Xi Jinping en France : soixante ans de relations franco-chinoises contrastées

Xi Jinping en France : soixante ans de relations franco-chinoises contrastées

Interview – Le point de vue d’Emmanuel Lincot – IRIS – publié le 7 mai 2024


Pour la première fois depuis 2019, le président chinois Xi Jinping observe une visite d’État en France les 6 et 7 mai 2024. C’est en réalité une tournée européenne puisque ce dernier poursuivra son périple en Serbie et en Hongrie, deux pays marqués par une forte présence économique chinoise. Alors que Pékin et Paris célèbrent le soixantième anniversaire de leurs relations diplomatiques, quel est l’état des rapports franco-chinois ? Quels sont les enjeux stratégiques de la venue de Xi Jinping au moment où la guerre en Ukraine occupe une place importante de la politique étrangère française ? Éléments de réponse avec Emmanuel Lincot, chercheur associé à l’IRIS, professeur à l’Institut catholique de Paris et auteur de Le très grand jeu. Pékin face à l’Asie centrale.

Xi Jinping entame une tournée de plusieurs jours en Europe en commençant par la France les 6 et 7 mai. Quels sont les enjeux de cette visite d’État en France, marquant la célébration des soixante ans de relations diplomatiques entre les deux pays ? Quel est l’état des relations entre Pékin et Paris ?

Il y a tout d’abord cet anniversaire qui est important puisqu’en Chine, 60 ans marquent la fin d’un cycle. Ce cycle a été marqué par une histoire parfois tourmentée, et des échanges désormais profondément déséquilibrés. Le déficit commercial pour la France n’a cessé de se creuser et des menaces de taxation pour certains produits français destinés au marché chinois confirment ce que nous observons partout ailleurs : la guerre économique est durablement installée. La Chine n’a pas d’autre choix que d’exporter massivement ses surplus de production (voitures électriques…) pour maintenir un niveau de croissance sérieusement en difficulté et va se heurter vraisemblablement à son tour à des taxations européennes. Tout cela ne présage rien de bon. Sur le plan stratégique, la Chine ne changera pas sa position vis-à-vis de la Russie. Au reste, cyniquement, elle n’a aucun intérêt à ce que le conflit avec l’Ukraine cesse. Ce conflit affaiblit chaque jour un peu plus la Russie, en voie de devenir la vassale de Pékin, et retient les Américains sur le front européen pour les écarter de l’enjeu taïwanais. La Chine n’a pas davantage intérêt à ce que le conflit israélo-palestinien cesse, tout simplement parce que le monde musulman pèse pour elle davantage et que cette guerre compromet le projet mis en œuvre à la fois par les Indiens et leur partenaire israélien, l’IMEC (l’India Middle East European Corridor) ; un projet concurrent à celui des Nouvelles Routes de la soie développé par Pékin. Dans ce contexte, la France et la Chine vont traverser une zone de turbulences, et pour longtemps. La dégradation de leurs relations va survenir après les élections américaines (novembre 2024) ; lesquelles, et quel qu’en soit le résultat, vont accélérer cette guerre économique. Rétrospectivement, en 1964, Pékin sortait de son isolement diplomatique provoqué par sa rupture avec Moscou en jouant la carte française, et partant pour se rapprocher ainsi de l’Occident. 60 ans après, Pékin renforce son partenariat avec Moscou et entre dans une logique de confrontation avec l’Occident. Mais la Chine a sans doute beaucoup plus à perdre dans ce renversement.

La guerre en Ukraine va occuper une place importante dans l’agenda politique de cette visite. Comment se positionne la Chine à l’égard du conflit russo-ukrainien ? Qu’attend Emmanuel Macron de son homologue chinois sur ce sujet ainsi que sur les autres grands dossiers internationaux ?

Nous n’avons rien à attendre des Chinois sur la guerre en Ukraine pour les raisons exprimées plus haut. De même que nous n’avons pas grand-chose à espérer des Américains, car cette guerre est une composante parmi d’autres qui oppose le duopole russo-chinois à Washington. La solution ne peut donc venir que des Européens eux-mêmes. Ce qui intéressant ici c’est de voir que la Chine, par ailleurs très attachée au principe du respect de la souveraineté des États, ne se prononce pas, comme on le sait, sur l’agression russe. Cette ambiguïté permet d’intimider par ailleurs les Occidentaux sur la question de Taïwan. Les Américains, par un effet de loupe, en font le prochain conflit alors qu’il me paraît fondamentalement difficile à envisager pour la Chine. Au reste, la Chine a une expérience suffisamment ancienne de savoir gagner une guerre sans combattre. De ce point de vue, Emmanuel Macron a raison de ne pas vouloir entraîner la France, de toute évidence à ses dépens et sans en avoir les moyens, dans une confrontation belligène au sujet de Taïwan. De même qu’il a raison de s’opposer à l’ouverture d’un bureau de l’OTAN à Tokyo. Désamorcer le risque d’un conflit sino-américain, chercher une troisième voie est la vocation historique, d’aucuns diraient « gaullienne », de la France. Cette troisième voie doit s’appliquer dans le domaine de l’écologie aussi et en la matière, il y a davantage d’appuis à espérer du côté chinois que du côté américain. En somme, vous l’avez compris, nous sommes les alliés des Américains mais nous ne partageons pas les mêmes intérêts.

Quels sont les objectifs de la tournée européenne de Xi Jinping ? Pour quelles raisons le président chinois poursuit-il sa tournée en Serbie et en Hongrie après avoir quitté la France ?

C’est une façon d’annoncer la suite, et qui est : nous, Chinois, souhaitons donner la priorité au développement de nos relations avec des pays qui affichent leur proximité de vue avec Moscou et avec nous. Dont acte. In fine, Xi Jinping recevra Vladimir Poutine à son retour à Pékin. Ce qui me conforte dans l’idée que Xi Jinping ne changera pas sa position vis-à-vis de la Russie. En somme, il existe désormais trois Europe. En premier lieu, la France, seule puissance nucléaire militaire de l’Union européenne, seule puissance de l’Union européenne à être membre du Conseil de Sécurité de l’ONU, et la présence de Madame Von der Leyen aux côtés d’Emmanuel Macron pour recevoir Xi Jinping était là pour rappeler que la France et les autorités de Bruxelles faisaient bloc face à la Chine. L’Allemagne, en second lieu, tentée par l’aventure de faire cavalier seul hier vis-à-vis de la Russie, aujourd’hui vis-à-vis de la Chine ; le chancelier Olaf Scholz s’étant rendu quelques jours plus tôt à Pékin. L’Europe des Balkans, enfin, et qui est la plus vulnérable. C’est l’Europe qui tourne le dos à Bruxelles. En d’autres mots, la visite de Xi Jinping est révélatrice des tensions fortes qui existent entre les Européens.

Le Shazam du champ de bataille ukrainien par Michel Goya

Le Shazam du champ de bataille ukrainien

par Michel Goya – La voie de l’épée – publié le 1er mai 2024

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


« C’est un phénomène curieux de cette guerre que l’on entend  beaucoup plus que l’on ne voit. Contrairement à ce qui a lieu dans la vie pacifique, les sensations auditives y sont bien plus nombreuses et intenses que les visuelles » Charles Nordmann, Revue des Deux Mondes, 1916.

Dans les batailles préindustrielles, les hommes étaient concentrés sur un cadre restreint mais ouvert où chacun se concentrait surtout sur les menaces qu’il pouvait voir. Avec la portée et la létalité grandissante des armes, les soldats se battent désormais à distance tout en se mettant autant que possible à l’abri des coups. Cela aboutit à un champ de bataille d’apparence vide alors que tout le monde est là mais caché, et ce encore plus dans le front ukrainien en 2024 que dans celui de 1916 en France puisque sur une longueur de front retranché presque identique, la densité humaine est désormais presque dix fois inférieure. On recherche et traque donc cet ennemi à distance, via les lunette et caméras, ou de près à vue en allant vers lui à l’attaque ou en mission de reconnaissance. On parvient parfois alors à se voir de près, et même de temps en temps à tirer sur des hommes et non sur des zones. Bref, le combattant moderne lutte contre des choses bien plus que contre des hommes, et ces choses elles-mêmes sont peu visibles. On lutte d’abord en écoutant.

Le tir de n’importe quelle arme provoque quatre sortes de bruit.

La détonation de départ, dans l’arme. Assez sèche pour une arme portative (PAN bien sûr), sourde pour un mortier (POM) et grave (BOUM) pour un canon.

Le choc du projectile contre les couches de l’air provoque un premier son : l’onde de Mach. Tant que le projectile est supersonique, ce qui est le cas au départ de la très grande majorité des balles et obus, sauf de mortiers, celui-ci provoque autour de lui un sillage d’ondes comme le sillage provoqué par la proue d’un navire rapide sur une mer calme. Comme son nom l’indique ce « BANG supersonique », fait aussi beaucoup de bruit, presque autant que la détonation de départ à laquelle il ressemble.

Ce même choc provoque aussi, et tout le long cette fois quelle que soit la vitesse, un sifflement autour et surtout à l’arrière du projectile comme si on crevait l’air. Cela va du piaulement (PIOU) pour les balles au sifflement (SIIII) pour les obus ou les drones et un chuintement (CHEE) pour les mortiers. Il y a en réalité autant de sifflements différents que de projectiles. Ce sifflement est beaucoup plus faible que les autres bruits et porte donc moins loin.

Il y a enfin le choc à l’arrivée, choc brut pour les objets durs et explosion pour la plupart des obus. On va baptiser ce bruit CRAC.

Chacun de ces trois ou quatre bruits, selon les moments, provoque donc une onde différente qui se propage en cercles à la vitesse relativement lente du son, plus ou moins 330 m/s selon la température de l’air, sa densité ou le vent. Comme cela va infiniment moins vite que la vitesse de la lumière, quasi-instantanée à notre échelle, le décalage entre la lueur du coup de départ ou d’arrivée – que l’on voit tout de suite- et de son bruit – que l’on entend toujours plus ou moins ensuite, donne déjà un indice de sa distance, selon le phénomène bien connu de l’éclair et du tonnerre. Il suffit de compter les secondes de décalage entre les deux et de multiplier par environ 300 pour avoir une distance approximative.

Ce qu’il est important de comprendre est que tous ces bruits différents peuvent entrainer de grandes et dangereuses confusions.

Premier cas de figure, on se trouve à proximité du début du tir du côté ami, voire même on tire soi-même. Pour les balles, on entend le bruit de la détonation du départ et le bang supersonique qui se confondent dans un grand PAN, puis on entend ensuite éventuellement le sifflement. Pour un obus, c’est la même chose mais en plus fort avec le coup de départ du canon, un sifflement rapide, puis plus rien jusqu’au bruit sourd et très éventuel de l’explosion d’arrivée à une grande distance de là. Tout ça est connu et pose de toute façon peu de problème puisque c’est nous qui tirons.

Les choses deviennent évidemment plus compliquées dans et sous la trajectoire des projectiles. Quand on est dans la trajectoire des balles, la première chose que l’on va entendre est le claquement du BANG du projectile dans l’air. S’il passe assez près, on entendra ensuite le sifflement autour de lui. La détonation de départ en revanche va ensuite arriver forcément sur vous paresseusement à 330 m/s et quelques. On n’entendra généralement pas en revanche le bruit de l’impact à l’arrivée. C’est bien le PAN qui vous donnera l’origine approximative du tir voire même sa distance, selon le principe logique que plus le décalage entre le BANG-SIII et le PAN est sensible et plus celui qui vous tire dessus est loin. Tout ça est très important car si vous ne connaissez pas le phénomène, vous allez croire que le BANG est le bruit de départ du coup et que le tireur est juste à côté, ce qui peut conduire à faire n’importe quoi. La nécessité d’agir très vite ne doit pas empêcher d’écouter et d’analyser.  Deuxième cas de figure : les obus indirects (pour les obus à tir direct – tout droit – c’est sensiblement comme les balles). On entend là encore le BANG et le sifflement mais moins bruyamment qu’une balle car c’est haut dans le ciel, et peut-être pas du tout si l’obus est vraiment très haut dans le ciel mais là j’ai un doute, puis un silence et enfin, selon que l’on se trouve plus proche de la cible ou du point de départ, le bruit sourd de l’explosion et de la détonation de départ ou l’inverse, assez difficiles à distinguer en fait.

Il y a enfin lorsque se trouve dans la zone d’arrivée des coups. Ne considérons que les gros. Si l’obus est encore supersonique à ce stade, comme pour les obus de char par exemple, le CRAC d’arrivée se confond avec le BANG. Si ne se trouve pas complètement assourdi, on entendra peut-être le BOUM de départ qui arrivera quelques secondes plus tard. Seule la lueur éventuelle de départ, la poussière et la fumée peuvent avertir du coup.   

En revanche, si la vitesse du projectile est passée en dessous de la vitesse du son, ou s’il est naturellement sous cette vitesse comme des drones, on est averti. On peut entendre le dernier BANG produit et qui va désormais plus vite que le projectile. Il peut même arriver sur une longue distance que le bruit de la détonation de départ, devenu très faible, rattrape le projectile. Tout cela n’a en fait guère d’importance. Le seul bruit qui importe et qu’il faut attendre car il arrivera vers vous juste avant le projectile est le sifflement qui lui colle dessus. Il faut surtout essayer d’entendre si ce sifflement s’amplifie et est de plus en plus aigu, auquel cas le projectile vient vers vous et il faut se poster ou à défaut se coucher par terre ; si le bruit devient plus grave, la menace s’éloigne.  

Vient ensuite l’éclatement et l’explosion, dans l’air s’il s’agit d’un fusant avec un gros volume ou au sol s’il s’agit d’un percutant. Dans ce dernier cas la projection des éclats, des cailloux et de la terre s’ajoute au bruit de l’explosion pour donner l’impression d’un mur qui s’écroule. Le spectacle du geyser de terre et des panaches de fumée s’ajoute au fracas pour impressionner. Outre les éclats, l’explosion de l’obus est dangereuse par son souffle, une onde aérienne condensée à l’avant par la compression de l’air et dilatée à l’arrière par sa raréfaction. Si l’explosion est proche et l’explosion puissante, on sent alors ses poumons éclater et sa tête se vider. Des lueurs colorées passent devant les yeux. Ce souffle, associé au fracas et aux vibrations, donne lieu à des troubles respiratoires et circulatoires qui, avec la surprise, accroissent encore les effets de la peur. La projection en arrière par le souffle en diminuera les effets contrairement aux malheureux qui le subissent coincés. Ces obus percutants, sont plus ou moins neutralisés par l’enfouissement dans le sol avant d’éclater, en particulier par la boue ou la neige. Il existe par ailleurs de nombreux angles morts dans la gerbe d’éclats, d’où la nécessité de se coucher faute d’autre protection. Paradoxalement, si on se trouve au sol près de l’impact et moins on sera touché par les éclats. Les gens abrités ne craignent pas le souffle et les éclats de l’explosion mais ils subissent l’ébranlement du sol jusqu’à l’éventuelle rupture, avec des effets psychologiques d’autant plus éprouvants que l’on se sent impuissants.

Illustration issue du Manuel du sous-officier d’infanterie, t. II, 1949. 

Les États-Unis installent des missiles à moyenne portée aux Philippines

Les États-Unis installent des missiles à moyenne portée aux Philippines

par Alex Wang – Revue Conflits – publié le 2 mai 2024

https://www.revueconflits.com/les-etats-unis-installent-des-missiles-a-moyenne-portee-a-philippines/


Les États-Unis ont récemment déployé le système de missiles terrestres à moyenne portée aux Philippines en invoquant des exercices conjoints. Cette initiative, la première du genre dans la région indopacifique, est perçue comme provocatrice et irresponsable par de nombreux pays locaux. Elle pourrait aggraver les tensions dans une région déjà très instable, à moins qu’il ne s’agisse d’une action délibérée.

Les États-Unis ont récemment déployé le système de missiles terrestres à moyenne portée (MRC : Mid Range Capability), également appelé système Typhon, aux Philippines pendant un exercice militaire conjoint.

Un geste perçu comme provocateur et irresponsable

Le système Typhon est équipé du missile Standard Missile 6 (SM-6), à tête conventionnelle ou nucléaire, capable de défense antimissile et de ciblage naval jusqu’à 370 kilomètres, ainsi que du missile d’attaque terrestre Tomahawk, avec une portée de 1 600 kilomètres. Son déploiement envoie un message clair selon lequel les États-Unis sont prêts à utiliser des armes offensives près des installations chinoises en mer de Chine méridionale, au sud de la Chine continentale, le long du détroit de Taiwan et même dans la région extrême-orientale de la Russie.

Cette action survient dans un contexte régional déjà tendu, suscitant de vives réactions, notamment de la part de la Chine, qui s’est opposée fermement à cette installation devant sa porte, sachant que la distance entre Luçon et la province du Hainan, terre chinoise la plus proche, est à près de 900 km. Le déploiement du système Typhon soulève des préoccupations quant à l’escalade des tensions et à la possibilité de conflits dans cette région stratégique.

Tout cela nous fait penser tout de suite à la crise des missiles de Cuba.

L’antécédent de la crise des missiles de Cuba

La crise des missiles de Cuba, également connue sous le nom de crise de Cuba, a eu lieu en octobre 1962 et a été l’un des moments les plus tendus de la guerre froide. Elle a été déclenchée lorsque les États-Unis ont découvert que l’Union soviétique déployait des missiles nucléaires à Cuba, à seulement 160 km des côtes américaines.

Cette découverte a provoqué une confrontation intense entre les États-Unis et l’Union soviétique, menaçant de déclencher une guerre nucléaire. Pendant plusieurs jours, le monde a retenu son souffle alors que les deux superpuissances se faisaient face. Les États-Unis ont imposé un blocus naval autour de Cuba pour empêcher d’autres livraisons d’armes, et le président américain de l’époque, John F. Kennedy, a exigé le retrait des missiles soviétiques de Cuba.

Finalement, après des négociations intenses entre Kennedy et le dirigeant soviétique Nikita Khrouchtchev, un accord a été conclu. L’Union soviétique a accepté de retirer ses missiles de Cuba en échange de la promesse des États-Unis de ne pas envahir Cuba et de retirer leurs missiles de Turquie, armés de têtes nucléaires. Leur présence en Turquie était considérée comme une provocation par l’Union soviétique, car ils étaient à portée de frappe de certaines régions soviétiques.

Cet épisode a été considéré comme un moment crucial de la guerre froide, soulignant à quel point les tensions entre les deux superpuissances pouvaient être dangereuses et les conséquences catastrophiques d’un conflit nucléaire.

Allons-nous revivre une crise similaire ? Est-ce un accident ou une stratégie délibérée ?

Une stratégie des cercles de feu

Le Centre for Strategic and Budgetary Assessments (CBA) a publié en 2022 une étude détaillée intitulée : « Cercles de feu : une stratégie de missiles conventionnels pour un monde post-traité INF » (Rings of fire : A Conventional Missile Strategy For A Post-INF Treaty World).

Les figues 3 et 4 de ce rapport (Cf. ci-dessous) montrent très clairement que les cercles de feu font partie intégrante d’une stratégie américaine en Indo-Pacifique, avec la Chine comme cible, et en Europe, visant la Russie.

  

FIGURE 3 (gauche) : LES TROIS ANNEAUX DU THÉÂTRE INDO-PACIFIQUE

FIGURE 4 (droit) : LES TROIS ANNEAUX DU THÉÂTRE EUROPÉEN

Le déploiement à Philippines est donc un test de cette stratégie, en utilisant la tactique du Fait accompli.

L’impact sur l’équilibre géopolitique de la région

Les États-Unis cherchent à empêcher la Chine de gagner du terrain dans le Pacifique en établissant, avec ses alliés, des bases militaires à proximité de ses frontières. L’introduction de missiles à moyenne portée marque une évolution significative dans cette stratégie.

La stratégie des chaînes d’îles, également connue sous le nom de « containment » maritime, fait partie de son approche. Cela fait référence à la méthode de défense employée par les États-Unis et leurs alliés pour empêcher la Chine de sortir vers le Pacifique. Dans cette stratégie, les États-Unis et leurs partenaires cherchent à maintenir une présence navale importante dans les eaux stratégiques de la région.

Les États-Unis utilisent également des alliances et des partenariats régionaux pour renforcer cette stratégie. Par exemple, des exercices militaires conjoints sont régulièrement organisés avec des pays comme le Japon, les Philippines et l’Australie pour renforcer la coopération en matière de sécurité, sous prétexte de garantir la stabilité de la région.

Cette dynamique entre les États-Unis et la Chine dans la région Asie-Pacifique reste l’un des points chauds de la géopolitique mondiale, avec des implications importantes pour la sécurité régionale et la stabilité économique. La Chine, de son côté, considère cette stratégie comme une tentative d’endiguer son ascension en tant que puissance régionale et mondiale. Elle a régulièrement appelé à des négociations bilatérales pour résoudre les différends maritimes.

On a beaucoup de mal à croire que l’installation des missiles à moyenne portée capable de porter des têtes nucléaires devant la porte de la Chine vise à garantir la stabilité de la région.

Les missiles à moyenne portée américains déployés aux Philippines pourraient aussi potentiellement menacer les installations militaires russes dans l’Extrême-Orient, y compris des villes comme Vladivostok, en fonction de leur portée et de leur capacité à atteindre ces cibles. Le déploiement de tels missiles et leur utilisation éventuelle dans une région aussi sensible auraient des implications stratégiques majeures et pourraient rapidement intensifier également les tensions entre les États-Unis et la Russie, ainsi que perturber davantage l’équilibre géopolitique de la région.

Dans un contexte de relations tendues entre les États-Unis et la Russie, tout mouvement visant à déployer des missiles américains à sa proximité est perçu comme une provocation par la Russie, et cela pourrait entraîner des réponses militaires ou diplomatiques de la part de Moscou.

Une série d’escalades possibles ?

L’installation des missiles à moyenne portée aux Philippines a déclenché des réactions importantes de la part de la Chine et de la Russie, en raison de leurs propres intérêts géopolitiques dans la région.

La Chine considère le déploiement de missiles américains aux Philippines comme une provocation directe et une menace pour sa sécurité nationale. La Chine peut intensifier ses activités militaires dans la région pour contrebalancer la présence américaine, ce qui pourrait inclure le déploiement de ses propres missiles et d’autres systèmes de défense, ainsi que des démonstrations de force navale.

Lors d’une conférence de presse régulière la semaine dernière, le porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères, Lin Jian, a accusé les États-Unis de chercher à obtenir un « avantage militaire unilatéral » et a souligné l’opposition vigoureuse de la Chine au déploiement. Il a appelé les États-Unis à prendre sincèrement en compte les préoccupations sécuritaires des autres pays, à cesser de nourrir les confrontations militaires, à cesser de compromettre la paix et la stabilité régionales, et à prendre des mesures tangibles pour réduire les risques stratégiques.

Les actions concrètes suivent les paroles. Un drone du type WZ-7 chinois, capable des longues heures de vol, a été envoyé immédiatement à la proximité de 55 km des Philippines. Il se peut également que l’Armée populaire de Libération (APL) renforce davantage ses forces en mer de Chine méridionale, notamment près des Philippines.

La Russie a perçu également ce geste américain comme une menace pour ses propres intérêts régionaux, en particulier en ce qui concerne ses bases militaires dans l’Extrême-Orient russe. Ils peuvent répondre en renforçant sa présence militaire dans la région, en augmentant le déploiement de forces navales et aériennes, ainsi qu’en renforçant les défenses antiaériennes et antimissiles autour de Vladivostok. La Russie peut chercher à renforcer sa coopération stratégique avec la Chine et d’autres acteurs régionaux pour contrer l’influence américaine.

Le vice-ministre des Affaires étrangères russe Sergey Ryabkof a déclaré très récemment

« Comme cela a été récemment discuté lors de la visite du ministre russe des Affaires étrangères [Sergueï Lavrov] à Pékin, nous devons répondre au double confinement par une double contre-mesure. L’un des points de cette contre-attaque sera sans aucun doute une révision de notre approche du moratoire unilatéral sur le déploiement de tels systèmes annoncés en 2018 par notre président [Vladimir Poutine] »» Le message est très clair.

Washington devrait considérer que certaines opérations ou installations militaires de leurs concurrents pourraient également être situées à proximité géographique des États-Unis comme dans le cas de la crise de Cuba. Une série d’escalades est tout à fait possible.

Il ne faudrait pas jouer avec le feu

Dans un contexte géopolitique aussi complexe, même une présence temporaire de missiles à moyenne portée aux Philippines entraînerait des conséquences significatives pour la sécurité et la stabilité régionales.

Selon certains généraux, l’Armée américaine va installer, cette année, de nouveaux missiles à moyenne portée dans l’Asie-Pacifique. Les États-Unis doivent se rendre compte de l’impact de ses actions provocatrices et y réfléchir sérieusement quant à la suite des événements.

Il est essentiel pour tous les acteurs de trouver rapidement une solution pour apaiser cette source de tension dans la région. Il est préférable de ne pas prendre de risques inutiles en jouant avec le feu.

Affrontement commercial Chine – États-Unis : la guerre des OS aura bien lieu

Billet du lundi 29 avril 2024 rédigé par Christopher Coonen* – Geopragma –

https://geopragma.fr/affrontement-commercial-chine-etats-unis-la-guerre-des-os-aura-bien-lieu/


*membre du Conseil d’administration de Geopragma

Depuis quelques temps, le déploiement de la 5G à l’échelle mondiale a renforcé la confrontation commerciale entre la Chine et les États-Unis par le biais de la société Huawei et d’autres prestataires, au sujet notamment du contrôle des données et des systèmes applicatifs ou OS. Ce conflit s’envenime plus encore, reflétant la déclinaison numérique de la rivalité géopolitique tous azimuts entre ces deux empires.

Pour rappel, Huawei est un leader mondial de construction de réseaux de communication et l’un des tous premiers fournisseurs de la dernière génération de technologie de téléphonie mobile 5G en cours de déploiement à l’échelle planétaire. Grâce au débit phénoménal de la 5G et à sa puissance logarithmique par rapport aux capacités du standard actuel 4G, le plus répandu actuellement, nous assistons à une très forte accélération de la quantité de données générées, échangées et analysées au niveau mondial.

Dans ce chapitre de ladite guerre commerciale, les enjeux de l’accès aux données et de leur traitement sont donc colossaux.

D’une part, certains gouvernements sont inquiets de voir une puissance étrangère capter des données sensibles. Non seulement dans le cadre de l’utilisation de smartphones, mais aussi dans le contexte d’une myriade d’usages concernant les villes et engins connectés, qu’ils soient d’application civile ou militaire : les voitures autonomes, la domotique, mais aussi le ciblage de missiles seront de plus en plus dépendants de la 5G. Une opportunité certes, mais aussi une vulnérabilité si ces données et/ou leurs usages venaient à être captés et détournés par des parties adverses et tierces, soit directement sur les smartphones ou objets connectés, soit via des « portes » installées au sein des réseaux terrestres et sous-marins.

Les États-Unis ont mis une pression maximale sur leurs propres opérateurs télécom Verizon et AT&T et sur ceux d’autres pays, afin qu’ils interdisent à Huawei leurs appels d’offre pour équiper leurs réseaux avec la technologie 5G, leur préférant les prestataires occidentaux tels que Cisco, Nokia, Alcatel ou encore Ericsson.  L’Australie, l’Allemagne, le Japon, la Nouvelle-Zélande, la Pologne, la République Tchèque, et le Royaume-Uni ont ainsi banni Huawei et son concurrent chinois ZTE de leurs appels d’offre … Jusqu’à faire chanter les Polonais en brandissant la menace d’annuler la construction d’une base de l’OTAN chiffrée à $2 milliards. En revanche, la Corée du sud, la Russie, la Thaïlande et la France testent la technologie Huawei et/ ou l’installent avec des caveats : la France par exemple, interdira à Huawei de géo localiser ses utilisateurs français. D’autres pays comme l’Italie et les Pays-Bas explorent toujours la possibilité d’utiliser Huawei ou ZTE versus d’autres fournisseurs occidentaux.

D’autre part, l’autre enjeu de tout premier ordre dans le déploiement de la 5G est celui de l’intelligence artificielle. Une façon de l’illustrer est d’imaginer les méta et micro données comme le « pétrole » nourrissant cette forme d’intelligence et le « machine learning » et les algorithmes comme « l’électricité » pour obtenir le résultat final qui permet de connecter toutes sortes d’objets chez les particuliers, au sein des villes, dans les applications militaires et de proposer des services qui vont préempter les souhaits des personnes ou des institutions avant même qu’elles n’en fassent la demande.

Puisque la puissance de la 5G augmentera de manière significative la quantité de données générées et échangées, ce pipeline sera un facilitateur et un conduit stratégique pour abreuver les algorithmes de ce « pétrole ». La quantité des données est donc absolument primordiale pour offrir un niveau inégalé dans la qualité de cette intelligence artificielle. Et la Chine, avec sa démographie cinq fois supérieure à celle des États-Unis, a d’emblée un avantage concurrentiel dans la quantité de données pouvant être captées et traitées. Plus encore si elle a accès aux données des populations d’autres nations via les applications des smartphones …

C’est donc sans surprise que la détérioration de la relation sino-américaine s’est creusée et qu’une escalade des tensions se manifeste de plus en plus explicitement :  Google, Facebook et d’autres géants américains du Net ont annoncé qu’ils interdisaient à Huawei et aux autres acteurs chinois l’accès à leur Operating System/OS comme Androïd et à leurs applications.

Outre l’interdiction d’accès aux données, ce sont des décisions lourdes de conséquences et de risques in fine d’ordre stratégique car elles vont pousser l’entreprise chinoise (et peut-être aussi les Russes qui sait ?), à développer leur propre OS. Huawei a d’ailleurs réactivé son OS « Hongmeng » en sommeil depuis 2012.

Cette rétorsion américaine va donc engendrer une réaction en chaine à l’issue ultime encore imprévisible. Dans l’immédiat, c’est la complexité de gestion et les risques de confusion pour les consommateurs mais aussi les opérateurs téléphoniques et tout l’écosystème des développeurs d’applications qui vont exploser. En effet, au lieu de développer deux versions d’une même application et d’obtenir les certifications nécessaires de la part d’Apple et d’Android/Google, les développeurs devront désormais le faire à trois voire quatre reprises. Les coûts de maintenance et de mises à jour des applications vont exploser.

Malgré tout, cette action s’inscrit logiquement dans cette « ruée vers les données » car du point de vue des États-Unis, toute démarche qui limite l’accès des données afférentes aux milliards de comptes des applications est bonne à prendre.  « Malgré eux », les acteurs chinois vont s’affranchir de la domination américaine et exercer une nouvelle forme de souveraineté technologique et économique en développant leurs propres OS.

Il est probable que Huawei équipera de nombreux pays avec sa technologie 5G ; c’est logique par rapport à son expertise et à son poids dans le secteur et au rôle de premier plan de la Chine dans l’économie mondiale. Après tout, les États-Unis n’ont-ils pas équipé depuis les années 1920 la plupart des pays avec des ordinateurs personnels, des réseaux informatiques, des serveurs et des smartphones ? Nous sommes-nous posé les mêmes questions avec autant de discernement depuis lors sur l’accès aux données par leurs sociétés et le gouvernement américain ? Il est certain que les activités de la NSA et l’adoption des lois US « Cloud Act I et II » ont permis aux GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) et à l’Oncle Sam d’accéder aux données de milliards d’inter- et mobi-nautes.

L’appréciation de cette rivalité sino-américaine est sans doute le fruit de l’hypocrisie d’un empire jaloux envers la montée en puissance d’un autre, et nous ne pouvons que déplorer à nouveau l’absence de l’Europe comme acteur incontournable de ces développements technologiques et économiques majeurs. La guerre des OS aura bien lieu, et le « Vieux » continent sera en plein tir croisé

Electricité : RTE en Camargue ou comment décarboner sans balafrer

Electricité : RTE en Camargue ou comment décarboner sans balafrer

OPINION. L’implantation par RTE d’une nouvelle ligne électrique aérienne de 400. 000 volts aux portes de la Camargue entre Jonquière-Saint Vincent et Fos-sur-Mer se heurte aux résistances locales en raison de l’impact des travaux. L’entreprise planche sur huit scénarios. Par Didier Julienne, Président de Commodities & Resources (*).

                                                        (Crédits : Didier Julienne)

Entre les départements du Gard et des Bouches-du-Rhône, l’entreprise RTE (Réseau de transport d’électricité) est accusée de menacer d’une immense balafre la Camargue, d’abîmer ou de détruire des écosystèmes arboricoles, viticoles, de maraîchages et de faire fuir les touristes. Comment ? Par l’implantation d’une nouvelle ligne électrique aérienne de 400. 000 volts aux portes de la Camargue entre Jonquière-Saint Vincent et Fos-sur-Mer.

RTE est un paradoxe, l’entreprise est remerciée d’apporter l’énergie décarbonée, l’électricité, et de réparer les lignes électriques après des tempêtes, réparations que des agents paient parfois de leur vie. Personne dans le Gard ou les Bouches-du-Rhône n’est opposé à la modernisation et à l’augmentation du flux électrique, parce qu’il est essentiel pour l’industrie post-pétrole de Fos-sur-Mer : Exxon y a mis en vente sa raffinerie le 11 avril dernier.

« Surtout pas chez moi »

Mais le paradoxe est que RTE est le mètre étalon de l’effet «  surtout pas chez moi  ». L’entreprise est combattue lorsqu’elle modernise son réseau parce que les gigantesques mats de ses lignes aériennes impactent durement et durablement les paysages. Entre Jonquière-Saint Vincent et Fos-sur-Mer, le parcours de la ligne aérienne de 400 kV pose de graves problèmes. Le décideur doit choisir entre huit routes, et il a une tentation.

Les huit solutions sont huit parcours démarrant dans le Gard et aboutissant dans les Bouches-du-Rhône. Huit circuits qui évoluent entre les rives droite et gauche du Rhône, dans un mikado de terres protégées par des appellations agricoles ; des zones de sauvegarde, naturelles ou bien d’intérêt écologique faunistique et floristique ; des parcs et réserves naturelles nationaux ou régionaux ; des zones protégeant des oiseaux, des biotopes, des espaces naturels sensibles, des zones humides ou encore Natura 2000 ; des sites historiques, classés, patrimoniaux ou archéologiques ; des biens Unesco, un site Ramsar, des plans locaux d’urbanisme, des villes et villages, etc. Et au milieu, coule le Rhône.

Le décideur qui ne veut pas balafrer la Camargue cherche pour la ligne aérienne un impénétrable chemin au milieu de cet enchevêtrement de normes. En effet, tous les parcours envisagés impactent directement tels ou tels environnement et paysages et sont destructeurs d’une économie locale reposant sur des écosystèmes basés sur l’histoire, la nature et l’agro-tourisme. À chaque fois que la ligne 400 kV pénètre un périmètre, c’est une directive, un règlement ou une autorité qui menaceront de déclasser un parc, enlever une appellation agricole, annuler une étoile hôtelière. Quel touriste se rendra dans une réserve, un hôtel, une ferme ou un vignoble dégradés par la proximité ou la vue d’une ligne 400 kV ?

Équilibrer les dommages

Si le mikado empêche l’esquisse d’un nouveau parcours, la vie interdit d’utiliser des tracés existants. Pourquoi ? Parce que transformer en 400kV une vieille ligne de 63 kV, dont l’âge est parfois proche du siècle, c’est effacer l’en-dessous de cette ligne. Sous cette dernière, sous ses petits pylônes de 20 mètres de haut transportant 63 kV dans trois câbles, deux ou trois générations ont construit, ont prospéré, ont transformé des terres agrestes en champs fertiles, en vignes et en pacages ; elles ont restauré des ruines en hôtel, elles ont fait classer des sites remarquables et protéger la nature ; des agglomérations s’y sont aussi étendues. Mais comment cette vie pourra-t-elle continuer à vivre en harmonie et prospérer sous des pylônes culminants entre 60 et 80 mètres et transportant 400 kV dans 18 câbles sous 40 mètres d’envergure ?

Quand on dit : le roi est bon, c’est que le règne est manqué. C’est pourquoi, pour gagner son règne, le parcours ne doit être bon pour personne : ne favoriser ni la rive gauche ni la rive droite du Rhône, mais équilibrer les dommages entre les deux. De cette façon, le Gard ne sera pas la poubelle des Bouches-du-Rhône et ces dernières payeront également leur part.

Mais cette tentation présente des dangers. L’opposition des populations contre le projet est déjà là ; les oppositions de la nature et de l’agriculture contre les usines viendront-elles ? L’opposition des emplois des uns contre ceux des autres sera-t-elle une menace ? Soyons raisonnables, notre société est suffisamment violente pour ne pas en rajouter.

Comment sortir de cette situation par le haut  ?

Une récente étude de l’université de Chicago (1) constate que, dans les grandes entreprises, il existe une corrélation entre la baisse de l’innovation et le nombre croissant de politiciens qu’elles embauchent pour améliorer leur lobbying. N’insultons pas l’avenir. Si le lobbying tue l’innovation, pour inverser la désindustrialisation, c’est-à-dire innover, ces entreprises doivent se déconnecter de la précipitation politique qui sacrifie tout à son calendrier empressé.

Qui n’a pas vu au moins une fois dans les yeux d’un agent RTE la fierté de raccorder des maisons coupées de l’électricité après le passage d’une tempête, qui n’a pas vu dans ces mains-là la noblesse d’un artisan couplée à une puissance scientifique. Ces qualités également présentes en tête de RTE ranimeront l’innovation pour résoudre les problèmes plutôt que le lobbying, l’habitude et la routine n’en créeront.

Lorsque toutes les solutions sont mauvaises, il faut choisir la meilleure, c’est la plus innovante et heureusement elles sont ici au nombre de deux, l’une à court terme, l’autre à moyen terme.

Au Pays basque, une ligne souterraine de 400 kV et 5 GW sera enterrée sur 80 km, puis elle sera sous-marine sur 300 km avant de rejoindre l’Espagne. De l’autre côté des Pyrénées, ce sont 65 km d’une ligne souterraine 320 kV livrant 2 GW qui rejoignent la Catalogne. Sans parler de lignes sous-marines au Japon ou bien entre la France et l’Angleterre, sans évoquer une ligne souterraine sous le Saint-Laurent au Québec, regardons l’Allemagne qui lançait en 2023 trois autoroutes électriques reliant en 2028 les éoliennes de la mer du Nord aux industries du sud en Bavière. Cette ligne de 700 km à 380 kV livrant 4 GW commence en souterrain sous l’Elbe, puis se poursuivra par des tronçons majoritairement enfouis.

À court terme, l’habitude et la routine, c’est une ligne aérienne, mais l’innovation, c’est refuser la culture de l’impossible, c’est-à-dire faire une ligne souterraine de 45 km en courant continu qui aboutit à Fos-sur-Mer avant 2030. Ce projet souterrain aurait « de la gueule », et nul ne doute que les municipalités trouveront les terrains nécessaires à l’enfouissement. Mais à quel coût ? Il y a 23 ans, une ligne aérienne de 225 kV ne coûtait plus que deux fois plus cher qu’une ligne aérienne. Accompagnée de ses deux stations de conversion, une ligne souterraine de 400 kV coûtera plus cher qu’en aérien. Mais de combien très exactement ? Car ce coût doit être diminué des externalités négatives d’une ligne aérienne sur les deux départements : pertes économiques et pertes de chance liées aux impacts sur le paysage, le tourisme, l’agro-tourisme et la faune.

Refuser la culture de l’impossible

À moyen terme, l’innovation 2030 c’est rapprocher le producteur d’électricité du consommateur. Dans une vie antérieure, l’auteur de ces lignes a expérimenté les réacteurs nucléaires « de poche » de notre Marine nationale. Ils fonctionnent parfaitement depuis 57 ans et sont un avant-poste des petits réacteurs civils que notre pays aurait déjà dû mettre au point s’il n’avait pas eu à sa tête des hommes sous une emprise antinucléaire. Rapprocher producteurs et consommateurs d’électricité en refusant la culture de l’impossible, c’est implanter à Fos-sur-Mer un chapelet de réacteurs modulaires. C’est possible et cette réponse à l’ultimatum aurait également « de la gueule ».

Que ce soit à court ou bien à moyen terme, des solutions techniques émergent pour s’affranchir d’une ligne aérienne aux portes de la Camargue. Et que l’on ne dise plus que c’est irréalisable. Cela fait 50 ans que la culture de l’impossible fabrique des victimes et immobilise la France. Même pour une ligne de 400 kV, il est temps d’utiliser l’innovation et de retrouver une étoffe de héros amoureux des défis.

(1)   Connecting to power : political connections, innovation and firm dynamics

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(*) Didier Julienne anime un blog sur les problématiques industrielles et géopolitiques liées aux marchés des métaux. Il est aussi auteur sur LaTribune.fr.

Quelle langue parlons-nous en France en 2024 ?

Billet du Lundi 22 avril 2024 rédigé par Gérard Chesnel*

membre du Conseil d’administration de Geopragma.

https://geopragma.fr/quelle-langue-parlons-nous-en-france-en-2024/


La langue nationale est une des manifestations de la puissance d’un pays. Les grands empires, comme Rome, Byzance, les Abbassides et, plus tard, l’Espagne, le Portugal, la France ou l’Angleterre, qui ont conquis de vastes territoires, ont diffusé leur langue et leur culture dans les régions dont ils avaient pris le contrôle. C’était une composante de leur pouvoir. La défense de notre langue n’est donc pas un caprice de lettrés chauvins mais une nécessité si nous voulons maintenir prestige et influence.

La langue française a subi, au cours des dernières décennies, de nombreux assauts auxquels elle a tenté de résister, soit en créant des institutions internationales comme la Francophonie, soit en légiférant à titre national (loi Toubon du 4 août 1994). Mais l’invasion de l’anglais ne s’est qu’accentuée avec le développement de l’informatique et des jargons générés par les réseaux sociaux.  Plus désolant encore, on voit aujourd’hui se multiplier les « attaques » provenant de l’intérieur, en raison bien souvent de l’inculture ou du snobisme de beaucoup de nos compatriotes. Citons quelques exemples, qu’on peut regrouper sous certaines rubriques :

  • Les « tics » verbaux collectifs comme « du coup », qui a remplacé depuis plusieurs années « donc » et « par conséquent » ou « voilà » qui dispense certaines personnes peu inspirées de tout autre commentaire (je pense à ce sprinter, très talentueux par ailleurs, qui, interviewé après tel ou tel de ses exploits, ne trouvait rien d’autre à dire que « Voilà »).
  • Un même appauvrissement du vocabulaire est dû à l’emploi répétitif d’un mot passe-partout. Actuellement, le vocable « incroyable » désigne tout ce qui sort de l’ordinaire ou qui est inattendu. Or il existe aussi, en français courant, des mots comme « magnifique, inouï, exceptionnel, extraordinaire » ou même « génial, fabuleux, dingue », etc. etc. Mais leur emploi se raréfie dangereusement au profit d’« incroyable ».
  • Les mots prétendument élégants ou savants comme « paradigme » ou « résilience » (souvent confondue avec « résistance ») la plupart du temps mal compris ou utilisés à contresens. Dans le même ordre d’idées, certains trouvent chic de parler de leur « problématique » alors qu’ils ont tout simplement des « problèmes ». Et il vaut mieux dire aujourd’hui que ces problèmes « perdurent » plutôt qu’ils ne « durent », ce qui serait sans doute trop simple. Mais le pompon dans ce domaine est détenu par un célèbre entraîneur de football qui redoute non pas ses « adversaires » mais « l’adversité ». Je le cite : « Nous avons perdu ce match car l’adversité était trop forte ».
  • L’utilisation détournée de mots anciens comme « maraude » qui signifiait autrefois « vol, larcin » et qui maintenant a ses lettres de noblesse puisque les « maraudes » sont devenues des tournées de travailleurs humanitaires cherchant à venir en aide aux nécessiteux. Ce « maraud » de François Villon en serait bien surpris (ou amusé).
  • La redondance injustifiée comme « Au jour d’aujourd’hui ». Le mot « hui » venant du latin « hodie » qui signifie « ce jour », le mot « aujourd’hui », est déjà une redondance, mais qui est passée dans l’usage. « Au jour d’aujourd’hui » est pour sa part une double redondance. Le verbe « pouvoir » offre lui aussi de belles perspectives comme « être en mesure de pouvoir » ou « avoir la possibilité pouvoir », etc.
  •  L’anglais mal maîtrisé mérite lui aussi quelques remarques. Ainsi, on peut être « supporter » d’une équipe, la soutenir mais pas la « supporter ». Sinon, on en viendrait à dire que l’on ne supporte pas de voir perdre l’équipe que l’on supporte.
  • Le faux anglais offre quelques expressions amusantes voire ridicules comme « rester focus » (rester concentré), « checker » pour « vérifier » ou, le pire du pire, « Il y a du level » (prononcé « levelle ») pour dire que la concurrence (ou l’adversité) a un bon niveau.

Certes toutes les langues sont soumises à ce type de problème (devrais-je dire à cette problématique ?). Le Professeur Bernard Cerquiglini, l’un de nos meilleurs linguistes, vient de publier un livre plein d’humour intitulé « La langue anglaise n’existe pas, c’est du français mal prononcé », dans lequel il cite Daniel Defoe qui, en 1708, s’insurgeait devant le remplacement du vocabulaire anglais par le français : « I cannot but think, disait l’auteur de Robinson Crusoé, that the using and introducing of foreign terms of art or foreign words into speech while our language labours under no penury or scarcity of words is an intolerable grievance ». Aujourd’hui la situation est inversée et nous voyons arriver de plus en plus de mots étrangers (en grande majorité anglais) alors que leur équivalent français existe bel et bien et est d’ailleurs généralement plus harmonieux. Pourquoi parler d’un « coach » quand nous avons les mots « entraîneur » ou « sélectionneur », pourquoi prendre un vol « low cost » (souvent prononcé d’ailleurs « low coast » !) quand existent des vols pas chers, à bas coût ? Pourquoi le « sweater » prononcé systématiquement « switer » a-t-il remplacé le bon vieux chandail et le « jogging » le survêtement. On pourrait multiplier les exemples.

L’une des causes de ce mal-parler réside dans l’affaiblissement du niveau des journalistes de radio et de télévision. Jusqu’aux années soixante, ces média faisaient office de bible, s’agissant de la prononciation du français. Ils n’auraient jamais confondu « cote » et « côte ». A cette époque on buvait du côtes-du-rhône et non pas du cotte du ronne, et c’était bien meilleur.

Faudrait-il que l’Académie française se saisisse du problème ? Après tout, elle n’est pas obligée de se limiter à l’écrit. Mais voilà une problématique que beaucoup ne supporteraient pas ?

L’année 2024 va être chargée en commémorations solennelles dans un contexte international de plus en plus instable.

L’année 2024 va être chargée en commémorations solennelles dans un contexte international de plus en plus instable.

ASAF – publié le 23 avril 2024

https://www.asafrance.fr/


Pourquoi commémorer le courage et l’abnégation de ceux qui ont débarqué en Normandie et en Provence il y a 80 ans, sinon pour les donner en exemple aux jeunes générations. Ce devoir de mémoire nous oblige puisque nous devons à ces soldats 80 années de paix sur le territoire métropolitain.

Pour autant, il ne faut pas occulter la guerre d’Indochine (1949/54) et les sacrifices de ces soldats d’autant plus qu’ils n’avaient guère le soutien de la population métropolitaine qui se remettait tout juste de la seconde guerre mondiale.

Le 7 mai prochain sera donc l’occasion de commémorer la chute de Dien Bien Phu qui marquera la fin de la guerre d’Indochine, scellée par les accords de Genève.

Mais qui se souvient des exploits du Bataillon français Monclar qui s’est illustré brillamment sous les couleurs de l’ONU pendant la guerre de Corée (1950-53), une guerre oubliée où plus de 3.400 soldats français ont été engagés et où 269 hommes y ont laissé leur vie et 1.350 blessés.

Sous les couleurs de l’ONU, ils se sont battus seulement pour l’honneur de la France.

Il paraît donc justifié que la mémoire collective se souvienne, au même titre que les précédents, de ces combattants français oubliés de l’Histoire dans cette guerre lointaine dans le temps et dans l’espace.

Justice a été partiellement rendue à cet oubli par la promotion de St Cyr (1984-87) qui a pris le nom de « Général Monclar ».

Ce qu’il faut retenir du courage et de la détermination de tous ces soldats, c’est la force morale dont ils ont fait preuve pour accomplir une mission loin de la Mère-Patrie et pour une cause qui n’était pas la leur.

Ils ont accompli leur métier de soldats : l’obéissance au chef pour remplir la mission à tout prix, y compris à celui de leur vie. Ces vertus éternelles ne sont transmissibles que par l’exemple et illustrées par la commémoration des faits.

Ce devoir de mémoire nous oblige envers les futures générations.

Certes, la mondialisation actuelle facilite et fluidifie les échanges commerciaux, l’information, les transports… mais en même temps, les conflits se multiplient. Ainsi, plus que jamais, la France doit être en mesure de faire respecter son territoire, ses droits, sa sécurité intérieure comme extérieure.

Pour cela, sa Gendarmerie et ses Armées sont ses principaux moyens d’action, avec des cadres bien formés et des exécutants motivés et performants comme l’étaient leurs prédécesseurs.

La Loi de Programmation Militaire (LPM) nouvellement votée met à la disposition de ces Forces les moyens matériels pour leur donner un maximum d’efficacité. Mais celle-ci sera toujours conditionnée par la qualité des personnels qui les utiliseront.

D’où l’importance de cette motivation et de cette discipline qui était définie ainsi en tête du premier chapitre de l’ancien règlement de discipline générale (TTA 101) : « la discipline faisant la force principale des armées, il importe que tout supérieur obtienne de ses subordonnés une obéissance entière et une soumission de tous les instants… ».

La formule a changé dans le nouveau TTA 101, mais l’esprit est resté le même.

Colonel (h) Christian Châtillon, Delégué National de l’ASAF.  

Attaques des houthis en mer rouge : un rebondissement pour la Jeune École ?

Attaques des houthis en mer rouge : un rebondissement pour la Jeune École ?

The frigate « Hessen » leaves the port at Wilhelmshaven, Germany, Thursday, Feb. 8, 2024 for the Red Sea. A German Navy frigate set sail on Thursday toward the Red Sea, where Berlin plans to have it take part in a European Union mission to help defend cargo ships against attacks by Houthi rebels in Yemen that are hampering trade. (Sina Schuldt/dpa via AP)/amb808/24039359943113/GERMANY OUT; MANDATORY CREDIT/2402081126

 

par Revue Conflits – publié le 24 avril 2024

https://www.revueconflits.com/attaques-des-houthis-en-mer-rouge-un-rebondissement-pour-la-jeune-ecole/


Les attaques incessantes des Houthis sur les navires marchands en mer Rouge sont un coup dur pour le commerce mondial. Pour les protéger, les marines de guerre occidentales livrent aux rebelles une petite guerre navale, surtout défensive. Mais les opérations sont coûteuses et la stratégie des Yéménites de harcèlement à coûts faibles est fonctionnelle. Un parallèle est à faire avec les idées de la Jeune École, qui ambitionnait de révolutionner la guerre navale en pensant une marine française qui serait comme David contre le Goliath britannique.

Article de Kevin D. McCranie paru sur War On The Rocks. Traduction de Conflits.

Kevin D. McCranie est titulaire de la chaire Philip A. Crowl de stratégie comparative à l’U.S. Naval War College. Il est l’auteur de Mahan, Corbett, and the Foundations of Naval Strategic Thought (Mahan, Corbett et les fondements de la pensée stratégique navale). Les positions exprimées dans cet article n’engagent que l’auteur et ne représentent pas celles du Naval War College, de la marine américaine, du ministère de la défense ou de tout autre organe du gouvernement américain.

Récemment, un journaliste a interrogé le vice-amiral Brad Cooper, du commandement central des États-Unis, sur les opérations navales en mer Rouge et dans le golfe d’Aden : « À quand remonte la dernière fois où la marine américaine a opéré à ce rythme pendant deux mois ? » La réponse de l’amiral est éloquente : « Je pense qu’il faut remonter à la Seconde Guerre mondiale pour trouver des navires engagés dans le combat. Quand je dis « engagés dans le combat », c’est qu’ils se font tirer dessus, que nous nous faisons tirer dessus et que nous ripostons ». M. Cooper a décrit les combats qui se sont déroulés depuis la fin de l’année 2023 avec des drones et des missiles houthis ciblant les navires. L’utilisation de ces armes devient de plus en plus sophistiquée, les rapports indiquant que les Houthis ont lancé au moins 28 drones en une seule journée au début du mois de mars.

Pour mieux comprendre le conflit entre les Houthis et les puissances navales qui protègent la navigation dans la région, il est important de revenir sur les idées divergentes concernant la stratégie navale à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. L’un des camps mettait l’accent sur les flottes traditionnelles et la puissance navale, tandis que l’autre, y compris un groupe originaire de France connu sous le nom de Jeune École, proposait une autre approche de la guerre navale. Elle s’appuyait sur de petites flottilles armées de torpilles pour mettre en péril les flottes traditionnelles et exposer leurs navires commerciaux à des attaques incessantes. Aujourd’hui, les États-Unis et leurs partenaires navals possèdent la flotte traditionnelle, tandis que les Houthis sont en train de réimaginer la Jeune École pour le XXIe siècle.

Approches de la stratégie navale

À l’aube du XXe siècle, beaucoup de choses ont changé depuis la dernière grande guerre comportant un élément naval important, qui s’est achevée avec la défaite de Napoléon. Les nouvelles technologies ont transformé la guerre en mer, mais les modalités de cette transformation font l’objet d’un débat sans fin. Après la publication de The Influence of Sea Power upon History (L’influence de la puissance maritime sur l’histoire) en 1890, Alfred T. Mahan est devenu le commentateur le plus reconnu des affaires navales. Dix ans et demi plus tard, Mahan affirmait : « L’histoire navale témoigne de deux courants continus de croyance, l’un dans l’efficacité supérieure des grands navires, l’autre dans la possibilité d’atteindre un moyen d’attaque bon marché qui supplantera la nécessité des grands navires ». Plus précisément, il se lamente :

« Aucune déception ne tue cette attente ; l’expérience ne peut rien contre elle, et elle est tout aussi impuissante à réprimer la théorie, qui revient sans cesse, selon laquelle une certaine catégorie de petits navires, dotés de qualités particulièrement redoutables, sera trouvée pour combiner résistance et économie, et ainsi mettre fin à la suprématie, jamais ébranlée jusqu’à présent, du grand navire de l’ordre de bataille … le contrôle de la mer passera aux mains du destructeur ».

Mahan décrit une tension palpable entre ceux qui affirment que l’histoire n’est plus un guide efficace pour comprendre l’environnement maritime contemporain, et ceux qui pensent que l’histoire, si elle est utilisée judicieusement, peut donner un aperçu des conditions contemporaines. Mahan appartenait à ce dernier groupe. La plupart des écrivains anglophones de l’époque, y compris Julian Corbett, étaient d’accord avec lui.

Mahan et Corbett ont défendu la pertinence d’une flotte équilibrée. En temps de guerre, la mission de la flotte était d’assurer la « maîtrise de la mer », définie par Corbett comme « le fait de s’établir dans une position telle que nous puissions contrôler les communications maritimes de toutes les parties concernées ». Pour ce faire, la marine doit vaincre ou bloquer les flottes rivales, puis utiliser la force brute pour réguler les activités commerciales et militaires en mer.

La Jeune École entre en scène

La Jeune École est née en France dans les dernières décennies du XIXe siècle. Ses membres sont issus de la marine, du gouvernement et de la presse. Parmi ces derniers, Gabriel Charmes a joué un rôle important dans la propagande des idées de la Jeune École. Auguste Gougeard, officier de marine à la retraite, est l’un des premiers partisans à accéder à un poste gouvernemental important lorsqu’il est nommé ministre de la marine pendant quelques mois en 1881 et 1882. La figure centrale est cependant Théophile Aube. Il atteint le rang d’amiral et devient ministre de la Marine.

Ensemble, les membres de la Jeune École reconnaissent l’Allemagne comme l’ennemi principal de la France. En raison de l’immédiateté de cette menace terrestre contiguë, l’armée française est prioritaire. En revanche, la marine française n’obtiendrait jamais suffisamment de fonds pour défier symétriquement la Royal Navy britannique pour le commandement de la mer – au lieu de cela, les partisans de la Jeune École développent une stratégie pour affronter la Grande-Bretagne à moindre coût. Contrairement à Mahan et à ses partisans qui s’appuient sur la pertinence de l’histoire, ils affirment que de nouvelles technologies relativement peu coûteuses ont révolutionné la guerre navale au point que l’histoire ne peut plus servir de guide. Faisant la promotion de petites flottilles peu coûteuses, Aube explique que « l’escadre, qui est plus ou moins une collection de cuirassés, n’est plus la garantie de la puissance navale ». Et Gougeard d’ajouter : « Il est et il sera toujours ridicule de risquer 12 à 15 millions, et même davantage, contre 200 000 ou 300 000 francs, et six cents hommes contre douze ». Le risque encouru par des navires de guerre coûtant des millions et dotés de centaines d’hommes d’équipage devrait être mis en balance avec l’utilisation agressive de navires beaucoup plus petits coûtant une fraction de ce montant et dotés d’une poignée d’hommes d’équipage. Les partisans de la Jeune École pensent pouvoir chasser la flotte britannique des côtes françaises.

En empêchant la Royal Navy de bloquer les ports français, les pilleurs de commerce français pourraient s’échapper vers les océans où ils pourraient infliger des chocs catastrophiques à la navigation commerciale britannique en coulant les navires avec leurs passagers et leurs équipages. Compte tenu de l’importance du commerce pour l’économie britannique, les membres de la Jeune École pensent que les effets économiques sur la Grande-Bretagne seront décisifs. Selon Charmes, « la rivalité économique sera plus chaude que la compétition militaire ». Il spécule que « la prime d’assurance contre les pertes en mer deviendra si élevée que la navigation sera impossible ».

L’obtention d’effets à partir des nouvelles technologies d’armement est au cœur de l’argumentation de la Jeune École. Pour eux, le mariage des petites embarcations de flottille avec la torpille est essentiel, voire décisif, car il permet de disposer d’un moyen rentable pour mettre en péril les navires de guerre les plus grands et les plus coûteux. Même ceux qui remettaient en question les idées de la Jeune École admettaient que le torpilleur changeait la donne. Corbett décrit comment ces petites embarcations de flottille armées de torpilles ont acquis une « puissance de combat ». Il affirme : « C’est une caractéristique de la guerre navale qui est entièrement nouvelle. À toutes fins utiles, elle était inconnue jusqu’au développement complet de la torpille mobile ».

Philip H. Colomb, officier de marine britannique à la retraite et commentateur important de la puissance navale à la fin du XIXe siècle, explique que la Jeune École « peut avoir tout à fait tort dans ses spéculations, et tout à fait raison dans ses conseils pratiques, qui n’ont pas grand-chose à voir avec ses spéculations ». Colomb est d’accord avec la Jeune École pour dire que la flotte de guerre française n’a aucune chance face à la Royal Navy, et il reconnaît également la vulnérabilité du commerce britannique. Cependant, Colomb pense que la méthode technologique de la Jeune École pour déstabiliser la position commerciale de la Grande-Bretagne sera moins efficace que ne le croient ses adeptes.

Rétrospectivement, la stratégie de la Jeune École était pour le moins prématurée. Ils avaient identifié plusieurs vulnérabilités critiques de la puissance navale dominante, mais les technologies des années 1880 s’avéraient incapables de les exploiter pour obtenir un effet décisif. Bien plus tard, le développement du sous-marin et ce qu’il a accompli au cours des guerres mondiales ont donné un nouveau souffle à la Jeune École. Lors des deux guerres mondiales, l’Allemagne, puissance navale la plus faible, avait utilisé le sous-marin en combinaison avec la torpille pour obtenir des effets plus proches de ceux postulés par la Jeune École, mais dans les deux guerres mondiales, les puissances navales dominantes se sont montrées résistantes. À l’inverse, la campagne sous-marine la plus efficace des deux guerres mondiales a été menée par la marine américaine dans le Pacifique, mais au moment où cette campagne a produit ses plus grands effets, la marine américaine était devenue la puissance navale dominante, et les sous-marins n’ont été qu’un instrument parmi d’autres pour mettre en péril la navigation japonaise.

Pertinence contemporaine

La dernière grande guerre navale s’est achevée en 1945 avec la défaite du Japon impérial. Au cours des décennies suivantes, les changements technologiques ont transformé l’environnement maritime international, mais ce que ces changements signifient pour la guerre navale reste flou.

Il est toutefois possible d’y voir un peu plus clair en étudiant les événements actuels en mer Rouge. Les Houthis, officiellement connus sous le nom d’Ansar Allah, sont un groupe militant chiite au Yémen. Le groupe contrôle de vastes zones de l’ouest du Yémen. Depuis la fin de l’année 2023, les Houthis ont utilisé divers types de technologies d’armement relativement peu coûteuses, notamment des drones aériens et maritimes ainsi que des missiles de croisière et balistiques, pour attaquer des navires de guerre et des navires commerciaux autour de l’entrée sud de la mer Rouge. On pourrait dire que les Houthis modernisent les méthodes de la Jeune École.

À l’époque où la Jeune École a écrit, le monde était devenu de plus en plus dépendant du commerce maritime pour les biens dont la société avait besoin pour survivre. Les partisans de la Jeune École ont cherché à transformer cette dépendance à l’égard du transport maritime mondial en un risque. L’interruption des lignes de communication maritimes peut toujours avoir des effets démesurés. Il suffit de penser aux coûts engendrés par le blocage du canal de Suez par un grand porte-conteneurs, l’Ever Given, en 2021. Bien que la situation du porte-conteneurs soit due à un accident, les Houthis exercent une pression similaire sur les chaînes d’approvisionnement mondiales. Pour ce faire, les Houthis mettent en péril la navigation maritime en utilisant des drones et des missiles. La Jeune École ne s’attendait pas à couler un grand nombre de navires marchands ; son objectif était plutôt de perturber le commerce et d’augmenter les coûts de transport. Les actions des Houthis semblent avoir des effets similaires.

En ce qui concerne les attaques des Houthis contre les navires de guerre, la Jeune École a identifié l’écart de coût entre les navires de guerre et les armes tueuses de navires. Depuis lors, les navires de guerre sont devenus encore plus chers et les technologies permettant de les attaquer ont proliféré. En apparence, l’argument technologique de la Jeune École semble se vérifier, bien qu’avec différents types de missiles et de drones plutôt que des torpilles et des flottilles.

Cependant, les technologies défensives continuent également de progresser, ce que la Jeune École n’a pas su apprécier à sa juste valeur. Il s’agit d’un thème récurrent. L’une des parties, souvent l’attaquant, utilise une nouvelle arme avec succès, et le défenseur exploite d’autres technologies pour la vaincre. Les événements survenus en mer Rouge au cours des derniers mois montrent l’efficacité des technologies défensives. Bien que les armes défensives se soient généralement avérées efficaces contre les armes offensives des Houthis, le coût d’utilisation de ces armes pourrait s’avérer prohibitif à long terme. La protection des navires par des missiles défensifs semble plus coûteuse que les missiles offensifs et les drones utilisés par les Houthis. Cela s’explique par le fait que la défense s’attaque à un problème plus difficile. Il est plus facile de cibler de grands navires se déplaçant à faible vitesse que des missiles se déplaçant rapidement. Les défenseurs cherchent toutefois de nouvelles solutions avec des canons et même des armes à énergie dirigée. Il reste à voir comment les risques liés à l’utilisation de ces moyens défensifs alternatifs s’équilibrent avec leur efficacité.

À l’heure actuelle, les combats dans la mer Rouge sont à peu près dans une impasse. Les puissances navales ont réussi à stopper la grande majorité des attaques des Houthis, bien qu’en utilisant des armes défensives coûteuses. Pourtant, les attaques se poursuivent et les coûts commerciaux augmentent. Les cas historiques concernant la protection du commerce, y compris les exemples de l’ère de la voile et des guerres mondiales, indiquent que ce type d’impasse est généralement résolu en faveur de la puissance navale la plus forte, à condition qu’elle ait la volonté et la capacité, sur le long terme, de payer les coûts de la défense.

Nous ne pouvons toutefois pas nous fier à la réponse facile selon laquelle le passé sert toujours de guide pour le présent. Il est important de se demander si le coût des transporteurs commerciaux et les dernières avancées technologiques se conjuguent pour favoriser un argument de type Jeune École ou si les marines peuvent maintenir leur présence et continuer à exercer efficacement leur commandement sur la mer.

Général François Lecointre : « Notre armée a été réduite à l’extrême »

Général François Lecointre : « Notre armée a été réduite à l’extrême« 

Le Général François Lecointre, ancien Chef d’Etat-Major des armées et Grand chancelier de la Légion d’honneur est l’invité du Grand Entretien de ce lundi 22 avril. Il publie « Entre Guerres » aux éditions Gallimard.

Avec

François Lecointre, ancien Chef d’état-major des armées – France Inter – publié le 22 avril 2024

https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien-du-lundi-22-avril-2024-7558689


« L’idée était de dire aux Français qui l’ont oublié ce qu’est la réalité du combat. » Le Général François Lecointre, grand chancelier de la Légion d’honneur et ancien chef d’État-Major des armées (2017-2021) et chef du cabinet militaire du Premier ministre (2016-2017) publie « Entre Guerres », récit autobiographique de sa carrière, jusqu’à sa retraite, prise quelques mois avant le début de la guerre en Ukraine. « Le terme guerre est toujours un terme très compliqué qui peut appeler beaucoup de sémantiques et d’explications différentes alors que ce dont je parle, c’est la façon dont tous nos soldats sont confrontés à cette réalité qui s’impose à eux et comment elle les amène à vivre une forme d’humanité particulièrement dense », explique-t-il. « Cette vie très intense, très humaine, très fraternelle que vivent nos soldats est de nature à inspirer notre société », estime encore l’ancien militaire.

« On ne peut pas penser les armées sans pensée à la communauté des armées, les épouses, les enfants : des familles qui vivent face à l’indifférence de la société », souligne le Général François Lecointre. « C’est quelque chose que nous ressentons tous et que j’ai ressenti très fortement », estime-t-il. « La solitude du conjoint du militaire qui est parti est complètement ignorée. »

« Notre armée a été réduite à l’extrême« 

« Je ne suis plus chef d’Etat major des armées, mais oui, notre armée a été réduite à l’extrême« , estime encore François Lecointre, interrogé sur les capacités actuelle de l’armée française. « Les armées ont essayé de préserver un modèle qui autoriserait la remontée en puissance, sans perdre certaines compétences particulières, mais elles sont aujourd’hui réduites dans une armée petite. » Répondant aux questions posées par le récent ouvrage du spécialiste des questions militaires Jean-Dominique Merchet, « Sommes-nous prêts pour la guerre ? », le général Lecointre estime que « nous ne serions pas aujourd’hui en situation d’un engagement de masse dans la durée, autrement qu’en coalition ou avec une alliance« .

En cas de guerre…

En cas de guerre…

Pascal Le Pautremat (*) – Esprit Surcouf – publié le 19 avril 2024
Rédacteur en chef d’Espritsurcouf

https://espritsurcouf.fr/le-billet_en-cas-de-guerre_par-pascal-l-pautremat-190424/


Difficile de ne pas considérer l’année 2024 comme est lourdement empreinte de guerres, régionales et internationales, hybrides et asymétriques, en Europe, comme au Proche-Orient, sans oublier les crises sécuritaires qui frappe l’Afrique pansahélienne et celle des Grands Lacs.

Et, comme si cela ne suffisait pas, inflation et endettement majeurs trahissent, de manière intercontinentale, des crises économiques et sociales d’une ampleur quasi inédite et quasi simultanée, sur fond de marasme environnemental.

Face à ce cela, en France, on planche, depuis quelques années, sur la notion de résilience de la population mais aussi sur la posture des jeunes citoyens face aux menaces réelles ou supposées, face aux enjeux de demain et des perspectives conflictuelles.

À ce titre, l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM) vient de publier, en avril, une étude (N°116) de 50 pages, d’Anne Muxel, directrice de recherche émérite au CNRS, et directrice déléguée du CEVIPOF. Cette étude, intitulée Les jeunes et la guerre. Représentations et dispositions à l’engagement, synthétise le regard de quelque 2 301 jeunes citoyens, âgés de 18 à 25 ans sur les questions de sécurité et de Défense, en lien aussi avec la notion d’engagement face aux périls réels et prévisibles. L’étude a été réalisée entre juin et juillet 2023. Ses résultats s’inscrivent donc dans le contexte de la guerre russo-ukrainienne, débutée en février 2022.

Il peut être surprenant de constater que ce ne sont pas moins de 57% des jeunes Français qui se disent prêts à s’engager, en cas de guerre impliquant la France, outre le fait que 52% d’entre eux se déclarent intéressés par les questions militaires.

Des résultats qui raviront sans doute le ministre de la Défense, Sébastien Lecornu qui a fait savoir qu’il voulait que la dimension militarisée de la Journée Défense et Citoyenneté (JDC) soit amplifiée afin de susciter plus de vocations pour embrasser la carrière des armes.

On sait aussi combien le pouvoir exécutif souhaite voir réapparaître le principe d’un service national (suspendu depuis 1997) via le Service national universel (SNU) qui, en 2022, a concerné 23 000 jeunes. Le Service militaire obligatoire serait vu de manière positive par 62% des jeunes qui se sont exprimés dans le cadre de l’Etude.

Un certain militarisme s’affiche d’ailleurs dans les sondages, au point que 31% de ces mêmes jeunes estiment que le pays serait mieux gouverné par les militaires que par les pouvoirs civils.

Autre surprise, guère rassurante : 49% d’entre eux se disent favorables à l’emploi de l’arme nucléaire contre un pays, « en cas de conflit majeur ».

Enfin, l’externalisation de la Défense a sensiblement évolué en 20 ans, au point que 86% de ces mêmes jeunes estiment acceptable le recours à des mercenaires. Entendons plutôt, des contractuels de sociétés militaires privées car le mercenariat est interdit depuis 2003 (loi proposée à l’époque par le ministre de la Défense Alain Richard). Le sondage aurait d’ailleurs dû faire le distinguo entre mercenaire, volontaire et contractor… Preuve, une fois de plus, de la confusion conceptuelle et sémantique à ce sujet.

Dans notre nouveau numéro (N°233) d’Espritsurcouf, nous donnons une place conséquente à des sujets de dimension géopolitique. Ainsi, tout d’abord, vous pourrez découvrir l’analyse de Yannick Harrel qui démontre pourquoi la volonté de saisir les avoirs russes, en rétorsion supplémentaire à l’encontre de la Russie pour la guerre lancée contre l’Ukraine, s’avère bien plus difficile à concrétiser que ne le prétende ceux qui l’ont exprimée : « Confiscation des avoirs russes : un profond dilemme » (rubrique Géopolitique).

Le second sujet mis en avant, par Loïc Parmentier, insiste sur la destinée tragique des Karens qui, en Birmanie, sont persécutés depuis trop longtemps, tout en continuant à combattre et à croire, néanmoins, en leur objectif d’être reconnus comme peuple à part entière. Mais la communauté internationale reste honteusement indifférente : « La lutte des Karens, en Birmanie » (rubrique Géopolitique).

Rémy Porte, pour sa part, revient sur la Bataille du plateau des Glières, en mars 1944, dont on marquait, cette année, la 80ème commémoration : celle d’un combat épique mené par quelques 500 résistants face à des milliers d’Allemands renforcés par des milliers de miliciens : « Vie et mort du plateau des Glières » (rubrique Histoire).

Enfin, pour alimenter la réflexion sur les politiques de défense, Olivier Passer souligne la difficile cohérence entre les volontés de disposer de moyens de défense gonflés tous azimuts, telles qu’elles s’expriment en France comme en Europe, et l’âpre réalité qui témoigne de lourds retards accumulés au gré des décennies passées : « Un potentiel militaire amoindri » (rubrique Défense).

Dans ce numéro, exceptionnellement, nous ne vous proposerons par de Revue d’actualité d’André Dulou, mais une vidéo d’un numéro du Journal de la Défense qui vous permettra de découvrir quelques athlètes militaires qui concourront aux Jeux Olympiques (26 juillet-11 août 2024). Vous pourrez ainsi les observer lors de leur préparation un an avant ces rendez-vous sportifs que l’on espère voir se dérouler sous les meilleurs auspices.

Quant à la rubrique Livre, elle met l’accent sur l’ouvrage que consacre Nicolas Bernard au massacre d’Oradour-sur-Glane, en juin 1944 : Oradour-sur-Glane, 10 juin 1944, Histoire d’un massacre dans l’Europe nazie (Ed. Tallandier, mars 2024, 400 pages). Une horreur totale qui le temps n’efface absolument pas. Et qui reste éternellement impardonnable…

Bonne lecture

Pascal Le Pautremat


(*) Pascal Le Pautremat est Docteur en Histoire Contemporaine, diplômé en Défense et Relations internationales. Il est maître de conférences à l’UCO et rattaché à la filière Science Politique. Il a enseigné à l’Ecole Spéciale militaire de Saint-Cyr et au collège interarmées de Défense. Auditeur de l’IHEDN (Institut des Hautes Études de Défense nationale), ancien membre du comité de rédaction de la revue Défense, il est le rédacteur en chef d’ESPRITSURCOUF.
Son dernier ouvrage « Géopolitique de l’eau : L’or Bleu » est présenté dans le numéro 152 d’ESPRITSURCOUF.