Les choses se précisent en France pour ce qui est de l’IA militaire. Le ministère des Armées a choisi le tandem Hewlett-Packard Entreprise/Orange pour fabriquer un supercalculateur de pointe. Celui-ci devra posséder la plus importante capacité de calcul classifiée dédiée à l’intelligence artificielle d’Europe.
Le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, l’avait souligné ce printemps : la France ne doit « pas dépendre des autres puissances » pour l’accès à certaines technologies de pointe ayant des perspectives militaires. Cela inclut le calcul de haute performance que les superordinateurs effectuent, et l’intelligence artificielle (IA), en plein boom.
Opérationnel fin 2025
À l’époque, il était question de commander un supercalculateur pour une livraison en 2025. La machine, était-il alors indiqué, serait en mesure de traiter des données classifiées (secret défense) et sur de l’IA militaire. Mais, sécurité nationale oblige, les caractéristiques exactes du projet demeurent confidentielles.
Si les contours restent encore globalement flous, le ministère des Armées en a dit un peu plus le 24 octobre. Il a confirmé d’abord le calendrier de mise en place de ce superordinateur, qui débutera son travail à l’automne 2025, et sera pleinement opérationnel avant 2026. Quant à son constructeur, il s’agira du binôme Hewlett Packard Enterprise/Orange.
Surtout, on sait désormais que cette future machine a l’ambition d’être « le plus puissant supercalculateur classifié dédié à l’IA en Europe ». Un podium que l’appareil revendique, bien que le domaine dans lequel il évolue est par nature opaque. Les superordinateurs de ce type sont aussi sous le sceau du secret, ce qui limite les comparaisons.
Actuellement, le superordinateur le plus puissant en Europe se trouve en Finlande — pour ce qui est, en tout cas, de la plus puissante machine dont les caractéristiques sont publiques. Il se trouve dans le top 5 mondial, a plus de 2,7 millions de cœurs. Le plus puissant du top atteint environ quatre fois sa puissance réelle maximale.
Une machine qui sera toujours hors ligne
Compte tenu de la sensibilité de l’installation, il est prévu de ne jamais le connecter à Internet, afin d’éviter tout risque de compromission à distance, par une opération de piratage. Il est aussi prévu de n’autoriser que des citoyens français habilités au secret de la défense nationale pour assurer sa maintenance, là aussi pour éviter une compromission interne.
Une fois en place, l’armée française pourra y accéder afin de traiter des données confidentielles de manière souveraine. Il est aussi prévu que des entreprises de défense puissent y accéder. On peut imaginer que des groupes spécialisés comme MBDA, Thales, Naval Group, Safran et Dassault Aviation aient un intérêt pour ce matériel.
Le succès de Hewlett Packard Enterprise/Orange fait toutefois une victime : Atos. Le géant français de l’informatique de service, qui traverse une grave crise depuis quelques années, était aussi en lice pour ce marché. Mais, dans une phrase, et sans le citer nommément, M. Lecornu a laissé entendre que sa proposition était « anormalement faible ».
Reste, enfin, une dernière réalité : si le tandem HPE/Orange implique au moins une société française, pour un projet de souveraineté, les composants clés qui seront dans ce supercalculateur seront, eux, américains. Il est prévu d’équiper l’appareil de puces Nvidia. Cruel rappel que sur certains secteurs critiques, l’Europe n’est pas au rendez-vous.
Pour se passer d’un système de géolocalisation par satellite [GPS], dont les signaux sont susceptibles d’être brouillés par des dispositifs de guerre électronique, un aéronef [ou un navire] utilise une centrale de navigation inertielle, dont la précision tend à diminuer au fil du temps [d’où la nécessité de la « recaler »]. En 2016, pour y remédier, la Direction générale de l’armement [DGA] a lancé le projet Vision.
Confié à Safran Electronics & Defense ainsi qu’à Sodern, il consiste à associer une centrale de navigation inertielle à un viseur stellaire [ou viseur d’étoiles], comme en utilise le missile balistique mer-sol stratégique M-51.
Utilisé par les engins spatiaux, un viseur stellaire mesure les coordonnées d’une ou de plusieurs étoiles avant de les communiquer à un calculateur afin de déterminer avec une extrême précision [de l’ordre de la seconde d’arc, soit 0,000277778 degré] une trajectoire ou une position par comparaison avec les éphémérides des corps célestes enregistrées dans une base de données. Le problème est que, sur terre, un tel système ne fonctionne que pendant la nuit et par temps clair… Aussi, le défi du projet Vision est de faire en sorte de pouvoir l’utiliser durant le jour.
Pour cela, Safran a mis au point une centrale inertielle à « Gyroscope Résonnant Hémisphérique » qui constitue déjà, selon l’Agence de l’innovation de défense [AID], une « rupture technologique ».
De son côté, Sodern a développé un nouveau viseur stellaire intégrant « des traitements d’images et des technologies innovantes » afin de détecter et d’identifier des étoiles pendant le jour. « Cela permet de fournir une mesure corrigeant la position de la centrale inertielle, et cela même en pleine journée », explique l’AID.
En 2021, le ministère des Armées avait évoqué des « résultats prometteurs » à l’issue d’une première phase d’essais, réalisés sur le banc CIRE de DGA Maîtrise de l’information [DGA MI] ainsi qu’au Pic du Midi, avec le concours du Centre national de la recherche scientifique [CNRS]. « La capacité du démonstrateur à poursuivre de 4 à 5 étoiles à différents endroits de la voute céleste, de jour comme de nuit, a été démontrée », avait alors souligné l’AID.
Quant aux essais en vol, ils devaient être réalisés à bord d’un avion ATR42 du Service des Avions Français Instrumentés pour la Recherche en Environnement [SAFIRE].
La seconde phase des essais de ce démonstrateur vient de se terminer. Là encore, ces tests réalisés tant au sol qu’en vol, ont été « couronnés de succès » et ont permis de « valider la performance de navigation du système », a fait savoir l’AID, ce 23 octobre. « De nombreuses étoiles ont été accrochées et poursuivies de manière fine par le démonstrateur, permettant d’obtenir une estimation de position de l’avion de l’ordre de quelques centaines de mètres, tout au long de la trajectoire de vol », a-t-elle ajouté, avant d’annoncer le lancement d’un avant-projet « d’équipement embarquable à bord d’aéronefs ».
Plus largement, ce nouveau système de navigation aura vocation à équiper les chasseurs-bombardiers, les avions de transport, les drones MALE [Moyenne Altitude Longue Endurance] ainsi que les navires et, à plus long terme, les missiles.
Une page s’est tournée pour le commandement du renseignement, une autre s’ouvre pour le commandement des actions dans la profondeur et du renseignement (CAPR). Officiellement créé début septembre à Strasbourg, le CAPR et ses trois brigades abordent une nouvelle séquence ponctuée d’enjeux et qui culminera avec l’organisation d’un premier exercice majeur, Diodore 2025.
Réinvestir la profondeur
« Le CAPR est officiellement créé aujourd’hui ». C’est avec ces quelques mots que le commandant de la force et des opérations terrestre, le général de corps d’armée Bertrand Toujouse, actait le 4 septembre à Strasbourg la naissance d’un nouveau commandement alpha au sein de l’armée de Terre. Si le rendez-vous était essentiellement symbolique, il marquait néanmoins un jalon majeur dans un processus engagé il y a environ 18 mois. « Nous franchissons à nouveau une étape », se félicitait le commandant du CAPR, le général de division d’infanterie Guillaume Danès.
Le CAPR, ce sont désormais 15 régiments, unités et centres rattachés à l’état-major ou réunis ou sein de la 4e brigade d’aérocombat (4e BAC), de la brigade de renseignement et cyber-électronique (BRCE) et de la 19e brigade d’artillerie (19e B.ART). Mis sur pied avant l’été, le bataillon de renseignement de réserve spécialisé (B2RS) relève directement de l’état-major installé au quartier Stirn. Idem pour le centre de renseignement Terre (CRT), organisme chargé de la veille et de l’exploitation du renseignement d’intérêt Terre en coordination avec la Direction du renseignement militaire (DRM). Pour tous, l’objectif fixé dès l’origine ne change pas : « proposer des idées pour améliorer la capacité de l’armée de Terre à façonner un adversaire puissant dans la profondeur avant qu’il n’arrive au contact des divisions et brigades interarmes », résume le GDI Danès.
Ce commandement alpha, l’un des quatre récemment créés par l’armée de Terre, a désormais un état-major, un insigne et un fanion tricolore. Trois couleurs pour autant de rappels des brigades qui le composent : le rouge de la 19 B.ART, le bleu clair de la BRCE, le bleu roi de la 4e BAC. Fort de cet amalgame de capacités et de savoir-faire spécialisés, le CAPR devient cet « outil indispensable » destiné à fournir les appui organiques au profit du corps d’armée et de ses divisons et brigades interarmes dans les champs du renseignement, du cyber, de la guerre électronique, des feux dans la profondeur, de la défense sol-air et de l’aérocombat.
Sa zone d’action ? Une frange partant de 50 km après la ligne de contact et s’étendant jusqu’à 500 km sur les arrières de l’ennemi, voire au-delà. Un ennemi capable d’engager plusieurs divisions, soit quelques dizaines de milliers de combattants, et la totalité du spectre capacitaire dont dispose la France et ses alliés. Un ennemi face auquel la France ne s’est plus engagée depuis un quart de siècle, rappelle le GDI Danès en écho à cette préparation « à des temps difficiles » évoquée plus tôt par le chef d’état-major des armées, le général Thierry Burkhard. « L’enjeu de la profondeur est majeur. Il l’est aujourd’hui, comme le démontre tous les jours le conflit ukrainien. (…) Il est en réalité aussi vieux que l’Histoire, tant la profondeur a été le sanctuaire des ressources adverses pour tout pays engagé dans un conflit », rappelait à son tour le GCA Toujouse.
Pour progresser rapidement et de concert, le CAPR mise sur une « Task Force Profondeur » (TF Deep) rassemblant tous les acteurs concernés dans un état-major commun, à contre-courant de l’ensemble de cellules co-localisées mais séparées qui prévalait jusqu’alors. Expérimentale, la structure adopte une configuration unique au sein de l’OTAN. « L’intuition est bonne, je suis sûr que cette Task Force démontrera son efficacité mais il faut encore en apporter la preuve. C’est un nouveau modèle dans l’armée de Terre. L’appropriation par le corps et les divisions prendra du temps et devra démontrer son intérêt par des exercices comme Diodore », concède le général Danès.
Naissance ou renaissance de deux brigades
La matérialisation du CAPR s’est accompagnée de celle de deux de ses trois brigades. Née en 2016, la 4e BAC conserve l’ordre de bataille prévalant depuis le 1er janvier et le rattachement du 9e régiment de soutien aéromobile auprès des 1er, 3ème et 5ème régiments d’hélicoptères de combat. Respectivement créée et recréée, la BRCE et la 19e B.ART agglomèrent quant à elles des unités en provenance de l’ex-COM RENS ou des éléments organiques auparavant subordonnés au deux divisions de l’armée de Terre.
Lointaine descendante de la brigade de renseignement et de guerre électronique, la BRCE rassemble le 2e régiment de hussards, les 44e et 54e régiments de transmissions, la 785e compagnie de guerre électronique et le centre de formation initiale des militaires du rang du domaine du renseignement (CFIM-151e RI). La BRCE hérite de deux missions historiques et d’autant de nouvelles. Traditionnellement, elle aura pour but de commander des unités de renseignement spécialisées dans la détection des menaces que l’ennemi portera sur le dispositif ami et de produire des attaques dans le domaine de la guerre électronique. S’y ajoutent l’identification, la localisation et la destruction de cibles prioritaires dans la profondeur, le tout en coordination avec la 4e BAC et la 19e B.ART, les deux brigades disposant des principaux moyens de frappe dans la profondeur. La lutte informatique offensive (LIO), enfin, entre maintenant dans son périmètre.
Entre le COM RENS et la BRCE, le format diminuera sensiblement. Les 3500 militaires d’avant laisseront place à une brigade plus ramassée d’environ 2500 combattants, la brigade de renseignement « perdant » un 61e régiment d’artillerie et une école des drones rattachés à la 19e B.ART, ainsi qu’un 28e groupe géographique rejoignant la brigade du génie. « Il y a une réflexion en cours sur l’articulation de la chaîne géographique des armées », explique le premier commandant de la BRCE, le général de brigade Vincent Tassel. Pilotée jusqu’à présent par l’état-major des armées, cette chaîne devrait être transférée pour partie à l’armée de Terre, pour partie à la Marine nationale. L’établissement géographique interarmées (EGI) pourrait dès lors devenir un organisme à vocation interarmées à dominante Terre (OVIA-T).
Si le renseignement et la guerre électronique demeurent centraux, « le cyber prend une importance particulière aujourd’hui », note le général Tassel. Certains régiments voient leur domaine de mission évoluer en conséquence. Le 54e RT se voit ainsi confier la mission de la LIO, avec de nouveaux moyens en personnel et en matériels à la clef. Quand cette discrète unité s’avère plutôt tactique et a vocation à accompagner une unité au contact, le 44e RT est quant à lui destiné à armer un bataillon ROEM situé en zone arrière et capable d’agir dans la très grande profondeur. La 785e CGE de Rennes conserve ses deux missions principales, que sont d’inventer et de tester des outils cyber et de guerre électronique. Elle contribue dès lors à la montée en puissance de la LIO.
«La 19e brigade d’artillerie, créée en 1993, est rétablie après 26 années de mise en sommeil», annonçait le GCA Toujouse dans son ordre du jour n°19. Brigade « à haute valeur ajoutée », elle est la seule à disposer de feux longue portée et de moyens d’acquisition dédiés à la contre-batterie au travers du 1er régiment d’artillerie, du seul régiment drones et de renseignement d’origine image – le 61e RA – et du seul régiment de défense sol-air de l’armée de Terre, le 54e régiment d’artillerie. Elle intègre par ailleurs l’école des drones, centre unique de formation et d’expertise dans le segment. À l’heure où le CAPR prenait corps, l’état-major de la 19e B.ART reposait sur une trentaine de militaires. Un format ramassé que la brigade tendra à conserver en écho à l’un de retours d’expérience du conflit russo-ukrainien, celui d’une conversion vers un système de postes de commandement « plus léger, plus réactif, plus furtif et doté de systèmes plus hybrides et redondants », observe son commandant, le général de brigade Marc Galan.
Le général Galan s’est fixé deux objectifs prioritaires. D’une part, la création d’un vrai « esprit brigade » renforcé par l’incorporation effective des unités à compter du 1er novembre. Et, d’autre part, la duplication et l’adaptation des enjeux de synergie et d’innovation poursuivis au niveau supérieur. La 19e B.ART jouera à ce titre un rôle central dans l’accélération de la boucle renseignement-feux dans sa mission d’appui permanent de la manoeuvre aéroterrestre au profit des grandes unités. Elle aura, sans doute plus que d’autres, vocation à s’inscrire dans un environnement interarmées et interalliés. Elle a ainsi reçu pour mission d’armer l’ossature d’une brigade multinationale d’artillerie, autrement dit d’être en capacité d’intégrer des unités alliées similaires. « Il y a un enjeu fort d’interopérabilité lié à la volonté de la France de servir de nation-cadre », relève le général Galan.
Des enjeux capacitaires et de recrutement
La création du CAPR et de ses brigades s’accompagne de nombreuses réflexions capacitaires. À l’exception de l’aérocombat, les différents domaines d’action représentent en effet autant de potentiels à renforcer, d’écueils à combler, voire de capacités à créer de toute pièce. Si les armées ont toujours agi dans le champ électronique, le domaine s’est avéré moins prégnant en Afghanistan, en Irak et au Sahel. « Le retour de la guerre en Europe entre ennemis à parité démontre que la guerre électronique est partout », reconnaît le général Tassel.
Bien qu’engagée après l’éclatement du conflit en Ukraine, l’écriture de la loi de programmation militaire 2024-2030 s’est peu penchée sur la question du spectre électromagnétique. Des discussions sont en cours au sein de l’état-major des armées pour corriger le tir, davantage intégrer le sujet et recréer une trame plus importante à l’échelon interarmées. Un programme d’équipement majeur (PEM) est en cours de déploiement. Il doit doter les armées d’une capacité d’appui électronique via un « système tactique de ROEM interarmées » (SYMETRIE). Preuve du virage engagé, ses cibles ont été augmentées l’an dernier de 49 à 73 cellules de ROEM tactique et de 25 à 36 porteurs pour répondre aux besoin de l’armée de Terre et de la Marine nationale. Porté par le CAPR, le volet terrestre du ROEM s’étend à de nouveaux besoins. Aux systèmes d’interception des signaux radar ou de brouillage des moyens de navigation adverse, par exemple, deux outils que l’armée de Terre entend bien capter.
De nouvelles pistes sont explorées dans tous les domaines, des communications aux drones en passant par les capacités d’aide à la décision. De même, la BRCE s’intéresse de près au monde civil, notamment pour répondre à l’une des grandes difficultés de la profondeur : le renvoi rapide et fiable du renseignement vers l’arrière sans être détecté. « Pour cela, nous parlons de plus en plus d’hybridation des réseaux, cette capacité à basculer de manière fluide des moyens militaires aux moyens civils qui permet parfois de se fondre dans la masse », observe le général Tassel. « J’ai profité d’Eurosatory pour faire la tournée des solutions techniques existantes et leur faire part de notre souhait de les tester l’an prochain », nous glisse pour sa part le patron du CAPR. En ce sens, ce commandement poursuivra son travail d’incubateur du combat dans la profondeur en vérifiant in situ la maturité et la pertinence des solutions « permettant de mieux travailler ensemble ».
L’enjeu relève également des ressources humaines. Si le 2e régiment de hussards recrute sans écueil, « en revanche nous avons plus de difficultés pour la guerre électronique parce qu’il s’agit de métiers très spécialisés », pointe le commandant de la BRCE. Pour ce dernier, il s’agira avant tout de mieux faire connaître des métiers pour lesquels la discrétion est naturellement de mise. En attendant de susciter davantage les vocations, la BRCE tire le meilleur de la montée en puissance de la réserve. Cette brigade a la particularité de disposer d’un état-major tactique de réserve (EMT-R), structure qui a armé l’échelon de commandement du bataillon de cérémonie durant les Jeux olympiques et paralympiques de cet été. « Et puis nous avons un complément de réserve, c’est à dire un certain nombre de réservistes aux compétences bien spécifiques ». Ces profils supplémentaires ne seront pas de trop, la BRCE étant appelée à jouer un rôle central dans la sensibilisation du reste de l’armée de Terre à la résurgence de la guerre électronique. « Tout d’abord, il faut savoir que cette menace existe. Cela peut paraître anodin, mais la guerre en Ukraine nous a incité à remettre de la guerre électronique dans tous nos exercices ». Destiné à se déployer parmi les unités de contact, cet autre espace de conflictualité exige de construire les bons réflexes pour diminuer le rayonnement des postes de commandement ou limiter les communications au strict nécessaire. Ce en quoi l’expertise de la BRCE devient incontournable.
Qu’il s’agisse des frappes dans la profondeur ou de la défense sol-air, la 19e B.ART est sans doute la brigade pour qui la marche capacitaire à franchir est la plus élevée. Pour son commandant, « il faut faire mieux dans tous les domaines. Je vais essayer de faire peser la brigade dans tout le domaine capacitaire, sur tout le spectre DORESE ». La LPM 2024-2030 amène un début de réponse. Ce sont notamment les 13 systèmes appelés à remplacer le lance-roquettes unitaire et les 24 Serval Mistral destinés à recréer une défense sol-air d’accompagnement, deux parcs potentiellement doublés à l’horizon 2035. Ce sont aussi les perspectives de développement de nouvelles munitions longue portée mais pas seulement. Sur les feux, « il faut de la précision, de la vitesse et de la masse, tant en pièces qu’en munitions. La mission de l’artillerie reste bien, dans un premier temps, de sidérer et de neutraliser l’adversaire », pointe un commandant de brigade pour qui il sera impératif de « disposer du panel complet de munitions ».
Selon les cas, la LPM prévoit de renouveler l’existant ou de récupérer un embryon de capacité mais sans pour autant répondre entièrement à la question de la profondeur. Le général Galan se veut pragmatique. « À nous aussi de démontrer notre efficacité et nos compétences », insiste-t-il, tout en rappelant que « la guerre en Ukraine n’est qu’un exemple de conflit, nous aurions tort de ne nous focaliser que sur celui-ci ». Il s’agira d’être force de proposition, d’expérimenter. « Beaucoup de choses vont être explorées, comme les munitions téléopérées, les détachement d’acquisition dans la profondeur ». La brigade ne doit par ailleurs pas être limitée à ses matériels majeurs, elle dispose d’un panel de capacités varié. Le radar COBRA, par exemple, « est un matériel très performant dans la lutte contre les tirs indirects ». Idem pour le système de lutte anti-drones MILAD déployé pendant les JOP 2024.
Quatre missions et un cap
Derrière les traditions, le CAPR s’est vu confier une quadruple mission et un premier cap. Effort prioritaire, l’accélération de la boucle renseignement-feux doit contribuer à prendre l’ennemi de vitesse. « Grand Duc aura montré que le sujet n’est pas tant la liaison entre le renseignement et l’artillerie mais plutôt la précision du renseignement pour garantir la confiance de l’artilleur. Et c’est justement en travaillant ensemble que la confiance s’installera », explique le GDI Danès. Surtout, il faut travailler la prise de décision en état-major car, quand deux minutes suffisent pour remonter l’information au poste de commandement, il faut encore « une vingtaine de minutes minimum pour autoriser le feu ».
Seconde priorité, la coordination des acteurs de la troisième dimension impliquera de « se faire confiance et de voler ensemble». Six mois après l’exercice Grand Duc, l’optimisme reste la norme à la tête du CAPR. « Nous avions fait des progrès très rapides dans le raccourcissement de la chaîne décisionnelle et dans la coordination entre acteurs de la 3D, notamment dans un cadre tactique entre drones belges et hélicoptères français », se félicite son commandant. Depuis, la réflexion a encore évolué pour se concentrer sur la diminution de la ségrégation entre intervenants. « Après 25 années d’opérations extérieures, nous ne faisons pas voler ensemble, au même endroit et au même moment, un drone, une roquette et un hélicoptère », pointe le GDI Danès. Ce qui peut paraître logique pour des raisons de sécurité est en réalité un risque nécessaire « pour être efficace et bousculer notre adversaire ». « Il faut être capable de guider un tir d’artillerie ou un hélicoptère avec un drone », martèle celui pour qui il reste « du chemin à faire » dans la sur-interprétation des règlements et dans l’excès de mesures de protection ».
La troisième priorité « s’impose un peu d’elle-même ». C’est l’intégration interarmes, interarmées et interalliés. « Ce combat dans la profondeur, ce n’est pas que le sujet des trois brigades subordonnées au CAPR. C’est aussi la combinaison d’actions spéciales, de manoeuvres aéromobiles et aéroportées, de tirs de l’armée de l’Air et de la Marine. Et c’est même aussi des actions d’opportunité des unités de renseignement ». Et le spectre peut être élargi à l’influence, à la lutte informatique, bref à tous les espaces de conflictualité. « Le CAPR n’a pas tous les outils en main », souligne son commandant. En l’attente d’un successeur pour le LRU, la France repose en effet sur les alliés pour tirer dans la profondeur depuis le sol et atteindre la ligne des 500 km. Il va donc falloir agir avec les autres. Ce sera l’un des autres objectifs pour les mois à venir : trouver les contacts, ouvrir les bonnes portes, embarquer ou se faire embarquer par les bons acteurs. En interne, ce travail est fait. « L’effort pour moi, c’est d’aller en direction de l’armée de l’Air et de l’Espace, de la Marine nationale, du COM CYBER et des alliés, essentiellement américains », assure le GDI Danès. Jusqu’à imaginer la mise à disposition du CAPR au profit d’un corps d’armée étranger, l’un des scénarios envisagés mais restant à valider. Ainsi, la TF Deep « pourrait être projetée par la France au profit d’un autre corps montant en puissance en début d’opération avant de se constituer, un corps dans lequel une division française pourrait s’insérer par la suite ».
Dernière priorité, la transparence du champ de bataille est finalement loin d’être acquise comme l’a démontré l’Ukraine en déclenchant une offensive en territoire russe cet été. Pour le CAPR, cette capacité à voir avant d’être vu exigera en partie de « faire bénéficier les unités tactiques des moyens stratégiques ». C’est à dire de disposer de certains capteurs de la DRM suffisamment efficaces que pour fournir le renseignement requis par l’échelon tactique. Tant l’imagerie satellitaire que les écoutes conduites aux échelons supérieurs ont gagné en précision et en rapidité de traitement, les rendant intéressantes pour les rythmes adoptés par les brigades et divisions.
« Devant nous, il y a essentiellement ce jalon important fixé en mars 2025 avec la conduite de l’exercice Diodore », annonce le GDI Danès. Rendez-vous de grande ampleur, Diodore amènera un environnement ‘haut’ beaucoup plus complet que lors de Grand Duc, qui se concentre traditionnellement sur l’auto-entraînement des unités de l’ancien COM RENS. « Cette fois, le scénario nous échappe car il est construit par quelqu’un d’extérieur, à savoir le CRR-Fr et le COME2CIA. Nous découvrirons notre adversaire et allons travailler dans un cadre plus stimulant », note-t-il. Le CRR-Fr amènera l’environnement suffisant pour faire travailler la TF Deep, cette unité de circonstance constituée d’éléments en provenance des trois piliers du CAPR. Diodore devrait mobiliser le volume d’une brigade, soit de 4000 à 5000 combattants en partie simulés. L’essentiel se jouera dans l’est de la France parmi les grands camps de Champagne. La manoeuvre sera conduite en deux temps. D’un côté, pour réaliser la mission principale imposée par le CRR-Fr. De l’autre, pour effectuer une dizaine de vignettes permettant de travailler des savoir-faire, des organisations, des procédures spécifiques.
Des synergies à construire aux sauts capacitaires, les défis ne manquent pas pour les prochains mois, les prochaines années. Élevée, l’ambition ne se conçoit pas sans un socle de réalisme. Au sommet du CAPR, le pragmatisme prime : l’essentiel des travaux repose actuellement sur un ensemble d’hypothèses et d’intuitions. À défaut – heureusement – d’engagement majeur, seuls les exercices et expérimentations à venir permettront de confirmer les pistes prometteuses, détecter les corrections nécessaires et, surtout, signaler les impasses. Le CAPR avait dans ce sens mis le pied à l’étrier grâce à Grand Duc. Diodore devrait lui permettre de forcer l’allure.
Conformément aux orientations de son dernier plan stratégique, l’armée de Terre met progressivement en place quatre nouveaux commandements dits « Alpha » qui, subordonnés au Commandement des forces terrestres [CFOT], sont censés incarner les « artères vitales qui irriguent la stratégie militaire » tout en assurant une « cohésion sans faille au sein des forces armées ».
Dit autrement, il s’agit de commandements spécialisés appelés à fournir des appuis au combat dans des domaines clés, tels que les frappes dans la profondeur, les actions « hybrides », le renseignement et la logistique.
Ces derniers mois, le « Commandement des Actions Spéciales Terre » [CAST], le « Commandement de l’Appui et de la Logistique de Théâtre » [CALT] et le « Commandement de l’Appui Terrestre Numérique et Cyber » [CATNC] ont officiellement été créés. Bien qu’il ait déjà pris part à l’exercice « Grand Duc », en mars dernier, il restait à en faire autant pour le « Commandement des Actions dans la Profondeur et du Renseignement » [CAPR]. D’où la prise d’armes organisée à Strasbourg, le 4 septembre.
À cette occasion, deux autres unités devant lui être subordonnées ont également été créées [ou recréée, pour l’une d’elles]. En effet, comme cela avait été annoncé depuis plusieurs mois, l’armée de Terre a réactivé la 19e Brigade d’Artillerie [B.ART], vingt-cinq après sa dissolution, dans le cadre de la professionnalisation des armées.
À l’époque, unité organique de la Force d’Action Rapide, la 19e B.ART réunissait les 1er, 54e et 403e régiments d’artillerie [RA]. Après sa dissolution, ces derniers furent rattachés à la Brigade d’artillerie d’Haguenau-Oberhoffen.
Relevant désormais du CAPR, par ailleurs commandé par le général Guillaume Danes, la 19e B.ART se compose des 1er et 54e RA. Mais pas seulement puisque le 61e régiment d’artillerie, jusqu’alors subordonné à la brigade de renseignement [BRENS] l’a rejoint, avec son École des drones, créée en 2023.
À noter que les capacités du 1er RA ont été amoindries avec la cession de quatre de ses treize Lance-roquettes unitaires [LRU] à l’Ukraine. Leur remplacement est prévu dans le cadre du programme « Frappe Longue Portée Terrestre » [FLPT].
Quant à la seconde unité, il ne s’agit pas non plus d’une création mais plutôt d’une transformation, la BRENS étant devenue la « Brigade de renseignement et cyber-électronique » [BRCE]. Celle-ci regroupe le 2e régiment de Hussards, les 44e et 54e régiments de transmissions, la 785e Compagnie de guerre électronique et le Centre de formation initiale des militaires / 151e RI. Au passage, le 28e groupe géographique, bien que relevant de l’artillerie, a été transféré à la Brigade génie [BGEN] du CALT.
Outre la 19e B.ART et la BRENS ce nouveau commandement dédié à l’action dans la profondeur compte également la 4e Brigade d’aérocombat [BAC], formée par les 1er, 3e et 5e régiments d’hélicoptères de combat [RHC] ainsi que par le 9e régiment de soutien aéromobile. Enfin, le Centre du renseignement Terre [CRT], avec 180 spécialistes de l’exploitation du renseignement, complète son ordre de bataille.
«L’armée de Terre de combat s’adapte à la géométrie du champ de bataille. Dernier-né des grands commandements mis sur pied dans le cadre de sa transformation, le CAPR aura la responsabilité de la portion de terrain s’étendant devant la ligne des contacts, où les unités de renseignement, d’aérocombat et d’artillerie qui relèvent de son autorité agiront en étroite coordination pour renseigner et délivrer des feux dans la profondeur », a expliqué le général Pierre Schill, le chef d’état-major de l’armée de Terre [CEMAT]. Et d’ajouter : Il « possède des atours pour contribuer à comprendre l’adversaire dès la phase de contestation et pour fournir les capacités-clefs d’une nation-cadre ».
Selon les explications données par le CEMAT, la création de ce nouveau commandement est liée aux retours d’expérience [RETEX] des combats en Ukraine et au Haut-Karabakh, au cours desquels il est apparu que l’accélération de la « boucle acquisition-feux » était centrale, grâce à la combinaison de « capteurs et d’effecteurs ».
« Imposer sa supériorité au combat passe désormais par la détection, la reconnaissance et l’identification d’objectifs au plus loin, qui précèdent leur destruction », a-t-il résumé.
En 2021, il fut rapporté que les opérations aériennes menées par la Royal Air Force depuis la base d’Akrotiri [Chypre] étaient régulièrement perturbées par le brouillage des signaux de géolocalisation par satellite [GPS]. Pour le ministère britannique de la Défense [MoD] en tenaient les forces russes présentes en Syrie pour responsables étant donné qu’elles étaient les seuls à disposer d’une telle capacité dans la région.
En mars dernier, Londres confirma que l’avion Falcon 900LX du ministre britannique de la Défense, qui était alors Grant Shapps, avait été victime d’un brouillage de son système GPS alors qu’il volait au large de l’enclave russe de Kaliningrad.
Plus largement, cela fait maintenant plusieurs mois que les signaux GPS sont brouillés dans la région de la Baltique, en particulier depuis l’installation de nouveaux systèmes de guerre électronique Tobol et Krasukha dans ce territoire russe. Or, ces interférences affectent le trafic aérien et la navigation maritime.
« Au niveau militaire, nous ne sommes pas trop touchés par ces perturbations car nous ne sommes pas forcément dépendants du GPS. Mais elles font de la Baltique une région non sécurisée. Et lorsqu’il y a de l’incertitude dans une zone, les tarifs d’assurance augmentent », avait ainsi expliqué Mme le contre-amiral Ewa Skook Haslum, la cheffe de la marine suédoise.
Par ailleurs, en Ukraine, les perturbations des signaux GPS est monnaie courante, notamment pour neutraliser les drones et/ou les munitions guidées par GPS. D’où le projet que vient de lancer le ministère britannique de la Défense [MoD].
Ainsi, ce 21 août, il a annoncé la construction d’une installation censée lui permettre de tester l’intégrité de ses équipements – en particulier celle de ses aéronefs – dans un environnement de guerre électronique. Et cela sans perturber les activités civiles susceptibles d’utiliser le système GPS.
Plus précisément, il s’agira de bâtir un hangar « anéchoïque » [c’est-à-dire que ses parois absorberont les ondes sonores ou électromagnétiques] à Boscombe Down, dans le cadre d’un marché de 20 millions de livres sterling notifié à QinetiQ. Son inauguration est prévue en 2026.
« Le hangar anéchoïque […] constituera l’environnement idéal pour tester l’intégrité des équipements militaires britanniques. Il empêchera également que les tests n’affectent d’autres utilisateurs, tels que les services d’urgence et le contrôle aérien », a indiqué le MoD, pour qui cette installation dédiée à la simulation d’environnements hostiles sera la « plus grande » en Europe.
Devant être assez grand pour abriter un chasseur-bombardier F-35A, voire un drone MALE [Moyenne Altitude Longue Endurance] MQ-9 SkyGuardian [ou Protector], ce hangar « silencieux » sera conçu de manière à réduire les « réflexions, les échos et la fuite d’ondes radioélectriques », précise encore le MoD. « Les simulateurs GPS et les émulateurs de menaces permettront au Royaume-Uni de créer un certain nombre d’environnements hostiles pour tester la capacité des équipements à résister au brouillage et à d’autres menaces qui tentent de perturber les moyens militaires », a-t-il explique.
« Les menaces hostiles consistant à brouiller le signal GPS afin de désorienter les équipements militaires sont devenues de plus en plus fréquentes », a fait valoir Maria Eagle, la ministre de l’Industrie et des Achats de Défense. « Cette installation de pointe va nous permettre d’éliminer des vulnérabilités […], de préserver notre sécurité nationale et de mieux protéger nos forces armées lors de leurs déploiements dans le monde », a-t-elle conclu.
L’armée de l’air brouille les signaux GPS en France pour un exercice
Les brouillages n’ont pas de conséquence pour le grand public. En revanche, ils perturbent les aéronefs civils et militaires, qui ont été prévenus. Explications.
Dans le cadre de l’exercice Black Crow 24, qui se déroule en France du 27 mai au 7 juin, l’armée de l’air et de l’espace brouille les signaux GPS sur le territoire métropolitain afin de plonger les militaires dans des conditions opérationnelles réalistes. Des pilotes français, allemands et américains participent à cet exercice dans une zone d’entraînement très vaste.
Au sein d’un cercle centré sur le Puy-de-Dôme, des perturbations sont perceptibles par les aéronefs civils et militaires. La zone brouillée augmente avec l’altitude : à 1 200 mètres, le cercle a un rayon de 185 km (ce qui représente un diamètre allant d’Angoulême à Lyon), alors qu’à 12 000 mètres d’altitude la zone de perturbations couvre la quasi-totalité de l’Hexagone.
« Il est important que l’on s’entraîne »
Selon une note de l’armée de l’air, les militaires français mettent en œuvre à cette occasion des Neptune, des véhicules brouilleurs de signaux de géolocalisation par satellite (GNSS), qui sont efficaces contre le GPS (États-Unis), Galileo (UE), Glonass (Russie) et Beidou (Chine).
L’objectif de ces outils est de perturber les instruments des pilotes, mais aussi ceux des armements, dont les bombes guidées et les missiles. « Il est important que l’on s’entraîne à utiliser des solutions de géolocalisation alternatives, tout comme il est important pour un marin de naviguer parfois au sextant, sans GPS », résume un pilote de chasse français.
Les avions modernes utilisent le GPS comme principal système de navigation, en croisière et pour l’approche finale : son brouillage, en particulier dans des conditions de faible visibilité, peut avoir des conséquences dangereuses », explique Renaud Feil, PDG de l’entreprise de sécurité Synacktiv, selon lequel « il est prévisible que ce type d’exercices se multiplie étant donné le rôle désormais prépondérant de la location GNSS ».
Des notices d’information diffusées
« L’impact de cet exercice est circonscrit aux aviateurs sur la fréquence du GPS seulement », nous assure l’Agence nationale des fréquences (ANFR), le gendarme des ondes en France. « L’armée de l’air et la Direction générale de l’aviation civile se coordonnent et rendent l’opération publique pour que tous les aéronefs soient au courant afin que les utilisateurs aéronautiques du GPS (avions, hélicoptères, mais aussi drones) soient bien au courant, ce qui permet d’éviter tout incident », plaide-t-on encore à l’ANFR.
Des notices d’information ont été diffusées par l’armée de l’air et relayées par les autorités civiles et les associations. C’est le cas, par exemple, de la Fédération française de vol libre (FFVL), qui informe ses licenciés d’une «notification de dernière minute concernant une opération militaire susceptible de générer un brouillage GPS».
Conditions dégradées
De l’Ukraine à la Syrie, en passant par l’Afrique, le brouillage des GNSS, les systèmes de géolocalisation satellitaire, est devenu un classique de la guerre électronique, parfois entre des pays qui ne sont pas en guerre. Il est donc crucial pour les armées, et en particulier pour les pilotes, de s’entraîner à poursuivre les missions dans des conditions dégradées.
La guerre électronique est un aspect méconnu de l’entraînement des pilotes de l’armée de l’air, car largement couvert par le secret des opérations. Néanmoins, le Rafale est conçu pour mener des missions cruciales sans GPS. Dans le cadre de la dissuasion nucléaire, les appareils des forces aériennes stratégiques s’entraînent à voler avec d’autres systèmes.
Les centrales inertielles, par exemple, sont des équipements embarqués qui, une fois calés sur leur position précise de départ, peuvent trouver un point d’arrivée sans GPS. Les outils de reconnaissance et de suivi de terrain peuvent aussi aider les pilotes à s’orienter alors qu’ils volent au plus près du sol pour échapper à la couverture radar.
En 2022, la décision de l’armée de l’Air & de l’Espace [AAE] d’accélérer le retrait de sa flotte d’avions de transport tactique Transall C-160 a eu pour effet de priver l’Escadron électronique aéroporté 01.054 Dunkerque de ses deux C-160 « Gabriel », qu’il a exploités jusqu’au dernier moment pour collecter du renseignement d’origine électro-magnétique [ROEM] en mer Noire et en mer Baltique. Et cela, sans attendre l’arrivée de leurs successeurs, à savoir trois Falcon « Archange » [Avion de renseignement à charge utile de nouvelle génération].
Avec la guerre en Ukraine, d’aucuns ont estimé que le retrait de ces deux appareils n’était pas opportun. Alors major-général de l’AAE, le général Frédéric Parisot s’en était expliqué, lors d’une audition parlementaire. « Je suis le responsable de l’arrêt des Transall ‘Gabriel’ et je l’assume : dix Transall nous coûtaient plus de 80 millions d’euros par an, pour une disponibilité de 20 %. Plutôt que de faire des coupes ailleurs, j’ai choisi de les retirer du service », avait-il dit. Et d’assurer que des mesures avaient été prises pour maintenir les compétences dans le domaine de la guerre électronique.
Pour autant, même si elle n’était pas totalement démunie en matière de ROEM, avec les satellites CERES [Capacité d’écoute et de renseignement électromagnétique spatiale], les capacités dédiées de l’Avion légers de surveillance et de renseignement [ALSR] « Vador », la suite MSE [Mesures de soutien électronique] de ses quatre E-3F AWACS, les nacelles ASTAC [Analyseur de Signaux TACtiques] de ses Mirage 2000D ou encore ses drones MQ-9A Reaper, l’AAE se mit en quête d’une solution « intérimaire » pour palier le retrait des deux C-160G Gabriel.
D’où le contrat SOLAR, censé permettre de disposer d’une capacité ROEM aéroportée dans l’attente de la mise en service des trois Falcon Archange, prévue entre 2028 et 2030. Celui-ci n’a fait l’objet de beaucoup de publicité… Si ce n’est que l’intention de l’AAE était de louer un avion de type Saab 340, équipé de « capteurs de nouvelle génération ».
Le contrat SOLAR a été attribué à CAE Aviation, partenaire de « confiance » du ministère des Armées [et en particulier de la Direction générale de la sécurité extérieure].
Quoi qu’il en soit, depuis quelques temps, un Saab 340, à la livrée blanche et rouge, peut être aperçu aux abords de la base aérienne 105 d’Évreux, où est implanté l’escadron 01.054 Dunkerque. Via sa boutique en ligne, l’unité commercialise même un « patch » représentant cet appareil.
Pouvant emporter jusqu’à 34 passagers, le Saab 340 est doté de deux turbopropulseurs General Electric CT7 lui permettant de voler à une vitesse de croisière de 270 nœuds [500 km/h]. Son autonomie est de 1730 km. Quant aux capteurs qu’il est censé mettre en œuvre, ils font probablement partie – du moins pour certains – de la suite AGOMS [Air Ground Operational Management System] développée par CAE Aviation
« AGOMS est le seul système de mission qui permet de piloter et fusionner la totalité des capteurs embarqués sur nos avions ISR : radars de surveillance terrestre ou maritime, systèmes ROEM, boules gyro-stabilisées EO/IR, AIS, etc. », explique en effet l’entreprise.
À peine créé, le Commandement des actions dans la profondeur et du renseignement (CAPR) s’est confronté pour la première fois à la réalité du terrain à l’occasion de l’exercice Grand Duc. Un exercice autant qu’une expérimentation source de premiers résultats encourageants en matière de construction des synergies et d’accélération de la boucle renseignement-feux.
Une édition inédite
Inhabituel, Grand Duc l’aura été à plus d’un titre. De par son ampleur, premièrement. Conduit du 15 au 29 mars dans le quart nord-est de la France, cet exercice annuel des unités du renseignement de l’armée de Terre a cette fois été joué entre Amiens et Belfort. Inspiré de l’exercice d’hypothèse d’engagement majeur ORION 2023, son scénario voyait l’ennemi symétrique Mercure et sa milice Tantale envahir la nation voisine Arnland. Un allié fictif de l’OTAN opposé à des ennemis tout aussi fictifs et dont l’agression entraînait la formation d’une vaste coalition, déploiement de divisions française, britannique et américaine à la clef.
Trois divisions formant un corps d’armée au profit duquel oeuvrait un groupement de recherche multicapteurs (GRM) déployé dans la profondeur avec l’ensemble de ses moyens. Ses quelques 400 combattants provenaient essentiellement du 2e régiment de hussards, spécialiste du renseignement de source humaine et de l’infiltration à travers les lignes ennemies. Des éléments des 54e, 61e et 1er régiments d’artillerie, du 28e groupe géographique, des 54e et 44e régiments de transmissions ainsi qu’un sous-groupement aéromobile armé par le 5e régiment d’hélicoptères de combat sont venus s’y agréger.
Ce GRM intégrait un détachement belge du bataillon ISTAR, signe parmi d’autres des liens grandissants entre forces terrestres des deux pays. Cette unité de chasseurs à cheval a pour l’occasion envoyé son escadron A renforcé d’une section radar Squire, d’une équipe drones et d’une section de génie (EARS). Une « belle unité » dont les membres « apportent une certaine philosophie et une certaine approche de la planification d’une opération. Nous avons beaucoup à apprendre de nos camarades belges tout comme, je l’espère, ils ont beaucoup de choses à apprendre de nous », soulignait le colonel Nicolas Louis, chef de corps du 2e RH et commandant du GRM.
La mission de ce GRM à l’accent belge ? Trouver l’ennemi, comprendre ses modes d’action, déterminer des cibles et faire remonter ces informations jusqu’au corps d’armée. Par le lien direct qu’il crée avec les feux et les moyens de guerre électronique, le GRM contribue ainsi au grignotage, à l’affaiblissement de l’ennemi au profit des divisions et brigades de la ligne de contact. Dans un espace de jeu grand comme la Bulgarie, impossible de se la jouer « big brother ». Bien que dédoublée fictivement, l’envergure du GRM impliquait « de manoeuvrer, de faire des choix en utilisant au mieux les compétences de chacun », relève le colonel Louis.
Surtout, Grand Duc constituait un premier essai grandeur nature pour le CAPR, mis en place le 1er janvier 2024 pour succéder au Commandement du renseignement (COM RENS). Organisé autour d’un état-major implanté à Strasbourg, ce nouveau commandement Alpha rassemble le centre de renseignement Terre (CRT) ainsi que trois brigades : la 4e brigade d’aérocombat (4e BAC) et les futures 19e brigade d’artillerie (19e B.ART) et brigade de renseignement et de cyber électronique (BRCE). Ces unités opérant au profit de la division et du corps d’armée, focalisent leur action sur un compartiment profond de 50 à 500 km, tant au sol que dans la 3e dimension. Ce CAPR est commandé par le général de division Guillaume Danès, dont la carrière a démarré au 13e régiment de dragons parachutistes avant de se poursuivre au 2e RH puis à la tête de l’ex-COM RENS.
Derrière l’entraînement et l’évaluation Antarès du PC du GRM, cette édition devait « mettre en synergies toutes ces compétences » qui évoluaient auparavant dans leur couloir de nage et de « tester une nouvelle organisation, de nouvelles procédures pour aller toujours plus vite et être toujours plus efficaces face à ces défis qui prennent une importance beaucoup plus grande par rapport à ce que les armées françaises ont connue ces 15-20 dernières années », résume le commandant du 2e RH. Un séminaire organisé en janvier dernier avec tous les acteurs du CAPR avait débouché sur de premières réflexions communes d’amélioration. Des idées pour la première fois mises en pratique lors de Grand Duc.
Accélérer face à un ennemi à parité
À l’instar de l’ensemble des armées, les unités du CAPR ont définitivement pris le tournant de la « haute intensité », cette volonté de durcissement de la préparation opérationnelle face à l’hypothèse d’un engagement majeur. Essentiel au bon déroulé d’un exercice, le réalisme de l’animation est l’une des spécialités de la major Stéphanie. « On nous demande depuis 2-3 ans de basculer vers la haute intensité », explique cette équipière « recherche au contact » (RAC) du 2e RH rattachée à la section entraînement-exercice du CAPR.
Grand Duc n’y a pas coupé et prolongeait quelques grandes idées d’ORION 2023. C’est ainsi que la milice Tantale aura généré des actions de harcèlement et de sabotage les arrières de la force alliée pour déstabiliser celle-ci et faciliter l’avancée des divisions Mercure. Réalisme oblige, 23 « sources » ont été créées parmi la population arnlandaise, pour moitié réellement jouées. Des joueurs auxquels l’animatrice « fait dire des choses plus ou moins intéressantes à creuser ensuite ». Ces sources, additionnées aux événements conçus de toute pièce, auront atteint un volume inédit. « J’adore faire vivre l’exercice », se réjouit la major Stéphanie. Celle-ci a imaginé un monde artificiel d’associations, de médias, de réseaux sociaux alimentés à l’occasion par la petite force adverse présente sur le terrain. Jusqu’à l’écriture d’un journal quotidien : « Le Roseau », canal d’information exploitable jusque dans ses encarts publicitaires.
Étendue d’Amiens à Belfort, la zone d’action profonde de plus de 400 km se voulait la plus représentative possible des élongations dans lesquelles les unités du CAPR sont appelées à opérer. Des distances sources de challenges, dont celui de l’accélération. « Notre objectif, c’est de réduire la boucle renseignement-feu, le délai entre la détection d’une cible et sa neutralisation quel que soit l’effecteur retenu », relève le général de division Danès. Pourquoi ? « Parce que, face à un ennemi à parité, il faut savoir saisir les opportunités. Nous n’avons pas toujours l’initiative, nous sommes contraints par les combats contrairement aux opérations extérieures conduites ces 20 dernières années ». Ces fenêtres d’action peuvent être très courtes, « d’où cette nécessité d’accélérer ».
Le CAPR a en effet cela d’utile qu’il permet de « faire des choix un peu innovants en matière d’équipements » grâce au dialogue renforcé entre acteurs d’un même monde. Durant Grand Duc, la focale aura surtout porté sur les transmissions. L’acquisition rapide de systèmes disponibles sur le marché et en partie civils est ainsi venu soutenir le concept d’hybridation, cette combinaison de moyens civils et militaires privilégiée pour éviter les ruptures de communication et compenser les éventuelles perturbations adverses.
« Comment j’utilise internet, le réseau GSM, les satellites à orbite basse en complément des satellites et liaisons radios militaires, c’est un sujet que l’on travaille à l’occasion de l’exercice Grand Duc », pointe le général de division Danès. L’armée de Terre a, entre autres, acheté des boîtiers GSM sur lesquels elle intègre un chiffrement « maison » pour pouvoir les relier à ses propres systèmes d’information. « Nous avons mis en oeuvre des passerelles automatiques et intelligentes qui nous permettent de faire basculer une information d’un niveau de classification à l’autre tout en en interdisant la redescente vers le niveau inférieur », confie le colonel Louis. Les transmetteurs auront par ailleurs réussi à pallier à l’absence de liaison 16 sur les cinq hélicoptères du SGAM, facilitant par là le positionnement ami et la coordination dans la 3e dimension.
Résultat parmi d’autres des expérimentations, la patrouille de recherche opérant à Vesoul a pu transmettre ses informations en moins de deux minutes au poste de commandement du GRM installé à Mourmelon-le-Petit. Soit près de 300 km parcourus sans anicroches ni intervention technique. Certes, le processus n’est pas encore instantané, mais « gagner deux minutes, c’est déjà énorme », assure le général de division Danès. Ce petit gain de temps devient effectivement précieux lorsqu’il s’agit d’avoir un impact sur la manoeuvre ennemie. « Nous sommes sur une très bonne voie, car nous réussissons à prendre des décisions de tirs en quelques minutes », constate le colonel Louis. « Le pari de création de ce CAPR incubateur et laboratoire est donc gagné », estime pour sa part le général de division Danès.
Des pistes organisationnelles et matérielles
Face à un ennemi puissant et protéiforme, la réduction des délais de la boucle renseignement-feux n’est pas le seul enjeu. Repenser certains modes d’action, en concevoir de nouveaux et faire évoluer les matériels en sont d’autres. Hormis l’écriture doctrinale, il s’agira par exemple de déterminer quel sera le meilleur « pion multicapteurs » à déployer selon le contexte. Une compagnie de recherche humaine ? Une compagnie de guerre électronique ? Une section, voire une patrouille ? L’intégration de plusieurs capteurs est-elle nécessaire ? Quel est la combinaison offrant le meilleur équilibre en termes d’efficacité et de discrétion ? Bref, où placer les différents curseurs pour obtenir « un renseignement précis, fiable » ?
Laboratoire à ciel ouvert, Grand Duc offrait le terrain idéal pour tester de nouveaux équipements. « Nous avons mis en oeuvre un certain nombre de matériels assez innovants dans le domaine du renseignement électromagnétique», explique le colonel Louis. Des systèmes de guerre électronique qui auront conduit à la capture anticipée d’un chef de la milice Tantale infiltré à proximité du PC du GRM. Un fait inattendu mais sans réelle conséquence pour le travail de la major Stéphanie, car le cadre scénaristique de Grand Duc n’a rien de figé et évolue tout au long de l’exercice. Le conflit russo-ukrainien influence certainement ce travail d’écriture mais « je me sers du monde entier », assure celle qui, à l’heure où nous la rencontrons, planche déjà sur la prochaine action de Tantale : l’attaque d’un aéroport à coup d’engins explosifs improvisés et de drones.
Si la porosité d’un front – ou son absence dans le cas sahélien – facilite l’infiltration, celle-ci se trouve complexifiée lorsque ce front s’avère dense, parsemé de capteurs, de champs de mines, fortifications et autres obstacles présents dans les trois dimensions. La relative stabilité du front russo-ukrainien et les difficultés éprouvées par les belligérants pour le franchir en sont des rappels quotidiens.
Traverser la ligne pour s’enfoncer dans le dispositif adverse, c’était déjà la préoccupation principale de Chamborant quand le général de division Danès était à sa tête, il y a plus d’une décennie. Pour ce dernier, « il y a toujours des moyens de passer, il faut être audacieux » et « chercher les espaces lacunaires, en espérant qu’ils existent ». Quitte à remettre au goût du jour des savoir-faire passés au second plan au cours des dernières décennies afin de « faire très mal, dès ce soir, à un ennemi disposant de capacités équivalentes », indique le colonel Louis. Grâce à Grand Duc, « nous avons pu mettre en oeuvre des savoir-faire spécifiques dans les conditions les plus réelles possibles », poursuit-il. Exemple avec ces VB2L engagés dans une phase de franchissement d’ « un cours d’eau assez profond qui allait contraindre notre manoeuvre », un procédé exceptionnellement joué de nuit.
Le défi est tout aussi prégnant pour les hélicoptères de la 4e BAC, vecteurs de mobilité, de reconnaissance, de destruction d’objectif et d’escorte par excellence mais confrontés aux capacités d’interdiction de l’adversaire. Aux équipages d’à leur tour chercher et exploiter le trou dans la raquette adverse tout en comptant sur leur maîtrise du vol tactique et sur le renouvellement progressif des parcs d’hélicoptères. De là à agir jusqu’à 500 km ? « Nous pourrions, car nous sommes capables de réaliser des FARP [Forward Arming and Refueling Point] pour pouvoir aller plus loin. C’est ce que nous avons fait durant cet exercice », précise le lieutenant François, officier contrôleur de circulation aérienne au sein du 5e RHC. Couramment déployés lors des opérations au Sahel, ces FARP sont autant de points de ravitaillement avancés permettant d’accroître l’élongation des machines, au prix d’une exposition accrue.
Plus encore, la transparence du champ de bataille qu’amène la combinaison de satellites, drones et autres capteurs suppose un risque d’érosion de la discrétion chère au 2e RH. « D’ores et déjà, on voit les Russes comme les Ukrainiens s’adapter à cette situation. On le voyait sur les autres théâtres d’opération aussi, les gens s’enterrent », remarque le général de division Danès. Mais chez les hussards, l’effort relève plutôt du camouflage, à l’instar de cette bâche en aluminium à mémoire de forme« remontée » du 13e RDP et de solutions atténuants le rayonnement infrarouge. Faute de pouvoir traverser, d’autres voies subsistent pour le renseignement d’origine humaine, à l’image des sources disséminées sur les arrières par l’équipe animation de Grand Duc et susceptibles d’être en lien avec les populations situées au-delà du front.
Le retour d’un ennemi à parité pose, enfin, la question de la maîtrise du ciel. Le défi est surtout prégnant pour les hélicoptères de la 4e BAC, vecteurs de mobilité, de reconnaissance, de destruction d’objectif et d’escorte par excellence mais confrontés aux capacités d’interdiction de l’adversaire. Aux équipages d’à leur tour chercher et exploiter le trou dans la raquette adverse tout en comptant sur leur maîtrise du vol tactique et sur le renouvellement progressif des parcs d’hélicoptères. De là à agir jusqu’à 500 km ? « Nous pourrions, car nous sommes capables de réaliser des FARP [Forward Arming and Refueling Point] pour pouvoir aller plus loin. C’est ce que nous avons fait durant cet exercice », précise le lieutenant François, officier contrôleur de circulation aérienne au sein du 5e RHC. Couramment déployés lors des opérations au Sahel, ces FARP sont autant de points de ravitaillement avancés permettant d’accroître l’élongation des machines, au prix d’une exposition accrue.
Surveiller et protéger l’espace aérien, c’est justement la mission principale du lieutenant Philippe. Grand Duc « permet de travailler avec tous les acteurs des brigades de la 3e dimension et, parce que nous sommes plus hauts dans la chaîne de commandement, la qualité d’information est beaucoup plus claire et précise tandis que les interlocuteurs sont moins nombreux », explique ce chef de centre de management de la défense dans la 3e dimension (CMD3D) au sein du 54e régiment d’artillerie. Son compartiment de travail s’étendait sur environ 100 km2, « ce qui est quand même assez conséquent et contient énormément de nouveaux acteurs car c’est la première fois que l’on se déploie avec le GRM du 2e RH », continue-t-il. La manoeuvre exige donc une vigilance de tous les instants. Gagner du muscle et traiter les menaces actuelles et futures demandera à la fois de la multiplicité et de nouvelles technologies. « Nous nous adapterons, et l’armée s’adapte déjà », souligne-t-il. En témoigne le rattrapage engagé sur la défense sol-air grâce à la loi de programmation militaire 2024-2030, un effort qui se traduira notamment par l’arrivée au 54e RA de véhicules Serval de lutte anti-drones (LAD) et de Serval équipés de missiles MISTRAL.
Pari gagné
À quelques jours de la fin de l’exercice, le colonel Louis se disait « plus que satisfait et même fier de ce qui a été réalisé », ce dernier relevant « des résultats remarquables, ne serait-ce que dans le délai de transmission ». Un sentiment partagé par son supérieur, le général de division Danès. « C’est très concluant. La réorganisation autour de ces commandements Alpha, c’est déjà un pari gagnant pour le CAPR ».
Si les premières impressions sont positives, Grand Duc 2024 n’était qu’une étape préliminaire dans un vaste chantier soutenu par une LPM de « transformation ». Son enveloppe de 413 Md€ sur sept ans « apporte pas mal de choses en ce qui concerne le triptyque majeur de la défense sol-air, des feux dans la profondeur et de la guerre électronique ». Derrière les Serval LAD et MISTRAL, le CAPR bénéficiera du renouvellement des lance-roquettes unitaires (LRU), un projet pour lequel « il est bien dans les intentions des armées d’augmenter la portée au-delà des 70-80 km autorisés aujourd’hui pour aller bien au-delà, et pourquoi pas jusqu’à 500 km ».
L’hélicoptère interarmées léger (HIL), le (re)décollage du drone Patroller, les moyens radars intégrés avec l’armée de l’Air et de l’Espace seront d’autre axes d’effort à matérialiser. Sans oublier cet essai à transformer dans le champ de la guerre électronique, car « le conflit ukrainien nous montre bien que c’est un sujet d’importance face à un adversaire à parité ». Qu’importe le domaine, « nous allons essayer de tirer le maximum de la LPM en cours. Et tout ce qu’on aura pas réussi à faire, il faudra, si la situation internationale ne change pas, que ce le soit dans la prochaine », indique le patron du CAPR.
De niveau divisionnaire, le CAPR rassemblera à terme quelque 3000 militaires. Si la 4e BAC a été créée en 2016, les deux autres brigades le seront au 1er août prochain. Le CAPR sera officiellement mis sur pied début septembre, cérémonie suivie de quelques bascules internes d’unités actées le 1er novembre. Les 1er, 61e et 54e régiments d’artillerie rejoindront la 19e B.ART, par exemple. Quelques éléments de commandement seront sensiblement renforcés, notamment au profit de la 4e BAC. Après petite année de transformation, « la réorganisation sera alors terminée », annonce le général de division Danès.
Plusieurs rendez-vous sont déjà au programme. Après l’exercice préfigurateur réalisé le mois dernier, le CAPR contribuera aux exercices des brigades qu’il englobe, à commencer par l’exercice BACCARAT que la 4e BAC conduira à l’automne prochain. Autant de jalons qui mèneront au franchissement d’un nouveau pas, celui d’un exercice de corps d’armée baptisé DIODORE. Attendue pour l’automne 2025, la première édition visera à continuer les travaux engagés sur la coordination 3D et l’accélération de la boucle renseignement-feux. « Quand je vois les résultats de Grand Duc, je sais que nous continuerons à avancer à toute vitesse d’ici-là », se félicite le général de division Danès.
L’acquisition possible, par la France, du système d’alerte aérienne avancée Saab GlobalEye suédois, pour remplacer les AWACS E-3F Sentry de l’Armée de l’Air et de l’Espace, sera incontestablement un des sujets majeurs abordés par le Président français, à l’occasion de sa visite officielle en Suède, qui débute de 30 janvier, alors que Paris et Stockholm vont approfondir leurs coopérations industrielles en matière de défense.
Mais les enjeux de cette visite, pourraient bien dépasser de beaucoup ce seul cadre pourtant déjà stratégique. En effet, tout indique qu’à cette occasion, le président français va aborder la possible participation suédoise au programme SCAF, et peut-être même d’autres coopérations ambitieuses, comme dans le domaine des drones de combat. Car, en bien des aspects, la France et la Suède partagent la même vision en matière de défense et de coopération industrielle européenne, mais aussi des besoins proches.
Sommaire
La Suède, une grande nation militaire et industrielle Défense en Europe
Bien qu’attachée à sa neutralité pendant longtemps, ou peut-être à cause d’elle, la Suède a été, au long de la Guerre Froide, et après, l’un des pays européens partageant le plus les positions de la France en matière de Défense.
Pour assurer la protection de son immense territoire, en dépit d’une population relativement faible de seulement 8 millions d’habitants en 1980, Stockholm avait développé un puissant outil militaire, ainsi qu’une importante industrie de défense lui permettant de produire l’essentiel de ses équipements, du sous-marin à l’avion de combat.
Comme tous les pays européens, la Suède a baissé la garde dans les années 2000, avec un budget défense à ce point réduit que les armées suédoises n’alignaient plus que 2 bataillons d’active opérationnels en 2015, contre 15 brigades en 1990. Toutefois, Stockholm n’a jamais cessé de soutenir son industrie de défense, produisant certains équipements particulièrement réussis comme le chasseur JAS 39 Gripen, le véhicle de combat d’infanterie CV90, ou le sous-marin A-19 de la classe Götland.
Surtout, la Suède a pris, dès 2016, la mesure de l’évolution de la menace en Europe de l’Est, réintroduisant un service militaire obligatoire, mais partiel, en 2017, adossé à une nouvelle doctrine dite de Défense Globale, conçue pour dissuader un éventuel adversaire de vouloir s’emparer militairement du pays.
Son implication budgétaire a évolué proportionnellement sur la même durée. Alors que Stockholm ne consacrait que 1 % de son PIB à ses armées en 2015, soit 55 milliards de couronnes (5 Md€ 2015), celui-ci a été amené, en 2024, à 115 Md de couronnes (10 Md€ 2024) et 2,1 % de son PIB, lui permettant de faire progresser son dispositif défense jusqu’à 3 brigades, ainsi qu’une vingtaine de bataillons auxiliaires, prêts sous 48 heures d’ici à 2025.
Ainsi, si la Suède va prochainement rejoindre l’OTAN, après l’accord donné par le Parlement turc, elle continue, de manière évidente, à s’investir pleinement dans sa propre défense, et dans la défense collective régionale et européenne.
La visite d’État d’Emmanuel Macron en Suède pour approfondir les liens industriels de défense entre les deux pays
C’est dans ce contexte que le président français, Emmanuel Macron, va entamer, ce 30 janvier, une visite d’État en Suède. Si de nombreux sujets vont être discutés entre le président français, et son homologue suédois, Ulf Kristersson, la coopération franco-suédoise en matière de défense européenne, et d’industrie de défense, sera en tête de liste.
En effet, si, à son habitude, Paris avait tancé Stockholm, en 2018, après que la Suède a arbitré en faveur du système antiaérien et antimissile américain Patriot, au détriment du SAMP/T Mamba franco-italien, les relations se sont rapidement normalisées par la suite, avec plusieurs coopérations industrielles de défense efficaces, qu’il s’agisse des munitions antichars (roquettes VT4, missile Akheron, obus Bonus), de systèmes de détection (radar giraffe, avion Awacs GlobalEye…), et d’autres.
Car si les industries françaises et suédoises sont souvent en compétition, comme dans le cas du Rafale face au Gripen, du sous-marin Blekinge face au Scorpene ou Marlin, ou du canon CAESAR face à l’Archer, elles savent aussi très bien collaborer, comme dans le cas du programme Neuron ou du missile Meteor.
Surtout, Paris et Stockholm partagent des positions proches concernant la coopération industrielle européenne de défense, et le renforcement de l’autonomie stratégique européenne, même si la Suède demeure un partenaire proche, en particulier dans le domaine de l’industrie de défense, des États-Unis (motorisation du Gripen, avion d’entrainement T-7A…).
La France envisage le Saab GlobalEye pour remplacer ses 4 avions radar AWACS E-3F
Pour entamer la discussion, Emmanuel Macron n’arrivera pas, en Suède, uniquement avec de belles paroles. En effet, plusieurs programmes de coopération industrielle Défense vont être lancés à l’occasion de cette visite, en particulier concernant l’évolution du missile antichar Akheron de MBDA, qui sera doté de nouvelles capacités avec Saab.
Mais le gros dossier, de cette visite, sera incontestablement les discussions qui seront entamées entre les deux pays, pour remplacer les 4 avions de veille aérienne avancée AWACS E-3F Sentry de l’Armée de l’Air et de l’Espace, par le GlobalEye suédois.
La semaine passée, le site spécialisé Mer&Marine a remarqué que la frégate multimissions à capacité de défense aérienne [FREMM DA] « Alsace » ne portait plus le numéro D656 [c’est à dire son « pennant number »] qui était jusqu’alors inscrit sur sa coque. Et selon les explications qui lui ont été données par la Marine nationale, la décision de masquer l’identité de ce navire – qui sera rejoint par la FREMM DA « Lorraine » – s’inscrit dans le droit fil de la Revue nationale stratégique [RNS], notamment pour ce qui concerne la guerre informationnelle.
« L’idée pour nous c’est de prendre l’initiative en réponse à l’extension des conflits dans le champ de l’information. C’est cohérent avec les annonces du président de la République [faites à Toulon le 9 novembre] et nous pensons que l’incertitude sur l’identité des navires peut apporter un avantage tactique», a indiqué l’état-major de la Marine nationale.
D’ailleurs, celui-ci est resté vague sur le profil de la mission Antarès, dont le lancement a été annoncé le 15 novembre. Ainsi, par exemple, la composition exacte du groupe aéronaval formé autour du porte-avions Charles de Gaulle n’a pas été communiquée. Pas plus que le nombre d’aéronefs [Rafale F3R et E-2C Hawkeye] embarqués. En revanche, l’accent a été mis sur « l’imprévisibilité », qui est un « atout majeur pour garantir la liberté d’action et celle de manœuvre en haute mer, y compris dans les zones contestées ».
Cette « imprévisibilité » a également été mise en avant dans la réponse faite par la Marine nationale à l’AFP, qui l’interrogeait sur cette anonymisation de ses navires… Anonymisation qui, par ailleurs, ne concerne pas la seule FREMM DA Alsace mais aussi la frégate de défense aérienne [FDA] « Forbin », comme en témoigne une photographie publiée sur les réseaux sociaux à l’occasion du départ du groupe aéronaval. Pour rappel, la seconde FDA, le « Chevalier Paul », accompagne actuellement le porte-avions américain USS Gerald Ford.
Cette mesure, expérimentale pour le moment, a été prise « dans le cadre du renforcement des capacités françaises en matière de lutte informatonnelle », a dit le porte-parole de la Marine nationale.
L’objectif, a-t-il précisé est de « chercher l’imprévisibilité » et « entretenir le brouillard de guerre informationnelle ». Et, a-t-il continué, « si on voit une plus-value, il n’y a pas de raison qu’on ne continue pas […] la Marine de demain pourrait ne pas avoir de numéro de coque ». A priori, une telle pratique « respecte le droit international » et ne pose « aucun risque pour la sécurité de la navigation ».
Pour rappel, le nombre de navires de premier rang en service au sein de la Marine est limité à quinze. Et elle dispose actuellement de six frégates multimissions [FREMM], deux FREMM DA, deux FDA et, bientôt, de trois frégates légères furtives rénovées, dans l’attente des cinq frégates de défense et d’intervention [FDI]. Et tous ces différents types de bâtiments sont faciles à reconnaître… Aussi, probablement que cette idée aurait du sens pour les huit FREMM… Pour les autres, l’intérêt de masquer leur identité reste à démontrer. En outre, l’US Navy ne l’a pas envisagé alors qu’elle possède 70 « destroyers » de type Arleigh Burke.
Par ailleurs, rendre anonyme un navire supposerait de restreindre la communication sur les activités de la Marine afin d’empêcher un observateur lambda de faire des recoupements sur les mouvements de ses navires. Et ceux-ci n’auraient forcément plus à utiliser le système d’identification automatique [AIS], dont l’intérêt est de renforcer la sécurité de la navigation maritime. Cependant, ce dispositif n’est pas obligatoire pour les bâtiments militaires.
Reste que, en matière de guerre informationnelle, l’AIS a fait l’objet de nombreuses manipulations, ces dernières années étant donné que ses données servent aussi à suivre le trafic maritime. En 2021, le « destroyer » britannique HMS Defender et la frégate néerlandaise HNMLS Evertsen en ont d’ailleurs fait les frais, ces deux navires ayant été signalés dans les eaux de la Crimée… alors qu’ils étaient amarrés à Odessa.
La Marine nationale a aussi eu des démêlés avec le système AIS. Ainsi, en août 2021, la FREMM Provence avait été signalée à Taïwan alors qu’elle était en mission ailleurs. Mais sans doute qu’un autre navire français s’y trouvait bel et bien, les garde-côtes taïwanais s’étant d’ailleurs emmêlés les pinceaux dans cette histoire.