Le Donbass russe : entre Paix et Victoire

Le Donbass russe : entre Paix et Victoire

Le Donbass concentre les ressentiments entre l’Ukraine et la Russie. C’est dans cette région que la guerre dure depuis 2014 et qu’une partie des affrontements commencés en février 2022 trouve leurs origines. Reportage de Gaël-Georges Moullec dans un Donbass qui vit à l’heure de la guerre depuis bientôt dix ans.

Gaël-Georges Moullec – revue Conflits – publié le 13 mars 2023

https://www.revueconflits.com/le-donbass-russe-entre-paix-et-victoire/

Article original paru sur SDBR News (c) Alain Establier


Creuset historique de l’industrie russe et soviétique, le Donbass a été intégré à la République socialiste soviétique d’Ukraine en 1922. Au cours des décennies, le Donbass a aussi été un lieu de mélanges pour les diverses populations de l’URSS qui s’y sont retrouvées à la suite de l’industrialisation, de la reconstruction et de la modernisation du pays. Dans cette région, deux événements historiques sont prégnants dans les esprits des habitants :

la lutte et la victoire sur les occupants allemands,

et les événements de 2014-2015 qui ont conduit à l’indépendance des deux républiques de la région, puis leur intégration à la Fédération de Russie.

Témoignages de ces souvenirs, les monuments, les stèles et les plaques commémoratives que l’on retrouve dans chaque ville et village de la région.

En février 1943, l’Armée rouge lance un raid de cavalerie derrière les positions allemandes en vue de libérer la partie du Donbass encore occupée. Durant plusieurs jours, des combats font rage au cours desquels se distingue la 112edivision de cavalerie bachkire, conduite par le général Minigali Chaïmouratov, mort au combat et enterré sur le champ de bataille.

Février 2023 : un voyage mémoriel

Quatre-vingt ans plus tard, un groupe de volontaires civils de la République du Bachkortostan (Fédération de Russie), composé d’universitaires, d’archéologues du champ de bataille et de membres d’ONG, se lance en autobus dans une expédition de plusieurs centaines de kilomètres[1]. Le périple passe de champs de batailles en monuments aux morts au travers des villes, villages et lieux-dits du Donbass, des Républiques populaires de Donetsk et de Lougansk, sur les traces de la 112e division. Thorez, Krasny Loutch, Lougansk, Petrovskoe, Krasnodon, Saour-Moguila autant de lieux qui sont à la fois les témoins des combats de 1943, mais aussi de ceux qui débutent en 2014.

Au-delà de ce parcours mémoriel, ce sont les impressions ressenties au cours de cette expédition qui font l’objet de cet article.

Entrée dans le Donbass

« Ne touche pas ! » Affiche présente dans l’école mettant en garde les enfants

En premier lieu, l’entrée dans le Donbass depuis la Fédération de Russie suppose un passage par les gardes-frontières et la douane. Celui-ci ne pose pas de problèmes. Tout au long du parcours, les divers contrôles, policiers ou militaires, se déroulent dans le calme et l’ordre, que cela soit le long de la route ou lors d’arrêt à des points de contrôle (blok-post) gardés par une troupe équipée de VAB (BTR).

Initialement, la première conférence devait se dérouler à l’Académie d’administration de Donetsk, mais, à la veille de notre arrivée, l’édifice de l’Académie et le foyer des étudiants ont été touchés par des frappes ukrainiennes conduites avec des lance-roquettes multiples américains (M142 HIMARS – High Mobility Artillery Rocket System).

Repli donc sur Thorez, la ville de la région de Donetsk qui porte le nom de l’ancien Secrétaire général du PCF. L’entrée principale du Collège universitaire, filiale de l’Académie d’administration de Donetsk, est ornée d’une plaque noire en marbre avec le portrait et les dates de vie et de mort d’un étudiant tombé au front pour l’indépendance. Les élèves du Collège sont des enfants de la guerre, une grande partie de leur vie, depuis 2014, s’étant déroulée au rythme des combats entre indépendantistes et troupes ukrainiennes. Aujourd’hui encore, une grande partie d’entre eux ont des membres de leur famille engagés sur le front car la conscription est générale dans la République populaire du Donetsk. Enfin, les cours en présentiel n’ont repris que depuis janvier 2023, une fois éliminée définitivement les menaces de bombardements ukrainiens. La vie n’est toutefois pas revenue à la normale : le blocus ukrainien de la station principale fournissant l’eau courante se poursuit, contraignant les habitants de Thorez à jongler avec les seaux d’eau entre les passages des citernes d’approvisionnement.

Le témoignage d’une professeur mobilisée de 2014 à 2022

Surprise de taille, cette intervenante à la conférence tenue au sein du Collège. Docteur en sciences de gestion, membre de l’administration de la République, cette professeure a été officier du renseignement militaire de la République populaire du Donetsk de 2014 à la fin de la bataille de Marioupol en 2022. De son aveu même, elle n’aurait jamais cru se retrouver un jour avec un casque pour bonnet et un gilet pare-balle comme tailleur – son quotidien durant plus de huit ans. Son constat est le suivant : « la propagande antirusse conduite au cours des dernières décennies en Ukraine a été si prégnante que les responsables des nouveaux territoires russes auront impérativement à trouver les moyens de la contrer, en particulier auprès des nouvelles générations ».

L’exemple suivant est donné à l’appui de cette thèse : « A Marioupol, un enfant me demande d’où je viens ». Je réponds : « Du Donetsk ». Alors l’enfant dit : « Tu es une sale Russe ? (moskalka) ». Interloquée, elle ajoute : « Non, je suis de Donetsk ». « Alors tu es une enfoirée d’indépendantiste (separ) », affirme l’enfant.

La visite du monument de Saour-Moguila

Débris de missiles et obus

Autre moment fort de l’expédition, la visite du monument de Saour-Moguila, à la gloire des combattants de 1943 et de 2014-2015. Un escalier gigantesque s’élève vers la stèle : d’un côté, un bas-relief consacré aux héros de la Grande guerre patriotique, de l’autre, les visages des héros des combats d’indépendance et de l’intervention russe : Arsen Pavlov (Motorola, 1983-2016, tué dans un attentat), Mikhail Tolstikh (Givi, 1980-2017, tué dans un attentat), Olga Katchoura (Korsa, 1970-2022, tuée au front), Vladimir Joga (Vokha, 1993-2022, tué au front) et Nurgamedov Gadjimagomedov (1996-2022, tué au front).

De villes en villages du Donbass…

Ce parcours allant de villes en villages du Donbass nous permet, dans un premier temps, de nous rendre compte des destructions infligées aux habitations et aux infrastructures par les forces ukrainiennes de 2014 à 2022. Simple exemple, la petite ville de Petrovskoe (République populaire de Lougansk), où se mêlent tout à la fois les habitations détruites, le musée (rafistolé) à la mémoire des commandants de la 112e division de cavalerie et l’école №22 « Général Chaïmouratov » flambante neuve. Ce centre scolaire, détruit par les bombardements ukrainiens, a été reconstruit en mai 2021 à l’instigation du Bachkortostan. C’est le seul point de couleurs vives dans un paysage gris sombre.

Le Donbass : une grande friche industrielle

Tout aussi impressionnante que les destructions est la friche industrielle qui couvre l’ensemble du territoire et qui témoigne de son abandon par Kiev bien avant les tentatives d’indépendance. À en croire les habitants, le dédain pour la région débute vers 1995, alors que le Donbass passe sous la coupe d’oligarques qui l’exploitent sans jamais y faire d’investissements productifs. Au total, entre abandon industriel et bombardements, les villages traversés semblent avoir perdu les deux tiers de leur population.

Moment fort sous le préau du bloc scolaire : les célébrations mêlent tout à la fois le souvenir des héros et l’excitation des fêtes de fin d’année. Celles-ci débutent par l’hymne russe repris par les écoliers. Premier temps, l’évocation du souvenir des 28 enseignants de la ville tombés armes à la main lors de combats pour l’indépendance. Dans leur grande majorité des hommes de moins de trente ans dont les photos souriantes et décontractées contrastent avec leur destin. Puis viennent les artistes du Bachkortostan, chanteurs de rock et musiciens traditionnels, qui enflamment la salle. Il est vrai qu’un tel spectacle est rare pour les élèves – le couvre-feu est d’actualité dans les Républiques depuis 2014.

La deuxième conférence, tenue cette fois-ci dans la capitale de la République populaire de Lougansk, se déroule dans une atmosphère plus traditionnelle. Toutefois, les rencontres faites dans l’hôtel très discret où nous passons la nuit – un étage dans un immeuble d’habitation – nous confirment que les mesures de sécurité, en particulier électroniques, que nous avons suivi jusqu’alors n’ont pas été vaines.

La technique de l’intimidation

Char t-64 repeint en noir à la mémoire des tankistes tombés au combat

Selon des ouvriers du BTP logés dans cet hôtel et engagés dans des constructions dans la région, « des pays, alliés des Ukrainiens, leur fournissent des données électroniques sur les concentrations d’utilisateurs de téléphones portables achetés en dehors de la région. Une fois ces données acquises, des informateurs sont envoyés sur les lieux pour vérifier l’origine des personnes présentes. Dès que la confirmation est acquise, l’artillerie ukrainienne – canons ou lanceurs multiples – entre en œuvre ». Plusieurs dizaines de collègues de ces ouvriers du BTP auraient ainsi payé leur insouciance de leur vie.

De 1943 à aujourd’hui…

Deux derniers moments marquent la fin de la semaine. La visite du musée de Krasnodon qui retrace l’épopée de la « Jeune Garde », un groupe de 70 résistants soviétiques, âgés de 14 à 18 ans, massacrés en 1943 par les Allemands et leurs supplétifs locaux. Enfin, la visite du Musée régional de Lougansk, où sont exposés des débris des missiles et des obus tombés sur la ville, semble refermer la boucle de l’Histoire.

Au travers des diverses rencontres faites durant ce périple, la population des deux Républiques semble se répartir en deux groupes principaux, sans qu’il soit réellement possible de juger de leur poids respectif :

  • Une partie de la population souhaite parvenir le plus rapidement possible à une paix, les neuf années de guerre ont laissé des traces et l’avenir ne peut être conçu que comme un retour rapide à une certaine normalité.
  • L’autre partie de la population pense que seule une victoire, c’est-à-dire une capitulation sans condition de l’Ukraine, lui permettrait de vivre normalement et de garantir sa sécurité et son avenir.

Deux derniers éléments doivent enfin être pris en compte :

  • d’une part la très grande majorité de la population refuse de revenir sous le joug ukrainien,
  • d’autre part, il existe indéniablement une cinquième colonne pro-ukrainienne, infime mais présente, voire agissante, qui souhaite un retour des Républiques dans le giron de Kiev.

[1] Cet événement qui se déroule du 18 au 26 février 2023 a été organisé avec le concours de l’Université d’État des sciences et de la technologie d’Oufa, l’Université d’État « Vladimir Dahl » de Lougansk, le Musée d’histoire locale de Lougansk, le Musée régional de Louhansk, l’Académie d’administration publique et de la fonction publique auprès de la direction de la République de Bachkortostan, l’Académie d’administration publique sous la direction de la République populaire de Donetsk, l’Institut d’études stratégiques de l’Académie des sciences de la République du Bachkortostan, le Centre pour le partenariat interculturel et la branche régionale du Bachkortostan de la Société historique militaire russe. L’auteur a participé à cet événement à l’invitation de Dr. Valentina Latypova, directrice du Centre pour le partenariat interculturel et de Dr. Ramil Rakhimov, Directeur de la Chaire d’Histoire de la Russie de l’Université d’Etat des sciences et de la technologie d’Oufa.

*Gaël-Georges Moullec, Docteur en Histoire contemporaine, a récemment publié Vladimir Poutine : discours 2007-2022, 2022, SPM, 428p. et Ukraine, la fin des Illusions, SPM, 2022, 232p. https://www.editions-spm.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=73937

Crédits photos: Gaël-Georges Moullec

Un groupe « pro-Ukraine » pourrait être l’auteur du sabotage des gazoducs NordStream 1 et NordStream 2

Un groupe « pro-Ukraine » pourrait être l’auteur du sabotage des gazoducs NordStream 1 et NordStream 2

https://www.opex360.com/2023/03/08/un-groupe-pro-ukraine-pourrait-etre-lauteur-du-sabotage-des-gazoducs-nordstream-1-et-nordstream-2/


 

Et si des soupçons pèsent sur la Russie – alors qu’il n’était pas forcément dans l’intérêt de cette dernière de neutraliser les deux gazoducs – aucune preuve n’est venue les étayer. En outre, pour Moscou, ce sabotage ne pourrait avoir été commis que par un pays de l’Otan, notamment le Royaume-Uni et/ou les États-Unis.

En février, le journaliste américain Seymour Hersch est allé dans le sens des autorités russes en affirmant – sans en apporter la moindre preuve – que NordStream 1 et NordStream 2 avaient été sabotés par l’US Navy, avec le concours des forces norvégiennes.

Cela étant, quelques faits sont troublants… Comme la présence d’un avion de patrouille maritime américain P-8A Poseidon sur les lieux quelques temps avant les explosions ayant affecté les deux gazoducs. Signalée par l’agence Reuters, celle-ci a ensuite été confirmée par l’US Navy, qui n’avait manifestement pas d’intérêt à la cacher.

L’appareil en question effectuait un « vol de reconnaissance de routine dans la région, sans rapport avec les fuites des gazoducs Nord Stream », a assuré un porte-parole de la marine américaine. Quant à savoir si des renseignements susceptibles d’être utiles à l’enquête avaient pu être collectés par le P-8A Poseidon, celui-ci a botté en touche. « Nous n’avons pas d’informations supplémentaires à fournir pour le moment », a-t-il dit à Reuters.

Un autre élément a été mis en lumière par l’entreprise américaine SpaceKnow, spécialisée dans l’analyse des données satellitaires. Son Pdg, Jerry Javornicky, a en effet confié au magazine Wired que 25 navires naviguaient dans le secteur au moment des faits… et que deux d’entre-eux, mesurant environ 95 et 130 mètres de long, avaient éteint leur système d’idenfication automatique [AIS], obligatoire pour tout bateau civil, a fortiori dans un endroit aussi fréquenté que la mer Baltique.

« Ils avaient leurs balises éteintes, ce qui signifie qu’il n’y avait aucune information sur leur présence et qu’ils essayaient de dissimuler leurs informations de localisation », a expliqué M. Javornicky, avant de préciser que ces informations avaient été transmises à l’Otan.

Un autre navire était-il présent sur les lieux du sabotage ou bien fait-il partie des deux signalés par SpaceKnow? Toujours est-il que plusieurs médias allemands, dont l’hebdomadaire Die Zeit et les chaînes publiques SWR et ARD, ont affirmé que les enquêteurs avaient identifié un yacht qui aurait probablement été utilisé pour saboter les deux gazoducs. Ce bateau – qui n’a pas été nommé – a été loué par une société établie en Pologne et « appartenant apparemment à deux Ukrainiens ».

Selon l’enquête, six personnes [cinq hommes et une femme, dont des plongeurs] ont pris place à bord. Leur nationalité n’a pas formellement été établie, d’autant plus que des faux passeports ont été utilisés pour louer le yacht. Celui-ci a appareillé de Rostock [Allemagne] le 6 septembre. Puis il a été localisé près de l’île danoise de Christiansø [son AIS était-il allumé à ce moment là?]. En tout cas, le bateau a été ensuite restitué « non nettoyé »… ce qui a permis de trouver des traces d’explosifs dans l’une de ses cabines, écrit Die Zeit.

« Même si des pistes mènent à l’Ukraine, les enquêteurs ne sont pas encore parvenus à déterminer qui a mandaté » l’opération, conclu l’hebdomadaire allemand. Le hasard faisant bien les choses, le même jour, le New York Times a fait état de « nouveaux renseignements » examinés par les autorités américaines…

Et celles-ci suggèrent qu’un groupe « pro-ukrainien », composé « d’opposants à Vladimir Poutine », pourrait être derrière le sabotage des deux gazoducs. Seulement, et sans préciser l’origine de leurs informations, elles ont admis ignorer « beaucoup de choses sur les auteurs du sabotage et leur affiliation » et n’avoir « aucune preuve » sur une implication directe de Kiev.

Si le sabotage des deux gazoducs a été une opération relativement « simple » [NordStream 1 et NordStream 2 reposent à 80/100 mètres de profondeur], il n’en reste pas moins qu’une action de ce genre ne s’improvise pas et qu’elle exige des moyens. Qui les a fourni?

En tout cas, le gouvernement ukrainien a démenti toute participation à ce sabotage. « Bien que j’aime collecter d’amusantes théories du complot sur le gouvernement ukrainien, je dois dire que l’Ukraine n’a rien à voir avec l’accident de la mer Baltique et n’a aucune information sur des groupes de sabotage pro-ukrainiens », a réagi Mykhaïlo Podoliak, un conseiller du président Volodymyr Zelensky, via Twitter.

« Cela ne vient pas de notre action », a assuré Oleksiï Reznikov, le ministre ukrainien de la Défense, en marge d’une réunion avec ss homologues de l’Union européenne à Stockholm… où le Premier ministre suédois, Ulf Kristersson, n’a pas souhaité faire le moindre commentaire sur cette affaire. « Je conseille de ne pas tirer de conclusions hâtives », a, de son côté, affirmé Boris Pistorius, le ministre allemand de la Défense.

CMF 29 : L’OTAN et l’Union européenne – Quel avenir après l’Ukraine ?

CMF 29 : L’OTAN et l’Union européenne – Quel avenir après l’Ukraine ?

Theatrum Belli – publié le 8 mars 2023

Quel avenir pour nos systèmes de défense et de sécurité collective ?

Contrairement aux espoirs placés dans l’implosion de l’empire communiste soviétique, force est de constater que les relations interétatiques deviennent de jour en jour de plus en plus brutales. Après avoir mis la main sur l’économie russe, la petite coterie, principalement issue des services spéciaux, qui dirige ce pays entend maintenant reconstituer son imperium sur une Europe qu’elle estime faible et dégénérée.

Encouragée par l’absence de réponse ferme à ses coups de force précédents ― l’Occident a, de fait, accepté les partitions de la Moldavie et de la Géorgie ainsi que les accords très défavorables de Minsk ― la Russie met ses menaces à exécution en s’en prenant une nouvelle fois à l’Ukraine. Nous aurions dû mieux écouter Vladimir Poutine ; ne renouvelons pas cette erreur en n’entendant pas Xi Jinping.

Face à l’inadmissible, il est temps pour l’OTAN et l’Union européenne, de repenser leurs systèmes de défense et de sécurité collective qui sont aujourd’hui à la croisée des chemins.

 

Février 2022 : la guerre entre États, dans sa version dite de haute intensité, est de retour en Europe. Nous assistons à une résurgence de pulsions nationalistes qui, de la Chine à la Russie en passant par la Turquie, nourrissent des pratiques néo-impérialistes, dont la conquête territoriale n’est qu’un des aspects des plus virulents. L’agression de l’Ukraine par la Russie au mépris des dispositions du droit international interroge violemment et profondément nos systèmes de sécurité et de défense collective. Elle réactive également sur notre continent, souvent dans l’urgence, des mécanismes interalliés ou multinationaux jugés parfois ronronnant, et la réflexion sur le modèle le mieux à même de répondre à ce nouveau paradigme.

Le conflit en Ukraine n’est, in fine, que la partie la plus exacerbée d’un rejet de plus en plus clairement exprimé des systèmes de régulation et de sécurité collective issus de la Deuxième Guerre mondiale, et des tentatives jusqu’ici plutôt réussies d’inscrire le nucléaire militaire dans une dynamique mieux maîtrisée par l’ensemble des parties. L’abandon en 2019 par la Russie et les États-Unis du traité sur les forces nucléaires de portée intermédiaire (FNI) constituait une prémisse de cette remise en question et bien téméraire serait celui qui pourrait aujourd’hui se prononcer sur l’avenir du traité New Salt, signé en 2021 entre la Russie et les États-Unis, dernier accord existant en matière de réduction des arsenaux nucléaires stratégiques.

Mais, au-delà des débats sur les voies et moyens de contenir la prolifération nucléaire militaire, concept théorique pour nombre de populations plutôt préoccupées par les difficultés sociales, économiques et environnementales, le conflit russo-ukrainien consacre également la réémergence du fait nucléaire comme outil de rapport de forces et réactive une dialectique que beaucoup avaient remisée au rang des accessoires propres à la guerre froide. En la matière, si l’activisme de l’Iran préoccupe, celui de la Corée du Nord inquiète et la rhétorique belliqueuse du président Poutine depuis quelques semaines, même récemment adoucie, remet l’occurrence d’une apocalypse nucléaire au cœur des possibles.

Peut-il en effet accepter de perdre une guerre pouvant conduire à son éviction pure et simple sans recours à l’ensemble des moyens militaires à sa disposition ?

Le premier niveau de questions repose donc sur la capacité des Occidentaux à penser nationalement et/ou collectivement les nouvelles dialectiques du fait nucléaire et les réponses à imaginer pour y faire face.

Ces réalités ont été plus ou moins bien pressenties par les différents États du monde occidental. La France affirmait dès 2008 que « dans un monde balkanisé et retribalisé donnant une large place aux conflits interétatiques, un accès élargi aux armes de destruction massive, facilité par les technologies de l’information, pourrait affaiblir l’effet régulateur de la supériorité militaire conventionnelle des pays occidentaux, susceptible de redonner à la guerre une place particulière parmi les instruments de règlement des différends entre États »1. Ce que le président de la République reprendra en 2017 dans sa préface à la revue stratégique de défense et de sécurité nationale en rappelant que « les affirmations de puissance et les régimes autoritaires émergent ou reviennent, tandis que le multilatéralisme semble s’effacer devant la loi du plus fort ».

Le deuxième niveau de questions consiste donc à s’interroger sur les conditions de la supériorité conventionnelle des Occidentaux dans le cadre d’une guerre aéroterrestre de haute intensité au potentiel nucléaire avéré, et élargie aux espaces cyber et exoatmosphériques.

Question simple qui relance pourtant très largement, en France comme chez nos voisins, mais aussi au sein de l’OTAN et de l’Union européenne, la réflexion capacitaire au sens large (modèle d’armée, capacités militaires conventionnelles et non conventionnelles, doctrine, normes d’entraînement et de préparation opérationnelle, forces morales et résilience), d’autant que le conflit russo-ukrainien, même s’il ne peut être regardé comme une référence absolue, constitue en la matière une richesse inégalée de réflexion. Il s’agit ni plus ni moins de la volonté et de l’aptitude des Occidentaux à relever individuellement et collectivement le défi capacitaire induit par ce nouveau paradigme.

Car cette guerre européenne met en scène les technologies les plus avancées et conforte l’actualité et la pertinence de la puissance aéroterrestre. La transparence du champ de bataille devient un élément clé du succès. Capacités satellitaires, cyber, de renseignement et d’écoute, feux à longue portée, drones et défense sol-air appellent des approches nouvelles dont la cohérence suppose une approche concertée sinon parfois intégrée. L’acculturation des forces armées ukrainiennes aux organisations et méthodes de l’OTAN depuis 2014 constitue sans nul doute l’une des raisons des succès militaires enregistrés par Kiev.

Mais ce conflit remet également au goût du jour le concept de guerre hybride, qui permet de porter la confrontation non conventionnelle (mais non nucléaire) sur un spectre large de champs d’activités d’espionnage et de sabotage, voire de destruction d’infrastructures critiques (câbles sous-marins, gazoducs et oléoducs, transport ferroviaire, centrales électriques, cyberattaques). Nous savons déjà que l’invasion russe en Ukraine a été précédée de nombreuses cyberattaques et de destructions d’infrastructures clés.

De même les pays riverains de la mer Baltique ont connu dans un passé récent une succession d’explosions, de fuites, de ruptures, de blocages et de coupures qui relèvent indubitablement d’une volonté de déstabilisation des sociétés occidentales « dans le contexte plus large de confrontation entre la Russie et l’Ouest »3. Il s’agit de rendre moins aisée la distinction entre guerre et paix, mais aussi de garder une capacité de nuisance des populations et d’affaiblissement de l’autre sans pour autant porter le niveau de conflictualité à des confrontations autres que conventionnelles. La menace est réelle, la réponse à y apporter reste à construire. Le site officiel de l’OTAN rappelle d’ailleurs, de manière volontairement floue, une déclaration publique selon laquelle « ses pays membres pourraient décider d’invoquer l’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord si un ou plusieurs d’entre eux étaient la cible d’activités hybrides ».

Le troisième niveau de questions porte donc sur la réduction, par les Occidentaux, de la vulnérabilité de leurs infrastructures stratégiques, sur l’accroissement de leur puissance dans les champs dits « immatériels » et de leurs capacités de contre-ingérence. Certes, la « boussole stratégique » fixée par l’Union européenne intègre clairement la dimension hybride des conflits potentiels dans un futur proche. Il n’empêche que la résilience des infrastructures liées aux activités exo-atmosphériques, à la souveraineté numérique et à l’indépendance énergétique appelle des mesures aussi urgentes que coordonnées. À cet égard, la récente attaque dont ont fait l’objet les systèmes d’information de l’hôpital de Versailles relève plutôt de la stratégie coordonnée que du simple avatar technologique.

Pour autant, les États démocratiques ne doivent pas ignorer la persistance des guerres asymétriques et ce que le chef d’état-major de l’armée de terre a appelé « la rémanence de la menace terroriste »4. Les stratégies de prévention et d’influence restent d’actualité, en Afrique notamment, tandis que la protection du territoire national et/ou européen nourrissent une vigilance accrue de la part des responsables politiques et militaires. Si les interventions en bande sahélo-sahélienne, déclenchées à la demande des États africains concernés par la menace terroriste, ont pu susciter quelques timides dynamiques européennes, le quatrième niveau de questions porte sur le rôle et la place de l’Union européenne (UE) dans ce type de configuration. Comment accroître la réactivité et
l’efficacité collectives, comment combiner gestion d’un conflit de haute intensité ici, en Europe, et une posture de prévention efficace là-bas, en Afrique ?

Bras de fer nucléaires, conflits de haute intensité voire engagements majeurs ou guerres asymétriques, dans un monde hyperconnecté, le succès repose aussi sur des stratégies d’influence de plus en plus sophistiquées. La maîtrise de l’information et la capacité à produire des narratifs forts à usage interne autant qu’externe constituent un enjeu clé. De même les actions de désinformation pèsent de plus en plus lourdement sur les rapports de force. Si la France est d’ores et déjà confrontée à ces dynamiques en Afrique, la guerre des communiqués entre Kiev et Moscou doit être étudiée de près et des stratégies occidentales concertées pourraient être mises au point ou renforcées au sein de l’UE comme de l’OTAN.

N’oublions jamais que la Russie constitue l’une des plus grandes usines à trolls du monde… la cyber-manipulation des opinions reste un défi à relever collectivement. Le cinquième niveau de questions porte donc sur les approches vertueuses à enclencher pour répondre efficacement à ce qui touche directement la résilience des Occidentaux.

Le conflit ukrainien, les perspectives sombres qu’il pourrait ouvrir en mers de Chine ou du Japon, en Europe du Nord, sur les marches septentrionales de la Syrie, en mer Égée ou ailleurs, suscite de nombreuses incertitudes et remises en question. Ces nouveaux paradigmes nourrissent l’introspection des États occidentaux qui, voyant leurs prédictions les plus pessimistes se réaliser depuis moins d’un an, sont sommés de trouver des réponses nationales autant que collectives aux défis qui s’esquissent.

Poursuivant sa contribution à la réflexion collective, le Cercle Maréchal Foch se livre dans ce dossier à une pensée libre et plurielle sur le rôle et la place des systèmes de défense et de sécurité collective occidentaux face aux impérialismes renaissants et de possibles confrontations de blocs. La « fin de l’histoire » n’est pas pour demain.

GCA (2S) Philippe Pontiès

Président du Cercle Maréchal Foch


NOTES

  1. « Prospectives géostratégique à l’horizon des trente prochaines années » – Ministère de la défense – Avril 2008.
  2. « Revue stratégique de défense et de sécurité nationale 2017 ».
  3. Arsalan Bilal – Chercheur associé à l’université arctique de Norvège sur les questions de sécurité – Le Monde23 et 24 octobre2022.
  4. GAR Pierre Schill ― Grand rapport de l’armée de Terre ― Octobre 2022.

Cercle Maréchal Foch

Le G2S change de nom pour prendre celui de Cercle Maréchal Foch, tout en demeurant une association d’anciens officiers généraux fidèles à notre volonté de contribuer de manière aussi objective et équilibrée que possible à la réflexion nationale sur les enjeux de sécurité et de défense. En effet, plutôt qu’un acronyme pas toujours compréhensible par un large public, nous souhaitons inscrire nos réflexions sous le parrainage de ce glorieux chef militaire, artisan de la victoire de 1918 et penseur militaire à l’origine des armées modernes. Nous proposons de mettre en commun notre expérience et notre expertise des problématiques de Défense, incluant leurs aspects stratégiques et économiques, afin de vous faire partager notre vision des perspectives d’évolution souhaitables. (Nous contacter : Cercle Maréchal Foch – 1, place Joffre – BP 23 – 75700 Paris SP 07).

Envol de Griffon: de La Rochelle et de La Valbonne, vers Tapa (Estonie)

Envol de Griffon: de La Rochelle et de La Valbonne, vers Tapa (Estonie)

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par Philippe Chapleau – Lignes de défense – publié le 8 mars 2023

https://lignesdedefense.blogs.ouest-france.fr


Le chargement, en vue du déploiement par voie ferrée pour l’Estonie d’une quarantaine de véhicules tactiques, a été effectué lundi à La Rochelle et mercredi à La Valbonne, les trains étant attendus le 16 mars en Estonie. 

Cette opération logistique visait à déployer depuis deux sites en France: La Rochelle (photo ci-dessus. Y ont été chargés des Griffon du 126e RI) et La Valbonne (photo ci-dessous), les véhicules de combat et de soutien du nouveau sous groupement tactique interarmes français engagé sur le flanc Est à Tapa, en Estonie, au sein de la mission Lynx. Le dispositif français est intégré au Battle Group de l’Enhanced Forward Presence sous commandement britannique.

En étroite coopération avec la SNCF, ces deux trains militaires rejoindront l’Estonie au terme d’un voyage de 3 000 km).

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Pour le nouveau mandat, armé par la 13e Demi-brigade de la Légion étrangère (renforcée par des éléments d’artillerie, du génie et du soutien et par quatre AMX-10RC), le sous groupement tactique interarmes sera doté des moyens « les plus modernes et performants, dont le Véhicule blindé multi-rôle Griffon, qui après avoir démontré ses capacités au Sahel, est déployé en Estonie pour renforcer le dispositif Lynx« , selon l’armée de Terre.

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Ce mouvement logistique a été coordonné par le Poste de commandement du Contingent national Terre – Europe continentale (PC NCC – EC National Contingent Command) basé à Lille. Ce poste de commandement est responsable de la Coordination du mouvement logistique assurant ainsi une autonomie de projection de bout en bout en Europe.

 

20 février 1918, une opération « commando » française géante en Lorraine

20 février 1918, une opération « commando » française géante en Lorraine

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 7 mars 2023
https://lavoiedelepee.blogspot.com


La plus grande opération « commando », le terme n’est évidemment pas d’époque, de l’histoire militaire française a probablement eu lieu en février 1918 en Lorraine. Cela a été un succès remarquable de nos soldats. Vous ne le saviez pas ? c’est normal ! L’historiographie française sur la Grande Guerre ne s’intéresse généralement pas à ce genre de choses.

Tout commence le 16 janvier, lorsque le général commandant la 8e armée française ordonne de réaliser un coup de main au nord du bois de Bezange-la-grande. Un coup de main est une opération dite de va-et-vient, c’est-à-dire sans occupation du terrain et visant généralement à rechercher du renseignement à l’intérieur même des lignes ennemies. L’hiver 1917-1918, c’est un peu la « drôle de guerre » de 1939-1940 puisqu’on attend les offensives allemandes, à cette différence près qu’en 17-18 on s’y prépare intensivement. On travaille, on s’entraine, on innove, beaucoup plus qu’en 1939.

L’hiver 1918 est en particulier l’occasion d’une intense bataille du renseignement, du côté allemand pour tromper l’ennemi et sonder ses défenses, du côté allié pour déterminer le point d’application de l’effort allemand. Le coup de main est dans les deux cas un instrument privilégié de cette lutte et on assiste ainsi à une petite guerre de corsaires le long du front.

C’est dans ce cadre que la 8e armée cherche à savoir ce qui se passe dans la région de Bezange, et si possible d’entraver les éventuels préparatifs allemands. Dans le même temps, cette opération devra servir d’expérimentation de nouvelles méthodes d’attaque par surprise, assez proches de celles que les Allemands ont déjà développées. La mission est confiée à la 123e division d’infanterie pour un début d’opération un mois plus tard. Il n’est pas évident que l’on soit capable aujourd’hui de faire plus court au regard de tous les moyens engagés.

L’objectif choisi est le plateau des Ervantes, juste au nord du village de Moncel-sur-Seille à 22 km au nord-est de Nancy. On ne parle pas encore comme cela mais l’« effet majeur » est de parvenir à « nettoyer » ce carré d’environ 1 500 m sur 1 500 en moins de deux heures, avant l’organisation par l’ennemi d’une contre-attaque importante.

L’objectif est très solidement tenu, aussi va-t-on privilégier d’abord une infiltration par la route qui mène à Sarreguemines par un ravin, zone plus faible, pour se retrouver ainsi à l’intérieur du dispositif ennemi au sud-est de l’objectif et obliquer ensuite à 45 degrés en direction du nord-ouest. Cela permet d’éviter la zone de défense frontale du plateau des Ervantes, avec une défense solide au dessus d’une pente forte au nord de Moncel-sur-Seille. La manœuvre latérale permet aussi de progresser plus facilement dans les tranchées parallèles.

Une fois l’idée de manœuvre définie, on procède à la « génération de forces ». L’attaque sera le fait de trois groupements d’assaut, A, B et C, formés chacun autour d’un bataillon d’infanterie du 411e Régiment d’infanterie (RI), renforcés pour le A par une compagnie du 6e RI et tous par une section de lance-flammes Schilt. Un groupement D formé de deux compagnies du 6e RI est également prévu pour la couverture face à l’ouest et le recueil.

Le séquencement est le suivant :

Phase 0 : deux compagnies du 4e régiment du génie organisent le franchissement de la rivière Loutre.

Phase 1 : les groupements C à et A franchissent la rivière Loutre et progressent plein nord sur 1 km jusqu’au col. Le groupement B suit C et le dépasse en fin de phase pour se placer entre C et A.

À la fin de l’action, A a deux compagnies en couverture sur le col face au nord et sur le saillant du Hessois, le mouvement de terrain à l’est du « ravin ». C, B et A ont respectivement trois, trois et deux compagnies alignées le long de la route au pied du plateau (le dénivelé est léger, environ 30 mètres sur 500 mètres) sur un axe sud-est/nord-ouest face au plateau des Ervantes.

Phase 2 : nettoyage du plateau des Ervantes par B, C et la moitié de A. Le groupement D se met en place au nord de Moncel-sur-Seille.

Phase 3 : repli. C et B dépassent l’objectif et sont recueillis par D. A se replie par le chemin initial par le ravin.

Franchissements, assauts de positions, dépassements, changements brutaux de direction, nettoyages de kilomètres de réseaux retranchés, recueils, c’est une mission complexe qui nécessite une préparation très précise et des appuis importants.

Les appuis sont fournis par un total de 352 pièces, dont 180 lourdes. C’est une proportion évidemment considérable, presque un canon pour 5 à 10 soldats à l’attaque. L’artillerie de l’époque est en fait aéroterrestre, puisqu’elle ne peut fonctionner sans moyens aériens. Trois escadrilles sont donc réunies pour assurer l’observation des tirs et deux escadrilles de chasse pour la domination du ciel et la protection des observateurs. La division engage également son escadrille d’infanterie. Celle-ci est chargée de l’observation et du renseignement en avant de l’infanterie à l’attaque, en marquant par exemple au fumigène les positions de défense repérées, ou mitraillant l’ennemi à découvert.

Quatre ans plus tôt seulement, tout ce qui est décrit là aurait relevé de la pure science-fiction. L’artillerie ne tirait que sur ce qu’elle voyait directement comme pendant les guerres napoléoniennes. En 1918, elle peut tirer relativement précisément à plusieurs dizaines de kilomètres. Elle peut même le faire sur simples calculs sans passer par de longs réglages préalables, ce qui excluait toute surprise.

Pour cette opération, on lui demande d’abord de neutraliser les batteries ennemies, d’aveugler ses observatoires, de détruire certains points clés et de créer des brèches sur les défenses de la rivière Loutre afin de faciliter la pénétration. Puis, lorsque l’attaque sera lancée de créer deux boites de protection. Une boite est un carré d’obus, dont trois côtés sont des barrages fixes empêchant l’ennemi de pénétrer à l’intérieur ou de s’en échapper. Le quatrième est le barrage roulant qui protège les fantassins à l’attaque par un mur d’obus et effectue ensuite une série de bonds, en général de 100 mètres toutes les trois ou quatre minutes. Pour assurer le coup, on décide même de faire deux barrages mobiles, un avec des percutants devant les fantassins français, ce qui procure l’avantage de faire un écran de poussière, et un autre plus loin avec des fusants éclatant donc dans le ciel. Il y aura donc une première boite pour protéger la pénétration dans le ravin et une deuxième dans la foulée et sur des angles totalement différents pour l’attaque du plateau.

Pour assurer encore plus le coup, on réunit aussi un groupement de 200 mitrailleuses qui appuieront l’infanterie à l’assaut en tirant au-dessus d’elle. C’est une innovation que l’on a empruntée au corps d’armée canadien. Elle consiste à faire tirer sur ordre une grande quantité de mitrailleuses à angle maximum de façon à envoyer des dizaines de milliers de projectiles sur une zone que l’on veut interdire à plusieurs kilomètres. Le froissement des balles dans l’air, au-delà de la vitesse du son, donne l’impression aux combattants à l’assaut d’être à l’intérieur d’un tambour.

Il faut imaginer à ce stade le degré de sophistication nécessaire pour parvenir à faire tout cela et le coordonner harmonieusement. Il n’y pas alors de radio TSF portable et le réseau de téléphone peut difficilement suivre dans une mission aussi dynamique. On communique au ras du sol, (en fait souvent dans le sol) avec des coureurs porteurs de message, et surtout on passe par le ciel où les avions peuvent envoyer des messages par morses ou les porter et les larguer avec un sac de lest. Dans ce tambour géant, il faut donc imaginer des fusées qui partent dans le ciel avec des couleurs différentes suivant les demandes, des pots ou des grenades fumigènes pour indiquer des positions, des fanions et des panneaux visibles du ciel pour indiquer où sont les amis. 

Et puis, il y a le combat de l’infanterie. Il faut oublier les attaques en foule courant de manière désordonnée que l’on voit dans les films sur la Première Guerre mondiale, la scène d’ouverture d’Au revoir là-haut par exemple. L’infanterie de 1918 et déjà bien avant en fait, c’est de la mécanique. Pas de foule, mais du « feu qui marche » de manière très organisée. En 1914, un bataillon d’infanterie à l’assaut, c’est 1 100 hommes (théoriques) armés de fusils Lebel 1893 renforcés en moyenne de deux mitrailleuses. En 1918, ce n’est plus que 700 hommes, mais avec 120 armes collectives légères (fusils-mitrailleurs, fusils lance-grenades) ou lourdes (mitrailleuses de la compagnie d’appui du bataillon) et souvent une partie des trois mortiers de 81 mm et trois canons de 37 mm de la compagnie d’appui du régiment.

L’emploi de tout cet arsenal nécessite beaucoup de coordination. On ne combat plus en ligne à un pas d’intervalle comme en 1914, mais par cellules autonomes. Chacune des quatre sections des compagnies d’infanterie, est partagée en deux, bientôt trois, « groupes de combat » ou « demi -sections », d’une quinzaine d’hommes répartis en deux escouades commandées par des caporaux. Une escouade est organisée autour d’un fusilier, porteur du fusil-mitrailleur, l’arme principale (mauvaise, mais c’est une autre histoire). Sous le commandement d’un caporal, le fusilier coordonne son action de tir de saturation avec deux grenadiers à fusils protégés autour d’eux par cinq ou six grenadiers-voltigeurs qui combattent au fusil ou à la grenade. On est beaucoup plus près d’un combat articulé lent et méthodique de petites cellules que de la ruée en masse. La norme est alors d’avancer au rythme d’un barrage roulant, c’est-à-dire entre 1 et 2 km/h. 

Toute la force, l’équivalent d’une brigade moderne, se prépare longuement à l’opération plusieurs dizaines kilomètres à l’arrière, dans l’archipel des espaces d’entrainement et de formation qui a été créé en parallèle du front. Elle est munie de photos aériennes de la zone et de plans à petite échelle fournis par un camion du Groupe de canevas de tir d’armées (GCTA), qui produit 4 millions de plans par an. Toute la géographie microtactique de la zone y est représentée avec chaque tranchée, boyau, ligne, poste, point d’appui, repéré et baptisé. On planifie, on expérimente et on répète les ordres d’opérations à partir de maquettes, puis sur le terrain sur des reconstitutions jusqu’à ce que tous les problèmes possibles aient été décelés et que tout le monde connaisse son rôle. Là encore, beaucoup de ces méthodes qui existent à la fin de la guerre, balbutiaient au début de la guerre de tranchées et étaient inimaginables en 1914.

La force se met en place au tout dernier moment sur des positions préparées, organisées, fléchées, et dans la plus totale discrétion. La surprise sera totale.

Le 20 février au matin, l’opération débute par les escadrilles qui chassent les ballons et les avions ennemis, ce qui, avec les fumigènes sur les observatoires rend l’artillerie ennemie aveugle. À 7 h 30, le groupement d’artillerie ouvre le feu. Toutes les missions préalables de l’artillerie sont réalisées sept heures plus tard.

À 14 h 30 et 15 h, les deux compagnies du 4e régiment du génie se lancent sur la rivière Loutre et protégées par les appuis, mettent en place 43 passerelles sur deux zones de franchissement.

À 15 h 30, heure H, une compagnie du groupement C et deux de A sortent des brèches dans les réseaux français, franchissent la Louvre, parfois à travers la rivière jusqu’au milieu du corps, et se lancent à l’assaut de la première ligne allemande. C’est probablement la partie la plus délicate de l’opération. La défense d’une ligne de tranchées, ce sont des barbelés et des mitrailleuses. Les barbelés sont battus une première fois par l’artillerie, puis si ça ne suffit pas, les fantassins ouvrent des passages à la cisaille ou parfois simplement avec des échelles, qui permettent ensuite de descendre dans les tranchées. Face aux mitrailleuses, il y a le barrage d’artillerie qui épouse la forme du terrain, neutralise autant que possible les défenseurs et soulève de la poussière. On y ajoute parfois des fumigènes et plus tard dans la guerre des gaz non persistants.

L’infanterie tente de son côté de s’approcher au maximum des mitrailleuses en les neutralisant par ses propres feux. Si on a doté l’infanterie d’autant d’armes collectives, c’est uniquement pour neutraliser les nids de mitrailleuses ennemies tout en se déplaçant. Il n’y a pas encore de chars d’accompagnement légers, ils apparaitront fin mai, mais leur but est exactement le même et ils feront ça très bien.

L’abordage de la première ligne est donc difficile. La compagnie de tête du groupement C perd 48 tués et blessés, un sixième des pertes de toute l’opération, mais parvient à s’emparer de son objectif, le Saillant des Saxons, en une quinzaine de minutes. Derrière lui, le reste du groupement C, puis tout le groupement B peuvent s’infiltrer dans le ravin assez facilement jusqu’au col derrière le barrage roulant. Une fois à l’intérieur des tranchées et des boyaux, les mitrailleuses ennemies sont moins redoutables.

Il en est sensiblement de même à droite pour le groupement A qui déploie deux compagnies en tête. Les deux compagnies progressent, souvent en rampant, jusqu’au Saillant des Hessois et s’en emparent. La compagnie Arrighi est commandée à la fin de l’action par un sous-lieutenant, seul officier indemne de l’unité. Mais là encore, les premiers points d’appui de mitrailleuses neutralisés, le reste de l’opération est plus facile. La défense est sporadique, les Allemands ayant évacué des positions en réalité intenables ou sont surpris dans des abris indéfendables. La seule équipe lance-flammes du groupement A fait 26 prisonniers à elle seule. Le groupe de grenadiers du sergent Raynard, élément du corps du franc du régiment, neutralise cinq abris et fait 20 prisonniers. La compagnie Clerc du groupement A peut se déployer en couverture face à l’est et protéger le reste de l’action. La compagnie Arrighi fait de même au niveau du col en fin de tableau. Chaque compagnie est renforcée d’une section de quatre mitrailleuses. Arrivée sur le col, l’une d’entre elles abat un avion allemand qui se présente. Un autre avion sera abattu de la même façon, dans la phase suivante. La première phase est terminée en un peu plus d’une demi-heure.

Les huit compagnies alignées face au plateau des Ervantes se lancent à l’assaut, chacune dans leur fuseau de 200 mètres de large, au rythme de 100 mètres toutes les quatre minutes derrière le barrage roulant. Les sections de tête, une ou deux suivant les lignes, progressent dans les tranchées, les boyaux ou en surface, et fixent les objectifs, abris, dépôts, postes de commandement ou d’observation, fermes fortifiées, les sections suivantes les réduisent, fouillent les abris puis les détruisent au lance-flammes. Les dernières sections acheminent tués et blessés amis, prisonniers et documents ou matériels capturés à l’arrière. On assiste à de vrais moments d’héroïsme comme lorsque le sous-lieutenant Gouraud franchit seul le barrage roulant pour surprendre une section de mitrailleuses allemandes. Le soldat Ozenne capture une autre section de mitrailleuses et fait 17 prisonniers à lui seul.

Les Allemands sont totalement impuissants. Ils tentent de lancer une contre-attaque vers 17 h 15. Elle est repérée par l’aviation et neutralisée par l’artillerie, le groupement de mitrailleuses et les compagnies de couverture. À 17 h 45, les compagnies se replient comme prévu et sans précipitation. Les six compagnies de C et B dépassant l’objectif, rejoignent le groupement D qui a organisé un chemin d’exfiltration et les recueillent. Les deux compagnies les plus avancées de A sont recueillies par la compagnie sur le col, qui elle-même est recueillie ensuite par la compagnie sur le saillant des Hessois qui ferme la marche en repassant la rivière Loutre.

Les 38 tués français et 67 blessés graves, soit un homme sur trente environ, ont tous été ramenés dans les lignes françaises, ainsi que 357 prisonniers. Les Français comptent également 200 blessés légers. Les sources allemandes parlent de la perte totale de 646 hommes dans leurs rangs. On notera au passage, la relative modestie des pertes au regard de la puissance de feu engagée de part et d’autre. C’est l’occasion de rappeler que contrairement à ce que l’on voit dans les films, il faut alors des centaines d’obus et des milliers de cartouches (rapport total des projectiles lancés/total des pertes infligées) pour tuer un seul homme dans la guerre de tranchées.

Toute la zone a été ravagée et restera neutralisée jusqu’à la fin de la guerre. On a surtout la certitude grâce aux renseignements obtenus que rien ne se prépare à grande échelle de son côté, ce qui avait été envisagé un temps par l’état-major allemand. Les Français peuvent se concentrer sur Reims ou la Picardie, ce qui aura une énorme influence pour la suite des événements.

Au bilan, dans sa conception et sa réalisation quasi parfaite, il s’agit d’une des opérations les plus remarquables de la Grande Guerre. Il faut considérer l’immensité des innovations en tous genres et de la somme de compétences qu’il a fallu accumuler, en partant de rien malgré les pertes considérables, pour passer en quelques années de la guerre à la manière napoléonienne à quelque chose qui n’a rien à envier à ce qui se fait cent ans plus tard. 

Le fascicule « Corsaires de tranchées » est disponible en version Kindle (ici).

La Chine augmente son budget de la Défense de 7,2% (actualisé)

La Chine augmente son budget de la Défense de 7,2% (actualisé)

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par Philippe Chapleau – Lignes de défense – publié le 7 mars 2023

https://lignesdedefense.blogs.ouest-france.fr/


Dimanche, la Chine a annoncé une hausse de 7,2% du budget de la Défense pour 2023 7,1% en 2022), soit l’augmentation la plus forte depuis 2019. Les dépenses militaires s’élèveront à 1 553,7 milliards de yuans (225 milliards de dollars ou 211 milliards d’euros). 

Petit rappel des hausses du budget chinois de la Défense:

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PS: l’inflation chinoise après avoir officiellement (chiffres du National Bureau of Statistics of China) atteint 5,4% en 2011 tourne autour de 2% par an (2,24% en ce début d’année 2023).

Ukraine, regards sur la guerre

Ukraine, regards sur la guerre

par Bruno Modica – Revue Conflits – Publié le 6 mars 2023

https://www.revueconflits.com/ukraine-regards-sur-la-guerre/


Un ouvrage de témoignages de personnes parties combattre en Ukraine. Dix regards pour entrer dans l’intimité des soldats et prendre la mesure d’un conflit qui déchire l’Europe. 

Lasha Othkmezuri, Combattre pour l’Ukraine : Dix soldats racontent , 2023, Éditions Passé composés. 

Cet ouvrage réunit dix témoignages de femmes et d’hommes qui se sont engagés dans cette guerre commencée il y a maintenant un an. L’auteur qui connaît bien l’histoire militaire de l’Union soviétique, avec sa publication de « grandeur et misère de l’armée rouge », d’une biographie du maréchal Joukov, et de Barbarossa, qui raconte l’offensive allemande commencée le 22 juin 1941, propose en introduction une sorte de réflexion sur les conditions qui ont permis cette entrée en guerre. L’auteur connaît bien l’histoire de l’Union soviétique et les ressorts qui ont pu conduire Vladimir Poutine à s’engager dans cette aventure meurtrière.

La bascule serait intervenue après 2001, alors que pendant la même période la Russie envisageait de rejoindre l’alliance atlantique, ce qui plus de 20 ans plus tard, peut surprendre. En réalité Poutine développait en même temps cette attitude de coopération tout en reprenant la thèse de l’encerclement de la Russie par les Occidentaux. Pour les tsars, comme pour Staline ou encore Brejnev, la Russie doit être considérée comme le cœur de l’empire, qu’il soit tsariste ou soviétique. Au passage l’auteur rappelle que ce sont pourtant les Ukrainiens qui ont payé le tribut le plus élevé à l’occupation allemande en évoquant d’ailleurs des chiffres de victimes qui donnent le vertige. 3 256 000 civils ukrainiens ont été tués pendant la seconde guerre mondiale contre 1 800 000 Russes.

Le choc du 24 février 2022 a fait oublier les méthodes de Poutine qui instrumentalise les minorités russophones dans les différents pays voisins de la Russie. On se souvient des épisodes de 2008 à propos de la Géorgie avec le soutien à des territoires séparatistes d’Abkhazie et Ossétie du Sud.

Quelques mois après avoir fait assaut de bonne volonté à l’égard de l’alliance atlantique, Poutine a commencé à développer une série d’actions de pressions contre l’Ukraine. On retrouve déjà un conflit hydraulique à propos du barrage construit dans le détroit de Kertch, une tentative d’assassinat contre le futur président ukrainien Viktor Iouchtchenko, le chantage au gaz répété à plusieurs reprises en 2006 et 2009, et enfin, déjà en février, mais c’était en 2014, la Russie commence l’annexion de la Crimée, tandis que « les petits hommes verts », intervenaient dans le Donbass en soutien des groupes séparatistes.

On passera directement à la conclusion qui dresse une sorte de bilan paradoxal d’une guerre qui est toujours en cours. L’auteur réfléchit sur les éléments déclencheurs, sans pour autant rappeler l’aveuglement d’un certain nombre de commentateurs hexagonaux qui quelques jours avant le début du conflit expliquaient doctement que Vladimir Poutine n’avait aucun intérêt à s’engager dans une guerre directe.

L’auteur fait preuve de plus de lucidité lorsqu’il examine les raisons qui ont pu conduire Poutine à donner le feu vert à cette « opération militaire spéciale ». Peut-être que le retrait humiliant des États-Unis d’Afghanistan en juillet et août 2021 a pu faire croire que les États-Unis en avaient fini avec l’interventionnisme que l’on qualifiait, il fut un temps, de « Wilsonien ». Répéter, comme a pu le faire Joe Biden le 15 février 2022, que « aucun soldat américain ne serait envoyé en Ukraine » a pu être interprété comme un feu vert. On se souvient d’une déclaration de ce type en 1950, lorsque le secrétaire d’État de l’époque avait déclaré que la ligne de défense des États-Unis en Asie du Sud-Est passait au nord des Philippines. En juin 1950, c’était la Corée du Sud qui était envahie avec l’accord de Staline. On se souvient également du feu vert donné à Nord stream deux par Joe Biden en juillet 2021. Cela pouvait signifier que les États-Unis acceptaient de voir l’Europe, et tout particulièrement l’Allemagne, dépendante du gaz russe. Pourtant, très rapidement, les services de renseignements, en analysant l’opération ZAPAD, les grandes manœuvres de l’armée russe, ont compris que le stationnement de ces troupes constituait un signal particulièrement clair.

Quel que soit le soutien que l’on peut apporter à l’Ukraine face à une agression caractérisée, il convient de rester lucide. L’histoire de l’Ukraine depuis 1991, c’est aussi l’histoire d’un pays « post-soviétique » dans lequel les oligarques sont tout aussi corrompus que leurs homologues russes. L’histoire de l’Ukraine c’est aussi celle de la formation d’une nation que l’agression russe a contribué à faire naître. Les contradictions sont évidemment multiples, et il faut lire les témoignages de ces 10 combattants avec les précautions de l’historien. Chacun d’entre eux, et cela ne minimise en aucun cas leur courage et leur engagement, est porteur de cette histoire d’une nation qui n’a pas pu, sauf pendant quelque courte période, entre 1917 et 1921, constituer son état. Au XIXe siècle, en Europe centrale et orientale, jusqu’au lendemain de la Première Guerre mondiale, les nations soumises aux empires étaient parvenues à créer leur état. Il aura fallu une guerre mondiale pour cela.

Chapitre 1. « La langue russe est une menace pour l’unité de l’Ukraine. »

Le premier récit est celui de Stanislas Asseyev, qui a failli s’engager dans la Légion étrangère en 2012. De retour en Ukraine, ce jeune homme commence à dénoncer l’action des républiques séparatistes et il a d’ailleurs été incarcéré dans l’une d’entre elles. Il s’est engagé dans la défense territoriale pour la défense de Kiev au début de l’invasion. Son attitude relève peut-être d’un amour déçu. Comme beaucoup d’Ukrainiens, il a pu considérer que le monde russe était une référence en termes de culture. Depuis 2014 il a forcément changé d’avis et considère que la langue russe représente une menace pour la sécurité du pays.

Chapitre 2. « Il m’arrive de commander des hommes en première ligne. »

Maria Chashka est née en 1975. Elle s’est engagée dans l’armée ukrainienne après l’annexion de la Crimée en 2015. Deux de ses enfants sont également sous les armes. Officier en 2016, elle représente l’une des 57 000 femmes qui sont engagées dans l’armée ukrainienne dans des unités combattantes. Elle est toujours en première ligne, et son témoignage est précieux, car il évoque sans détour toutes les questions que la présence des femmes dans les unités combattantes peut poser. Cela va de l’autorité sur les hommes à des problèmes d’hygiène intime. Il faut toutefois noter que bien avant l’avènement de l’Union soviétique, des femmes servaient dans l’armée impériale, y compris dans des unités combattantes. 

Chapitre 3. « Le régiment Azov est devenu le symbole de la résistance de notre peuple. »

Rouslan, alias David, s’est engagé dans l’armée ukrainienne en 2015. L’annexion de la Crimée a été le choc et il a combattu dans le Donbass jusqu’en 2017 dans une unité de transmission. Après sa démobilisation il cherche à rejoindre le régiment Azov et il participe aux combats contre les séparatistes du Donbass jusqu’en 2020. Dès le début de l’invasion, alors qu’il avait été démobilisé, il rejoint le régiment Azov et cherche à rejoindre Azovstal alors que la ville de Marioupol est déjà menacée par les forces russes. Blessé pendant les combats, il est fait prisonnier, souffre de la faim, avant d’être libéré dans le cadre d’un échange de prisonniers le 29 juin 2022. La réputation sulfureuse du régiment Azov n’est absolument pas abordée dans ce témoignage. Bien au contraire les soldats qui servent sont considérés comme « l’élite de l’élite ».

Chapitre 4. « La peur de la mort te hante à tout moment et transforme tout en toi. »

Ihor Martinkovskyy dirigeait avant la guerre une entreprise de travaux publics. Très rapidement, surtout après l’invasion, il met les ressources de l’entreprise à la disposition de son pays en fournissant des moyens de transport. Il contribue à l’acheminement de matériel jusque sur la ligne de front, en construisant des tranchées, avant de se retrouver directement engagé dans les combats. Avec son témoignage le lecteur découvre la vie quotidienne sur le front, entre les pilonnages d’artillerie, les offensi

ves de chars qu’il faut stopper, la panique qui peut toucher n’importe qui, même des soldats expérimentés, pendant les tirs d’artillerie. Théoriquement démobilisé, Igor continue toujours à travailler pour l’armée, mais sans véritable contrat d’engagement. Techniquement il est civil, mais dans la pratique il continue à développer une chaîne logistique pour l’armée nationale.

Chapitre 5. « Cette guerre est celle de la lumière contre les ténèbres. »

Maksym Lutsyk est un jeune homme né en 2002. Russophone, il s’engage en politique en ayant d’ailleurs un lourd préjugé contre Zelensky. Aujourd’hui il note sa capacité à mobiliser son pays et sans le dire à ses parents il s’est engagé pour combattre en première ligne. Ce jeune homme, en raison de ses compétences numériques, est devenu éclaireur aérien et utilise des drones d’observation. Combattant de premières lignes, il semble pouvoir conserver son humanité lorsqu’il raconte avoir apporté une aide médicale à un prisonnier russe. 

Cette description du combat d’artillerie, la précision qu’il donne sur les matériels employés, essentiellement les obusiers américains, allemands et polonais, montre comment les Russes ont réussi la performance, bien involontairement, de former une armée ukrainienne qui est l’émanation de son peuple. 

Chapitre 6. « C’était comme un message envoyé du Ciel et qui me disait : Gundars, le temps est venu pour toi de te battre. »

Gundars Kalve à 52 ans, un âge limite dans d’autres armées. Originaire de Lettonie, enrôlé dans l’armée soviétique en 1989 pendant deux ans, il affirme avoir désobéi aux ordres de ses chefs et finit par déserter le 21 août 1991, au moment de la tentative de putsch contre Gorbatchev. Pendant cinq ans il reste en Lettonie comme engagé volontaire dans la garde nationale de la république balte. Aujourd’hui, après avoir longtemps milité pour retirer de son pays natal, les traces de l’occupation soviétique, il a cherché à soutenir la souveraineté de l’Ukraine. Dès le 25 février, il cherche à s’engager dans ce que l’on peut qualifier de « brigades internationales », participe après son engagement à la bataille d’Irpin dans un peloton de reconnaissance. Il raconte aussi les désertions qui ont diminué les effectifs de son unité combattante. Celle-ci est d’ailleurs composée d’Ukrainiens et de Géorgiens. Aujourd’hui, il est toujours engagé, malgré son âge, dans un bataillon de reconnaissance.

Chapitre 7. « Il n’y a rien en moi de russe. » 

Yuriy Tay est né en 1992 en Ouzbékistan. Après un passage par l’école militaire Souvorov dans laquelle il subit le bizutage impitoyable caractéristique de l’armée russe, il obtient un diplôme de droit avant de rejoindre l’Ukraine en 2012. Particulièrement pessimiste sur les possibilités de changement en Russie, il se considère comme un nationaliste ukrainien. Au début de la guerre pourtant, il était titulaire d’un passeport russe. Particulièrement précis sur les affrontements à Boutcha, il est toujours dans l’attente d’une reconnaissance de sa situation. Il espère pouvoir rejoindre la légion internationale pour disposer d’un statut plus officiel de combattant.

Chapitre 8. « Cela fait trente ans que je combats l’impérialisme russe. »

Vano Nadiradzé est âgé de 52 ans et il est d’origine géorgienne. Ancien de services de renseignements de son pays, il décide de rejoindre l’Ukraine en 2014. Son témoignage est d’autant plus intéressant qu’il est un vétéran de la guerre du Donbass qui commence dans la région de Donetsk dès 2014. Le bataillon était composé de volontaires dans une armée ukrainienne qui était à cette époque largement sous-équipée et sous encadrées. Son témoignage raconte l’ambiguïté dans les pratiques de certains oligarques, aussi bien russes qu’ukrainiens dont certains fournissaient des armes aux séparatistes du Donbass comme au bataillon de volontaires pro-ukrainiens. Vano affirme avoir participé aux tous les combats dans la région de Donetsk contre les séparatistes. Plusieurs fois décoré il obtient la nationalité ukrainienne par Zelensky. Au moment de l’entrée en guerre en 2022, il était la tête de 380 hommes dans le secteur de Kiev. Son récit de ces combats est extrêmement précis, notamment sur l’utilisation par l’armée russe d’uniformes ukrainiens. Dans son témoignage il dresse un bilan comparatif des armes occidentales qui sont utilisées par les forces ukrainiennes. On apprend d’ailleurs que les artilleurs n’utilisent pas le terme de César pour désigner le canon autoporté français, mais celui de Susanna, « qui correspond mieux à l’élégance française ! ». Participant à des combats depuis 2014, c’est-à-dire depuis neuf ans, il espère, tout en étant pessimiste, voir la fin de la guerre.

Chapitre 9. « Boutcha, c’est la revanche des intouchables Russes. »

Ilya Bogdanov est âgé de 35 ans, natif de Vladivostok, il rentre, à la sortie du lycée, à l’institut des gardes-frontières du FSB. Présent au Daghestan de 2010 à 2013, il interprète la politique de la Russie dans le Caucase comme un moyen d’entretenir la tension pour maintenir la pression russe dans cette zone.

Dès 2014, il s’engage comme volontaire pour le Donbass, malgré sa nationalité russe, et décide de s’installer en Ukraine la fin de cette première période de guerre. Lorsque commence l’invasion russe en 2022, il est engagé dans les combats de Boutcha où il est blessé. Son témoignage est celui d’un russe originaire de la ville de l’Extrême-Orient, Primorié et il montre que les soldats russes envoyés au front compensent par une violence extrême les humiliations qu’ils subissent depuis toujours. Comme d’autres témoins russophones, il fait systématiquement usage de la langue ukrainienne. Ancien du FSB, donc considéré comme un traître, il affirme avoir été l’objet de deux tentatives d’assassinat téléguidé par Moscou.

Chapitre 10. « Si nous voulions la paix chez nous, il nous fallait gagner la guerre en Ukraine. »

Alexandre Chekulaev est né en Géorgie en 1961. Il a aujourd’hui 62 ans. Ancien militaire, il a fait la guerre en Abkhazie au sein des forces spéciales géorgiennes. Il est engagé dans la légion internationale. Dans cette unité la discipline est extrêmement stricte. Il se montre extrêmement critique à propos des volontaires étrangers, particulièrement américains, qui servent dans cette légion. Son témoignage est particulièrement précieux, car il montre l’importance des téléphones portables dans ce conflit. D’après Alexandre la moindre connexion déclenche des tirs d’artillerie sur les positions occupées.

Il ne faut pas chercher dans ces récits de guerre une grande qualité rédactionnelle. Les témoignages sont présentés de façon brute et certaines descriptions, notamment les conséquences des tirs d’artillerie, sont particulièrement difficiles à lire. L’intérêt de cet ouvrage, au-delà de la mise en perspective par l’auteur, est de montrer le vrai visage de la guerre de haute intensité, avec le taux d’attrition qui en découle. Les trajectoires individuelles de ces combattants, surtout lorsqu’ils ne sont pas ukrainiens, sont particulièrement significatives. La plupart d’entre eux sont des hommes ayant largement dépassé la quarantaine, voire la cinquantaine. Leur vision de la guerre ne se limite pas à la défense du territoire ukrainien qui est devenu leur nouvelle patrie, mais bien à la défense de l’Europe tout entière. Pour ces volontaires étrangers, leur vision critique du commandement ukrainien n’est pas dénuée d’intérêt. Ils montrent tous comment, dans les premières semaines de l’invasion russe, l’armée ukrainienne était largement désorganisée. Pourtant, parce que tous ces volontaires, de la garde territoriale, des unités régulières, de la légion internationale, se battaient et se battent encore pour des valeurs, ils ont permis à l’Ukraine de résister. L’aide internationale qui a fini par arriver, la qualité du renseignement fourni par les agences occidentales, permet aux forces ukrainiennes de résister. Mais rien de cela ne serait possible s’il n’y avait pas aussi la capacité de résistance d’une population qui fait aujourd’hui nation.

Ukraine, engagement ou enlisement de la France

Ukraine, engagement ou enlisement de la France


L’engagement de la France, puissance nucléaire, dans le conflit ukrainien pose plusieurs graves questions : comment accepter que notre pays soit entraîné dans une probable guerre sans qu’à aucun moment la chose ait été réellement examinée, discutée et débattue ? Et pour quels objectifs ? Et avec quelle puissance militaire croyons-nous pouvoir mener ce combat ?

 

Ukraine, engagement ou enlisement de la France

 

Après onze mois de combats souvent furieux depuis l’agression russe, le conflit – qui reste une vraie guerre – semble s’enliser alors qu’aucune tentative de négociation n’apparaît dans l’horizon diplomatique. Le président Poutine s’obstine et ce qu’il est convenu d’appeler le camp occidental – conduit par les États-Unis – continue de souffler sur les braises. Les arrière-pensées sont sans doute différentes selon les pays, du moins pour ceux – aussi rares soient-ils – qui ont une véritable pensée stratégique qui ne soit pas le suivi irréfléchi d’une politique américaine dont l’objet reste sans nul doute d’abattre le président russe et de faire éclater la Fédération de Russie – mais pour quel bénéfice ?

Dans un tel contexte, incompréhensible pour les esprits nourris de réflexion stratégique et d’intérêts bien compris, la France dont il est dit que son aide à l’Ukraine reste modeste, donne le sentiment de suivre sans aucune originalité ni indépendance d’esprit le discours américain alors même que celui-ci reste vague sur les intentions de son président. Les discours guerriers des exécutifs européens et de leurs chancelleries font craindre le pire par leur inconséquence au regard de leurs capacités militaires lilliputiennes. Leur faiblesse opérationnelle, face à la nature et à la dimension militaire de ce conflit, même à 27 États membres réunis, accentue le caractère déraisonnable de leur posture si celle-ci devait déboucher sur un conflit généralisé sur le sol européen, tant il est hasardeux de tenir des discours sans avoir la capacité militaire de les assumer.

La menace de l’emploi de l’arme nucléaire

Concernant la France, sa position de puissance nucléaire rend encore plus dangereuse son attitude belliqueuse qu’elle nourrit par un saupoudrage de matériels de guerre vers l’Ukraine, dont il faut avoir le courage et la lucidité de dire qu’il ne changera pas le cours de la guerre, alors qu’a contrario il désosse nos maigres régiments en même temps qu’il épuise nos modestes stocks de munitions. Le quart de l’artillerie française à déjà disparu (18 canons de 155 mm Caesar sur 77, et un LRU (*) – quel effort ! – sur les 13 que possède notre unique unité de lance-roquettes). Précisons, pour la bonne compréhension du lecteur, que le camp russe compte pour sa part plus de 2 000 pièces d’artillerie… Et ce ne sont pas les quelques engins blindés de reconnaissance AMX10RC, conçus davantage pour courir les théâtres africains que les plaines verglacées ou boueuses du légendaire hiver russe, ou même quelques chars lourds Leclerc qui feront pencher la balance en faveur de l’Ukraine. Il semblerait que nos dirigeants méconnaissent les leçons des tentatives napoléonienne ou hitlérienne ou qu’elles n’aient pas été retenues et encore moins comprises… Car j’ose espérer que le commandement aura su avertir de l’incongruité opérationnelle, pour ne pas dire de la vanité, de la cure d’austérité imposée à nos unités à leur détriment pour un but politique dont on peut craindre qu’il fasse davantage sourire « l’adversaire » que de l’amener à résipiscence.

Mais, plus sérieusement, le discours et les actes français, provenant d’une puissance nucléaire face à une autre puissance de même nature, engagent toujours plus notre pays dans ce conflit, nous qualifiant volens nolens de co-belligérants, attitude dont il faudra bien un jour accepter les conséquences plausibles. Et celles-ci ne pourront être assumées que par la menace de l’emploi de l’arme nucléaire, compte tenu de la vacuité de nos forces conventionnelles ; ce qui n’est pas le cas des États-Unis qui bénéficient de la parité voire de la supériorité sur ce point, eux qui nous ont entrainés dans cette folle aventure que nous n’avons pas réfléchie suffisamment, et, aussi, eux qui n’ont pas le désagrément d’être sur le même continent que leur adversaire.

De surcroît, notre pays se trouve maintenant enlisé dans un conflit dont il n’a pas été demandé à la représentation nationale ce qu’elle en pensait et encore moins à son peuple dit souverain. Ce dernier voit par cet engrenage fâcheux se dilapider son faible acquis militaire payé laborieusement par ses impôts alors que personne ne lui a commenté l’objectif politique de cette participation et ses conséquences – notamment bien visibles aujourd’hui sur les plans économique, énergétique et financier, fruits de sanctions qui ne pèsent que sur l’Europe et ne bénéficient, curieusement, qu’à notre « grand allié qui nous veut du bien ». Mais encore, il serait sans doute inconvenant de demander quels buts militaires poursuit la France par son intervention déguisée et quelle est la situation finale recherchée dans ce conflit. Est-il vraiment normal que le président de la République lance le pays dans un conflit, désarme nos régiments au profit d’une nation en guerre avec lequel nous n’avons aucun accord de défense et que cette politique agisse contre un pays avec lequel nous ne sommes pas en guerre, sans un accord du Parlement ? Tout ceci est-il bien conforme à notre Constitution ? Que font nos parlementaires de tous bords, notamment ceux qui se disent opposés à la politique actuelle de l’exécutif ?

Une divergence d’intérêts entre les deux côtés de l’Atlantique

Car mettre à bas Vladimir Poutine – au profit de qui d’ailleurs ? Dimitri Medvedev, par exemple ? un régime démocratique que la Russie n’a jamais connu de sa longue histoire mais alors avec quel responsable ? – et démembrer la Fédération russe, est-ce vraiment l’intérêt des peuples européens sur les plans stratégique, politique, économique ? Il est visible que c’est celui des États-Unis ce qui n’est pas sans être inquiétant, surtout quand on analyse la « déclaration conjointe d’intention » de M. Sébastien Lecornu, notre ministre des Armées, et de M. Lloyd Austin, Secrétaire à la Défense des États-Unis d’Amérique, signée le 30 novembre 2022. Cette déclaration, sous couvert de coopération et de réciprocité dans la fourniture de renseignements, de soutien à l’OTAN notamment dans son appui à l’Ukraine, d’intérêts partagés en Indo-Pacifique (la Chine ?), ne reste qu’un acte d’allégeance aux vues américaines. Son paragraphe 16 se révèle particulièrement savoureux lorsqu’il traite de «nos échanges visant à sécuriser nos bases industrielles de défense, y compris par la promotion de l’accès réciproque aux marchés de défense »… Au-delà de la grandiloquence théâtrale de ce document qui n’engage à rien apparemment, la formulation reste d’une parfaite hypocrisie alors que nous avons tous en mémoire, entre autres sujets, les déboires d’Airbus pourtant sorti victorieux de l’appel d’offres sur le programme d’avions ravitailleurs, face à la décision de l’exécutif américain d’imposer Boeing à l’US Air Force et, plus récemment, l’épisode des sous-marins australiens où la réciprocité est clairement apparue à sens unique.

N’est-il pas temps pour un sursaut européen, emmené par la France, pourquoi pas, afin de mettre un terme au conflit russo-ukrainien et aux souffrances des soldats et des populations civiles impliquées par force dans ce drame ? La solution est de restaurer en Europe et en France une indépendance d’analyse stratégique, une claire vision de nos intérêts qui ne sont plus nécessairement communs avec ceux des États-Unis et, in fine, une remontée en puissance des capacités militaires de nos armées. Le conflit en cours est en effet la triste démonstration de la divergence grandissante d’intérêts entre les deux côtés de l’Atlantique. Dans cet ordre d’idées, le président Macron a dernièrement indiqué, lors des vœux aux Armées, un effort substantiel qui sera concrétisé par la prochaine Loi de programmation militaire 2024-2030, annoncée comme une loi de transformation pour les armées. Dotée de 413 milliards d’euros, elle devrait permettre, si elle est rigoureusement exécutée, de rattraper des retards d’équipements, d’innover sur certains sujets comme la cyberdéfense, le spatial, le renseignement ou la défense sol-air et les drones. Bien sûr, les armées auront aussi à faire face à l’accroissement des coûts de production.

Il faudra être vigilant car cet effort, réel, ne sera pas suffisant sur les prochaines années pour opérer une véritable remontée en puissance, mais le signal donné est prometteur. Il est temps de réagir avant de nous laisser entraîner dans une nouvelle confrontation armée avec… la Chine, par exemple ?

 

* LRU : lance-roquette unitaire sur châssis chenillé, pour des tirs à plus de 100 km.

Illustration : Le Danemark va livrer à l’Ukraine les 19 canons Caesar qu’il avait achetés à la France. un modèle amélioré par rapport à ceux de l’armée française – qui percevra ses nouveaux canons en 2024.

Conduire la guerre – Entretiens sur l’art opératif, un livre de Benoist Bihan et Jean Lopez

Conduire la guerre – Entretiens sur l’art opératif, un livre de Benoist Bihan et Jean Lopez

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 2 mars 2023

https://lavoiedelepee.blogspot.com


Conduire la guerre – Entretiens sur l’art opératif est un livre important et stimulant, ce qui dans mon esprit revient un peu au même. Son objet est l’art opératif, ce concept qui agite un peu les esprits du métier depuis au moins trente ans. Sa méthode est l’échange épistolaire, un procédé qui rend très vivant et interactif un discours qui risquerait sinon d’être plutôt austère. Quand, en plus, les deux protagonistes de l’échange sont Benoist Bihan, qui est un des stratégistes français qui m’a appris le plus de choses, et Jean Lopez, qu’on ne présente plus, c’est évidemment encore plus intéressant.

Le livre est ainsi une suite de 356 questions regroupées en sept chapitres, depuis la définition du cadre d’étude jusqu’à une conclusion sur le cas français contemporain, en passant par l’expression sur trois chapitres de la pensée et de l’influence d’Alexandre Sviétchine, le général russe devenu le « professeur » de la jeune armée rouge, et auteur en 1927 de Strategiia, la bible de l’art opératif.

Je reviens sur quelques points essentiels.

La tactique est définie comme discipline qui permet d’user le plus efficacement possible de la violence armée pour vaincre un adversaire dans un combat. Sa caractéristique première selon Benoist Bihan est son caractère apolitique et purement technique. Je suis d’accord même si la politique s’insinue parfois jusqu’aux échelons les plus bas, notamment par les règles d’engagement. Le chef au combat pense d’abord à vaincre son adversaire dans le duel des armes ici et maintenant sans réfléchir forcément au contexte politico-stratégique dans lequel il évolue.

La stratégie de son côté est décrite, en bon clausewitzien, comme la manière d’utiliser la violence armée pour atteindre l’objectif militaire de la guerre qui lui-même sert l’objectif politique du Souverain. Il s’agit donc selon Benoist Bihan d’un domaine exclusivement réservé à l’action militaire. Les autres activités comme la mobilisation économique, le champ informationnel, la diplomatie, etc. qui concourent à l’effort de guerre relèveraient alors plutôt de la programmation selon la définition d’Edgar Morin, c’est-à-dire de l’organisation de moyens afin d’atteindre un but, mais sans faire face à une dialectique violente. Cette restriction peut se discuter mais admettons-là.

On voit venir la suite : l’art opératif est ce qui relie les deux. Benoist Bihan parle d’un harnachement de cheval. Je parle pour ma part simplement d’un lien qui permet d’« employer les combats favorablement à la guerre » selon l’expression de Clausewitz répétée à plusieurs reprises dans le livre. En clair, c’est un guide qui maintient toutes les actions sur la même direction ou route, ce que Sviétchine baptise « ligne stratégique ». Cette route peut être courte, mais elle est souvent longue et de toute façon toujours entravée par l’action antagoniste de l’ennemi. Il faudra donc le plus souvent procéder à des étapes ou des bonds, ce que l’on appelle des « opérations ». L’opération elle-même est définie par Sviétchine comme un conglomérat d’actions ininterrompues de nature variée – dont des combats – qui permet de progresser, si possible significativement, le long de cette ligne stratégique. Formé longuement à la notion d’« effet majeur » j’ajouterais peut-être « dans un cadre espace-temps donné ». Dans son livre sur le même sujet, On operations, l’officier et historien américain Brett Friedman parle de son côté de l’« art d’agencer des ressources militaires afin d’atteindre les objectifs stratégiques au cours d’une campagne ». Campagne est alors synonyme d’opération. Cela me va aussi.

Une petite remarque à ce stade. Benoist Bihan critique à raison l’emploi du « terme « opération » à tort et à travers. Dans le haut du spectre, on utilise ainsi parfois le terme « opération » pour ne pas dire « guerre », parce que le mot fait peur, parce que c’est normalement le Parlement qui déclare la guerre, parce que déclarer la guerre à une autre entité – forcément politique, sinon ce n’est pas de la guerre mais de la police – c’est lui donner un statut d’équivalence et cela est parfois difficile à admettre lorsqu’il s’agit d’une organisation non-étatique, etc. Dans le bas du spectre, vers la tactique, on a aussi un peu de mal à distinguer dans la forme l’« opération » des « combats » à différentes échelles, qui sont aussi à la manière de poupées russes des conglomérats d’actions face à un ennemi et planifiés sensiblement de la même façon.

On invoquera alors la notion, assez subjective, d’« intensité » stratégique de l’action, mesurée en distance que l’on espère parcourir sur la fameuse ligne et on voit bien que cette importance peut-être très variable en fonction du rapport de forces matériel mais aussi psychologique. Face à adversaire très faible, une seule action peut ainsi avoir une importance considérable, comme le bombardement de Zanzibar par la flotte britannique le 27 août 1896 qui obtient en 38 minutes la destruction de la flotte ennemie et la capitulation du sultan. Face à un adversaire puissant et/ou dur, il faudra multiplier les coups, mais aussi les parades à ses coups. Sera donc baptisée « campagne » ou « opération », plus moderne, ce qui fait vraiment mal à l’adversaire ou qui inversement empêche d’avoir très mal soi-même dans un combat de boxe qui n’a pas de limites de temps et se termine forcément par un KO (destruction ou capitulation) ou abandon d’un des acteurs (négociation). Il y a une part de subjectivité dans tout cela, et c’est peut-être pour cela que l’on parle d’« art ». Retenons néanmoins ces deux critères : forte intensité et bien sûr bonne direction, car il ne sert à rien de donner de grands coups s’ils ne vont pas dans le bon sens.

C’est là qu’intervient la thèse forte de Benoist Bihan : avant Sviétchine et ce que l’on baptisera l’école soviétique, on n’a pas forcément conscience de tout ça puisque ce n’est pas théorisé, ce qui aboutit à de nombreuses crises entre les stratégies et des tactiques mal accordées. À la limite, lorsqu’il y a accord c’est par hasard et notamment celui qui amène au pouvoir quelqu’un qui se trouve simultanément Souverain avisé-Stratège génial, bon chef de bataille et disposant d’un outil militaire très performant par rapport à ceux de l’adversaire.    

Cette thèse me gêne un peu par sa radicalité. L’apport personnel principal de ce livre est plutôt de m’avoir comprendre que si on fait la guerre, et on rappellera toujours que ce sont les nations qui font les guerres et pas les armées, on pratique aussi forcément l’art opératif. On le fait bien ou mal, sinon cela signifierait que les forces armées sont employées au hasard. L’expédition athénienne en Sicile (415 à 413 av. J.-C.) est un désastre absolu mais elle présente toutes les caractéristiques d’une opération. La manière dont les Athéniens pensent par ce biais employer leurs moyens militaires favorablement à la guerre qui les oppose à la ligue du Péloponnèse est par ailleurs clairement exposée par Thucydide. La campagne française de Normandie en 1449-1450 durant la guerre dite de Cent ans est un autre exemple d’opération et même de « belle » opération, puisqu’il s’il y a art il y a aussi jugement esthétique. Grâce à la supériorité tactique de leurs forces, les Français gagnent tous les combats et ceux-ci font grandement et rapidement avancer le roi Charles VII vers la victoire finale.

Un autre point particulier qui me tient évidemment à cœur : les trois offensives alliées de l’été et automne 1918 en France me paraissent non pas comme la simple application mécanique de la force brute comme c’est présenté dans le livre mais au contraire comme de parfaits exemples de « belles » opérations. On n’y cherche pas de grandes batailles mais la distribution de combats le long du front jusqu’à obtenir un effet stratégique. L’offensive d’ensemble du 27 septembre 1918 qui permet de s’emparer en une semaine de toutes les lignes de défense allemande est alors la plus grande opération jamais menée dans l’histoire. Les Alliés progressent de cette façon beaucoup plus vite sur leur ligne stratégique que les Allemands, tant vantés, dans l’autre sens de mars à juillet et ce jusqu’à placer ces derniers devant le dilemme de la capitulation de fait ou de l’effondrement. La « bataille conduite » comme son nom l’indique n’est en réalité qu’une doctrine tactique, une manière d’organiser des combats locaux au sein d’une opération.

En résumé, je crois que les penseurs soviétiques comme Sviétchine n’ont pas découvert l’art opératif, ils n’ont même pas été les premiers à réfléchir dessus – c’est une question qui préoccupe les esprits militaires depuis au moins le milieu du XIXe siècle – mais ils ont inventé le terme et l’ont théorisé le mieux, ce qui est évidemment un apport considérable.

Au passage, le chapitre sur les débats au sein de l’armée rouge entre Sviétchine et Toukhatchevski est tout à fait passionnant. Je découvre la grande peur fantasmée en URSS à la fin des années 1920 d’une invasion occidentale depuis l’Europe orientale. Sviétchine prône une stratégie défensive initiale faute de moyens suivie d’une stratégie offensive une fois que les « courbes d’intensité stratégique » seront en faveur des Soviétiques (c’est la vision française de 1939) alors que Toukhatchevski prône au contraire une grande offensive brusquée plongeant le plus loin possible chez l’ennemi afin d’en obtenir l’anéantissement (c’est la vision française de 1914). La victoire de Toukhatchevski dans ce débat amènera par la suite à associer art opératif à la soviétique avec les grandes opérations dans la profondeur.

Les trois derniers chapitres poursuivent l’exploration de l’art opératif dans les milieux aériens et maritimes, je passe rapidement mais c’est très intéressant. Puis on évoque, les évolutions sinon de l’art opératif du moins de son appréhension après ce somment qu’aurait constitué les grandes opérations soviétiques de 1943 à 1945. Ce sont des opérations remarquablement organisées j’en conviens mais je ne peux m’empêcher de me demander comment elles se seraient déroulées sans une écrasante supériorité de moyens. On y évoque le problème posé par l’apparition de l’arme nucléaire, un peu comme si les deux boxeurs se trouvaient d’un seul coup munis de pistolets, ce qui évidemment fausse un peu des choses que l’on croyaient désormais établies.

On y évoque surtout, l’échec, selon Benoist Bihan, des pays occidentaux à s’« éveiller à l’art opératif », la faute en partie à la perturbation atomique mais aussi à la domination des conceptions américaines sur le sujet et notamment la création d’un « niveau opératif » qui serait un intermédiaire entre la stratégie et la tactique. Ce niveau (que Friedman attribue plutôt aux Soviétiques) apparaît surtout comme une manière de préserver le militaire de l’intrusion politique. De la même façon que les pères fondateurs des États-Unis se méfiaient tellement de l’armée, « instrument de la tyrannie », qu’elle n’était pas prévue initialement en temps de paix, les militaires américains n’ont pas envie d’être bridés par les contraintes politiques. L’avantage de cet écran est de pouvoir réfléchir professionnellement hors de la surveillance politicienne, mais son grand risque est de laisser les militaires faire « leur guerre » en se donnant des buts stratégiques qui s’écartent du but politique, le seul qui compte. On dérive ainsi souvent à une conception policière de l’emploi de la force, par principe apolitique mais aussi permanente (il n’y a pas traité de paix contre les criminels) et absolue (l’élimination de cet adversaire qui n’est pas considéré comme un ennemi politique équivalent). On ajoutera que dans la conception américaine, suivie intégralement par le biais des procédures OTAN, ce niveau opératif se confond aussi allègrement avec niveau interarmées, ce qui évidemment n’a rien à voir avec de l’art opératif. En même temps, si ce niveau opératif est une illusion, il y a quand même la nécessité d’un commandement opérationnel. Le général Schwarzkopf qui dirige les opérations Desert Shield et Desert Storm en 1990-1991 cités comme de rares exemples de bon art opératif américain représente bien un échelon de commandement avec une autonomie de décision. Faut-il le considérer comme un « délégué stratégique » ? Les choses ne sont pas claires à ce sujet.

On termine par le cas français moderne. Après tout la France de la Ve République est, après les États-Unis, la championne du monde en nombre d’opérations. Le problème est que ces opérations paraissent largement stériles en effets stratégiques. Le problème premier selon Benoist Bihan et je le rejoins pleinement là-dessus est que les opérations militaires sont fondamentalement des opérations de puissance, c’est-à-dire qu’à la fin de la guerre on doit se trouver avec une place de la France renforcée dans le monde. En l’absence de réelle politique de puissance, et « être présent » dans une coalition ou « montrer que l’on fait quelque chose » ne sont pas des objectifs de puissance, on ne risque pas de progresser dans ce sens, surtout si en plus de ne pas avoir d’objectifs clairs on ne se donne pas les moyens de les atteindre.

En résumé, il n’y a pas selon moi ceux qui pratiquent l’art opératif et ceux qui ne le pratiquent pas, mais ceux qui le pratiquent bien et ceux qui le pratiquent mal. La bonne nouvelle est qu’on peut apprendre à le pratiquer mieux et Conduire la guerre y contribue. C’est donc une lecture indispensable pour ceux qui s’intéressent à l’art de la guerre, et pas seulement ceux qui en ont fait leur profession. J’ajouterai même que c’est une lecture intéressante pour toute grande organisation, par principe concernée par le lien réciproque entre les directives du sommet et l’action de la base.  

La Finlande commence la construction de son rideau de fer avec la Russie

La Finlande commence la construction de son rideau de fer avec la Russie

par Philippe Chapleau – Lignes de défense – publié le 1 er mars 2023

https://lignesdedefense.blogs.ouest-france.fr


Dans un post du 24 mai 2022, je parlais des « nouveaux murs entre Ouest et est, de la Finlande à l’Ukraine. Et je me demandais s’il fallait craindre  un nouveau « mur » soit mis en place, comme au « bon vieux » temps de la Guerre froide (1 400 km de frontière fortifiée entre 1950 et 1990).

La carte ci-dessous témoigne de ces « pans de murs » qui apparaissent. des murs dont la construction est motivée par des impératifs sécuritaires (pour limiter les afflux de migrants par exemple): 

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La Finlande, qui avait un projet, vient de le démarrer. Elle a commencé mardi la construction de sa nouvelle clôture de 200 kilomètres de long sur une partie de sa frontière avec la Russie décidée après l’invasion de l’Ukraine.

Les travaux concernent un projet pilote de trois kilomètres près de la ville d’Imatra, dans le sud-est de la Finlande. Le chantier a commencé mardi « avec des coupes de forêt, et vont se poursuivre pour permettre la construction d’une route et l’installation d’une clôture », ont indiqué les garde-frontières dans un communiqué.

La construction de 70 kilomètres supplémentaires est prévu entre 2023 et 2025, principalement dans le sud-est du pays nordique, sur la partie la plus dense de sa frontière de 1 340 kilomètres avec la Russie.

Au total, la Finlande prévoit d’ériger des clôtures de 200 kilomètres, pour un vaste chantier estimé à 380 millions d’euros. Les barrières métalliques de trois mètres de haut seront recouvertes de barbelés, avec dans des endroits jugés sensibles des caméras de vision nocturne, des lampes et des haut-parleurs. La dernière phase doit s’achever en 2026.

Et en Ukraine

La Verkhovna Rada (le Parlement) a amendé une loi (Bill No. 7475,  « On Amendments to Certain Legislative Acts of Ukraine on the Protection of the State Border ») qui permet la création d’une bande de 2 km de largeur, le long des frontières avec la Russie (2000 km) et la Biélorussie (1000km).

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Selon le State Border Guard Service of Ukraine, cette bande pourra être minée et des obstacles antichars y seront installés. Lire un article officiel ukrainien sur ce sujet (en anglais) ici.