de la fibre optique illustre ainsi les tensions entre modèles économiques, innovation et réalités géopolitiques.​ Et dans ce contexte, la France présente un cas particulièrement intéressant : malgré une industrie nationale historiquement solide, la France importe une part significative de ses besoins en câbles à fibres optiques.

Besoins en germanium

L’idée de transmettre la lumière à travers un matériau transparent remonte au XIXe siècle, mais ce n’est qu’en 1966 que Charles Kao et George Hockham proposent l’utilisation de la fibre optique en silice dopée comme solution viable pour les télécommunications. Avec un retard caractéristique, Charles Kao recevra le prix Nobel de physique en 2009 pour cette contribution fondamentale.

La première fibre optique réellement exploitable à des fins commerciales voit le jour au début des années 1970. En 1977, des réseaux pilotes sont déployés aux États-Unis et au Royaume-Uni, utilisant des fibres fabriquées par la société Corning, marquant ainsi le véritable début de l’ère des télécommunications optiques. Celles-ci sont le fruit de plusieurs percées technologiques : d’une part, l’amélioration considérable de la pureté du verre de silice, qui permet de réduire drastiquement les pertes de signal, d’autre part, la mise au point de techniques de dopage. La technique de dopage consiste à introduire dans la silice de base de très faibles quantités d’éléments chimiques, notamment le germanium, le phosphore ou le bore, afin d’en modifier localement les propriétés optiques.

​L’intégration du germanium dans la fabrication des fibres optiques, amorcée au début des années 1970, a constitué une avancée technologique majeure. En dopant le cœur des fibres avec du dioxyde de germanium (GeO₂), il est possible d’augmenter l’indice de réfraction, ce qui améliore le confinement de la lumière et réduit les pertes de signal, notamment sur de longues distances. Cette innovation a permis de développer des fibres optiques plus performantes, essentielles pour les télécommunications modernes.​

Développement moderne

Cependant, cette dépendance au germanium a également introduit une vulnérabilité stratégique. Depuis les années 1970, le marché du germanium a connu une transformation significative, passant d’une production relativement diversifiée à une concentration quasi-monopolistique. Initialement, la production mondiale était répartie entre plusieurs pays, notamment les États-Unis, la Russie, le Canada et l’Allemagne. Au fil des décennies, la Chine a progressivement accru sa part de marché pour devenir le principal producteur mondial. En 2022, la Chine représentait plus de 93,5 % de la production mondiale de germanium. ​Or, à partir des années 1990, la fibre optique a commencé à prendre une part significative de la consommation de germanium, avec l’expansion des réseaux de télécommunications. Le développement fulgurant des usages numériques au cours des deux dernières décennies (télétravail, visioconférence, streaming, intelligence artificielle, drones) a entraîné une explosion de la demande en bande passante. Dans ce contexte, la fibre optique est apparue comme la solution la plus performante. Ainsi, au début des années 2000 la fibre optique est devenue l’un des principaux secteurs consommateurs de germanium, représentant environ 30 à 50 % de la demande mondiale. Et la concentration de la production mondiale de germanium exposait l’industrie mondiale de la fibre optique à des risques d’approvisionnement. une crainte matérialisée en 2023, quand en réponse aux sanctions occidentales sur les semi-conducteurs, Pékin a imposé des restrictions à l’exportation de germanium.

Dépendance chinoise

Cette hégémonie chinoise est le fruit d’une stratégie industrielle de long terme. Dès les années 2000, la Chine a massivement investi dans ses capacités d’extraction et de raffinage du germanium, tout en accordant des subventions publiques, une fiscalité préférentielle et des facilités énergétiques à ses industriels. Ces avantages ont permis aux entreprises chinoises de pratiquer des prix bien en dessous du marché mondial, provoquant l’effondrement des producteurs européens et nord-américains, incapables de soutenir une telle compétition. Par ailleurs, la réglementation environnementale plus souple a renforcé cet avantage-coût, au détriment des standards occidentaux. Aujourd’hui, la Chine ne se contente plus de fournir la matière première : elle intègre aussi le raffinage et la transformation, verrouillant l’ensemble de la chaîne de valeur.​

Face à cette situation, des initiatives émergent pour diversifier les sources d’approvisionnement. Par exemple, la République démocratique du Congo envisage de produire jusqu’à 30 % du germanium mondial en exploitant des résidus miniers à Lubumbashi, en collaboration avec des partenaires européens. De même, des efforts sont en cours aux États-Unis pour renforcer la production domestique, notamment par le biais de financements du Département de la Défense visant à moderniser les capacités de fabrication de wafers en germanium.​

À l’échelle mondiale, le marché des câbles à fibre optique est estimé à plus de 11 milliards USD en 2023, et pourrait s’approcher les 30 milliards d’ici 2030 (chiffres concernant spécifiquement les câbles en fibre, sans les éléments électroniques supplémentaires). La croissance annuelle reste dynamique, avec des taux supérieurs à 10 % dans de nombreux pays, en raison de la demande soutenue en connectivité très haut débit.

Un outil décisif pour la défense

Au-delà des réseaux civils, la fibre optique est devenue un outil décisif pour la défense et les systèmes militaires. Les drones, en particulier, utilisent la fibre pour transmettre en temps réel des données visuelles, des mesures de capteurs ou des signaux de télémétrie. Dans ces contextes, les fibres doivent offrir une résistance accrue aux chocs, aux variations thermiques, aux vibrations et aux interférences électromagnétiques. Le dopage au germanium est ici indispensable : il permet d’obtenir des fibres à très faible atténuation, adaptées aux environnements hostiles et aux applications de haute précision.

La concentration géographique de la production de fibres optiques et des matériaux critiques crée une vulnérabilité structurelle. Les principaux fabricants sont :

Corning (États-Unis) : 14 milliards USD de chiffre d’affaires en 2023 (toutes activités confondues), environ 17 % du marché de la fibre optique.

Prysmian Group (Italie) : 16 milliards USD, près de 20 % du marché européen et mondial dans les câbles.

Furukawa Electric (Japon) : 6,8 milliards USD, environ 10 % du segment fibre

YOFC (Chine) : 5,5 milliards USD, premier producteur chinois, près de 12 % du marché mondial de la fibre.

Tout déséquilibre logistique ou conflit géopolitique peut perturber les chaînes d’approvisionnement mondiales. En parallèle, la sécurité physique des infrastructures devient elle aussi une préoccupation. Entre 2022 et 2024, la France a été confrontée à plusieurs actes de sabotage visant ses infrastructures de fibre optique, révélant la vulnérabilité de ces réseaux essentiels. Le 29 juillet 2024, des câbles longue distance ont été sectionnés dans six départements, affectant les services de plusieurs opérateurs. Ces attaques, survenues en pleine période des Jeux olympiques de Paris, ont entraîné des perturbations notables des services Internet et téléphoniques. Un incident similaire s’était produit en avril 2022, avec des coupures de câbles à plusieurs endroits, provoquant des interruptions de service Internet à travers le pays. Ces événements soulignent la nécessité de renforcer la résilience et la sécurité des infrastructures de télécommunications en France. Ces actes de sabotage mettent en lumière la fragilité de ces systèmes pourtant essentiels.

La France continue d’importer

En dépit d’un réseau en pleine expansion et l’importance croissante de cette technologie, la France importe la quasi-totalité de ses fibres optiques et de ses composants de base. Les principaux fournisseurs sont chinois, américains et italiens. Le coût des importations de fibre et de matériaux associés est estimé à plus de 500 millions d’euros par an. Cette dépendance s’explique par la faiblesse des capacités de production locales, le manque de filières d’approvisionnement en germanium, et une stratégie industrielle longtemps focalisée sur la pose et non sur la fabrication. Les tentatives de relocalisation se heurtent à des obstacles structurels : coûts de production élevés, savoir-faire industriel partiellement perdu, et difficulté d’accès aux matières premières critiques. Pourtant la France a historiquement développé une industrie de fabrication de fibres optiques, avec des entreprises telles qu’Acome, Prysmian et Silec. Ces acteurs ont contribué à fournir une part significative des fibres utilisées en Europe. Cependant, depuis la fin des années 2010, cette filière est confrontée à une concurrence accrue des importations asiatiques, notamment en provenance de Chine et de Corée du Sud. En 2019, les importations asiatiques représentaient 46 % du marché français, contre 13 % en 2017, entraînant une baisse significative de l’activité des usines françaises, certaines tournant à moitié de leur capacité de production. ​

La France a historiquement développé une industrie de fabrication de fibres optiques, avec des entreprises telles qu’Acome, Prysmian et Silec. Ces acteurs ont contribué à fournir une part significative des fibres utilisées en Europe. Cependant, depuis la fin des années 2010, cette filière est confrontée à une concurrence accrue des importations asiatiques, notamment en provenance de Chine et de Corée du Sud. En 2019, les importations asiatiques représentaient 46 % du marché français, contre 13 % en 2017, entraînant une baisse significative de l’activité des usines françaises, certaines tournant à moitié de leur capacité de production. ​

Face à cette situation, des entreprises françaises du secteur adaptent leurs stratégies pour rester compétitives sur le marché mondial de la fibre optique. Acome, basée en Normandie, a racheté début 2024 l’entreprise danoise Lynddahl Telecom et vise à pénétrer de nouveaux marchés en Scandinavie et aux États-Unis.

En 2023, Acome a réalisé un chiffre d’affaires de 560 millions d’euros, avec une part à l’exportation représentant 52 % de son activité. Quant à Prysmian Group, leader mondial des câbles pour l’énergie et les télécommunications, son site principal est situé dans le Pas-de-Calais, où se trouve la plus grande usine européenne de production de fibres optiques. Cette usine, d’une superficie de 155 000 m² produit chaque année 25 millions de kilomètres de fibre optique. En mars 2025, le groupe a annoncé l’acquisition de l’américain Channell pour 950 millions de dollars, renforçant ainsi sa position sur le marché nord-américain. ​

Pourquoi les importations ?

​Malgré une industrie nationale de la fibre optique historiquement solide, la France importe une part significative de ses besoins en câbles à fibres optiques. Cette situation paradoxale, où des entreprises françaises exportent leurs produits tout en laissant le marché intérieur aux importations, s’explique par plusieurs facteurs économiques et structurels.​

Les fabricants asiatiques, notamment chinois, bénéficient de coûts de production plus bas grâce à des économies d’échelle, des subventions gouvernementales et une main-d’œuvre moins coûteuse. Cela leur permet de proposer des prix plus compétitifs que ceux des producteurs français, incitant les acheteurs à privilégier ces sources pour des raisons économiques. Les entreprises françaises, confrontées à des coûts de production plus élevés, trouvent davantage de rentabilité à exporter vers des marchés où la concurrence est moins intense ou où la demande en produits de haute qualité est plus forte.​ Ce qui explique pourquoi les entreprises françaises du secteur, telles qu’Acome, Prysmian et Silec, se concentrent souvent sur des segments spécifiques du marché, comme les câbles à haute valeur ajoutée ou destinés à des applications particulières. Cette spécialisation peut laisser certains segments de marché moins couverts localement, nécessitant des importations pour combler ces besoins.​

​Malgré une industrie nationale de la fibre optique historiquement solide, la France importe une part significative de ses besoins en câbles à fibres optiques. Cette situation paradoxale, où des entreprises françaises exportent leurs produits tout en laissant le marché intérieur aux importations, s’explique par plusieurs facteurs économiques et structurels.​

La question des prix

Les fabricants asiatiques, notamment chinois, bénéficient de coûts de production plus bas grâce à des économies d’échelle, des subventions gouvernementales et une main-d’œuvre moins coûteuse. Cela leur permet de proposer des prix plus compétitifs que ceux des producteurs français, incitant les acheteurs à privilégier ces sources pour des raisons économiques. Les entreprises françaises, confrontées à des coûts de production plus élevés, trouvent davantage de rentabilité à exporter vers des marchés où la concurrence est moins intense ou où la demande en produits de haute qualité est plus forte.​ Ce qui explique pourquoi les entreprises françaises du secteur, telles qu’Acome, Prysmian et Silec, se concentrent souvent sur des segments spécifiques du marché, comme les câbles à haute valeur ajoutée ou destinés à des applications particulières. Cette spécialisation peut laisser certains segments de marché moins couverts localement, nécessitant des importations pour combler ces besoins.​

Enfin, contrairement à d’autres pays qui ont mis en place des politiques industrielles favorisant la production locale, la France n’a pas toujours accordé une attention suffisante à la préservation de sa filière de production de fibres optiques. L’absence de mesures incitatives ou de protections a contribué à l’érosion de la compétitivité des entreprises françaises sur leur propre territoire.​

Économie : L’Europe face à la réalité de la prédation économique

par Bernard Carayon – AASSDN – publié le 17 avril 2025

https://aassdn.org/amicale/economie-leurope-face-a-la-realite-de-la-predation-economique/


Information AASSDN

L’Europe est aujourd’hui la proie d’États prédateurs en quête d’autonomie stratégique, de domination géopolitique et de suprématie économique. Cette prédation se manifeste notamment par la prise de contrôle d’infrastructures critiques ou de fleurons industriels ou technologiques. Depuis quand assiste-t-on à ce type de prédation en Europe ?

F.-X. Carayon  : La prédation économique est un phénomène ancien qui est intimement lié au mouvement de la mondialisation. Cela s’est accéléré en parallèle de l’augmentation des échanges économiques au cours des années 1980-1990. La particularité de la dernière vague d’investissements internationaux que j’analyse dans mon ouvrage est que ces investissements sont effectués par des acteurs publics. Il ne s’agit plus d’achats d’entreprises privées par des entreprises privées mais de rachats d’actifs ou d’entreprises européennes privées par des investisseurs publics étrangers, à savoir des fonds souverains et des entreprises publiques. Or, l’origine publique de ces investissements peut entrainer les conséquences politiques que vous avez mentionnées.

Vous expliquez que les entreprises publiques et les fonds souverains sont donc les deux principaux outils de cette prédation. Pourquoi et comment cela se traduit-il ?

Auparavant, les fonds souverains constituaient les outils classiques des pays bénéficiant d’une rente énergétique, notamment au Moyen-Orient. C’était un moyen de créer une épargne intergénérationnelle ou de lisser les fluctuations de revenus lors de l’évolution du cours des matières premières. En parallèle, les entreprises publiques ont longtemps joué leur rôle qui était simplement d’opérer des services publics. Puis, peu à peu, ces deux acteurs ont été perçus par les puissances émergentes du monde en développement — la Chine, la Corée du Sud, la Malaisie, Singapour, les pays du Moyen-Orient, etc. — comme des vecteurs au service des objectifs industriels et géostratégiques de leur pays. La proximité de ces deux acteurs avec le gouvernement favorisait un alignement naturel avec les intérêts publics. Le gouvernement avait donc le moyen de s’assurer que ces investissements étaient en capacité de satisfaire leurs intérêts.

Pour prendre un exemple, la Chine — que l’on peut considérer comme l’État prédateur par excellence — a déployé une stratégie d’investissement massif dans les semi-conducteurs dans les années 2010. En 2014, Pékin a créé un fonds souverain dédié juste après avoir établi une feuille de route. Puis la Chine s’est lancée dans le rachat d’entreprises de tailles significatives aux États-Unis en 2016 et 2017, jusqu’à ce que le dispositif américain du CFIUS (Comité pour l’investissement étranger aux États-Unis) commence à s’alerter. Ce fut le cas également en France lorsque l’entreprise d’État chinoise Tsinghua Unigroup a racheté en 2018 l’entreprise Linxens, fabricant de composants pour cartes à puces, pour 2,2 milliards d’euros (1). Cet exemple se situe à mi-chemin entre les prédations de nature géostratégique et celles plus économiques qui contribuent à la prospérité nationale.

Les prédations géostratégiques ciblent tout particulièrement les infrastructures critiques. On pensera notamment aux 14 ports européens qui sont passés sous contrôle chinois et qui ne constituent pas des investissements seulement financiers mais aussi stratégiques et opérationnels. On peut aussi mentionner le cas des réseaux électriques et gaziers européens qui sont passés en partie sous contrôle chinois (2), notamment en Italie, au Portugal, en Grèce et au Royaume-Uni. Outre le cas chinois, celui de Singapour est également intéressant car, dans le domaine maritime, la cité-État s’est emparée d’un certain nombre d’actifs à travers le monde, y compris en Europe, comme en Belgique, aux Pays-Bas ou en Italie.

Cette menace géostratégique peut aussi se développer lorsqu’un État prédateur a pris trop d’importance dans un secteur donné. Ainsi, par le jeu des investissements, il acquiert une capacité de menace, qui n’est pas un outil sans faille, mais qui contribue à peser dans les rapports stratégiques entre États.

Outre la Chine, quels sont les autres principaux États prédateurs vis-à-vis de l’Europe ?

On peut avoir tendance à regarder surtout du côté américain ou chinois et à isoler ce phénomène de capitalisme d’État conquérant. Mais le modèle chinois est en train d’essaimer à travers le monde, d’autres États le pratiquent également. On peut revenir sur le cas de Singapour, considéré comme l’un des États les plus libéraux au monde, qui réplique la stratégie de Pékin grâce à ses deux grands fonds souverains, GIC et Temasek (3), qui investissent de façon tout à fait traditionnelle en prenant des participations financières minoritaires dans un grand nombre d’entreprises mais qui, en parallèle, commencent à multiplier les investissements stratégiques dans les secteurs les plus importants pour Singapour, à savoir le maritime, la logistique et les nouvelles énergies. Ce modèle se diffuse également en Corée du Sud, un peu moins en Inde, et bien évidemment dans les pays du golfe Arabo-Persique.

Est-ce que des États européens sont plus ciblés que d’autres ?

C’est assez triste à dire, mais la France ne fait pas nécessairement partie des pays les plus ciblés en raison du fait que son industrie est déjà fortement affaiblie. L’Allemagne est donc au contraire une cible de choix pour nombre d’investisseurs étrangers qui convoitent sa puissance industrielle. Le rachat du constructeur de robots industriels Kuka par le chinois Midea en 2016 a sonné comme un réveil pour l’Allemagne (4). Mais cette dernière continue néanmoins à avoir du mal à protéger ses fleurons industriels avec la perte de nombreuses ETI (entreprises de taille intermédiaire) régionales. À la fin des années 2000 et début 2010, l’Allemagne a d’ailleurs perdu la plupart de ses technologies de pointe dans le secteur des énergies renouvelables qui ont été ravies par des concurrents essentiellement chinois.

Quels sont les secteurs les plus ciblés et quels en sont les risques ?

Ce sont bien évidemment les secteurs stratégiques qui sont les plus ciblés, sachant que la liste de ces secteurs ne fait que s’allonger : robotique, numérique, technologies de l’information, biotechnologies… Paradoxalement, depuis la Covid-19, alors que ces derniers devraient être mieux protégés, de nombreux investissements ont continué d’être réalisés dans le domaine des biotechnologies par des Chinois, des Sud-Coréens, des Taïwanais ou des Japonais. Malgré l’importance de ce secteur, les entreprises de biotechnologie européenne ont un accès difficile aux financements issus des fonds capitalistiques européens (5).

On peut constater que le phénomène ne s’enraie pas, même après un choc aussi important que celui de la pandémie qui nous a pourtant démontré que notre dépendance à l’égard de l’étranger constituait une réelle fragilité.

Un rapport intéressant de la Commission européenne avait été commandé (6), sous la pression des États membres. Il devait faire le point sur l’influence des investisseurs étrangers au sein des économies européennes. Ce rapport a été plus ou moins mis sous le tapis en raison du constat inquiétant qu’il dressait. Il montrait notamment qu’une partie importante des secteurs stratégiques était détenue par des investisseurs étrangers. Ce rapport montrait ainsi que les secteurs stratégiques étaient deux à trois fois plus ciblés que les secteurs classiques. Il dessinait une trajectoire inquiétante montrant qu’entre 2013 et 2017, le nombre d’entreprises passées sous actionnariat étranger, notamment dans les secteurs stratégiques, était en croissance extrêmement forte. La question était de savoir si cette tendance continuait ou si le renforcement de nos dispositifs de protection avait pu infléchir cette trajectoire. Mais il n’y a pas eu de suite à ce rapport qui constitue un aveu d’échec de la Commission européenne sur ce sujet.

Quelle est concrètement l’ampleur de la désindustrialisation ou l’état de l’influence sur les pouvoirs publics européens générées par cette prédation ?

Il est important de réaliser que les investissements étrangers ne sont pas la raison de notre désindustrialisation. Ils viennent d’abord profiter d’un affaiblissement structurel de notre industrie et de notre tissu économique au sens large. C’est parce qu’un grand nombre d’acteurs économiques sont en difficulté que ces investisseurs étrangers sont en capacité de les acquérir. Et c’est parce que notre écosystème financier n’est pas suffisamment développé et robuste qu’il ne peut pas non plus venir en contrepoids pour proposer des alternatives d’investissement.

En France, le cadre fiscal et administratif a généré un désavantage compétitif certain. Mais avec un peu de recul, on réalise que dans le reste de l’Europe occidentale la désindustrialisation va moins vite mais progresse néanmoins. Il y a donc un problème structurel européen qui a trait à notre capacité d’innovation, notre capacité d’éducation et de formation et qui ne semble plus suffisant (7) pour préparer l’avenir et lutter à armes égales face à des nations comme l’Inde (8).

Est-ce que l’Europe a pris conscience de ce danger ?

L’Union européenne (UE) en a pris conscience en partie et s’est dotée d’un dispositif de filtrage (9), qui n’en est pas vraiment un, mais plutôt un outil de coopération entre les États membres et qui permet de partager l’information. Pour l’essentiel, il n’est pas en capacité de bloquer des investissements étrangers en Europe. À ce stade, il s’agit plutôt d’un dispositif cosmétique que d’un outil véritablement efficace.

Du côté des États européens, ces derniers commencent à réagir et les dispositifs de filtrage se musclent dans chaque pays. Il y a cinq ans, seul un quart des pays européens avait un tel dispositif, alors qu’aujourd’hui cela concerne les deux tiers des États membres. Malheureusement, les moyens mis en œuvre ne sont pas à la hauteur. À titre de comparaison, le budget du CFIUS américain est environ trente fois supérieur à son équivalent français. Si l’on compare le nombre de dossiers filtrés par les pouvoirs publics allemands, italiens ou espagnols, ils sont environ cinq à sept fois inférieurs au nombre de dossiers traités par les Canadiens ou les Australiens.

Alors que les problèmes de souveraineté ne se vivent pas de la même façon d’un État à l’autre et qu’il faut bien accepter que nous sommes dans un contexte de guerre économique permanente, y compris au sein même de l’Europe, que peut faire l’UE ou chacun des États membres pour se prémunir face à cette prédation économique ?

Instinctivement, on aimerait que les dispositifs de filtrage se concentrent sur les pays qui nous apparaissent les plus menaçants, comme la Chine ou les États-Unis. Mais effectivement, un certain nombre de menaces émanent de nos voisins les plus proches, comme l’Allemagne. Il s’agit donc de faire un véritable choix politique. Est-ce qu’il faut pousser le fédéralisme à un niveau plus avancé pour permettre de transférer la capacité de filtrage au niveau communautaire ? Mais si nous considérons que les intérêts continuent d’être divergents, ce qui est le cas en pratique, il faut peut-être en tirer des leçons pragmatiques et savoir se protéger de la même manière contre les investissements allemands ou chinois. Sur cette question, il faut avant tout faire preuve de pragmatisme et se dire que tant que nos partenaires se positionneront en concurrents agressifs — comme a notamment pu se comporter l’Allemagne à l’égard de la France ces dernières années dans le nucléaire (10) —, alors il va falloir les traiter à la fois comme des partenaires et des menaces.

Bernard CARAYON
Propos recueillis par Thomas DELAGE

le 8 octobre 2024
dans le cadre des Rencontres stratégiques de la Méditerranée


(1) Frédéric Schaeffer, Raphaël Balenieri, « Semi-conducteurs : un groupe chinois rachète Linxens », Les Échos, 26 juillet 2018 (https://​rebrand​.ly/​j​d​u​q​mpk).

(2) Clémence Pèlegrin, Hugo Marciot, « La Chine aux portes du réseau électrique européen », Groupe d’études géopolitiques, septembre 2021 (https://​rebrand​.ly/​o​0​o​p​t6r).

(3) Nessim Aït-Kacimi, « Proche des 300 milliards d’euros, le fonds singapourien Temasek renoue avec la croissance », Les Echos, 10 juillet 2024 (https://​rebrand​.ly/​n​0​h​u​n5o).

(4) Alexandre Souchet, « Guerre de l’information autour de la prise de contrôle de l’entreprise allemande Kuka Robotique », École de guerre économique, 24 février 2020 (https://​rebrand​.ly/​a​l​r​5​gzi).

(5) Coface, « Biotechnologies : une Europe à la peine face au duel sino-américain », 27 mai 2024 (https://​rebrand​.ly/​e​2​r​e​m8m).

(6) Commission européenne, « Rapport sur les investissements directs étrangers : augmentation continue de la propriété étrangère d’entreprises européennes dans des secteurs clés », 13 mars 2019 (https://​rebrand​.ly/​2​y​f​r​283).

(7) En 2024, la Conférence des directeurs des écoles françaises d’ingénieurs (CDEFI) affiche 46 500 nouveaux diplômés en 2022-2023, alors que les entreprises en réclament 20 000 de plus : Jeanne Bigot, « Le nombre d’ingénieurs diplômés en France reste insuffisant face aux besoins des entreprises », L’Usine Nouvelle, 17 juin 2024 (https://​rebrand​.ly/​5​3​u​9​bkn).

(8) Geetha Ganapathy-Doré, « L’Inde, une puissance scientifique et technologique depuis plus longtemps qu’on le croit », Université Sorbonne Paris Nord, article republié à partir de The Conversation, 5 juin 2024 (https://​rebrand​.ly/​l​l​a​q​9cm).

(9) Marie Guitton, « Filtrage des investissements étrangers : à quoi sert le “système d’alerte” de l’UE ? », Toute l’Europe, 11 février 2022 (https://​rebrand​.ly/​s​u​b​1​vrn).

(10) École de guerre économique, « Ingérence des fondations politiques allemandes & sabotage de la filière nucléaire française », rapport d’alerte, juin 2023 (https://​rebrand​.ly/​o​y​u​7​e3n).

L’économie russe résistera-t-elle à l’arrêt de la guerre en Ukraine ?

L’économie russe résistera-t-elle à l’arrêt de la guerre en Ukraine ?

8897048 05.04.2025 Sappers of the 539 Separate Engineer Battalion of the 42nd Guards Division with the Dnepr Group of the Russian Armed Forces inspect an area for mines and explosive devices amid Russia’s military operation in Ukraine, in Zaporozhye region territory, that has accessed Russia. Konstantin Mihalchevskiy / Sputnik//SPUTNIK_8897048_67f4ed1c2f863/Credit:Konstantin Mihalchevskiy//SIPA/2504081201

 

par Eugène Berg – Revue Conflits – publié le 12 avril 2025

https://www.revueconflits.com/leconomie-russe-resistera-t-elle-a-larret-de-la-guerre-en-ukraine/


L’économie russe est dopée à la dépense publique pour la défense et pour l’armée. Des dépenses qui engendrent certes de la croissance mais aussi de l’inflation. La paix revenue, le réveil risque d’être brutal.

Cette année, Dimitri, modeste colporteur à Kostino, sur les rives de l’Ienisseï, qui coupe la Sibérie en deux, a décidé d’organiser chez lui les cérémonies de la Pâque orthodoxe. Elle tombe cette année le 20 avril, le même jour que la catholique, et il a entendu sur le premier canal de TV, qu’à cette date, Donald Trump, « l’ami de notre président » a promis de mettre fin à la guerre. Il lui faut pour cela acheter une quantité d’œufs, trouver des peintures de toutes les couleurs pour les peindre, tout cela en plus de tous les autres ingrédients indispensables. Des œufs ? Leur prix est passé de 130-150 roubles la douzaine (1,3 à 1,5 euro) à 200 roubles, mais ne renchériront-ils pas devant la forte demande ? Lui faut-il les commander à l’avance ? Bien sûr son salaire l’an dernier a grimpé de 10%, ce qui est le taux officiel d’inflation, mais il le sait, il ne s’agit que d’une statistique moyenne.

L’inflation en Russie est-elle supportable ?

Afin de contenir cette poussée inflationniste, qui s’inscrit bien au-dessus de l’objectif de la Banque centrale de Russie (BCR) de 4 %, son gouverneur Mme Naboioullina, a haussé le taux d’escompte à 21% et l’a maintenu à ce niveau, alors que bien des représentants du secteur industriel, étranglés par ces taux, ont plaidé avec force au Kremlin pour sa diminution. Car les taux des banques sont à 30%. Aucune petite entreprise ne peut emprunter à de tels taux !

Dans tout pays émergent, un tel taux d’inflation rend difficile d’assurer le service de sa dette extérieure, étant donné que sa monnaie se déprécie. Or le niveau de la dette publique russe paraît bien bas au regard de celle de la majorité des pays européens ou du Japon, elle ne se situe qu’aux environs des 17-20% du PIB. Au surplus, la Russie bénéficie d’un large matelas de réserves, qui, si près de la moitié (235 milliards d’euros) ont été gelés et non saisis, restent encore substantielles.

our le moment, cette situation paraît supportable. Mais le dilemme de Dimitri reste entier. Il est celui de millions de Russes, qui ne vivent pas dans les grandes villes, ou qui ne travaillent pas dans les vaches à lait du système, forces armées, forces de maintien de l’ordre, silovikis, secteur énergétique ou industries d’armement.

Le complexe militaro-industriel a été artificiellement gonflé par la guerre ?

C’est la hausse phénoménale des dépenses, liées à l’effort de guerre – elles ont triplé en moins de quatre ans – qui explique la bonne santé de l’économie russe : elles représentent 6,8% du PIB et 40% des dépenses budgétaires, et expliquent 40% de la croissance russe.

Si l’on y ajoute les dépenses de sécurité, cela atteint 8,7% du PIB. Les « mangeurs d’acier » du temps du régime soviétique ont repris du service et n’ont cure du beurre ou des œufs. Près d’un million de Russes ont rejoint les industries de défense où ils bénéficient de beaux salaires, ayant peut-être à l’esprit ce mot du moraliste français Chamfort : « La guerre nourrit son homme, s’il ne le tue pas ».  La réalité en Russie est devenue tout autre, car la mort d’un combattant fournit à sa famille des revenus supérieurs à ceux qu’il aurait gagnés durant toute sa vie de labeur.

Pour les Russes, qui vivent dans des régions éloignées, comme Dimitri, s’engager dans la guerre rapporte gros : en moyenne ils touchent 2 300 euros par mois en combattant en première ligne, alors que les revenus mensuels de Dimitri n’atteignent que 700 à 800 euros. Lorsqu’un soldat meurt en Ukraine, ses proches reçoivent la « coffin money », », qui peut s’élever jusqu’à 150 000 euros, somme astronomique par rapport aux moyens de nombre d’engagés. Cette soudaine richesse offre un essor économique à des régions désargentées de Russie. Mais si certains évoquent l’émergence d’une nouvelle classe moyenne, il est probable que ce ne soit que de courte durée, car la paix interviendra un jour ou l’autre, et alors les primes disparaîtront, les salaires stagneront s’ils ne tombent, les économies auront été rongées par l’inflation. Cet enrichissement pourra s’effondrer aussi rapidement qu’il est arrivé.  En attendant, l’effet d’aubaine n’a pas échappé aux plus cyniques : le quotidien économique coréen Mail Business Newspaper a noté une explosion de 74 % des prix des cercueils en Russie depuis le début du conflit.

La fin de la guerre pourra conduire à une récession.

Tout ceci explique que la croissance de l’économie a été plus forte en 2024 (4,1%) qu’elle ne l’a été en 2023 (3,6%), pourtant une « bonne » année. On devrait s’orienter vers une croissance limitée de 1,5 % à 2% en 2025, car les dépenses liées à la guerre ont atteint leur plafond. Si la paix devait survenir au début de l’été 2025, l’atterrissage de l’économie russe, dopée par bien des dépenses gonflées, risque de ne pas atterrir en douceur. Elle devra se reconvertir une fois de plus, processus long et coûteux.

Avant l’été, Moscou devra prendre des décisions difficiles : augmenter ou diminuer les dépenses militaires, limiter la croissance, doper l’inflation ou amoindrir le niveau de vie des Russes. Pour le moment, Dimitri pourra célébrer la Pashka avec faste, mais qu’en sera-t-il demain ? Le conflit avec l’Ukraine risque d’avoir des effets durables sur les finances des citoyens et sur les inégalités entre riches et pauvres. Selon le média d’investigation russophone The Insider, les disparités se sont déjà creusées depuis 2022 et cela risque d’aller de mal en pis. Les classes moyennes et populaires sont d’ores et déjà les grandes perdantes de cette guerre. Les plus fortunés, eux, s’enrichissent encore. « Un être qui s’habitue à tout, voilà, je pense, la meilleure définition qu’on puisse donner de l’homme », a écrit Dostoïevski, se souvient Dimitri.

Planisphère. L’Asie – Pacifique, vraiment le nouveau centre du monde ? Avec C. Lechervy

Planisphère. L’Asie – Pacifique, vraiment le nouveau centre du monde ? Avec C. Lechervy

Par Christian Lechervy, Emilie Bourgoin, Pierre Verluise – Diploweb – publié le 9 avril 2025 

https://www.diploweb.com/Planisphere-L-Asie-Pacifique-vraiment-le-nouveau-centre-du-monde-Avec-C-Lechervy.html


Ambassadeur Christian Lechervy, Co-auteur de « L’Asie – Pacifique : nouveau centre du monde », Odile Jacob. Secrétaire permanent pour le Pacifique – Ambassadeur de France auprès de la Communauté du Pacifique (CPS ) (2014 -2018). Conseiller pour les affaires stratégiques et l’Asie -Pacifique du Président de la République (2012 – 2014). Directeur adjoint de la Prospective au ministère des affaires étrangères (2010 – 2012).
Interview organisée et conduite par Pierre Verluise, docteur en Géopolitique, fondateur du Diploweb, il produit Planisphère sur Radio Notre Dame et RCF depuis septembre 2024. Cette émission a été diffusée le 8 avril 2025.
Synthèse par Émilie Bourgoin, étudiante en quatrième année au BBA de l’EDHEC et alternante au sein de la cellule sûreté d’un grand groupe. Elle est en charge du suivi hebdomadaire de l’actualité des livres, revues et conférences géopolitiques comme de la rédaction des synthèses des épisodes de l’émission Planisphère pour Diploweb.

Comment l’Asie-Pacifique prend-elle sa part dans la désoccidentalisation du monde ? Mais c’est quoi l’Asie-Pacifique ? L’Asie-Pacifique rassemble 17 pays, du Nord au Sud : de la Mongolie au Timor-Leste, d’Est en Ouest, de la Chine au Japon. Ces 17 pays ont bien sûr des caractéristiques différentes, mais ils sont tous reliés au bloc de civilisation sinisée. L’Inde et l’Australie n’en font pas partie. L’Asie – Pacifique, est-elle vraiment le nouveau centre du monde ? Pour répondre à cette question nous avons l’honneur de recevoir l’Ambassadeur Christian Lechervy, co-auteur de « L’Asie – Pacifique : nouveau centre du monde », aux éditions Odile Jacob.
Podcast, vidéo et synthèse rédigée, validée par C. Lechervy.

Cette émission [1], Planisphère, L’Asie – Pacifique, vraiment le nouveau centre du monde ? Avec C. Lechervy, sur RND

Synthèse de cette émission, Planisphère, L’Asie – Pacifique, vraiment le nouveau centre du monde ? Avec C. Lechervy. Rédigée par Emilie Bourgoin pour Diploweb.com . Relue et validée par C. Lechervy

L’ASIE-PACIFIQUE est aujourd’hui au cœur des dynamiques économiques et stratégiques mondiales. Avec 17 pays allant de la Mongolie au Timor oriental, et de la Chine au Japon, cette région se distingue par une histoire commune marquée par la civilisation sinisée. Mais en quoi cette région peut-elle être qualifiée de “nouveau centre du monde” ? L’ambassadeur Christian Lechervy, co-auteur de « L’Asie-Pacifique, nouveau centre du monde » (éd. Odile Jacob), éclaire cette question.

Une région en pleine structuration

Contrairement à l’idée reçue selon laquelle les États-Unis domineraient l’Asie-Pacifique, la réalité est plus complexe. La région s’est organisée en particulier à partir de l’Association des nations d’Asie du sud-est (ASEAN), notamment à partir du moment où la Birmanie, le Cambodge, le Laos et le Vietnam se sont joints à elle, donnant ainsi le sentiment à la région d’avoir (re)trouvé son unité. Cette organisation régionale favorise la coopération intra-asiatique entre les pays d’Asie du Sud-Est eux-mêmes mais également avec l’Asie du Nord-Est (Chine, Japon, Corée) mais encore avec le reste du monde : l’Europe, le Proche et Moyen-Orient, les États des Amériques voire l’Afrique et le Pacifique.

La région connaît une forme de régionalisation en propre dans la mondialisation : elle s’intègre progressivement à l’économie mondiale tout en développant des mécanismes de coopération économiques, commerciaux et financiers internes.

Planisphère. L'Asie - Pacifique, vraiment le nouveau centre du monde ? Avec C. Lechervy

La compétition stratégique sino-américaine

L’une des tensions majeures en Asie-Pacifique réside dans la rivalité entre la Chine et les États-Unis. La Chine a considérablement renforcé ses capacités militaires, notamment navales, pour projeter sa puissance bien au-delà de ses frontières, vers l’océan Indien, le Pacifique central et l’Arctique. Toutefois, son accès aux océans reste contraint par des barrières naturelles comme le détroit de Malacca ou le détroit de Taïwan.

Pour les États-Unis, cette expansion représente un défi stratégique majeur. Washington cherche donc à maintenir une présence forte dans la région, en renforçant ses alliances et en développant des stratégies de containment.

Une contestation des règles de la mondialisation

Depuis la fin de la Guerre froide (1990-91), l’Asie-Pacifique a cherché à s’émanciper des cadres occidentaux de la mondialisation pour établir ses propres mécanismes de coopération. Toutefois, dès la Conférence de Bandung en 1955, une volonté d’indépendance vis-à-vis des puissances occidentales s’est manifestée. Aujourd’hui, cette tendance se poursuit à travers des groupements comme les BRICS auxquels l’Indonésie, la Malaisie et la Thaïlande viennent de se joindre au Global South, qui visent à redéfinir les règles économiques et politiques mondiales.

L’Asie-Pacifique se positionne ainsi comme un acteur central, demandant à être mieux reconnue, cherchant à négocier avec l’Europe et les Amériques sur un pied d’égalité.

Une montée en puissance pacifique ?

Historiquement, l’essor des puissances européennes a souvent été marqué par des guerres. En Asie-Pacifique, la montée en puissance des nations s’est faite, jusqu’à présent, de manière relativement pacifique. Bien que des tensions interétatiques persistent (notamment en mer de Chine méridionale ou entre les Corées), les conflits armés entre les nations sont devenus rares. L’essor économique et l’intégration régionale semblent jouer un rôle stabilisateur

L’Asie du Sud-Est, pivot de l’Indo-Pacifique

Avec ses façades maritimes sur l’océan Indien et le Pacifique, l’Asie du Sud-Est occupe une position stratégique. L’ASEAN s’est imposée comme un acteur central, facilitant la coopération entre les nations asiatiques et établissant des dialogues institutionalisés réguliers avec tous ses partenaires de par le monde.

L’ASEAN+3 (incluant la Chine, le Japon et la Corée du Sud) renforce cette dynamique et illustre une approche souple de l’intégration régionale, qui diffère du modèle supranational européen.

Le rôle de la France et de l’Union européenne

La France, grâce à sa présence dans l’océan Indien et le Pacifique via ses territoires d’outre-mer (Nouvelle-Calédonie, Polynésie française, Wallis-et-Futuna, Clipperton), possède une influence directe en Asie-Pacifique. Paris a initié plusieurs forums ministériels pour structurer le dialogue entre l’Union européenne et la région, notamment pour favoriser des partenariats économiques et diplomatiques sur les enjeux globaux (ex. climat, océan).

Toutefois, l’influence européenne reste limitée par un manque d’engagements de ses États et de moyens. Pour peser davantage, l’Union européenne devra renforcer sa présence et sa coopération politique avec toutes les nations de la région et leurs institutions.

Les effets indirects de la guerre en Ukraine

La guerre d’Ukraine a révélé les liens croissants entre la sécurité de l’Asie-Pacifique et de l’Europe. La Corée du Nord fournit par exemple des armes et des soldats à la Russie en échange de soutiens diplomatiques et technologiques conséquents. De même, la Chine est accusée d’aider la Russie à contourner certaines sanctions internationales.

Sur le plan diplomatique, les votes des pays asiatiques aux Nations unies sont scrutés de près, car ils reflètent leur positionnement sur les tensions géopolitiques mondiales.

L’impact du second mandat de Donald Trump

Les partenaires asiatiques ont suivi de près la campagne et la réélection de Donald Trump. Dès son retour à la Maison-Blanche, plusieurs dirigeants, comme le Premier ministre japonais, le Secrétaire général du parti communiste vietnamien et la Première ministre thaïlandaise, ont cherché à établir, par exemples, un dialogue direct avec lui.

Toutefois, des incertitudes demeurent sur la politique économique et commerciale américaine en Asie – Pacifique. D. Trump pourrait adopter une approche protectionniste, impactant les échanges avec les nations émergentes de la région. La réduction des aides publiques au développement américaines et des programmes de coopération pourrait également redéfinir les rapports de force au profit de la Chine.


Ressources recommandées

Pour approfondir ces enjeux, trois lectures sont recommandées :

. Christian Lechervy et Sophie Boisseau du Rocher, « L’Asie-Pacifique, nouveau centre du monde » (éd. Odile Jacob).

. Delphine Alès et Christophe Jaffrelot, « L’Indo-Pacifique » (éd. Presses de Sciences Po). L’ouvrage aborde les dynamiques politiques et économiques de la région.

. Valérie Niquet et Marianne Paix, « Indo-Pacifique, nouveau centre du monde » (éd. Tallandier). Le livre analyse l’évolution géostratégique de l’espace Indo-Pacifique.

Ces ouvrages offrent une vision approfondie des mutations de l’Asie-Pacifique et de son rôle croissant sur la scène mondiale.

Copyright pour la synthèse Avril 2025-Bourgoin/Diploweb.com


Plus

. Christian Lechervy et Sophie Boisseau du Rocher, « L’Asie-Pacifique, nouveau centre du monde » (éd. Odile Jacob)

4e de couverture

L’Asie-Pacifique va-t-elle devenir le nouveau centre du monde ?
Aujourd’hui, l’Asie-Pacifique produit 60 % du PIB mondial et 66 % de la croissance mondiale. Cette montée en puissance, loin de se limiter à la Chine, concerne l’ensemble de la région.

Forte de ses atouts – sa position à la charnière des océans Indien et Pacifique, son savoir-faire dans la gestion des flux extérieurs, ses compétences, sa force de travail –, l’Asie-Pacifique teste, ébranle, défie notre positionnement, notre capacité d’influence et nos prétentions universalistes.

Alors que le modèle américain se fissure et que la guerre gronde aux portes de l’Europe, l’Asie-Pacifique tisse un maillage dense et actif qui protège ses membres. C’est d’elle aussi que sont lancées les initiatives les plus réfléchies pour désoccidentaliser l’ordre mondial et créer éventuellement un effet d’entraînement dans le « Sud global ».

Quelles en seront les conséquences pour l’Europe ? L’Asie-Pacifique deviendra-t-elle le nouveau modèle postoccidental ?

Dassault envisage de livrer jusqu’à cinq Rafale par mois dans les années à venir

Dassault envisage de livrer jusqu’à cinq Rafale par mois dans les années à venir


Le patron du groupe Eric Trappier confirme les volumes dont a besoin l’armée française évoqués par le ministre des Armées, à savoir une vingtaine de Rafale pour l’armée de l’air et une dizaine pour la Marine nationale.

Dassault Aviation envisage de monter rapidement en cadence et “étudie la possibilité” de livrer jusqu’à cinq Rafale par mois comme demandé par Emmanuel Macron face aux turbulences géopolitiques, a déclaré son PDG Eric Trappier dans une interview au JDD. Le président français a annoncé mardi que l’Etat allait “accroître et accélérer les commandes de Rafale” au bénéfice de l’armée de l’air dans le cadre de nouveaux investissements de défense décidés face à la “bascule” géopolitique.

“En 2020, nous livrions moins d’un Rafale par mois. Aujourd’hui, nous en sommes à plus de deux par mois et nous allons encore augmenter le rythme (…) Nous prévoyons d’atteindre trois Rafale livrés par mois l’année prochaine, et quatre à partir de 2028-29, a déclaré le PDG du groupe français.

“Nous avons entendu l’appel du président et étudions la possibilité de passer à cinq Rafale par mois. Il n’y a pas encore de commandes concrètes, mais nous souhaitons anticiper. Avons-nous suffisamment de surface ? Faut-il recruter ? Les sous-traitants pourront-ils suivre ? Les motoristes seront-ils capables de répondre à la demande ? Nous avons lancé l’étude”, a-t-il ajouté. Il a confirmé les volumes dont a besoin l’armée française évoqués par le ministre des Armées, à savoir une vingtaine de Rafale pour l’armée de l’air et une dizaine pour la Marine nationale.

Convaincre le Portugal

Interrogé pour savoir si le Rafale a une carte à jouer face à l’imprévisibilité de Donald Trump alors que des commandes de F-35 américain sont suspendues, Eric Trappier a dit que Dassault était “prêt à fournir” ses services. Dassault souhaite notamment “proposer” son avion au Portugal. “C’est un pays de l’Union européenne et de l’Otan. Il disposerait des mêmes capacités d’interopérabilité que nous dans le cadre de l’Alliance, donc cela semble logique”, a ajouté Eric Trappier.

Il a dit avoir “confiance” concernant la livraison de Rafale en Inde, un contrat en préparation depuis longtemps. “Pour nous, c’est aussi une opportunité d’étendre nos chaînes de production en installant une ligne sur place, destinée aux besoins indiens, mais qui pourrait également servir dans notre montée en puissance.”

J’ai connu la période où le Rafale était décrié. Aujourd’hui, il est devenu l’alpha et l’oméga car il sait tout faire et il est 100% français“, a-t-il dit, en critiquant au passage le modèle d’Airbus, géant de l’aéronautique européen “si grand qu’il ne sait plus ce qu’il fait” et inapproprié, selon lui, pour l’Europe de la défense.

ÉCONOMIE – La guerre économique des États-Unis contre l’Europe : Une attaque stratégique

Guerre économique entre les États-Unis et l'Europe
RéalisationLe Lab Le Diplo

Loin d’être une simple mesure commerciale, l’augmentation des droits de douane américains contre l’Europe s’inscrit dans une logique plus vaste et plus inquiétante : celle de la guerre économique. 

ÉCONOMIE – La guerre économique des États-Unis contre l’Europe : Une attaque stratégique

Depuis plusieurs décennies, les États-Unis ont perfectionné l’art de la coercition économique, utilisant le commerce, la finance et la technologie comme des armes pour défendre leurs intérêts stratégiques et affaiblir leurs concurrents. L’Europe, longtemps persuadée que l’ouverture des marchés garantissait la prospérité et la stabilité, se retrouve aujourd’hui prise dans un engrenage dont elle n’a pas mesuré la dangerosité.

L’analyse de Christian Harbulot, l’un des plus grands théoriciens de la guerre économique, permet de mieux comprendre la nature du conflit en cours. Contrairement à une vision naïve du commerce international, qui le présente comme un jeu d’échange mutuellement bénéfique, Harbulot démontre que l’économie est avant tout un terrain de confrontation où les rapports de force se jouent avec autant de brutalité que dans les conflits militaires. Si les armes conventionnelles restent silencieuses, la pression exercée sur les secteurs industriels stratégiques, la domination des infrastructures technologiques et la manipulation des règles du commerce international remplacent les batailles d’antan. Dans cette logique, les droits de douane ne sont pas de simples mesures de protection économique : ils sont des instruments de domination et d’affaiblissement ciblé.

La stratégie américaine, sous couvert de protectionnisme, poursuit un objectif clair : réduire la compétitivité des industries européennes pour forcer l’UE à dépendre davantage du marché américain. Ce mécanisme est d’autant plus insidieux qu’il s’accompagne d’un narratif habilement construit, celui d’une Amérique qui cherche à rétablir l’équilibre face à des pratiques commerciales supposément injustes. Pourtant, la réalité est bien différente. Derrière cette rhétorique, Washington impose des barrières à des secteurs où l’Europe excelle – de l’automobile aux technologies vertes, en passant par l’acier et l’aluminium – tout en attirant les industries européennes grâce à des subventions massives et des incitations fiscales. L’Inflation Reduction Act, conçu pour soutenir les entreprises américaines, fonctionne aussi comme un piège qui pousse les entreprises européennes à délocaliser outre-Atlantique, sous peine de perdre en compétitivité.

Mais ce qui frappe le plus, c’est la réaction – ou plutôt l’absence de réaction – de l’Europe. Face à cette offensive économique d’une ampleur inédite, Bruxelles se contente d’exprimer son mécontentement, oscillant entre indignation et vaines menaces de représailles. L’Union européenne, paralysée par ses divisions internes et sa culture du compromis, semble incapable de comprendre qu’elle est engagée dans une bataille dont elle n’a pas choisi les règles. Trop longtemps, elle a cru que la coopération transatlantique était fondée sur des intérêts partagés et une loyauté réciproque. Or, la réalité est toute autre : dans le monde impitoyable de la guerre économique, il n’y a ni amis ni partenaires durables, seulement des rapports de force à gérer.

L’Europe se retrouve donc dans une position critique. Si elle continue de subir sans réagir, elle risque de voir son industrie décliner, ses emplois disparaître et son influence économique s’éroder. Une désindustrialisation progressive, dictée par les règles américaines, la transformerait en simple marché de consommation, dépendant des importations étrangères pour ses biens de haute technologie et ses infrastructures énergétiques. Les États-Unis, maîtres du jeu, imposeraient leur modèle, obligeant les entreprises européennes à s’aligner sur leurs normes et leurs exigences.

Une autre issue serait celle d’une réaction tardive et désordonnée, où l’Europe tenterait, sous la pression des événements, de colmater les brèches en instaurant quelques mesures de protection économique, sans réelle stratégie d’ensemble. Mais ce sursaut ne suffirait pas. La guerre économique exige une vision de long terme, une capacité d’anticipation et une volonté politique qui, jusqu’à présent, ont cruellement manqué.

Pourtant, il existe encore une alternative, celle d’une prise de conscience radicale. Si l’Europe veut conserver son rang, elle doit cesser de jouer un rôle passif et adopter une posture offensive. Cela implique de renforcer ses outils de défense commerciale, de protéger ses industries stratégiques et de cesser de croire que les règles du libre-échange seront respectées par tous. Il s’agit aussi d’investir massivement dans les secteurs clés du futur – intelligence artificielle, semi-conducteurs, énergies renouvelables – et d’empêcher le pillage de ses technologies par des puissances rivales.

Mais plus encore, l’Europe doit comprendre que la guerre économique n’est pas un phénomène temporaire ou une aberration du système, mais bien une dynamique permanente des relations internationales. Le monde ne fonctionne pas sur des principes d’équité, mais sur des logiques de puissance. Tant que cette évidence ne sera pas intégrée dans la pensée stratégique européenne, l’UE continuera à subir les décisions prises ailleurs, incapable de défendre ses propres intérêts.

L’Europe a encore le choix. Mais le temps presse. Loin des discours de façade et des illusions de partenariat, elle doit accepter la réalité : dans le grand affrontement économique du XXIe siècle, seuls les blocs capables de défendre leur souveraineté industrielle et commerciale pourront prétendre à un avenir de puissance. Les autres, eux, seront condamnés à l’effacement progressif.


Guerre économique entre les États-Unis et l'Europe

Giuseppe Gagliano a fondé en 2011 le réseau international Cestudec (Centre d’études stratégiques Carlo de Cristoforis), basé à Côme (Italie), dans le but d’étudier, dans une perspective réaliste, les dynamiques conflictuelles des relations internationales. Ce réseau met l’accent sur la dimension de l’intelligence et de la géopolitique, en s’inspirant des réflexions de Christian Harbulot, fondateur et directeur de l’École de Guerre Économique (EGE)

Il collabore avec le Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R) (Lien),https://cf2r.org/le-cf2r/gouvernance-du-cf2r/

avec l’Université de Calabre dans le cadre du Master en Intelligence, et avec l’Iassp de Milan (Lien).https://www.iassp.org/team_master/giuseppe-gagliano/

Ouvrages en italien

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Ouvrages en français

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