Intelligence artificielle : la guerre des normes est déclarée entre la Chine et les États-Unis
Depuis la Seconde Guerre mondiale et a fortiori au cours de la dernière décennie, le sujet de “l’intelligence artificielle” s’est véritablement imposé comme un enjeu technologique clé, conduisant à une course à l’innovation entre acteurs mondiaux. Mais plus encore que de simplement réveiller l’intérêt des startups, des chercheurs, des fonds d’investissement ou des écrivains de science-fiction, l’IA s’impose aussi comme un véritable enjeu de souveraineté politique et géopolitique à travers une guerre des normes effrénée.
Par le Club Influence de l’AEGE
L’IA : une technologie de rupture au centre d’enjeux mondiaux
Par ses promesses d’avenir, l’intelligence artificielle, éveille l’appétit de grandes puissances désireuses d’obtenir un avantage compétitif sur leurs voisins et sur leurs rivaux : l’IA (et toutes les technologies à son pourtour comme le machine learning par exemple) promet ainsi à ses défenseurs de bénéficier de méthodes de traitement de l’information automatisées, une véritable nécessité à l’heure du big data et de l’infobésité, à une époque où les données n’ont jamais été aussi accessibles, mais pourtant aussi difficiles à traiter et à analyser. Dans ce contexte, obtenir une avance sur le développement de l’IA, c’est potentiellement obtenir un avantage exceptionnel dans la sphère cognitive.
Les grandes puissances intéressées par cette promesse se livrent ainsi une véritable guerre sur cet enjeu : Chine, États-Unis, Union européenne, les puissances s’affrontent dans un champ d’activités où tout reste encore à faire. Et au centre de ce “grand jeu”, de cette lutte pour l’IA, se trouve la normalisation. Les États s’appuient sur leurs entreprises (et vice versa) pour dicter le rythme de cette confrontation à coup de normes, trustant autant que possible les places dans les comités de normalisation comme l’ISO ou l’ETSI, allant parfois jusqu’à recourir à des méthodes mafieuses si ce n’est à des barbouzeries. C’est pour mieux comprendre cette guerre des normes sur le sujet de l’IA que l’Agence française des Normes (AFNOR) a commandé au Club Influence de l’École de Guerre économique un rapport, document qui a servi de base à la rédaction du présent article.
La normalisation : un outil d’influence et de conquête des marchés
Dans ce cadre de guerre entre grands acteurs, la normalisation apparaît en effet comme un axe fondamental pour permettre aux acteurs publics et privés d’imposer leurs intérêts. Méconnue, sous-estimée, souvent mal comprise, la normalisation est pourtant un élément fondamental de toute démarche de souveraineté économique et donc un élément central dans toute guerre économique.
D’une certaine façon, tenir la norme c’est tenir le marché. En effet, la norme est à un marché ou une technologie, ce que les règles de grammaire sont à une langue. La norme permet aux acteurs d’un écosystème économique ou technologique de fonctionner selon des standards communs, interopérables. Or, pour un opérateur économique, être capable d’influencer ou d’écrire les règles du jeu auquel il va jouer est un avantage compétitif substantiel.
La norme s’impose ainsi comme un outil d’influence géopolitique et commercial : elle n’est pas qu’une contrainte qui viendrait brider la créativité et le développement des entreprises au nom de la protection des consommateurs, elle peut aussi être une arme compétitive redoutable pour verrouiller un marché en sa faveur.
Un exemple permet de se rendre compte de l’importance de la normalisation pour la conquête de marchés technologiques : Le cas du conflit entre la « Type 2 » et la « Type 3 », les prises de recharge des voitures électriques en Europe. Les deux prises s’affrontaient pour devenir la norme officielle des prises de recharge dans l’UE. L’une des prises était défendue par les industriels de l’automobile allemands, qui avaient déjà commencé à déployer cette technologie. L’autre prise était défendue par les industriels français, qui avaient aussi commencé le déploiement de leurs propres prises. Réussir à imposer un standard unique de prise aurait donc permis aux constructeurs allemands d’évincer leurs concurrents français, et vice versa.
Dans les faits, c’est ce qui s’est produit : la prise allemande s’est imposée grâce à d’importants efforts de lobbying et de normalisation et elle est désormais le socle de toutes les voitures électriques et hybrides dans l’UE, un véritable revers pour l’industrie automobile française qui s’est donc lancé sur ce marché avec un retard important et qui a dû réajuster toute une partie de sa production pour s’adapter à cette nouvelle norme.
Ce qui est valable dans cet exemple l’est tout autant dans le cadre de l’IA : les différents acteurs de l’intelligence artificielle peuvent espérer verrouiller le marché en leur faveur et donc prendre une avance de long terme sur leur concurrence, cela en imposant leur vision par les normes qu’ils pourraient faire passer via des comités normatifs comme l’ISO. L’enjeu est donc crucial et explique que des pays comme la Chine et les États-Unis s’en saisissent à bras le corps.
Chine et États-Unis : deux stratégies normatives, un seul gagnant
Dans la véritable guerre économique qui fait rage entre les États-Unis et la Chine, la technologie et l’innovation font bien sûr partie des théâtres d’affrontement majeurs : dans cette veine, l’intelligence artificielle prend de fait une place à la mesure des enjeux de cette rivalité sino-américaine.
Une position de leadership dans l’IA permettrait, en effet, au pouvoir chinois de remplir un certain nombre de ses objectifs :
- D’abord, l’IA permettrait à la Chine d’enfoncer le dernier clou de sa domination industrielle mondiale totale, en optimisant encore plus son circuit productif et ses réseaux de distribution (notamment en automatisant une partie des transports de son projet de Nouvelles Routes de la Soie) ;
- Ensuite, l’IA permettrait à l’appareil étatique chinois d’accroître encore son appareil de surveillance et de renseignement, qu’il vise à contrôler sa propre population (ex : reconnaissance faciale) ou à espionner des pays voisins (ex : traitement automatisé des données issues d’écoutes, d’interceptions numériques ou de social listening) ;
- Enfin, l’IA permettrait à la Chine de grandement moderniser les systèmes d’armement de l’Armée populaire de Libération (APL) et donc de prendre une avance importante sur le grand rival américain en répondant à de nombreuses problématiques de l’Armée populaire de Libération (APL).
Mais bien que l’IA soit au cœur de la stratégie de long terme chinoise, l’Empire du Milieu part avec une importante épine dans le pied dans le secteur des nouvelles technologies : les géants américains de la Silicon Valley, pionniers en matière d’innovation, le sont également sur la normalisation, créant des standards de facto pour tenir les marchés totalement captifs.
Cette domination est quasi-totale dans l’innovation industrielle, le cloud, les réseaux sociaux ou l’IT pure. Mais le PCC cherche à éviter que les entreprises américaines ne reproduisent ce schéma sur le secteur naissant de l’IA. La Chine souhaite donc prendre le contrôle sur ce secteur avec une politique de montée en puissance qui s’illustre par certains succès.
Pour contrecarrer cette hégémonie technologique et normative américaine, Pékin a mis de nombreuses ressources à disposition de ses prétentions dans l’IA : sur la période 2019-2020, ce n’est pas moins de 70 milliards de dollars qui ont été attribués à la recherche dans ce domaine par le gouvernement chinois.
Conséquence directe de ce volontarisme de l’État chinois, en 2019, 6 des 11 “licornes” du secteur mondial de l’IA étaient chinoises. La même année, l’Allen Institute for Artificial Intelligence estimait que la Chine dépasserait bientôt les États-Unis en termes de recherche fondamentale sur l’IA : d’ici 2025, le top 1% des articles universitaires sur l’IA sera à majorité composée d’articles chinois. Une course universitaire qui se double bien sûr d’une course aux brevets, selon l’Organisation internationale de la Propriété intellectuelle (WIPO), qui indique qu’au cours de la décennie écoulée, les Chinois ont déposé à eux seuls près de 75% des brevets relatifs à l’IA. Enfin, d’après les chiffres de LexisNexis, Tencent et Baidu, deux entreprises chinoises, sont les deux plus grands propriétaires de brevet sur l’IA, avec en 2021 environ 9600 brevets pour Tencent et 9500 pour Baidu (contre seulement 4000 pour Alphabet par exemple, la maison mère de Google.
Le soutien de l’État chinois à ses grands conglomérats a donc des effets directs très visibles. Mais en plus de ces soutiens aux entreprises et à la recherche, la Chine met en place une véritable offensive normative pour dominer le secteur de l’IA de manière plus structurelle. La stratégie normative chinoise dans l’IA repose ainsi sur deux volets :
- La création de normes de facto sur l’IA, hors de tous comités normatifs, en devenant les premiers à sortir une innovation, en poussant à son adoption massive tout en ne la rendant pas compatible avec d’autres systèmes informatiques ou d’autres IA. Exemple intéressant de cette stratégie, la Chine compte utiliser ses Nouvelles Routes de la Soie pour diffuser ses normes dans l’IA : un accord chinois de “reconnaissance des normes”, signé depuis 2019 par quarante-neuf pays, prévoit ainsi que la Chine rende incompatibles à son infrastructure de transport tous les navires et trains autonomes étrangers qui ne suivent pas les normes d’interopérabilité chinoises.
- La création de normes officielles sur l’IA, en se représentant massivement dans les comités normatifs afin de proposer des projets de normes favorables aux intérêts chinois. Pour se faire, la Chine peut s’appuyer sur ses géants du numérique, les BHATX (Baïdu, Huawei, Alibaba, Tencent et Xiaomi), afin d’agir en leur nom (et donc au nom de la Chine) au sein des grands organismes de mondialisations internationaux (ex: ISO, IEC) ou régionaux (ex: ETSI) ; cette stratégie est explicitement décrite dans le plan “China Standards 2035”, soit en Français, “Les Normes chinoises en 2035”.
La stratégie chinoise de domination dans l’IA se fonde donc sur l’innovation technologique, la recherche scientifique et la normalisation massive. Cette stratégie est assumée et semble permettre aux Chinois de creuser l’écart avec le pays de l’Oncle Sam. Mais les États-Unis ne sont cependant pas en reste dans cette guerre ouverte. Le député Cédric Villani, dans un rapport de 2018, est ainsi longuement revenu sur la volonté assumée de Washington de s’imposer comme un leader sur le sujet de l’IA, notamment en utilisant comme arme normative l’avantage incontestable que représentent les GAFAM pour l’Amérique. Comme la Chine, les États-Unis utilisent les normes de facto, mais à un degré encore plus important.
Washington soutient en effet les entreprises de la Silicon Valley afin qu’elles utilisent leur avance dans les secteurs technologiques, afin qu’elles portent l’innovation autour de l’IA et afin que ces découvertes s’imposent ensuite comme normes de facto. Un bon exemple de cette normalisation par le fait accompli est le cas de Google avec TenserFlow. Très innovante et en avance par rapport au reste du marché (et notamment par rapport aux technologies chinoises), cette technologie de deep learning a été adoptée dès le départ par la quasi-totalité du marché, devenant la référence sur laquelle s’est construit tout le reste des technologies de deep learning. Celles-ci sont donc obligées d’être interopérables avec cette technologie américaine de Google. Être le premier à pouvoir fournir l’innovation que tout le monde cherchait, c’est s’assurer la maîtrise de tout le marché présent et à venir en créant une norme de fait.
Une fois ces normes de facto mises en place par les GAFAM (c’est à dire une fois la technologie américaine suffisamment diffusée), l’American National Standards Institute (ANSI) inscrit ces normes et les défend dans les organismes normatifs internationaux, tels que l’ISO et l’IEC, mobilisant des moyens considérables de lobbying pour faire adopter ces normes.
Interrogé par le Club Influence de l’AEGE, Patrick Bezombes, Président de la commission de normalisation IA et Big Data à l’Agence française des Normes (AFNOR), confirme ce lobbying très important des GAFAM américains dans les comités normatifs : “les groupes américains font des milliards de bénéfice par an, ils peuvent donc aisément décider d’investir dans une équipe de cent personnes uniquement pour travailler sur la norme et se projeter dans une vision de long terme sur ce sujet”. Une stratégie coûteuse et donc beaucoup moins accessible à des petits acteurs de l’innovation sur l’IA, telles que les entreprises européennes.
Ce qui apparaît donc clairement, c’est que la stratégie chinoise est assez similaire à la stratégie américaine. En utilisant des entreprises monopolistiques afin de tenir, captive l’innovation technologique, mais surtout afin de mettre en place des normes de facto, les entreprises américaines et chinoises n’ont plus qu’à les faire adopter définitivement en mettant les comités de normalisation devant le fait accompli. Cette approche pragmatique se fonde sur un pur rapport de force et n’est possible que parce que Washington, comme Pékin, peuvent s’appuyer sur leur appareil industriel et leurs fleurons dans la recherche fondamentale. Les acteurs de taille plus modestes, comme la France, ne peuvent pas, faute de moyens, copier cette stratégie. Ils se doivent donc d’appréhender cette confrontation normative soit en choisissant un camp, soit en faisant le pari d’une “troisième voie”, forcément moins offensive.
Quelle place pour la France dans cette guerre normative ?
Avec les deux superpuissances en tête de lice dans la course au leadership pour l’IA, la France est peu à peu en train de prendre conscience que si elle veut exister dans cette compétition, elle va devoir s’appuyer sur l’Europe. Après plusieurs années de retard, Paris semble finalement avoir eu le sursaut nécessaire, une prise de conscience qui s’est traduite par l’adoption au niveau national d’une feuille de route visant à faire de la France un hub clé de la course à l’IA, mais également avec la publication en avril 2021 par la Commission européenne, de l’Artificial Intelligence Act (AI Act).
L’AI Act a pour but premier de créer un cadre juridique strict et clair autour de la technologie qu’est l’IA. La nouveauté de ce document réside dans son approche holistique, à la fois purement juridique, mais aussi plus éthique, avec des enjeux philosophiques ou écologiques.
Mais un autre élément de l’AI Act est passé inaperçu alors qu’il était une caractéristique clé de ce document : le document de la Commission européenne met en place, dans toute l’UE, une classification des technologies IA corrélés à des risques allant de minimal à inacceptable (4 niveaux). Or, cette classification permettra aux instances européennes d’exercer un véritable contrôle de conformité aboutissant pour les technologies acceptées sur le territoire européen à un marquage « IA de confiance », permettant donc d’exclure du marché commun européen toute IA américaine ou chinoise qui ne respecterait pas les standards européens.
Puissances industrielles de premier ordre, Chine et États-Unis basent logiquement leur stratégie normative sur l’innovation techno-industrielle ; en retard sur ce domaine, la France et l’UE ont fait le choix du responsable et de l’éthique afin de fermer leur marché à des acteurs étrangers.
Mais cela ne doit pas empêcher non plus la France d’avoir une approche de normalisation plus offensive, en envoyant ou en encourageant des industriels français à rejoindre les comités de normalisation en tant que project leader sur des sujets précis, mais aussi plus largement en produisant un lobbying au sein des votes de ces comités afin de faire passer des textes favorables aux entreprises et citoyens européens. La France, pays qui a longtemps été en pointe de la recherche et de l’innovation (4e pays au monde en nombre de prix Nobel), doit aussi renouer avec ses origines et encourager plus largement la recherche dans l’IA dans ses établissements d’excellence afin de déposer des brevets qui conduiront à des normes de facto d’origine française.
Et la France ?
Utilisés de manière complémentaire, les brevets et la normalisation permettent à la fois de protéger notre marché et nos technologies, mais aussi de diffuser ces dernières. Ces deux vecteurs alimentent donc le même objectif unique : la compétitivité.
Il faut se rappeler que cette approche à la pointe de l’innovation et de la normalisation, la France a déjà su en tirer profit au cours de son histoire, par exemple pour les piles à combustible, l’hydrogène, les technologies du nucléaire, mais aussi pour la norme “GSM”, qui sert encore de base aujourd’hui à la téléphonie portable mondiale. C’est cette stratégie qui a en partie permis au pays de rester compétitif dans ces domaines hautement disruptifs. Ainsi, l’Hexagone a tout intérêt à passer le pas et à employer des stratégies similaires de normalisation dans l’Intelligence artificielle.
Surtout, la France n’est pas seule dans cette guerre entre deux grandes puissances : Paris dispose d’alliés nombreux qui peuvent agir à ses côtés : en utilisant ses alliés européens comme tremplin et ses partenaires africains comme atout, la France a véritablement les moyens de porter une politique d’encerclement normatif qui permettra de protéger le pré-carré français et européen en termes d’innovation sur l’IA. Ainsi, bien que la France ne dispose pas à ce stade du tissu industriel suffisant pour concurrencer Washington et Pékin en termes de normalisation active, elle peut néanmoins utiliser la normalisation à des fins “défensives”, pour protéger le marché européen des appétits des deux grands empires. Ce protectionnisme économique par la normalisation, en limitant et en conditionnant l’accès au marché (français, mondial et européen selon certains critères), permettra aussi de protéger les jeunes pousses et autres projets innovants qui viendront peut-être concurrencer les GAFAM et autres BAHTX à très long terme.
La France se doit donc de se jeter dans la bataille normative contre ses grands adversaires internationaux, mais cela implique de rallier à sa cause les industriels, les entreprises, les think tanks, les centres de recherche, les chefs d’entreprise et les autres acteurs européens désireux de s’investir dans le champ normatif.