AMX-Men par Michel Goya

AMX-Men

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 5 janvier 2023

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Commençons par les termes. On appellera « char de bataille », ce qui est communément appelé « char » ou « tank », un engin porteur d’un canon lourd – au minimum de 75 mm- et fortement protégé, ce qui induit un engin d’au moins une trentaine de tonnes et l’usage de chenilles, pour également d’une bonne mobilité tout terrain.

On considère communément que l’armée ukrainienne disposait au début de la guerre d’un peu moins de 900 chars de bataille, tous ex-soviétiques et pour une large majorité des T-64 modernisés en version BM Bulat et surtout BV (plus de 600) avec une petite minorité de T-72 de différents modèles et quelques T-80. Contrairement à la France, l’Ukraine a eu également la sagesse de conserver des chars de bataille en stock, au moins un millier de T-64 et de T-72 à la disponibilité il est vrai très incertaine.

L’Ukraine a reçu ensuite 40 T-72 M de la part de la Tchéquie et 250 T 72 M, M1 et PT-91 de la Pologne, des engins rapidement utilisables par l’armée ukrainienne, car, à quelques détails près, déjà utilisés. On peut y ajouter une part des 533 chars de bataille russes capturés à ce jour selon le site OSINT Oryx et également utilisables pour ce qui ont été remis en état. On notera à cet égard, l’importance de la Tchéquie et de la Slovaquie, qui ont conservé la capacité de réparer et de moderniser à grande échelle – environ 150 chars/mois- des engins ex-soviétiques et servent largement d’atelier de réparation pour les Ukrainiens.

De l’autre côté, Oryx comptabilise 441 chars de bataille ukrainiens, toutes origines confondues, perdus au combat. Comme toujours, il s’agit là de pertes documentées et donc inférieures à la réalité. Notons par ailleurs que même parmi ceux qui n’ont pas été détruits, dix mois de guerre et de surutilisation ont induit une grande usure des matériels. Le taux d’indisponibilité du parc restant doit être élevé et s’accroître. En résumé, l’Ukraine a perdu définitivement plus du tiers de ses chars de bataille et qu’un bon tiers doit être en mauvais état. Il y a donc en la matière, comme dans toutes les matières en réalité, urgence et après l’artillerie et la défense sol-air, le débat se porte maintenant sur la fourniture d’engins blindés et notamment de chars de bataille occidentaux.

Le problème est que les pays occidentaux ne fabriquent plus que très peu de chars. Tous leurs modèles datent de la guerre froide et seule l’Allemagne est capable de fabriquer un ou deux châssis de char lourd par mois, châssis qui peut servir pour construire un Léopard 2 ou un PzH 2000, l’obusier fourni à l’Ukraine. Dans les autres pays, on se contente de réparer et moderniser l’existant. Les pays ouest européens hésitent également à engager au loin leurs parcs réduits d’engins de gamme 60 tonnes au service, à la maintenance et à la logistique compliqués. On a préféré, en fait l’Allemagne, qui produisent encore un peu, et les États-Unis qui ont des stocks, mais pas la France qui n’a ni l’une ni l’autre de ses capacités, agir en « roque » en fournissant Léopard 2 et Abrams aux pays est européens qui acceptaient de fournir des chars ex-soviétiques.

C’est dans ce contexte que la France vient de jouer un coup diplomatique en proposant d’envoyer les premiers chars de conception occidentale en Ukraine (après le renoncement de l’Espagne en août). Dans les faits, l’AMX-10RC n’est pas vraiment un char de bataille. L’AMX-10 Roues-Canon et pour les derniers modèles également « Rénové » est un engin de reconnaissance, rapide, mobile et suffisamment léger (moins de 20 tonnes) pour être assez facilement déployé. Il se trouve, performance française, qu’on a pu adjoindre un canon de 105 mm sur ce véhicule léger. C’est ce qui nous permis de l’employer de fait comme « char de bataille déployable » dans presque toutes les opérations extérieures depuis quarante ans, tandis que les vrais chars de bataille français, les AMX-30 B2 et surtout les Leclerc, ne l’étaient que pendant la guerre du Golfe, au Kosovo et au Liban.

C’est un excellent engin dans son rôle, très utile par sa mobilité opérationnelle pour servir dans les unités de « pompiers » en arrière du front ou exploitation « cavalière » d’une brèche de celui-ci, comme pendant la bataille de septembre dans la province de Kharkiv. Il est plus simple à utiliser qu’un Leclerc et bien moins complexe à nourrir et entretenir, sauf peut-être pour les munitions de 105 mm qui sont spécifiques et dont on ignore les stocks en France. Il n’est pas fait cependant pour le combat face à des chars de bataille, aux canons plus lourds et de plus grande allonge, et se trouve bien moins protégé que ces derniers face à tout l’armement antichar du champ de bataille moderne.

Comme tout ce que l’on fournit, l’AMX-10 RC n’est également disponible qu’à peu d’exemplaires. Au début de 2021, il y avait 250 AMX-10 RC dans l’ordre de bataille théorique français (mais combien de réellement opérationnels ?) et a commencé depuis cette époque à être remplacé par l’EBRC (Engin blindé de reconnaissance et de combat) Jaguar à raison de 3 par mois environ. À moins de prendre dans l’ordre de bataille, et même ainsi, on pourra difficilement engager plus de quelques dizaines d’unités. On pourra par la suite fournir les AMX-10 RC au fur et à mesure des livraisons des Jaguar, mais il y a intérêt à accélérer la production de ces derniers.

En résumé, la France va envoyer de quoi équiper dans les semaines qui viennent un bataillon des brigades de reconnaissance ou peut-être des brigades de chars ukrainiennes d’un bon engin plutôt rustique, endurant et mobile dont ils sauront sans doute faire un excellent usage, mais qui ne va pas changer le cours de la guerre. Au passage, on communique beaucoup moins sur la livraison des Bastion APC de la société Renault Trucks, un excellent véhicule léger de transport de troupes blindé, un besoin au moins aussi important pour les Ukrainiens que les chars de bataille alors qu’ils subissent de lourdes pertes en étant obligés d’utiliser des pick-up non protégés. Là encore, on n’évoque cependant que quelques dizaines d’unités. La France fait de l’artisanat.

Le plus important est sans doute ailleurs. Pour une fois, la France apparaît en pointe dans un domaine dans ce conflit, même si c’est un peu exagéré, et espère y jouer un rôle moteur. On verra si c’est suivi d’effets. Si l’Allemagne décidait d’engager des Léopards 2 A4 en Ukraine ou si les États-Unis y déployaient des Abrams M1 ou M2, on pourra se féliciter d’avoir initié le mouvement à peu de frais. Le problème est qu’il sera difficile d’expliquer pourquoi on n’engage pas non plus de chars Leclerc.

OTAN : Le moment est venu de se demander à quoi l’OTAN devrait ressembler après l’Ukraine

OTAN : Le moment est venu de se demander à quoi l’OTAN devrait ressembler après l’Ukraine

par Joshua C. Huminski* (Chroniqueur à Breaking Defense) – ASAF – publié le mercredi 04 janvier 2023

OTAN : Le moment est venu de se demander à quoi l'OTAN devrait ressembler après l'Ukraine

 

« Le moment est venu d’examiner les changements qui pourraient être nécessaires pour garantir que l’alliance soit forte, saine et concentrée sur sa tâche principale consistant à maintenir les membres de l’alliance hors de l’emprise de la Russie », écrit Joshua Huminski du Centre d’étude de la présidence et du Congrès.

 

La guerre en Ukraine ne semble pas devoir se terminer de sitôt. Mais il y a beaucoup de leçons à tirer du conflit, et les planificateurs des pays de l’OTAN devraient y réfléchir. Dans cet éditorial, Joshua Huminski du Centre pour l’étude de la présidence et du Congrès expose les points clés auxquels il pense que les responsables de l’OTAN devraient réfléchir maintenant.

Dans la guerre en Ukraine, le succès de l’OTAN (par procuration) et la faiblesse de la Russie offrent l’occasion de reconsidérer la structure même des forces et la conception de l’alliance. Mais ce succès même risque de créer de la complaisance. Saisir ce moment exige que Washington, Bruxelles et les capitales européennes reconnaissent la présence de l’opportunité et agissent avec empressement, et ne permettent pas à la « mort cérébrale » redoutée de l’OTAN de réapparaître.

La première question à laquelle il faut répondre, et la plus urgente, est peut-être celle de savoir quel sera l’objectif de l’OTAN lorsque la guerre en Ukraine prendra fin.

La réponse la plus claire est, naturellement, de revenir à la défense collective, de se concentrer sur la sécurité européenne et de dissuader la Russie. Mais renforcé par les ajouts de la Suède et de la Finlande et le soutien efficace contre Moscou, le leadership doit s’assurer que l’OTAN ne suive pas le chemin de la garde nationale américaine et ne devienne pas la solution pour tout ce qui a un lien avec la sécurité.

L’organisation doit garder son orientation stratégique étroite – cette « mort cérébrale » susmentionnée était autant un manque de concentration qu’un manque d’urgence. L’OTAN elle-même ne peut pas résoudre tous les problèmes ; cela peut être un addendum et un outil, mais à moins qu’il ne réponde à son objectif central de maintenir la sécurité européenne et de dissuader la Russie, il reviendra à un état de manque de concentration. Et le moment est venu d’examiner les changements qui pourraient être nécessaires pour garantir que l’alliance soit forte, saine et concentrée sur sa tâche principale consistant à maintenir les membres de l’alliance hors de l’emprise de la Russie.

La réforme structurelle nécessite une analyse et une prise en compte minutieuses des priorités militaires nationales, ainsi qu’une planification visant à identifier les capacités nécessaires et la manière dont elles seront satisfaites. Ici, des questions critiques doivent être posées : est-il logique que chaque pays investisse et achète des mini-armées, ou une spécialisation des forces délibérée aurait-elle plus de sens à long terme ? Serait-il logique que le Royaume-Uni se concentre, comme me l’a fait remarquer l’un de ses hauts responsables de la défense, sur les capacités à valeur ajoutée telles que les chasseurs à grande vitesse, les cyber capacités et l’espace ? Serait-il logique que l’Allemagne prenne ce fonds de défense de 100 milliards d’euros et, en plus de faire entrer la Bundeswehr assiégée dans le 21e siècle, se concentre sur les chars lourds et l’artillerie (bien que des rapports suggèrent que Berlin a du mal à opérationnaliser ce fonds) ?

Les engagements verbaux de dépenses de l’OTAN, bien que bienvenus, sont susceptibles de se heurter à la réalité politique nationale face à un ralentissement économique mondial prévu et à mesure que la concurrence pour les dépenses intérieures augmente. Le Royaume-Uni sera-t-il en mesure d’honorer ses dépenses de défense de 3 % du PIB alors que les besoins sociaux et de santé montent en flèche à court terme ? Des signes suggèrent que Whitehall reconnaît que ce n’est pas viable.

L’adhésion de la Suède et de la Finlande représente une occasion de formaliser la planification et la formation opérationnelles conjointes informelles existantes, qui sont toutes deux essentielles pour l’avenir de l’OTAN. Stockholm et Helsinki disposent d’armées robustes et modernes, et leur entrée dans l’alliance devrait se faire sans heurts (bien que la quantité de travail d’état-major liée à l’OTAN puisse mettre à rude épreuve leurs plus petits effectifs). Des rotations et des déploiements réguliers à travers la Scandinavie et l’Europe centrale et orientale ne feront qu’améliorer la coordination et l’interopérabilité – points forts de l’alliance de l’OTAN – et serviront de signal à Moscou.

Là aussi, des questions critiques doivent être posées : quelle est la meilleure répartition des forces ? Les déploiements fixes sont-ils plus appropriés que les rotations plus mobiles et fréquemment modifiées ? Cela mettra invariablement en évidence les différences entre les alliés de l’OTAN. L’Estonie, par exemple, est susceptible de souhaiter une présence plus permanente et plus importante de l’OTAN (en évitant le modèle du « piège »), tandis que le siège de l’OTAN vise de plus en plus des rotations plus fréquentes.

Une question émergente est également la relation à long terme entre l’Ukraine et l’OTAN. Fin novembre, les responsables de l’OTAN ont souligné leur engagement à ce que Kiev rejoigne éventuellement l’alliance. Selon Jens Stoltenberg, secrétaire général de l’OTAN, « la porte de l’OTAN est ouverte ». La fourniture d’aide, le développement de liens militaires entre les forces de l’OTAN et de l’Ukraine et la formation continue pour jeter les bases d’une armée aux normes de l’OTAN, ce qui faciliterait assurément l’adhésion de l’Ukraine – du moins sur le terrain. Les défis politiques, qui ne sont pas des moindres, resteront, comme ils le seront à travers l’alliance.

En fait, naviguer dans les relations et dynamiques politiques exigeantes tumultueuses deviendra presque certainement un défi, comme en témoigne l’opposition de la Turquie à l’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’OTAN. La relation compliquée de la Hongrie (qui a indiqué qu’elle ratifiera son adhésion au printemps 2023, mais reste une force du chaos au sein de l’Union européenne) avec la Russie compliquera également les machinations politiques de l’OTAN. Gérer une alliance dans laquelle toutes les parties n’apprécient pas de la même manière l’immédiateté de la menace, en particulier face à une Russie affaiblie, exigera des efforts diligents de la part de Bruxelles et de quiconque occupe le siège du secrétaire général.

Il y a aussi la question ouverte de l’équilibre des responsabilités et de la division du travail entre l’Union européenne et l’OTAN en matière de sécurité continentale. Ce dernier dispose clairement des capacités et de l’expertise de défense, tandis que le premier dispose de ressources financières et civiles considérables. Ce à quoi cela ressemble pourrait bien éclairer l’ensemble et la priorisation des missions de l’OTAN.

La conception et la structure de la force nécessiteront une évaluation actualisée et complète de ce à quoi ressemblera l’armée russe et de la menace stratégique que la Russie représentera pour l’Europe dans un monde post-ukrainien. Bien que beaucoup de choses soient inconnues (dont la moindre n’est pas l’issue de la guerre en Ukraine), et sur la base de ses pertes non négligeables, la menace conventionnelle aura été considérablement réduite. Il est essentiel de déterminer à quoi ressemblera la menace russe à court et à moyen terme pour éclairer la conception et la structure des forces de l’OTAN.

Les sanctions et les embargos technologiques de l’Occident rendront le réarmement exceptionnellement difficile, mais pas impossible. La Corée du Nord est l’un des pays les plus lourdement sanctionnés au monde, mais continue d’améliorer ses programmes de missiles balistiques et d’armes nucléaires. De plus, malgré l’imposition de sanctions commerciales punitives et la forte limitation de l’accès de la Russie à la technologie occidentale, Moscou entreprendra un effort concerté pour se réarmer. Ce calendrier n’est pas clair : les analystes ont spéculé entre deux et trois ans pour le bas de gamme et plus d’une décennie pour le haut de gamme. Pourtant, ce réarmement ne fera que ramener la Russie à son niveau de février 2022. Alors que Moscou s’efforce de reconstruire ses forces conventionnelles, les militaires de l’OTAN poursuivront leurs propres programmes de modernisation (tout en incorporant les leçons tirées des succès de Kiev sur l’armée russe), tout en réarmant et en réapprovisionnant les munitions usagées envoyées en Ukraine.

Les capacités cybernétiques, spatiales, stratégiques et de guerre non conventionnelle de Moscou n’ont pas autant souffert, voire pas du tout. La Russie trouvera également plus attrayant de revenir à la guerre politique ou informationnelle pour poursuivre ses objectifs à court terme, afin de compenser la faiblesse conventionnelle perçue (et réelle) de la Russie dans un monde post-ukrainien. Les efforts européens et américains jusqu’à présent pour limiter l’efficacité de la campagne de guerre politique de la Russie sont les bienvenus, mais doivent être soutenus.

Les plus grands défis pour l’OTAN ne seront peut-être pas ceux liés à l’alliance elle-même ou même à la posture militaire de la Russie, mais à l’équilibre interne des intérêts et considérations au niveau national entre les États membres individuels. Les pressions politiques et économiques intérieures vont probablement absorber plus de temps et d’attention dans les mois à venir.

Au fur et à mesure que l’imminence de la menace russe s’estompe et, en particulier, que l’Ukraine continue de progresser, l’urgence des réformes face à une Russie affaiblie diminuera. Pourtant, ne pas agir aujourd’hui risque de manquer une occasion générationnelle de réformer l’OTAN pour le XXIe siècle, ce dont elle a cruellement besoin et dont elle aura besoin, quelle que soit l’issue de la guerre en Ukraine.

 

*Joshua C. Huminski est directeur du Centre Mike Rogers pour le renseignement et les affaires mondiales au Centre d’étude de la présidence et du Congrès, et membre du National Security Institute de l’Université George Mason.

La France va livrer des chars AMX-10RC à l’armée ukrainienne

La France va livrer des chars AMX-10RC à l’armée ukrainienne

https://www.opex360.com/2023/01/04/la-france-va-livrer-des-chars-amx-10rc-a-larmee-ukrainienne/


Ces derniers mois, l’Ukraine a réclamé, non sans insistance, des chars de conception occidentale, notamment des M1 Abrams américains et, surtout, des Leopard 2 allemands.

D’ailleurs, à Berlin, la demande de Kiev a fait débat… la coalition gouvernementale étant divisée sur ce sujet. En effet les libéraux et les écologistes y sont favorables… tandis que les sociaux-démocrates ont affiché leurs réticences, à commencer par le chancelier Olaf Scholz.

Selon ce dernier, livrer des Leopard 2 à l’armée ukrainienne pourrait « conduire à une escalade avec la Russie »… Et la Bundeswehr n’en a pas de trop… En outre, et au-delà des considérations pratiques [formation, logistique, maintenance, etc], il a jusqu’à présent rejeté l’idée que l’Allemagne soit le seul pays occidental à s’engager dans une telle voie.

Cela étant, Kiev a également demandé des chars Leclerc à la France. « L’examen de la demande est en cours », a confié Étienne de Poncins, l’ambassadeur de France en Ukraine, lors d’une audition parlementaire, en novembre dernier.

Récemment, le Premier ministre ukrainien, Denys Shmyhal, a remercié la France pour la livraison des dix-huit CAESAr… et affirmé que son pays serait aussi « très reconnaissant » pour des chars Leclerc.

Lors de sa visite à Kiev, le 28 décembre, le ministre français des Armées, Sébastien Lecornu, n’a pas fait d’annonce sur la fourniture de nouveaux matériels aux forces ukrainiennes. Cependant, il a exclu, du moins a priori, la livraison de chars Leclerc, dont l’entretien serait trop complexe au regard des besoins immédiats de l’Ukraine.

Mais Kiev aura bien des chars de conception occidentale. En effet, ce 4 janvier, à l’issue d’un entretien avec Volodymyr Zelenski, son homologue ukrainien, le président Macron a annoncé que des AMX-10RCR prendrait prochainement la direction de l’Ukraine.

La France va livrer à l’Ukraine des « chars de combat légers », a en effet indiqué l’Élysée. « Le président a souhaité amplifier » l’aide militaire déjà apportée à Kiev « en acceptant de livrer des chars de combat légers AMX-10 RC », a précisé la source. Et de souligner que « c’est la première fois que des chars de conception occidentale sont fournis aux forces armées ukrainiennes ».

Pour rappel, conçu dans les années 1970, l’AMX-10RC est un char à roues d’une quinzaine de tonnes armé d’un canon de 105 mm F2 BK MECA L/48 [38 obus] et d’une mitrailleuse AA 7,62 NF1.

En service au sein de l’armée de Terre depuis 1981, il va être progressivement remplacé par l’Engin blindé de reconnaissance et de combat [EBRC] Jaguar, dans le cadre du programme Scorpion. Pour le moment, seul le 1er Régiment Étranger de Cavalerie [REC] est déjà opérationnel sur ce nouveau char.

Cela étant, et d’après les « Projets annuels de performances » publiés par le ministère de l’Économie et des Finances, la flotte d’AMX-10RC était en difficulté en 2020.

Le « parc AMX-10RC a été affecté par des problèmes techniques sur les boîtes de vitesse », pouvait-on lire dans l’un de ces documents. Et si ces difficultés étaient alors sur le point d’être résorbées, ce parc « restera structurellement en difficulté en raison de son âge et d’un approvisionnement difficile en rechanges », avait-il prévenu.

La guerre avant la guerre par le Général de corps d’armée (2S) Jean-Tristan Verna

La guerre avant la guerre


 

Proche de nous et bien documentée au jour le jour contrairement à d’autres conflits violents, l’invasion de l’Ukraine par la Russie vient rappeler sans ambiguïté quel est le visage de la « guerre de haute intensité », lorsque les protagonistes déploient tous les moyens de la puissance militaire moderne, au milieu des populations et des zones urbanisées.

Face à toutes ces pertes humaines et ces destructions massives, on ne peut donc que plaider en faveur d’une stratégie militaire qui viserait à « gagner la guerre avant la guerre », pour reprendre le terme employé dans la vision stratégique du chef d’état-major des armées et développée par le général Burkhard dans une interview parue dans Le Point du 4 novembre 2021.

* * *

Penser pouvoir « gagner la guerre avant la guerre » s’inscrit dans une caractérisation des relations internationales en trois volets compétition ― contestation ― confrontation, qui ne sont pas un continuum mais des niveaux de tension pouvant se chevaucher ou cohabiter avec un même « partenaire ». D’où des situations particulièrement complexes à analyser et maîtriser.

La compétition est le niveau normal des relations internationales fondées sur le droit. C’est à ce niveau que se déploierait cette stratégie. Il s’agit de dissuader un compétiteur de franchir le seuil suivant, la contestation, qui se situe alors « juste avant la guerre » et sort du cadre du droit international (le cas-type communément mis en avant jusqu’à présent était le mode d’action de la Russie pour l’annexion de la Crimée, théorisé sous le terme de « mode d’action hybride ou indirect »).

Face aux compétiteurs, la vision stratégique du CEMA est donc d’appuyer l’action politique, diplomatique, économique, culturelle… par la démonstration de capacités militaires dissuasives, tout en étant en mesure de réagir par un emploi de la force « suffisant » en cas de contestation, afin de faire retomber les tensions avant que soit atteint le seuil de la confrontation, qui est « la guerre », seuil au demeurant difficile à tracer à l’avance.

Pour les armées françaises, il s’agit donc de définir les contours d’une stratégie militaire s’intégrant dans la stratégie nationale d’équilibre des relations internationales, avec une panoplie de modes d’action établissant des rapports de forces dissuasifs (compétition) et employables jusqu’à un niveau élevé de violence (contestation). Les forces doivent donc être déterminées, crédibles et prêtes, pour être avant tout dissuasives vers les « compétiteurs joueurs mais raisonnables », pour reprendre les termes de la dialectique de la dissuasion nucléaire. On perçoit immédiatement une difficulté majeure : habituellement, ce sont « les groupes terroristes non inféodés à un État » qui sont considérés comme les acteurs « non raisonnables » des rapports de forces géopolitiques. Le problème change de nature lorsque « la raison » semble abandonner une puissance nucléaire, et de surplus membre permanent du Conseil de Sécurité des Nations Unies.

* * *

Gagner la guerre avant la guerre repose donc en même temps sur la capacité de dissuader le compétiteur de s’engager dans une confrontation directe et sur celle de l’empêcher d’avancer des « pions hybrides » sur un mode indirect.

En termes militaires, la dissuasion est avant tout une stratégie des moyens, tandis que l’empêchement suppose une stratégie d’action. Il est en fait une « autre sorte de guerre avant la guerre ».

Depuis plus demi-siècle la dissuasion globale est au cœur de la programmation militaire française. Au terme de l’actuelle Loi de programmation militaire (LPM) et de l’effort budgétaire qui l’a caractérisée, résumons l’état des lieux, sans entrer dans le détail des multiples rapports parlementaires ou d’experts :

  • Les moyens de la dissuasion nucléaire sont à niveau, et leur modernisation est continue (elle mobilise une part importante des budgets post-2022).
  • Les forces « conventionnelles » sont en cours de « réparation » et de modernisation. La plupart de programmes permettant de constituer les forces de l’Ambition 2030 sont lancés. Outre le déroulement nominal des grands programmes structurants, l’effort porte désormais sur la capacité à durer (stocks, soutien…) et à combattre en « haute intensité » (préparation opérationnelle). Les moyens conventionnels des années post-2030 sont définis et les études lancées (porte-avions, système de combat aérien, char futur et son environnement).
  • Éclairé par l’observation de la guerre en Ukraine, le débat sur le volume des forces et leur capacité à durer va s’intensifier, alors que la priorité du développement capacitaire se déplace vers les « nouveaux espaces »: l’espace extra-atmosphérique, le cyber, les grands fonds marins, la stratégie informationnelle… On pressent là les tensions qui marqueront la préparation de la prochaine LPM.

Mais la dissuasion ne repose pas uniquement sur le développement continu de systèmes d’armes. Autour de son volet nucléaire autonome, elle se construit également par la volonté d’être « Nation-cadre intégratrice » au sein des coalitions stratégiques, qu’elles émanent de l’OTAN, de l’Union Européenne ou de tout autre alliance. Les exigences qui en découlent sont nombreuses et réellement intégratrices au sens où elles créent une solidarité de fait dans les domaines du commandement, du soutien, de la communication opérationnelle… et de la volonté politique.

C’est d’ailleurs à cette approche d’intégration « solidarisante » qu’il faut rattacher la coopération en matière d’opérations d’armement, quelles que soient les passions qu’elle peut provoquer.

Ainsi, adossées à un système d’alliances robustes, en premier lieu l’Alliance Atlantique et son bras armé, l’OTAN, mais également la solidarité de l’Union européenne fondée par le Traité de Lisbonne, les capacités militaires françaises permettent aujourd’hui de dissuader en « gesticulant », c’est-à-dire en montrant qu’elles peuvent être employées sans délai, face à tout risque d’action directe contre les intérêts nationaux ou ceux des alliés, pour peu que la volonté politique, ressort ultime, soit présente. La crise russe (plutôt qu’ukrainienne) en a donné la démonstration, même si certaines « gesticulations » n’ont pas fait l’objet d’une publicité autre que celle nécessaire à l’information du « compétiteur ».

L’empêchement repose quant à lui sur un autre fondement : la volonté d’employer « la force » pour contenir les stratégies indirectes et, ainsi, contrer toute stratégie des « dominos » qui contournerait la dissuasion. C’est un cadre dans lequel baigna la guerre froide, mais qui, dans les rapports entre États, est semble-t-il depuis sorti de la vision stratégique occidentale.

Cette volonté s’exprime en premier lieu par la démonstration des capacités militaires conventionnelles construites dans la cadre de la dissuasion globale. Par la mise en scène de leur entraînement poussé, de leurs opérations extérieures, de leurs projections sur tous les points du globe au titre de la présence, de la coopération interalliée ou de partenariats stratégiques, les forces conventionnelles permettent de « montrer le bâton et la volonté de s’en servir ». L’existence en seconde ligne de capacités industrielles et logistiques avérées va de pair…

Mais, l’existence de zones grises, souvent très périphériques aux yeux des opinions, offrent aux compétiteurs des opportunités pour tester cette volonté, avancer des pions plus ou moins masqués et, in fine, améliorer en leur faveur le rapport de forces géostratégique, car il ne fait aucun doute qu’eux également souhaitent gagner la guerre avant la guerre.

Nos armées, et singulièrement les forces terrestres, très flexibles d’emploi, vont devoir s’engager plus qu’aujourd’hui dans des modes d’action hybrides, voire en redécouvrir certains.

Tenter de faire un inventaire a priori de ces modes d’action est inutile ; l’important est de disposer d’une « boîte à outils » diversifiée et d’une créativité opérationnelle fondée sur la juste appréciation des situations, la maîtrise de toutes les technologies disruptives et d’une culture stratégique et historique non exclusive.

* * *

C’est à ce stade que nous pouvons poser la question du rôle que l’armée de Terre des années 2020 peut jouer dans cette stratégie d’empêchement, alors qu’elle devra sans doute toujours poursuivre des opérations du style de celles dans lesquelles elle est engagée depuis une vingtaine d’années, tant dans une logique de corps expéditionnaire, que par sa présence sur le territoire national. Dans le même temps, elle doit monter en gamme, en volume et en capacité d’intensité, dans le cadre de « l’hypothèse d’engagement majeur ».

Trouver sa place dans « l’hybridation des rapports de forces », à la frontière de la compétition et de la confrontation, sera donc un défi d’autant plus difficile que la « zone grise » appelle plus que d’autres l’intégration interarmées, l’intégration des capacités cinétiques terrestres et de celles se déployant dans les nouveaux espaces stratégiques ― cyber, information ―, l’intrication entre les forces visibles et celles dont l’action ne doit être ni connue, ni reconnue.

En s’appuyant sur les trois axes de la vision stratégique du CEMA (les hommes, le développement capacitaire, la préparation opérationnelle), quelques questions peuvent être posées, en laissant le soin de les développer aux états-majors qualifiés, même s’ils sont parfois contraints par le poids de l’existant. 

Axe 1 : les hommes

Le sursaut de 2015, qui a mis fin aux réductions d’effectifs, n’a pas pour autant réglé la question de la faiblesse intrinsèque des effectifs des forces terrestres. L’obligation de dissoudre des unités nouvellement recréées pour répondre à des besoins nouveaux est là pour le montrer. Avant même de réfléchir aux adaptations qualitatives de la haute intensité, un rappel des besoins sera indispensable dans le cadre des travaux de la future LPM. Il faut en particulier s’interroger sur le développement quantitatif des forces spéciales, en tempérant la vision du « surhomme » pour lui substituer celle du soldat et de petites unités à l’emploi très flexible. Cette évolution a déjà été engagée, notamment dans les régiments et brigades d’infanterie.

La formation des cadres a toujours été une politique dynamique, selon les besoins opérationnels et les variables externes. C’est au titre de cette dynamique qu’il faut comprendre la récente rénovation de la formation initiale des officiers. Elle devra être poursuivie avec le souci de ne pas les enfermer dans des schémas opérationnels exclusifs, puis, par la gestion de leurs premières années de service, de leur donner la possibilité de multiplier les contextes et expériences opérationnelles. 

Axe 2 : le développement capacitaire

L’axe capacitaire se conjugue toujours avec un axe organisationnel : l’agencement des équipements, leur répartition sont des choix qui reflètent l’idée que l’on a de l’emploi des forces.

L’armée de Terre connaît dès à présent tous les équipements dont elle disposera pour les vingt prochaines années. Sa fonction « équipement » est désormais dans une période de production dont il faut tenir le rythme pour encore une décennie au moins. C’est la priorité de la prochaine loi de programmation, qui n’est pas incompatible avec une plus forte intégration des drones de toutes sortes au plus profond des forces terrestres.

Si pour être « dissuasive » sous le seuil de la contestation, les axes de progrès de l’armée de Terre sont le « durcissement » et « la capacité à durer », « l’empêchement » la tire vers « la capacité de surprendre ».

La capacité de surprendre consiste à ne pas faire ce que l’adversaire s’attend à affronter, en changeant de terrain, de mode d’action, etc. Elle pourrait s’inspirer des objectifs militaires (il y en avait de plus politiques) qui débouchèrent dans les années 1980 sur l’organisation de la Force d’action rapide (FAR) : se projeter puissamment et loin pour contrer le Groupement mobile opératif (GMO) soviétique) qui aurait percé en Centre-Europe, loin des trois directions planifiées d’engagement de la 1re Armée Française.

C’est ici que l’intérêt de l’aéromobilité se révèle le plus fort, avec un mix d’infanterie légère, mais puissamment armée. N’oublions pas non plus le formidable outil que constitue la brigade parachutiste polyvalente que la France ― seule Nation en Europe ― a su préserver.

Conjuguées aux forces spéciales, ce type de moyens permet de délivrer des capacités « sous le seuil » qui sont mal connues et nécessitent pourtant des savoir-faire spécifiques au sein même des forces terrestres pour « contenir le compétiteur » : faut-il donner à nos forces spéciales une capacité à devenir « des petits hommes gris » (sur le modèle « des petits hommes verts » poutiniens), doit-on déployer au plus près les moyens et des modes d’action de lutte informationnelle offensive (qui aurait pu par exemple servir lors de la « saga du convoi de Barkhane », mais a été payante lors de la tentative de désinformation de Gossi…), quelle place le partenariat militaire opérationnel et de combat doit-il avoir dans cette stratégie militaire, là où le compétiteur se transforme en contestateur-testeur ? Faut-il toujours maintenir les Sociétés militaires privées (SMP) à longueur de gaffe ou formaliser un type de complémentarité bien bordé sur le plan juridique et éthique ?

C’est dans ce contexte que les forces prépositionnées prennent tout leur intérêt stratégique, qu’elles soient de « souveraineté » (avec une totale liberté d’emploi tout autour de leurs points de stationnement), ou de « présence » (plus près des zones de tension, mais avec des risques potentiels de restriction d’emploi si les traités sont interprétables). Encore faut-il qu’elles soient suffisantes, de qualité et en mesure d’intégrer de façon réactive des capacités d’action « sous le seuil », y compris les plus modernes ou émergentes. La flexibilité organisationnelle et logistique des armées françaises devrait rendre cela accessible sans trop d’efforts, notamment en jouant sur les fortes capacités amphibies développées conjointement par l’armée de Terre et la Marine nationale. 

Axe 3 : la préparation opérationnelle

Dans le cadre du débat sur « la haute intensité », le durcissement de la préparation opérationnelle est dès à présent bien expliqué par l’armée de Terre, tant dans ses composantes « temps » que « moyens » (espaces de manœuvre, complexes de tir, munitions, disponibilités des équipements, coopérations interarmées et interalliée…). Reste à faire en sorte que les budgets qui financent cet objectif soient à la hauteur…

Mais pour gagner la guerre avant la guerre, la préparation opérationnelle doit être démonstrative, et pourquoi pas, menaçante ! Elle devient une façon d’appuyer la diplomatie en la complétant d’un volet militaire. La pratique de grands exercices projetés au plus près des zones à risques doit revenir dans le catalogue des modes d’action et leur coût doit être considéré comme un investissement.

De même la multiplication, chaque fois que possible, d’exercices d’ampleur sur le Territoire national (TN) ou dans les Outre-mer témoignent de la part prise par l’armée de Terre dans la capacité nationale de résilience.

* * *

La forme prise par les tensions géopolitiques en ce début de XXIe siècle scelle une fois pour toutes la fin de l’ordre établi par les Traités de Westphalie au terme de la guerre de Trente Ans ; elle met également en cause la régulation des relations internationales organisée ― laborieusement ― après la Seconde Guerre mondiale par la création de l’ONU. Elle est en passe de fragiliser « l’équilibre de la terreur nucléaire ».

De cette situation, ne découle-t-il pas que désormais « si l’on veut la paix, il ne suffit plus de préparer la guerre », pour reprendre la formule attribuée à Végèce, mais de la faire sous une forme qui évite la montée aux extrêmes, avec tous les dangers que comporte l’ouverture de cette boite de Pandore ?

La difficulté principale est qu’il est alors nécessaire de « désigner l’ennemi », chose dont on peut se passer lorsqu’on entretient une dissuasion globale « tous azimuts ». Quels sont donc « nos ennemis » ?

L’un d’eux est bien identifié depuis longtemps : le terrorisme international, et c’est face à lui que nos forces sont engagées de longue date, sous des formes multiples. Mais on voit bien que désormais, il ne suffit pas de combattre les « groupes armées terroristes » sur des terrains plus ou moins lointains, mais également de contrer leurs sponsors, comme nous le faisions en Afrique durant la guerre froide, à l’époque où Cubains ou Allemands de l’Est jouaient le rôle tenu aujourd’hui par Wagner. Et nous avions nos « petits hommes gris » dans la brousse…

Un autre ennemi, plus générique, mais dont il ne faut pas bien longtemps pour en faire la frise des drapeaux, menace notre souveraineté, tant au travers de notre poussière d’Empire, qui ne vaut plus vraiment que par la Zone économique exclusive (ZEE) qu’elle nous offre, que pour la sécurité de nos approvisionnements maritimes qui resteront essentiels et massifs quoique rêvent les fossoyeurs de la mondialisation. Cette menace débute dès la Méditerranée orientale, survole les Caraïbes et se prolonge dans les immensités de la zone Indopacifique. Malgré les réticences d’une partie d’entre eux, elle est partagée par nos alliés européens.

Enfin, et on ne peut que le déplorer, tel le Phénix, « le fléau nourri par les steppes de l’Asie centrale » vient une nouvelle fois de surgir aux marges de l’Europe, tel une pulsation historique récurrente, avec un nouveau visage, mais toujours les mêmes caractéristiques : enfermement culturel, brutalité et déni d’humanité. On ne peut que le déplorer car, si l’on ne sait comment va finir l’agression en Ukraine, nous savons que nous venons d’entrer dans une nouvelle course aux armements et dans une nouvelle guerre froide en Europe, guerre qui restera froide pour nos concitoyens si nous acceptons d’en conduire une plus chaude partout où ce compétiteur désormais déclaré voudra avancer ses pions. Mais l’on quitte alors le domaine de la stratégie militaire pour celui de la volonté politique.

Vers une capacité MAMBA musclée dans la prochaine LPM

Vers une capacité MAMBA musclée dans la prochaine LPM


Pour les chefs d’état-major, chaque audition parlementaire devient propice à relever les grands enjeux capacitaires de la prochaine loi de programmation militaire. Du côté de l’armée de l’Air et de l’Espace, les réflexions portent entre autres sur le renforcement du segment de défense sol-air assuré par les systèmes MAMBA. 

S’agissant de la défense sol-air en général, « la LPM que nous sommes en train de construire doit nous permettre d’aller plus loin », déclarait le chef d’état-major de l’AAE, le général Stéphane Mille mi-octobre en audition à l’Assemblée nationale. Des propos réitérés et détaillés un mois plus tard au Sénat. Certains sujets étaient alors « encore en cours d’arbitrage » mais, selon, le CEMAAE, l’une des idées sur la table sera bien de muscler la capacité MAMBA de deux manières. 

Premièrement, en poursuivant la rénovation des systèmes actuels via le programme SAMP/T NG conduit avec l’Italie. Lancé en réalisation en novembre 2020, ce programme dotera le système français du nouveau radar GF 300, du missile Aster 30 B1 NT et d’un module C2 rénové. Mais s’il doit permettre, d’après le CEMAAE, de « protéger une zone plus vaste et de lutter contre les menaces supplémentaires », le SAMP/T NG ne sera livré qu’à partir de 2027 aux armées françaises. 

Et deuxièmement, il est aussi question « d’augmenter le volume pour pouvoir répondre à une demande de protection croissante ». L’armée de l’Air et de l’Espace opère aujourd’hui huit sections MAMBA, dont l’une est déployée en Roumanie au titre de la mission Aigle. L’Ukraine demande depuis longtemps à la France de lui fournir une capacité MAMBA pour lutter contre les attaques russes, sans réponse claire jusqu’à présent. Seul indice évoqué la semaine dernière par le ministre des Armées Sébastien Lecornu lors d’un déplacement à Kiev, le lancement d’un programme de formation d’officiers ukrainiens sur « des nouveaux systèmes qui pourraient équiper l’Ukraine à l’avenir ».

S’agira-t-il d’en acquérir davantage comme le projette l’Italie, de poursuivre l’effort de remontée des stocks de missiles Aster 30, ou les deux ? Pour cette réponse, et bien d’autres, il faudra encore attendre plusieurs semaines avant l’adoption de la LPM 2024-2030 en conseil des ministres et sa publication. Le président de la République s’exprimera prochainement à ce sujet lors de ses traditionnels vœux aux armées, organisés cette fois sur la base aérienne 118 de Mont-de-Marsan. La discussion du texte devrait intervenir en juin prochain au Sénat mais, pour certains sénateurs, la question de l’étendue de la capacité de défense sol-air ne pourra être éludée. 

« La guerre en Ukraine a mis en évidence les limites de notre défense sol-air, dont nous disposons en quantité plutôt modeste, que ce soit pour la moyenne portée (SAMP-T Mamba avec le missile Aster) ou dans la basse couche (Crotale) », relevait notamment la sénatrice socialiste Hélène Conway-Mouret.

Bien que parcellaire, la perspective partagée par le CEMAAE aura peut-être participé à rassurer des sénateurs pour qui la défense sol-air française reste « un sujet de préoccupation ». Un sentiment partagé par leurs homologues de l’Assemblée nationale, à l’origine d’une mission flash sur le sujet pilotée depuis mi-octobre par les députés Natalia Pouzyreff (RE) et Jean-Louis Thiériot (LR).

Crédits image : AAE

La livraison de radars GM-200 et le soutien des CAESAr ont été au menu de la visite de M. Lecornu à Kiev

La livraison de radars GM-200 et le soutien des CAESAr ont été au menu de la visite de M. Lecornu à Kiev

http://www.opex360.com/2022/12/29/la-livraison-de-radars-gm-200-et-le-soutien-des-caesar-ont-ete-au-menu-de-la-visite-de-m-lecornu-a-kiev/


 

En revanche, ce déplacement a été l’occasion pour M. Lecornu d’évoquer avec Oleksii Reznikov, son homologue ukrainien, ainsi qu’avec le président Volodymyr Zelenski, les capacités qui font actuellement défaut aux forces ukrainiennes.

Il s’est agi de « bâtir un agenda de soutien militaire de la France à l’Ukraine pour les prochaines semaines et les prochains mois. J’ai des propositions à faire au président de la République, d’une part, et d’autre part, […] on a créé un fonds de soutien, assez inédit d’ailleurs [car] on est le seul pays à l’avoir mis en place, de 200 millions d’euros […] qui permettra à l’Ukraine de directement s’approvisionner auprès des industries de défense françaises. C’était l’occasion de faire un point d’étape important sur ce sujet », a en effet expliqué M. Lecornu, sur les ondes de RTL, ce 29 décembre.

Mais au-delà d’éventuelles livraisons d’équipements militaires, l’un des enjeux majeurs est d’assurer le maintien en condition opérationnelle [MCO] de ceux qui ont déjà été envoyés aux forces ukrainiennes. À commencer par les 18 Camions équipés d’un système d’artillerie [CAESAr], prélevés sur la dotation de l’armée de Terre française. Or, ces pièces d’artillerie ont été intensivement utilisées.

« Certains dégâts deviennent sérieux sur les CAESAr », a admis M. Lecornu, d’après Le Figaro. Et leur taux de disponibilité « inquiète » l’armée ukrainienne. On savait que l’un d’entre-eux avait récemment été touché par une munition rôdeuse russe de type « Lancet » [et il est désormais hors d’usage]. Mais d’autres, avance le quotidien, sont « immobilisés pour maintenance ». Et d’ajouter : « La partie ‘camion’ a souffert. Des tourelles doivent parfois être remplacées. Les tubes des canons vont aussi bientôt devoir être réparés ».

A priori, l’idée est de permettre à l’Ukraine, quand c’est possible, d’assurer elle-même la maintenance des CAESAr. Sur ce point, M. Reznikov a dit souhaiter « davantage de coopération avec les entreprises françaises pour faciliter les réparations » sur place.

Cela étant, et comme l’a encore montré la nouvelle vague de 120 missiles russes tirés contre des infrastructures essentielles ukrainiennes, ce 29 décembre, l’urgent pour Kiev est de renforcer ses capacités de défense aérienne. Déjà, l’Ukraine a déjà reçu des systèmes IRIS-T SLM, Hawk et NASAMS de la part de certains de ses partenaires. Et les États-Unis lui ont promis une batterie Patriot PAC-3 qui ne sera cependant opérationnelle d’ici plusieurs semaines.

« On a besoin de donner des moyens de légitime défense à l’Ukraine. On n’est pas sur des moyens offensifs mais bien sur des moyens défensifs », a fait valoir M. Lecornu auprès de RTL. « Donc, on l’a fait avec des batteries de missiles CROTALE récemment [deux unités, pour la défense à courte portée, ndlr] ainsi qu’avec des missiles MISTRAL [à très courte portée, ndlr] », a-t-il ensuite rappelé.

Ces moyens devraient être complétés par au moins un radar de détection aérienne GM-200 [ou Ground Master 200], produit par Thales. En tout cas, Kiev en a fait la demande auprès de la France.

« On a évidemment des discussions sur les radars de longue portée, comme le radar de Thales GM-200. C’est un des dossiers qu’on a fait aboutir lors de ce déplacement à Kiev », a affirmé le ministre des Armées.

Selon Thales, le GM-200 est un radar de moyenne portée qui « couvre une gamme complète de menaces, depuis les engins volant à faible vitesse et basse altitude, jusqu’aux objectifs furtifs et hautement manœuvrants » et il « peut également détecter les hélicoptères dissimulés derrière le relief ou la végétation et pouvant surgir inopinément ».

Ce radar, basé sur le GM400α [de longue portée, ndlr], possède de « capacités de détection et d’alerte » offrant aussi aux combattants une « protection face aux roquettes, aux tirs d’artillerie et de mortiers ». En outre, il permet également de disposer « simultanément des coordonnées des tirs et des impacts pour de multiples menaces ».

Par ailleurs, l’Ukraine souhaite également obtenir au moins un un système franco-italien Sol-Air Moyenne Portée / Terrestre [SAM/T] « Mamba ». Récemment, M. Reznikov a assuré que « Paris avait réagi positivement » à cette demande… Mais qu’il restait à convaincre l’Italie, qui n’en possède que cinq exemplaires.

A priori, la président du conseil italien, Georgia Meloni, qui vient de débloquer une nouvelle aide de 10 millions d’euros en faveur de l’Ukraine, a promis des systèmes de défense aérienne à M. Zelensky. Mais sous réserve, à précisé son ministre de la Défense, Guido Crosetto, que cela « n’affaiblisse pas les capacités » des forces transalpines.

En tout cas, selon M. Lecornu, des discussions sont encore en cours avec l’Italie sur ce sujet. Mais, a-t-il dit, « il est encore trop tôt pour se prononcer ». Cela étant, a-t-il continué, le président Macron « nous a justement demandé des schémas du possible mais ce sont des unités dont a besoin pour protéger le sol et le ciel français ». Pour rappel, l’armée de l’Air & de l’Espace ne dispose que de huit systèmes Mamba.

Les joueurs du néant – Point de situation du 27 décembre

Les joueurs du néant – Point de situation du 27 décembre

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 27 décembre 2022

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


La stratégie n’est souvent qu’une résolution de problèmes successifs avec au loin une idée plus ou moins claire de la paix que l’on veut obtenir. La prolongation de la guerre en Ukraine a vu les deux camps accumuler les problèmes à résoudre avec des ressources différentes. Le vainqueur sera celui qui y parviendra le moins mal.  

Stalinisation partielle

Après deux mois et demi d’avancées rapides dans les provinces de Kharkiv et Kherson, l’offensive ukrainienne est désormais à l’arrêt, la faute à la météo d’automne avec ces pluies et sa boue qui gêne les manœuvres, la faute surtout à la nouvelle stratégie russe. Le 11 septembre dernier, on évoquait sur ce blog l’idée que les Russes ne pourraient jamais éviter une défaite cinglante sans un changement radical de posture. Ce changement radical a eu lieu.

Passons sur l’annexion des provinces conquises après un référendum surréaliste. Un tour de magie ne produit un prestige, le coup de théâtre final, que si l’illusion a été parfaite auparavant. Personne, sauf peut-être Vladimir Poutine, n’a pensé que transformer des terres conquises en terres russes allaient changer les perceptions de la population russe devenue d’un seul coup ardente à défendre la nouvelle mère patrie ou des ennemis et leurs soutiens qui auraient été dissuadés de provoquer une escalade en s’y attaquant. La carte « annexion » a fait pschitt et les choses sont revenues comme avant. Kherson, a été abandonnée quelques jours après avoir été déclarée « russe à jamais » et l’artillerie russe n’hésite pas visiblement à tuer ceux qui sont normalement des concitoyens.

Non, le vrai changement a été la stalinisation de l’armée russe. Si la mobilisation de 300 000 réservistes, et l’envoi immédiat de 40 000 d’entre eux sur la ligne de front, en a constitué l’élément le plus visible, il ne faut pas oublier le durcissement de la discipline avec le retour de l’interdiction de se constituer prisonnier comme lors de la Grande Guerre patriotique ou encore l’obligation indéfinie de service une fois déployés en Ukraine. Les commissaires politiques sont déjà là depuis plusieurs années, mais la société privée Wagner a réintroduit récemment les détachements de barrage en deuxième échelon (la mort certaine si on recule contre la mort possible si on avance). Ce n’est pas encore la mobilisation générale, mais personne n’est dupe. Le Rubicon est franchi.

La formation militaire russe s’effectue directement dans les unités de combat, or les unités et leurs cadres sont presque entièrement en Ukraine, laissant en arrière des conscrits jouant aux cartes et astiquant le peu de matériel qui reste. Il aurait été logique lorsque l’Ukraine conquise est devenue russe de les envoyer sur place rejoindre leurs unités d’origine, cela n’a pas été le cas et c’est très étonnant. Peut-être qu’envoyer au combat ces très jeunes hommes était plus délicat qu’envoyer des « vieux » réservistes. Ce non-engagement, à ce jour, reste un mystère. Maintenant, si on n’avait plus les moyens de former les classes de 130-160 000 conscrits, on en avait encore moins pour 300 000 réservistes. Là encore, peut-être croyait-on que ces anciens militaires, en théorie, n’en avaient pas besoin.

Tout est fait dans le plus grand désordre, et à la guerre le désordre se paie avec du sang. C’est avec du sang et de lourdes pertes que la ligne Surovikine est tenue, mais elle est finalement tenue et le test est plutôt réussi politiquement. La « stalinisation partielle » a provoqué un grand exode extérieur ou intérieur, de nombreux incidents, des plaintes sur les conditions d’emploi mais pas de révolte. Pourquoi s’arrêter-là maintenant que la vie des soldats ne compte plus du tout ? Le sacrifice de la première tranche de mobilisés a sauvé la situation, l’arrivée de la seconde – les 150 000 hommes encore en formation en Biélorussie et en Russie – permettra soit de geler définitivement la situation, soit de reprendre l’initiative. Et si cela ne suffit pas, il sera toujours possible d’en envoyer plusieurs centaines de milliers de plus. Le pot des cartes « poitrines » est encore plein, même s’il y a sans doute une carte « seuil critique mécontentement » qui peut surgir à tout moment, une carte qui peut devenir explosive si elle est posée sur un fond de défaites et de difficultés économiques.

Mais les hommes ne sont pas tout. L’armée russe est toujours « artillo-centrée » et ce d’autant plus qu’il faut compenser la médiocrité constante de la gamme tactique des bataillons par plus d’obus. Au mois de juin, on évoquait le point oméga, ce moment où il n’est plus possible d’attaquer à grande échelle faute d’obus la consommation (et les destructions) dépassant alors largement la production. Nouveau problème : on semble s’approcher de ce point oméga. Les cadences de tir quotidiennes ont déjà été divisées par trois depuis l’été, tandis qu’on voit des vidéos de soldats réclamer des obus et des images de grands dépôts vides en Russie. Il est vrai que l’Ukraine éprouve les mêmes difficultés et comme c’était également prévu, s’approche aussi du point oméga. Cela a contribué aussi à limiter les manœuvres ukrainiennes qui se seraient trouvées en bien meilleure position si elles avaient pu conserver les cadences de tir de l’été. De part et d’autre, on cherche partout des cartes « obus ». Celui qui en trouvera aura un avantage majeur sur son adversaire. Il n’est pas sûr qu’ils y parviennent, ce qui influerait grandement sur la suite de la guerre.

Du sang et des armes

Le plus étonnant dans ce contexte est que les Russes maintiennent une attitude très agressive en multipliant les attaques, forcément petites, le long du Donbass comme si l’objectif de conquête complète annoncée le 25 mars n’avait pas été abandonné. Les Russes n’ont visiblement pas encore admis qu’ils cherchaient systématiquement à atteindre des objectifs démesurés pour leur main et qu’ils y épuisaient à chaque fois leur armée. La bataille de Kiev en février-mars (le fameux « leurre ») a cassé une première fois leur force terrestre. Les pertes matérielles russes documentées et donc sans doute également humaines de ce premier mois de guerre représentent au moins un quart du total à ce jour. C’est l’extrême érosion des quatre armées engagées autour de Kiev qui a imposé leur repli rapide. Les trois mois suivants de la bataille du Donbass ont à nouveau épuisé l’armée russe et l’ont rendu à nouveau vulnérable. Ne pouvant plus attaquer à grande échelle, ni même tout défendre avec des forces réduites, les Russes ont été obligés de faire l’impasse dans la province de Kharkiv, en partie pour défendre la tête de pont de Kherson. Ils ont fini par exploser à Kharkiv et au bout du compte devoir abandonner aussi la tête de pont.

Ils viennent maintenant de sauver la situation et pourtant ils attaquent dans des conditions difficiles le long de zones fortifiées et sans espoir de disloquer l’ennemi, mais seulement de dégager la ville de Donetsk ou de s’emparer de Bakhmut, pour la plus grande gloire d’Evgueni Prigojine. D’une certaine façon, les Russes se créent eux-mêmes des problèmes en s’usant dans des attaques impossibles.

En attaquant à tout va, les Russes s’usent, mais ils espèrent aussi sans doute faire de même avec les Ukrainiens qui acceptent ce combat. Peut-être s’agit-il pour ces derniers de refuser à tout prix de céder du terrain, ce qui n’est pas forcément une bonne idée. Peut-être choisissent-ils aussi ces combats justement pour à nouveau saigner à blanc l’armée russe afin de pouvoir également à nouveau attaquer ensuite à grande échelle. Chercher simplement à tuer le maximum d’ennemis est le niveau zéro de la tactique, sauf si les pertes infligées sont suffisamment importantes pour empêcher l’ennemi de progresser par l’expérience. Compte tenu de l’actuelle structure de fabrications de soldats toujours aussi médiocre du côté russe et en tout cas inférieure à celle des Ukrainiens, c’est peut-être une bonne carte, sanglante, à jouer.

Créer des problèmes chez l’ennemi

Ce n’est tout de résoudre ses problèmes, encore faut-il en créer chez l’ennemi en fonction des cartes dont on dispose dans sa main. Depuis octobre, les Russes dilapident leur arsenal de missiles à longue portée pour ravager le réseau électrique ukrainien, en espérant entraver l’effort de guerre ukrainien, augmenter le coût du soutien occidental et affecter le moral de la population en la plongeant dans le noir et le froid. C’est l’exemple type de carte faible jouée par défaut, parce qu’il n’y en a pas beaucoup d’autres en main et sans trop croire à sa réussite. Là encore cette campagne de missiles approche de son point oméga, probablement dans deux ou trois mois et là encore on cherche des cartes « drones et missiles », notamment du côté de l’Iran afin de pouvoir continuer.

Mais cette action a aussi pour effet de provoquer un renforcement de la défense aérienne ukrainienne par la livraison occidentale de systèmes à moyenne et longue portée. Ce renforcement est lent, car ces systèmes sont rares, mais inexorables. La mise en place d’une batterie Patriot Pac-2 permettra de protéger efficacement une grande partie du pays contre les missiles. Deux batteries protégeaient presque tout le pays. Le risque pour les Russes est de se voir interdire totalement le ciel dans la profondeur, mais aussi également de plus en plus sur la ligne de front. Associé à des moyens de neutralisation de défense aérienne russes, et à la livraison d’avions d’attaque comme les A-10 Thunderbolt que les Américains avaient refusé, cela peut changer la donne sur le front et compenser l’affaiblissement de l’artillerie.

Autre carte relativement simple à jouer : la diversion biélorusse. L’entrée en guerre de la Biélorussie est l’Arlésienne du conflit. Le président Loukachenko freine des quatre fers cette entrée en guerre dont il sait qu’elle provoquerait immanquablement des troubles dans son pays et peut-être sa chute. Il est cependant toujours possible de maintenir une menace en direction de Kiev afin au moins de fixer des forces ukrainiennes dans le nord. L’état-major de la 2e armée combinée a été déployé en Biélorussie avec plusieurs milliers d’hommes, l’équipement lourd de quelques bataillons et quelques lanceurs de missiles Iskander et des batteries S-400, peut-être à destination de l’OTAN. Dans les faits, la carte biélorusse est faible. L’armée biélorusse est très faible et sert surtout de stocks de matériels et de munitions pour les Russes. Quant aux milliers de soldats russes, il s’agit surtout de mobilisés utilisant la structure de formation biélorusse. Dans le pire des cas, une nouvelle offensive russe ou russo-biélorusse, forcément limitée par le terrain aux abords du Dniepr, aurait sans doute encore moins de chance de réussir que celle du 24 février.

Côté ukrainien, on joue la carte des frappes de drones en profondeur sur le territoire russe et en particulier par deux fois sur la base de bombardiers d’Engels sur la Volga. Plusieurs TU-95 ont été endommagés, ce qui est loin d’être négligeable, mais les effets de cette mini-campagne sont encore plus symboliques que matériels. Si les Ukrainiens parvenaient seuls ou avec l’aide d’un allié à fabriquer en série ces nouveaux projectiles (drones TU-141 améliorés ou missile made in Ukraine) pourraient avoir une influence stratégique. Mais méfiance, ces bombardements peuvent à leur tour alimenter le discours victimaire du gouvernement russe et la population se sentir réellement menacée. Il faut toujours se méfier des effets secondaires de ses actions.

Nous sommes actuellement dans un temps faible, faible au niveau stratégique parce qu’au niveau tactique les choses restent toujours aussi violentes. Il reste cependant des cartes à tirer au pot et des problèmes à créer jusqu’au moment où aucun des deux camps ne puisse plus les résoudre ou que le pot soit vide des deux côtés. Actuellement, les paris sont plutôt contre Poutine, avec l’inconnu de sa réaction et de son entourage lorsqu’il ne pourra plus résoudre les problèmes.

Intelligence artificielle : la guerre des normes est déclarée entre la Chine et les États-Unis

Intelligence artificielle : la guerre des normes est déclarée entre la Chine et les États-Unis


Depuis la Seconde Guerre mondiale et a fortiori au cours de la dernière décennie, le sujet de “l’intelligence artificielle” s’est véritablement imposé comme un enjeu technologique clé, conduisant à une course à l’innovation entre acteurs mondiaux. Mais plus encore que de simplement réveiller l’intérêt des startups, des chercheurs, des fonds d’investissement ou des écrivains de science-fiction, l’IA s’impose aussi comme un véritable enjeu de souveraineté politique et géopolitique à travers une guerre des normes effrénée.

Par le Club Influence de l’AEGE

L’IA : une technologie de rupture au centre d’enjeux mondiaux

Par ses promesses d’avenir, l’intelligence artificielle, éveille l’appétit de grandes puissances désireuses d’obtenir un avantage compétitif sur leurs voisins et sur leurs rivaux : l’IA (et toutes les technologies à son pourtour comme le machine learning par exemple) promet ainsi à ses défenseurs de bénéficier de méthodes de traitement de l’information automatisées, une véritable nécessité à l’heure du big data et de l’infobésité, à une époque où les données n’ont jamais été aussi accessibles, mais pourtant aussi difficiles à traiter et à analyser. Dans ce contexte, obtenir une avance sur le développement de l’IA, c’est potentiellement obtenir un avantage exceptionnel dans la sphère cognitive.

Les grandes puissances intéressées par cette promesse se livrent ainsi une véritable guerre sur cet enjeu : Chine, États-Unis, Union européenne, les puissances s’affrontent dans un champ d’activités où tout reste encore à faire. Et au centre de ce “grand jeu”, de cette lutte pour l’IA, se trouve la normalisation. Les États s’appuient sur leurs entreprises (et vice versa) pour dicter le rythme de cette confrontation à coup de normes, trustant autant que possible les places dans les comités de normalisation comme l’ISO ou l’ETSI, allant parfois jusqu’à recourir à des méthodes mafieuses si ce n’est à des barbouzeries. C’est pour mieux comprendre cette guerre des normes sur le sujet de l’IA que l’Agence française des Normes (AFNOR) a commandé au Club Influence de l’École de Guerre économique un rapport, document qui a servi de base à la rédaction du présent article.

La normalisation : un outil d’influence et de conquête des marchés

Dans ce cadre de guerre entre grands acteurs, la normalisation apparaît en effet comme un axe fondamental pour permettre aux acteurs publics et privés d’imposer leurs intérêts. Méconnue, sous-estimée, souvent mal comprise, la normalisation est pourtant un élément fondamental de toute démarche de souveraineté économique et donc un élément central dans toute guerre économique.

D’une certaine façon, tenir la norme c’est tenir le marché. En effet, la norme est à un marché ou une technologie, ce que les règles de grammaire sont à une langue. La norme permet aux acteurs d’un écosystème économique ou technologique de fonctionner selon des standards communs, interopérables. Or, pour un opérateur économique, être capable d’influencer ou d’écrire les règles du jeu auquel il va jouer est un avantage compétitif substantiel.

 La norme s’impose ainsi comme un outil d’influence géopolitique et commercial : elle n’est pas qu’une contrainte qui viendrait brider la créativité et le développement des entreprises au nom de la protection des consommateurs, elle peut aussi être une arme compétitive redoutable pour verrouiller un marché en sa faveur.

Un exemple permet de se rendre compte de l’importance de la normalisation pour la conquête de marchés technologiques : Le cas du conflit entre la « Type 2 » et la « Type 3 », les prises de recharge des voitures électriques en Europe. Les deux prises s’affrontaient pour devenir la norme officielle des prises de recharge dans l’UE. L’une des prises était défendue par les industriels de l’automobile allemands, qui avaient déjà commencé à déployer cette technologie. L’autre prise était défendue par les industriels français, qui avaient aussi commencé le déploiement de leurs propres prises. Réussir à imposer un standard unique de prise aurait donc permis aux constructeurs allemands d’évincer leurs concurrents français, et vice versa.

Dans les faits, c’est ce qui s’est produit : la prise allemande s’est imposée grâce à d’importants efforts de lobbying et de normalisation et elle est désormais le socle de toutes les voitures électriques et hybrides dans l’UE, un véritable revers pour l’industrie automobile française qui s’est donc lancé sur ce marché avec un retard important et qui a dû réajuster toute une partie de sa production pour s’adapter à cette nouvelle norme.

Ce qui est valable dans cet exemple l’est tout autant dans le cadre de l’IA : les différents acteurs de l’intelligence artificielle peuvent espérer verrouiller le marché en leur faveur et donc prendre une avance de long terme sur leur concurrence, cela en imposant leur vision par les normes qu’ils pourraient faire passer via des comités normatifs comme l’ISO. L’enjeu est donc crucial et explique que des pays comme la Chine et les États-Unis s’en saisissent à bras le corps.

Chine et États-Unis : deux stratégies normatives, un seul gagnant

Dans la véritable guerre économique qui fait rage entre les États-Unis et la Chine, la technologie et l’innovation font bien sûr partie des théâtres d’affrontement majeurs : dans cette veine, l’intelligence artificielle prend de fait une place à la mesure des enjeux de cette rivalité sino-américaine.

Une position de leadership dans l’IA permettrait, en effet, au pouvoir chinois de remplir un certain nombre de ses objectifs :

  • D’abord, l’IA permettrait à la Chine d’enfoncer le dernier clou de sa domination industrielle mondiale totale, en optimisant encore plus son circuit productif et ses réseaux de distribution (notamment en automatisant une partie des transports de son projet de Nouvelles Routes de la Soie) ;
  • Ensuite, l’IA permettrait à l’appareil étatique chinois d’accroître encore son appareil de surveillance et de renseignement, qu’il vise à contrôler sa propre population (ex : reconnaissance faciale) ou à espionner des pays voisins (ex : traitement automatisé des données issues d’écoutes, d’interceptions numériques ou de social listening) ;
  • Enfin, l’IA permettrait à la Chine de grandement moderniser les systèmes d’armement de l’Armée populaire de Libération (APL) et donc de prendre une avance importante sur le grand rival américain en répondant à de nombreuses problématiques de l’Armée populaire de Libération (APL).

Mais bien que l’IA soit au cœur de la stratégie de long terme chinoise, l’Empire du Milieu part avec une importante épine dans le pied dans le secteur des nouvelles technologies : les géants américains de la Silicon Valley, pionniers en matière d’innovation, le sont également sur la normalisation, créant des standards de facto pour tenir les marchés totalement captifs.

Cette domination est quasi-totale dans l’innovation industrielle, le cloud, les réseaux sociaux ou l’IT pure. Mais le PCC cherche à éviter que les entreprises américaines ne reproduisent ce schéma sur le secteur naissant de l’IA. La Chine souhaite donc prendre le contrôle sur ce secteur avec une politique de montée en puissance qui s’illustre par certains succès.

Pour contrecarrer cette hégémonie technologique et normative américaine, Pékin a mis de nombreuses ressources à disposition de ses prétentions dans l’IA : sur la période 2019-2020, ce n’est pas moins de 70 milliards de dollars qui ont été attribués à la recherche dans ce domaine par le gouvernement chinois.

Conséquence directe de ce volontarisme de l’État chinois, en 2019, 6 des 11 “licornes” du secteur mondial de l’IA étaient chinoises. La même année, l’Allen Institute for Artificial Intelligence estimait que la Chine dépasserait bientôt les États-Unis en termes de recherche fondamentale sur l’IA : d’ici 2025, le top 1% des articles universitaires sur l’IA sera à majorité composée d’articles chinois. Une course universitaire qui se double bien sûr d’une course aux brevets, selon l’Organisation internationale de la Propriété intellectuelle (WIPO), qui indique qu’au cours de la décennie écoulée, les Chinois ont déposé à eux seuls près de 75% des brevets relatifs à l’IA. Enfin, d’après les chiffres de LexisNexis, Tencent et Baidu, deux entreprises chinoises, sont les deux plus grands propriétaires de brevet sur l’IA, avec en 2021 environ 9600 brevets pour Tencent et 9500 pour Baidu (contre seulement 4000 pour Alphabet par exemple, la maison mère de Google.

Le soutien de l’État chinois à ses grands conglomérats a donc des effets directs très visibles. Mais en plus de ces soutiens aux entreprises et à la recherche, la Chine met en place une véritable offensive normative pour dominer le secteur de l’IA de manière plus structurelle. La stratégie normative chinoise dans l’IA repose ainsi sur deux volets :

  • La création de normes de facto sur l’IA, hors de tous comités normatifs, en devenant les premiers à sortir une innovation, en poussant à son adoption massive tout en ne la rendant pas compatible avec d’autres systèmes informatiques ou d’autres IA. Exemple intéressant de cette stratégie, la Chine compte utiliser ses Nouvelles Routes de la Soie pour diffuser ses normes dans l’IA : un accord chinois de “reconnaissance des normes”, signé depuis 2019 par quarante-neuf pays, prévoit ainsi que la Chine rende incompatibles à son infrastructure de transport tous les navires et trains autonomes étrangers qui ne suivent pas les normes d’interopérabilité chinoises.
  • La création de normes officielles sur l’IA, en se représentant massivement dans les comités normatifs afin de proposer des projets de normes favorables aux intérêts chinois. Pour se faire, la Chine peut s’appuyer sur ses géants du numérique, les BHATX (Baïdu, Huawei, Alibaba, Tencent et Xiaomi), afin d’agir en leur nom (et donc au nom de la Chine) au sein des grands organismes de mondialisations internationaux (ex: ISO, IEC) ou régionaux (ex: ETSI) ; cette stratégie est explicitement décrite dans le plan “China Standards 2035”, soit en Français, “Les Normes chinoises en 2035”.

La stratégie chinoise de domination dans l’IA se fonde donc sur l’innovation technologique, la recherche scientifique et la normalisation massive. Cette stratégie est assumée et semble permettre aux Chinois de creuser l’écart avec le pays de l’Oncle Sam. Mais les États-Unis ne sont cependant pas en reste dans cette guerre ouverte. Le député Cédric Villani, dans un rapport de 2018, est ainsi longuement revenu sur la volonté assumée de Washington de s’imposer comme un leader sur le sujet de l’IA, notamment en utilisant comme arme normative l’avantage incontestable que représentent les GAFAM pour l’Amérique. Comme la Chine, les États-Unis utilisent les normes de facto, mais à un degré encore plus important.

Washington soutient en effet les entreprises de la Silicon Valley afin qu’elles utilisent leur avance dans les secteurs technologiques, afin qu’elles portent l’innovation autour de l’IA et afin que ces découvertes s’imposent ensuite comme normes de facto. Un bon exemple de cette normalisation par le fait accompli est le cas de Google avec TenserFlow. Très innovante et en avance par rapport au reste du marché (et notamment par rapport aux technologies chinoises), cette technologie de deep learning a été adoptée dès le départ par la quasi-totalité du marché, devenant la référence sur laquelle s’est construit tout le reste des technologies de deep learning. Celles-ci sont donc obligées d’être interopérables avec cette technologie américaine de Google. Être le premier à pouvoir fournir l’innovation que tout le monde cherchait, c’est s’assurer la maîtrise de tout le marché présent et à venir en créant une norme de fait.

Une fois ces normes de facto mises en place par les GAFAM (c’est à dire une fois la technologie américaine suffisamment diffusée), l’American National Standards Institute (ANSI) inscrit ces normes et les défend dans les organismes normatifs internationaux, tels que l’ISO et l’IEC, mobilisant des moyens considérables de lobbying pour faire adopter ces normes.

Interrogé par le Club Influence de l’AEGE, Patrick Bezombes, Président de la commission de normalisation IA et Big Data à l’Agence française des Normes (AFNOR), confirme ce lobbying très important des GAFAM américains dans les comités normatifs : “les groupes américains font des milliards de bénéfice par an, ils peuvent donc aisément décider d’investir dans une équipe de cent personnes uniquement pour travailler sur la norme et se projeter dans une vision de long terme sur ce sujet”. Une stratégie coûteuse et donc beaucoup moins accessible à des petits acteurs de l’innovation sur l’IA, telles que les entreprises européennes.

Ce qui apparaît donc clairement, c’est que la stratégie chinoise est assez similaire à la stratégie américaine. En utilisant des entreprises monopolistiques afin de tenir, captive l’innovation technologique, mais surtout afin de mettre en place des normes de facto, les entreprises américaines et chinoises n’ont plus qu’à les faire adopter définitivement en mettant les comités de normalisation devant le fait accompli. Cette approche pragmatique se fonde sur un pur rapport de force et n’est possible que parce que Washington, comme Pékin, peuvent s’appuyer sur leur appareil industriel et leurs fleurons dans la recherche fondamentale. Les acteurs de taille plus modestes, comme la France, ne peuvent pas, faute de moyens, copier cette stratégie. Ils se doivent donc d’appréhender cette confrontation normative soit en choisissant un camp, soit en faisant le pari d’une “troisième voie”, forcément moins offensive.

Quelle place pour la France dans cette guerre normative ?

Avec les deux superpuissances en tête de lice dans la course au leadership pour l’IA, la France est peu à peu en train de prendre conscience que si elle veut exister dans cette compétition, elle va devoir s’appuyer sur l’Europe. Après plusieurs années de retard, Paris semble finalement avoir eu le sursaut nécessaire, une prise de conscience qui s’est traduite par l’adoption au niveau national d’une feuille de route visant à faire de la France un hub clé de la course à l’IA, mais également avec la publication en avril 2021 par la Commission européenne, de l’Artificial Intelligence Act (AI Act).

L’AI Act a pour but premier de créer un cadre juridique strict et clair autour de la technologie qu’est l’IA. La nouveauté de ce document réside dans son approche holistique, à la fois purement juridique, mais aussi plus éthique, avec des enjeux philosophiques ou écologiques.

Mais un autre élément de l’AI Act est passé inaperçu alors qu’il était une caractéristique clé de ce document :  le document de la Commission européenne met en place, dans toute l’UE, une classification des technologies IA corrélés à des risques allant de minimal à inacceptable (4 niveaux). Or, cette classification permettra aux instances européennes d’exercer un véritable contrôle de conformité aboutissant pour les technologies acceptées sur le territoire européen à un marquage « IA de confiance », permettant donc d’exclure du marché commun européen toute IA américaine ou chinoise qui ne respecterait pas les standards européens.

Puissances industrielles de premier ordre, Chine et États-Unis basent logiquement leur stratégie normative sur l’innovation techno-industrielle ; en retard sur ce domaine, la France et l’UE ont fait le choix du responsable et de l’éthique afin de fermer leur marché à des acteurs étrangers.

Mais cela ne doit pas empêcher non plus la France d’avoir une approche de normalisation plus offensive, en envoyant ou en encourageant des industriels français à rejoindre les comités de normalisation en tant que project leader sur des sujets précis, mais aussi plus largement en produisant un lobbying au sein des votes de ces comités afin de faire passer des textes favorables aux entreprises et citoyens européens. La France, pays qui a longtemps été en pointe de la recherche et de l’innovation (4e pays au monde en nombre de prix Nobel), doit aussi renouer avec ses origines et encourager plus largement la recherche dans l’IA dans ses établissements d’excellence afin de déposer des brevets qui conduiront à des normes de facto d’origine française.

Et la France ?

Utilisés de manière complémentaire, les brevets et la normalisation permettent à la fois de protéger notre marché et nos technologies, mais aussi de diffuser ces dernières. Ces deux vecteurs alimentent donc le même objectif unique : la compétitivité.

Il faut se rappeler que cette approche à la pointe de l’innovation et de la normalisation, la France a déjà su en tirer profit au cours de son histoire, par exemple pour les piles à combustible, l’hydrogène, les technologies du nucléaire, mais aussi pour la norme “GSM”, qui sert encore de base aujourd’hui à la téléphonie portable mondiale. C’est cette stratégie qui a en partie permis au pays de rester compétitif dans ces domaines hautement disruptifs. Ainsi, l’Hexagone a tout intérêt à passer le pas et à employer des stratégies similaires de normalisation dans l’Intelligence artificielle.

Surtout, la France n’est pas seule dans cette guerre entre deux grandes puissances : Paris dispose d’alliés nombreux qui peuvent agir à ses côtés : en utilisant ses alliés européens comme tremplin et ses partenaires africains comme atout, la France a véritablement les moyens de porter une politique d’encerclement normatif qui permettra de protéger le pré-carré français et européen en termes d’innovation sur l’IA. Ainsi, bien que la France ne dispose pas à ce stade du tissu industriel suffisant pour concurrencer Washington et Pékin en termes de normalisation active, elle peut néanmoins utiliser la normalisation à des fins “défensives”, pour protéger le marché européen des appétits des deux grands empires. Ce protectionnisme économique par la normalisation, en limitant et en conditionnant l’accès au marché (français, mondial et européen selon certains critères), permettra aussi de protéger les jeunes pousses et autres projets innovants qui viendront peut-être concurrencer les GAFAM et autres BAHTX à très long terme.

La France se doit donc de se jeter dans la bataille normative contre ses grands adversaires internationaux, mais cela implique de rallier à sa cause les industriels, les entreprises, les think tanks, les centres de recherche, les chefs d’entreprise et les autres acteurs européens désireux de s’investir dans le champ normatif.

Guerre en Ukraine : Des chars T-14 Armata déployés par l’armée russe dans le Donbass?

Guerre en Ukraine : Des chars T-14 Armata déployés par l’armée russe dans le Donbass?

 

http://www.opex360.com/2022/12/26/guerre-en-ukraine-des-chars-t-14-armata-deployes-par-larmee-russe-dans-le-donbass/


 

Or, depuis le début de la guerre en Ukraine, ces nouveaux équipements ont été très discrets… quand leur utilisation n’a pas eu d’effet tangible. C’est le cas, par exemple, du missile hypersonique Kinjal qui, mis en œuvre par le MiG-31K, n’a aucune suite décisive sur la suite des combats.

Cependant, en octobre, Moscou a assuré avoir engagé quatre Su-57 « Felon » pour « détruire » des système de défense aérienne ukrainien. Ce qui n’a pas pu être confirmé de manière indépendante. Cela étant, ce ne serait pas totalement incongru, au moins deux appareils de ce type [alors à l’état de prototype] ayant été déployés en Syrie en 2018. Quoi qu’il en soit, la force aérospatiale russe en attend 76 exemplaires [soit de quoi équiper trois « régiments »] et les premiers appareils de série lui auraient été livrés.

Quant au S-70 Okhotnik-B, conçu pour opérer au côté du Su-57 « Felon », il n’a plus trop fait parler de lui depuis que le consortium aéronautique russe OAK a fait part de son intention de le produire en série, en août 2021, avec des livraisons prévues en 2024.

Dans le domaine de la robotique, on sait que les forces russes ont déployé le robot démineur Uran-6 dans le Donbass, région du sud-est de l’Ukraine passée presque entièrement sous leur contrôle. Mais rien n’indique, à ce jour, qu’elles aient engagé des robots armés Uran-9 [ou Platform-M].

S’agissant des chars, le plus récent envoyé au combat est le T-90M « Proryv-3 », doté d’un canon lisse 2A46M-4 de 125 mm, d’un système de contrôle de tir automatisé « Kalina », d’une protection active « Relikt » et d’une mitrailleuse téléopérée de 12,7 mm. Au moins deux ont été détruits par l’armée ukrainienne, qui en a capturé deux autres. Au total, les forces russes en ont perdu au moins sept.

Aussi, jusqu’à présent, le T-14 Armata n’a pas été déployé en Ukraine, pas plus, d’ailleurs, que le véhicule de combat d’infanterie T-15. L’an passé, et après des essais effectués en Syrie, un responsable russe avait assuré que vingt premiers chars seraient livrés d’ici la 2021. « Des travaux sont actuellement en cours pour produire un lot pilote avant la fin des essais d’État afin d’en obtenir une évaluation opérationnelle », au sein des troupes, avait-il confié à l’agence TASS.

Qu’en est-il désormais? Fin novembre, une vidéo montrant au moins un T-14 Armata sur un terrain d’entraînement situé dans la région de Kazan [Volga] a été diffusée via les réseaux sociaux. Même si la date à laquelle elles furent prises étaient inconnu, il n’en fallut pas davantage pour nourrir la spéculation sur un éventuel engagement de ce char en Ukraine…

Pour rappel, et comme le souligne Marc Chassillan, spécialiste des blindés, dans le dernier hors-série du magazine RAIDS sur les chars de combat, le T-14 « Armata » est un char à « l’architecture révolutionnaire », car en « rupture totale avec les engins » qu’il va remplacer, grâce à la combinaison de trois éléments : « une forte augmentation des classes de masse, l’adoption d’armements principaux téléopérés et l’installation généralisée de systèmes de protections actives ».

Dans le détail, affichant une masse de l’ordre de 57 tonnes, le T-14 Armata est propulsé par un moteur Diesel CTZ A85-3A à seize cylindre disposés en « X », d’une puissance de 1500 ch. Mis en oeuvre par un équipage de trois hommes prenant place dans une capsule blindée à couches multiples, séparée des munitions, il est équipé d’une d’une tourelle téléopérée portant un canon de 125 mm, et d’une suite de capteurs, de radars, de caméras à haute résolution ainsi que du système de protection active de type Afganit. Son armement est complété par des missiles anti-char Sokol, une mitrailleuse de 12,7 mm et d’un canon de 30 mm.

 

Un mois après la diffusion de la vidéo filmée à Kazan, le journaliste [et propagandiste] russe, Vladimir Soloviev, a affirmé avoir vu des T-14 Armata dans le Donbass. Et de publier des photographies prises à cette occasion sur ses réseaux sociaux.

Seulement, rien ne permet de confirmer cette information actuellement. En outre, selon l’analyste américaine Rob Lee, du Foreign Policy Research Institute, les images produites par M. Soloviev auraient a priori été prises à… Kazan.

 

 

Cela étant, la semaine, M. Poutine a parlé d’une « situation extrêmement difficile » dans les région annexée par la Russie en septembre dernier, savoir Donetsk, Louhansk, Kherson et Zaporijjia. De quoi motiver l’envoi de T-14 dans le Donbass, à supposer que ces chars soient totalement opérationnels?

En attendant, début décembre, la chaîne russe NTV a annoncé l’envoi de 200 T-90M dans la région de Louhansk. Ces chars proviendraient directement de l’usine d’Uralvagonzavod, implantée à Nijni Taguil.

Photo : Archive

Le cerveau du chef de groupe de combat comme priorité stratégique

Le cerveau du chef de groupe de combat comme priorité stratégique

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 22 décembre 2022

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Colloque « Pour une gestion optimale du stress »- 28 septembre 2022 Ecole du Val-de-Grâce

En 1997, alors commandant d’une compagnie d’infanterie de marine, je testais mes neuf groupes de combat d’infanterie. Sur un terrain profond de 500 mètres parsemé de trous et d’obstacles, chacun d’eux devait s’emparer d’un point d’appui tenu par trois hommes. Attaquants et défenseurs étaient équipés de « systèmes de tir de combat arbitré par laser » dont chaque coup au but entraîne une mise hors de combat.

A la première attaque, les performances furent très inégales suivant les groupes. Certains ont été étrillés dès le début de l’action alors que deux sont parvenus à réussir la mission, dont un avec des pertes très légères. Après un deuxième passage, le nombre de groupes ayant réussi la mission était passé à quatre, mais la hiérarchie des résultats restait sensiblement la même. Il y avait donc eu un apprentissage très rapide. Dans un troisième passage, les hommes ont été mélangés dans les différents groupes. L’efficacité moyenne a nettement diminué, mais la hiérarchie des chefs de groupe est restée sensiblement la même. J’en concluais que deux facteurs influaient la performance des groupes : la connaissance mutuelle et l’expertise du chef de groupe. Je m’intéressais ensuite plus particulièrement à la manière dont les meilleurs chefs de groupe avaient pris leurs décisions.  

Décider dans la peur

L’instrument premier du chef au combat est sa mémoire à court terme, sorte de « bureau mental » qui permet de réfléchir à partir d’objets mentaux rapidement accessibles. Ces objets sont des informations telles que la position réelle ou supposée des amis et des ennemis, leurs actions possibles, etc. On forme ainsi une vision de la situation. Cette vision est réactualisée en permanence en fonction des informations reçues par ses propres sens ou par les subordonnés, les chefs ou les voisins.

La fiabilité de cette vision par rapport à la réalité est forcément médiocre, très inférieure, par exemple, à celle du joueur d’échecs qui voit toutes les pièces de l’échiquier et dont la seule inconnue est la réflexion de son adversaire. Elle correspond en fait à celle qu’aurait ce joueur d’échecs s’il occupait lui-même la place du Roi, un Roi accroupi ou couché, alourdi d’une vingtaine de kilos d’équipements et évoluant dans le vacarme du champ de bataille. Cette vision est surtout influencée par le stress inévitable du combat, de la même façon qu’en retour elle influe aussi ce degré de stress.

La manière dont un individu réagit à un danger dépend de l’interaction de plusieurs systèmes nerveux. L’amygdale, placée dans le système limbique, est la sentinelle du corps. Lorsqu’elle décèle une menace, elle déclenche immédiatement une alerte vers des circuits nerveux rapides. Les ressources du corps sont alors automatiquement mobilisées par une série d’ordres bioélectriques et des sécrétions chimiques. Cette mobilisation se traduit par une concentration du sang sur les parties vitales au détriment des extrémités, ainsi que par une atténuation de la sensation de douleur. Surtout, elle provoque une augmentation du rythme cardiaque afin de permettre des efforts physiques intenses.

Quelques fractions de seconde plus tard, l’alerte de l’amygdale atteint le néocortex et c’est là que se forme une première vision de la situation et la réponse à cette question fondamentale : est-ce que je suis capable de faire face à la situation ?

Si la réponse oui. Il est probable que la transformation en restera là et sera positive. Si la réponse est non, le stress augmente et le processus de mobilisation s’emballe jusqu’à devenir contre-productif. Au-delà d’un premier seuil, l’habileté manuelle se dégrade et l’accomplissement de gestes jusque-là considérés comme simples peut devenir compliqué. Au stade suivant, ce sont les sensations qui se déforment puis les fonctions cognitives qui sont atteintes et il devient de plus en plus difficile, puis impossible de prendre une décision cohérente. Au mieux, on obéira aux ordres ou on imitera son voisin. Au stade ultime du stress, le comportement de l’individu n’a plus de lien avec la menace extérieure puisque c’est le corps lui-même, et particulièrement le cœur, qui sera la menace principale. Le réflexe est alors de bloquer l’amygdale afin de stopper ce processus de mobilisation générale devenu dangereux. L’individu peut alors rester totalement prostré face à quelqu’un qui va visiblement le tuer (1). Notons que comme l’amygdale est reliée à la mémoire profonde, c’est là qu’elle puise les indices de danger, son blocage souvent influe aussi sur la mémoire. Au mieux, la séquence qui a provoqué la terreur est effacée de la mémoire ; au pire, elle s’y incruste fortement et revient à l’esprit régulièrement.

En résumé, le stress introduit une inégalité de comportement en fonction sa confrontation avec la vision du danger à affronter.  Comme disait Montaigne, la peur de la mort donne des ailes ou plombe les pieds ou c’est valable aussi pour les capacités cognitives.  

Alors qu’il était chef d’un poste isolé au nord de Sarajevo en 1995, le lieutenant Pineau reçoit par les Bosno-Serbes l’ultimatum de quitter la zone dans les dix minutes avant d’être attaqué. Il témoigne de son état : « Cœur qui s’emballe, un grand blanc, puis le sentiment d’avoir des capacités décuplées, une extrême clairvoyance ». J’ai eu moi-même exactement la même sensation de « flow » décrit par le psychologue hongrois Mihály Csíkszentmihályi, lors de mon arrivée dans la même ville deux ans plus tôt et le premier accrochage, avec des miliciens bosniaques cette fois. Quelques jours plus tard, je me trouvais dans l’axe de tir d’un sniper et me réfugiais derrière un bulldozer. Je me surpris alors à calculer à quelle distance pouvait se trouver le tireur en fonction des sons entendus, le temps qu’il faudrait à une balle 7,62 x 54 mm R pour parcourir cette distance, ma vitesse de course, la vitesse de réaction du tireur en me voyant, et au bout du compte combien de mètres je pouvais parcourir avec l’arrivée de sa balle. Tout cela en quelques secondes. Autre exemple, après l’explosion d’un engin explosif qui vient de tuer un de ses hommes en Afghanistan, le capitaine Hugues Roul se rend sur place :

Je ne me sens pas submergé par les émotions, et je me concentre sur les différentes tâches à effectuer : bouclage de la zone, reconnaissance afin de déceler un éventuel deuxième IED[Improvised Explosive Device, engin explosif improvisé] coordination avec la section d’alerte qui arrive avec le médecin et l’équipe EOD [Explosive Ordnance Disposal, équipe de neutralisation des explosifs], etc. Tellement concentré que je ne remarquerai même pas le chasseur qui passera en rase motte afin d’effectuer un « show of force », et que je serai incapable de dire combien de temps nous sommes restés sur zone. J’insiste également pour que les hommes qui n’ont pas vu le corps ne se rendent pas sur la zone, afin de les préserver de cette vision (2).

Mais on n’a pas toujours des ailes au cerveau. On peut répondre aussi « je ne sais pas trop » à la question « est-ce que je peux faire face » et se trouver alors dans une contradiction entre l’obligation et le désir d’agir d’un côté et la difficulté à décider de ce qu’il faut faire de l’autre.

Lorsqu’on est simple soldat et que l’on ne doit pas donner d’ordre, il suffit d’obéir pour résoudre cette contradiction. Pour le caporal Gaudy en 1918, « C’est un des bonheurs du soldat de n’avoir qu’à se laisser guider : il se repose sur le chef qui pense pour lui (3)». On se concentre alors sur ses seules actions afin d’accomplir la mission et survivre, mais même ainsi on simplifie aussi la situation pour se concentrer. La vision de beaucoup de combattants est focalisée par une sorte d’effet tunnel sur sa propre situation et son environnement immédiat. Cet isolement s’explique par le cloisonnement du champ de bataille (terrain, poussières, vacarme) et le refus inconscient de voir les dangers contre lesquels on ne peut rien faire. Dans cette réduction du bureau mental, l’esprit se concentre souvent sur une seule idée ou une seule image concrète : le chef, la menace ou l’objectif à atteindre. Dans son analyse des combats de sa compagnie à Bangui en mai 1996, le capitaine Marchand parle d’une « focalisation complète sur l’objectif qui fait rapidement oublier les autres directions potentiellement aussi dangereuses en localité (4)». Les évènements qui surviennent dans ce petit espace-temps sont grossis, ceux qui se déroulent loin sont ignorés. Après les faits, l’interview des combattants donne souvent l’impression qu’ils n’ont pas participé au même combat. D’où la nécessité de reconstituer le plus vite possible pour eux et avec eux le puzzle du combat qui vient de se dérouler.

Pour un chef, obligé de « cheffer » selon les mots de Jacques Chirac, une manière classique de résoudre la contradiction consiste à travailler en dessous de son niveau de responsabilité. L’homme est encore un acteur mais il accepte sciemment un second rôle. Le capitaine Marchand décrit ainsi la contraction du commandement qui se manifeste dans une partie de son encadrement, augmentant par ailleurs la charge de ceux qui restent à leur niveau de responsabilité. Il décrit également « la tendance à exagérer dans ses comptes rendus le volume de l’ennemi et la difficulté de la situation » ce qui perturbe fortement la capacité d’analyse lucide de la situation.

Docteurs en morts violentes

Parlons maintenant de cette analyse qui précède les ordres, y compris les ordres à soi-même. Une situation chaotique ne devient compréhensible que si on possède certaines clefs. De la même façon que Galilée voyait des lunes là où les autres ne voyaient que des tâches sur Jupiter, l’expert tactique qui reste concentré « voit » ainsi tout de suite des choses qui échappent au novice. Mais pour voir, il faut savoir, et en appui du bureau mental de la mémoire à court terme, il y a l’expérience profonde de l’individu, sa mémoire à long terme (5).

À partir de la fusion d’informations réalisée par la mémoire à court terme, le combattant construit son estimation de la situation puis « décide de décider ». Pour cela, il commence par choisir plus ou moins consciemment de la vitesse d’analyse en fonction de l’urgence ou de la complexité de la situation. Il peut choisir un cycle réflexe de quelques secondes pour des décisions simples (tirer, bondir, etc.) ou un cycle de réflexion qui peut durer jusqu’à plusieurs minutes, en fonction de la complexité de l’action à organiser.

Chacun de ces cycles est lui-même une combinaison de souvenirs et d’analyse en fonction des délais disponibles, souvent limités, et du degré d’expérience du combat. Lorsque la situation est familière, l’appel à la « mémoire tactique », va être immédiat et automatique. Or, les souvenirs contiennent des charges affectives émotionnelles. Ces charges ont des intensités différentes et un signe positif ou négatif. Si l’expérience passée a été négative, la charge indiquera que ce n’est pas une chose à faire. Son action sera plutôt inhibitrice. Inversement, si l’expérience passée a été un succès, les émotions pousseront à agir à nouveau de la même façon. Plus la banque de réponses typiques positives est riche, plus le combattant a de chances de trouver de bonnes réponses et, paradoxalement, plus cette recherche est rapide. Ce phénomène, parfaitement analysé par le neurobiologiste Antonio Damasio (6), explique pourquoi le combattant est désemparé devant l’inconnu (il ne peut être aidé par des expériences antérieures) et pourquoi il est préférable d’agir sur un large fond d’expériences positives.

Si la situation ne ressemble pas quelque chose de connu ou si la solution qui vient à l’esprit ne convient pas, l’analyse prend le relais. Or, cette réflexion logique est beaucoup plus longue et coûteuse en énergie que l’appel aux souvenirs. Le novice a donc tendance, soit à concentrer comme on l’a vu sur quelque chose de simple mais connu, au risque de ne pas être au niveau de la situation, soit à utiliser des cycles de réflexion plus longs que ceux de l’expert pour tout analyser. Ce faisant, il risque de s’épuiser plus vite et surtout de se trouver dans une position délicate face à des adversaires plus rapides.

De plus, comme nous l’avons vu, à délais de réflexion équivalents, les experts bénéficient d’une vision de la situation de meilleure qualité qui leur permet et d’un système d’aide à la décision à base de solutions « préenregistrée ». Dans une partie d’échecs officielle, les délais de réflexion sont identiques pour les deux adversaires. La différence se fait donc dans le choix du secteur de jeu sur lequel on fait effort, la confrontation avec des séquences similaires connues et dans la manipulation des solutions possibles. Quand on lui demandait comment il était devenu champion du monde d’échecs, Garry Kasparov répondait « J’ai appris 8 000 parties par cœur ». Son génie, comme celui de Napoléon, qui lui avait appris toutes les batailles de son temps, reposait sur l’art d’utiliser les innombrables situations analogues qui se présentaient dans son esprit face à une situation nouvelle, c’est-à-dire à choisir les plus pertinentes et à les adapter.

En situation de combat rapproché, où celui qui ouvre le feu efficacement le premier sur l’autre dispose d’un avantage considérable, ce choix de la vitesse est essentiel. Si on suit les analyses du major britannique Jim Storr, celui qui prend une décision qui a une chance sur deux d’être une bonne décision a également une chance sur deux de l’emporter, alors que celui qui prend une décision parfaite mais en second n’a qu’une chance sur quatre de gagner. Celui qui est très rapide et peut prendre une deuxième décision avant que son adversaire n’ait encore pris sa première l’emporte presque à coup sûr puisqu’il peut bénéficier des résultats et de l’expérience de la première action. Un des aspects les plus intéressants de ces travaux est par ailleurs de montrer que 80 % des informations nécessaires pour prendre une bonne décision sont souvent acquises très vite et que chercher à obtenir les 20 % manquants est le plus souvent une longue et dangereuse perte de temps (7).

L’analyse offre rarement plus de deux choix. Le choix est alors conditionné par quelques critères : réussir la mission bien sûr, mais également limiter les risques pour ceux dont a la responsabilité ou encore pour les civils, « être à la hauteur », mettre en confiance le groupe, etc. En situation de rationalité limitée et sous pression du temps, la solution choisie n’est pas forcément la meilleure, mais la première qui satisfait à tous ces critères.

Améliorer le fonctionnement du groupe de combat

Voilà sensiblement comme on prend des décisions sous le feu et constatons que dans le cas des chefs de groupe de combat d’infanterie évoqués en introduction, rien n’a été conçu pour leur faciliter la tâche.

Le groupe de combat a été inventé en 1917 afin de résoudre le problème du déplacement sous le feu intense de la guerre industrielle. La solution est venue de la conjonction de plusieurs innovations : l’apparition d’armes nouvelles (grenades à main, à fusil, fusils-mitrailleurs, etc.) qui ont augmenté d’un coup la puissance de feu portable et donc offensives, mais aussi, plus subtilement, l’interdépendance des hommes. La solidité au feu est aussi affaire sociale, et même si ce n’était pas le but recherché, on s’est aperçu que les soldats spécialisés qui dépendaient les uns des autres, s’impliquaient plus dans le combat que les soldats alignés, identiques et indépendants techniquement les uns des autres de 1914. Si on ne répond pas forcément mieux en 1917 qu’en 1914 à la question « Est-ce que je peux faire face ? » (en fait, la réponse est plutôt « oui » puisqu’on a des armes plus puissantes) on répond déjà plus positivement à la question « est-ce que je dois faire quelque chose ? », c’est-à-dire prendre plus de risques. La solidité au feu, c’est-à-dire le choix d’être acteur plutôt que figurant passif, est aussi affaire sociale, plus précisément c’est un mélange de confiance, en soi, ses moyens, ses chefs, ses camarades, et d’obligations, envers ses camarades, son corps d’appartenance, sa patrie. Si en plus, on a la certitude que prendre des risques sert à quelque chose, c’est encore mieux.

On forme donc deux puis trois groupes de combat d’une douzaine d’hommes par section d’infanterie, mais comme il n’est pas possible de multiplier par deux ou trois le nombre d’officiers, les sergents passent du rôle de « serre-rangs » se contentant de faire appliquer les ordres à celui de chef et de donneur d’ordres tactiques. Ce n’est pas parce qu’on travaille à un petit échelon que les choses sont simples. Le commandement d’un groupe de combat est au contraire très complexe, surtout sous le feu. En 1925, déjà, le capitaine Maisonneuve le décrivait ainsi :

Dans l’excitation et la fièvre du combat offensif de première ligne, au milieu de la multitude des sensations qui par tous les sens envahissent son cerveau, au milieu du bruit et de la fumée, ce chef de groupe devra diriger l’emploi, selon le terrain, selon les circonstances multiples du combat, d’un fusil-mitrailleur, d’un tromblon V.B., de grenades, de fusils, de baïonnettes (8). 

Les choses n’ont guère changé. Le chef de groupe de combat actuel doit combiner l’action d’un véhicule de combat et d’une troupe à terre avec sept armes différentes. L’apprentissage du commandement n’est pas non plus facilité par les rotations constantes de personnel et les changements permanents de structure. En seize ans de compagnie d’infanterie, j’ai rencontré quatorze structures différentes de groupes de combat, en fonction de l’évolution des armements, des réductions d’effectifs, de divers tâtonnements (binômes et/ou trinômes, équipes choc, feu, mixtes, « 300 », « 600 ») et surtout des missions extérieures, comme s’il était logique de changer de structure de parce qu’on change de territoire.

Le plus grave est surtout qu’oubliant la réalité psychologique des combats, on a conçu le commandement du groupe de combat de manière très cartésienne.  On a en effet découpé le travail du chef de groupe au combat en situations types et on a défini une check-list, ou cadre d’ordre, pour chacune de ces situations. Pour commander « suivant le manuel », le chef de groupe doit donc connaître par cœur douze cadres d’ordre différents : DPIF (pour « Direction-Point à atteindre-Itinéraire-Formation » pour se déplacer), FFH, MOICP, PMSPCP, HCODF, GDNOF, ODF, IDDOF, PMS, SMEPP, etc. Outre que leur mémorisation occupe une large part de l’instruction, ces ordres « récités à la lettre » ont surtout le défaut majeur de ralentir considérablement le groupe. Si on applique strictement les méthodes de commandement réglementaires, il faut par exemple 2 minutes pour qu’un groupe pris sous le feu puisse à son tour riposter, après avoir donc reçu potentiellement plusieurs centaines de projectiles.

Bien entendu en combat réel, voire en exercice un peu réaliste comme celui évoqué en introduction, toutes ces procédures explosent. Dans le meilleur des cas, le sergent utilise des procédures simplifiées de son invention, dans le pire des cas – le plus fréquent – on assiste à des parodies d’ordres, autrement dit des hurlements variés. Ajoutons qu’en rendant complexe la tâche du chef de groupe, on rend encore plus difficile son remplacement s’il est tué ou blessé. Le groupe comprend normalement deux chefs d’équipe et même désormais, semble-t-il, un adjoint. On s’aperçoit cependant que ces caporaux-chefs qui se retrouvent d’un seul coup placés en situation de commandement ont oublié en grande partie les IDOFF et autres HCODF péniblement appris dans le passé.

Pendant quinze ans, j’ai procédé à plusieurs expérimentations pour tenter de résoudre ce problème et faire en sorte que chaque chef de groupe puisse répondre plus facilement « oui » à la question : « est-ce que je peux faire face et prendre de bonnes décisions ? ».

Le premier axe d’effort a consisté à simplifier sa tâche. Le groupe est partagé en une équipe 300 m pour le combat rapproché et une équipe 600 pour le combat plus lointain. Le problème est que les deux fonctionnent rarement optimalement en même temps. Il est finalement plus rationnel de regrouper toutes les armes à longue portée dans un groupe d’appui au niveau de la section et de faire de chaque groupe de combat un groupe 300. Pour ce qui nous intéresse ici, cela a le mérite de simplifier la tâche du sergent, chef de groupe.

Le deuxième axe, le plus important, a consisté à imiter le commandement à la radio des « tankistes » en remplaçant tous les cadres d’ordre par un seul, applicable à toutes les situations sur le modèle : « voilà l’objectif et sa position, et voilà l’action à mener », c’est le modèle dit OPAC. Ce système, très simple, permet de s’adapter à toutes les situations, même les plus confuses, sans perdre de temps à essayer de se souvenir du cadre d’ordre réglementaire, raccourcit considérablement le processus de décision et augmente sa qualité puisqu’il laisse un peu plus de temps pour réfléchir sur les options.

Le troisième axe a consisté à soulager encore le travail du chef de groupe en responsabilisant ses deux chefs d’équipe. Le chef de groupe donne des ordres à deux ou trois chefs d’équipe, on reste ainsi sous la limite des 5 objets manipulable par la mémoire à court terme, et chaque chef d’équipe commande deux ou trois hommes avec la même méthode OPAC. Utilisant la même méthode simple, un chef d’équipe peut aussi plus facilement remplacer le chef de groupe.

Il s’est agi ensuite de multiplier l’apprentissage des parties, comme Garry Kasparov, afin de constituer la plus grande mémoire tactique possible. On a donc multiplié les simulations de combat, en saisissant toutes les occasions qui se présentaient et en s’efforçant de les rendre les plus réalistes possibles, avec l’emploi de laser et d’arbitres en particulier.

Après des années d’expérimentations, et donc des erreurs, et sans aucune innovation technique, le résultat a été saisissant puisque les groupes, et les sections d’infanterie, formés selon cette méthode l’ont emporté systématiquement dans des confrontations avec des unités classiques agissant selon le règlement INF 202. Toutes capacités à résister au stress par ailleurs, les groupes nouvelle formule fonctionnaient simplement vite et mieux. Dans un combat d’infanterie, fonctionner vite et mieux que l’ennemi, cela signifie au moins réduire les pertes qu’il peut nous infliger et au mieux le battre complètement. A une époque, où la mort de quelques soldats constitue un évènement et où la majorité de ces soldats français qui tombent sont justement des fantassins, on mesure l’importance stratégique que peut avoir le bon fonctionnement du cerveau de leurs chefs.


1 Christophe Jacquemart, Neurocombat. T. I Psychologie de la violence de rue et du combat rapproché, Paris, Fusion froide, 2012.

2 Les témoignages sont extraits de Michel Goya, Sous le feu – La mort comme hypothèse de travail, Tallandier, 2014.

3 Georges Gaudy, L’agonie du Mont-Renaud, Plon, 1921.

4 Rapport du capitaine Marchand, « Enseignements tirés de l’action menée sur la maison de la radio de Bangui (21 mai 1996) ».

5 Raphel, Stivalet et Esquivie, « La vulnérabilité de l’homme au combat : aspects psychologiques », in L’armement  n°53, juillet-août 1996.

6 Antonio Damasio, L’erreur de Descartes, Paris, Odile Jacob, 1985. Voir également son entretien dans Sciences Humaines, n°119, août-septembre 2001.

7 Jim Storr« Des commandants au contact des réalités », in Objectif Doctrine n°50, avril 2001. Jim Storr, The Human Face of War, Continuum Editions, 2011.

8 Paul-Henri Maisonneuve, L’infanterie sous le feu, Berger-Levrault, 1925.