Ukraine : les enjeux cachés d’une guerre prévisible

Ukraine : les enjeux cachés d’une guerre prévisible

Yves Bonnet* – CF2R – publié en mars 2024

https://cf2r.org/tribune/ukraine-les-enjeux-caches-dune-guerre-previsible/

Préfet honoraire, ancien directeur de la DST, ancien député, conseiller régional de Normandie, membre du Conseil stratégique du CF2R

La guerre moderne est moins idéologique qu’économique et les formes qu’elle prend sont plus sécurisées qu’il n’y paraît. Sans qu’on y prenne garde, l’enjeu majeur des derniers conflits réside dans la maitrise de l’énergie sous toutes ses formes. La guerre russo-ukrainienne n’échappe pas à ce prisme. Pour bien comprendre ce qui se passe aujourd’hui sur les bords du Dniepr, il faut revenir aux derniers jours de la Deuxième Guerre mondiale.

Souvenons-nous. Les deux acteurs majeurs du conflit, le couple anglo-américain et l’Union soviétique, se quittent en froid, leur amitié toute neuve n’allant pas au-delà de la dernière bombe tombée, malheureusement atomique, sur Nagasaki. La conférence de Postdam, à laquelle la France n’est pas invitée – le général De Gaulle se rattrapera plus tard – ratifie cette brouille et le partage du monde au profit de l’URSS qui fait glisser sa frontière occidentale et celles de la Pologne d’est en ouest.

L’atome, chacun le pressent sans savoir encore sous quelle forme, représente la formidable source d’énergie de demain : encore faut-il le domestiquer. Le général De Gaulle – encore lui – est le premier à créer un Commissariat à l’Énergie atomique (le CEA) dont il confie le haut-commissariat au gendre de Pierre et Marie Curie, Frédéric Joliot-Curie. Pourtant le bougre, prix Nobel de physique avec son épouse Irène, a dans sa poche la carte du Parti communiste. Le chef du gouvernement sait bien qu’il n’est pas temps d’engager de chasse aux sorcières. Il fait bien : de leur côté, Américains et Soviétiques ont commencé une course à la compétence, celle des savants atomistes allemands qui ont bien failli griller la politesse à Oppenheimer et donner à l’irresponsable chancelier nazi la pierre philosophale du triomphe nucléaire. Les services de renseignement OSS et NKVD fouinent, courtisent, enlèvent. On connaît le cheminement. Mais le nucléaire souffre d’un handicap, on ne sait pas convertir sa puissance démesurée en énergie exploitable. Pour tout dire on ne le voit que militaire.

Pour alimenter la surconsommation d’énergie, dopée par la reconstruction, on en reste aux sources classiques, les énergies fossiles, charbon, hydrocarbures. Faciles à transporter et à stocker, elles sont abondantes, bon marché et bien réparties sur le globe non sans privilégier quelques zones dont la plus généreuse se situe au Proche-Orient. Les Américains le savent qui entendent sécuriser leurs approvisionnements. Le président Roosevelt qui sent la mort venir, veut faire un dernier cadeau à son pays : sur le chemin de retour de la conférence de Yalta, il accueille à bord du croiseur Quincy le roi d’Arabie saoudite, Ibn Saoud. Les deux chefs d’État signent un pacte en forme de marché de soixante ans qui assure aux États-Unis, en échange de leur protection à la famille régnante d’Arabie, la disposition des gisements pétroliers les plus pharamineux au monde.

Les Soviétiques ont déjà à disposition Bakou et les champs pétrolifères du Caucase que lorgnait Hitler, les champs pétrolifères roumains de Transylvanie, mais n’ont pas encore idée des gigantesques ressources que recèle le sous-sol de Sibérie.

Chacun chez soi, les cinq majors mondiaux (Exxon Mobil, Chevron, BP, Shell et la compagnie française qui deviendra Total) battent la campagne et mettent en coupe réglée le monde des hydrocarbures. Les profits tombent, les fortunes s’arrondissent… et les guerres commencent.

Une des premières nous concerne directement puisqu’il s’agit de l’Algérie. Aussi longtemps que la France s’est débattue comme elle le pouvait pour se dépatouiller du problème colonial, en Indochine, au Maroc, en Tunisie, en Algérie, le monde de l’indifférence s’est satisfait de ses ennuis. Les Soviétiques ouvertement ravis, les Anglo-Saxons secrètement réjouis, tous voyaient avec amusement les fruits secs tomber de l’arbre. Et puis, l’annonce éclata, avant l’explosion, en février 1960 à Reggane, de la bombe atomique française : le coq gaulois à force de gratter le sable du désert avait fini par faire jaillir le précieux liquide du côté d’Hassi Messaoud. Du coup, notre présence en Algérie devenait une toute autre histoire.

Comme De Gaulle avait réglé en deux temps trois mouvements le problème de « l’Empire » en donnant l’indépendance à tout ce petit monde africain, il agit de même avec l’Algérie en prenant la précaution de signer des accords, dits d’Evian, qui assuraient la France la disposition du pétrole et du gaz sahariens. Comme il fallait s’y attendre, ledit accord fut dénoncé par Boumediene en 1971, une compagnie algérienne créée – la Sonatrach –, mais une forme adoucie de coopération algéro-française tout de même maintenue. Pour prix de nos renoncements, nous obtenions la « faveur » d’être approvisionnés en gaz à un prix d’ami, c’est-à-dire en le payant au-dessus des cours mondiaux.

 

La domination mondiale du pétrole

Nous entrons alors dans l’ère du pétrole tout-puissant. Les grandes compagnies – qui reprennent sans le savoir la dénomination des « grandes compagnies » du Moyen Age, des troupes de détrousseurs de grands chemins – quadrillent le monde et imposent leurs prix à ceux qui possèdent le sous-sol comme à ceux qui achètent, y compris les États. De ce rackett planétaire, les principaux bénéficiaires sont évidemment les plus grands. Cela se passe sur deux registres comme sur les grandes orgues de Notre-Dame. À la manœuvre, les États-Unis qui jugulent les tentatives auxquelles se livrent les pays possesseurs des gisements. Ainsi, l’Iran du Dr Mossadegh apprend à ses dépens que la CIA ne laissera pas déposséder les majors.

Cela dure ce que cela devait et pouvait durer : l’espace de quelques décades. Puis la révolte vient, sous l’impulsion du shah d‘Iran, le plus intelligent de la bande, qui, parallèlement, entre dans l’ère nucléaire au prix d’un exercice de séduction mutuelle avec le président français, Valéry Giscard d’Estaing. Reza Pahlavi, tombé injustement dans les oubliettes de l‘Histoire ne va pas seulement financer les installations françaises d’enrichissement de l’uranium, il défend la valorisation des hydrocarbures, matière première avant d’être source d’énergie, et convainc ses partenaires de l’OPEP de la nécessité et de la légitimité d’une augmentation du prix des hydrocarbures qui parait alors phénoménale, passant de 4 à 16 dollars le baril. Du jour au lendemain, tous les voyants d’une économie mondiale énergivore passent au rouge, il s’en faut de peu que la fin du monde n’intervienne et … miraculeusement, tout s’apaise. La vie reprend son cours mais l’alerte a été chaude qui ne sera pas oubliée de sitôt.

En tout cas pas en France. Quelques mois auparavant le choc pétrolier, le gouvernement de Pierre Messmer a pris la décision courageuse de lancer le plus ambitieux programme de construction de centrales nucléaires qui ait jamais été entrepris. Il ignore alors qu’il va faire un cadeau inestimable aux générations futures – qui sont les nôtres d’aujourd’hui – et sauver l’économie française des péripéties d’un second choc pétrolier, effectivement intervenu en 1979, et d’autres désagréments dans la gestion du pétrole et du gaz.

Les États-Unis veillent toujours jalousement sur le pétrole, protégeant leurs affidés – les monarchies du Golfe – et persécutant les rebelles en puissance – les régimes arabes laïcs. Le sang du pétrole comme le caractérise malicieusement le général Pierre-Marie Gallois[1] coule dans les veines des majors américaines. Il ne fait pas bon les défier. Saddam Hussein en fait l’expérience. 

Quelle est alors la stratégie des États-Unis en matière d’énergie et de production pétrolière ? Elle est très simple : ils doivent contrôler l’économie mondiale et, pour ce, le marché mondial des hydrocarbures, pétrole et gaz. Le professeur américain Michael Hudson[2] nous l’explique en février 2022 au moment où éclate la guerre russo-ukrainienne.

La ligne de Washington tient en quatre postulats :

– la doctrine Clinton de l’Advocacy Policy qui organise la maitrise américaine sur le commerce mondial ;

– l’interdiction de toute relation commerciale directe entre les Européens d’une part, la Chine et la Russie, d’autre part ;

– la priorité du gaz de schiste américain par rapport au gaz naturel ;

– le contrôle des voies d’approvisionnement de l’Europe en pétrole (oléoducs) et en gaz (gaz naturel liquéfié).

Explicités, ces postulats nous enseignent que :

1- l’Advocacy Policy, organisation intelligente de conquête des grands marchés mondiaux conçue par le président Clinton – probablement sur le modèle de la VPK soviétique – est le premier pilier de l’expansion économique américaine. Le principe en est simple : mettre au service des entreprises américaines tous les moyens de contrôle des marché mondiaux en identifiant les pays-cibles et les domaines d’intervention. Pour y parvenir, l’Advocacy Center (ou War Room) met à contribution toutes les administrations, services et organismes américains, de ceux du commerce extérieur jusqu’aux agences de renseignement comme la CIA et la NSA. Elles reçoivent mission d’accaparer les avancées et les potentialités des économies les plus dynamiques et les plus prometteuses. Le pouvoir politique intervient dans un second temps en détournant, quitte à les faire capoter, au profit des firmes américaines les transactions en cours dans le monde, commerciales ou industrielles ;

2- sous le prétexte d’empêcher une montée en puissance militaire de la Chine et de la Russie, les exportateurs américains ont l’exclusivité des fournitures militaires à leurs alliés. L’industrie française de l’armement en fait l’expérience ;

3- depuis son apparition, dans les années1980, l’extraction du gaz de schiste par fracturation hydraulique est devenue concurrentielle en dépit des atteintes graves qu’elle fait subir à l’environnement. Les Américains sont même redevenus premiers producteurs mondiaux d’énergie fossile gazeuse (devant les Russes) avec une croissance impressionnante de leur production, de 10 Bcf (Billion cubic feet) par jour en 2006 à 42 Bcf en 2015. L’industrie américaine a créé plus de 2 millions d’emplois au sein des énergies lourdes les plus énergivores : sidérurgie, verre, ciment, pétrochimie. Seule avancée à cet égard ; le recul du charbon et la réduction de 13 % des émissions de gaz à effet de serre entre 2007 et 2015. La compétition entre GNL russe et GNL américain se stabilise au bénéfice du premier, moins coûteux à extraire et plus proche de ses lieux de consommation, ce qui induit des frais de transports inférieurs surtout s’ils se font par gazoducs et non par méthaniers. La Russie s’attache à diversifier ses acheteurs en privilégiant la Chine et l’Inde ;

4- conscients du handicap rédhibitoire de l’éloignement, les États-Unis cherchent à bloquer tous les projets de gazoducs européens qu’ils ne contrôleraient pas.

 

Les enjeux autour de Nord Stream

C’est alors que le gazoduc du Nord Stream apparait au cœur du dossier de la desserte de l’Europe en gaz russe.

La situation est la suivante : au début des années 2000, l’Europe est alimentée par un gazoduc dénommé Brotherhood qui, partant de la Russie, traverse l’Ukraine de part en part, puis la Slovaquie, la République tchèque, et l’Allemagne. Le transit par l’Ukraine a généré de multiples incidents de paiement, le pays traversé étant en droit de prélever à ce titre une taxe mais devant payer ses propres prélèvements à l’opérateur. Des années durant, les deux pays ont eu à régler ces différends. C’est la principale justification de la recherche d’autres dessertes de l’Europe occidentale à partir de la Russie : le gazoduc Yamal à partir de la péninsule de Yamal transite par la Biélorussie et la Pologne en évitant l’Ukraine ; et surtout Nord Stream dont le parcours se fait pour la plus grande partie au fond de la mer Baltique et qui évite les parcours terrestres pour émerger dans les eaux territoriales allemandes. La compagnie russe Rosneft qui l’exploite s’est donné un président de son comité des actionnaires et membre de son conseil de surveillance qui siègera jusqu’en avril 2022 en la personne de Gerhard Schröder, ancien chancelier de la République fédérale.

En 2015, la Russie a produit 55,5 Billion cubic feet par jour dont elle a exporté le tiers, soit 17,5 Bcf, à trois groupes de clients, l’Union européenne, le duo Ukraine et Biélorussie, et enfin la Turquie. Face au GNL américain, le groupe gazier russe est largement compétitif en raison de ses moindres coûts d’exploitation et de la faiblesse du rouble. Bypasser le Brotherhood en doublant North Stream pourrait, à terme, coûter à l’Ukraine jusqu’à 2 milliards de dollars par an. Un tel manque à gagner serait insupportable pour un pays aux finances exsangues. Aussi l’Ukraine, mais aussi les Slovaques, les Tchèques, les Polonais – qui verraient réduire le trafic de Yamal – et enfin les États-Unis s’opposent donc au doublement de Nord Stream qui intéresse en revanche fortement Allemands et Russes. 

Ces mêmes Allemands qui peuvent compter sur l’activisme de la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, ancienne ministre fédérale de la Défense, font entériner par l’Union européenne la reconnaissance du gaz naturel comme énergie verte, ce qui est refusé, dans un premier temps, au nucléaire, pourtant très faible émetteur de gaz à effet de serre.

On le voit, les ingrédients sont réunis d’une compétition sans concession, entre producteurs d’abord, puis entre le binôme producteur russe et client allemand d’une part, et le bloc producteur américain et autres clients européens d’autre part.

 

Le démantèlement des centrales nucléaires françaises et allemandes

Un pays s’est préservé tout seul de ces menaces, la France et son nucléaire que les décisions absurdes de Lionel Jospin et Dominique Voynet n’ont pas réussi à couler complètement. Œuvre qu’Emmanuel Macron et Nicolas Hulot reprennent à leur compte en s’appliquant à poursuivre la réduction du nombre des réacteurs en fermant près d’une vingtaine de centrales. Ils sont les acteurs du sabotage d’une production qui a porté l’économie française depuis quarante ans.

Ils y ont été fortement aidés par le lobby antinucléaire dont la force ne doit peut-être pas tout au hasard. Contre l’arrivée en force du nucléaire, les grandes compagnies pétrolières ne pouvaient que s’émouvoir. L’apparition sur la scène médiatique d’organisations antinucléaires mystérieusement financées n’est peut-être pas le fait du hasard, alors qu’en toute objectivité la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre et de pollutions de toutes sortes devrait prendre compte parmi ses principaux vecteurs le nucléaire civil fournisseur d’une énergie propre et bon marché.

En France, pays de référence du nucléaire civil – et accessoirement du nucléaire militaire avec la construction de SNLE intégralement français – le nucléaire devenait un enjeu politique avec une gauche antinucléaire, à l’exception notable du Parti communiste, et une droite pronucléaire. Se réclamant d’un apolitisme qui a rapidement volé en éclats, le parti autoqualifié écologiste a fait alliance avec la gauche socialiste pour se porter ensemble au pouvoir.

Le retour des socialistes au gouvernement s’est accompagné d’un brutal virage vers la mise au rancard des projets de développement du nucléaire. Victorieux des législatives de 1997, Lionel Jospin s’est affiché aux côtés de Dominique Voynet comme sauveur de la planète. Comme sauveur on aura connu mieux : l’arrêt de Superphénix, premier réacteur à neutrons rapides (RNR) est le premier mauvais coup porté au secteur le plus compétitif de notre économie. Ce que l’on appelait improprement le lobby nucléaire, centré autour d’EDF et du CEA, n’était pas de force, politique, face aux antinucléaires, surtout quand disparaissaient les grands artisans de l’épopée électrique. Marque et symbole de ce retournement de tendance, EDF et la COGEMA devenaient des fromages pour les « petits copains », Gilles Ménage, François Roussely, Anne Lauvergeon.

Il y avait cependant pire. L’Allemagne dont la chancelière, Angela Merkel confondait tsunami de Fukushima et catastrophe industrielle, décidait de démanteler le parc nucléaire d’un pays fortement industrialisé et d’avoir recours aux énergies dites renouvelables, en réalité intermittentes, et au gaz naturel. Elle se plaçait ainsi sous la dépendance de la Russie, fournisseur le plus proche et le moins cher. A Bruxelles, les Allemands avaient suffisamment d’influence pour faire reconnaître le gaz « naturel » comme « énergie verte », ce qu’il ne peut être dès lors que son utilisation génère des rejets nocifs dans l’atmosphère. Les Verts – die Grünen – parvenus à constituer une coalition avec les sociaux-démocrates pouvaient enchaîner et, sous le prétexte de sauver la planète, se livrer à leur objectif majeur, le démembrement des centrales nucléaires. Pour ne pas être en reste, la France de François Hollande et d’Emmanuel Macron fixait un plafond à la production d’électricité d’origine nucléaire à 50 % pour justifier les aides considérables accordées aux promoteurs des éoliennes. Gage de sa détermination et de l’incohérence européenne, le président de la République le plus jeune de notre histoire fermait la centrale de Fessenheim, pendant que l’Allemagne ouvrait à proximité (à Datteln) une centrale à charbon qui s’ajoutait aux 70 centrales – dont nombre fonctionnant au lignite – qui font de ce pays voisin le principal pollueur de l’Europe, juste derrière la Pologne.

Ce fut l’âge d’or du gaz naturel avec comme plus gros fournisseur, la Russie proche, si proche que les gazoducs pouvaient en acheminer à moindre coût la précieuse production. En 2014, année du Maïdan, 6 % des exportations européennes de gaz russe se faisaient vers l’Europe, 21% vers la Biélorussie et l’Ukraine, 15% vers la Turquie, outre les exportations vers le Japon.  Le réseau russe du nord (la Sibérie) alimentait les îles britanniques et l’Allemagne par l’intermédiaire des Nordstream I et II. Afin de se passer du transit du gaz par l’Ukraine, le projet fut mis à l’étude d’un nouveau gazoduc appelé Nabuco qui relierait le Bluestream, lui aussi dans les cartons, au réseau principal. Il traverserait la mer Noire en évitant l’Ukraine et referait surface en Bulgarie.

Les États-Unis intervenaient alors pour dissuader le gouvernement de Sofia de consentir à cette nouvelle desserte. Ce que constatant, la Russie, à son tour, faisait interdire par la Syrie le passage sur son sol d’un gazoduc reliant la péninsule arabique – et accessoirement l’Iran – à la Turquie.

Pierre-Marie Gallois conseillait en son temps, pas si lointain, de porter attention à la carte des oléoducs et des gazoducs dont il pensait qu’elle était la clef de la plupart des conflits Proche et Moyen Orientaux. Il avait raison. Nous en avons la démonstration.

 

Le glissement de la guerre commerciale vers un conflit armé

Tous les ingrédients d’une nouvelle guerre, commerciale celle-ci, entre l’Amérique et la Russie, sont en effet réunis depuis l’écroulement de l’Union Soviétique, son éclatement en 15 États indépendants correspondant aux anciennes républiques soviétiques aux tracés établis de manière autoritaire, voire fictive, et à la Russie désormais sous la bannière de la Fédération de Russie. Au passage, notons que les premières de ces sécessions, celles intéressant les trois pays baltes, se sont faites unilatéralement, créant, sans le vouloir le précédent dont pourrait se réclamer d’autres territoires comme, dans le cas qui nous intéresse, les républiques autonomistes du Donbass.

Les enjeux en étaient la maîtrise du marché de l’énergie et la remise au goût du jour de la vieille obsession russe de l’accès permanent aux mers chaudes. Encore fallait-il un prétexte pour entraîner Poutine dans une surenchère que la propagande américaine transformerait en agression délibérée et qui permettrait d’abattre, une fois pour toutes, l’ours russe. Phantasme, anticipation ? Encore une fois c’est Victoria Nuland, citée par l’universitaire Michaël Hudson, qui nous donne la réponse. Dans une conférence de presse au Département d’Etat le 27 janvier 2022, elle déclare : « Si la Russie envahit l’Ukraine, d’une manière ou d’une autre, Nord Stream II n’ira pas de l’avant ». Le professeur Hudson poursuit par cette remarque personnelle : « Le problème est de créer un incident suffisamment offensif et de dépeindre la Russie comme l’agresseur[3] ».

Le paradoxe est que Madame Nuland qui vient de quitter l’état-major du président Biden et qui a pour l’Union Européenne des mots d’une vulgarité affirmée, se montre autrement prudente quant à une intervention directe de l’OTAN dans la guerre. Il serait imprudent et malhonnête de lui prêter comme au président Biden des intentions bellicistes à l’encontre de Moscou. Disons plus simplement que tout s’est passé, depuis les promesses inconsidérées de M. Barroso, comme si la reprise par la force des provinces autonomistes de l’est devenait une priorité nationale ukrainienne :

– coup d’État de Maïdan, généreusement financé de l’extérieur selon les déclarations de Victoria Nuland (5 milliards de dollars),

–  fuite du président prorusse Victor Ianoukovitch,

–  venue au pouvoir de Petro Porochenko, chassé en 2019, puis élection de Volodimir Zelensky,

– sécession de la Crimée (16 mars 2014),

–  sécession des oblats de Donetsk et de Louhansk, (avril 2014),

–  protocoles de Minsk (5 septembre 2014), garantis par l’Allemagne et la France « afin de gagner le temps nécessaire » à la reprise des combats contre les républiques autonomistes et la Russie, selon les aveux d’Angela Merkel et François Hollande,

– bombardement pendant sept ans des provinces sécessionnistes de l’est (16 000 morts),

– préparation intensive de l’armée ukrainienne avec assistance américaine (5 000 conseillers américains, et européenne pour la préparation),

– livraison de matériel militaire et d’armes à l’Ukraine,

– implantation de douze bases de la CIA à la demande du service ukrainien,

– reprise des combats en février 2022, chaque partie en rejetant la responsabilité sur l’autre, une augmentation très importante (sic) des bombardements et explosions (ukrainiens) au Donbass étant enregistrée le 17 février, la Russie intervenant le 22 février

En réalité les accords de Minsk n’ont jamais été respectés, l’Ukraine allant jusqu’à interdire la langue russe dans les terres contestées et n’accordant, comme elle s’y était engagée, aucune autonomie au Donetz et à Louhansk. Elle complétait le tableau en bombardant le Donbass, c’est-à-dire ceux qu’elle revendiquait comme étant sa propre population. Pour sa part, la Russie soutenait en sous-main lesdits territoires en leur envoyant des « volontaires ».

Il faut être clair sur ce point. Dans un premier temps qui court jusqu’au protocole de Minsk, les oblasts de Donetz et de Louhansk demandaient leur autonomie et non leur indépendance. L’Ukraine s’est engagée à la leur donner, mais n’a jamais tenu cette promesse. La sécession de la Crimée a changé la donne. Elle constitue la pierre d’achoppement d’un imbroglio juridique insoluble.

Les éléments en sont les suivants : lors de la dislocation de l’URSS, un référendum est organisé en Crimée le 12 février 1991 sur la question de savoir si cette république entend redevenir une République socialiste soviétique autonome de l’URSS : le résultat en est sans équivoque avec 94,3% de « oui » et 81,37% de participation. La RSSA de Crimée est pourtant dissoute le 26 février 1992 et reçoit la qualification de République autonome. On oublie, du côté de Kiev, que c’est d’une décision personnelle de Nikita Khrouchtchev qu’est résulté le rattachement de la Crimée à l’Ukraine.

Deux ans plus tard, un nouveau référendum est organisé par la République autonome de Crimée portant sur son éventuel rattachement à la Fédération de Russie. Une fois encore, le résultat en est sans équivoque ave 96,6 % de « oui ». Le caractère majoritaire du vote est indéniable. Pourtant, le gouvernement ukrainien dénie aux Criméens le droit de disposer d’eux-mêmes alors qu’il le reconnait aux Bosniens ou aux Kosovars. Le président de la Serbie, Aleksandar Vucic, ne s’est pas fait faute de dénoncer l’hypocrisie de l‘Occident à la tribune de l’Assemblée générale de l’ONU en septembre 2023.

La querelle juridique n’est pas près de s’éteindre dans l’incapacité des instances internationales à trancher entre le principe de l’intangibilité des frontières et celui du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. A tout le moins conviendrait-il de garder la mesure dans un conflit où rien de probant ne ressort du débat de fond.

Ces données, incontestables, posent clairement l’équation que les parties au conflit doivent résoudre, ou par la force, ou par la négociation, ou par leur combinaison. Avant de poursuivre une guerre fratricide, les protagonistes ont recherché les voies du dialogue. Nous savons aujourd’hui que des pourparlers ont effectivement eu lieu en Turquie en avril 2022 et que Russes et Ukrainiens étaient proches d’un accord. Mais les pressions américaines ont été suffisamment fortes et convaincantes pour dissuader Kiev de signer quelque document que ce soit. Cela se comprend : les États-Unis avaient besoin d’un conflit qui affaiblisse durablement la Russie. Une issue rapide ne faisait pas leurs affaires. Les déclarations du ministre Lemaire promettant « de mettre à genoux » la Russie en quelques mois corroborent cette thèse. Effectivement, les troupes russes, (135 000 hommes dont 60 000 pour la première vague d’assaut) insuffisantes pour occuper un territoire comme l’Ukraine, se sont repliées dès les premiers affrontements afin de sauvegarder ce qui leur paraissait essentiel, la sécurité des républiques devenues sécessionnistes, puis leur intégration au sein de la Fédération de Russie. Leur avancée vers l’ouest ne visait qu’à faire diversion afin de réduire la pression du pouvoir central de Kiev sur le Donbass.

Les belligérants ont alors mis en place deux stratégies opposées :

Ayant reconstitué sa puissance de feu grâce à l’artillerie et l’aviation, le commandement russe a choisi la défensive et ancré ses positions au sol par trois lignes de défense successives qui sont devenues très difficilement délogeables. Le choix a été fait d’user les forces ukrainiennes, sachant que les pertes de l’adversaire seraient de plus en plus difficiles à combler. C’est la stratégie de l’usure, dans laquelle les Russes, dont l’armée est conçue pour la défensive, sont passés maîtres.

Les Ukrainiens, au contraire, ont engagé leurs meilleures troupes dans l’offensive, suivant les ordres donnés par le président Zelensky, contre l’avis des militaires, d’avancer à tout prix. Il en est résulté des combats inutiles et coûteux en vies humaines. La bataille de Bakhmout est emblématique de ce choix. Perdue ou gagnée, elle a surtout été meurtrière pour les deux camps. L’offensive dite « de printemps » – en réalité en juin 2023 – n’a pas dérogé à ce schéma. En partie au moins pour convaincre ses partenaires occidentaux de l’aider puissamment, Volodimir Zelensky a engagé son corps de bataille dans des assauts visant à conquérir ou reconquérir la ville de Bakhmout. Les Russes se sont contentés d’envoyer au casse-pipe les mercenaires bien entraînés de la société Wagner. Les pertes se sont avérées insupportables pour les Ukrainiens et leurs meilleures unités y ont laissé beaucoup de plumes. Etendue à l’ensemble d’un front de plus de deux mille kilomètres, la stratégie Zelensky n’a pas pleinement convaincu. L’annonce de l’offensive de printemps, des mois à l’avance, a sonné l’alarme dans le camp d’en face qui a fait un gros effort de renseignement, sachant que 260 satellites du dispositif otanien surveillait ses forces, déployées en profondeur sur trois lignes de défense. Dans une interview donnée le 20 février 2024 à l’agence Tass[4], le ministre russe de la Défense, le général Choïgou a expliqué que tout l’art de la guerre avait été dans le conflit ukrainien de se montrer patient et de minimiser les pertes russes tout en maximisant celles des Ukrainiens. Il a donné des chiffres impossibles à vérifier et probablement exagérés. L’agence Tass donne quotidiennement l’état des pertes ennemies en matériel et en personnel mais aucune donnée relative aux forces russes.  De l’avis des experts indépendants comme le colonel Jacques Baud, ancien responsable du renseignement suisse, ou Alain Juillet, ancien directeur du renseignement de la DGSE et initiateur de la sécurité économique en France, et en l’absence de comptage contradictoire, il semble acceptable de dire que le rapport des pertes serait d’environ 1 à 5 en faveur des Russes, ce qui situerait le chiffre des morts ukrainiens aux environs de 500 000 et celui des Russes à 100 000. Ce qui en revanche est avéré, c’est la minoration incroyable de ses pertes faite par le président Zelensky qui les situe à 31 000 à ce jour.

Pendant que se déroulent les combats sur le terrain, une attaque, maritime et même sous-marine contre des objectifs civils intervient en septembre 2022. Ce sont les deux attentats commis en mer Baltique contre les gazoducs Nord Stream I et II, le premier le 26 septembre 2022, le second quelques jours plus tard. Facilement imputables, ces actes terroristes (c’est le mot qui convient) ont fait l’objet d’enquêtes allemande, danoise et suédoise dont les résultats n’ont pas été publiés. Preuve évidente d’un embarras général. Des sources occidentales en ont rejeté la commission sur les Ukrainiens, mais il parait peu probable que la marine ukrainienne dispose des équipements et des personnels pour mener à bien pareille mission par une centaine de mètres de fond nécessitant de grosses quantités d’explosifs.

On a tenté d’accréditer la thèse que les Russes eux-mêmes auraient commandité l’attentat : cette accusation ne résiste pas à l’analyse, pour trois raisons : l’ampleur des dommages ; l’identification très claire du premier bénéficiaire de l’interruption de tout ou partie du trafic gazier entre l’Allemagne et la Russie ;  enfin et surtout la localisation des attentats, à proximité de l’île danoise de Bornholm où sont localisés des moyen de détection américains très puissants qui surveillent les entrées et sorties des sous-marins russes dans la mer Baltique. Ce qui peut être affirmé sans risque d’erreur, c’est que rien n’a pu se faire sans le contrôle des Américains. Ce qui induit leur aval. Peut-être ne saura-t-on jamais avec certitude qui a fait quoi, mais cela n’a plus tellement d’importance face à l‘immense défi qui attend la communauté internationale : celui d’une guerre mondiale totale qui rayerait de la carte l’Europe et les États-Unis, fortement urbanisés, moins durement la Russie des immensités, encore moins la Chine et le reste du monde.

Pour les bellicistes déclarés, la solution serait de combattre jusqu’au dernier soldat… ukrainien. Leur camp peut compter sur l’appui de la quasi-totalité des médias, la propagande officielle et l’argent. Dans les débuts de la guerre, l’opinion s’est ralliée presqu’unanimement à leurs thèses, d’autant plus facilement que les médias russes ont été purement et simplement interdits au niveau européen. Cette même opinion a évolué au fur et à mesure de la prolongation des combats, de l’insensible retrait américain et des dissensions européennes.

 

La fin annoncée de la suprématie occidentale

Qui dit OTAN dit États-Unis. Les bons petits soldats de l’organisation de l’Atlantique Nord suivent aveuglément les injonctions venues de Washington. Ils ont réagi à propos de l’Ukraine comme ils l’avaient fait au sujet de l’Irak, de la Libye ou de l’Afghanistan. Ils ont plus de mal à propos de la Chine qui s’installe désormais comme seule rivale de la puissance la plus riche, mais aussi la plus endettée au monde. Cette lente modification des sphères d’influence dans le monde fait les affaires de la Russie, pas mécontente de sortir du halo américain. Car cela signifie que Washington ne mettra pas autant de hargne à défendre Kiev qu’il l’eût accepté voici quarante ans. Jusqu’alors assurés d’imposer la pax americana au reste du monde, Asie, Afrique, Amérique latine, et d’installer le dollar – accessoirement l’euro – comme les monnaies universelles, les alliés de l’OTAN ont perdu leurs certitudes. Quant à leurs positions géostratégiques, ils comprennent qu’ils doivent désormais compter avec les BRICS – Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud –, auxquels se sont ajoutés depuis le 1er janvier l’Égypte, l’Éthiopie, l’Iran, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, qui conjuguent leurs moyens pour affaiblir l’Occident confondu avec l’OTAN, a fortiori depuis que les pays scandinaves ont rallié cette dernière. Leur alliance, d’économique tend à devenir politique et vise à faire contrepoids au G7. Forts de leurs trois milliards six cent onze millions d’habitants, contre 783 millions d’Occidentaux, les BRICS contrôlent l’essentiel du marché pétrolier surtout depuis qu’ils accueillent les deux principaux fournisseurs de la péninsule arabique et détiennent une bonne partie de la dette américaine et européenne.

Les premiers effets de cette inversion des rapports de force se constatent en Afrique et dans la péninsule arabique. La France s’est vu chasser sans ménagement de l’Afrique subsaharienne en une décade et deux présidences. Celles de François Hollande et d’Emmanuel Macron. Il suffit de regarder une de ces cartes Vidal de La Blache qui illustraient sur tous les murs de classe l’œuvre coloniale de la Troisième République pour mesurer ce qu’est devenu l’influence de la France, désormais ramenée à l’hexagone. En moins de temps qu’il n’en faut pour passer du CM 1 à la classe de philosophie, le président de tous les abandons – ENA, corps préfectoral, corps diplomatique – aura réduit à néant l’œuvre de tant d’administrateurs, métropolitains ou ultramarins, que De Gaulle ne s’en retournera même pas dans sa tombe. Car « sa » France, celle de Charles De Gaulle, indépendante – ou souveraine si l’on préfère – politiquement, économiquement, militairement, énergétiquement – ne représente plus qu’une ligne sur le grand livre de l’Histoire. Le sentiment européen d’appartenance à une entité considérable – au sens premier du terme – ne suffirait pas à effacer la conscience du déclin. L’Europe coloniale a vécu, ce qui n’est pas forcément une mauvaise chose mais l’idée gaullienne d’une Communauté, dont il fut le premier Président, n’a pas davantage prospéré. Faute de s’être montrés solidaires de leurs amis français, les pays de l’UE ont perdu eux aussi leur crédibilité pendant que les États-Unis jouaient le grand air de la décolonisation.

Qui le leur reprocherait ? Les Américains n’ont guère changé depuis que Tocqueville soulignait leur vibrant patriotisme. De la doctrine Monroe à leurs interventions tardives mais décisives dans les deux guerres mondiales, les États Unis ont su garder le cap d’une rectitude et d’une honnêteté morale héritées de leurs origines WASP[5], tout en cultivant leur appétence pour les affaires :  business is business. Simplement, ils ont adopté depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale ce que l’on pourrait appeler la « doctrine Patton ». Ce général, champion de l’offensive à la tête de son unité blindée, a préconisé, alors que les opérations militaires n’étaient pas encore terminées, de se retourner contre l’Armée Rouge qui venait de porter les coups les plus sévères à la Wehrmacht. Harry Truman, à peine installé à la Maison Blanche, a repris cette doctrine qui allait enfanter le maccarthysme et figer les relations entre les États Unis et l’URSS dans des postures de mutuelle méfiance. Il est clair que la personnalité de Staline et la nature dictatoriale du régime communiste ont joué un rôle décisif dans la venue de la guerre froide et le bouclage du rideau de fer.

Quarante- cinq ans plus tard, le 25 décembre 1991, la dislocation de l’URSS actée à Minsk (!) par la Russie, la Biélorussie et l’Ukraine aurait pu et dû ouvrir une nouvelle ère, celle d’une coexistence pacifique que la Russie de Gorbatchev puis de Boris Eltsine, appelait de ses vœux. La réponse américaine fut la doctrine Wolfowitz qui prenait acte de la suprématie américaine et en posait les conditions du maintien. Qui commençaient par le démembrement cette fois de la Fédération de Russie en quinze entités indépendantes. Dans les faits, ce fut la Russie moribonde, moquée, humiliée.

 

Le relèvement de la Russie

C’était préjuger de la capacité de rebond d’un pays aux ressources gigantesques et au patriotisme indéracinable. Un homme l’incarna, choisi par Boris Eltsine, dont ce fut sans doute le coup de génie, le kgbiste Vladimir Poutine.

On a tout dit de cet homme secret mais moderne dans son appréhension du pouvoir, et il n’est pas indispensable d’y revenir. Sauf pour souligner qu’il a rendu au peuple russe sa fierté.

La Russie de Vladimir Poutine est très éloignée du modèle soviétique, quand bien même elle présenterait des aspects contestables au regard des droits de l’homme. Toutefois son évolution s’est opérée dans le sens d’une certaine libéralisation, alors que les États-Unis, seuls maîtres du monde et inconscients de l’éveil de la Chine, suivaient le chemin inverse et écrasaient les obstacles réels ou supposés à leur toute puissance avec le lourd passif d’agressions contre des États souverains – Irak, Viêt-Nam, Grenade, Panama, Somalie, Afghanistan–, les activités douteuses de la CIA et l’ouverture de camps de détention hors de leur territoire, Pendant que la Russie se reconstruisait.

En ce début de troisième millénaire, l’image que renvoient l’un de l’autre les anciens alliés contre l’hitlérisme est, de ce fait, plus nuancée qu’on ne la présente communément. La guerre d’Ukraine, dont il est de bon ton d’imputer le déclenchement à la seule Russie et forcément à Poutine, n’a pas éclaté par hasard pas plus que ses protagonistes ne sont à ranger tous dans le même camp. En particulier, il n’est nullement assuré que la stature de Poutine entre dans le costume que lui taillent sans vergogne les médias occidentaux. Le manichéisme s’applique malaisément aux péripéties des relations internationales surtout quand s’y ajoute une inculture consternante telle celle qui fait dire à la tête de liste Renaissance aux européennes qu’Edouard Daladier était un défaitiste, assertion rigoureusement fausse à l’égard du seul politique de la Troisième République qui ait fait du réarmement son crédo invariable. De même, qu’il est devenu périlleux d’oser nuancer les jugements sur le conflit en cours.

Pour les supposés pro-ukrainiens (sic), l’entièreté de la responsabilité revient à Vladimir Poutine. Les comparaisons – peu flatteuses – n’ont pas manqué : Hitler, Staline, mais pas Napoléon pourtant peu chiche en déclarations de guerre. Faisant litière de la parole non tenue des dirigeants américains, Poutine a effectivement lancé ses troupes contre un adversaire qui bombardait depuis sept ans deux provinces de son propre territoire, au prix modique de 16 000 morts. L’avancée des forces russes, condamnable au regard du droit international – mais pas davantage que les interventions américaines sur quatre continents – pose paradoxalement plus de problèmes que de satisfactions aux Russes. Ils sont en effet pris pour cibles des va-t-en guerre de salon, l’énoncé de toute réserve à la perfection démocratique de l’Ukraine rejeté comme un crime, le moindre commencement de compréhension de la politique russe tenu pour une apologie honteuse. Les voix autorisées d’Alain Juillet, de Caroline Galactéros, d’Éric Denécé ou du colonel Jacques Baud ne sont plus écoutées mais stigmatisées. En attendant mieux.

On aura rarement connu pareil déchaînement de propagande contre un pays qui n’est certes pas un allié traditionnel de la France, mais dont il serait léger d’oublier le rôle décisif qui fut le sien pour abattre le nazisme. Les dix millions de soldats porteurs de l’étoile rouge pèsent moins que les quatre centaines de milliers de GI.  Il y a donc fort à parier que, pour commémorer le 80e anniversaire du débarquement en Normandie, l’Allemagne sera invitée, qui était alors notre ennemie, mais pas la Russie qui était notre alliée, que sera également de la fête l’Ukraine qui fournissait des SS par dizaines de milliers et des gardiens de camps de la mort par centaines ou milliers, mais pas la Yougoslavie, essentiellement la Serbie, qui eut plus de morts que les États-Unis.

Sans aucun doute, les autorités russes ne sont pas davantage respectueuses du droit à la contestation ou, tout simplement à l’information. Il n’est nullement question d’absoudre Vladimir Poutine des crimes qu’il aurait commis. A une condition toutefois : que ces crimes soient avérés et qu’il ait pu s’en expliquer.

Les accusations ne sont pas des verdicts. Celles portées contre les dirigeants russes nommément désignés ne vaudraient que confirmées par une juridiction qui ne soit pas de circonstance. Mais rappelons que les États-Unis, la Russie, Israël, la Chine et l’Inde n’ont pas ratifié la création de la CPI. Convenons que le décès en détention d’un opposant peut exiger des explications. Mais rappelons à ce sujet que la mort dans la prison de La Haye du président de la Serbie, Slobodan Milosevic, en 2006, n’a suscité aucune interrogation, encore moins d’indignation. Pour ma part, je peux modestement attester de ce que, quelques semaines avant cette issue fatale, le président serbe qui n’avait pas été condamné, rappelons-le, paraissait en bonne forme.

En tant que démocrates, nous avons le devoir de l’exemplarité et de l’honnêteté. Entendre toutes les versions, cesser de bâillonner les adversaires, faire valoir nos appréciations sans exclusive.

Il y a plus important encore.

Au nom de la simple humanité, il faut cesser le feu le plus vite qu’il se peut. Il faut mettre un terme aux pertes terribles que subissent les Ukrainiens et dont ils mettront des dizaines d’années à se remettre. Tant pis pour les Russes s’ils doivent faire taire les canons. Tant mieux pour les soldats qui reverront leurs familles. La porte des négociations n’est pas ouverte, mais elle n’est pas non plus fermée à double tour. A nous de tourner la poignée et de rendre un sens au mot de diplomatie.

Jean-Pierre Chevènement et Hubert Védrine, tous deux grands serviteurs de l’État, appellent à la discussion. Quel qu’en soit le déroulement, la négociation vaudra toujours mieux que la poursuite de la guerre. Ce constat qui n’a rien d’original s’avère d’autant plus impératif que les torts ne sont l’exclusivité de personne, que nous devons à la Russie au moins partie de la reconnaissance dont nous ne sommes pas chiches envers les États-Unis et à l’Ukraine le respect de ses droits, rien que ses droits mais tous ses droits.


[1] https://www.lagedhomme.com/ouvrages/pierre-marie+gallois/le+sang+du+petrole+%3A+irak/1886

[2] https://cf2r.org/tribune/les-veritables-adversaires-de-lamerique-sont-ses-allies-europeens-et-autres/

[3] https://cf2r.org/tribune/les-veritables-adversaires-de-lamerique-sont-ses-allies-europeens-et-autres/

[4] https://reseauinternational.net/linterview-de-serguei-choigou-par-mikhail-petrov/

[5] White Anglo-Saxon Protestant.

Économie de guerre: le coup de pression de Sébastien Lecornu qui n’exclut pas des réquisitions ou la priorisation

Économie de guerre: le coup de pression de Sébastien Lecornu qui n’exclut pas des réquisitions ou la priorisation

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par Philippe Chapleau – Lignes de défense – publié le 26 mars 2024

https://lignesdedefense.blogs.ouest-france.fr/archive/2024/03/26/economie-de-guerre-le-coup-de-pression-de-sebastien-lecornu%C2%A0-24513.html


Si sur le front ukrainien, la situation est délicate, elle s’est améliorée sur celui de la production d’armement en France. Ainsi, selon des déclarations du ministre français des Armées, “nous allons pouvoir en 2024 nous offrir l’objectif de 100 000 obus de 155 mm dont 80 000 pour l’Ukraine et 20 000 pour les besoins de nos propres armées” (photo MBDA).

Toutefois, Sébastien Lecornu attend mieux des équipementiers tricolores. Il envisage même de recourir à des réquisitions de personnels, de stocks ou d’outils de production ou de forcer les industriels à accorder la priorité aux besoins militaires par rapport aux besoins civils, pour accélérer le réarmement des armées françaises et ukrainiennes.

Pour la première fois, je n’exclus pas d’utiliser ce que la loi permet au ministre et au délégué général pour l’armement (DGA) de faire, c’est-à-dire si le compte n’y était pas en matière de cadence et de délais de production, de faire des réquisitions le cas échéant ou de faire jouer le droit de priorisation“, a affirmé, mardi, le ministre lors d’une conférence de presse.

Les réquisitions, permises par la Loi de programmation militaire adoptée à l’automne, peuvent concerner des “personnels, des stocks ou des outils de production” pour les dédier à la production de matériels militaires, a-t-il rappelé, estimant que c’était “l’outil le plus dur de notre arsenal juridique”. Dans la ligne de mire du ministre figurent notamment les délais de livraisons du missile antiaérien de longue portée Aster produit entre la France et l’Italie par MBDA, qui sont trop longs au regard du ministre. 

Où va le nickel calédonien ?

Où va le nickel calédonien ?

OPINION. La production de nickel en Nouvelle-Calédonie traverse une grave crise. Enjeu politique, le gouvernement français pense faire de ce métal stratégique un atout dans dans la production française de batteries pour voitures électriques. Mais ce choix politico-économique se heurte à la dynamique des marchés internationaux de ce métal non-ferreux. Par Didier Julienne, Président de Commodities & Resources (*).

Vue de la mine de nickel de Goro (Usine du Sud) où se trouve le site du Projet Lucy de Prony Resources, qui est un procédé innovant qui permettra de traiter et de stocker les résidus secs produits par l usine.
Vue de la mine de nickel de Goro (Usine du Sud) où se trouve le site du Projet Lucy de Prony Resources, qui est un procédé innovant qui permettra de traiter et de stocker les résidus secs produits par l usine. (Crédits : Reuters)

La cause principale de la crise que traverse l’industrie du nickel en Nouvelle-Calédonie est le manque d’anticipation de la part des écosystèmes néo-calédoniens. Dans le sud, les politiciens locaux n’ont pas de vision politique de l’industrie du nickel, ils se sont peu investis dans la compréhension de ces marchés et comptent comme toujours sur l’assistance de la finance publique parisienne pour résoudre les problèmes de rentabilité du nickel. Il était notamment pénible d’entendre le 28 novembre 2013 « avec la France on a le beurre et l’argent du beurre » (sic) au cours de l’émission « la preuve par 4 », dont le sujet était « Peut-on se passer de l’argent de la France?  ».

La grossièreté d’une telle déclaration illustre tout un état d’esprit. Cette vision politique de court terme se heurte aux nécessaires solutions économiques de long terme. De fait, les prêts de l’État de 2016 à la SLN, filiale du groupe Eramet, n’ont résolu aucun problème puisque la stratégie industrielle était mauvaise. Pour d’autres raisons, les subventions de 2021 entourant la création de Prony Resources se concluaient également par un fiasco fin 2023.

Incompétences politiques

À cette doctrine politique délétère se greffent des incompétences politiques concernant le marché du nickel. Des élus ont émis l’idée d’une OPEP du nickel pour stabiliser les prix, mais n’est pas l’Arabie Saoudite qui veut. En 2014, j’expliquais déjà aux politiciens locaux l’illusion se cachant derrière cette idée, que l’Indonésie deviendrait plus un concurrent qu’un partenaire : avec quelles compétences Nouméa espérait-elle gérer un voisin près de dix fois plus gros et qui désormais souhaite un plafond du prix à 18 .000 dollars la tonne de nickel pour contrecarrer la disparition du nickel du marché des batteries ?

Au nord, la situation est différente. Il y existe depuis longtemps un guide : la «  doctrine nickel  ». Cette vision politique ne recherche pas nécessairement une rentabilité géante de l’industrie minière, mais en utilise les flux financiers, les profits et les ressources pour le développement local, selon la théorie chère au président français du «  ruissellement  ». Ce dernier provient d’une part de l’exploitation minière pour alimenter la raffinerie calédonienne située en Corée ; elle est le leader mondial en termes de rentabilité. Il provient d’autre part de la construction et de l’exploitation de Koniambo. Tout comme les usines du sud sont subventionnées par l’État, celle de KNS l’est par Glencore pour une simple raison. À l’origine, la production nominale de l’usine du nord dégageait un coût de production de 8. 000 dollars la tonne. Le problème est que celle-ci n’a jamais été atteinte, car le partenaire Glencore n’a jamais été en mesure de mettre au point l’ingénierie qu’il finançait. Un nouveau partenaire doté de capacités d’ingénierie hériterait d’une grande mine.

Face à cette situation, quelle action peuvent mener les pouvoirs publics ? D’abord, il faut souligner que le gouvernement français et Bruxelles ont été contaminés par les fake-news des « métaux rares ». En raison de cette contamination, Paris pourrait tomber dans le piège et être tenté de gérer davantage l’exploitation minière du nickel.

S’il le faisait, ce serait une erreur, car il a démontré d’une part au cours des 50 dernières années qu’il n’a aucune capacité à gérer des activités minières. Et d’autre part, il s’est illustré au cours des dernières années par son inaptitude à comprendre du premier coup puis à résoudre les situations complexes (nucléaire, éducation, santé, réindustrialisation). Ainsi, pour le nickel calédonien, l’exemple de ce tâtonnement est la solution énergétique du petit réacteur nucléaire modulaire qui pourrait être opérationnel sur place dans… 10 à 15 ans, c’est-à-dire très tardivement. La communication performative de la politique se marie mal à l’immédiat de l’industrie.

Attirer de nouveaux investisseurs privés

Quant à l’implication de nouveaux investisseurs privés, la mine du nord est un bon candidat pour un nouveau partenaire. Elle dispose d’une architecture de transport du minerai très compétitive entre la mine et l’usine. Elle est d’autant plus attractive que la dette vis-à-vis de Glencore est déjà dépréciée dans les livres de ce dernier. Radiée, elle n’existe plus dans ses comptes, et elle est d’autant plus discutable pour un repreneur que l’usine ne fonctionne pas aux taux nominaux.

A contrario, la SLN n’a malheureusement plus d’avenir du fait de sa gestion passée. Les dernières déclarations d’Eramet dans le Financial Times ont un ton bizarre, elles rejoignent ce pamphlet. Mais elles sont franches, et cette franchise ne fait que rattraper celle que j’exprimais personnellement en 2014. Par ailleurs, la création de l’entreprise Prony Resources (ex-Vale) reste un questionnement, car avant qu’une solution n’émerge, il sera nécessaire de poser un véritable diagnostic sur la finance et l’actionnariat.

Par ailleurs, le scénario qui prévoit de se concentrer sur l’exportation du minerai et la fermeture de capacités de traitement locale n’est plus d’actualité, car il conduit à une baisse récurrente des prix, en raison d’une situation d’offre excédentaire à long terme. Au contraire, il faut avoir le courage de fermer des usines non rentables et de concentrer la production.

Disparition du nickel dans les nouvelles batteries

Cela remet en cause l’idée que le nickel calédonien allait être un élément stratégique pour assurer la production de batteries pour véhicules électriques en France. En effet, nous sommes de retour dans la fake-news des «  métaux rares  » qui provoquent des erreurs aussi bien à Paris qu’à Bruxelles. Il suffit de songer que cette infox a piloté des négociations d’accords du type du Mercosur qui ont tué une partie de notre agriculture au profit d’accès à des «  métaux rares  » qui sont tout sauf rares, puisque les « métaux rares » cela n’existe pas. Poursuivre la stratégie européenne des minéraux pour les batteries sous l’emprise continue de cette infox sera un désastre, d’autant plus qu’elle est prise à contrepied par manque d’anticipation puisque les batteries Nickel-Manganèse-Cobalt ont perdu du terrain face aux batteries Lithium-Fer-Phosphate (sans nickel ni cobalt).

Des statistiques chinoises récentes démontrent cette évidence, 70 % des voitures électriques sont équipées de batteries LFP. Le constructeur chinois BYD est le leader mondial de la fabrication de voitures électriques et de batteries LFP. Cette tendance à la disparition du nickel et du cobalt des batteries est désormais omniprésente chez tous les constructeurs automobiles.

Comme je l’écrivais dans la Tribune il y a 3 ans, les voitures électriques ne sont pas un âge d’or du nickelces faits me donnent raison, l’Indonésie l’a enfin compris puisqu’elle tente de sauvegarder l’intérêt de sa production en bridant les prix du nickel à 18. 000 dollars la tonne. Concernant le lithium, autre victime des fake-news des «  métaux rares  », nous sommes dans une situation de suroffre.

Aussi, il est pratiquement assuré que les batteries du futur auront des chimies de métaux encore inconnues, mais la voiture électrique du futur fonctionnera avec moins de lithium, sans nickel, sans cobalt.

Dans ces conditions, la Nouvelle-Calédonie doit revenir sur terre, éliminer les pollutions politiques et se concentrer sur des marchés autres que ceux des voitures électriques, c’est-à-dire sur ce qu’elle connaît le mieux, l’industrie de l’acier inoxydable.

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(*) Didier Julienne anime un blog sur les problématiques industrielles et géopolitiques liées aux marchés des métaux. Il est aussi auteur sur LaTribune.fr.

Fixer les prix de l’énergie : les leçons de l’après-guerre

Fixer les prix de l’énergie : les leçons de l’après-guerre

 

par Revue Conflits – publié le 22 mars 2024

https://www.revueconflits.com/fixer-les-prix-de-lenergie-les-lecons-de-lapres-guerre/


Comment fixer les prix de l’énergie ? Faut-il s’en tenir au marché ou faut-il permettre une intervention de l’administration ? Un débat qui a surgi dans les années 1920 et toujours d’actualité aujourd’hui.

par Thomas Michael Mueller, Université catholique de Louvain (UCLouvain) et Raphaël Fèvre, Université Côte d’Azur

Depuis 18 mois, l’inflation fait un retour tonitruant en Europe. La hausse spectaculaire des tarifs de l’énergie (+20 % pour les produits pétroliers et +34 % pour le gaz sur un an en octobre) notamment, rejaillit sur d’autres secteurs, en particulier les transports. L’Insee relevait par exemple en mai dernier une hausse de 15 % du prix des billets de train SNCF sur un an, même si l’entreprise avance, elle, une baisse de 7 %.

Certes, la situation s’explique notamment par des raisons conjoncturelles avec les conséquences de la guerre qui sévit en Ukraine. La structure reste cependant peu interrogée et il ne semble pas inintéressant, comme nous le faisons dans nos recherches, de revenir sur les principes fondamentaux de la tarification de services qui ont de particulier de dépendre de coûts fixes extrêmement importants. Ceux de la construction d’une ligne de chemin de fer ou d’une centrale nucléaire par exemple.

Au cœur de ces enjeux, on retrouve un concept central, celui de la tarification marginale. À l’heure où la sobriété énergétique est mise en avant par les pouvoirs publics face à des risques de pénuries et de défauts d’approvisionnement, il semble prendre une pertinence nouvelle.

Les grands prêtres

En France, les bases furent posées après-guerre. À la Libération, l’électricité et le ferroviaire, domaines hautement stratégiques au moment de reconstruire le pays, étaient complètement gérés par la puissance publique. La question de la fixation du prix de ces services publics fut principalement prise en main par des ingénieurs-économistes tels Roger Hutter à la SNCF ou Marcel Boiteux et Gabriel Dessus à EDF.

Tous participaient d’une même communauté de pensée, amenée à échanger et à débattre fréquemment sur un plan théorique comme pratique. Dans son autobiographie publiée en 1993, Marcel Boiteux parle de « grands prêtres » du calcul économique « touchés par la grâce marginaliste » qui leur avait été principalement insufflée par Maurice Allais, qui reçut le prix Nobel d’économie en 1988.

Dès 1945 en effet, Allais avait été chargé par Raoul Dautry, alors ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme, d’étudier le modèle économique de la SNCF. L’objectif ? Viser l’intérêt général, c’est-à-dire pour Allais fournir un service public maximal tout en minimisant le coût pour la collectivité.

À cette époque, la politique tarifaire de la jeune SNCF (créée le 1er janvier 1938) était guidée par deux règles principales : d’une part, appliquer une discrimination multitarifaire, c’est-à-dire des prix différents selon que l’on voyage en première, deuxième ou troisième classe ; d’autre part, suivre le principe d’égalité de tous devant les services publics, c’est-à-dire un prix au kilomètre égal pour tous les consommateurs appartenant à la même classe.

En première approximation, il pourrait être tentant de faire payer le service à son coût moyen. On prend le coût total que l’on divise par le nombre d’unités produites. La solution a l’avantage pour l’entreprise publique d’éviter le déficit budgétaire : les usagers paient les coûts qu’ils engendrent pour la communauté. Néanmoins, des prix élevés vont en conséquence décourager l’usage des services publics, une option dont Allais va souligner l’inefficacité du point de vue du bien-être social.

Une méthode qui s’impose

Allais et ses confrères vont proposer une tarification basée sur ce que l’on appelle le coût marginal, c’est-à-dire le coût de production d’une unité supplémentaire d’un bien. Par exemple, le coût marginal de l’électricité est le coût d’un kilowatt-heure en plus, par rapport à la production déjà en cours. Le coût marginal du train est le coût d’un voyageur en plus sur ce train. L’idée, vue autrement, est que passer de zéro à un voyageur n’implique pas le même coût que de passer de 999 à 1 000 voyageurs.

C’est ce prix-là que l’on va tenter de faire payer au passager qui souhaite monter sur le train. Sur un marché classique, c’est l’un des effets de la concurrence que de converger vers ce chiffre. Reste que la SNCF et EDF étaient des monopoles publics, par définition largement exempts des pressions concurrentielles. Allais en concluait alors que la solution la plus efficace économiquement était de mimer des prix de marché libres en les imposant.

La solution marginaliste est en quelque sorte une méthode intermédiaire entre le coût moyen qui fait peser sur les voyageurs tous les investissements initiaux massifs, et la gratuité, c’est-à-dire le cas où le service est financé collectivement par l’impôt. Elle pose cependant des difficultés redoutables en termes d’application.

Diminuer la taille de la forêt

Pourquoi un prix fixé au coût marginal serait-il souhaitable par rapport aux alternatives ? L’un des pères de la mise en pratique de cette tarification, le polytechnicien Gabriel Dessus, a proposé un exemple fictif destiné à donner à voir les avantages de la tarification marginaliste qu’il tâcha lui-même de mettre en place en tant que directeur commercial d’EDF. Reprenons librement les grandes lignes de son propos.

L’ingénieur Raoul Dautry, ministre de la Reconstruction à la Libération après avoir été, dans les années 1930 directeur général de l’administration des chemins de fer de l’État, est à l’origine des réflexions sur la tarification.
BNF via Wikimedia


 

 

Imaginons un village d’irréductibles Gaulois dans lequel deux sources d’énergie sont exploitables : le bois, qui se trouve tout autour du village et une mine de charbon, qui se trouve au centre du village. Imaginons aussi que chaque villageois soit tout à fait capable d’aller chercher au choix du minerai ou du bois.

Il faut, pour se chauffer à son aise, une heure de travail à la mine, ou bien une demi-heure de travail de coupe. Les villageois préféreront donc se chauffer au bois, et bénéficier d’une demi-heure de loisir supplémentaire. Cependant, à force de couper, la distance à parcourir avant d’atteindre la forêt ira en augmentant. Au bout d’un certain temps, l’effort d’aller chercher du bois dépassera celui pour creuser la mine et les villageois finiront par choisir de travailler à la mine, puisque cette solution s’avère plus économe en temps.

Supposons que des raisons logistiques obligent la municipalité à fixer les prix. Comment pourrait le chef du village, dont le souci est l’intérêt public, fixer un prix optimal ?

Un prix, c’est aussi de l’information

Imaginons que la municipalité fixe le prix du bois, en début de chaque année, avec un prix intermédiaire entre le coût en début d’année et le coût à la fin, lorsqu’il faudra se rendre plus loin. Ce prix fixe amènera les villageois à exploiter la forêt sur toute l’année, alors même qu’il aurait été raisonnable, du point de vue de l’effort collectif, de s’arrêter avant. Ils auraient passé moins de temps au travail en exploitant aussi un peu la mine.

À la différence d’un prix fixe, la tarification marginale évite le gaspillage de temps en « informant » les consommateurs du coût effectif de la ressource qu’ils utilisent au moment où ils l’emploient. Les villageois sont alors incités par les prix à exploiter les alternatives possibles d’une manière qui minimise leurs efforts. C’est en fait un peu pareil pour la question des transports en commun et de la fourniture d’électricité.

Plus cher à l’heure de pointe

La tarification au coût marginal a été mise en place en France avec, entre autres, l’ambition d’offrir aux consommateurs un choix « informé ». Il fallait qu’ils puissent prendre une décision optimale en termes d’usage des ressources du point de vue de la communauté.

Par exemple, le tarif heures pleines/heures creuses est notamment basé sur une tarification au coût marginal : un kWh de plus la nuit, lorsque la demande est faible, ne coûte presque rien. Mais le jour, alors que l’industrie demande de l’énergie, les centrales risquent d’être surchargées et de ne plus parvenir à répondre à la demande.

Le tarif heures pleines/heures creuses informe les usagers qu’il vaut mieux, dans l’intérêt public, consommer dans la mesure du possible durant la nuit. Ceux qui peuvent, moyennant un effort, décaler leur consommation, sont encouragés à le faire par le prix, et ce décalage évite de construire un parc électrique surdimensionné et bien trop coûteux.

La tarification marginale suggère également de faire payer plus cher les trains à l’heure de pointe, lorsqu’ils risquent d’être bondés au-delà de la capacité d’accueil. Elle incite ceux qui en ont la possibilité à se déplacer à un autre moment et rend service à la communauté entière, à la fois par des infrastructures de bonne taille et des conditions de voyage moins désagréables.

« L’information par les prix » permet aussi de s’adapter aux nouvelles technologies et aux contraintes sociopolitiques, d’une manière rapide et capable de revenir sur ses choix : dans ces temps de crise du gaz, par exemple, des prix en hausse encouragent les consommateurs à se rabattre sur des sources alternatives, ou faute de mieux sur un usage parcimonieux de la ressource.


Thomas Michael Mueller, Maître de conférence HDR en histoire de la pensée économique à l’Université Paris 8, Université catholique de Louvain (UCLouvain) et Raphaël Fèvre, Maître de conférences en Sciences économiques, Université Côte d’Azur

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Classement PIB 2024 : quelles sont les puissances mondiales ?

Classement PIB 2024 : quelles sont les puissances mondiales ?

Classement PIB 2024 : quelles sont les puissances mondiales ? PUISSANCE MONDIALE 2024. Le Fonds Monétaire International a dévoilé les prévisions de croissance pour l’année 2024 des 30 pays les plus riches.

L’Organisation de Coopération et de Développement Economiques (OCDE) a publié ses prévisions de croissance pour 2024. Globalement, l’OCDE juge la croissance mondiale inégale à travers le monde. En effet, l’inflation persiste dans de nombreux pays, même si elle a tendance à se stabiliser voire à ralentir dans d’autres Etats. D’après l’organisation internationale la croissance mondiale devrait s’établir à 2,9% en 2024. La France obtient la 7e place du palmarès des 30 pays les plus riches au monde, avec un PIB estimé à 2 806 milliards de dollars en 2023. D’après les prévisions de croissance, le PIB Français devrait augmenter de 0,6% cette année.

Définition du PIB

Le PIB (produit intérieur brut) est la somme des valeurs ajoutées de toutes les entreprises (nationales ou internationales) situées sur le territoire. A ne pas confondre avec le PNB (produit national brut), qui comptabilise toutes les activités (biens et services) produits sur un territoire.

Quels sont les 30 pays les plus riches ? Classement PIB mondial

Classement PIB : la liste des pays les plus riches du monde
Rang Pays PIB  2023 (milliards $) Croissance du PIB en 2024 (%)
1 États-Unis 26 185 mds $ 2,1%
2 Chine 21 643 mds $ 4,7%
3 Japon  4 365 mds $ 1%
4 Allemagne 4 120 mds $ 0,3%
5 Inde 3 820 mds $ 6,2%
6 Royaume-Uni 3 479 mds $ 0,7%
7 France 2 806 mds $ 0,6%
8 Canada 2 326 mds $ 0,9%
9 Russie 2 136 mds $ 1,8%
10 Brésil 2 059 mds $ 1,8%
11 Iran 2 044 mds $ x
12 Italie 1 991 mds $ 0,7%
13 Corée 1 792 mds $ 2,2%
14 Australie 1 787 mds $ 1,4%
15 Mexique 1 476 mds $ 2,5%
16 Espagne 1 421 mds $ 1,5%
17 Indonésie 1 388 mds $ 5,1%
18 Pays-Bas 1 019 mds $ 0,6%
19 Arabie Saoudite 996 mds $ 2,4%
20 Turquie 941 mds $ 2,9%
21 Taiwan 858 mds $ x
22 Suisse 834 mds $ 0,6%
23 Pologne 753 mds $ 0,6%
24 Suède 653 mds $ 0,6%
25 Argentine 643 mds $ -2,3%
26 Belgique 596 mds $ 0,6%
27 Thaïlande 580 mds $ x
28 Autriche 572 mds $ 0,6%
29 Nigeria 574 mds $ x
30 Irlande 549 mds $ 0,6%

Avec un PIB estimé à 22 000 milliards de dollars (courants) en 2024, l’empire du Milieu reste derrière les États-Unis et ses 26 000 milliards. Les deux mastodontes sont suivis par le Japon, qui se présente comme le 3e pays le plus riche du monde. Vient ensuite l’Allemagne. L’Hexagone conserve sa place, avec une prévision de croissance non moins généreuse encore que l’an dernier.

Le duel entre bitcoin et les institutions financières

Le duel entre bitcoin et les institutions financières

par Matteo Meloni-Nardone* – École de Guerre Économique – publié le 1er mars 2024

*étudiant de la 27ème promotion Stratégie et Intelligence Économique (SIE) École de Guerre Économique –

Lors de la bataille des Thermopyles, en 480 avant JC, une poignée de courageux guerriers spartiates résistèrent héroïquement à l’immense armée perse menée par Xerxès. Celle-ci comptait des milliers de soldats. Les Spartiates, bien que largement surpassés en nombre, firent preuve d’une détermination inébranlable. Ils se servirent de leurs lances et boucliers comme armes, opposant une résistance farouche à l’envahisseur. Rien ne les fit plier, ni la puissance numérique des Perses, ni les difficultés du terrain. Leur loyauté envers leur cité-État et leur formation militaire rigoureuse les incitèrent à se battre jusqu’au dernier homme afin de défendre la liberté de la Grèce. Cette résistance a permis aux Grecs de s’organiser et finalement de vaincre l’ennemi perse, contribuant ainsi à écrire l’une des pages les plus mémorables de l’histoire de la Grèce antique. L’émergence des cryptomonnaies, force décentralisée face aux systèmes financiers traditionnels rappelle les Spartiates luttant pour leur liberté. Les partisans de ces monnaies sont esseulés et assaillis de toutes parts par des ennemis puissants tels que les gouvernements et autres institutions.

La blockchain : fondement de la décentralisation dans les cryptomonnaies…

Une cryptomonnaie est essentiellement un actif numérique échangé en ligne, dépourvu de support physique comme les espèces. Ce qui les distingue est leur indépendance vis-à-vis des autorités traditionnelles, grâce à l’utilisation de protocoles cryptographiques accessibles à tous et de technologies telles que la blockchain. Pour mieux comprendre le concept de blockchain, imaginons ; un groupe d’amis qui part en voyage consignent leurs dépenses dans un carnet partagé. Chaque fois qu’un ami règle une dépense au nom du groupe, il note la transaction dans le carnet. Lorsqu’une page du carnet est pleine, les amis se réunissent pour valider et signer les transactions présentent sur la page. Si l’un d’entre eux souhaite modifier une page précédente, il doit refaire les signatures de tous les amis, ce qui est immédiatement détecté puisque tout est enregistré. Chaque page du carnet correspond en réalité à un bloc de la blockchain, contenant en moyenne environ 2000 transactions. [1].

L’idéologie derrière le bitcoin est donc la décentralisation où l’absence de tiers de confiance. Cela signifie que la cryptomonnaie n’a pas de contrôle central, contrairement aux devises traditionnelles géré par les états et les banques centrales. Au lieu de cela, elle s’appuient sur des réseaux peer-to-peer utilisant la blockchain. Chaque participant du réseau contribue à la vérification des transactions, éliminant le besoin d’une tierce partie. Cela garantit la transparence, la sécurité et l’indépendance des cryptomonnaies comme bitcoin.

…et de la perte de puissance des États ?

La décentralisation du pouvoir monétaire en faveur des citoyens entraîne une perte significative de souveraineté pour les États. Les cryptomonnaies échappent à la régulation des banques centrales et des gouvernements, limitant ainsi leur influence sur la masse monétaire, les taux d’intérêt, et les politiques monétaires qui ont pour but de stimuler ou stabiliser l’économie. D’autre part, la réglementation des cryptomonnaies présente des défis, car elles ne dépendent pas d’une entité unique, mais plutôt de l’ensemble des utilisateurs. Les cryptomonnaies permettent des transactions transfrontalières rapides et économiques, ce qui affaiblit le contrôle des États sur les mouvements de capitaux, réduisant leur influence sur la surveillance et la régulation des transactions financières. Historiquement, les États gèrent la monnaie par le biais des banques centrales, avec des missions telles que la stabilité des prix et préserver la valeur de l’euro pour la Banque centrale européenne [2], ou encore, le contrôle de l’inflation, la stabilité financière et la maximisation de l’emploi pour la Réserve fédérale américaine (FED) [3].

A la lumière de ces missions, il est clair que les banques centrales n’ont aucun intérêt à encourager l’adoption des monnaies décentralisées par et pour les citoyens. En effet cela remet en question leur autorité sur la politique monétaire et affaiblit leur capacité à maintenir la stabilité.

Façonner les discours pour manipuler l’opinion publique

La guerre de l’information par le contenu prend alors une importance cruciale dans la bataille entre le Bitcoin, figure de proue des monnaies décentralisées, et les banques centrales. D’une part, sur le plan géopolitique, il s’agit de la façon dont les acteurs influencent les discours sur la monnaie décentralisée par le biais de messages soigneusement élaborés. D’autre part, sur le plan économique, les informations concernent les avantages et les surtout inconvénients du Bitcoin par rapport aux monnaies traditionnelles. Finalement, sur le plan social et culturel, il s’agit de façonner les croyances et les perceptions du public quant à l’avenir des monnaies numériques. Cette guerre de l’information exige des individus éclairés et capable de créer des messages convaincants, cohérents, et adaptés à la logique de chaque population cible.

Du coté économique les banques centrales et leurs représentant ne prennent pas Bitcoin et les autres cryptomonnaies au sérieux rappelant sans cesse la mort prochaine de celui-ci. Sur le blog de la BCE on nous explique pourquoi fin 2022 nous nous approchions du « dernier combat du Bitcoin »[4]. Les banques centrales par essence mène des politiques importantes qui ont des impacts concrets sur le quotidien des citoyens, mettre en avant comme elles le font « l’insignifiance » économique du bitcoin relève de l’ignorance au mieux ou de manipulation de l’information au pire.  En effet, ce marché représente pour l’économie pas moins de 1 000 milliards de dollars ou encore 15 000 offres d’emplois par mois [5]. Cette conduite fait partie d’une stratégie visant à préserver la situation actuelle et à freiner une adoption plus étendue des cryptomonnaies en capitalisant sur la méconnaissance des citoyens, en minimisant les avantages économiques potentiels des cryptomonnaies tout en mettant l’accent sur les risques et les incertitudes. Cette vision de Bitcoin et des cryptomonnaies comme des actifs spéculatifs et inconsistant pouvant tout de même déstabiliser l’économie est également illustré par le manque de clarté du président de la SEC (équivalent de l’AMF américain) Gary Gensler.

Les arguments moralistes

Dans cette guerre, l’argument de la pollution environnementale associée au Bitcoin s’avère être un atout stratégique de grande valeur. Son efficacité est renforcée par l’actualité centré sur les préoccupations liées au changement climatique et à l’impératif de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Le Bitcoin est en effet, souvent critiqué pour son empreinte carbone significative, comparée à celle d’un pays entier. Les chiffres indiquent que l’empreinte carbone du Bitcoin est équivalente à celle du Venezuela, soit 75,94 millions de tonnes de CO2 rejetées dans l’atmosphère, ou à la consommation électrique de la Suède [6]. L’utilisation de l’argument écologique a un impact multiforme sur la perception du public. Tout d’abord, il éveille des préoccupations environnementales, principalement parmi les individus sensibles à ces enjeux, notamment les jeunes générations, dans le but de dissuader l’adoption du Bitcoin en mettant en exergue ses prétendus impacts. De surcroît, la pollution attribuée au Bitcoin, les banques centrales peuvent justifier des réglementations plus strictes, limitant l’usage de celui-ci. Elles cherchent ainsi à maintenir le contrôle sur le système financier traditionnel. Cette approche rappelle l’effet du mouvement “Flygskam” (honte de prendre l’avion), qui a induit des changements de comportement notables chez certains indicidus[7]. L’idée que le Bitcoin puisse être stigmatisé en raison de son empreinte carbone pourrait donc inciter les utilisateurs à reconsidérer son utilisation. Pourtant, d’après l’agence internationale de l’énergie la totalité de l’électricité consommé dans le monde en 2021 est   24 700 TWh[8]. En reprenant les données fournit par le site digieconomist, bitcoin utiliserait l’équivalent de 136,55 TWh. Cela correspond à seulement 0,552% de l’électricité produite dans le monde. Bitcoin est donc loin de privé certaines populations d’électricité.

Dans le contexte actuel de la guerre informationnelle entre le Bitcoin et les banques centrales, la focalisation sur l’accusation de blanchiment d’argent et de transactions illicites est devenue une stratégie de première importance [9]. Cette tactique, qui consiste à lier le Bitcoin à des activités criminelles, revêt une signification géopolitique majeure. Les récentes implications des cryptomonnaies dans le financement d’organisations comme le Hamas ont soulevé des préoccupations concernant leur rôle dans le monde criminel. Dans cette bataille de l’information, les banques centrales tirent parti de ces inquiétudes contemporaines pour influencer les perceptions et les convictions du public, consolidant ainsi leur position. Malgré ce discours liant le Bitcoin à des activités illicites, il est important de noter qu’en 2021, les échanges illicites ne représentaient que 0,24% en 2022 de l’ensemble des transactions dans l’écosystème, selon une étude de Chainalysis [10]. Il convient également de souligner que la transparence du réseau blockchain permet d’identifier aisément les adresses associées à des réseaux criminels, offrant ainsi la possibilité de ne pas effectuer de transactions avec de telles entités. Cela contraste avec le secteur financier traditionnel, caractérisé par son opacité et l’absence de mécanismes équivalents pour détecter et prévenir les activités illicites comme l’explique Faustine Fleuret présidente de l’ADAN lors d’une interview [11].

L’inégalité des discours

Dans cette lutte d’influence inégale entre le Bitcoin et les banques centrales, il est crucial de reconnaître la disparité manifeste qui prévaut. D’une part, les banques centrales, disposant d’énormes ressources, exercent une influence considérable sur les marchés financiers mondiaux, et bénéficient d’une longue expérience en matière de communication stratégique. D’autre part, le Bitcoin, en tant qu’acteur décentralisé et relativement récent (seulement 15 ans), fait face à un défi de taille, en cherchant à établir sa légitimité et à gagner la confiance des utilisateurs. Cette inégalité est renforcée par l’exploitation habile d’arguments multiples. Les accusations de pollution environnementale, de blanchiment d’argent, et de transactions illicites sont utilisées pour influencer le public de manière disproportionnée. De plus, la nature même du Bitcoin, qui diffère considérablement des monnaies traditionnelles, contribue à renforcer cette méfiance du public non averti. Les banques centrales ont adopté une stratégie subtile, mais puissante, dans leur bataille d’influence. Cette stratégie s’apparente à un encerclement cognitif de la population, visant à façonner de nouvelles perceptions et de nouvelles croyances du public de manière à les dissuader de s’associer au Bitcoin. Pour ce faire, elles ont recours à une rhétorique et à un langage soigneusement élaborés, qui évoquent des notions indésirables, voire inquiétantes.

La guerre économique pour ou contre l’adoption du Bitcoin est loin d’être terminée. Il y a encore un aspect de cette bataille qui demeure encore largement méconnu. Au-delà de la lutte entre le Bitcoin et les banques centrales, il y a un mouvement silencieux vers l’utilisation en masse des monnaies numériques de banque centrale (MNBC). Un exemple révélateur se trouve en Chine, où le Yuan numérique a été introduit. Une caractéristique intrigante de cette monnaie numérique est sa potentiel date de péremption sur décision du gouvernement : les détenteurs doivent l’utiliser avant une date précise, faute de quoi ils risquent de perdre leur argent [12]. Étant donné que plus de 85 % [13] des banques centrales travaillent sur le développement de monnaies numériques, il est naturel de se poser des questions sur le niveau de contrôle que ces institutions exerceront sur cette nouvelle forme monétaire. Finalement, il est évident que la bataille en cours entre les partisans des cryptomonnaies, en particulier le Bitcoin, et les banques centrales est loin d’être achevée. Pour renverser la tendance en leur faveur, les partisans des cryptomonnaies doivent adopter une posture offensive et élaborer une stratégie claire. Cela implique de comprendre et de contrer les tactiques employées par les banques centrales pour influencer les croyances du public. Ils doivent également mettre en avant les avantages des cryptomonnaies de manière convaincante et cohérente.  Tant que cette stratégie n’est pas mise en œuvre, l’issue de cette guerre restera incertaine. À l’époque, la résistance farouche des 300 Spartiates a finalement abouti à l’organisation des Grecs et à la victoire sur les Perses. En sera-t-il de même pour les partisans des cryptomonnaies ?


Bibliographie

[1]      Cryptoast, Bitcoin et autres cryptomonnaies: Bien comprendre avant d’investir. 2022.

[2]      BCE, « La mission de la BCE ». Consulté le: 5 octobre 2023. [

[3]      FED, « Overview of the federal Reserve System », Consulté le: 5 octobre 2023. 

[4]      U. Bindseil et J. Schaaf, « Bitcoin’s last stand », 2022.

[5]      Benoit Kulesza, « Emploi crypto et WEB 3 : pourquoi 2023 est l’année de tous les enjeux », Journal du coin, 2023.

[6]      « Bitcoin Energy Consumption Index ». 

[7]      « Honte de prendre l’avion ». Consulté le: 6 novembre 2023. 

[8]      « World Energy Outlook 2022 ». 

[9]      Sébastien Seibt, « Le bitcoin est-il devenu la nouvelle poule aux œufs d’or du Hamas ? », France24, 2023.

[10]    Chainalysis, « The 2023 Crypto Crime Report », 2023.

[11]    Pauline Armandet, « On ne peut pas tout imposer en même temps” : Faustine Fleuret (ADAN) réclame une réglementation “progressive” », bfmtv, 2022, Consulté le: 20 octobre 2023. [En ligne]. Disponible sur:

[12]    Hubert de Vauplane, « Contrôler et conquérir : qu’est-ce que le Yuan numérique ? », Le Grand Continent, 2023.

[13]    Bank for international Settlements, « BIS Innovation Hub work on central bank digital currency (CBDC) », 2023.

La guerre d’Ukraine, un révélateur impitoyable

Photo: Anatolii Stepanov Agence France-Presse Détonations et sirènes se sont mises à retentir quelques minutes après le discours de Vladimir Poutine, non loin de la capitale ukrainienne.

Billet du Lundi rédigé par Jean-Bernard Pinatel* – Geoprgma – publié le 4 mars 2024

https://geopragma.fr/la-guerre-dukraine-un-revelateur-impitoyable/


*membre fondateur et Vice-Président de Geopragma.

La guerre en Ukraine est un révélateur impitoyable soit de la soumission des dirigeants européens à des intérêts qui ne sont pas les nôtres, soit, si on veut leur laisser le bénéfice du doute, de leur totale incompétence géopolitique.

Ils n’ont pas compris ou n’ont pas voulu croire que Biden et les stratèges qui l’entourent prenaient très au sérieux la menace de Poutine d’utiliser si nécessaire l’arme nucléaire dans une guerre que les Russes perçoivent comme défensive de leurs intérêts vitaux. Avec pour conséquence les consignes données par Biden au Pentagone et à son administration dès le 24 février 2022 et que « The Economist  (1) » a révélé en septembre 2023 : « Joe Biden, America’s president, set objectives at the start of Russia’s invasion : to ensure that Ukraine was not defeated and that America was not dragged into confrontation with Russia (2) . » 

Avec comme conséquence dramatique que, depuis le 24 janvier 2024,  l’Ukraine a sacrifié la vie de centaines de milliers de ses citoyens non pas pour repousser victorieusement l’agression russe mais pour interdire à l’économie européenne de disposer en Russie de l’énergie abondante et peu chère dont elle a besoin et pour favoriser l’économie énergétique américaine et ses industries d’armement.

Ils ont cru ou voulu nous faire croire avec Bruno Lemaire que l’on pourrait stopper l’agression de la Russie par des sanctions qui « mettraient à genoux » son économie alors qu’elles se sont retournées contre nous.

Ils n’ont pas anticipé le refus de 162 états sur les 195 que compte notre planète de voter les sanctions qu’ils ont décidées unilatéralement. Ainsi plus de 80% des pays du monde ont continué à commercer avec la Russie et de nombreuses entreprises des états qui avaient décidé de les appliquer ont continué à le faire en les contournant.  Ces pays et ces entreprises se sont senties confortées dans leur refus d’appliquer les sanctions par les déclarations des autorités chinoises et indiennes qui ont rappelé aux Etats-Unis leur responsabilité d’avoir bafoué les premiers les règles internationales par leurs interventions au Kosovo et en Irak, déclenchées sous de fallacieux prétextes, ouvrant ainsi la porte à la Russie. 

Ils ont espéré, en diabolisant Poutine, que les Russes se débarrasseraient de lui sans avoir conscience que, dans leur immense majorité, ces derniers sont reconnaissants à leur Président d’avoir entre 2002 et 2012 multiplié par dix leur niveau de vie et de leur avoir donné la fierté d’être redevenu une nation puissante et respectée.

A part la minorité argentée qui a quitté la Russie, ils ont cru que les Russes n’étaient que des moujiks incultes et qu’en fournissant aux ukrainiens quelques armes d’une technologie militaire intelligente et précise comme les drones pour l’observation et les canons César ou les Himars pour la puissance de feu, ils allaient les conduire facilement à la victoire. Au lieu de cela, ils ont dû admettre à regret que la Russie s’était adaptée très rapidement à ces innovations, que leurs très nombreux et compétents ingénieurs (3) avaient trouvé et mis en place rapidement des parades électroniques qui avaient annihilé cet avantage. Bien plus, ils se sont rendu compte que les canons et les munitions des années 80, utilisés massivement par les Russes qui les avaient stockées au lieu de les mettre au rebut comme nous pour éviter de payer les coûts humains et de fonctionnement de leur stockage, causaient des ravages dans les rangs ukrainiens. Et, à la fin de l’année 2023, ils ont dû se résoudre à accepter que l’armée russe fût plus forte (4) qu’au début de l’offensive et que la contre-offensive ukrainienne s’était soldée par un échec cuisant.

Toutes ces erreurs d’analyse géopolitique ajoutées à la désinformation permanente distillée par les médias européens ont amené nos dirigeants, dont le Président Macron, à croire ou à vouloir faire croire que le succès des forces ukrainiennes était certain et ils ont encouragé sans relâche le Président Zelensky à continuer la guerre en s’engageant à l’aider « jusqu’à la victoire. » Au lieu d’avoir fait l’effort de rechercher avec la Russie un compromis qui prenne en compte ses besoins de sécurité, Ils seront devant l’histoire co-responsables des 500 000 ukrainiens tués ou gravement blessés à ce jour. 

Après deux ans de guerre, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne estiment qu’ils ont atteint leur objectif : éviter la création de l’Eurasie en créant un mur de haine entre l’Europe et la Russie et, pour se désengager de ce conflit, ils demandent à l’UE de monter en première ligne. 

C’est pour cela, que depuis le début de l’année 2024, on entend un discours nouveau des dirigeants européens, dociles affidés des intérêts anglo-saxons, nous engageant à préparer une guerre longue. 

Grossissant démesurément la menace que la Russie ferait peser sur l’Union Européenne alors qu’en deux années de combat acharnés, elle n’a été capable de conquérir et de conserver que 17% du territoire ukrainien peuplé de Russes et d’Ukrainiens déterminés à conserver leur culture russophone.

Bien plus, ils cherchent à nous convaincre que la Russie menace l’UE et que pour notre sécurité il faut aider encore plus l’Ukraine, quitte à laisser disparaitre la moitié de nos agriculteurs.

Last but not least, des voix s’élèvent ici et là, y compris dans la bouche du Président Macron, pour évoquer la possibilité ou même pour prôner l’envoi de nos soldats sur le champ de bataille. Ces propos sont relayés dans les médias par des intellectuels et des soi-disant spécialistes de défense qui, au lieu d’utiliser leur intelligence pour proposer un chemin vers la Paix, tiennent le discours habituel des bellicistes de salon : « armons-nous et partez. »

« L’Europe c’est la Paix » le slogan fondateur de l’Union Européenne est-il en train de devenir obsolète ?

1. Est un hebdomadaire britannique majoritairement détenu par la famille Agnelli avec une participation des familles Rothschild, Cadburry et Shroders, dont la ligne éditoriale du journal est proche du patronat et des milieux financiers internationaux. Il est considéré comme un des médias les plus influent dans le monde occidental.

2. Joe Biden, président américain, a fixé des objectifs au début de l’invasion Russe : « S’assurer que l’Ukraine ne sera pas vaincue et que l’Amérique ne sera pas entraînée dans la confrontation avec la Russie. »

3. « Ce qui distingue fondamentalement l’économie russe de l’économie américaine, c’est, parmi les personnes qui font des études supérieures la proportion bien plus importante de celles qui choisissent de suivre des études d’ingénieurs : vers2020,23,4% contre 7,2% aux Etats-Unis. » Emmanuel Todd, la défaite de l’occident, Gallimard, page 50.

4. Comme l’avait déclaré le général Cavoli qui commande l’OTAN en avril 2023 devant une commission du Congrès des USA, déclaration révélée six mois plus tard par le Washington Post.

Vers une révolution grâce à la Super-conductivité à température ambiante

Vers une révolution grâce à la Super-conductivité à température ambiante

par François Jolain – Revue Conflits – publié le 28 février 2024

https://www.revueconflits.com/vers-une-revolution-grace-a-la-super-conductivite-a-temperature-ambiante/


Transport, Énergie, Informatique, Plasma, Médecine, tous les verrous vont sauter. Quelle serait la prochaine découverte d’envergure comme le pétrole ou la semi-conductivité du silicium ? Il se pourrait bien que ce soit la super-conductivité à température ambiante. Tour à tour les verrous sur les forts courants, les champs magnétiques et les plasmas vont sauter.

Une conduction électrique parfaite

La conductivité est la capacité d’un matériau à résister au courant. Les matériaux conducteurs comme l’or ou le cuivre laissent facilement passer le courant. Alors que les matériaux isolants comme le caoutchouc bloquent le courant.

Toute l’électronique tient sur les matériaux semi-conducteurs, comme le silicium. Leur résistant est pilotable en jouant sur leur propriété.

Aujourd’hui, nous allons voir, les super-conducteurs, des matériaux sans la moindre résistance au courant. Ces matériaux existent déjà comme le niobium-titane, mais cette propriété intervient uniquement à la température de -263°C (pour le niobium-titane).

Quelle implication dans nos vies permettra un super-conducteur à température ambiante.

Courant sans limites

Premièrement un matériau sans perte de courant permet un phénomène spectaculaire appelé la lévitation magnétique. Un train est en construction au Japon (SCMaglev) pour remplacer les trains magnétiques par bobine, mais encore une fois, il faut refroidir le matériau. Un super-conducteur à température ambiante permettra de généraliser ces nouveaux trains.

Un autre phénomène spectaculaire de la superconduction est l’apparition d’effets quantiques à notre échelle telle la jonction Josephson, alors que les effets quantiques sont plutôt réservés à l’échelle de l’atome. La généralisation des matériaux super-conducteurs généralisera aussi les ordinateurs quantiques.

Même de bons conducteurs comme l’or ou le cuivre ont des pertes, ces pertes engendrent de la chaleur par effet Joule. Dès lors que le courant devient trop fort, le métal fond. Ce phénomène est utilisé dans l’industrie pour usiner (EDM ou forge par induction). Cependant, il s’agit bien souvent d’une contrainte qui impose une limite de courant capable de transiter dans un câble.

Avec un câble super-conducteur, l’électricité de tout Paris pourrait passer dans un seul câble électrique !

Le courant peut circuler indéfiniment dans une boucle superconductrice, on peut donc s’en servir pour stocker de l’électricité (SMES). Mais encore une fois, ce réservoir à électron nécessite des températures extrêmes, ce qui le rend trop coûteux pour une utilisation grand public.

Forts champs magnétiques

En déverrouillant la limite du courant dans un câble, on déverrouille également les champs magnétiques à haute énergie.

Ces champs vont permettre d’accroître la précision des scanners médicaux IRM, leurs résolutions sont corrélées à la puissance du champ magnétique produit.

L’armée pourrait s’intéresser au canon de gauss dans lequel un projectile est catapulté par un champ magnétique.

Le monde du plasma

Enfin, le champ magnétique permet la manipulation du plasma. Le plasma est le quatrième état de la matière, il se produit à haute température quand les électrons se détachent des atomes et circulent librement dans le gaz. Le gaz devient sensible aux champs magnétiques.

Un champ magnétique permet de manipuler un plasma aussi bien en le cloisonnant dans un volume donné, en le mettant en mouvement ou en faisant varier sa température.

Les superconducteurs à température ambiante vont donc faire avancer tous les domaines autour du plasma comme le laser, la fusion nucléaire ou la recherche fondamentale.

Conclusion

On voit maintenant que le super-conducteur à température ambiante est un verrou technologique. Il permet de faire circuler des courants sans perte et donc sans limite dans un matériau. Cela ouvre les portes des champs magnétiques haute énergie et avec eux le monde des plasmas.

À chacun de ses étages se trouvent des progrès stratégiques pour l’humanité.

Le Grand Sud mondial : une réalité pragmatique et mouvante


Billet du lundi du 26 février rédigé par Pierre de Lauzun, membre du Conseil d’Adminisatration et membre fondateur de Geopragma.


Y a-t-il émergence d’un ‘Grand Sud’ s’opposant au monde occidental ? Certains faits paraissent aller dans ce sens comme l’élargissement des BRICS. Mais aussi les prises de positions sur la guerre en Ukraine, en particulier le refus de la quasi-totalité des pays non-occidentaux de mettre en place des sanctions contre la Russie, malgré les fortes pressions occidentales, ce qui a comme on sait vidé ces sanctions d’une bonne part de leur efficacité. 

Pourtant le terme de Grand Sud reste trompeur, car ce qui caractérise l’époque dans les zones concernées est le pragmatisme et l’opportunisme, pas les grandes alliances stratégiques ou idéologiques.

Les organisations : BRICS et OCS

Regardons d’abord les organisations significatives à visée mondiale et non occidentales, au moins les plus notables.

Les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) incluent désormais l’Arabie Saoudite, l’Egypte, les Emirats, l’Ethiopie et l’Iran ; l’Argentine a failli entrer mais s’est récusée depuis sa dernière présidentielle. L’ouverture s’est donc faite surtout au Moyen Orient. Les BRICS datent de 2009 et ont tenu 15 sommets annuels. À ce jour il semble que 23 autres pays de taille variable aient demandé à les rejoindre. Ce sont des économies à forte croissance ; leur PIB cumulés dépassent clairement ceux du G7. Mais la Chine est dans une position dissymétrique, pesant économiquement plus que tous les autres ensemble.

Les BRICS ont lancé en 2015 leur « Nouvelle banque de développement », dont le siège est à Shanghai. Elle peut accorder jusqu’à 350 milliards de prêts, en principe non assortis de conditions contraignantes. On voit la volonté claire d’alternative aux deux institutions de Bretton Woods, FMI et Banque mondiale, dont les pays concernés font partie mais qui sont nettement sous contrôle occidental. Ils en demandent d’ailleurs la réforme. 

Les BRICS constituent un assemblage assez hétérogène, réuni surtout par la volonté de créer ou trouver des alternatives au monde ‘occidental’, notamment dans le champ économique et financier, mais sans nécessairement le récuser. La présence simultanée de pays rivaux comme l’Arabie Saoudite et l’Iran (malgré le rapprochement récent sous égide chinoise), et plus encore de l’Inde à côté de la Chine, montre les limites de la signification politique de ce groupement, au-delà du domaine économique et financier. La dimension opportuniste est importante, comme le montre à nouveau l’exemple de l’Inde, qui mène par ailleurs des relations suivies avec les États-Unis, y compris stratégiques.

Une autre organisation plus restreinte est l’Organisation de coopération de Shanghai (2001), groupant aussi Chine, Russie, Inde et Iran, mais aussi divers pays d’Asie centrale et le Pakistan. Plus ramassée géographiquement, son orientation sécuritaire est plus affirmée : lutte contre le terrorisme et les séparatismes, paix en Asie centrale, etc. En outre c’est un cadre pour l’expression de la relation étroite entre Chine et Russie. Par contraste avec les positions occidentales (démocratie et droits de l’homme, libre-échange) on y met l’accent sur les souverainetés nationales, l’indépendance, la non-ingérence dans les affaires intérieures, l’égalité entre les États membres etc. Mais il n’y a pas d’organisation structurée. 

Au total, il y a d’évidence, et malgré ses limites, un pôle alternatif Russie-Chine, fortement renforcé depuis la guerre d’Ukraine et le pivotement spectaculaire des relations économiques de la Russie ; et il joue un rôle appréciable dans la structuration d’alternatives au monde occidental. Mais le point essentiel pour la plupart des autres pays paraît être la recherche d’alternatives à des relations économiques dissymétriques et à des institutions internationales perçues comme trop occidentales, d’esprit et de direction – bien plus que la constitution d’une forme ou d’une autre d’alliance globale, de fait actuellement inexistante. 

Rappel stratégique

Les éléments récents sur le plan stratégique confirment cette analyse. La guerre d’Ukraine a bien sûr considérablement durci les relations de la Russie et des Occidentaux, notamment du fait des sanctions ; mais sans effet d’entraînement sur d’autres pays. Les pays supposés du Sud global restent tout à fait à l’extérieur et y voient une affaire locale qui les concerne peu, sauf par les effets induits négatifs (notamment la hausse des prix). Economiquement ils coopèrent allègrement avec la Russie – et évidemment aussi avec les Occidentaux. De plus, le gel et la menace de confiscation des actifs (ceux de la banque de Russie comme ceux des oligarques) ont eu un effet dévastateur : pour les dirigeants du monde entier, l’argent n’est plus en sécurité en Occident. 

A l’autre extrémité du continent, le durcissement de la tension entre la Chine et un certain nombre de ses voisins se poursuit, notamment sur le plan maritime, ce qui les rapproche des Etats-Unis ; mais là aussi, il n’y a pas de répercussion ailleurs, ou au-delà de cette question. 

Enfin une certaine reprise du contrôle américain n’est manifeste qu’en Europe : ailleurs, leur influence potentielle (au-delà des zones vassalisées) reste liée à des circonstances locales, comme le prouve l’attitude de l’Inde. 

En Afrique, la poussée russe est frappante, notamment récemment dans le Sahel ; elle s’ajoute à la pénétration chinoise pour élargir la gamme des alternatives disponibles pour les pouvoirs locaux, élargissement qui s’étend d’ailleurs sporadiquement aux États-Unis ou à d’autres. Mais on ne voit pas en quoi cela nourrirait un front d’ensemble anti-occidental un tant soit peu manifeste. Par ailleurs, la friction venimeuse entre la plaque européenne et la plaque africaine, du fait des migrations, ne paraît pas non plus structurante au niveau global. 

Mutatis mutandis, il en est de même pour l’Amérique latine.

En un mot, il ne faut pas confondre le durcissement de l’île du monde dans son cœur russo-chinois, et ses tensions aux deux extrémités, avec plusieurs phénomènes dans le reste du monde, qui se confirment mais restent de nature très différente : 

– la recherche assez générale d’opportunités plus diversifiées (économiques ou militaires) ; 

la volonté des pays dit du Sud d’accroître leur poids (ou plutôt celui des plus puissants d’entre eux) dans les institutions et les mécanismes internationaux ; 

– et enfin la lassitude générale devant les prêches idéologiques occidentaux, ressentis en outre largement comme hypocrites, voire contestables (l’idéologie LGBT ne passe pas en Afrique par exemple). 

En cela, on ne retrouve pas des schémas connus du passé, comme la guerre froide et sa bipolarité franche, dont le Tiers-Monde d’alors cherchait à s’échapper. Encore moins les problématiques européennes de l’époque des Puissances, avec leurs jeux d’alliances complexes et mouvants. Quant à l’élection possible de D. Trump, elle ne remettrait pas en cause ces constatations, sauf éventuellement en Europe, mais cela ne passionnera pas nécessairement le supposé Sud global.

 Tout cela ne rend pas la situation nouvelle étrange ou déroutante, sauf pour des idéologues attardés. Sa fluidité résulte du fait que, comme je l’ai noté dans mon Guide de survie dans un monde instable, hétérogène et non régulé, la course au développement et à l’affirmation de ceux des pays émergents qui peuvent réussir renvoie sans doute les grandes restructurations ou manœuvres stratégiques à un horizon plus lointain (20-30 ans ?). D’ici là, pragmatisme et opportunisme dominent. C’est ce que  j’ai appelé l’œil du cyclone. Mais cela comporte cependant, dans l’intervalle, et comme je l’indiquais alors, la possibilité – désormais confirmée en Ukraine – de guerres classiques ici ou là, et plus généralement, de disruptions locales. 

Dans une tel contexte, il apparaît particulièrement peu indiqué de s’enfermer dans une vision monolithique (les démocraties contre le reste), il serait souhaitable, au contraire d’adopter le pragmatisme dominant, tout en restant lucide sur les menaces de déflagration locale toujours possibles. Ce qui rend d’autant plus urgente la restauration d’une capacité de défense autrement plus musclée, dont, dans le cas de la France à l’immense domaine maritime  (situé dans ce fameux ‘Sud’ en plein mouvement), une capacité navale. 

Les défis des ports européens face aux réseaux de trafiquants

Les défis des ports européens face aux réseaux de trafiquants

 

par Marie-Emilie Compes (SIE27 de l’EGE) – École de Guerre économique – publié le 15 février 2024

https://www.ege.fr/infoguerre/les-defis-des-ports-europeens-face-aux-reseaux-de-trafiquants


Les ports européens, véritables pivots de la logistique reliant l’Europe au reste du globe, symbolisent l’ouverture commerciale du continent. Cependant, derrière le tumulte du commerce international se cache une réalité inquiétante : ces ports sont devenus des cibles privilégiées pour les réseaux criminels, qui exploitent astucieusement les vulnérabilités de leurs systèmes de sécurité.

Chaque année, ces ports brassent un volume colossal de marchandises, dépassant les 90 millions de conteneurs. Le port de Rotterdam, leader incontesté, a traité 13,4 millions de TEU (Twenty-foot Equivalent Unit) en 2020, suivi par Anvers (12,0 millions de TEU) et Hambourg (8,8 millions de TEU). Malgré ce flux massif, seuls entre 2 à 10 % des conteneurs sont soumis à des inspections. Cette faible proportion, conjuguée au rythme effréné du trafic quotidien, rend extrêmement ardue la détection des marchandises illicites dissimulées dans ces conteneurs[i].

Si cette ouverture des ports européens est une aubaine pour le commerce mondial, elle est également une opportunité pour la criminalité organisée. Elle est une force, mais elle représente également une vulnérabilité bien assimilée par les trafiquants qu’ils exploitent à leur avantage. Cette criminalité a pris une ampleur considérable dans les ports européens et devient un véritable fléau pour les autorités qui tentent de lutter tant bien que mal.

Nous pouvons, par ailleurs noter quelques chiffres intéressants pour appuyer ces propos :

. En janvier 2022, à Anvers 2,4 tonnes de cocaïne ont été intercepté par les autorités Belges sur un porte-conteneurs. De même en 2022 à Marseille, Les autorités français ont saisie 1,7 tonnes de cocaïne dans des conteneurs de déménagement. Tandis qu’au Havre, ce sont près de 10 tonnes de cocaïne qui ont été saisies l’année dernière[ii].

. S’il est indéniable que le trafic de drogue reste la principale activité illégale dans ces ports, il n’est pas le seul : nous pouvons également mentionner les contrefaçons, la contrebande et d’autres activités illicites. Par exemple, à Marseille c’est 25 tonnes de tabac de contrebande et 500.000 articles de contrefaçon qui ont été trouvé[iii].

. Les ports européens représentent une opportunité inestimable pour ces criminels, grâce à la facilité de circulation entre les différents pays membres de l’espace Schengen. La libre circulation des biens et des personnes au sein de l’Union européenne offre aux criminels un terrain fertile pour leurs opérations, mettant ainsi en lumière l’ampleur du défi auquel les autorités européennes sont confrontées dans leur lutte contre ces activités illégales. De plus, la demande de tous types de marchandises illégales (drogue, contrefaçon, contrebande…) étant très forte en Europe, cela accroît l’attrait pour les criminels d’opérer dans cette région.

Vulnérabilités

La taille des ports et le volume de marchandises qui circulent en permanence sont des facteurs de vulnérabilité ainsi que leur ouverture et leur accessibilité 7j/7, 24h/24.  Une autre vulnérabilité que nous pouvons souligner concerne la cohabitation dans les ports entre le secteur privé et le secteur public. Nous pouvons aussi souligner la vulnérabilité que représente cette cohabitation, car même s’ils partagent le même espace portuaire, il y a peu de communication entre ces deux secteurs. Cela favorise la corruption et peut également permettre le passage involontaire de marchandises illégales[iv].

Les groupes criminels saisissent ces opportunités pour infiltrer les services de contrôle et de sécurité, tout en utilisant la corruption sur les agents du terrain. Ces derniers, leur fournissent des informations capitales pour faire passer leurs marchandises. Cette corruption s’étend à divers secteurs portuaires, impliquant des travailleurs jusqu’aux opérateurs de grues, facilitant ainsi l’infiltration des réseaux criminels à différents niveaux de la chaîne logistique.

L’automatisation croissante dans les ports visant à améliorer l’efficacité représente une énorme vulnérabilité pour nos ports européens. Les réseaux criminels sont, sans surprise, des professionnels du piratage informatique. Avec le développement de ces systèmes de sécurité informatique, les criminels n’auront plus besoin de recourir à la corruption ou à l’intimidation pour accéder à certaines données. Un réseau d’hackers compétents leur suffit pour pénétrer l’intérieur d’un port. La cybersécurité s’avère par conséquent facilement contournable pour ces criminels. À titre d’exemple, dans son dernier rapport, Europol décrit les méthodes récentes employées par les réseaux criminels. Celles-ci consistent à repérer les codes de référence des conteneurs légaux afin de les utiliser pour leurs propres conteneurs illégaux[v].

De plus, les réseaux du crime organisé ont élargi leurs méthodes d’opération en incluant désormais l’intimidation comme moyen pour atteindre leurs objectifs. Cette stratégie émergeante est de plus en plus visible pour le grand public, révélant un visage encore plus sinistre de la criminalité. Le recours à la violence s’est intensifié, affectant particulièrement les zones environnantes des ports et entraînant des conséquences tragiques pour les populations qui vivent aux alentours : agressions, menaces, et même des pertes de vies humaines. Nous pouvons, par exemple, observer des actes de violence à l’encontre des chauffeurs de camions, transportant involontairement des conteneurs contenant des marchandises illicites, ainsi que des attaques visant le personnel travaillant dans les entreprises d’importation[vi]. Également les cas tragiques d’enfants décédés dans diverses villes d’Europe à cause de règlements de comptes liés au trafic de drogue sont à déplorer. Nous pouvons également évoquer entre autres les menaces d’enlèvement dont a été victime le ministre de la Justice belge, Vincent Van Quickenborne[vii].

Solution et réponses des autorités

Europol propose plusieurs solutions pour contrer les vulnérabilités exploitées par les trafiquants. Il suggère notamment de limiter l’accès aux données logistiques, d’améliorer la traçabilité de l’accès aux bases de données contenant des informations sensibles grâce à la mise en place de systèmes d’alerte pour détecter les éventuelles irrégularités et de renforcer la cybersécurité[viii].

Une solution pour lutter contre la corruption et le trafic de marchandises qui passent à travers les mailles du filet réside dans l’échange d’informations, la sensibilisation et la coopération entre les agents publics et privés qui se côtoient quotidiennement dans les zones portuaires. Cette approche serait efficace contre le trafic illégal[ix].

Un autre point soulevé par Europol concerne la coopération entre les États membres de l’UE, avec une meilleure communication des informations stratégiques et des découvertes en matière de trafic illégal. Une simple lutte à l’échelle nationale n’est plus suffisante. Il est crucial de renforcer les liens entre les États pour agir contre la criminalité. Cela permettrait d’agir plus rapidement et de combler d’éventuelles failles[x].

Concrètement, il faudrait renforcer la coopération à l’échelle du port (agents publics et privés) et entre les États, mais il faudrait également renforcer les collaborations internationales entre les différents ports mondiaux. Par exemple, entre les ports d’Amérique latine, principaux producteurs de drogue tels que le cannabis et la cocaïne, avec les ports du nord de l’Europe tels qu’Anvers, Rotterdam et Le Havre, qui sont parmi les plus impactés par le trafic illégal.

Europol souligne également la nécessité de sensibiliser les agents des différents ports pour limiter au maximum cette tendance à la corruption. D’autres propositions plus indirectes concernent l’identification et le démantèlement des réseaux criminels, ainsi que la lutte contre les trafics en ligne, présents sur les réseaux sociaux, Internet, voire dans certains cas sur le darknet[xi].

Un meilleur contrôle est également demandé pour limiter les trafics. Pour renforcer les contrôles, plusieurs mesures sont suggérées : augmenter le nombre de contrôles ; idéalement, effectuer un contrôle total des marchandises à l’arrivée, même si cela semble être un objectif difficile à atteindre ; identifier les différentes méthodes utilisées par les réseaux pour pouvoir les anticiper ou cibler les contrôles de manière plus efficace[xii].

Rapport de force 

D’un côté, nous avons les criminels qui contournent les lois et profitent de l’économie et du marché, tandis que de l’autre, les autorités cherchent des solutions pour contrer les techniques utilisées par ces réseaux. Les criminels ont souvent une longueur d’avance sur les autorités, ce qui indique un déséquilibre dans leur rapport de force.

Les derniers chiffres révélant les quantités astronomiques de marchandises illégales saisies montrent également que les autorités réagissent et qu’elles identifient de plus en plus les failles de ces réseaux. Ces dernières années, les autorités européennes ont intensifié leurs actions pour contrer ces réseaux. Bien que l’opinion publique puissent trouver alarmant de découvrir des tonnes de marchandises illégales dans les ports depuis plusieurs années, cela démontre que les autorités parviennent à trouver des solutions pour intercepter ces trafics. C’est à la fois alarmant de découvrir de telles quantités et de constater que les trafiquants ont trouvé des astuces pour transporter autant de marchandises illégales à travers le monde. Néanmoins, ces efforts ne sont pas suffisants, et cela peut être préoccupant. Si de telles quantités ont été découvertes, nous pourrions nous interroger sur la quantité réelle en circulation.

La préoccupation majeure doit se focaliser en priorité, c’est que ce sont les marchandises qui sont le plus souvent découvertes, et non les réseaux criminels. Bien que la découverte des marchandises saisis soit un succès pour les autorités européennes, cela ne représente que le début du processus pour éradiquer le problème. Il est crucial que les autorités se concentrent également sur le démantèlement de ces groupes, qui trouveront toujours des moyens de contourner les lois et d’utiliser les processus légaux à des fins illégales.

Le mélange entre légal et illégal constitue le cœur du problème. Les professionnels travaillant dans ces ports peuvent avoir une activité légale complétée par des activités illégales, ce qui s’avère très attrayant[xiii]. Cela pose un problème majeur pour l’économie et les autorités. La corruption découle du renforcement des contrôles, les réseaux criminels exploitent le facteur de vulnérabilité humaine pour contourner ces contrôles.

Le facteur humain dans les ports peut être à la fois une force et une faiblesse. Étant la principale cible des réseaux criminels, des moyens assez efficaces sont mis en place pour les corrompre. Cependant, l’élément humain peut également constituer une force. La sensibilisation est primordiale pour que les individus ne se laissent pas corrompre, car ils deviennent ainsi une barrière efficace pour stopper les trafiquants. L’enjeu réside dans le fait de garantir que le personnel devienne une force et non une faiblesse pour les ports. Cela pourrait inverser le rapport de force entre les ports et les réseaux criminels.

La solution pourrait se trouver dans la diversification des mesures mises en place, car une simple sensibilisation risque de ne pas être suffisante compte tenu des gains alléchants proposés par les réseaux criminels. Il faudrait trouver des incitations encore plus attractives. Il n’est pas nécessaire d’opter systématiquement pour une augmentation de salaire comme solution. D’autres alternatives peuvent être explorées pour offrir des incitations plus attractives que les gains obtenus par la corruption, comme promouvoir un fort sentiment patriotique ou se concentrer sur le tri des informations sensibles et confidentielles.

Malheureusement, cela nécessitera le déploiement de moyens importants pour permettre une lutte efficace, même si cela peut sembler quelque peu utopique. Les avancées technologiques et l’automatisation qui seront déployées dans les ports européens pourraient ne pas nécessairement être à l’avantage des autorités. Cela ne supprimera pas la corruption (et donc les vulnérabilités du facteur humain), mais déplacera le problème vers d’autres formes de criminalité. Les cyberattaques et les infiltrations technologiques seront de plus en plus présentes et pourrait poser un réel problème pour les ports. Ces formes de criminalité ne sont pas nouvelles pour ces derniers. Cela ne leur demandera pas beaucoup d’efforts pour recruter davantage de hackers ayant des compétences élevées en cyberattaque. Cela mettra en évidence une fois de plus la force de ces réseaux criminels.

Une fusion entre le facteur humain et le système informatique permettrait-elle de freiner les trafics illégaux. En conservant un aspect significatif du facteur humain, sensibilisé et combiné à un système informatique difficilement intrusif, nous pourrions potentiellement renforcer la sécurité dans les ports. Mais renforcer les contrôles entraînera en parallèle le renforcement des activités criminelles, telles que la corruption. Il faut admettre que les trafiquants font preuve d’une grande créativité pour contourner les contrôles mis en place.

Si la voie maritime parvient à être totalement contrôlée et que le trafic maritime illégale se voit supprimé, cela ne résoudra en aucun cas le problème du trafic de marchandises illégales et illicites. Une fois de plus, cela ne fera que déplacer le problème, car les réseaux trouveront d’autres moyens pour faire passer les marchandises, tels que l’intensification de l’utilisation des voies terrestres ou aériennes.

Du point de vue économique, leurs activités rapportent énormément et créent un marché parallèle immense, ce qui constitue un réel problème pour l’économie légale. D’une part, c’est de l’argent qui n’entrera pas ou entrera peu dans l’économie légale et les caisses des États. De plus, les conséquences de cette criminalité entraînent des dépenses astronomiques pour contrer, surveiller et embaucher au sein des autorités. À titre d’exemple, les Pays-Bas ont alloué 500 millions d’euros pour lutter contre la criminalité organisée, tandis qu’en Belgique, un montant de 2,7 milliards d’euros a été dédié au renforcement du contrôle des conteneurs en provenance d’Amérique latine.

Par ailleurs, le chiffre d’affaires européen du marché illégal des drogues était estimé à 30 milliards d’euros en 2017.  Ces dépenses incluent également la prise en charge des victimes des violences pour citer un exemple ce qui suppose un budget supplémentaire considérable.  Ces mesures financières témoignent de l’importance capitale que les autorités accordent à la lutte contre ces activités illicites, tout en reconnaissant l’impact financier que cela engendre[xiv].

Selon Europol, une meilleure coopération entre les États membres de l’Union européenne dotés de ports pourrait s’avérer très pertinente dans la lutte contre la criminalité[xv]. Cependant, cela risque d’être considéré comme un danger pour chaque État. Sans céder à la paranoïa, l’échange de certaines informations, notamment stratégiques et confidentielles, pourrait compromettre leurs souverainetés nationales. Si tel était le cas, cela pourrait effectivement dissuader les États de partager ces informations, ce qui serait préjudiciable à la coopération européenne.

Le démantèlement des réseaux peut être une piste à envisager pour tenter de résoudre le problème, mais ces réseaux s’avèrent profondément enracinés et très soucieux de leur anonymat, ce qui complique considérablement la traque des réseaux. Comme l’indique Europol, le phénomène prend de plus en plus d’ampleur avec un peu plus de 5000 organisations avec au moins 40 000 criminels impliqués de 180 nationalités différentes. Ces chiffres sont la preuve des défis auxquels font face les autorités[xvi].

Il est indéniable que le rapport de force semble malheureusement déséquilibré, malgré les efforts constants des autorités pour contrer les techniques des criminels. La domination persistante des réseaux de trafiquants criminels est prévisible, compte tenu de leur capacité d’adaptation aux politiques mises en place par les autorités. Ce déséquilibre est accentué par leur habileté à utiliser des moyens légaux pour mener à bien des actions illégales. Ce constat souligne la nécessité impérieuse d’une coopération étroite entre les forces de l’ordre, les autorités ainsi que les différents états membres de l’Union Européenne afin de trouver des réponses efficaces aux défis individuels et globaux auxquels font face les ports européens. Ce jeu de forces est loin d’être terminé, mais nous espérons qu’il évoluera en faveur des autorités à l’avenir.


Sources

Notes

[i] Europol. (2023). Criminal Networks in EU Ports: Risks and Challenges for Law Enforcement: Focus on the Misappropriation of Container Reference Codes in the Ports of Antwerp, Hamburg, and Rotterdam.

[ii] Neumann, L. (2023). Trafic de drogue dans les ports européens : Un rapport dévoile l’ampleur du phénomène.

[iii] Neumann, L. (2023). Trafic de drogue dans les ports européens : Un rapport dévoile l’ampleur du phénomène.

[iv] Europol. (2023). Criminal Networks in EU Ports: Risks and Challenges for Law Enforcement: Focus on the Misappropriation of Container Reference Codes in the Ports of Antwerp, Hamburg, and Rotterdam.

[v] Europol. (2023). Criminal Networks in EU Ports: Risks and Challenges for Law Enforcement: Focus on the Misappropriation of Container Reference Codes in the Ports of Antwerp, Hamburg, and Rotterdam.

[vi] Europol. (2023). Criminal Networks in EU Ports: Risks and Challenges for Law Enforcement: Focus on the Misappropriation of Container Reference Codes in the Ports of Antwerp, Hamburg, and Rotterdam.

[vii] RTS. (2022). Le ministre de la Justice en Belgique menacé d’enlèvement par des trafiquants.

[viii] Europol. (2023). Criminal Networks in EU Ports: Risks and Challenges for Law Enforcement: Focus on the Misappropriation of Container Reference Codes in the Ports of Antwerp, Hamburg, and Rotterdam.

[ix] European forum for Urban Security. (2022). Lutter contre la criminalité organisée dans les ports européens en renforçant les partenariats public-privé : l’expérience de Rotterdam.

[x] Europol. (2023). Criminal Networks in EU Ports: Risks and Challenges for Law Enforcement: Focus on the Misappropriation of Container Reference Codes in the Ports of Antwerp, Hamburg, and Rotterdam.

[xi] Europol. (2023). Criminal Networks in EU Ports: Risks and Challenges for Law Enforcement: Focus on the Misappropriation of Container Reference Codes in the Ports of Antwerp, Hamburg, and Rotterdam.

[xii] Europol. (2023). Criminal Networks in EU Ports: Risks and Challenges for Law Enforcement: Focus on the Misappropriation of Container Reference Codes in the Ports of Antwerp, Hamburg, and Rotterdam.

[xiii] Roks, R., Bisschop, L., & Staring, R. (2021). Getting a foot in the door. Spaces of cocaine trafficking in the Port of Rotterdam. Trends in Organized Crime24, 171-188.

[xiv] Gandilhon, M. (2023). Le crime organisé dans l’Union européenne : une menace stratégique ?. Politique étrangère, , 163-174.

[xv] Europol. (2023). Criminal Networks in EU Ports: Risks and Challenges for Law Enforcement: Focus on the Misappropriation of Container Reference Codes in the Ports of Antwerp, Hamburg, and Rotterdam.

[xvi] Europol. (2023). Criminal Networks in EU Ports: Risks and Challenges for Law Enforcement: Focus on the Misappropriation of Container Reference Codes in the Ports of Antwerp, Hamburg, and Rotterdam.