Champ de bataille 2040 par Michel Goya

Champ de bataille 2040

par Michel Goya – La voie de l’épée – publié le 31 janvier 2024

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Quelques réflexions rapides en introduction de travaux de groupes de l’Ecole de guerre-Terre.

Je ne sais pas si c’est un réflexe d’historien ou simplement de vieux soldat mais quand on me demande de réfléchir au futur je pense immédiatement au passé. Quand on me demande comment sera le champ de bataille dans vingt ans, je me demande tout de suite comment on voyait le combat d’aujourd’hui il y a vingt ans.

Or, au tout début des années 2000, dans les planches powerpoint de l’EMAT ou du CDES/CDEF on ne parlait que de « manœuvre vectorielle » avec plein de planches décrivant des bulles, des flèches, des éclairs électriques et des écrans. Le « combat infovalorisé », des satellites aux supersoldats connectés FELIN, allait permettre de tout voir, de ses positions à celle de l’ennemi, et donc de frapper très vite avec des munitions de précision dans un combat forcément agile, mobile et tournoyant, fait de regroupements et desserrements permanents comme dans le Perspectives tactiques du général Hubin (2000), qui connaissait alors un grand succès. Bon, en regardant bien ce qui se passe en Ukraine ou précédemment dans le Haut-Karabakh, on trouve quelques éléments de cette vision, notamment avec l’idée d’un champ de bataille (relativement) transparent. En revanche, on est loin du combat tournoyant et encore plus loin des fantassins du futur à la manière FELIN. En fait, en fermant un peu les yeux, cela ressemble quand même toujours dans les méthodes et les équipements majeurs à la Seconde Guerre mondiale.

Contrairement à une idée reçue, les armées modernes ne préparent pas la guerre d’avant. « Être en retard d’une guerre », c’est une réflexion de boomer qui n’est plus d’actualité depuis les années 1950. Jusqu’à cette époque en effet et depuis les années 1840, les changements militaires ont été très rapides et profonds avec d’abord une augmentation considérable de la puissance puis du déplacement dans toutes les dimensions grâce au moteur à explosion et enfin des moyens de communication. Ce cycle prodigieux se termine à la fin de la Seconde Guerre mondiale pour le combat terrestre, un peu plus loin pour le combat aérien et naval avec la généralisation des missiles. Depuis, on fait sensiblement toujours la même chose, avec simplement des moyens plus modernes. Vous téléportez le général Ulysse Grant 80 ans plus tard à la place du général Patton à la tête de la 3e armée américaine en Europe en 1944 et vous risquez d’avoir des problèmes. Vous téléportez le général Leclerc à la tête de la 2e brigade blindée aujourd’hui et il se débrouillera rapidement très bien, idem pour les maréchaux Joukov et Malinovsky si on les faisait revenir de 1945 pour prendre la tête des armées russe et ukrainienne.

En fait, si les combats, mobiles ou de position, ressemblent à la Seconde Guerre mondiale, c’est tout l’environnement des armées qui a changé. Durant la guerre, on pouvait concevoir un char de bataille comme le Panther en moins de deux ans ou un avion de combat comme le Mustang P-51 en trois ans. Il faut désormais multiplier ces chiffres au moins par cinq, pour un temps de possession d’autant plus allongé que les coûts d’achat ont également augmenté en proportion. Avec la crise militaire générale de financement des années 1990-2010, la grande majorité des armées est restée collée aux équipements majeurs de la guerre froide. Si on enlève les drones, la guerre en Ukraine se fait avec les équipements prévus pour combattre en Allemagne dans les années 1980 et ceux-ci constituent toujours l’ossature de la plupart des armées. L’US Army est encore entièrement équipé comme dans les années Reagan, une époque où Blade Runner ou Retour vers le futur 2 décrivent un monde d’androïdes et de voitures volantes dans les années 2020.

L’innovation technique, celle qui accapare toujours les esprits, ne se fait plus que très lentement sur des équipements majeurs, pour lesquels désormais on parle de « génération » en référence à la durée de leur gestation. Elle s’effectue en revanche en périphérie, avec des équipements relativement modestes en volume – drones, missilerie – et sur les emplois de l’électronique, notamment pour rétrofiter les équipements majeurs existants.

Mais ce qu’il surtout comprendre c’est qu’une armée n’est pas simplement qu’un parc technique, mais aussi un ensemble de méthodes, de structures et de façons de voir les choses, ou culture, toutes choses intimement reliées. Cela veut dire que quand on veut vraiment innover par les temps qui courent, il faut d’abord réfléchir à autre chose que les champs techniques. La plus grande innovation militaire française depuis trente ans, ce n’est pas le Rafale F4 ou le SICS, c’est la professionnalisation complète des forces. Ce à quoi il faut réfléchir, c’est à la manière de disposer de plus de soldats, par les réserves, le mercenariat ou autre chose, de produire les équipements différemment, plus vite et moins cher, d’adapter plus efficacement ce que nous avons, de constituer des stocks, etc.

Plus largement, il faut surtout anticiper que le champ de bataille futur sera peut-être conforme à ce qu’on attend, mais qu’il ne sera sans doute pas là où on l’attend et contre qui on l’attend. Le risque n’est plus de préparer la guerre d’avant mais de préparer la guerre d’à côté, de se concentrer comme les Américains des années 1950 sur l’absurde champ de bataille atomique a coup d’armes nucléaires tactiques, jusqu’avant de s’engager au Vietnam où ils feront quelque chose de très différent. Cinquante ans plus tard, les mêmes fantasment sur les perspectives réelles de la guerre high tech infovalorisée en paysage transparent avant de souffrir dans les rues irakiennes ou les montagnes afghanes face à des guérilleros équipés d’armes légères des années 1960, des engins explosifs improvisés et des attaques suicide. Il y a la guerre dont on rêve et celle que l’on fait.

Le problème majeur est donc qu’il faut faire évoluer nos armées équipées des mêmes matériels lourds pendant quarante à soixante ans dans des contextes stratégiques qui changent beaucoup plus vite. Si on remonte sur deux cents ans au tout début de la Révolution industrielle, on s’aperçoit que l’environnement stratégique dans lequel sont engagées les forces armées françaises change, parfois assez brutalement, selon des périodes qui vont de dix à trente ans. Un général sera engagé dans des contextes politiques, et une armée est destinée à faire de la politique, presque toujours différents de ce qu’il aura connu comme lieutenant.

Le 13 juillet 1990, le chef d’état-major de l’armée de Terre, le général Foray, vient voir les gardes au drapeau qui vont défiler le lendemain sur les Champs Élysées. La discussion porte sur notre modèle d’armée, qui selon lui est capable de faire face à toutes les situations : dissuasion du nucléaire par le nucléaire, défense ferme de nos frontières et de l’Allemagne avec notre corps de bataille et petites opérations extérieures avec nos forces professionnelles. Trois semaines plus tard, l’Irak envahit le Koweït et là on nous annonce rapidement qu’il faut se préparer à faire la guerre à l’Irak. Le problème n’est alors pas ce qu’on va faire sur le champ de bataille, mais si on va pouvoir déployer des forces suffisantes, tant l’évènement sort complètement du cadre doctrinal, organisationnel et même psychologique dans lequel nous sommes plongés depuis le début des années 1960.

Le monde change à partir de ce moment ainsi que tout le paysage opérationnel avec la disparition de l’Union soviétique. L’effort de défense s’effondre, et notamment en Europe, et on peine déjà à financer les équipements que l’on a commandés pour affronter ces Soviétiques qui ont disparu pour penser à payer ceux d’après. On passe notre temps entre campagnes aériennes pour châtier les États voyous, gestions de crise puis à partir de 2008 lutte contre des organisations armées, toutes choses que personne n’a vues venir dans les années 1980.

On se trouve engagé depuis dix ans maintenant dans une nouvelle guerre froide et alors que la lutte contre les organisations djihadistes n’est pas terminée, car oui – nouvelle difficulté- on se trouve presque toujours écartelée entre plusieurs missions pas forcément compatibles. Il est probable que cette phase durera encore quinze ou vingt ans, avant qu’un ensemble de facteurs pour l’instant mal connus finissent pour provoquer un bouleversement politique. On peut donc prédire qu’en 2040 nous aurons sensiblement le même modèle d’armées, avec un peu plus de robots et de connexions en tout genre et, on l’espère, un peu plus de masse projetable, mais que n’avons pas la moindre idée de contre qui on s’engagera, comment et de la quantité de moyens nécessaires, sachant qu’il sera très difficile d’improviser et de s’adapter sur le moment.  

Deux ans après, les mauvais comptes de la guerre d’Ukraine

Deux ans après, les mauvais comptes de la guerre d’Ukraine

Thierry de Montbrial, président de l’Ifri


Thierry de MONTBRIAL, article paru dans Le Figaro Histoire

publié le 1 er février 2024 – IFRI

https://www.ifri.org/fr/espace-media/lifri-medias/ans-apres-mauvais-comptes-de-guerre-dukraine


La guerre qui n’aurait pas dû avoir lieu a déjà des conséquences mondiales : loin des illusions entretenues par les premiers échecs russes, elle menace de se solder par une crise profonde de l’Union européenne. Cet article est extrait du Figaro Histoire « Quand l’Europe faisait face aux grandes invasions ».

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Alors que commence la troisième année de la guerre d’Ukraine, il est clair, depuis déjà un certain temps, qu’elle contribue à accélérer la transformation du système international dans son ensemble. Le trait émergeant de la nouvelle configuration est la tendance des pays occidentaux (Etats-Unis et membres de l’Union européenne) et, dans une moindre mesure, de certains Etats d’Asie-Pacifique à se définir comme les modèles pour les peuples supposés aspirer à la démocratie, et les garants des Etats constitués qui se considèrent comme y étant parvenus. C’est dans cet esprit que l’agression russe du 24 février 2022 a provoqué la renaissance de l’Alliance atlantique qu’en 2019 Emmanuel Macron déclarait en état de « mort cérébrale », et l’ouverture précipitée de la perspective d’un nouvel élargissement massif de l’Union européenne. Le choc suscité a également balayé les scrupules qui poussaient la Finlande ou la Suède à préserver leur statut de neutralité. Seules l’Autriche, l’Irlande et Malte y restent désormais attachées.

Croisade pour la démocratie

Du point de vue géopolitique, le concept d’Occident est inséparable de la pax americana qui en est le fondement depuis le début de la guerre froide, et cette pax americana étend ses effets bien au-delà du couple euro-américain. Le président Joe Biden présente les États-Unis comme le chef de file du camp démocratique. Mais en réalité, aux États-Unis, même les démocrates ont toujours su trouver un équilibre entre « la puissance et les principes », pour reprendre le titre des Mémoires de Zbigniew Brzezinski, le célèbre conseiller à la sécurité nationale du président Carter. Ainsi le retrait de l’Afghanistan décidé par Joe Biden à l’été 2021 n’a-t-il pas été moins immoral que celui du Vietnam sous Gérald Ford et Henry Kissinger en 1975. De même, la lassitude qui commence à se manifester aux États-Unis pour un soutien illimité des objectifs affichés par le président Zelensky est-il un fait politique prévisible qu’on ne saurait qualifier ni de moral ni d’immoral. Même si les lobbies favorables au nationalisme ukrainien sont implantés aux États-Unis (et au Canada) depuis fort longtemps, la guerre d’Ukraine n’est pas un sujet majeur pour l’opinion publique américaine.

La situation est plus tranchée en Europe pour deux raisons évidentes : la proximité géographique et le fait que l’Union européenne est extrêmement loin de constituer une unité politique. On comprend qu’à cause de leur histoire, les États baltes ou même la Pologne, pourtant protégés par l’Alliance atlantique, ont ressenti l’agression russe du 24 février comme une menace contre eux-mêmes. On peut s’expliquer même les craintes de la Roumanie, parce que la Moldavie voisine occupe un angle mort du point de vue de la sécurité de la région. La mobilisation de ces pays a beaucoup contribué à la propagation d’un sentiment de peur dans l’ensemble de l’Union, sans compter la remontée d’une impression de culpabilité dans un pays comme l’Allemagne, du fait des exactions des armées nazies pendant la Seconde Guerre mondiale en Ukraine.

La posture des Européens, plus encore que celle des Américains, se présente comme une croisade pour la démocratie à l’ombre de la protection américaine

Mais, pour comprendre la réaction globale de l’Union européenne qui est restée jusqu’ici d’une grande cohérence face à la guerre, il faut aussi prendre conscience de ce qu’en raison de son impuissance (au sens fondamental de ce terme), elle n’avait pas de marge de manœuvre. Cette réaction peut se caricaturer comme suit : Poutine est un dictateur, qui a sapé les chances de la démocratie en Russie ; son but est de reconstituer l’Empire russe voire de conquérir l’Europe ; en conséquence, il faut tout faire (en livrant des armes par exemple) pour qu’il perde cette guerre, et d’abord que l’Ukraine recouvre sa pleine souveraineté sur ses frontières de 1991.

La posture des Européens, plus encore que celle des Américains, se présente donc comme une croisade pour la démocratie à l’ombre de la protection américaine, en jouant en pratique des quatre seuls instruments à leur disposition : empilement des « paquets » de sanctions contre la Russie ; livraison d’armes quitte à épuiser leurs propres stocks ; plus généralement aide financière à l’Ukraine ; enfin promesses d’élargissement de l’Union.

La leçon de Soljenitsyne

Avant d’aller plus loin, il faut s’interroger sur le regard que, dans l’ensemble, les Occidentaux portent sur la Russie. Ce regard relève de la philosophie de la fin de l’Histoire popularisée en 1992 par Francis Fukuyama, avec l’arrière-pensée de la victoire inéluctable de la démocratie sur toutes les autres formes de régime politique. Pareille affirmation, dont les termes sont d’ailleurs imprécis, restera longtemps infalsifiable au sens de Karl Popper (c’est-à-dire qu’aucun test expérimental ne peut la réfuter). La démocratie est un concept et plus encore une réalité complexe. Déjà, en 1989, au moment des manifestations de la place Tiananmen, que n’a-t-on vu ou entendu d’intellectuels (parmi lesquels nombre d’anciens « maoïstes » !), d’hommes politiques ou de militants occidentaux persuadés qu’une démocratie à l’occidentale allait bientôt pouvoir s’instaurer en Chine. Toute l’idéologie de la mondialisation heureuse, jusqu’à au moins la crise financière des subprimes en 2007-2008, a reposé sur l’hypothèse implicite selon laquelle « les autres » deviendraient bientôt « comme nous ».

Dans cette perspective, l’individu Vladimir Poutine est donc désigné comme le grand responsable des nouveaux malheurs des Russes. On tentera ici une interprétation un peu plus subtile, en s’appuyant sur le géant que fut Alexandre Soljenitsyne, et en cherchant à comprendre pourquoi celui-ci a été adulé puis rejeté par les Occidentaux. Cette référence fait écho à la commémoration du cinquantième anniversaire de la publication du livre qui a tant fait pour affaiblir l’image de l’URSS dans les années 1970, L’Archipel du goulag. Il faut préciser que, pour approfondir sa vision de la Russie et sa compréhension de l’histoire de l’Union soviétique, on doit se tourner vers les 6000 pages de La Roue rouge. Son grand œuvre à ses propres yeux.

Dans ce qui suit, je m’appuie en particulier sur un long article de Gary Saul Morson, éminent spécialiste américain de la littérature russe, paru dans la New York Review of Books du 12 mai 2022. Morson a sur la plupart des commentateurs l’avantage d’avoir lu et médité la totalité des écrits de l’écrivain. Son article est intitulé « What Solzhenitsyn Understood ». Mais comme on va parler de révolution, on mentionnera d’abord le plus grand expert en la matière, qui avait beaucoup médité, en homme d’action, sur la Révolution française. Pour Lénine, en substance, les deux conditions préalables à toute révolution se résument ainsi : « Le haut ne peut plus, le bas ne veut plus. »

Autrement dit, la classe dirigeante n’est plus capable de maintenir sa domination inchangée, tandis que les classes inférieures ne veulent plus vivre à l’ancienne. Derrière celles-ci se cachent des groupes organisés prêts à tirer parti de la situation. En conséquence de quoi, « le haut » ne peut survivre qu’en réformant quand il en est encore temps ; c’est-à-dire – et ici, on pense à Tocqueville – sur la base d’une analyse pertinente de la situation, et dans une position de force. Soljenitsyne, qui ne se faisait pas une haute idée de Nicolas II, estimait toutefois que son ministre Piotr Stolypine avait entrepris les bonnes réformes, qui auraient permis d’éviter la révolution s’il n’avait été assassiné en 1911. Pour l’auteur de La Roue rouge, la mise en œuvre des réformes de Stolypine aurait, certes très progressivement, engagé le pays dans la voie des libertés individuelles et de l’Etat de droit. Soljenitsyne abhorrait la violence et fondait ses espoirs sur le changement graduel grâce à la réforme.

Près de sept décennies après la révolution d’Octobre, Gorbatchev puis Eltsine n’ont réuni aucune des conditions qui auraient permis de réformer l’Union soviétique. Des réformes qui auraient certainement eu un volet territorial. Pour Soljenitsyne, la Russie devait se séparer des républiques non slaves et essayer de préserver l’union avec les républiques slaves : Ukraine et Biélorussie. Il n’était pas le seul à pressentir les malheurs d’une sécession ratée avec l’Ukraine. Son nationalisme, cependant, n’était pas un impérialisme. Il était fondé sur la conviction de la nécessité d’une restauration spirituelle comme préalable à toute véritable renaissance de la Russie. Pour lui, tant le versant national que le versant personnel de l’« âme russe » ressentent au-dessus d’eux « ce qui relève du Ciel ».

 

Alexandre Soljenitsyne fut un grand incompris, comme souvent, il est vrai, les personnalités originales, qui ne se satisfont pas des discours simplistes sur le bien et le mal en politique internationale.

Gary Saul Morson insiste sur l’importance du langage de la spiritualité dans la culture russe. Ce langage n’est pas spécifiquement orthodoxe. Il nous dit que les Occidentaux qui le confondent avec une aspiration théocratique passent à côté de l’essentiel. C’est tout le sens en effet du fameux discours de Harvard de Soljenitsyne (1978), qui renvoie dos à dos les Américains (ou les Occidentaux) et ses compatriotes russes. Selon Morson, le grand homme trouvait dans les milieux intellectuels occidentaux marqués par leur matérialisme la même étroitesse d’esprit que chez les intellectuels libéraux russes d’avant la révolution. Plus profondément, il ne suffit pas de chanter les louanges de la « démocratie libérale » (les principes de 1789) pour être du bon côté, celles de la « démocratie illibérale » (le jacobinisme) pour être du mauvais. Finalement, entre son expulsion de l’URSS en 1974 et son retour en Russie vingt ans après, l’auteur de L’Archipel du goulag, selon ses propres termes, s’est trouvé coincé entre deux « meules ». Il fut donc un grand incompris, comme souvent, il est vrai, les personnalités originales, qui ne se satisfont pas des discours simplistes sur le bien et le mal en politique internationale.

Ce qui a radicalement manqué aux relations entre les pays occidentaux et la Russie après la chute de l’URSS, c’est la volonté partagée de rechercher de bonne foi une forme d’adaptation du système de sécurité collective dans le sens le plus profond du terme, pour permettre une vraie « détente, entente et coopération » entre les anciens adversaires. La faute n’est pas du seul côté de la Russie et plus précisément de Vladimir Poutine. Elle est aussi du côté des Occidentaux, prisonniers d’une conception étroite de leurs intérêts et de leur idéologie politique.

Le calcul de Vladimir Poutine

Après le retour de la « verticale du pouvoir » avec Poutine, le Kremlin s’est de plus en plus fortement cabré face aux Occidentaux, accusés de vouloir installer l’Otan à la porte de la Russie et perçus comme prétendant imposer partout leur manière de voir le monde, en réalité leur volonté de domination économique et une interprétation sélective du droit international. En décidant de lancer son « opération militaire spéciale » le 24 février 2022, Vladimir Poutine a brisé le tabou – récent à l’échelle de l’Histoire – de l’inviolabilité des frontières. Il s’est trompé dans les calculs qui lui faisaient espérer une victoire éclair sur l’Ukraine, mais, deux ans après, la balance semble désormais se redresser en sa faveur. C’est l’occasion de rappeler un mot célèbre de Bismarck : « La Russie n’est jamais aussi forte ni aussi faible qu’on le croit. » Dans l’histoire militaire de la Russie, les exemples de débuts difficiles suivis de retournements de situation ne sont pas rares.

La Russie s’installe dans la perspective d’une guerre prolongée que le pouvoir croit tenable, et joue sur une usure plus rapide des Ukrainiens et la lassitude de leurs alliés

Un tabou a été brisé. C’est un fait. Après l’épisode de Stolypine et celui de Gorbatchev-Eltsine, la Russie a certes encore manqué une chance de se réformer en profondeur. Mais la suite a creusé le fossé, et la responsabilité de cet échec-là est partagée. Et la dimension spirituelle transcende en Russie les épreuves de la vie ordinaire. Le pays continue d’exister et de peser sur les affaires du monde. En son temps, Barack Obama a manqué une occasion de se taire en le reléguant au rang de puissance régionale.

Si maintenant la question est, comme beaucoup le pensent ou l’espèrent depuis le début de la guerre d’Ukraine, de savoir si le régime de Vladimir Poutine est sur le point de s’effondrer, il faut pour se risquer à une réponse revenir à la remarque de Lénine sur les révolutions : aujourd’hui, en Russie, le haut peut toujours, et le bas n’en est pas au point de ne plus vouloir. La drôle de tentative de Prigojine, en juin 2023, a échoué. Un coup d’Etat pacifiste est peu probable.

La Russie est-elle sur le point de perdre la guerre ? Après l’échec de la contre-offensive ukrainienne de 2023 et la mise en place d’une économie de guerre, du fait aussi des capacités d’adaptation de l’économie russe et de l’échec des sanctions occidentales, la réponse paraît plutôt négative. La Russie s’installe dans la perspective d’une guerre prolongée que le pouvoir croit tenable, et joue sur une usure plus rapide des Ukrainiens et la lassitude de leurs alliés. Le Kremlin ne manque pas non plus de moyens pour s’en prendre aux intérêts de ses adversaires, comme ceux de la France en Afrique ou ailleurs.

Si l’on regarde où en sont les choses aujourd’hui, avec un club d’Etats autoritaires (comme la Chine, la Corée du Nord ou l’Iran) plus resserré, et un « Sud global » de plus en plus « multi-aligné » – où l’on trouve même la Turquie, membre de l’Otan – on sent bien qu’un nombre important d’Etats seraient disposés à accueillir favorablement l’idée d’un compromis entre la Russie et l’Ukraine.

Le prix à payer

Peut-être la guerre d’Ukraine durera-t-elle longtemps. Peut-être un jour le temps sera-t-il suspendu comme le 27 juillet 1953 avec l’armistice de Panmunjeom, qui mit fin à la guerre de Corée. Beaucoup dépendra de l’évolution du soutien des Etats-Unis à l’Ukraine, après l’élection de novembre 2024. Quoi qu’il advienne, en plus du renforcement de l’Alliance atlantique sous leur direction (plus ou moins ferme, c’est une autre question), les Américains paraissent déjà comme les grands bénéficiaires économiques de la crise, en raison d’abord de l’accroissement massif de leur avantage comparatif dans le domaine de l’énergie, après que les Européens ont cessé d’importer ouvertement leur pétrole et leur gaz de Russie. Le coût de l’énergie est aujourd’hui trois fois moins élevé aux Etats-Unis qu’en Europe. Et, malgré les efforts des Européens pour se réindustrialiser, les Américains jouent largement la course en tête dans ce domaine aussi, grâce à l’Inflation Reduction Act (IRA) et à une culture économique et financière largement supérieure. Mais, surtout, les 27 membres actuels de l’Union européenne forment un ensemble culturellement et économiquement disparate, qui n’a toujours pas digéré le grand élargissement consécutif à la chute de l’URSS.

La référence à la démocratie ne suffit pas à asseoir une identité. L’hétérogénéité politique de cet ensemble rend peu probable, de la part des États membres, les nouveaux abandons de souveraineté qui seraient nécessaires, par exemple, pour doter l’Union d’une politique budgétaire commune compatible à long terme avec les missions de la Banque centrale européenne, et plus encore d’une véritable politique étrangère, inséparable d’une politique de défense réellement commune. Que représente dès lors dans ce dernier domaine la parole respective de la présidente de la Commission, du président du Conseil européen et du haut représentant pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité, d’une part ; des chefs d’État et de gouvernement des États membres, d’autre part, quand ils s’éloignent des généralités convenues sur la démocratie et les droits humains ? Dès qu’on entre dans le détail des intérêts nationaux des pays membres, façonnés en grande partie par l’Histoire, on comprend la difficulté de toute notion de politique étrangère réellement commune vis-à-vis aussi bien de la Russie et de la Chine que de la Turquie, de l’Algérie ou des États du Golfe, par exemple.

Il y a plus. On se souvient de la distinction qu’établissait au XIXe siècle le politologue et économiste britannique Walter Bagehot et de sa thèse, adoptée par Churchill, selon laquelle la légitimité de toute constitution, écrite ou pas, repose sur deux piliers : la dignité (aspect symbolique et sacré) et l’efficacité (aspect du travail gouvernemental). Dans le système anglais, la monarchie incarne la dignité, et le gouvernement l’efficacité. La légitimité ne peut pas survivre indéfiniment aux ruptures de fatigue susceptibles de se produire sur l’un ou l’autre de ses piliers. On en revient aux causes des révolutions. Le problème de l’Union européenne depuis qu’elle a renoncé à la règle de bon sens selon laquelle tout nouvel élargissement devait être précédé de l’approfondissement du précédent, c’est-à-dire depuis la chute de l’Union soviétique, tient à ce que, par rapport aux ambitions affichées (sur Schengen, par exemple), la gouvernance s’est progressivement affaiblie tant du point de vue de la dignité (une dimension qu’en fait l’Union européenne n’a jamais incarnée) que de l’efficacité.

Or, face à la guerre d’Ukraine, les chefs d’Etat et de gouvernement ont suivi la solution de facilité en ouvrant grand la perspective d’une nouvelle vague d’élargissement, incluant l’Ukraine – dont la Pologne elle-même redoute désormais ouvertement la concurrence (sur l’agriculture, par exemple) –, sans avoir la moindre idée de la manière de s’y prendre autrement qu’en faisant confiance au destin. Politiquement, il sera impossible de faire complètement marche arrière (il y a des limites, même à l’hypocrisie) et la perspective ouverte par le Conseil européen de décembre 2023, qui a décidé d’entamer des négociations d’adhésion à l’Union européenne avec l’Ukraine et la Moldavie, d’accorder le statut de pays candidat à la Géorgie et d’accélérer le processus d’adhésion des Balkans occidentaux, mobilisera pour longtemps les forces vives de toutes les instances communautaires au détriment des autres priorités. Il en coûtera extrêmement cher aux actuels pays membres, dont les budgets sont et seront de plus en plus sous pression. Ajoutons qu’avec le nouvel élargissement qui s’annonce, la question de la supériorité du droit européen sur le droit national deviendra de plus en plus sensible.

Parmi les conséquences déjà clairement identifiables de la guerre d’Ukraine, on peut donc annoncer une révolution profonde à l’intérieur de l’Union européenne. La vision des pères fondateurs est morte. Et d’ailleurs, pourquoi l’Europe échapperait-elle à la tendance à l’accroissement du nationalisme que l’on observe partout ailleurs ? Si, depuis le Brexit, d’autres Etats membres n’ont pas fait sécession, c’est d’abord en raison d’un calcul coûts-avantages à court-moyen terme. C’est aussi à cause de la contre-performance des Britanniques.

Le retour du tragique

Tout peut donc se produire à l’horizon de dix ou vingt ans. En fin de compte, ce que l’Histoire pourrait retenir avant tout de la guerre d’Ukraine, c’est qu’en osant briser un tabou, Poutine a réactivé le principe de Clausewitz selon lequel « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ». À force d’avoir été violé, pas seulement par les Russes (par exemple, en 1999, avec les bombardements de l’Otan en Serbie, et surtout, en 2003, le renversement de Saddam Hussein – de surcroît sur la base d’un mensonge), le droit international a plus de risques qu’avant le 24 février de se trouver davantage encore bafoué dans les prochaines années, et ce d’autant plus que l’équilibre des pouvoirs au sein de la charte de l’ONU est de plus en plus contesté.

Reste un tabou encore inviolé : le recours en premier à l’arme nucléaire. Sans doute Poutine a-t-il été tenté de le faire quand les choses semblaient mal tourner pour la Russie, mais son principal soutien, la Chine (par ailleurs l’un des gagnants globaux à court-moyen terme de cette guerre), l’en a dissuadé. Mais on peut craindre qu’un jour plus ou moins proche ce tabou-là lui aussi sera brisé, et pas forcément par les Russes.

Les grandes puissances du XXIe siècle, à commencer par les États-Unis et la Chine, sont conscientes de ces réalités, sur fond d’accélération de la révolution technologique. Les membres de l’Union européenne, assoupis depuis 1945 et la décolonisation, ont perdu le sens du tragique. Dans leur recherche d’un nouveau paradigme pour l’Union, sans renoncer à l’idéal démocratique, ils devront refaire l’apprentissage du réalisme dans la politique internationale. Quelles épreuves devront-ils traverser avant d’y parvenir ?

«Quand l’Europe faisait face aux grandes invasions» , 132 pages, disponible en kiosque et sur le Figaro Store .

> Lire l’article sur le site du Figaro

La nouvelle loi de programmation militaire : s’agit-il d’une « rupture maîtrisée » ou bien doit-on se satisfaire d’une « continuité vigilante » ?

La nouvelle loi de programmation militaire : s’agit-il d’une « rupture maîtrisée » ou bien doit-on se satisfaire d’une « continuité vigilante » ?


 

Examinons avec le GCA (2S) Jean-Tristan Verna quel avenir dessine à nos armées cette nouvelle loi qui couvre les sept prochaines années. Leur propose-t-elle une « rupture maîtrisée » ou bien doit-on se satisfaire d’une « continuité vigilante » ?

Votée le 1er août 2023, la LPM 2024-2030 se substitue à la LPM 2019-2025, dont les deux dernières annuités avaient été laissées dans le flou.

Comme les précédentes, cette loi comporte une prévision de ressources financières année après année, une présentation générale de son contenu physique (effectifs, normes de préparation opérationnelle, équipements) et des dispositions normatives diverses, qui ne sont pas l’objet principal des commentaires qui suivent.

Un rappel préliminaire des limites de tout exercice de programmation militaire n’est pas inutile, d’autant que quelques spécificités sont identifiables pour celui-ci.

  • Stricto sensu, les LPM ne s’imposent pas aux budgets annuels successifs et, dans le passé, rares ont été les lois qui ont tenu leurs engagements. Force est cependant de constater que jusqu’en 2023 la loi 2019-2025 a tenu les siens année après année, tandis que le tuilage des deux lois sur 2024-2025 se fait à une hauteur supérieure par rapport aux attentes initiales (3,3, puis 3,2 milliards, au regard des deux marches de 3 milliards attendues).
  • La loi « saute » l’élection présidentielle et les législatives de 2027 ; elle prévoit une actualisation en 2027. La période 2027-2030 reste donc soumise aux aléas de ces échéances. C’est un principe démocratique difficilement contestable !
  • De même que celles qui l’ont précédée depuis environ 25 ans, cette LPM est exprimée en crédits de paiement et ne comporte ni enveloppe, ni échéancier d’autorisations de programme. D’un point de vue strictement financier, elle traduit donc une capacité à « payer des factures » et non à « passer des commandes ».
  • Dans ces conditions, il est normal de constater, comme cela a été fait avec une certaine approche polémique, qu’une grande partie des ressources de la loi servira à payer les commandes ou une partie des commandes des années passées ; si l’on prend également en compte le socle des « dépenses contraintes » du ministère (effectifs, entretien du patrimoine), il est tout aussi normal que seulement un quart à un tiers des crédits de paiement votés soient disponibles pour payer, en seconde partie de la loi, des besoins ou des commandes nouvelles. C’est la logique de la programmation en crédits de paiement.
  • Enfin, s’agissant des commandes et livraisons, cette loi ne prévoit aucun échéancier, seulement des cibles d’équipement à terminaison de la loi (même si ce calendrier existe sans nul doute dans les documents de travail du ministère). Cela peut s’expliquer par des annuités initiales qui, bien qu’en forte hausse, restent insuffisantes pour faire face aux commandes volumineuses des deux LPM précédentes et à l’incertitude créée par l’arrivée de besoins nouveaux urgents. D’ailleurs, pour la première fois, le concept de « marge frictionnelle » a été mis en avant par le Secrétaire général pour l’administration du ministère[1]: les aléas dans le déroulement des programmes, d’équipement comme d’infrastructure, permettent d’anticiper une certaine marge de gestion, qui rend inutile de fixer avec précisions les flux de paiement, surtout en fin de période. C’est une réalité, au même titre que la « friction clausewitzienne » dans la conduite de la guerre !
  • On peut également noter que contrairement à la précédente, cette loi ne comporte pas d’échéancier de réduction du report de charges, sans doute une précaution vis-à-vis des effets attendus de l’inflation, dont l’impact sur le pouvoir d’achat du ministère a été intégré à hauteur de 30 milliards sur la période.

 

Quelles sont les données brutes de la loi ? 

Le maître mot de cette LPM est la « cohérence » entre toutes les composantes des capacités militaires. C’est au titre de cette cohérence que des étalements de livraisons touchent plusieurs des grands programmes en cours de réalisation, au bénéfice des munitions, des stocks de rechanges, de la préparation opérationnelle ou du lancement de nouveaux programmes dont le besoin est issu de l’observation du conflit en Ukraine et d’autres tensions géopolitiques.

En augmentation de 40% par rapport à la précédente, l’enveloppe globale prévoit 400 milliards d’euro, avec un complément de 13,3 milliards de ressources extra-budgétaires (REX), dont plus de la moitié proviennent des remboursements de l’Assurance maladie de droit commun pour le fonctionnement du service de santé des armées ; le reliquat est fourni par les sources habituelles (produits de cessions de matériels ou d’aliénations immobilières). Le recours aux REX étant élevé en début de période, la discussion du texte a conduit prévoir une clause de sauvegarde inscrite dans la loi : dans l’hypothèse où les ressources extra-budgétaires ne seraient pas à la hauteur des attentes une année donnée, le manque serait compensé par la loi de finances suivante, autre explication possible de l’absence de dispositions sur le report de charges. Un point d’attention, car l’inventivité budgétaire n’a pas de limite !

Le budget des armées passe ainsi de 43,9 milliards en 2023 à 47,2 milliards en 2024, en visant 67,4 milliards en 2030, soit une progression de plus de 50% par rapport à 2017, en euros courants. Les marches successives se situent entre 3,2 et 3,5 milliards selon les années[2].

Nul doute que les commentaires iront bon train pour comparer ce budget à celui des alliés anglais et allemands qui affichent des dotations plus importantes. Cependant, les différences dans l’équilibre entre les différentes composantes de ces budgets incitent à la prudence sur l’efficience des euros allemands et des livres anglaises et aucun de ces deux pays n’a un « agrégat équipements » pesant plus de 50% de son budget[3].

À noter que sous la pression du Sénat, les échéanciers initiaux ont été modifiés, ramenant 2,3 milliards vers l’avant sur la période 2024-2027. Ce décalage n’a pu être fléché que sur des besoins à faibles délais de réalisation (préparation opérationnelle, munitions, MCO) que des autorisations d’engagement suffisantes devront rendre possibles.

La loi et son rapport annexé mettent en avant des « efforts » qui sont autant d’axes de la communication ministérielle, permettant aux non-spécialistes et au grand public de mettre du corps en regard de l’effort financier. 

Dans le domaine capacitaire, sur la période de programmation, ces efforts sont les suivants (en milliards) : 

Innovation 1
Renseignement 5
Défense sol-air 5
Cyber 4
Espace 6
Drones 5

 En outre, quelques thématiques sont mises en avant, mais avec des recoupements avec les domaines capacitaires ci-dessus ou des programmes d’équipement mentionnés par ailleurs… 

Munitions 16 (+ 45%)
Outremers 13
Forces spéciales 2

Le MCO est doté de 49 milliards, avec la reprise ad nauseam des incantations habituelles pour « des efforts de négociation rénovée entre les services de soutien et l’industrie, pour atteindre des niveaux de disponibilité plus élevés, une meilleure réactivité dans la fourniture des pièces de rechange, à coûts maîtrisés »

Pour les effectifs, 6 300 postes seront ouverts pendant la période couverte par la loi (portant les effectifs à 275 000 militaires et civils en 2030). Un effort est également promu concernant la réserve, avec un objectif de 80 000 en 2030 (puis 105 000 en 2035), et comme slogan ministériel « un réserviste pour deux militaires d’active[4] ».

Prenant acte de la fin annoncée des grandes opérations en Afrique et des réflexions en cours sur l’opération Sentinelle, la loi réduit la dotation budgétaire pour les OPEX/MISSINT de 1 200 à 750 millions d’euros annuels.

Enfin, ni le Service national universel (SNU), ni le coût budgétaire de l’aide militaire à l’Ukraine ne sont inclus dans le texte et les dotations de la LPM.

Quatre questions sur cette loi…

Première question : rupture ou continuité ?    

Quasi unanimes ont été les responsables politiques, militaires, économiques, ainsi que nombre d’experts et d’observateurs à considérer que le « 24 février 2022 » marquait une rupture dans l’ordre mondial. C’est un fait indéniable, bien plus que le traumatisme du « 11 septembre 2001 ».

Présentée à l’automne 2022, la revue nationale stratégique (RNS) reprenait les orientations de celles de 2017, puis 2021, qui actaient l’évolution des menaces et le risque de glissement stratégique face à des États s’éloignant des normes des relations internationales mises en place à la fin de la Seconde Guerre mondiale et qui s’étaient maintenues, vaille que vaille, tout au long de la guerre froide, puis de la recomposition géopolitique qui lui avait succédé.

Dans le contexte stratégique actuel, sans renier les engagements vis-à-vis de ses alliés, l’OTAN principalement comme le montre son action dans la suite de l’invasion russe en Ukraine, la France met en avant sa stratégie de « puissance d’équilibres » (avec un S)… Si la loi acte certaines évolutions capacitaires tirées de l’observation du conflit ukrainien, celles-ci demeurent marginales et ne font qu’accélérer des tendances déjà lancées. Plus que la capacité à s’engager massivement dans un « conflit de haute intensité » face à un acteur majeur, c’est l’option « gagner la guerre avant la guerre » qui prévaut, concept bâti par les armées elles-mêmes il y a peu.

Dans ce cadre, la dissuasion nucléaire autonome reste le pilier central de la défense nationale et constitue en fait l’effort réel de cette LPM, comme celui de celles qui l’ont précédée. Compte tenu des programmes en cours de réalisation et de leur environnement, la dissuasion appellera chaque année des ressources grandissantes, sans doute au-delà des 5,6 milliards du budget 2023. Conjuguée avec l’accent mis sur les outremers et l’Indopacifique, elle a mécaniquement un effet d’entraînement sur les programmes conventionnels de la Marine et, dans une moindre mesure, de l’armée de l’Air et de l’Espace.

La dissuasion nucléaire reste au cœur de la défense nationale pour des raisons qu’il ne faut pas négliger :

  • Elle est le fondement du positionnement stratégique « d’équilibre » de la France depuis le retour aux affaires du général de Gaulle, même si au fil des décennies le vocabulaire a évolué.
  • À ce titre, personne ne peut prendre la responsabilité de passer au compte des pertes et profits les investissements colossaux qui lui ont été consacrés depuis plus soixante ans.
  • Ce d’autant plus que la souveraineté de la dissuasion nucléaire est le premier facteur de la souveraineté de l’industrie de défense nationale, dans les domaines nucléaire, naval, aéronautique, électronique au sens très large, spatial… en dépit de ses évolutions capitalistiques.
  • Enfin, et c’est sans doute le fait nouveau du « 24 février 2022 », le comportement de la Russie a redonné toute sa place à la « dialectique du nucléaire » avec ce pays.

L’analyse stratégique qui sous-tend cette loi n’occulte pas le risque d’être confronté un jour à un engagement débouchant sur les formes les plus exigeantes et violentes du combat conventionnel ; mais c’est surtout la dissémination rapide de technologies militaires très vulnérantes parmi un nombre croissant d’acteurs au profil indéterminé qui caractérise ce risque.

Face à des acteurs étatiques, la France mise sur la dissuasion nucléaire et son appartenance active à l’OTAN pour anticiper et éviter un engagement majeur destructeur et de longue durée. C’était d’ailleurs déjà la doctrine gaullienne lors de la Guerre froide.

Par conséquent, au risque de décevoir tous ceux qui appelaient à l’urgence de « préparer la guerre de masse », la LPM poursuit sur la voie d’un modèle d’armée complet, unique en Europe et cousin lointain du modèle américain[5].

Confrontée à la réalité des ressources, même en augmentation, l’ambition de ce modèle (dissuasion nucléaire autonome, capacité spatiale complète, armées professionnalisées, « Blue Sea Navy », capacité de projection stratégique, déploiement important et permanent sur cinq continents) ne peut que le faire apparaître en permanence imparfait ou du moins en construction…

C’est à ce titre que l’on peut identifier les grandes orientations capacitaires que porte la LPM 2024-30, dans la continuité, et non la rupture, si tant est qu’elle puisse être possible :

  • La préservation du modèle d’armée complet, plus par construction évolutive que par grandes ruptures, avec, inflexion notable, un rejet de la course à la masse au bénéfice de la cohérence capacitaire (le « DORESE[6] » mis en avant de longue date au sein de l’armée de Terre). Le prix à payer est le ralentissement de certains programmes majeurs.
  • Cette inflexion se traduit par des objectifs ambitieux en matière de réactivité d’engagement d’un volume plus important de forces des trois armées (ENU-R, FIRI…)[7], d’où l’accent mis sur les soutiens, les munitions et l’entraînement.
  • L’attachement à la capacité d’engagement et de « nation-cadre » au sein d’une coalition, prioritairement au sein de l’OTAN, capacité qui passe par les moyens de commandement et d’appuis au sens large.

 

Deuxième question : la loi prend-elle en considération de « nouvelles menaces » ?

Les « nouvelles menaces » ont été décrites lors des exercices d’évaluation stratégique successifs et rappelées par la RNS 2022, la guerre russo-ukrainienne n’ayant en fait été qu’une concrétisation de certaines d’entre-elles. Leur analyse était à l’origine de la stratégie de « gagner la guerre avant la guerre », afin de ne pas se laisser entraîner dans des spirales de confrontation nécessitant des moyens hors de portée.

En effet, le choc provoqué par l’irruption d’un conflit européen digne de la Seconde Guerre mondiale ne doit pas occulter les autres sources d’inquiétude pour la sécurité nationale et celle de l’Europe. On peut citer : les tensions dans l’espace Indopacifique, la course mondiale aux capacités spatiales, l’échec relatif ou total de « la lutte contre le terrorisme » et le retrait consécutif des Occidentaux de certaines parties du monde[8], l’exploitation des fragilités des sociétés européennes, ouvertes, transparentes et placées « hors du monde  cruel » par plus de soixante-dix ans de paix interne.

Au niveau stratégique, la LPM 2024-30 poursuit les efforts entamés depuis une dizaine d’année dans les domaines du renseignement et des capacités regroupées sous le terme « cyber ». Comme pour le spatial, ces capacités ne sont plus considérées comme des « facilitateurs » des autres capacités, mais au contraire comme des moyens à placer au centre des modes d’action, y compris dans leur emploi offensif. Il en va de même de l’action dans les champs dit « immatériels ».

Toujours au niveau stratégique, la capacité de projection lointaine de volumes de forces bien calibrés relève également de cette stratégie. Qu’il soit nucléarisé ou non, un acteur étatique sera toujours plus réticent à engager la confrontation violente s’il sait que d’emblée il sera confronté aux forces d’une puissance nucléaire, qui plus est agissant dans le cadre de l’OTAN.

La projection graduelle des moyens décrits dans le rapport annexé, depuis les premiers modules du l’ENU-R jusqu’à la division à trente jours (pour ne parler que du domaine terrestre), joue en quelque sorte le rôle que le 2e corps d’armée stationné en Allemagne jouait durant la guerre froide : démontrer l’acceptation d’une confrontation conventionnelle pouvant déboucher sur des extrêmes mal définis (c’est la finalité du dispositif de « réassurance » aux confins orientaux de l’Europe auquel la France participe depuis une dizaine d’années ; c’est également celle des déploiements aéronavals lointains dont la capacité est régulièrement démontrée, comme l’exercice réalisé en Indopacifique pendant l’été 2023).

On peut dire la même chose de la capacité d’action dans les grands fonds marins qui de prime abord peut laisser perplexe. Comment peut-on avoir la prétention de savoir protéger l’ensemble les capacités numériques qui transitent par le réseau tentaculaire des câbles sous-marins ? L’intérêt n’est-il pas plutôt d’affirmer une capacité de créer un risque de contact direct dans ce nouvel espace de « guerre hybride », au-delà de la mise en évidence de la preuve ?

Au niveau tactique, le choc des images a donné aux opérations terrestres du conflit russo-ukrainien un écho propice à l’emballement des enseignements… Les effets meurtriers de puissants feux d’artillerie, la réduction des villes en tas de ruines, le blocage de toute progression par le minage intensif, autant de réalités qui renvoient aux images d’un lointain passé et à des capacités massives abandonnées en France faute de moyens (y compris humains) ou du fait des lois internationales (comme les mines).

Si l’approche par la masse est sans nul doute possible abandonnée par la stratégie de « gagner la guerre avant la guerre », la capacité de constituer des modules de forces plus agressifs, mieux appuyés et soutenus semble bien au cœur des efforts de la loi au titre de la cohérence déjà évoquée. Et quoique l’on en pense, l’effort à fournir ne doit pas être sous-estimé : pour l’armée de Terre, il faudra dès 2027 disposer de la capacité d’engagement d’une division à deux brigades à trente jours, avec en 2030 une capacité de la relever. C’est un objectif ambitieux dont il faudra suivre la réalisation tout au long de la période de programmation, en se souvenant que la projection durant l’hiver 2022 d’un bataillon en Roumanie, si elle a été rapide n’en a pas moins nécessité de faire appel à 80 points de perception pour réunir ses équipements[9].

Les autres armées ont également des objectifs ambitieux. Si la nature de leurs milieux d’évolution, plus homogène que le milieu terrestre, peut paraître leur créer moins de difficultés, les distances et la permanence seront leurs défis. En effet, alors que les forces terrestres doivent se préparer à des actions de force en Europe et au Moyen-Orient, les outremers et l’Indopacifique prennent désormais une importance inédite dans les stratégies navale et aérienne.

Toujours au niveau tactique, un autre effet des moyens inscrits dans la loi réside dans ce que l’on pourrait qualifier de « descente » des capacités nouvelles (renseignement, cyber, influence, champs immatériels…) vers la plupart des niveaux tactiques. Sa concrétisation la plus visible est la « dronisation » de tous ces niveaux, y compris des cellules de base que sont, dans l’armée de Terre, le groupe de combat de 10 hommes ou le véhicule blindé. On pourrait en dire autant de la « guerre électronique ». D’où l’évolution des systèmes de commandement annoncés dans le prolongement de ces choix.

Il y a ici une question subsidiaire à poser : Quid des menaces anciennes ?

Les deux grands glissements stratégiques des dernières années, résurgence de la confrontation OTAN/Russie, militarisation progressive des tensions avec la Chine en Indopacifique, n’ont pas pour autant fait disparaître les vecteurs des menaces ou des risques de crise qui ont marqué les engagements des armées françaises pendant trente ans depuis la chute du mur de Berlin.

Pour reprendre une question posée récemment par l’animateur d’un blog très suivi[10] : Est-on certain qu’en 2035, l’adversaire le plus probable ne sera pas toujours le terroriste (ou trafiquant) africain, armé d’une kalachnikov, d’engin explosif improvisé et d’un smartphone avec une bonne liaison internet ?

Certes le désengagement du Sahel, la nouvelle stratégie africaine, une appréciation différente du risque sur le territoire national laissent aujourd’hui envisager le contraire et la réduction des dotations budgétaires pour les opérations extérieures (OPEX) va dans ce sens. Mais rien ne dit que la conjonction de la mauvaise gouvernance dans de nombreux pays, des tensions interétatiques, des effets dramatiques du dérèglement climatique sur des populations souvent pauvres, fragiles et de plus en plus nombreuses, notamment au sud du Sahara, n’ouvriront pas à nouveau un cycle d’engagements peut-être moins puissants, mais toujours compliqués.

Bien sûr, des armées qui occupent le haut du spectre capacitaire ne devraient pas avoir de difficultés à s’engager un cran en-dessous, « qui peut le plus, peut le moins »… À voir ! En tout cas, à surveiller, au travers de la formation, de l’entraînement, de certains équipements, de la doctrine d’emploi des forces spéciales et de leur environnement, ainsi que, pour l’armée de Terre, de l’atteinte de la capacité de maintenir une brigade interarmes disponible pour intervenir sur quatre théâtres d’opérations « secondaires ».

 

Troisième question : quels sont les effets de la loi sur l’écosystème de production des capacités militaires ?

Pour être caricatural, on peut confondre cet écosystème avec l’expression péjorative de « lobby militaro-industriel », heureusement tombée quelque peu en désuétude.

Destiné à produire les équipements constitutifs des capacités militaires et leur soutien, il regroupe et articule, d’une part les acteurs publics et leurs procédures, d’autre part le tissu industriel impliqué dans la défense, avec ses caractéristiques capitalistiques.

La loi inscrit d’emblée parmi ses objectifs la souveraineté de l’industrie de défense nationale ; ce terme doit être bien compris comme le souci qu’aura plus que jamais l’État français de maîtriser les capacités industrielles et de les piloter prioritairement dans le sens de ses intérêts. La création d’une « direction de l’industrie de défense » au sein de la DGA se rattache à cette priorité.

L’existence même de la programmation militaire fournit le cadre d’élaboration d’une vision partagée de l’avenir par l’administration (armées, DGA, ministère du budget) et l’industrie. La mise au point d’une LPM vise à fournir un outil de pilotage cohérent du déroulement des programmes d’équipement, notamment en assurant la crédibilité des engagements de l’État (c’est la raison pour laquelle, exprimée en crédits de paiement, la LPM doit garantir aux industriels le paiement des commandes passées lors des lois précédentes…).

Dans une perspective d’avenir, la loi doit également permettre à l’écosystème de le préparer au mieux, au-delà de la poursuite des programmes en cours ; c’est tout le rôle des ressources consacrées à « l’innovation », terme qui recouvre désormais les études amont, les subventions aux opérateurs comme le CEA, le CNES, la recherche appliquée… En prévoyant un total de 10 milliards sur la période, la loi reste sur la tendance à la hausse imprimée depuis 2018, avec l’objectif de ne plus chercher à rattraper des retards, mais plutôt à promouvoir des « innovations de rupture[11] ».

À priori, le décalage des commandes et livraisons de certains programmes majeurs, dont les cibles restent inchangées, n’est pas une préoccupation forte des acteurs industriels qui se sont exprimés lors de l’élaboration de la LPM 2024-30. Pour la plupart (surtout dans les domaines aéronautique, naval et munitionnaire), les plans de charge et le chiffre d’affaires bénéficient des succès à l’export des dernières années et des besoins de production pour alimenter l’Ukraine en équipements et munitions, financés en grande partie par l’Union européenne.

L’attention des industriels se polarise plus sur les dispositions désormais regroupées dans l’article 49[12] de la loi qui, au titre de « l’économie de guerre », institue à la fois des obligations de constitution de stocks stratégiques, à la charge financière des industriels, et un « droit de préemption » de l’État français sur la production industrielle, fusse au détriment des livraisons prévues à des clients étrangers. Quasi totalement privée, soumise tant aux règles du marché concurrentiel qu’à la surveillance de la Commission européenne, l’industrie rappelle que sa contribution à l’économie de guerre décrétée en France ne l’exonère pas des dangers de la guerre économique qu’elle conduit à l’international.

Au-delà du coût à supporter pour les stocks stratégiques, c’est le risque de se voir écarter des compétitions internationales qui est identifié comme le principal, les clients potentiels ne pouvant accepter de voir éventuellement leurs livraisons ne pas respecter les délais contractuels.

Les conditions de mise en œuvre de cet article de la loi seront vraisemblablement une des premières tâches de la DGA / direction de l’industrie de défense. Une tâche qui comportera également le traitement de l’accès au crédit bancaire, sujet brûlant qui touche toute l’industrie de défense, avec des effets dévastateurs pour le tissu des PME sur lequel repose largement l’écosystème.

 

Quatrième question : la loi conforte-elle le système humain des armées ?

L’affirmation du rôle premier des femmes et des hommes dans la robustesse du système de défense est dans la bouche de tous les responsables politiques et militaires… depuis des siècles, au moins pour les hommes !

La LPM 2024-30 apporte sa contribution à la consolidation de ce rôle, par une multitude de dispositions dont les objectifs sont tout à la fois l’attractivité des carrières pour fidéliser les militaires en service et recruter des compétences nouvelles, améliorer les conditions de la mobilité des familles et de leur implantation dans les territoires, enfin de poursuivre les actions de reconnaissance de la Nation vis-à-vis des blessés et des familles de militaires morts en service.

L’attractivité des carrières, en fait le combat du recrutement et de la fidélisation, passera par un prolongement de la nouvelle politique de rémunération des militaires (NPRM) mise en œuvre par la précédente loi, notamment au niveau indiciaire pour compenser le « tassement vers le haut » de la grille indiciaire, qui se révèle un frein à l’attractivité des progressions volontaires de carrière.

Le « Plan Famille 2 » inscrit désormais dans la durée ce mode de pilotage d’ensemble de tous les éléments constitutifs de l’accompagnement familial de la fonction militaire (logement, aide à la petite enfance, environnement médico-social). C’est déjà en soi une avancée très appréciable, même si les situations particulières et le contexte de stationnement et d’emploi de chaque armée laisseront toujours subsister des manques et des insatisfactions.vLe « Plan Famille 2 » est doté de 750 millions d’euros.

Un autre aspect du modèle RH décrit par cette LPM est la volonté de porter le nombre de réservistes à 80 000 en 2030, sur une trajectoire à 105 000 en 2035. L’effort de recrutement, de formation et de fidélisation à fournir est en lui-même un défi, avant que les armées ne précisent les missions et les équipements de cette réserve opérationnelle massive.

Le modèle RH porté par la LPM 2024-30 est donc cohérent avec les objectifs fixés aux armées et s’inscrit dans la continuité de la consolidation de l’armée professionnalisée décidée il y a plus de 25 ans. Absorbant plus du quart des ressources financières du ministère, il est confronté à de multiples défis, notamment ceux liés à la montée en gamme des compétences recherchées sur un marché du travail tendu et à l’évolution sociétale qui fait de la fidélisation dans toutes les catégories de grade un combat permanent.

Pour terminer : Qu’en est-il pour l’armée de Terre ?

La LPM ouvre une voie étroite pour concrétiser la transformation profonde que l’armée de Terre estime nécessaire de conduire pour répondre aux engagements terrestres des deux prochaines décennies.

L’élément qui a retenu l’attention de tous les commentateurs est bien évidemment le décalage au-delà de 2030 des livraisons de véhicules blindés de certaines opérations constitutives de l’opération d’ensemble Scorpion, les cibles terminales étant maintenues. C’est la deuxième fois que l’armée de Terre propose ce type de mesure pour donner plus de cohérence à la montée en puissance du cœur de ses capacités de combat collaboratif et faire face au durcissement possible de ses engagements.

En effet, ces lissages permettent de consacrer des ressources à d’autres programmes d’équipement de complément de Scorpion (comme le Véhicule blindé d’accompagnement et d’éclairage – VBAE) et à la montée en puissance des appuis d’artillerie et génie, en parallèle d’une accélération de la « dronisation » (et de la robotisation terrestre) et d’un effort sur les munitions terrestres (2,6 milliards sur la période de programmation).

Car le défi qui se pose désormais à l’armée de Terre n’est plus d’obtenir « une place significative » dans le renouvellement des équipements, objectif atteint il y a plus d’une décennie avec le lancement de Scorpion. Le défi est désormais dans l’atteinte des objectifs capacitaires d’ensemble qui se traduisent par la disponibilité en projection d’une division à deux brigades sous un délai d’un mois en 2027, c’est-à-dire dans désormais moins de quatre ans.

Ce défi se décline avant tout en matière de ressources humaines, car au-delà du sujet de la fidélisation, se posera celui de la façon dont les soldats de l’armée de Terre vont s’intégrer dans le vaste mouvement de restructuration des fonctions opérationnelles et de diffusion « vers le bas » des compétences « émergentes ». Ce ne sont pas moins de 10 000 militaires qui vont voir leurs emplois évoluer, avec des conséquences d’organisation importantes.

La gestion ― déjà très tendue ― de certaines spécialités techniques et des officiers d’état-major va sans doute demander beaucoup de doigté !

Un autre défi RH sera l’effort que l’armée de Terre devra fournir dans le cadre de la montée en puissance des réserves ; en particulier, l’idée de « bataillons territoriaux[13] » implantés dans les « déserts militaires » est lourde d’interrogations…

Au bilan, la LPM 2024-30 devrait permettre à l’armée de Terre de poursuivre sa modernisation technique, de faire valoir ses besoins de cohérence (entraînement, soutien, munitions…) et, au prix d’une nouvelle adaptation de certaines de ses structures de commandement et opérationnelles, de se placer en mesure de répondre aux différents scénarios d’engagement possibles dans la prochaine décennie, mais le sujet des ressources humaines sera central.

Elle reste avant tout une armée de forces médianes, réactive, agile et soutenable, qui fait le choix de la cohérence pour compenser sa masse, au sein d’une stratégie de défense dont la dissuasion nucléaire reste l’alpha et l’oméga. 


NOTES :

  1. Audition du SGA par la Commission de la défense de l’Assemblée nationale, le 12 avril 2023, reprenant une expression utilisée par le Premier Président de la Cour des Comptes devant la même Commission.
  2. Cette progression permet de viser les 2% du PIB en 2025-2027, nonobstant la fragilité de cet indicateur emblématique lié à un agrégat, PIB, dont la réalité n’est connue qu’avec plusieurs années de décalage. À noter que pour certains responsables du ministère, les 2% du PIB seraient dès à présent atteints et en voie d’être dépassés.
  3. Sans oublier qu’en 2022, des officiels américains ont fait état d’un supposé déclassement des armées britanniques, tandis que ce sont les responsables militaires allemands eux-mêmes qui ont annoncé leur incapacité à assurer leur mission de défense nationale.
  4. La limite d’âge de tous les réservistes est portée à 72 ans, mesure mise en œuvre dès l’été 2023 par l’armée de Terre.
  5. On peut objecter l’existence d’un modèle complet en Russie, mais quelle est sa véritable fiabilité ?
  6. Pour « Doctrine, Organisation, Rh, Entraînement, Soutien, Équipement ».
  7. Échelon national d’urgence renforcé, Force d’intervention rapide interarmées.
  8. Comme la perte progressive des bases françaises en Afrique.
  9. Audition du CEMAT par la commission de la défense de l’Assemblée nationale, le 12 avril 2023.
  10. Colonel (ER) Michel Goya, dans une interview sur France Inter.
  11. Cette formulation, en cédant à la facilité, aurait pu être lourde de conséquences pour certains systèmes d’armes majeurs bien installés dans le paysage actuel des armées. Ses effets sur l’avenir devront être suivis attentivement.
  12. Il s’agit des modifications à apporter au Code la défense pour ce qui concerne « l’industrie de défense ».
  13. Une étude sur la Défense Opérationnelle du Territoire (DOT) fait partie des chantiers annoncés par la LPM.

Les menaces hybrides : quels enjeux pour nos démocraties ?

Les menaces hybrides : quels enjeux pour nos démocraties ?

Par Estelle Hoorickx – Diploweb – publié le 24 janvier 2024  

https://www.diploweb.com/Les-menaces-hybrides-quels-enjeux-pour-nos-democraties.html


Estelle Hoorickx s’exprime ici à titre personnel. Commandante d’aviation, PhD Estelle Hoorickx est chercheuse au Centre d’études de sécurité et défense (CESD), le centre de réflexion de référence spécialisé du ministère de la Défense belge.

Les menaces hybrides : de quoi parle-t-on ? Quels sont les outils hybrides de plus en plus nombreux et diversifiés qui nous menacent ? Quels sont les principaux acteurs des attaques hybrides ? Estelle Hoorickx fait œuvre utile en précisant les concepts, les stratégies et les moyens utilisés pour nuire aux démocraties en les polarisant à outrance. Les défis sont considérables. Seul un effort durable et conjugué de l’UE et des autres démocraties, impliquant l’ensemble des sociétés civiles, peut produire des effets bénéfiques sur le long terme.

Ce document s’inspire de l’analyse personnelle présentée par l’autrice aux membres de la direction générale de la sécurité et de la protection du Parlement européen (DG SAFE) le 7 décembre 2023, à l’occasion de son dixième anniversaire. Il sera publié le 26 janvier 2024 en anglais sous le titre « Hybrid Threats : What are the Challenges for our Democracies ? » dans l’IRSD e-Note 54, janvier 2024″

QUELLES sont les principales menaces hybrides auxquelles nous devons faire face aujourd’hui et vis-à-vis desquelles nous devrons nous prémunir demain pour préserver nos démocraties ? Question cruciale à laquelle il est pourtant difficile de répondre. Ne vaudrait-il d’ailleurs pas mieux parler d’attaques hybrides plutôt que de « menaces hybrides » ? Dans le contexte actuel – où les conflits sont de plus en plus dématérialisés –, les attaques hybrides sont en effet devenues continues, sans que nous en ayons nécessairement conscience. Comme le souligne très justement Nathalie Loiseau, députée française au Parlement européen, il est en effet « difficile de savoir où s’arrête la paix quand la guerre de l’information fait rage en permanence ». [1] En d’autres termes, et sans vouloir être alarmiste, nous sommes toutes et tous, potentiellement, en guerre. Une cyberattaque ou une campagne de désinformation peut en effet avoir des conséquences létales.

Estelle Hoorickx
Commandante d’aviation, PhD Estelle Hoorickx est chercheuse au Centre d’études de sécurité et défense (CESD). Crédit photo : RTL-Info (Belgique)

Depuis une dizaine d’années, les « attaques hybrides » à l’encontre de nos pays occidentaux se sont intensifiées mais également diversifiées. Des « acteurs étrangers, malveillants et autoritaires, étatiques ou non, parmi lesquels la Russie et la Chine » [2], recourent à ces pratiques pour nuire à l’Union européenne (UE) et à ses États membres, saper la confiance de l’opinion publique dans les institutions gouvernementales, empêcher le débat démocratique, attaquer nos valeurs fondamentales et exacerber la polarisation sociale. [3] Nos démocraties – caractérisés par un accès à une information pluraliste, ouverte et largement diffusée – sont particulièrement vulnérables aux campagnes de désinformation mais également aux tentatives d’ingérences étrangères.

Le mythe de la fin de l’histoire qui annonçait le triomphe de la démocratie libérale après l’effondrement du bloc soviétique fait définitivement partie du passé. En 2023, seuls 8 % de la population mondiale vivent dans une démocratie pleine et entière. [4] La brève « pax americana » a bel et bien vécu et entérine le retour d’un nouveau bras de fer non plus entre l’Est et l’Ouest mais plus largement entre « l’Ouest » et le « reste » de la planète, selon la formule de la géopoliticienne Angela Stent. [5] En témoignent les récents événements en Ukraine mais également en Israël, qui révèlent une fois encore la perte d’influence des pays occidentaux sur les enjeux de gouvernance internationale. [6] L’Occident conserve néanmoins un certain attrait auprès des populations non occidentales, ce qui déplaît fortement à certains régimes autoritaires en quête de puissance. [7]

Avant d’analyser plus en détails les menaces hybrides et les enjeux qui y sont liés, il convient de faire un petit rappel historique et sémantique sur la réalité de ces menaces dont on parle de plus en plus mais qui restent souvent mal comprises. Avec les années, le terme « hybride » a en effet évolué et s’est quelque peu éloigné de sa signification originelle. Certains estiment même que cette notion a tendance à devenir une terminologie « fourre-tout ». [8] Il est vrai que le concept est finalement « presque aussi ambigu que les situations qu’il veut décrire sont incertaines ». [9]

Les menaces hybrides : de quoi parle-t-on ?

Dans les dictionnaires de référence, le terme « hybride » renvoie à ce qui est composé de deux éléments de nature différente anormalement réunis. Cet adjectif est d’ailleurs associé à des registres aussi divers que la biologie, l’agriculture ou la linguistique. Ce n’est qu’au début des années 2000 que l’adjectif « hybride » est pour la première fois utilisé en association avec un conflit armé. La « guerre hybride » désigne alors une opération militaire qui combine des tactiques régulières et irrégulières. Selon d’autres théoriciens militaires, « la guerre hybride » combine à la fois du « hard power » (par des mesures de coercition) et du « soft power » (par des mesures de subversion). Enfin, selon une terminologie très otanienne, la guerre hybride consiste à agir sur l’ensemble du « front DIMEFIL », c’est-à-dire sur les fronts diplomatique, informationnel, militaire, économique et financier, mais également sur le front du renseignement et celui du droit. [10]

Si la notion de « guerre hybride » est donc utilisée pour la première fois au début des années 2000 par des officiers américains à propos de l’« insurrection tchétchène » puis de la guerre en Irak, l’UE dévoile sa première définition de la « guerre hybride » en mai 2015. Sans nommer la Russie, cette définition décrit alors les tactiques militaires et non militaires utilisées par Moscou pour dominer politiquement la Crimée, tout en générant de l’ambiguïté concernant l’origine des attaques. En Crimée, le Kremlin a en effet eu recours à une panoplie d’outils hybrides, tels que des cyberattaques, des campagnes de désinformation, les désormais fameux « petits hommes verts » (soldats sans insignes qui ne pouvaient pas être clairement identifiés) ou des « proxys » (forces agissant par procuration pour Moscou). En somme, le Kremlin a eu recours à toutes sortes de modes opératoires qui lui permettaient de générer des effets stratégiques sans avoir à subir les conséquences d’une opération militaire en bonne et due forme. [11]

En novembre 2015, peu de temps après les attaques terroristes particulièrement sanglantes dont la France a fait l’objet, l’OTAN propose à son tour une définition de la guerre hybride qui précise, pour la première fois, que celle-ci peut être menée non seulement par des acteurs étatiques mais également par des acteurs non étatiques. À l’époque, beaucoup considèrent en effet que l’État islamique (également appelé « Daesh ») constitue la « forme la plus aboutie de l’ennemi hybride ». [12] On estime alors que Daesh est passé maître dans ce qu’on appelle alors la « techno-guérilla » : il combine l’usage du terrorisme et de la guérilla avec des technologies avancées, également utilisées par les armées dites « régulières », tels que les drones, les missiles anti-char et les réseaux sociaux, qui permettent à l’État islamique de mener une guerre psychologique particulièrement efficace. [13]

Les objectifs poursuivis par les auteurs des « activités hybrides » consistent notamment à renforcer leur influence et à saper la confiance de l’opinion publique dans les valeurs fondamentales et les institutions démocratiques de l’UE et de ses États membres.

Depuis 2016, l’UE préfère utiliser le terme de « menace(s) hybride(s) » plutôt que celui de « guerre hybride », terme adopté par l’OTAN dès 2014, année de l’invasion de la Crimée par la Russie. [14] Depuis 2018, l’UE précise que les objectifs poursuivis par les auteurs des « activités hybrides » consistent notamment à renforcer leur influence et à saper la confiance de l’opinion publique dans les valeurs fondamentales et les institutions démocratiques de l’UE et de ses États membres. [15]

D’après les documents stratégiques les plus récents de l’UE, les acteurs étatiques (ou non étatiques) qui recourent à ce genre de pratiques vont tenter de garder leurs activités en dessous de ce qui leur paraîtra être un seuil au-delà duquel ils déclencheraient une réponse coordonnée (y compris militaire et/ou juridique) de la communauté internationale. Pour ce faire, ils ont recours, souvent de manière « très coordonnée », à une panoplie de modes opératoires (ou d’« outils » [16]) conventionnels et non conventionnels qui leur permettent d’exploiter les vulnérabilités de la cible visée et de créer de l’ambiguïté sur l’origine (ou l’« attribution ») de l’attaque. [17] Certains préfèrent d’ailleurs parler de « guerre du seuil », de « guerre ambiguë » ou de « guerre liminale » (liminal warfare, guerre à la limite de la perception) plutôt que de parler de « guerre hybride ». [18]

Les attaques hybrides permettent de rester dans une « zone grise » (entre guerre et paix) et d’éviter une confrontation militaire directe (et les coûts économiques et humains qui vont avec), le risque d’une action militaire ouverte n’étant pas exclu. [19] Une campagne hybride peut en effet se dérouler en plusieurs phases : tout d’abord, la mise en place discrète de la menace (« the priming phase »), qui peut se traduire par des campagnes d’ingérences, la mise en place de dépendances économiques et énergétiques, l’élaboration de normes juridiques dans des instances internationales afin de défendre ses propres intérêts. Puis, cette campagne hybride peut entrer dans une phase plus agressive et plus visible de déstabilisation, où l’attribution des faits devient plus nette. Cette phase se traduit par différentes opérations et campagnes hybrides, telles que des campagnes de propagande – plus virulentes cette fois –, une augmentation des cyberattaques ou des attaques contre des infrastructures critiques (y compris dans l’espace). Cette phase de déstabilisation vise à forcer une décision et/ou renforcer la vulnérabilité de l’adversaire (en favorisant la polarisation sociale ou les dissensions interétatiques par exemple). Cette deuxième phase fait généralement suite à une situation géopolitique particulière : des élections, des sanctions politiques, des accords internationaux ou la mise en place d’alliances. Enfin, cette étape de déstabilisation peut mener à une troisième et dernière phase qui est celle de la coercition, de l’escalade : on passe alors d’une menace hybride à une véritable guerre hybride où l’usage de la force devient central (et non plus superflu), mais où l’« attribution » de l’attaque reste compliquée, ambiguë. [20]

L’invasion de la Crimée par la Russie en 2014 reste le meilleur exemple de ce que peut être une guerre hybride : une kyrielle d’outils hybrides sont utilisés, y compris l’outil militaire, mais l’attribution de la guerre reste ambiguë. A contrario, la guerre qui a lieu en Ukraine depuis février 2022, même si elle a été précédée par une phase de déstabilisation, n’est pas une guerre hybride en tant que telle mais bien une guerre de haute intensité, dont l’auteur – à savoir la Russie – est clairement identifié, même lorsqu’il a recours à des outils hybrides telles que des cyberattaques, des campagnes de propagande et de désinformation ainsi que des attaques sur les infrastructures critiques.

La stratégie hybride est désormais perçue, à juste titre, comme un « multiplicateur de forces » (« force multiplier »), même face à un adversaire qui aurait le dessus, puisqu’elle s’emploie à réduire le risque d’une réaction militaire. [21] Les attaques hybrides semblent d’ailleurs « soigneusement calibrées » pour ne pas remplir les conditions visées dans la clause d’assistance mutuelle du traité sur l’UE (article 42§7 TUE) et dans l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord. [22] L’assimilation d’une ou de plusieurs « menace(s) hybride(s) » à une « attaque armée » n’est en effet pas chose aisée. [23]

En définitive, selon l’UE, quatre éléments importants caractérisent aujourd’hui la stratégie hybride : 1) son côté « hybride », puisqu’elle recourt à la fois à des éléments conventionnels et non conventionnels ; coercitifs ou non coercitifs (subversifs) ; 2) son côté ambigu : les auteurs d’une attaque hybride essaient, dans la mesure du possible, d’atteindre leurs objectifs en passant « en dessous des radars » [24] afin d’empêcher toute réaction ; 3) sa finalité stratégique, puisque la stratégie hybride vise essentiellement à nuire et/ou affaiblir les sociétés démocratiques afin de renforcer l’influence de celui qui s’en sert ; 4) son côté évolutif : on peut passer du stade de menaces hybrides à celui de guerre hybride.

Autrement dit, si une attaque hybride est toujours le fruit d’une combinaison d’outils, toutes les combinaisons ne donnent pas nécessairement une campagne hybride. [25] Ainsi par exemple, une cyberattaque isolée réalisée par un hacker isolé afin d’obtenir une rançon n’est pas une attaque hybride. Des campagnes de propagande combinées à des actes terroristes revendiqués ne constituent pas non plus une attaque hybride puisque l’auteur des faits est clairement identifié et que le but ultime de l’opération est de provoquer la terreur.

Des outils hybrides de plus en plus nombreux et diversifiés

Le recours à certains outils hybrides – propagande, sabotage, guerre par procuration –, même de façon combinée, est aussi ancien que la guerre. En réalité, ce qui a changé c’est surtout le contexte géopolitique qui est devenu plus complexe, plus incertain et plus « flou » [26], et qui de facto favorise, depuis une dizaine d’années, le développement rapide et la diversification de ces outils hybrides. Les nouvelles technologies – telles que l’intelligence artificielle ou les réseaux sociaux – mais également les relations d’interdépendance – financières, énergétiques, alimentaires, technologiques et cognitives – qui existent entre les États favorisent et amplifient l’usage des outils hybrides. En outre, les effets des attaques hybrides sont de plus en plus directs et sévères, alors que paradoxalement ces attaques ne sont pas plus faciles à « attribuer », et ce malgré l’évidence de certains faits.

Ainsi par exemple, la Boussole stratégique considère désormais « l’instrumentalisation de la migration irrégulière, l’utilisation stratégique du droit ainsi que la coercition ciblant notre sécurité économique et énergétique » comme des menaces hybrides. Le document précise en outre que les « activités de manipulation de l’information et d’ingérences menées depuis l’étranger » ( ou « FIMI » [27]) sont aussi des menaces hybrides, qui peuvent être particulièrement dangereuses pour nos démocraties. [28] Elles visent en effet à influencer les débats sociétaux, introduire des clivages et interférer avec les processus de prise de décisions démocratiques. [29] Les sujets polarisants de nature à susciter énervements et radicalité, – tels que ceux liés aux changements climatiques et aux questions du genre, des minorités ou de l’immigration – sont dès lors des cibles privilégiées par les « acteurs FIMI ». [30]

Quels sont les principaux acteurs des attaques hybrides ?

Si les acteurs étatiques et non étatiques ayant recours aux outils hybrides sont de plus en plus nombreux [31], la Russie de Vladimir Poutine reste actuellement un des acteurs principaux de la stratégie hybride, dont on retrouve des éléments dès 2013 dans la fameuse « doctrine Gerasimov ». Ce document insiste en effet sur la nécessité pour la Russie de recourir, dans les conflits actuels, à des instruments autres que la puissance militaire afin de répondre à la guerre non linéaire menée par les Occidentaux. [32]

Le président russe semble s’être fixé un double objectif : « ne plus laisser reculer l’influence russe ni avancer l’attrait pour l’Ouest ».

Depuis le fameux discours de Vladimir Poutine prononcé à Munich en 2007 – dans lequel il dénonce « la domination de l’Occident sur l’ordre mondial postbipolaire » [33] –, le président russe semble s’être fixé un double objectif : « ne plus laisser reculer l’influence russe ni avancer l’attrait pour l’Ouest ». [34] Concrètement, cela se traduit par des attaques hybrides massives (cyberattaques et campagnes informationnelles en particulier) à l’encontre de l’Estonie en 2007, de la Géorgie en 2008 et surtout, dès 2014, de l’Ukraine. [35] En outre, depuis février 2022, on assite au premier conflit de haute intensité qui s’accompagne, en temps réel, d’attaques sur les terrains numérique et informationnel, y compris dans l’espace (en témoigne l’attaque du satellite KA-SAT le jour même de l’invasion). [36] La guerre hybride du Kremlin s’étend également à d’autres États partenaires de l’UE, tels que la Moldavie. Ce pays, dont la candidature à l’UE a été accordée en juin 2022, est en effet victime de campagnes de désinformation massives, d’opérations de sabotage mais également de chantage énergétique concernant son approvisionnement en gaz. [37]

Les pays de l’UE ne sont évidemment pas épargnés : cyberattaques, campagnes de désinformation, ingérence directe dans les élections et dans les processus politiques. [38] Certains États européens – tels que la Pologne et la Finlande – accusent également Moscou et son allié biélorusse d’instrumentaliser les flux d’immigration irrégulière à des fins d’intimidation et de déstabilisation. [39] Ainsi par exemple, les foules de migrants auxquelles a été confrontée la Pologne en 2021 étaient encadrées, dirigées et parfois molestées par des hommes cagoulés et en tenue militaire indéterminée (ce qui fait d’ailleurs fortement penser aux « petits hommes verts » vus en Crimée il y a sept ans). [40]

Les opérations de sabotage des infrastructures critiques – câbles sous-marins et gazoducs en particulier – font également partie des nouveaux modes opératoires hybrides, puisqu’elles permettent à leurs auteurs de « passer sous les radars » tout en mettant à mal la sécurité économique et énergétique des pays visés. Parmi les exemples récents, citons notamment les explosions sur les gazoducs Nord Stream ou, plus récemment encore, l’endommagement du gazoduc et du câble de télécommunications reliant l’Estonie et la Finlande. [41]

Notons enfin que certaines campagnes hybrides qui visent les démocraties en dehors du continent européen peuvent aussi avoir des conséquences sur la stabilité de l’UE et de ses États membres ; en témoignent les campagnes de désinformation et d’ingérence étrangères russes en Afrique subsaharienne, qui ont contribué en partie non seulement aux récents coups d’État au Mali, au Burkina Faso et au Niger mais également à la perte d’influence de la France dans la région. [42]

La Chine fait également partie des pays dont la stratégie hybride préoccupe de plus en plus l’UE et ses États membres. [43] L’Europe est en effet devenue « un des principaux théâtres d’opérations de la grande stratégie chinoise » [44] de Xi Jinping, qui vise à faire de la Chine un « leader global en termes de puissance nationale et d’influence internationale d’ici 2049 », date hautement symbolique pour la République populaire de Chine (puisqu’elle célèbrera les 100 ans de sa naissance). [45]

La « Nouvelle route de la soie » – ce vaste programme de développement des infrastructures de transport visant, depuis 2013, à relier la Chine et le reste du monde par la construction d’immenses segments routiers, ferroviaires et maritimes, spatiaux et cyberspatiaux – constitue la forme la plus visible de cette grande stratégie visant à répondre aux énormes besoins de la Chine et de sa croissance, au point que certains qualifient désormais cette dernière d’« Empire du besoin ». Cette route permet en effet le transfert vers la Chine de toutes les ressources naturelles, semi-finies, financières, intellectuelles et humaines dont « l’Empire du Milieu » a besoin pour mener à bien sa grande stratégie de développement. C’est dans ce cadre que l’Europe est devenue un « espace utile » pour Pékin – autrement dit un espace pour répondre au système de besoins propre à la Chine contemporaine. Contrairement à certaines idées reçues, la « Nouvelle route de la soie » – ou Belt and Road Initiative (BRI) » – ne vise donc pas en priorité à diffuser un « modèle chinois » au reste du monde. [46]

C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre les investissements chinois dans le domaine portuaire européen (port du Pirée en Grèce et port d’Hambourg en Allemagne, en particulier), mais également dans le domaine de la recherche (via notamment le programme d’échange scientifique des « Mille talents » ou le déploiement d’instituts Confucius en Europe) ou encore ses investissements dans les domaines des télécommunications et de la 5 G. Tous ces investissements et opérations d’influence, de lobbying, voire d’espionnage en Europe constituent autant de leviers (ou d’« outils hybrides ») que Pékin peut utiliser au détriment des intérêts européens. [47] On se rappelle en décembre 2021, dans le contexte du rapprochement diplomatique de Vilnius avec Taïwan, l’épisode des containers arrivant de Lituanie qui n’étaient plus autorisés à entrer dans les ports chinois en raison de problèmes techniques inopinés. [48]

Certains estiment que, sur le long terme, la menace géopolitique la plus grave proviendra de Pékin et non de Moscou. Pour reprendre les propos du patron du renseignement intérieur allemand, Thomas Haldenwang, « si la Russie est la tempête, la Chine est le changement climatique ». [49]

Pour atteindre ses objectifs, la Chine ne cache en tout cas pas sa volonté de recourir à ce qu’elle appelle la doctrine des « trois guerres » (Three Warfares), adoptée en 2003, et qui envisage la guerre sous les angles psychologique, médiatique et juridique. [50] La « guerre dite psychologique » consiste à influencer et perturber les capacités de décision et d’action de l’adversaire par le biais de pressions diplomatiques et économiques et de campagnes de désinformation. La « guerre médiatique (ou de l’opinion publique) » vise quant à elle à influencer et conditionner les perceptions à travers les médias tant chinois qu’étrangers, ainsi qu’à travers l’édition et le cinéma. Enfin, la « guerre du droit » implique l’exploitation et la manipulation des systèmes juridiques dans le but d’obtenir des gains politiques, commerciaux ou militaires. La Chine instrumentalise par exemple le droit de la mer pour faire prévaloir ses ambitions en mer de Chine méridionale. [51]

Si la Chine n’est pas le seul pays à recourir à ce genre de stratégie hybride, certains s’inquiètent néanmoins de ce qu’ils appellent la « russianisation des opérations d’influence » chinoises, en particulier vis-à-vis de l’UE et de ses États membres. Jusqu’il y a peu, la Chine était en effet souvent présentée, contrairement à la Russie, comme un pays ne menant pas de « campagnes de désinformation agressives » dans le but d’exploiter les divisions d’une société, et n’ayant pas un champ d’application mondial (mais seulement régional). Si cela était peut-être vrai il y a quelques années, cela ne l’est plus aujourd’hui (certains parlent de diplomatie du « loup guerrier » pour décrire l’agressivité dont peuvent faire preuve certains diplomates chinois). Défendre le Parti communiste chinois (PCC) apparaît désormais plus important que gagner les cœurs et les esprits, y compris à l’égard de l’UE et de ses États membres. [52]

L’offensive de charme lancée par Pékin en Europe entre 2012 et 2016 n’a globalement pas convaincu. [53] L’UE considère en effet la Chine certes comme « un partenaire en matière de coopération », mais désormais également comme « un concurrent économique et un rival systémique ». [54] Autrement dit, et pour reprendre les termes du Haut Représentant Josep Borrell, il convient de « s’engager avec la Chine sur de nombreux fronts », mais également de réduire les risques dans notre relation avec elle. Tâche en réalité autrement plus difficile qu’avec la Russie. En effet, si le commerce extérieur russe ne représente que 1 % du produit national brut mondial, la part de la Chine pèse vingt fois plus lourd… [55]

Conclusion

Dans un contexte géopolitique caractérisé par une nouvelle forme de rivalité entre « un Sud élargi » (ou « Sud global ») et « un Ouest qui se rétrécit » [56] et perd de son influence, l’UE doit plus que jamais continuer à renforcer sa résilience pour faire face à des attaques hybrides toujours plus nombreuses et aux effets de plus en plus directs et sévères.

Si notre économie ouverte et nos valeurs démocratiques constituent notre force et notre fierté, elles sont également une source de vulnérabilité. La pandémie de Covid-19 et l’invasion de l’Ukraine par la Russie ont mis en évidence les risques de certaines dépendances économiques. [57] Des régimes autoritaires et des groupes haineux s’acharnent à polariser nos sociétés, pourtant pacifiques, et rencontrent un certain succès. [58] Les périodes d’élection, de tensions sociales, de crises géopolitiques, d’urgence climatique sont autant de périodes à risque.

Si on ne peut que se réjouir des nombreux outils, documents juridiques, directives, stratégies, groupes de travail et autres commissions spéciales qui ont été mis en place par l’UE pour diminuer nos vulnérabilités face aux menaces hybrides, les défis restent énormes. Nos infrastructures critiques, notre économie, nos valeurs et nos outils de communication doivent être protégés et défendus. Seul un effort durable et conjugué de l’UE et des autres démocraties, impliquant l’ensemble de nos sociétés civiles, peut produire des effets bénéfiques sur le long terme.

Copyright Janvier 2024-Hoorickx/Diploweb.com


Plus

Les publication de l’IRSD et du CESD

Toutes les publications de l’l’Institut royal supérieur de défense (IRSD) et les e-Notes du Centre d’études de sécurité et de défense (CESD).


[1] Nathalie Loiseau, La guerre qu’on ne voit pas venir (Paris : L’Observatoire, 2022), 453.

[2] Parlement européen, Résolution du Parlement européen du 9 mars 2022 sur l’ingérence étrangère dans l’ensemble des processus démocratiques de l’Union européenne, y compris la désinformation, 2020/2268(INI) (Strasbourg : 2022), https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-9-2022-0064_FR.html.

[3] Commission européenne, Communication conjointe au Parlement européen, au Conseil européen et au Conseil. Accroître la résilience et renforcer la capacité à répondre aux menaces hybrides, JOIN(2018) 16 final (Bruxelles : 2018), https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX%3A52018JC0016.

[4] Economist Intelligence Unit (EIU), Democracy Index 2022 (s.l. : Economist Intelligence Unit, 2022), https://www.eiu.com/n/campaigns/democracy-index-2022/. Depuis 2016, on dénombre davantage de démocraties en déclin que de démocraties en marche dans le monde (International Institute for Democracy and Electoral Assistance – IDEA), The Global State of Democracy 2023. The New Checks and Balances (Stockholm : IDEA, 2023), https://www.idea.int/publications/catalogue/global-state-democracy-2023-new-checks-and-balances.

[5] Angela Stent, Putin’s World : Russia Against the West and with the Rest (New York : Twelve, 2019).

[6] François Polet, « Comment la guerre Israël – Hamas va accélérer la désoccidentalisation du monde, » Le Vif, 24 octobre 2023, https://www.levif.be/international/moyen-orient/comment-la-guerre-israel-hamas-va-accelerer-la-desoccidentalisation-du-monde/.

[7] La dernière enquête de l’ECFR (European Council on Foreign Relations) confirme l’attrait des populations non occidentales pour les valeurs occidentales (Timothy Garton Ash, Ivan Krastev et Mark Leonard, « Living in an à la carte world : What European policymakers should learn from global public opinion » European Council on Foreign Relations, 15 novembre 2023, https://ecfr.eu/publication/living-in-an-a-la-carte-world-what-european-policymakers-should-learn-from-global-public-opinion/).

[8] Jérôme Maire, « Stratégie hybride, le côté obscur de l’approche globale ?, » Revue Défense Nationale, n° 811 (septembre 2016) : 3, https://www.defnat.com/e-RDN/vue-tribune.php?ctribune=882.

[9] Nicolas Barotte, « Migrants en Biélorussie : le casse-tête stratégique des menaces “ hybrides ”, » Le Figaro, mis à jour le 13 novembre 2021, https://www.lefigaro.fr/international/le-casse-tete-strategique-des-menaces-militaires-hybrides-20211112.

[10] Estelle Hoorickx, « La Défense contre les “ menaces hybrides ” : la Belgique et la stratégie euro-atlantique, » Sécurité & Stratégie (Institut royal supérieur de défense), n° 131 (octobre 2017) : 3-4, https://www.defence-institute.be/publications/securite-strategie/ss-131/.

[11] Hoorickx, « La Défense contre les “ menaces hybrides ”, » 5.

[12] Joseph Henrotin, « L’État islamique, forme la plus aboutie de l’ennemi hybride ?, » Défense & Sécurité Internationale hors-série, n° 40 (mai 2015), https://www.areion24.news/2015/05/22/letat-islamique-forme-la-plus-aboutie-de-lennemi-hybride/.

[13] Hoorickx, « La Défense contre les “ menaces hybrides ”, » 6-7.

[14] Hoorickx, « La Défense contre les “ menaces hybrides ”, » 3-21.

[15] Commission européenne, Communication conjointe au Parlement européen, au Conseil européen et au Conseil. Accroître la résilience, 1 ; Georgios Giannopoulos, Hanna Smith et Marianthi Theocharidou, The Landscape of Hybrid Threats. A conceptual Model (Luxembourg : Publications Office of the European Union, 2021), 6, https://www.hybridcoe.fi/publications/the-landscape-of-hybrid-threats-a-conceptual-model/.

[16] Giannopoulos, Smith et Theocharidou, The Landscape of Hybrid Threats, 6.

[17] Hoorickx, « La Défense contre les “ menaces hybrides ”, » 3-21.

[18] Hoorickx, « La Défense contre les “ menaces hybrides ”, » 3-21 ; Jean-Michel Valantin, « La longue stratégie russe en Europe, » Le Grand Continent, 10 février 2023, https://legrandcontinent.eu/fr/2023/02/10/la-longue-strategie-russe-en-europe/.

[19] Hoorickx, « La Défense contre les “ menaces hybrides ”, » 8, 10 ; Giannopoulos, Smith et Theocharidou, The Landscape of Hybrid Threats, 36.

[20] Giannopoulos, Smith et Theocharidou, The Landscape of Hybrid Threats, 36-42.

[21] Giannopoulos, Smith et Theocharidou, The Landscape of Hybrid Threats, 15.

[22] Parlement européen, Résolution du Parlement européen.

[23] Estelle Hoorickx et Carolyn Moser, « La clause d’assistance mutuelle du Traité sur l’Union européenne (article 42§7 TUE) permet-elle de répondre adéquatement aux nouvelles menaces ?, » e-Note 40 (Institut royal supérieur de défense), 11 mai 2022, https://www.defence-institute.be/publications/e-note/e-note-40/.

[24] Giannopoulos, Smith et Theocharidou, The Landscape of Hybrid Threats, 6.

[25] Giannopoulos, Smith et Theocharidou, The Landscape of Hybrid Threats, 33.

[26] Georges-Henri Soutou, « La stratégie du flou, » Politique Magazine, n° 131 (juillet-août 2014).

[27] L’acronyme « FIMI », pour Foreign Information Manipulation and Interference, est utilisé par l’UE depuis 2021 (Communications stratégiques, Tackling Disinformation, Foreign Information Manipulation & Interference, Service européen pour l’action extérieure (SEAE), 27 octobre 2021, https://www.eeas.europa.eu/eeas/tackling-disinformation-foreign-information-manipulation-interference_en).

[28] Conseil de l’Union européenne, Une boussole stratégique en matière de sécurité et de défense – Pour une Union européenne qui protège ses citoyens, ses valeurs et ses intérêts, et qui contribue à la paix et à la sécurité internationales, 7371/22 (Bruxelles : 2022), 22, https://www.eeas.europa.eu/eeas/une-boussole-strat%C3%A9gique-en-mati%C3%A8re-de-s%C3%A9curit%C3%A9-et-de-d%C3%A9fense_fr.

[29] Parlement européen, Résolution du Parlement européen.

[30] Parlement européen, Résolution du Parlement européen. Selon la lanceuse d’alerte Frances Haugen, les contenus suscitant la réaction « colère » entraîneraient jusqu’à cinq fois plus d’engagements de la part des utilisateurs (Michaël Szadkowski, « Facebook : on sait pourquoi les posts qui énervent étaient plus visibles que les autres, » Huffpost, 27 octobre 2021, https://www.huffingtonpost.fr/technologie/article/facebook-on-sait-pourquoi-les-posts-qui-enervent-etaient-plus-visibles-que-les-autres_187899.html).

[31] Russie, Chine, Iran, Corée du Nord, Hezbollah, Al-Qaeda et « État islamique » notamment (Giannopoulos, Smith et Theocharidou, The Landscape of Hybrid Threats, 16).

[32] Hoorickx, « La Défense contre les “ menaces hybrides ”, » 14.

[33] Tatiana Kastouéva-Jean, « Vladimir Poutine : 20 ans au pouvoir, » Carto, n° 64, (mars-avril 2021) : 19, https://www.areion24.news/produit/carto-n-64/.

[34] Loiseau, La guerre, 19.

[35] Hoorickx, « La Défense contre les “ menaces hybrides ”, » 5-6.

[36] Estelle Hoorickx, « La cyberguerre en Ukraine : quelques enseignements pour l’OTAN et l’UE, » e-Note 49 (Institut royal supérieur de défense), 10 juillet 2023, https://www.defence-institute.be/publications/e-note/e-note-49/.

[37] Conseil de l’Union européenne, Une boussole stratégique  ; Isabelle Lasserre, « Face aux menaces russes, l’Europe se porte au secours de la Moldavie, » Le Figaro, 22 novembre 2022, https://www.lefigaro.fr/international/face-aux-menaces-russes-l-europe-se-porte-au-secours-de-la-moldavie-20221122.

[38] Conseil de l’Union européenne, Une boussole stratégique. ; Sur les campagnes de désinformation et d’ingérences menées par Moscou vis-à-vis de l’UE, lire également : Estelle Hoorickx, « La lutte euro-atlantique contre la désinformation : état des lieux et défis à relever pour la Belgique, » Sécurité & Stratégie (Institut royal supérieur de défense), n° 150 (octobre 2021), https://www.defence-institute.be/publications/securite-strategie/ss-150/.

[39] Nicolas Barotte, « Migrants en Biélorussie : le casse-tête stratégique des menaces “ hybrides ”, » Le Figaro, mis à jour le 13 novembre 2021, https://www.lefigaro.fr/international/le-casse-tete-strategique-des-menaces-militaires-hybrides-20211112 ; Anne-Françoise Hivert, « Au poste de Nuijamaa, en Finlande : “ Un policier russe m’a vendu un vélo pour rejoindre la frontière ”, » Le Monde, mis à jour le 4 décembre 2023, https://www.lemonde.fr/international/article/2023/12/03/tensions-migratoires-a-la-frontiere-entre-la-russie-et-la-finlande_6203632_3210.html.

[40] Aziliz Le Corre, « Frontière polonaise : “ La Russie et la Turquie instrumentalisent les migrants pour déstabiliser l’Europe ”, » Le Figaro, 10 novembre 2021, https://www.lefigaro.fr/vox/monde/frontiere-polonaise-la-russie-et-la-turquie-instrumentalisent-les-migrants-pour-destabiliser-l-europe-20211110.

[41] Aurélie Pugnet, « [Analyse] Assurer la sécurité des câbles sous-marins : deuxième défi européen après les gazoducs ?, » B2 Pro Le quotidien de l’Europe géopolitique, 21 octobre 2022, https://club.bruxelles2.eu/2022/10/analyse-assurer-la-securite-des-cables-sous-marins-deuxieme-defi-europeen-apres-les-gazoducs/ ; Olivier Jehin, « [Actualité] Sabotage sur un gazoduc reliant Estonie et Finlande. L’UE et l’OTAN en alerte, » B2 Pro Le quotidien de l’Europe géopolitique, 11 octobre 2023, https://club.bruxelles2.eu/2023/10/actualite-gazoduc-et-cable-endommages-entre-lestonie-et-la-finlande-lotan-alertee/.

[42] « Traquer l’ingérence russe pour saper la démocratie en Afrique, » Éclairage, (Centre d’études stratégiques de l’Afrique), 10 juillet 2023, https://africacenter.org/fr/spotlight/traquer-ingerence-russe-saper-democratie-afrique/ ; AB Pictoris, Pierre Verluise et Selma Mihoubi, « La Russie en Afrique francophone depuis les indépendances : quels moyens pour une lutte d’influence franco-russe (1960-2023) ?, » Diploweb.com, 18 février 2023, https://www.diploweb.com/La-Russie-en-Afrique-francophone-depuis-les-independances-quels-moyens-pour-une-lutte-d-influence.html ; Guillaume Soto-Mayor, Admire Mare et Valdez Onanina, « Comprendre la désinformation en Afrique, » Le Grand Continent, 26 octobre 2023, https://legrandcontinent.eu/fr/2023/10/26/comprendre-la-desinformation-en-afrique/.

[43] Communication stratégique, groupes de travail et analyse de l’information (STRAT.2), 1st EEAS Report on Foreign Information Manipulation and interference Threats. Towards a framework for networked defence (Bruxelles. : Service européen pour l’action extérieure (SEAE), 2023), https://www.eeas.europa.eu/eeas/1st-eeas-report-foreign-information-manipulation-and-interference-threats_en.

[44] Jean-Michel Valantin, « Comment la Chine a fait de l’Europe son “ espace utile ”, » Le Grand continent, 25 avril 2023, https://legrandcontinent.eu/fr/2023/04/25/comment-la-chine-a-fait-de-leurope-un-espace-utile-x/.

[45] Colon, La guerre de l’information (Paris : Tallandier, 2023), 389.

[46] Valantin, « Comment la Chine. »

[47] Luc de Barochez, « L’inconscience de l’Europe face aux agents chinois, » Le Point hors-série. Chine, le temps de l’affrontement, n° 12 (octobre-novembre 2023) : 45. Philippe Le Corre, « Avec l’Europe, un dialogue de sourds, » Le Point hors-série. Chine, le temps de l’affrontement, n° 12 (octobre-novembre 2023) : 52-53 ; Parlement européen, Résolution du Parlement européen, BY, BZ.

[48] Frédéric Lemaître, « La guerre hybride de la Chine contre la Lituanie et l’Union européenne, » Le Monde, 23 décembre 2021, https://www.lemonde.fr/international/article/2021/12/23/la-guerre-hybride-de-la-chine-contre-la-lituanie-et-l-union-europeenne_6107121_3210.html.

[49] de Barochez, « L’inconscience de l’Europe. »

[50] Hoorickx, « La Défense contre les “ menaces hybrides ”, » 7.

[51] Colon, La guerre de l’information, 372-373.

[52] Paul Charon et Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Les opérations d’influence chinoises (Paris : IRSEM, 2021), 619, 623-624, 630, https://www.irsem.fr/rapport.html.

[53] Le Corre, « Avec l’Europe, » 52.

[54] Conseil de l’Union européenne, Une Boussole stratégique, 8.

[55] Nicolas Gros-Verheyde, « [Verbatim] Recalibrer la relation avec la Chine. La leçon du Gymnich en Suède. Les points clés du non paper du SEAE, » B2 Pro Le quotidien de l’Europe géopolitique, 15 mai 2023, https://club.bruxelles2.eu/2023/05/verbatim-comment-recalibrer-la-relation-avec-la-chine-la-lecon-du-gymnich-en-suede/.

[56] Raoul Delcorde, « Qu’est-ce que le Sud global ?, » La Libre Belgique, 6 février 2023, https://www.lalibre.be/debats/opinions/2023/02/06/quest-ce-que-le-sud-global-HEQVIJUG5FERJK52QZFYJUPMY4/.

[57] Commission européenne, Communication conjointe au Parlement européen et au Conseil relative à la « stratégie européenne en matière de sécurité économique », JOIN(2023) 20 final (Bruxelles : 2023), https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX%3A52023JC0020.

[58] Loiseau, La guerre, 517.

Alain Bauer: «La guerre est là et nous ne sommes pas encore prêts»

Alain Bauer: «La guerre est là et nous ne sommes pas encore prêts»

Alain Bauer a lu le livre de notre journaliste Jean-Dominique Merchet : Sommes-nous prêts pour la guerre?
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Alain Bauer  –  Sipa

Les faits

Professeur du Cnam, Alain Bauer y est responsable du Pôle Sécurité Défense Renseignement. Il a récemment publié : Au commencement était la guerre ? (Fayard, 2023)

Jean-Dominique Merchet, après avoir commis un Macron Bonaparte (Stock, 2017) resté dans les mémoires, nous fait passer d’Austerlitz à un avant-Waterloo avec une pointe d’humour noir affirmé par une citation de Michel Audiard à chaque chapitre. J’ai même un moment pensé qu’il aurait pu sous-titrer son essai : « Je ne dis pas que c’est juste, je dis que ça soulage », avec une pointe d’accent germanique…

Mais Jean-Dominique Merchet n’est pas un « tonton flingueur ». Il aime la France, son armée, ses militaires. Du bourbier afghan décrypté, en passant par l’ode à la pilote de chasse Caroline Aigle, il décrit, dépeint, défend aussi, une armée qui ressemble aux deux citations qu’il a placées en exergue de son ouvrage : Jaurès et Foch.

Il connaît l’intime de l’institution militaire, ses atouts et ses difficultés, ses lourdeurs et son infinie capacité au système D « qui va bien », modèle de bricolage, d’endurance et de fascination pour les armées étrangères, souvent mieux dotées, mais moins bien nourries et beaucoup moins créatives en matière d’adaptation au terrain.

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Il connaît les questions qui se posent en interne et la difficulté, pour la « Grande Muette », de s’exprimer clairement, entre sanctions au chef d’état-major des armées, qui dit trop fort la vérité, chuchotements dans les rangs ou affirmation par la doctrine des enjeux des crises à venir. Comme si, dans un pays qui adore les Livres Blancs et leurs mises à jour plus ou moins opportunes, il n’était pas possible d’affronter de manière ouverte la question de la défense nationale, donc de la guerre et de la paix. Comme si la dissuasion nucléaire répondait à tout et que la question ne devait surtout pas être posée. Comme si 2001 n’avait pas eu lieu. Comme si le conflit ukrainien ne dépassait pas la seule question quantitative.

« Bonsaï ». Avec les neuf questions posées par le béotien qu’il n’est pas, il nous entraîne vers une synthèse affinée, intelligente et ouverte, des papiers que les lecteurs de l’Opinion et, comme hier de son blog « Secret Défense », dégustent régulièrement. On pourra y retrouver notre armée « bonsaï », « échantillonnaire » et expéditionnaire, dotée d’un peu de tout et de beaucoup de rien, qui joue dans la cour des grands sans en avoir vraiment les moyens, tout en cochant les cases nécessaires pour que les autres fassent semblant d’y croire. Il rappelle la manœuvre stratégique du duo Le Drian -Lewandowski de sauvetage de l’armée de terre, en 2015, avec Sentinelle et la relative déshérence des recrutements qui se sont étrangement accentués depuis… le début du conflit en Ukraine.

L’air de rien, par petites touches informées, sans méchanceté, mais sans concessions, il dépeint une version Ingres revisitée par Soulages, des choix et non-choix qui ont affaibli une armée qui n’ignore rien des risques et des pertes face à un conflit de haute intensité qui peut se transformer rapidement en longue intensité. Et qui doit jongler face à des injonctions contradictoires et des évolutions politiciennes souvent plus marquées par les problématiques intérieures que les enjeux internationaux.

Il propose un pronostic préoccupant et ose quelques recommandations thérapeutiques marquées par la lucidité et surtout l’espoir

Agile, rapide, projetable, ce qui reste de la force nationale doit donc, contrainte et forcée, mais aussi complice et consentante parfois, faire le deuil de sa défense opérationnelle du territoire, de sa capacité à agréger la technologie et la masse, d’apprendre ou de comprendre les mutations doctrinales issues du conflit coréen, qui ressemble tant à la tragédie ukrainienne.

Jean-Dominique Merchet n’écarte aucun sujet qui pourrait fâcher et de manière criminologique, en commençant par un diagnostic honnête et précis de l’état du malade, il propose un pronostic préoccupant et ose quelques recommandations thérapeutiques marquées par la lucidité et surtout l’espoir. Optimiste, parce qu’il a la foi, il reste réaliste et termine en reprenant d’un sous-entendu efficace, l’une des marottes de l’homme, du général et de l’ami, auquel il dédicace son livre, Jean-Louis Georgelin, tristement disparu l’an dernier alors qu’il terminait son grand œuvre, la restauration de la Cathédrale Notre Dame de Paris, la « surprise stratégique ».

Conviction. C’est sur ce sujet que nous nous fâchâmes, puis devinrent proches avec l’alors chef d’état-major des armées, après que j’eus contesté la valeur de ce concept en utilisant un argument qui me semblait plus crédible : l’aveuglement stratégique. Le Cema ne rendit pas les armes, mais proposa un déjeuner de compromis. De cette confrontation est née une réflexion permanente sur les enjeux de l’anticipation stratégique et de la manière de ne pas de laisser surprendre. De mes cours à l’École militaire, dans des enceintes diverses, j’ai retenu qu’en général, l’échec provenait moins d’une absence d’informations que d’une incapacité à comprendre et hiérarchiser ce qu’on savait.

Et la liste, désagréable, qui va d’Azincourt à Dien Bien Phu en passant par Waterloo, et quelques autres « failles » ou « défaillances » intermédiaires ou postérieures, peut souvent, aux risques et périls du civil qui s’exprime devant des uniformes, toucher au vif une armée par ailleurs légitimement fière de ce qu’elle peut accomplir, notamment ses forces spéciales.

On ne pourra pas faire le reproche de l’aveuglement à Jean-Dominique Merchet. Avec sa lucidité tranquille, son écoute, sa retenue, mais la force de sa conviction, il délivre dans son livre l’analyse indispensable qu’un honnête citoyen devrait avoir lue pour mieux appréhender la nécessaire préparation à la défense des valeurs qui font notre nation. Parce que la guerre est à nos portes. Si vis pacem….

« Sommes-nous prêts pour la guerre ? », par Jean-Dominique Merchet, Robert Laffont, 2024 (224 pages, 18 euros).

Impact de la vision française de ses alliances sur son industrie de défense

Impact de la vision française de ses alliances sur son industrie de défense


Source : PORTAIL IE

Impact de la vision française de ses alliances sur son industrie de défense

« La France ne le sait pas, mais nous sommes en guerre avec l’Amérique. Oui, une guerre permanente, une guerre vitale, une guerre économique, une guerre sans mort… apparemment. Oui, ils sont très durs les Américains, ils sont voraces, ils veulent un pouvoir sans partage sur le monde… C’est une guerre inconnue, une guerre permanente, sans mort apparemment et pourtant une guerre à mort ! » François Mitterrand, Le dernier Mitterrand de George-Marc Benamou.

La France a choisi de se doter d’un modèle d’armée complet, capable d’assurer en autonomie la protection de ses intérêts vitaux dans tous les champs de la conflictualité. Pour atteindre cet objectif, elle peut compter, entre autres, sur une industrie de défense pouvant produire la quasi-totalité des équipements nécessaires à ses engagements opérationnels. Cette industrie de défense est également un véritable moteur économique pour le pays. En plus de représenter250 000 emplois non délocalisables, elle a également fourni1% du PIB en 2021 et contribue largement,avec l’aéronautique,à maintenir une balance commerciale positive.

L’industrie de défense française est donc un véritable vecteur de puissance économique, mais peut-être plus encore un symbole de puissance sur la scène internationale. Or,sur ce plan, de nombreux éléments ont considérablement changé ces vingt dernières années. La multiplication des champs de la conflictualité, les accélérations technologiques, le retour des affrontements de haute intensité, la diversification des menaces et l’enchaînement de crises majeures sont redessiné et complexifié le paysage géopolitique et géoéconomique mondial.Les alliances traditionnelles, héritages des accords conclus après la Seconde Guerre Mondiale, ne semblent plus être aussi fiables que durant la Guerre froide. Enfin, la compétition de plus en plus virulente entre les États-Unis et la Chine,ainsi que la montée en puissance de nouveaux acteurs, ont bousculé l’ordre international.

Dans ce grand échiquier de Machiavel, la France continue d’affirmer sa volonté de puissance mondiale, au sein de la dynamique européenne, en tant que membre de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), du Conseil permanent de sécurité de l’Organisation des Nations Unies (ONU) et en tant qu’état doté de l’arme atomique.Or,cela ne va pas sans déranger certains de ses partenaires les plus proches. De plus,dans un contexte global relatif «d’appauvrissement» des pays de l’Union européenne à l’échelle mondiale, elle est obligée de nouer des partenariats avec les grandes puissances mais également de mener des coopérations avec ses voisins européens. Dans ce cadre,et parce qu’elle est au cœur des enjeux de la puissance française, l’industrie de défense est donc un véritable atout pour la France mais également pour ses compétiteurs.

La France, de puissance modèle à modèle de puissance

La France, de puissance modèle à modèle de puissance

par Revue Conflits – publié le 22 janvier 2024

https://www.revueconflits.com/la-france-de-puissance-modele-a-modele-de-puissance/


La France peut-elle conserver son rang de puissance sans puissance financière ? Le coût de la puissance est-il supportable ou bien doit-elle changer son modèle ? Analyse des enjeux de la puissance française.

Par Matthieu Creux, Président de Forward Global

Nous connaissons les deux principaux attributs de la puissance française : le hard power, incarné par l’arme nucléaire et la force de son armée professionnelle, et le soft power, lié à son réseau diplomatique et à sa richesse culturelle. Pourtant, bien des commentateurs déclinistes nous renvoient à nos échecs, expliquant que la France de Diên Biên Phu n’est plus celle du Grand Siècle, et qu’au regard de l’état de nos finances publiques, nous sommes sur le chemin annoncé dès 1987 par Paul Kennedy, dans son ouvrage The Rise and Fall of Great Power, qui expliquait que sans le golden power, la décadence est inéluctable lorsque le coût de la puissance n’est plus supportable. En synthèse et par oxymore, le Président Giscard d’Estaing parlait alors de la France comme d’une « grande puissance moyenne ».

Nouvelle puissance

À défaut de pouvoir rester une puissance dominante, façon américaine ou chinoise, le général de Gaulle avait compris que la seule ambition lucide pour la France était de soutenir une politique de grandeur raisonnée, dont le succès, et même la popularité internationale, devait tenir à un sens élevé de l’indépendance. Celle-ci devait donner force et authenticité aux coopérations et aux alliances, et elle inspirait le courage dans les difficultés et dans les crises. Mais aujourd’hui, avec la fragmentation et la conflictualité croissantes du système international, avec la montée en puissance d’acteurs régionaux et l’exacerbation de l’adversité stratégique sino-américaine, avec les difficultés socioéconomiques qui s’accumulent chez nous et en Europe, il peut sembler absurde de poursuivre le discours français sur la mission d’universalité et sur notre rôle de puissance d’équilibre.

Néanmoins, l’évolution du monde et des sociétés humaines rend de plus en plus utile ce positionnement français, et un regard panoramique sur les grandes tendances globales montre que la ligne politique et diplomatique défendue traditionnellement par la France est la plus adaptée aux aspirations profondes des peuples et de la classe moyenne mondiale qui englobera bientôt cinq milliards de citoyens.

Questions économiques

Sur le terrain économique, l’erreur classique de la remise en cause de la puissance française consiste à s’arc-bouter sur la baisse de la France dans le classement mondial du PIB nominal. Toutefois, cela ne constitue en rien un indicateur de déclin, d’autant que la croissance des chiffres d’autres pays est fortement tirée par la démographie, et que cela n’est corrélé ni avec l’importance du rôle international réel ni avec la prospérité, qui suppose un niveau élevé de bien-être, de bonne gouvernance et de sécurité. L’analyse des classements internationaux dans diverses catégories (compétitivité, R&D, tourisme, investissements étrangers, infrastructures ou connectivité, par exemple) montre au contraire que la France reste dans le haut du panier pour un très grand nombre d’indicateurs formant un tableau holistique de la prospérité et de la puissance, ce qu’on ne peut dire que d’une vingtaine de pays sur les deux cents que compte notre planète – et ce malgré nos grèves, nos longues vacances, nos 35 heures, notre très généreuse solidarité sociale et notre addiction aux attitudes négatives et défaitistes.

Imité plutôt que craint

Sur le terrain militaire, si l’on considère la puissance dans son acception large et sur le très long terme, on s’aperçoit que le soft power l’emporte sur le hard power, et qu’on est en définitive plus influent en étant désiré et imité qu’en étant craint et haï. Or, la France est une championne du soft power dans tous les classements spécialisés, et a même raflé leur première place aux États-Unis lors de la présidence de Donald Trump. Cette dimension planétaire et surtout durable de la puissance française est extraordinairement importante. En cela, la France avait été visionnaire en se faisant, avec succès, le défenseur de la diversité culturelle à l’OMC et dans les négociations commerciales de l’UE.

Ailleurs, notre école de mathématiques, aux premiers rangs mondiaux, est devenue un joker à l’ère de la robotique financière, des algorithmes, et de l’intelligence artificielle. Notre force éditoriale et nos créateurs de jeux vidéo, tout comme notre système d’aide à la production télévisuelle et cinématographique, nous avantagent dans l’expansion infinie des activités de contenus. En tant que superpuissance culturelle et créative, la France profite à plein du poids croissant des industries culturelles dans le monde, l’un des secteurs économiques en développement le plus rapide, que l’UNESCO chiffre à 4,3 trillions de dollars de revenus annuels, et plus de 30 millions d’emplois très qualifiés, la plupart étant occupés par des jeunes de 15 à 29 ans.

Quant à la francophonie économique, elle s’inscrit dans un ensemble en croissance constante, soit 321 millions de locuteurs dans le monde en 2022, et elle représente 14 % des ressources mondiales minières et énergétiques et plus de 20% des échanges commerciaux mondiaux.

La question des valeurs

Sur le plan fondamental de la gouvernance humaine, alors que l’aspiration à la dignité s’est répandue dans le monde, des Indignados à Occupy Wall Street, de la place Tahir aux gilets jaunes, les droits humains et les valeurs universelles portées par la Déclaration universelle des droits de l’Homme sont contestés vigoureusement par certaines puissances, qui livrent une véritable guerre informationnelle et cognitive à l’Occident en visant particulièrement la France.

La Chine fait la promotion d’un agenda illibéral alternatif, avec cette idée paradoxale d’un universalisme aux caractéristiques chinoises, donc tout sauf universel. La Russie lui emboîte le pas, en dénonçant une idéologie européano-américaine qui ne serait que l’instrument d’une géopolitique fondamentalement impérialiste et coloniale, nourrissant d’ailleurs le sentiment anti-français en Afrique, un sentiment de moins en moins artificiel malgré sa naissance à grand renfort d’astroturfing néo-soviétique. Or, révoltes et militants partout sur la planète, de Hong-Kong au Venezuela, du sud au nord du globe, attestent que si les valeurs sont universelles, ce n’est pas parce que cette universalité relèverait d’un agenda caché des Occidentaux emportés par la France, fille des Lumières et grande civilisatrice, mais parce que c’est bien la nature humaine elle-même qui aspire universellement à la liberté, à la justice et au bonheur. Et si les revendications à mener une vie digne s’étendent désormais à l’environnement et au climat, ce n’est pas parce que la France, « gardienne » de l’Accord de Paris, ou les Occidentaux, voudraient, comme le distillent des propagandes, brider la croissance des pays en développement en défendant opiniâtrement un agenda ambitieux de soutenabilité, mais parce que c’est l’intérêt universel et commun de l’humanité que de vivre dans un environnement et sur une planète préservés.

L’ultime réserve à considérer la France comme puissance vient de la considération que nous manquerions de moyens, par exemple pour déployer de vraies capacités en Indo-Pacifique, ou de poids, par exemple pour soutenir nos propositions de programmes européens d’armement. Il est vrai que nous ne sommes plus une grande puissance au sens classique. Mais là encore le général de Gaulle avait répondu aux interrogations par sa sagacité volontariste, dans son discours du 22 mai 1949 à Vincennes : « On peut être grand même sans beaucoup de moyens, mais il faut savoir être au niveau de lhistoire, ou sans cela on disparaît ». En fait, il n’y a pas vraiment de grands et de petits pays, il y a ceux qui jouent un rôle et les autres. Et la France est un pays moyen par divers critères, qui peut jouer de très grands rôles. La France serait alors un acteur véritablement global qui mise davantage sur la puissance d’entraînement que sur la force dominatrice, coercitive ou destructrice, mais armé de sa dissuasion nucléaire et jouissant à la fois de l’autorité conférée par son siège de membre permanent du Conseil de Sécurité des Nations-Unies et des leviers d’influence de son vaste réseau diplomatique, de son domaine maritime et des outre-mer, de sa place prééminente dans les organisations internationales, comme de son rôle-clé au sein des institutions de l’Union européenne, le tout formant une architecture d’influence et de puissance, y compris normative, absolument unique.

C’est à travers ce cadre que l’on peut aussi mesurer l’apport continuel d’éléments d’équilibre par la France au système international. C’est ainsi qu’en 2015, sous les yeux des commentateurs qui n’ont pas bien compris le changement de paradigme historique que cela représente, la France a officialisé, lors de la négociation de l’Accord de Paris, le rôle de la société civile dans la Convention-Cadre des Nations-Unies sur le Changement climatique qui régit le processus des négociations des COP. C’est la naissance d’un multilatéralisme hybride, caractérisé par la coopération institutionnalisée entre les acteurs étatiques et non-étatiques (ONG, territoires et métropoles, grande philanthropie, fondations, universités et think-tanks…), à qui l’on confère désormais un rôle global et pour ainsi dire co-normatif. Fruit de la vision et de la diplomatie françaises, c’est l’instauration d’un équilibre entre la puissance souveraine et régalienne, et la puissance civile, qui accède ainsi à un niveau inédit de participation et d’influence dans les grandes négociations internationales.

Un acteur qui compte

Autre illustration de cette vocation de puissance d’équilibre à fort impact normatif, les politiques impulsées par la France dans l’Union européenne depuis 2017, avec succès : concept de souveraineté européenne et économique, aussi nommée « autonomie stratégique », extension du domaine des solidarités européennes, taxation des GAFAM et des multinationales (dans un cadre élargi à l’OCDE), meilleure protection des données personnelles et régulation renforcée de la sphère digitale, inclusion de l’énergie nucléaire dans la taxonomie et maintenant dans le Net-Zero Industry Act, création de l’Alliance nucléaire avec quinze autres États membres, inclusion de critères climatiques dans la négociation d’accords commerciaux, mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, et, tout récemment, le « AI Act » européen, première mondiale à la portée immense, menée par le Commissaire Thierry Breton, pour donner des règles aux développements vertigineux de l’intelligence artificielle.

Appuyée sur une doctrine favorisant les coopérations et promouvant, des décennies avant que ce terme ne devienne à la mode avec les BRICS, le « multi-alignement », qui a toujours voulu dire indépendance et coopération entre égaux dans la vision tricolore, la France est restée une puissance-modèle qui ne s’enivre pas de conquérir et de dominer, mais s’attache à exceller, inspirer, entraîner.

C’est aussi une France modèle de puissance, car elle offre par ses actions, par ses alliances, de la plus profonde, l’Union européenne, aux plus récentes, sur les pôles, les océans ou les forêts tropicales, une large panoplie d’ingénierie méthodologique et institutionnelle adaptée à la complexité, à l’interconnexion, à l’interdépendance et aux mutations du monde.

En fait, la France continue tout simplement à faire la politique du bien commun, et non pas la guerre ou seulement des affaires, ce que font, par contraste, les grandes puissances actuelles et les puissances régionales émergentes, en restant fidèle aux intentions du général de Gaulle qui disait en avril 1969 que « c’est parce que nous ne sommes plus une grande puissance qu’il nous faut une grande politique »

« Esprit de défense, réarmement civique, patriotisme ? Les trois mon capitaine ! » par l’ASAF

« Esprit de défense, réarmement civique, patriotisme ? Les trois mon capitaine ! » (Janvier 2024)

L’esprit de défense et de sécurité ne sont pas spontanés. Il n’est pas non plus réservé aux militaires. Il repose sur la formation d’un esprit civique et citoyen qui doit être abordée dès l’école par une éducation à la citoyenneté. […] En France parler de patriotisme est honteux. Un déficit qu’il convient d’urgence de combler au vu des menaces actuelles.

"Esprit de défense, réarmement civique, patriotisme ? Les trois mon capitaine !"  (Janvier 2024)

Le chef de l’Etat Emmanuel Macron dans sa conférence de presse du 16 janvier a réitéré sa volonté d’impulser un « réarmement civique » de la jeunesse, à « rétablir l’autorité » avec une série de mesures, comme l’uniforme à l’école ou le service national universel.

« Chaque génération de Français doit apprendre ce que la République veut dire : son histoire, ses droits, ses devoirs, sa langue, son imaginaire, et cela dès l’enfance ».

Il est plus que temps. L’esprit de défense et de sécurité ne sont pas spontanés. Il n’est pas non plus réservé aux militaires. Il repose sur la formation d’un esprit civique et citoyen qui doit être abordée dès l’école par une éducation à la citoyenneté. Qui aboutira nécessairement à un patriotisme revigoré.

En France parler de patriotisme est honteux. Un déficit qu’il convient d’urgence de combler au vu des menaces actuelles. Menaces géopolitiques, bien sûr. Menaces intérieures, aussi, avec notamment les attentats terroristes. Menaces économiques et climatiques, aussi. A quoi s’ajoute un délitement de l’engagement politique, une hausse de l’incivisme vertigineuse, des taux d’abstention aux élections face à la montée en puissance du communautarisme, du moralisme ou du relativisme historique. A l’effondrement des totalitarismes au XXème siècle, semble s’être substitué le désenchantement démocratique, l’apathie politique et « la décoloration progressive des drapeaux, des saisons et des amours », comme le résumait déjà il y a treize ans Hervé Gaymard dans « Nation et Engagement ».

Pour cela, un véritable réarmement psychologique, moral, institutionnel mais aussi, cela va de soi, militaire s’impose aujourd’hui. Il y a urgence à ce que tous les Français, élus, citoyens, quel que soit leur âge, leurs origines, leur milieu social, leur religion, leurs opinions, comprennent l’importance de la Défense, cette valeur fondamentale pour assurer notre sécurité, notre liberté, nos droits et notre niveau de vie.

Développer une culture de défense et de sécurité ; forger une culture de défense commune, travailler ensemble au renforcement de la cohésion nationale, cultiver un sentiment d’appartenance ou au moins d’implication dans notre nation, se souvenir des sacrifices de nos ancêtres.

Reconnaitre que nos droits que nous chérissons aujourd’hui ont été acquis par leur bravoure. Être fiers aussi de ce pays, sans nier ses erreurs ou ses pages plus sombres, qui a su porter haut dans le monde les Droits de l’Homme et les valeurs d’émancipation.

L’esprit de défense passe aussi par un engagement à soutenir nos forces armées, services de sécurité et institutions en temps de crise, être conscient des défis, en leur fournissant les ressources nécessaires, s’engager dans une éducation civique solide qui enseigne aux jeunes l’importance de leur pays et de ses valeurs sans lesquelles ils ne pourraient certainement pas profiter de la vie comme ils l’entendent.

C’est dans cet esprit et ce but que l’ASAF tire toute sa légitimité. Soutenir ses armées ne se résume pas à saluer leur courage dans les conflits ou rendre hommage à nos soldats qui tombent au combat mais par la pédagogie, la transmission, aider à la compréhension des enjeux de défense et de sécurité, et à favoriser le déploiement d’une réflexion stratégique. Ce à quoi œuvre résolument notre association.

C’est pourquoi nous saluons les promesses fortes du Président de la République mais, au-delà de notre vigilance quant à ses actes, nous relevons le défi de la contre-offensive en proclamant haut et fort la mobilisation nationale autour des thèmes de « Esprit de défense » et d’« Engagement ». Avec détermination, loyauté envers nos promesses et responsabilités et volonté de donner le meilleur de soi- même, d’apporter sa contribution et de faire une réelle différence.

Associations civiles et militaires, issues des milieux de la défense comme de la société civile, unissons nos forces pour défendre, par-delà nos différences normales, ce qui nous avons en commun, l’amour de la France et de sa belle devise, liberté, égalité, fraternité.

Soyons fiers de réunir, soutenir, engager, défendre, transmettre.

Liberté. Egalité. Fraternité

Défense. Civisme. Patriotisme.

Très bonne année 2024

La rédaction de l’ASAF – publié le 18 janvier 2024

https://www.asafrance.fr/item/esprit-de-defense-rearmement-civique.html

Comprendre la révolution woke, par Pierre Valentin

Comprendre la révolution woke, par Pierre Valentin.

par Paul Godefrood – Revue Conflits – publié le 18 janvier 2024

https://www.revueconflits.com/comprendre-la-revolution-woke-par-pierre-valentin/


Pierre Valentin dissèque le mouvement woke qui se diffuse dans les universités, les entreprises et les médias. Un mouvement qui possède des racines intellectuelles ancrées dans les idéologies de la révolution.

Pierre Valentin, Comprendre la révolution woke, Gallimard, Le Débat, 2023, 17€.

On pensait avoir tout lu sur l’idéologie woke qui agite les universités occidentales, parasite le monde des arts et de la culture et menace le fonctionnement de notre démocratie. Entre autres, les essais minutieux de Lindsay et Pluckrose, Manning et Campbell, Lukianoff et Haidt aux États-Unis, de Mathieu Bock-Côté au Québec, de Pierre-André Taguieff en France.

On se trompait. Après une première note remarquée sur le sujet pour la Fondapol, Pierre Valentin parvient, en s’adossant à ces intellectuels qu’ils citent abondamment, à préciser le degré de dissection de la logique révolutionnaire intrinsèque au wokisme.

Car le titre de l’essai, dit tout, ou du moins beaucoup, de ce qu’est le wokisme.

Ernesto Guevara disait que la révolution était comme une bicyclette, qu’elle tombait si elle n’avançait pas. Le wokisme, comme la révolution, est une roue en perpétuel mouvement, qui exige de ses affidés qu’ils l’épousent sans réserve ; qui découvre à mesure qu’elle avance de nouvelles catégories à désaliéner et à utiliser dans sa lutte contre les structures de pouvoir et les systèmes d’oppression ; qui écrase aussi bien la réaction que l’ennemi de l’intérieur, que ce soit les mécontents de leur marginalisation, les inquiets de la radicalité et même les suspects qui n’en font pas assez pour l’égalité ; qui refuse d’arrêter sa folle course en avant nihiliste et destructrice pour s’adonner à l’objectif qu’elle prétend pourtant poursuivre, ériger une nouvelle société sur les décombres de l’ancienne. Stay woke plutôt que be woke.

La bicyclette de la révolution

Et cela requiert aussi bien une grande rigueur qu’une grande plasticité. Une grande rigueur parce qu’il faut avaliser sans ciller et embrasser avec ardeur ce que d’aucuns verraient comme une lubie ou un délire adolescent, mais que l’avant-garde dévoile comme une révélation. Une grande plasticité, car tout doit être subordonné à l’objectif politique de renversement des systèmes d’oppression – non pas leur neutralisation, mais bien leur renversement – et notamment la cohérence du corpus philosophique et intellectuel qu’on attribue à l’idéologie woke.

On trouve à ce sujet certaines des pages les plus réussies de l’ouvrage de Pierre Valentin, qui permettent à quiconque ne serait pas totalement familier de la philosophie du soupçon, du poststructuralisme ou encore de la théorie critique, de bien comprendre que ce corpus n’est en réalité qu’un gloubi-boulga de références dont on privilégie telle ou telle autre selon l’objet du débat ou la nature de la critique adressée au wokisme.

Si ces pages sont les plus réussies, d’autres, les plus intéressantes, qui mettent au premier plan des éléments généralement considérés comme secondaires, sont paradoxalement les plus frustrantes. Pierre Valentin a la formidable intuition que le profil psycho-social des révolutionnaires joue autant, si ce n’est plus encore, que la réalité socio-économique que la révolution prétend renverser.

À l’heure où les situations sociales n’ont jamais été aussi égalisées en Occident, mais où cet Occident ne s’est jamais senti aussi désenchanté ; où la vie sociale se réduit à une existence numérique, sorte de panoptique qui confronte chacun à la multitude et renforce le contrôle social et l’égotisme ; où la pandémie a agi comme un catalyseur des paniques, la révolution woke ne pouvait pas ne pas advenir.

Mais cela ne dit pas pourquoi elle s’est tant répandue, et avec une telle vitesse. Il est dommage que Pierre Valentin n’ait pas analysé les dynamiques propres aux catégories socio-professionnelles auxquelles appartiennent traditionnellement ces militants, ou plutôt leurs parents, et dans lesquelles il aurait sans doute pu trouver certains ressorts de son expansion : la propension à l’entre-soi et à l’endogamie, le mimétisme qui court invariablement derrière le snobisme, l’étalage des vertus comme paiement de la dette morale que leur confort matériel aurait contractée ; etc. Autant d’éléments qui participent à expliquer pourquoi les universités, les entreprises et les institutions communient avec une telle ardeur dans le catéchisme diversitaire et qui auraient renforcé sa démonstration.

Quoi qu’il en soit, Pierre Valentin publie un essai très réussi, dans lequel il démontre de formidables qualités intellectuelles et littéraires.


Paul Godefrood
Paul Godefrood est diplômé de l’Essec. Il est conseiller politique au Sénat.

« Il y a en France une sclérose de la pensée militaire et stratégique »

« Il y a en France une sclérose de la pensée militaire et stratégique »

ENTRETIEN. Notre pays s’illusionne sur sa puissance et s’aveugle sur la nouvelle réalité géopolitique, écrit dans un livre Jean-Dominique Merchet, spécialiste des questions de défense.

Propos recueillis par Luc de Barochez – Le Point –

https://www.lepoint.fr/monde/il-y-a-en-france-une-sclerose-de-la-pensee-militaire-et-strategique-15-01-2024-2549761_24.php#11


Emmanuel Macron lors du défilé militaire du 14 juillet 2023.
Emmanuel Macron lors du défilé militaire du 14 juillet 2023. © Linsale Kelly / Linsale Kelly/BePress/ABACA

 

Jean-Dominique Merchet, journaliste au quotidien L’Opinion et expert des questions militaires et stratégiques, publie un ouvrage réquisitoire (Sommes-nous prêts pour la guerre ? Robert Laffont, 216 pages, 18 euros) sur l’état d’impréparation de l’armée française face aux nouvelles menaces. « Si, par malheur, lFrance se retrouvait demain impliquée dans une guerre majeure, non, nous ne serions pas prêts. C’est l’évidence même », écrit-il.

« L’économie de guerre » décrétée par Emmanuel Macron en 2022 n’a pas eu de traduction concrète. La taille de l’armée a fondu depuis trente ans comme la neige sous le réchauffement climatique. Notre modèle d’armée, tourné vers les interventions en Afrique ou au Proche-Orient, n’est plus adapté à une guerre de haute intensité sur le sol européen. Les leçons de la guerre d’Ukraine n’ont toujours pas été tirées alors même que les États-Unis menacent de se désengager du théâtre européen. Où sont les réformes qui seraient indispensables pour s’adapter ?

Le Point : Votre livre tire la sonnette d’alarme sur l’impréparation militaire de la France. Comment en est-on arrivé là alors que le budget de la défense aura quasiment doublé pendant les deux mandats de Macron ?

Jean-Dominique Merchet© DR

Jean-Dominique Merchet : Emmanuel Macron a consacré des moyens considérables à la défense, mais il n’a pas accompagné cette progression budgétaire d’une rupture stratégique, contrairement à ce que Charles de Gaulle a fait dans les années 1960 – dissuasion nucléaire et indépendance par rapport aux États-Unis – ou Jacques Chirac en 1996 – fin de la conscription et passage à l’armée professionnelle. Il n’y a engagé aucune réforme importante. Les militaires et les industriels sont contents car il y a plus de moyens, mais cela manque d’analyse stratégique.

Pourquoi la France n’a-t-elle pas modifié cette analyse alors même que la guerre d’Ukraine a montré depuis deux ans que la principale menace était à l’est ?

Cela renvoie à ce que j’appelle l’illusion de la puissance française : la France membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, dotée de l’arme nucléaire… On considère toujours qu’on doit être une puissance mondiale, présente militairement sur l’ensemble du globe, y compris dans les zones les plus éloignées, comme le Pacifique. La guerre d’Ukraine et la menace d’un désengagement américain auraient dû nous fournir l’occasion de réorienter la défense française vers l’Europe. Nous aurions même dû être les initiateurs de ce mouvement ! Mais Emmanuel Macron, tout comme la plupart des militaires et des diplomates français, n’aime pas l’Otan. Nous n’avons donc pas pris cette décision, ce qui est confortable car il aurait fallu aussi faire des choix douloureux dans l’appareil militaire, par exemple renforcer l’armée de terre au détriment d’un nouveau porte-avions, fermer des bases en Afrique ou ailleurs… On se maintient avec une petite armée « bonsaï », qui sait à peu près tout faire mais pas longtemps, et pas beaucoup.

Vous écrivez que l’armée française ne serait probablement pas capable de tenir un front de plus de 80 km de long, alors que l’armée ukrainienne est déployée sur un front de 1 000 km…

C’est effrayant, oui. Elle ne serait pas non plus capable, par exemple, de faire ce que l’armée israélienne fait à Gaza aujourd’hui. Nous n’en avons pas les moyens, en termes d’effectifs.

De toutes les lacunes de notre armée que vous décrivez – capacités de déploiement, artillerie, génie, service médical même –, quelle est la plus grave ?

Paradoxalement, c’est la lacune intellectuelle. L’historien Marc Bloch écrivait que les grandes défaites sont d’abord intellectuelles. Il y a en France une sclérose de la pensée militaire et stratégique, y compris autour de la dissuasion nucléaire. Il y a une forme de désarmement intellectuel. Nous n’avons plus de débat comme dans les années 1950 et 1960. Par ailleurs, quand on regarde dans le détail, notre armée de terre est trop légère. Elle est souple, mobile, réactive, mais, en cas de guerre, on a besoin de masse, de blindage, de puissance.

La malédiction n’est pas typiquement française.

Vous rappelez que l’armée française n’a pas gagné de guerre depuis 1918. Faut-il y voir une malédiction ?

La plupart des pays européens, à l’exception de la Grande-Bretagne, ont subi au cours de leur histoire récente des défaites significatives. La perte des empires coloniaux, les invasions étrangères que pratiquement tous ont subies… C’est de ces défaites qu’est née la perspective européenne. La malédiction n’est donc pas typiquement française. Néanmoins, il serait bon de reconnaître nos défaites et, surtout, d’en tirer les leçons. Il y a eu 1940, 1954, 1962 et, plus récemment, l’Afghanistan et surtout le Sahel… Cela rejoint mon constat sur le désarmement intellectuel.

Un rétablissement du service militaire pourrait-il aider ?

Ceux qui plaident pour cela portent un regard faux sur ce qu’était vraiment le service militaire. Jacques Chirac a réussi à transformer l’armée française pour en faire une véritable armée professionnelle. C’est une avancée. En revanche, cette réforme a eu un prix : la perte de la fluidité entre la société civile et la société militaire. Il faut la rétablir. Elle ne peut être imposée que par le pouvoir politique car les militaires n’en veulent pas. Cela pourrait prendre la forme d’une vaste armée de réserve. Aucune opération militaire ne devrait avoir lieu sans l’implication de réservistes.

Beaucoup de chefs militaires français ont tendance, selon vous, à être prorusses. Cela explique-t-il la faiblesse de notre aide militaire à l’Ukraine lorsqu’on la compare avec ce que font le Royaume-Uni et l’Allemagne ?

Non, car l’influence de ces militaires est assez limitée. Ils étaient proserbes au moment des guerres de Yougoslavie, cela n’a pas empêché la France de faire la guerre deux fois, en Bosnie puis au Kosovo. Certes, ils ne font rien pour que cela s’améliore, mais, si nous sommes peu engagés, c’est surtout parce que nos capacités de production industrielle sont très faibles.

A-t-on encore les moyens d’entretenir notre force de frappe nucléaire, dont vous estimez le coût à plus de 7 milliards d’euros par an ?

Elle est coûteuse, mais pourrait-elle être meilleur marché ? On ne le sait pas car, de manière regrettable, les données ne sont pas publiques. Je pense que, malgré son prix, on a intérêt à la conserver. Néanmoins, je plaide pour une révision doctrinale car, telle qu’elle est conçue, elle tend à nous isoler en Europe. À mon avis, nous devrions réintégrer le Comité des plans nucléaires de l’Otan. Nous devrions même proposer à nos partenaires européens une forme de partage de l’arme nucléaire, sur le modèle de ce que font les Américains.

L’enjeu essentiel est la sécurité de l’Europe.

Est-ce à dire que le maintien d’une force nucléaire indépendante contredit l’objectif d’autonomie stratégique européenne ?

Oui, car nos intérêts fondamentaux ne sont pas en ligne avec ceux de nos alliés. Pour tous nos alliés européens, la garantie ultime est l’alliance avec les États-Unis ; pour nous, elle est notre force de dissuasion indépendante. Voilà pourquoi cela bloque en permanence. Il faudrait faire évoluer le système en mettant beaucoup plus qu’on ne le fait notre force nucléaire dans le pot commun, qui n’est pas européen mais atlantique. Je sais qu’il s’agit d’un tabou mais, au moins, il faut ouvrir le débat.

On pourrait vous objecter que nous sommes loin des principaux théâtres de conflit, que nous avons la bombe atomique et que nous n’avons donc pas vraiment besoin de nous préparer à un affrontement militaire classique…

C’est vrai, mais l’enjeu essentiel est la sécurité de l’Europe, d’autant que plane la menace du retrait américain. Aujourd’hui, nous avons tendance à voir la France comme une puissance mondiale. Pour ma part, je pense que Varsovie est plus important que Tahiti. Cela implique de faire des choix. Par exemple, je ne suis pas sûr qu’on ait besoin d’une industrie du char en France, car les Allemands en ont une bien plus performante que la nôtre. En revanche, nos avions de combat sont excellents, nos sous-marins et notre canon Caesar aussi, c’est cela qu’il faut renforcer. Non pas pour préparer la guerre d’Ukraine ou celle de Gaza, mais pour faire face à la présence, à 2 000 km de nos frontières, d’un pays fondamentalement hostile à ce que nous sommes : la Russie. Une Russie devenue agressive et hostile. C’est un changement politique majeur, de même importance que la chute du mur de Berlin il y a 35 ans.