De l’Europe centrale à l’Indo-Pacifique, l’Azerbaïdjan sape l’effort de guerre de l’Ukraine

De l’Europe centrale à l’Indo-Pacifique, l’Azerbaïdjan sape l’effort de guerre de l’Ukraine

par Eduard Abrahamyan* – CF2R – publié en juillet 2024

https://cf2r.org/tribune/de-leurope-centrale-a-lindo-pacifique-lazerbaidjan-sape-leffort-de-guerre-de-lukraine/


*Docteur en sciences politiques (université de Leicester 2022), membre de l’Institut d’Analyse de la Sécurité (ISA) d’Erevan (Arménie), il a été conseiller en politique étrangère de l’ancien président arménien Armen Sarkissian. Il est également collaborateur régulier d’IHS Markit, de la Jamestown Foundation, de The National Interest, du Foreign Policy Research Institute et du Central Asia-Caucasus Institute.

 

 

Guerre en Ukraine : Vers l’escalade ?

par Philippe Condé,  -Géopragma – publié le 3 juillet 2024

https://geopragma.fr/guerre-en-ukraine-vers-lescalade/


Chaque jour qui passe, de nouveaux pays de l’OTAN autorisent les frappes sur le territoire russe avec leurs armes.

Pourtant, le secrétaire général de l’OTAN assure que l’Organisation n’est pas en guerre contre la Russie et ne recherche pas l’escalade.

A ce jour, dix pays européens ont donné l’autorisation de frapper le territoire russe avec leurs armes (Allemagne, Danemark, France, Pays Baltes, Pays-Bas, Pologne, République Tchèque et Royaume-Uni) ainsi que les États-Unis (utilisation de missiles à courte portée sur les régions russes frontalières de la région de Kharkov).

Pour le Danemark et les Pays-Bas, leurs avions F-16, une fois livrés à l’Ukraine, pourront frapper le sol russe sans restriction.

En réponse à ces autorisations, le 5 juin lors d’une Conférence de presse avec des journalistes étrangers, en ouverture du Forum économique international de St Petersburg, le président russe a annoncé que la Russie pourrait armer avec des missiles longue portée des pays en conflit avec l’Occident. On pourrait imaginer que Moscou livre des missiles à l’Iran ou aux rebelles Houthis afin de frapper les intérêts occidentaux au Proche Orient. Cela constituerait une réponse asymétrique de la part du Kremlin.

Lors de son intervention du 6 juin, Emmanuel Macron a annoncé la formation de 4500 soldats ukrainiens sur le sol français ainsi que la livraison de cinq Mirages 2000-5 et la formation des pilotes ukrainiens. En outre, les Mirage 2000 pourront, une fois livrés à l’Ukraine, frapper le territoire russe. La mise en garde russe de la veille ne semble pas avoir été entendue.

Une autre réponse asymétrique de la part de Moscou serait d’envoyer des bâtiments de guerre sur le continent américain, par exemple au Venezuela, au Nicaragua ou à Cuba. Ainsi du 12 au 17 juin, la frégate Amiral Gorshkov accompagnée du remorqueur Nikolaï Chiker, du pétrolier Akademik Pashin et du sous-marin à propulsion nucléaire Kazan pouvant embarquer des missiles hypersoniques, ont fait escale à La Havane. Les côtes de Floride ne sont qu’à 180 kilomètres.

Le risque d’escalade devient chaque jour plus grand d’autant plus que les dirigeants occidentaux continuent de faire la sourde oreille aux propos de Moscou.

Mais vu d’Occident, la Russie est l’ennemi à abattre. L’Ukraine n’est que l’instrument, l’arme de ce projet, ses soldats ne sont que des consommables.

Cependant, Moscou se dit chaque jour prête à négocier en tenant compte de la réalité sur le terrain.

Le 14 juin, lors d’un discours devant le corps diplomatique russe, soit la veille de la Conférence de paix qui se tiendra en Suisse, sans la Russie, Vladimir Poutine présente un Plan de paix en cinq points.

     1. Retrait total des troupes ukrainiennes du territoire administratif des régions de Lougansk (RPL), Donetsk (RPD), Zaparojié, Kherson. Le statut de ces régions russes, ainsi que de la Crimée et de Sébastopol devra être reconnu par des traités internationaux.

      2. Engagement de l’Ukraine à ne pas adhérer à l’OTAN.

      3. Statut neutre, non aligné et non nucléaire de l’Ukraine.

      4. Démilitarisation sur la base des accords d’Istanbul.

      5. Protection des droits des russes en Ukraine.

Il ajoute que si ces conditions sont rejetées, la responsabilité de la continuation du bain de sang incombera à l’Occident.

Sans surprise, ce plan de paix est aussitôt rejeté par le président ukrainien, le considérant comme un ultimatum mais aussi par l’OTAN, et les Etats-Unis, proclamant que cela ne ramènerait pas la paix et permettrait d’atteindre les objectifs russes.

Or ce plan semble plutôt réaliste et reprend les principales demandes russes formulées en janvier 2022, soit un mois avant le lancement de l’Opération militaire spéciale. La principale différence se trouve dans le premier point, c’est-à-dire la reconnaissance de la souvenait russe sur les régions de RPL, RPD, Zaparojié et Kherson. Ces dernières ont adhéré par référendum (23-27 septembre 2022) à la Fédération de Russie. Cette consultation est considérée comme une annexion et donc non reconnue par l’Occident.  Etant donné le rapport des forces sur le terrain, où l’armée russe continue d’avancer sur l’ensemble du front, ces régions semblent perdues pour l’Ukraine.

Pour Moscou, c’est un fait accompli d’autant plus que des investissements considérables sont réalisés comme la restauration des villes (Marioupol étant le symbole), la construction de nouvelles routes et de voies ferrées permettant d’intégrer ces nouveaux territoires au reste de la Fédération. La liaison ferroviaire, en voie d’achèvement, reliant Rostov sur le Don à Djankoi (Crimée) via Marioupol (RPD), Berdyansk et Melitopol (Zaparojié), constitue le plus grand symbole.         

Ces régions, au même titre que la Crimée, ne sont donc plus négociables. Elles font partie intégrante de la Fédération de Russie. D’ailleurs, selon Piotr Tolstoï, vice-président de la Douma, c’est la dernière proposition de paix de la Russie. La prochaine proposition sera la capitulation.

Sans surprise, la Conférence de paix qui s’est tenue en Suisse (15-16 juin) en l’absence de la Russie, mais aussi de la Chine, n’a apporté aucun élément nouveau permettant de mettre fin au conflit.

Sur les 90 délégations, environ la moitié n’était pas constituée de membres de haut rang, notamment les pays du Sud global. Les Etats-Unis étaient représentés par la vice-présidente Kamala Harris et le conseiller à la sécurité nationale Jake Sullivan.

Seuls 78 Etats ont signé la déclaration finale (l’Inde, le Brésil, l ‘Arabie Saoudite, les Emirats arabes unis, membres des BRICS, n’ont pas signé), qui apporte le soutien à la « souveraineté, l’indépendance et l’intégrité territoriale » ukrainienne mais reconnait aussi qu’il faudra inviter la Russie afin de parvenir « à une paix juste et durable ». Par ailleurs, le communiqué final appelle à garantir la liberté de navigation en Mer Noire et en Mer d’Azov (totalement contrôlée par Moscou) afin de sécuriser le commerce des produits alimentaires (notamment le blé). Enfin, les participants demandent que l’Ukraine reprenne le contrôle total de la centrale nucléaire d’Energodar (contrôlée par les russes depuis mars 2022) et exigent la libération de tous les prisonniers de guerre. Le communiqué n’appelle donc pas au retrait des forces russes ni au paiement de réparations, pourtant point clés du plan de paix Zelenski.

En somme pour le président ukrainien, les conclusions de cette conférence constituent un échec, auquel s’ajoute l’absence de la Chine et de Joe Biden. Les hostilités sur le terrain continuent donc sans espoir de voir la fin prochaine.

Pourtant, comme l’a affirmé, à plusieurs reprises déjà, le Haut représentant aux affaires étrangères européen, Josep Borell, il suffirait que l’Europe arrête de fournir des armes à l’Ukraine pour que la guerre se termine.  Aveuglés par une russophobie maladive, les européens et les occidentaux en général ne veulent (ne peuvent) reconnaître leurs erreurs…car ce conflit aurait pu être évité s’ils avaient accepté les Accords d’Istanbul début avril 2022.

Mais l’arrogance Occidentale, anglo-saxonne en particulier (le fameux voyage du 1er Ministre britannique Boris Johnson le 9 avril 2022), décida que l’occasion était trop belle pour détruire une fois pour toutes la Russie.

Cependant, deux plus tard, la Russie n’est pas détruite et tient fermement debout sur ses deux jambes en dépit des plus de 20 000 sanctions occidentales.

Ainsi en 2023, son taux de croissance a atteint 3,2% et a dépassé 5% au premier trimestre 2024.

La Russie est devenue la quatrième économie mondiale en 2023 en PIB PPA (parité de pouvoir d’achat), derrière la Chine, les Etats-Unis et l’Inde mais devant le Japon. Le taux de chômage est inférieur à 3%, l’économie est en pénurie de main-d’oeuvre, ce qui constitue le principal problème aujourd’hui. Afin de résorber cette situation, il faudra augmenter la productivité du travail et/ou augmenter la robotisation des entreprises et/ou faire appel à de la main d’œuvre étrangère. Les autorités semblent privilégier les deux premiers facteurs.

En somme, des performances économiques très honorables sous de très fortes contraintes, pour une station service déguisée en pays, selon les termes de l’ancien sénateur républicain et héros américain du Vietnam John Mc Cain.  

Or, un certain embarras semble, tout de même, gagner les capitales occidentales puisque l’économie russe ne s’est pas effondrée comme l’avait très imprudemment prédit Bruno Lemaire, le 1er mars 2022.

Que faire ? C’était la question que se posait Lénine dans son traité politique publié en 1902.

Elle s’applique totalement à la Russie s’agissant de la politique actuelle des pays occidentaux

Mais au lieu de se poser la bonne question comme Lénine à l’époque, les dirigeants occidentaux préfèrent la fuite en avant, l’escalade dans le conflit.

Ainsi, on continue de ne pas prendre au sérieux les mises en garde du Kremlin concernant l’utilisation éventuelle de bombes nucléaires tactiques (la Russie en possède plus de 4000).

La doctrine militaire russe est pourtant très claire : en cas de menace pour l’intégrité et la souveraineté du pays, la Russie se réserve le droit d’une frappe nucléaire.

Comme l’a fait remarquer John Mearsheimer dès le mois de mai 2022 : on ne joue pas impunément avec une puissance nucléaire. Ajoutons que la Russie est la première (5889 ogives) devant les Etats-Unis (5244 ogives) et très loin devant la France (290 ogives).

Pendant ce temps, l’Europe se perd, la France en tête. Le 31 mai, Standard and Poor’s a dégradé sa note de AA à AA-, en raison notamment de son taux élevé d’endettement (110,6% du PIB, soit plus de 3000 milliards d’euros) et de déficit budgétaire (5,5% du PIB en 2023, en hausse de 0,8 point par rapport à 2022). La croissance européenne reste inférieure à 1% par an, l’inflation reste supérieure à 2%, qui est la cible de la BCE. La désindustrialisation guette l’Allemagne puisqu’elle importe son énergie deux à trois fois plus chère que lorsqu’elle l’achetait à la Russie. La France ayant perdu son industrie depuis la crise de 2008.

L’écart économique entre l’UE et les Etats-Unis ne cesse de se creuser depuis la crise des subprimes.

Entre 2008 et 2022, le taux de croissance de l’UE a été de 2,8% contre 72% aux Etats-Unis.

De ce fait, l’économie européenne ne représente plus que 65% de son homologue américaine alors qu’elles étaient équivalentes en 1990. 

Dans les différents Etats membres, les campagnes pour les élections européennes n’ont pas été à la hauteur des enjeux. En France, on a vu beaucoup de listes (vingt-neuf) pour très peu d’Europe.

Victor Hugo n’est plus qu’un lointain souvenir brumeux. Absence de vision, absence de projet fédérateur, alors que l’UE cumule les retards dans les domaines de l’intelligence artificielle ou de l’automobile électrique face à ses rivaux américain et chinois.

Les résultats des élections européennes du 9 juin ont encore obscurci l’horizon du vieux continent.

Les partis d’extrême droite ont gagné en France, en Belgique, en Autriche et se sont classés deuxième en Allemagne et aux Pays-Bas. Emmanuel Macron s’est résolu à dissoudre l’Assemblée nationale entrainant le pays dans une incertitude totale.

Ces résultats constituent un signal aux pouvoirs en place : problèmes de pouvoir d’achat, avenir du système social, montée des inégalités, mais aussi la guerre en Ukraine qui est une situation perdante pour l’UE. Il y a donc urgence à prendre en compte ces problèmes lors des prochaines législatures française et européenne.

Dans les prochains mois, l’Occident, et l’UE en particulier, devra revoir radicalement son agenda en Ukraine.

La situation actuelle, après plus de deux ans de conflit, largement provoqué et alimenté par l’Occident, risque de conduire à une escalade et à un élargissement du théâtre des opérations. Le danger nucléaire n’est pas à exclure.

L’UE devrait donc convoquer une Conférence de paix afin de mettre fin à cette tragédie. Car la paix, c’est la vocation de l’Europe !

A défaut, la situation post-apocalyptique décrite par Dmitry Glukovsky dans le cadre de sa Trilogie Métro (2033, 2034, 2035) où les survivants d’une guerre nucléaire se terrent misérablement dans le métro de Moscou, depuis vingt ans, pourrait alors devenir réalité…

Philippe Condé, Docteur en Economie, spécialiste de la Russie.

Pourquoi Joe Biden ne peut remporter l’élection américaine de novembre

Pourquoi Joe Biden ne peut remporter l’élection américaine de novembre

Tribune
Par Barthélémy Courmont – IRIS – publié le 28 juin 2024

Le premier débat opposant les deux principaux candidats à l’élection présidentielle américaine de novembre 2024 s’est tenu le 27 juin soit, une fois n’est pas coutume, plus de cinq mois avant le scrutin. S’il fut comme prévu brutal, témoignant de la polarisation grandissante de la vie politique américaine et de l’animosité poussée à l’extrême entre les deux concurrents, il fut également, sans surprise, un exercice extrêmement difficile pour Joe Biden, qualifié de désastre ou de naufrage. Selon CNN, Donald Trump aurait ainsi « remporté » ce débat pour 67 % des personnes interrogées. Un résultat sans appel, quand on sait à quel point le candidat républicain est clivant.  Hésitant, parfois incompréhensible, Joe Biden a offert la prestation la plus catastrophique de cet exercice médiatique depuis le premier du genre, opposant John F. Kennedy et Richard Nixon en 1960. En cause son état de santé, de plus en plus fréquemment commenté dans les médias, mais aussi son incapacité à élever le débat et à sortir du piège tendu par son adversaire. Déjà perceptible depuis le début des primaires en janvier 2024, la possibilité de voir Joe Biden être reconduit à la Maison-Blanche relève aujourd’hui du fantasme, sauf à considérer une improbable mise à l’écart pour raisons juridiques de Donald Trump ou une encore plus improbable mobilisation de l’électorat démocrate – sans oublier le soutien des indépendants, dont les votes seront comme souvent déterminants – derrière le président sortant. Tandis que les conventions nationales animeront la vie politique américaine pendant l’été, le constat est sans appel : Joe Biden n’a quasiment aucune chance de remporter l’élection face à Donald Trump. Chronique d’une élection perdue d’avance, et libre désormais aux démocrates de trouver une solution.

Le moment d’ouvrir les yeux

Comme aucune autre, l’élection américaine passionne le monde entier. Cela s’explique bien sûr par le pouvoir qu’incarne le locataire de la Maison-Blanche, mais aussi par l’attention médiatique très forte, qu’on ne retrouve dans aucun autre scrutin étranger. En prenant l’exemple français, on voit ainsi que si les analyses et informations concernant la course à la Maison-Blanche restent très nombreuses, les médias se désintéressent d’élections en Allemagne, Italie ou Espagne, pour ne prendre que quelques exemples. Cette fascination pour l’élection américaine souffre cependant d’une forme d’appropriation des débats politiques outre-Atlantique par des médias qui se montrent désormais plus partisans que commentateurs, résultat d’une bipolarisation presque manichéenne et surtout déplacée – puisqu’en dehors des binationaux, les Français ne votent pas plus pour désigner le président américain que le chancelier allemand. Certes chacun est libre de prendre position, de commenter et de critiquer. Mais le rôle des médias doit aussi être d’informer et de dépasser ces prises de position pour présenter les faits et pas uniquement leur interprétation. On voit déjà la couverture médiatique de ce débat, faisant état – comment pourrait-il en être autrement ? – du naufrage de Joe Biden. Mais il est étonnant de devoir attendre fin juin, et les Primaires terminées, pour faire ce constat que les observateurs de la vie politique américaine ne peuvent avoir ignoré depuis des mois, voire plus.

Il est donc temps d’ouvrir les yeux sur le spectacle politique que nous offre la plus grande démocratie du monde. Pas qu’il faille en ricaner, surtout en France, mais il s’agit bien d’une leçon d’humilité pour tous ceux qui prennent leurs désirs pour des réalités, se focalisant sur les affaires judiciaires de Donald Trump et ignorant dans le même temps que son adversaire voit ses chances de victoire diminuer jour après jour.

Des États clefs qu’il sera quasiment impossible de conquérir

Le mode de scrutin américain se traduit par une attention toute particulière sur une poignée d’États qu’il faut remporter pour bénéficier du nombre suffisant de délégués. Inutile dès lors de regarder les chiffres à échelle nationale, qui n’ont au mieux qu’une valeur indicative – en l’occurrence, Trump devance Biden dans la majorité des sondages nationaux, ce qui renforce le constat de son avance, car les démocrates ont systématiquement plus d’électeurs à échelle nationale depuis plus de vingt ans, ce qui ne leur a pas permis de gagner à tous les coups. Or, on constate que dans la grande majorité de ces États clefs, Donald Trump fait la course en tête et a parfois même creusé de très larges écarts dont on voit difficilement comment ils pourraient être réduits. Ainsi, La Floride ou l’Ohio ne sont même plus désignés comme des États clefs, tandis que le Michigan et le Wisconsin, traditionnellement démocrates, le sont. Comment expliquer cette incapacité des démocrates à se mobiliser à échelle locale ?

Si on regarde les scrutins précédents, c’est dans l’élection de novembre 2016 qu’il faut chercher des clefs de compréhension, plus que dans celle de 2020, marquée par la pandémie de Covid-19. Hillary Clinton, candidate investie par le camp démocrate – et que les médias voyaient, pour les raisons évoquées précédemment, marcher triomphalement vers la Maison-Blanche – essuya à cette occasion un revers sérieux dans la majorité des États clefs, mais aussi dans des bastions traditionnels démocrates, le Michigan et le Wisconsin, où Trump l’emporta à la surprise générale. Surprise ? Pas tant que cela en fait. Lors des primaires démocrates, Hillary Clinton y avait été largement devancée par Bernie Sanders, et commit l’erreur impardonnable de ne pas y faire campagne, arguant du fait que si les électeurs de ces États démocrates votaient Sanders, il n’y avait aucune chance que Trump puisse l’emporter. Elle préféra donc se concentrer sur d’autres États, y compris ceux gagnés d’avance comme la Californie, tandis que Trump avait l’habileté de se déplacer dans ces États négligés par sa concurrente. Il convient ici d’être lucide : l’élection est gagnée sur le terrain plus que depuis la Maison-Blanche ou dans des grands quotidiens de la côte Est. Et on voit difficilement Joe Biden être en capacité d’enchainer les meetings de campagne, quand bien même cela serait suffisant.

Un électorat démocrate plus divisé que jamais

D’autant que si nombreux sont les républicains qui détestent Trump mais se sont résignés à sa troisième candidature consécutive, les démocrates sont aujourd’hui très divisés, et l’épisode des rassemblements propalestiniens sur les campus universitaires en témoigne. La mobilisation des démocrates derrière leur candidat est aujourd’hui le principal défi pour le parti de l’âne. Et Joe Biden n’est pas l’homme de la situation pour incarner la réunion de toutes les sensibilités politiques de son camp.

Paradoxe de cette élection : le bilan de Joe Biden n’est pas mauvais et il n’a pas à en rougir. Si les quatre dernières années furent marquées par de grandes difficultés en matière de politique étrangère (sur lesquelles il serait nécessaire de revenir en détail, parce qu’on ne peut qu’y trouver un très inquiétant signe de déclin), l’économie, qui est toujours au cœur des préoccupations des électeurs, a retrouvé une dynamique après les années de Covid. Sauf que de nombreux électeurs ne le voient pas de cette manière. Les écarts sociaux sont importants, et l’Amérique rurale et des États désindustrialisés continuent de souffrir de politiques qui les ont négligés depuis des décennies. La politique de l’administration Biden ne répond pas aux attentes de ces « gilets jaunes » américains qui pour beaucoup soutiennent le candidat républicain, et pour d’autres se détournent d’un parti démocrate qui ferait défaut sur sa politique sociale. Soyons clair, ne considérer que les chiffres de la croissance du produit intérieur brut (PIB) est très réducteur, aux États-Unis comme ailleurs, dès lors que les principaux intéressés, ceux qui voteront en novembre, ne voient pas d’amélioration sensible de leur condition.

La question doit être posée de manière brutale : de qui Joe Biden est-il le candidat ? Et au-delà, quelle Amérique incarne-t-il et quels démocrates le soutiennent ? De moins en moins visiblement.

Un autre candidat démocrate, mais qui ?

Depuis janvier, la rumeur d’une candidature autre que celle de Joe Biden pour redresser la barre circule dans les rangs démocrates. Celui qui a facilement, et sans faire campagne, remporté les primaires de son camp pourrait ainsi être désavoué et un autre candidat serait présenté à l’occasion de la convention d’août ? Mais lequel, et avec quelle chance de renverser la dynamique et remporter une élection trois mois plus tard ? Sans doute les luttes d’influence atteignent des sommets depuis la prestation désastreuse de Joe Biden lors du débat, mais il va falloir se mettre d’accord sur une candidature crédible, en plus de parvenir à convaincre le principal intéressé. En clair, si le parti annonce en août que Biden n’est pas candidat, cela signifie qu’il ne le juge plus capable de diriger le pays, et les conséquences seront lourdes. Les républicains ne manqueront pas ainsi d’attaquer le parti de l’âne sur la dissimulation de l’état de santé mentale du président.

Autre scénario, celui d’une démission avant novembre, pour raisons de santé par exemple. Ce n’est pas à exclure, ce qui se traduirait par une présidence de Kamala Harris – qui deviendrait ainsi la première femme présidente des États-Unis. Mais cela ferait-elle de l’actuelle vice-présidente la candidate naturelle en novembre ? Pas sûr, quand on regarde sa popularité actuelle et la difficulté qu’elle a éprouvée à s’imposer dans son rôle au cours des quatre dernières années. Dans un cas comme dans l’autre, la stratégie du changement de candidat serait une stratégie de la dernière chance, ce qui offre des chances, même minces, de victoire, mais peut, dans le même temps, totalement déstabiliser l’électorat.

Il va falloir également, et surtout, changer de registre : faire campagne sur les scandales de Donald Trump, fussent-ils financiers ou sexuels, ne marche pas. Il est même étonnant que les stratèges démocrates continuent de se focaliser sur une telle campagne, dont le principal bénéficiaire semble être celui qu’ils veulent porter au pilori. En d’autres termes, un autre candidat s’avère sans doute nécessaire, mais ce ne sera pas suffisant, puisque c’est bien d’une autre campagne dont les démocrates ont aujourd’hui besoin. Pendant ce temps, l’heure tourne, et la perspective de voir le locataire de la Maison-Blanche essuyer d’autres humiliations se profile à l’horizon, tout autant qu’une défaite annoncée.

C’est qui le chef ? par Michel Goya

C’est qui le chef ?

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 27 juin 2024

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Dans les systèmes monarchiques, c’est le souverain qui, par tradition, commande les armées y compris normalement sur le terrain. Avec l’arrivée des régimes républicains, et de fait avec la constitutionnalisation des monarchies, les choses sont devenues un peu plus compliquées. La Constitution de 1848 en France indique par exemple dans son article 50 que le Président de la République (PR) élu au suffrage universel « dispose de la force armée, sans pouvoir jamais la commander en personne ». Les premiers projets de lois constitutionnelles de la IIIe République reprennent la formule, ce qui suscite la colère du « maréchal-président » Mac Mahon (élu par l’Assemblée en mai 1873). Devant sa menace de démission, l’amendement Barthe (1er février 1875) est repoussé et l’article 3 de la loi du 25 février 1875 indique seulement que le Président « dispose de la force armée ». Ce pouvoir est néanmoins limité par l’obligation de contreseing d’un ministre pour toutes les décisions du Président, la possibilité d’être poursuivi pour haute trahison et l’obligation d’assentiment des deux chambres pour déclarer la guerre.

Le maréchal de Mac Mahon a cependant suffisamment de latitude pour organiser un « domaine réservé », une expression de Chaban Delmas en 1959 pour désigner les prérogatives particulières qui devraient être accordées au PR en matière de défense et de politique extérieure. Mac Mahon accorde beaucoup de d’intérêt aux réformes militaires en cours et traite directement avec les ministres et les généraux de corps d’armée qu’il reçoit à l’Élysée. Il tient à désigner lui-même les ministres de la Guerre et de la Marine. La crise du 16 mai 1877 coupe court à cette interprétation. Avec la « constitution Grévy » et la révision de 1884, la France adopte un régime parlementaire et le Président de la République n’exerce plus qu’une « magistrature morale », ce qui permet à Poincaré d’imposer Clemenceau comme Président du Conseil en décembre 1917 mais ne suffit pas à Albert Lebrun pour empêcher la crise des institutions de juin 1940. Cette dernière crise et le désastre qui l’accompagne est en garder en tête pour comprendre l’esprit des institutions de défense de la Ve République.

Notons au passage que le général de Gaulle met en place dans la « France combattante » un système très simple, avec un chef du Gouvernement provisoire de la République française (GPRF) décideur unique avec sous ordres directs un État-major de Défense nationale pour la conduite des opérations et un ministre de la Défense nationale (et non quatre ou cinq ministères, de la Défense nationale, de la Guerre, de l’Air, de la Marine, de l’Armement). Le chef du GPRF est assisté d’un Conseil de défense nationale réunissant tous les ministres concernés par cette guerre désormais totale. Autant d’éléments que le général de Gaulle s’efforcera d’imposer dans les institutions et la pratique de la Ve République.

En attendant, l’expression « Chef des Armées » apparaît dans un décret du gouvernement provisoire de la République en date du 4 janvier 1946 avant d’être reprise, sur proposition du général Giraud alors député, dans la Constitution de 1946 (art. 33 « Le président de la République préside, avec les mêmes attributions [que pour le Conseil des ministres, c’est-à-dire faire établir et conserver les procès-verbaux], le Conseil supérieur et le Comité de la défense nationale et prend le titre de chef des armées. »). Mais l’article 47 précise que « le président du Conseil [qui devient une fonction en soi et non un ministre supérieur aux autres], assure la direction des forces armées et coordonne la mise en œuvre de la Défense nationale ». La gestion de la politique de Défense de la IVe République n’est finalement pas très différente de celle de la IIIavec ses qualités et ses énormes défauts, évidents lors de la guerre en Algérie.

La nouvelle paralysie institutionnelle qui apparaît à cette occasion impose une réforme profonde des institutions et une nouvelle Constitution. Pourtant, étrangement, cette constitution n’apparaît immédiatement pas très différente de celle de 1946 dans son organisation de la Défense nationale.  L’article 15 de la Constitution de 1958 (« Le Président de la République est le Chef des Armées. Il préside les conseils et comités supérieurs de la Défense nationale », sans préciser quelles sont les compétences qu’il exerce à ce titre) est peu différent de l’article 33 de la Constitution de 1946. De plus, l’article 19 (« Les actes du président de la République autres que ceux prévus aux articles 8 (1er alinéa), 11, 12, 16, 18, 54, 56 et 61 sont contresignés par le Premier ministre et, le cas échéant, par les ministres responsables. ») ne fait pas référence à l’article 15. Les actes du Président de la République en conseil de défense doivent donc normalement être contresignés par le Premier ministre. Si on ajoute l’article 20 (« le gouvernement dispose de l’administration et de la force armée ») et l’article 21 (« Le Premier ministre dirige l’action du gouvernement. Il est responsable de la Défense nationale ») de la Constitution mais aussi l’article 7 de l’ordonnance de 1959 (« la politique de défense est définie en conseil des ministres ») et son article 9 (« le Premier ministre, responsable de la Défense nationale, exerce la direction générale et la direction militaire de la Défense »), on obtient quelque chose de proche de l’esprit de la IIIe ou de la IVe République. 

Le général de Gaulle ne l’interprète pas de cette façon dans ses Mémoires d’espoir (« Il va de soi, enfin, que j’imprime ma marque à notre défense […] cela pour d’évidentes raisons qui tiennent à mon personnage, mais aussi parce que, dans nos institutions, le Président répond de « l’intégrité du territoire » [art.5], qu’il est « le Chef des Armées », qu’il préside « les conseils et comités de Défense nationale » »). La personnalité du nouveau président de la République et les évènements en Algérie – et pour le général de Gaulle le plus choquant d’entre eux est la rébellion d’une partie de l’armée – impose une centralisation des pouvoirs à son profit. À partir d’avril 1961, la dualité des pouvoirs entre le PR et du PM s’efface au profit du premier et d’une manière générale au profit des civils. L’état-major du Premier ministre redevient le Secrétariat général de la défense nationale à direction civile et le Chef d’état-major général de Défense nationale, l’actuel Chef d’état-major des armées (CEMA), perd beaucoup de ses prérogatives. L’ordonnance de 1959, finalement abrogée en 2004, perd une grande partie de sa substance. Et puis deux phénomènes particuliers sont apparus.

Arguant du caractère très particulier de l’arme nucléaire et de la nécessité de décision urgente, le décret du 14 janvier 1964 « relatif aux forces aériennes stratégiques » décide que le Président de la République a seul qualité pour décider l’emploi du feu nucléaire, ce qui est contradiction avec les dispositions de la Constitution et de l’ordonnance de 1959. Ce décret a été abrogé et remplacé par celui du 12 juin 1996 plus conforme aux textes constitutionnels et législatifs mais qui conserve un caractère ambigu. Dans son article premier, le conseil de défense doit définir « La mission, la composition et les conditions d’engagement des forces nucléaires » alors que le président chef des armées et président du conseil de défense « donne l’ordre ». Cela est considéré très majoritairement comme un « ordre de conduite » et non une décision nécessitant donc le passage par un conseil de défense et le contreseing du Premier ministre, mais pourrait être interprété différemment si une situation de crise plaçant la France devant un tel choix survenait en période de cohabitation hostile. On se demande si un président de la République pourrait réellement engager le feu nucléaire en premier (en riposte, la question ne se pose pas) alors qu’il doit faire face à un gouvernement, une majorité et donc un peuple hostile. Plus largement, la question se pose du maintien au pouvoir d’un président désavoué par le peuple. Le général de Gaulle avait tranché cette question à sa manière mais tout le monde n’est pas de Gaulle. 

Et puis, il y a eu la multiplication des opérations extérieures, rendues possibles justement par la centralisation des institutions. Une opex, c’est une opération décidée par le président de la République, et comme c’est très facile alors que la France a de nombreuses obligations internationales, elles deviennent très nombreuses. Cela pour premier effet de remettre les militaires dans la boucle décisionnelle. Premier ministre et ministre de la Défense/Armées ont leurs états-majors particuliers et le CEMA redevient premier conseiller militaire et membre du Conseil de défense tout en étant en ligne directe avec le PR pour la conduite des opérations. Mais cela a pour effet également de multiplier les conseils de défense dès lors que l’on considère que ces opérations extérieures sont importantes, or qui dit conseil de défense dit in fine approbation du Premier ministre. Cela ne pose pas de problème en cas de situation normale, ou s’il y a désaccord cela se traduit par une démission, comme celle du ministre de la Défense en 1990 au moment de la guerre du Golfe et de la décision de François Mitterrand d’y engager les forces françaises.

En cas de cohabitation c’est forcément plus compliqué et cela se traduit souvent par une négociation entre les deux têtes de l’exécutif. On se souvient des difficultés de lancer l’opération Turquoise au Rwanda en 1994, contrairement à l’opération Noroit au même endroit deux ans plus tôt en période « normale ». Turquoise est finalement engagée mais aux conditions du Premier ministre Édouard Balladur. En décembre 1999 en revanche, le Premier ministre Lionel Jospin s’oppose totalement à une opération de contre coup d’État en Côte d’Ivoire.

Depuis la réforme constitutionnelle de 2008 se pose aussi un autre problème. Avant l’engagement dans la guerre du Golfe (1990-1991), le PR avait ordonné au gouvernement de poser la question de confiance selon l’article 48.1 devant l’Assemblée nationale et de demander au Sénat l’approbation d’une déclaration de politique générale (art 49.4), afin d’asseoir la légitimité de son action. Mais il disposait alors de la majorité et le vote de confiance ne posait guère de difficultés. Désormais, le Parlement doit obligatoirement voter la poursuite ou non d’une nouvelle opération au bout de quatre mois. On imagine par exemple que l’envoi de militaires français en Ukraine soit jugé suffisamment important pour justifier d’un Conseil de défense, première étape, puis en cas d’approbation, d’un vote au Parlement. Quelle que soit la nouvelle configuration de l’Assemblée nationale le 7 juillet, on peut imaginer qu’on n’est pas prêt dans ce cas d’avoir des soldats français en Ukraine. Notons au passage que tous ces blocages éventuels sont des incitations au contournement en faisant appel aux services clandestins ou discrets et même, comme aux États-Unis aux sociétés privées.

Notons que si le Premier ministre ne peut déclencher lui-même d’opérations extérieures, il peut déclencher des opérations intérieures en tant que premier responsable de la sécurité du territoire. Dans la confrontation avec l’Iran qui s’est traduit notamment pas une série d’attentats terroristes sur le sol français en 1986, le Président de la République a déclenché quelques mois plus tard l’opération Harmattan dans le Golfe arabo-persique. Entre temps, le Premier ministre et rival pour la future présidentielle, Jacques Chirac, ne voulait être en reste et avait déclenché l’opération intérieure Garde aux frontières et envoyé des soldats renforcer douaniers et policiers de l’Air et des Frontières. Cela n’avait aucun intérêt opérationnel, mais cet engagement inédit de soldats sur le sol français métropolitains (le pas avait été franchi en Nouvelle-Calédonie) permettait au Premier ministre d’exister politiquement.

Pour résumer, la reconnaissance d’un pouvoir entier et personnel du Président de la République comme chef des Armées ne peut plus être niée. La question a été tranchée dans ce sens par le Comité consultatif pour la révision de la Constitution dans son rapport du 15 février 1993. Le comité, tout en jugeant discutable l’expression « domaine réservé », a estimé que ; malgré certaines ambiguïtés, l’exercice de pouvoirs propres en matière de défense par le Président de la République correspondait à une « tradition trentenaire ». La tradition est ainsi devenue une source de droit en matière constitutionnelle à condition de justifier d’une application « paisible » pendant une certaine durée. On notera que le comité avait proposé de modifier l’article 21 de la Constitution comme suit : « Le Premier ministre dirige l’action du gouvernement. Il est responsable de l’organisation de la Défense nationale » afin de refléter la réalité des choses. Cela n’a pas été fait et le Premier ministre, s’il ne peut rien déclencher de vraiment nouveau en politique de défense, ni même sans doute mettre fin à quoi que ce soit d’important, conserve une grande capacité de blocage. Maintenant que la coïncidence des élections présidentielle/législatives n’existe plus et que les cohabitations risquent à nouveau de se multiplier, il n’est pas certain ensuite que l’interprétation actuelle, même confortée par une longue pratique, tienne éternellement.

Les grands conflits contemporains, une approche géopolitique

Les grands conflits contemporains, une approche géopolitique

 

par Bruno Modica – Revue Conflits – publié le 24 juin 2024


Cet ouvrage présente l’immense intérêt d’être très à jour sur les conflits en cours. Pour autant, surtout lorsque l’on subit le tourbillon des chaînes d’information en continu, cette publication permet de prendre du recul et de comprendre les ressorts des confrontations actuelles et à venir.

 Béatrice Giblin (Dir) Les grands conflits contemporains, une approche géopolitique. Armand Colin – Mai 2024. 

Une place privilégiée dans les différents articles, où l’on retrouve des spécialistes connus comme Frédéric Encel, Yves Lacoste, Myriam Benraad ou Philippe Subra, est accordée à ce que l’on appellera « les confrontations majeures ». La guerre en Ukraine ou le conflit israélo-palestinien relancé depuis le 7 octobre dernier, occupent évidemment une bonne place. Mais en réalité, l’orientation que la directrice de publication Béatrice Giblin a voulu donner à cet ouvrage échappe à cet écueil « journalistique », pour traiter les différents sujets au fond. Le premier enseignement que l’on trouvera est le suivant : « il n’y a pas de petits conflits géopolitiques ». Les conflits transnationaux comme l’Ukraine ou Gaza se trouvent en 5e partie, tandis que la première est consacrée à des conflits locaux urbains et ruraux à Marseille, Jérusalem, mais aussi dans les campagnes de France autour de « la question de l’eau », opposant agriculteurs et autres usagers.

La frontière comme lieu de confrontation est examinée sous l’angle des relations entre le Mexique et les États-Unis, mais également à propos de la guerre au Kivu, située à l’est de la république démocratique du Congo mais frontalière du Burundi, du Rwanda et de l’Ouganda. La guerre y est endémique depuis au moins 25 ans. Ce chapitre aurait pu d’ailleurs se situer dans la 4e partie de l’ouvrage qui traite de la conquête des ressources, en raison des enjeux miniers de ce territoire qui souffre de ce que l’on peut appeler la malédiction des matières premières. L’or et le diamant y sont évidemment convoités, au même titre que la cassitérite, le coltan ou le wolfram. Les usages de ces minéraux se retrouvent dans les composants électroniques comme dans les aciers spéciaux.

De la même façon, et surtout dans le contexte actuel envisager, comme le fait Frédéric Encel, Jérusalem comme une capitale frontière est d’autant plus pertinent qu’il ne sera pas possible d’évacuer le statut de cette ville dans l’hypothèse d’un règlement de la paix, même si ses perspectives s’éloignent.

Il n’y a pas de petits conflits, en effet, le premier article de l’ouvrage, après la mise en perspective de Béatrice Giblin, est consacré à Marseille. Son auteur, Simon Ronai, analyse avec beaucoup de soin les rapports de force entre la ville et son environnement, notamment celui des structures territoriales qui organisent la métropole avec 92 communes représentées par 240 membres. La périphérie se sent riche face à une ville centre appauvri. 

Frédéric Douzet et Thomas Cattin ne sont pas trop de 2 pour examiner la situation complexe de la frontière entre le Mexique et les États-Unis. 3 000 km, 40 points de passage, un fleuve comme le Rio Grande et des conurbations rendent cet espace qui sépare pays en développement et économie développée particulièrement sensible. 270 millions d’individus empruntent les points de passage, tandis que la circulation des biens, des capitaux, des informations et des produits illégaux a été largement favorisée par les différents accords de libre-échange.

Cette frontière est aussi un enjeu pour les élections majeures, au niveau des états concernés, comme pour l’élection présidentielle américaine.

La 3e partie aborde, après une introduction de Béatrice Giblin, les nationalismes régionaux. Le ressort est souvent le même, celui d’un sentiment de mépris subi de la part de l’État central, notamment pour ce qui peut concerner l’usage de la langue, la place des habitants dans les institutions de l’État, les politiques de développement.

Pour autant, les conflits engendrés peuvent être très différents, allant de l’affrontement comme au Kurdistan à la confrontation démocratique pour l’Espagne avec la question basque et catalane.

Yves Lacoste et Béatrice Giblin abordent pour leur part le nationalisme régional de la Kabylie. L’unité imposée par le FLN suscite un mécontentement qui peut s’exprimer par la revendication linguistique, une sorte de nationalisme culturel, avec dans le fond une certaine forme de résistance à une arabisation normalisatrice que la jeunesse refuse.

La 4e partie aborde 2 questions qui seront très largement étudiées par les candidats de la filière lettres du concours de l’école militaire interarmes, à savoir « les guerres de l’eau en question », avec un article de Leïla Oulkebous, et celui de « l’avenir géopolitique du pétrole à l’horizon 2050 », par Benjamin Augé

Paradoxalement, la volonté de diminuer les émissions de carbone, car les ressources naturelles qui permettent de développer les technologies bas-carbone suscitent des convoitises et bien souvent des phénomènes de corruption, des conflits environnementaux, et au final des affrontements.

Béatrice Giblin et Yves Lacoste traitent respectivement de la guerre en Ukraine et à Gaza, des sujets qui pourraient largement être développés plus longuement. Ce qu’il faut surtout noter à propos de ces 2 articles d’une trentaine de pages, c’est surtout celui de leurs conséquences géopolitiques à moyen et à court terme. La Russie joue son destin dans ce conflit, tout comme Israël d’ailleurs. Car il s’agit là de guerres existentielles, celles dans lesquelles les belligérants remettent en cause l’existence même de leur ennemi. La guerre du Nagorny Karabagh qui se termine en 2023 par la disparition d’une entité existant depuis plusieurs siècles aurait pu figurer dans cet inventaire.

Le dernier article de l’ouvrage, rédigé par Frédéric Douzet et Aude Géry, nous permet d’aborder une nouvelle dimension. « L’extension continue du champ de la conflictualité dans le cyberespace », cet environnement créé par l’interconnexion planétaire des systèmes d’information et de communication, est une dimension de plus en plus prise en compte par les militaires. Cela trouve son application au plus petit niveau, celui du groupe de combat ou de l’équipe, et celui que l’on a longtemps appelé le caporal stratégique est également un acteur de la guerre électronique, au même titre qu’un groupe informel ou un état. 

En un peu moins de 300 pages, cet ouvrage qui est condamné à vieillir, en raison des événements à venir, devrait quand même être précieusement conservé en référence. Car au-delà de l’actualité qui passe, les fondamentaux demeurent. Et puis l’immense mérite de tous les auteurs est celui qui consiste à prendre le risque de la prospective, avec un horizon au milieu du siècle, ce qui reste tout de même assez proche.

On me permettra pour conclure un souvenir personnel, celui de mes rencontres avec Béatrice Giblin et Yves Lacoste, dans une autre vie.

J’ai pour ces deux géographes qui ont accompagné ma formation une immense admiration pour leur savoir, mais aussi leur disponibilité et leur sens de l’écoute.


Bruno Modica est professeur agrégé d’Histoire. Il est chargé du cours d’histoire des relations internationales Prépa École militaire interarmes (EMIA). Entre 2001 et 2006, il a été chargé du cours de relations internationales à la section préparatoire de l’ENA. Depuis 2019, il est officier d’instruction préparation des concours – 11e BP. Il a été président des Clionautes de 2013 à 2019.
 

Comment évaluer la posture stratégique française?

Comment évaluer la posture stratégique française?

par Cyrille Bret – Telos – publié le 22 juin 2024https://www.telos-eu.com/fr/politique-francaise-et-internationale/comment-evaluer-la-posture-strategique-francaise.html


Dans un essai[1] nourri par sa connaissance ancienne et détaillée des forces armées françaises, Jean-Dominique Merchet nous confronte, en dix chapitres, à une question redoutable : la France est-elle prête pour affronter un ennemi dans un conflit de haute intensité ? Rédigé fin 2023 au moment où la guerre à grande échelle avait malheureusement confirmé son retour dans l’espace stratégique européen, ce livre analyse sans complaisance la doctrine, la posture stratégique, la structure capacitaire, les structures de commandement et le moral des armées françaises actuelles.

Il réalise cet examen principalement à la lumière de trois étalons, d’une part, la dernière Revue nationale stratégique de 2022, d’autre part, la Loi de Programmation Militaire (LPM) adopté pour la période 2024-2030 et enfin une évaluation des risques sécuritaires et militaires pesant sur la France en général et son territoire métropolitain en particulier.

La France et l’Ukraine, mêmes dangers?

D’évidence, la France n’est pas exposée à une menace militaire du type de celle qui s’est abattue sur l’Ukraine en 2022 : non seulement elle dispose de la dissuasion nucléaire mais en outre, elle fait partie de la plus puissance alliance militaire au monde, l’OTAN, deux assurances vies solides contre une agression. Pour Merchet, la dissuasion nucléaire française est devenue une véritable colonne vertébrale pour la défense nationale : elle absorbe près de 15% des crédits de défense, élève le niveau technologique de toutes les armées et de beaucoup d’entreprises de la BITD, garantit une forme d’autonomie stratégique et surtout, comme le montre l’exemple ukrainien, la préserve contre une attaque d’une grande puissance.

En effet, aux termes du Memorandum de Budapest, en 1994, l’Ukraine avait accepté de se départir de son arsenal nucléaire, s’exposant trente ans plus tard à l’invasion de la Russie. Toutes choses égales par ailleurs, l’arme nucléaire l’aurait protégée, comme elle protège aujourd’hui le régime de Pyongyang.

Toutefois, la différence entre France et Ukraine se heurte plusieurs limites : la guerre en Ukraine a montré que la masse d’équipement et d’hommes compte dans les guerres actuelles. Or, selon son contrat opérationnel, la Force Opérationnelle Terrestre (la somme des unités combattantes de l’Armée de terre) ne réunit que 77 000 hommes (contre plus de 200 000 en Ukraine) et n’est donc capable, selon les normes actuelles, de tenir qu’un front de 80 km (pour 1000 km de front en Ukraine). La qualité ne suffit pas, or la France est encore défendue par une armée « bonsaï » excellente techniquement mais quantitativement insuffisante entre dehors d’opérations extérieures (OPEX) contre des ennemis plus faibles et dans des zones circonscrites. Même après le début de la guerre en Ukraine, les forces armées françaises en restent au modèle de force expéditionnaire qui s’est généralisé en Occident entre la fin de l’URSS, en 1991, et l’invasion de l’Ukraine. Autrement dit, l’armée française est prête à opérer contre un ennemi technologiquement beaucoup plus faible, contre un adversaire qui ne dispose pas de forces aériennes et contre un opposant n’ayant pas de structures étatiques fortes.

L’autre limite est, selon Merchet, que la dissuasion nucléaire à la française isole la France en Europe : si le pays a rejoint en 2009 le commandement intégré de l’OTAN, il n’a pas, en revanche, fait son entrée dans la structure de planification nucléaire de l’OTAN qui constitue le véritable parapluie nucléaire de l’organisation. En d’autres termes, la dissuasion nucléaire française protège bel et bien le territoire national d’une attaque massive et permet aux forces conventionnelles de rester peu nombreuses (200 avions de combat, 200 chars lourds et une vingtaine de navires de premier rang). Mais elle ne lui permet évidemment pas de mener une guerre de haute intensité.

L’économie de guerre, un slogan loin de la réalité

De nuancé, le tableau se fait sombre quand il s’agit d’évaluer les capacités des forces armées françaises. Si l’avion Rafale, le canon mobile CAESAR et le porte-avions sont des équipements de premier ordre pour garantir la France contre des attaques, la base industrielle et technologique de défense (BITD) française est aujourd’hui dans un état inadapté au niveau des menaces : elle ne dispose plus de capacités industrielles pour la production de chars lourds, pour les fusils d’assaut ou encore pour les munitions.

En cas de conflit, elle serait dépendante des industries allemandes ou coréennes qui ne l’alimenterait pas en priorité… De même, la production de drones (tactiques ou d’endurance étendue) a constitué un véritable fiasco national et européen. Alors que les combats au Karabakh, en Ukraine et à Gaza soulignent l’importance de toutes ces capacités, la France de 2024, malgré les déclarations présidentielles de 2022 sur « l’économie de guerre » ne dispose pas des équipements nécessaires pour se défendre dans un conflit terrestre d’attrition.

Une France résiliente

La France dispose toutefois d’atouts que Merchet considère comme confirmés. Les forces françaises ont réussi leur professionnalisation et l’ont éprouvée au feu au fil des OPEX (plus de 700 soldats décédés en OPEX depuis la fin de la guerre d’Algérie). Hormis chez certains nostalgiques, le service militaire universel n’apparaît plus comme un outil indispensable à la sécurité nationale : le prochain défi sera d’instaurer de fortes coopérations entre les troupes actives et les troupes de réserves, à l’instar de ce que la Finlande, la Suisse et la Suède ont réalisé. En outre, la résistance aux cyberattaques a été régulièrement développée au sein d’une stratégie associant l’Etat (ANSSI) et entreprises. Enfin et surtout, l’esprit de défense est désormais peu contesté : les antimilitaristes sont bien moins nombreux que dans les années 1970 et le soutien aux armées est massif dans la population sondage après sondage.

Implacable sur les conservatismes et les biais cognitifs des états-majors français, l’essai de Merchet se fait moins incisif et moins original quand il s’agit d’évaluer les menaces actuelles et futures pesant sur la France, ses citoyens et ses intérêts. En effet, l’approche est très « terrienne » au sens où la sécurité nationale est envisagée avant tout comme l’inviolabilité du territoire national. Les menaces sur les espaces marins, cyber ou informationnels sont considérées comme de second plan. Ainsi, pour Merchet, les prochaines menaces viendront du Maghreb, du Sahel et de Russie. Du Maghreb au sens large car la Libye est à 1200 km de Toulon : au vu des capacités des drones et missiles mis en œuvre en Mer Rouge, la France a sur son flanc sud une véritable vulnérabilité que sa défense anti-aérienne ne comble pas. Du Sahel car le rejet de la France peut tout à fait, selon Merchet, déboucher sur un retour du terrorisme international contre la France à partir de cette zone. De la Russie, pour des raisons rendues évidentes depuis 2022.

C’est ce qui conduit Merchet à conclure, dans une conclusion bien succincte, à un acte de foi assumé : la France est prête pour la guerre, ou du moins elle saura l’être quand les dangers menaceront le territoire national.

Récusant la complaisance de l’esprit « fanamili », tordant le cou à des approximations chauvines sur les vertus militaires et critiquant sans réserve les certitudes des états-majors et des groupes de défense issus de la Guerre Froide, cet essai a le mérite de jeter une lumière crue sur la réalité de l’appareil de défense français, de ses atouts et de ses faiblesses. Mais il aurait sans doute mérité un examen plus détaillé des nouvelles menaces et des capacités françaises à y répondre.

[1] Jean-Dominique Merchet, Sommes-nous prêts pour la guerre ? Robert Laffont, 2024, 215 pages.

Charybde, Sylla et Mars : comment éviter la crise de régime

Charybde, Sylla et Mars : comment éviter la crise de régime

OPINION – Tout en rappelant le contexte politique et historique de la situation politique française abracadabrantesque, le groupe Mars analyse les possibles conséquences des élections législatives d’une victoire du RN ou du Front populaire dans le domaine de la défense. Par le groupe de réflexions Mars.
« Quitter l'OTAN serait en effet une catastrophe pour notre pays, tant du point de vue diplomatique qu'économique, et finalement pour notre sécurité » (Le groupe Mars).
« Quitter l’OTAN serait en effet une catastrophe pour notre pays, tant du point de vue diplomatique qu’économique, et finalement pour notre sécurité » (Le groupe Mars). (Crédits : DR)

Les sondages disaient donc vrai ! Aux élections européennes du 9 juin dernier, près d’un électeur sur trois a choisi, parmi 38, la liste Bardella et 40% des électeurs ont voté pour une liste classée à l’extrême-droite. En cumulant l’ensemble des listes classées à l’extrême-gauche, le total des votes hostiles à la construction européenne actuelle est majoritaire en France. Le chef de l’État en a tiré une conclusion politique tout aussi radicale que ce vote annoncé : il a dissous l’Assemblée nationale et convoqué de nouvelles élections législatives dès que possible. La France aura donc un nouveau Premier ministre le 14 Juillet …

Oradour-sur-Glane : 36% d’électeurs RN

A vrai dire, cet enchaînement institutionnel ne devrait pas constituer une surprise. La crise politique couvait depuis que les précédentes élections législatives il y a deux ans n’avaient pas permis de donner au président une majorité claire. La surprise est ailleurs : dans l’ampleur du soutien populaire dont jouit dorénavant le Rassemblement national (RN), tant géographiquement que sociologiquement. Un exemple suffit à illustrer l’ampleur du phénomène : à l’exception d’une poignée restée fidèles à la tradition de vote rouge, dans toutes les communes de Haute-Vienne le RN est arrivé en tête, et largement.

A Oradour-sur-Glane, où le chef de l’État se trouvait au lendemain de sa déroute électorale, le RN a séduit 36% des votants. Le résultat est similaire dans les communes environnantes et dans quasiment tout le département, y compris Limoges. Inimaginable encore en 2017, un tel résultat devrait provoquer une remise en cause radicale du discours et de la pensée politique. Il n’en est rien.

Erreur historique de la gauche

Plutôt que de reconnaître son erreur historique d’avoir abandonné l’électorat populaire à l’extrême-droite, la gauche se fait plaisir en annonçant un nouveau « Front populaire ». Sympathique, mais pitoyable. N’est-ce pas Karl Marx qui disait que lorsque l’histoire se répète, c’est la première fois comme une tragédie, et la seconde comme une farce. Il est malgré tout intéressant de tenter de comparer les deux époques. Quand, en 1934, la gauche marxiste française décide d’oublier pour un temps les haines recuites du congrès de Tours, rejointe par des radicaux en perte d’influence, la France, atteinte avec un temps de retard par la crise économique, est menacée par le révisionnisme des dictatures fascistes qui s’installe chez ses plus grands voisins : Italie, Allemagne et prochainement Espagne.

Sur le front intérieur, la menace fasciste semble également se concrétiser depuis les évènements du 6 février qui ont vu les Ligues d’extrême-droite s’en prendre au Parlement. Quant à la condition ouvrière, elle est encore très difficile : en-dehors du paternalisme du patronat chrétien, les avancées sociales sont maigres, tant en termes de conditions de travail, de loisirs, de logement et de protection sociale, et les travailleurs se voient comme « des esclaves en location ».

90 ans plus tard, la situation est tout de même fort différente. La condition ouvrière ne ressemble en rien à celle d’avant 1936, la France n’est pas menacée par ses voisins immédiats et s’il existe une violence politique depuis 50 ans, elle est essentiellement le fait de l’extrême-gauche, des terroristes rouges des « années de plomb » à l’activisme vert radical d’aujourd’hui. Quant à l’antisémitisme, c’est encore à l’extrême gauche qu’il s’exprime aujourd’hui sans retenue. S’il n’est pas de même nature que dans les années trente, la haine du Juif est la même.

Dans ces conditions, la résurgence officielle d’un soi-disant « Front populaire » est problématique pour la crédibilité-même de la gauche, et donc de son avenir politique au sein de la République. L’idéologie révolutionnaire partagée par toutes les chapelles du trotskisme a fait suffisamment de mal à la social-démocratie. Au contraire, c’est sur sa vocation originelle de protection des couches populaires que la gauche doit se reconstruire un avenir afin de récupérer son électorat naturel quand il aura été suffisamment déçu par un RN directement confronté à l’exercice du pouvoir.

Bloc libéralo-centriste : la société du QR code

En se déplaçant plus au centre de l’hémicycle, le bloc libéralo-centriste n’est pas non plus épargné par les contradictions. Son « progressisme » auto-proclamé est au progrès social ce que le nationalisme de l’extrême-droite est à l’idée de nation : une trahison. Le progrès social (cf. les réformes des retraites et de l’assurance chômage) et les libertés individuelles (cf. la société du QR code et de la reconnaissance faciale) n’ont jamais autant régressé depuis que le pouvoir se dit progressiste. Est-ce qu’un pouvoir qui se dit nationaliste portera autant atteinte aux intérêts de la nation ?

Or le progrès comme la nation sont des idées de gauche. Celle-ci ne peut se reconstruire politiquement sans les assumer à nouveau, non comme des slogans mais pour répondre aux vrais besoins des gens. Ces besoins sont bien connus, à commencer par le sentiment d’insécurité sous toutes ses formes. Mais on ne lutte pas contre l’insécurité, qu’elle soit physique, sociale, culturelle ou relative aux intérêts vitaux de la nation. L’insécurité en tant que telle n’existe pas, c’est juste un slogan, un mot destiné à surtout ne rien faire. Par contre, c’est une réponse pénale adaptée qu’il faut opposer au crime, organisé ou non. C’est un filet de protection sociale raisonnable et adapté qu’il faut entretenir face aux accidents de la vie. C’est une culture particulière qu’il faut préserver et enrichir face à l’appauvrissement des écrans. Et c’est un ennemi, étatique ou non, qu’il faut se préparer à combattre s’il nous agresse.

De la même façon, l’immigration en tant que telle n’est pas un problème, du moins pour une vision de gauche. Par contre, quand on accueille des immigrés, il faut les accueillir vraiment, en leur partageant ce que nous avons de meilleur : notre sécurité (physique et sociale), notre culture, nos valeurs. On ne les laisse pas croupir dans des ghettos où ils s’enferment entre eux dans leurs valeurs réactionnaires sans autre perspective qu’une instruction au rabais et une éducation défaillante pour leurs enfants.

Tous ces défis, la gauche aurait pu et aurait dû les assumer quand elle était au pouvoir. Le fait est qu’aujourd’hui, une majorité de Français, considérant qu’elle a échoué, s’apprête à donner sa chance à un parti aux origines pour le moins controversées. Nul n’ignore que le RN est l’héritier direct du FN qui était il y a 50 ans un groupuscule d’extrême-droite fondé par un ancien député poujadiste antigaulliste qui ne répugnait ni à la violence ni à la provocation. Transformé par la fille du fondateur, le groupuscule a acquis en quelques années une respectabilité nourrie par la somme des erreurs de ses adversaires politiques.

Et voilà aujourd’hui l’ancien groupuscule devenu premier parti de France et peut-être demain majoritaire dans une Assemblée toujours élue par un mode de scrutin qui lui était jusqu’à présent défavorable. Ironie de l’histoire et des institutions, c’est grâce au scrutin majoritaire à deux tours que le RN pourrait demain emporter la majorité absolue des sièges avec moins d’un tiers des voix.

Quitter l’OTAN, une catastrophe

La bonne nouvelle, c’est que son (éventuelle) accession au pouvoir sous le régime de la cohabitation lui évitera de commettre l’irréparable dans bien des domaines, à commencer par celui qui intéresse le groupe Mars au premier chef, à savoir la défense. Réputé hostile à la présence de la France dans l’OTAN, le RN ne parviendra pas à en sortir notre pays du fait de l’opposition du chef des armées (et de tous les chefs militaires) à cette perspective.

Quitter l’OTAN serait en effet une catastrophe pour notre pays, tant du point de vue diplomatique qu’économique, et finalement pour notre sécurité. Vis-à-vis de ses alliés, la France perdrait une crédibilité qu’elle peinerait à reconquérir sous la forme de traités bilatéraux. Quant à ses ennemis potentiels, ils se réjouiraient de l’affaiblissement de sa défense. Car remplacer les garanties de sécurité d’une alliance aussi puissante que l’OTAN aurait un coût que nos finances publiques délabrées ne pourraient pas se permettre. Il en résulterait un déclassement historique de la nation France. Trahison, vous dit-on !

100 milliards : une saignée irresponsable

A l’inverse, l’autre bonne nouvelle de ces élections européennes, c’est la déroute des listes dont le programme prévoyait de consacrer davantage de moyens à l’Union européenne de défense, comme disent les Allemands. Il faut dire que la ficelle était un peu grosse : annoncer comme priorité la création d’un fonds de cent milliards d’euros pour la défense, de la part de listes dont les matières régaliennes n’étaient pas le point fort, cela sonnait étrangement faux. Il faut en effet rappeler que l’argent magique n’existe pas et que, par conséquent, si l’UE dépense 100 en plus, la France sera ponctionnée au bas mot de 18, et plus probablement de 20, voire plus en fonction de la position des autres États membres.

En milliards d’euro, cela correspond exactement à une annuité d’investissements dans des équipements de défense, c’est-à-dire le minimum du minimum pour faire face aujourd’hui aux menaces et à nos engagements. Créer un « fonds de défense » à cent milliards reviendrait en réalité à priver notre pays d’une annuité d’achats d’armements et de munitions. Une saignée complètement irresponsable. Ces listes proposaient donc ni plus ni moins que d’affaiblir notre défense au profit d’une avancée de la construction européenne. Et l’on s’étonne ensuite du résultat…

Affrontement droite-gauche dans sa version monstrueuse

L’effondrement de l’axe central du paysage politique française au profit de ses franges extrémistes tient sans doute moins à l’adhésion spontanée de l’électorat aux discours radicaux qu’à la médiocrité du personnel politique incarnant cet axe central et son incapacité à affronter les vrais défis. La fuite en avant vers le fédéralisme européen (et un inepte discours guerrier tenant lieu de soutien à l’Ukraine agressée) n’est que la conséquence de la vacuité de ses convictions et de son inaptitude à penser la politique dans son cadre naturel qu’est la nation.

Nous voilà donc revenus à l’état naturel d’un affrontement droite-gauche, mais dans sa version monstrueuse. Soucieux avant tout de préserver quelques sièges et les financements qui vont avec, la gauche et la droite modérées s’estiment contraintes, sous la pression de leur électorat respectif, de se livrer aux radicaux de leur « camp ». Tel est l’héritage de l’ère Macron, qui restera sans doute dans l’histoire comme l’illustration d’une mauvaise réponse à une bonne question.

Car le « populisme » de droite ou de gauche ne prospérerait pas sans une réalité que les « modérés » n’ont pas voulu voir et encore moins affronter. La seule réponse raisonnable au défi posé par l’échec de l’axe central est la reconstruction d’une offre politique fondée sur le progrès social et la défense nationale dans toutes ses dimensions, sécuritaire bien-sûr, mais tout autant culturelle et économique. Il n’y aura sans doute pas d’autre solution face à la crise de régime qui s’annonce, quand les institutions resteront bloquées faute de majorité claire et que toute nouvelle dissolution sera suspendue à l’expiration des délais constitutionnels. Le problème est que, à ce jour, cette offre nouvelle n’est pas incarnée. Or la Ve République, au contraire de celles qui ont précédé, exige de mettre un visage et un nom sur un programme.

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* Le groupe Mars, constitué d’une trentaine de personnalités françaises issues d’horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universitaire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiques relatifs à l’industrie de défense et de sécurité et les choix technologiques et industriels qui sont à la base de la souveraineté de la France.

Gisement de terres rares découvert en Norvège : une bonne nouvelle pour la souveraineté minérale européenne ?

Gisement de terres rares découvert en Norvège : une bonne nouvelle pour la souveraineté minérale européenne ?

 
Il y a quelques jours, 8,8 millions de tonnes de terres rares ont été découvertes au Sud-Est de la Norvège. Éléments chimiques essentiels dans la transition bas-carbone, écologique et numérique, cette découverte pourrait rebattre les cartes en termes d’autonomie et de sécurité minérale européenne alors que la Chine concentre près de 69 % de la production minière mondiale et que l’Union européenne reste par conséquent extrêmement dépendante d’approvisionnements extérieurs.  Quelle peut-être l’influence de cette découverte sur le marché mondial des terres rares ? Comment le continent européen peut-il en bénéficier ? Éléments de réponse avec Emmanuel Hache, directeur de recherche à l’IRIS, spécialiste des questions relatives à la prospective énergétique et à l’économie des ressources naturelles (énergie et métaux).

La société minière norvégienne Rare Earths Norway (« REN ») a annoncé avoir découvert le plus grand gisement de terres rares d’Europe continentale en Norvège. Que sont les terres rares et que vous inspire cette découverte ?

Les éléments de terres rares désignent un ensemble de 17 éléments chimiques (Scandium, Yttrium, Lanthane, Cérium, Praséodyme, Néodyme, Prométhium, Samarium, Europium, Gadolinium, Terbium, Dysprosium, Holmium, Erbium, Thulium, Ytterbium, et Lutécium) et contrairement à ce que leur appellation semble indiquer, elles ne sont pas plus rares que d’autres métaux plus usuels. Au rythme de production actuelle (350 000 tonnes) et au vu des réserves mondiales (110 millions de tonnes), le monde dispose d’environ 315 ans de consommation de terres rares devant lui. Les terres rares ne sont donc pas critiques d’un point de vue géologique. Les deux principaux problèmes du marché des terres rares restent en tout premier lieu leurs impacts environnementaux et la concentration des acteurs sur le marché, notamment la Chine.

Le marché des éléments de terres rares est relativement étroit comparé aux 22 millions de tonnes du marché du cuivre et la transparence des prix et des transactions restent faibles. Malgré ces faiblesses, les éléments de terres rares sont considérés, et à raison, comme de véritables vitamines pour l’économie mondiale et pour les deux transitions en cours : la transition bas-carbone et la transition numérique. Elles se sont imposées progressivement comme des composants essentiels dans diverses industries de pointe, en particulier dans le secteur militaire et les technologies bas-carbone. On les retrouve notamment dans les aimants permanents utilisés dans les turbines de certaines éoliennes et dans les moteurs des véhicules électriques. Ces aimants permanents représentent déjà près de 55 % des usages des terres rares. Contrairement à certaines croyances, il n’y a pas de terres rares dans les batteries. Elles ont des propriétés exceptionnelles – une stabilité thermique impressionnante, une conductivité électrique élevée et un magnétisme puissant – elles ont permis des avancées significatives en matière de performance technologique tout en réduisant la consommation de matériaux. La découverte réalisée par la compagnie REN intervient après celle enregistrée en janvier 2023 par le groupe minier suédois LKAB. Ce dernier avait annoncé avoir identifié un gisement contenant plus d’un million de tonnes de métaux, dont des terres rares en Laponie suédoise, soit environ 1 % des réserves mondiales.

Cette découverte est-elle à même de bouleverser la physionomie du marché des terres rares mondiales ?

L’institut géologique américain (USGS) estime aujourd’hui la production mondiale de terres rares à environ 350 000 tonnes en 2023, contre 300 000 tonnes en 2022, soit une hausse de plus de 15 %, preuve de l’attrait pour ces vitamines avec les transitions en cours. Le premier pays producteur est la Chine avec près de 69 % de la production minière mondiale, suivie par les États-Unis (12 %), la Birmanie (11 %), l’Australie (5 %) et la Thaïlande (2 %). Mais de nombreux autres pays ont des productions identifiées comme l’Inde, la Russie et le Viêtnam. L’analyse de la répartition des réserves mondiales apporte de nouveaux éléments de compréhension du marché. En effet, si la Chine possède 40 % des réserves mondiales, le Brésil et le Viêtnam en possèdent environ 20 % chacun et là encore de nombreux pays en possèdent dans leur sous-sol : États-Unis, Australie, Canada, Groenland, Russie, Afrique du Sud, Tanzanie. Un simple calcul étudiant la répartition entre les pays de l’OCDE et les pays non-OCDE est saisissant ! En effet, les premiers ne possèdent pas plus de 7,5 % des réserves mondiales (contre 92,5 % pour les pays non-OCDE). Seuls l’Australie, le Canada, les États-Unis et le Groenland en possèdent. Dès lors, un gisement de l’envergure de la découverte en Norvège (autour de 8,8 millions de tonnes de terres rares, soit 1,5 million de tonnes d’aimants permanents à base de terres rares utilisées dans les véhicules électriques et les turbines éoliennes) représente un actif minier important pour l’Europe. En effet, le marché des terres rares est l’un des plus concentrés de l’ensemble des marchés des métaux de la transition bas-carbone. Le contrôle de la Chine sur le marché s’exerce à la fois sur la production minière, mais surtout sur le raffinage et la séparation des terres rares dont elle assure environ 88 %. La Chine a construit un avantage stratégique depuis le milieu des années 1980 dans ce secteur. Quand je dis qu’elle a construit, je devrais dire que les pays occidentaux ont largement contribué à la réalisation de cette stratégie. En effet, avant les années 1990 le premier producteur mondial de terres rares était les États-Unis et, jusqu’au milieu des années 1980, la France, de son côté, était avec Rhône-Poulenc, l’un des deux leaders mondiaux de la purification des terres rares avec une part de marché de près de 50 %. La citation attribuée à Den Xiaoping « Le Moyen-Orient a le pétrole, la Chine a les terres rares » permet de replacer la stratégie minérale chinoise au cœur de sa stratégie internationale, mais également l’absence de réflexion stratégique des pays de l’OCDE préférant délocaliser les impacts environnementaux de leurs consommations, que de réfléchir à long terme sur la notion de sécurité d’approvisionnement.

C’est donc une bonne nouvelle pour l’Europe et pour la souveraineté minérale de la région ?

En septembre 2022, Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, déclarait, dans son discours sur l’état de l’Union : « Le lithium et les terres rares seront bientôt plus importants encore que le pétrole et le gaz. Rien que nos besoins en terres rares vont être multipliés par cinq d’ici 2030 […] Le seul problème est qu’actuellement, un unique pays contrôle la quasi-totalité du marché. ». Cette déclaration met en évidence la nécessité de mettre en place une stratégie européenne sur les matériaux critiques pour le continent européen dépendant à plus de 98 % de l’extérieur pour ses approvisionnements. L’adoption du règlement européen sur les matières premières critiques en avril 2024 va dans ce sens puisqu’il fixe des objectifs sur la production (10 % de la consommation européenne doit provenir d’extraction sur son sol), le raffinage (40 % de sa consommation doit provenir du raffinage européen), le recyclage et sur une dépendance maximale extérieure à un pays. Toutefois malgré des objectifs ambitieux, faire des découvertes aujourd’hui n’est pas un gage de production à court terme. En effet, comme dans toute production minérale, le temps minier ne coïncide pas avec le temps de la transition bas-carbone et, dans le cas des terres rares, les impacts environnementaux des productions doivent être minimisés pour favoriser l’acceptation des projets. L’entreprise REN évoque la somme de 10 milliards de couronnes norvégiennes (près de 870 millions d’euros) pour lancer la première phase de production minière d’ici 2030, qui permettrait d’assurer à terme 10 % de la consommation européenne. Face à ces volumes d’investissements, dans un contexte d’incertitudes sur la production en raison des phénomènes d’oppositions minières, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) pointe du doigt, dans son dernier rapport de mai 2024, que la demande d’aimants permanents à base de terres rares devrait doubler entre aujourd’hui et 2050 dans des scénarios climatiques respectant les accords de Paris. Ainsi, développer la production ne pourra suffire à court terme et d’autres fondamentaux, comme le recyclage ou la sobriété des usages, doivent être développés et privilégiés.

Les légions dangereuses – De l’envoi de soldats français en 2e échelon en Ukraine

Les légions dangereuses – De l’envoi de soldats français en 2e échelon en Ukraine

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 7 juin 2024

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


À la fin du Temps des guépards en 2021, je concluais que dans le cycle stratégique en cours, celui de la compétition-coopération des puissances, la France devait à nouveau modeler son outil de défense autour des notions de probable et d’important. Aux deux extrémités de l’arc stratégique, on trouvait d’un côté la très probable mais pas existentielle guerre contre les organisations djihadistes, qu’il fallait poursuivre, et de l’autre la très peu probable mais existentielle menace d’une attaque nucléaire, qu’il fallait continuer à parer au moins par une contre-menace de même nature. Entre les deux, l’élément nouveau depuis quelques années était la montée en nombre et en intensité des confrontations entre puissances.

Comment s’affronter quand il est interdit de se faire la guerre ?

On rappellera que la « confrontation », par référence personnelle historique à la confrontation de Bornéo (1962-1966), ou la « contestation » selon la Vision stratégique du chef d’état-major des armées (octobre 2021) désigne la situation où des puissances s’opposent sans se combattre directement et à grande échelle les armes à la main, autrement dit sans se faire la guerre. On parle régulièrement de « guerre hybride » pour désigner cette situation, ce qui est totalement impropre puisque justement ce n’est pas la guerre et que par ailleurs cette opposition est toujours hybride. Tout, de la propagande jusqu’aux attaques économiques en passant par les sabotages, les cyberattaques et autres actions dans les seules limites de l’imagination, est utilisable pour modeler la politique de l’autre et lui imposer sa volonté, sans avoir à franchir le seuil de la guerre. Ce n’est évidemment pas nouveau, le futur général Beaufre parlait en 1939 de « paix-guerre » pour désigner la confrontation des puissances européennes avec l’Allemagne nazie dans les années 1930. Mais c’est évidemment une situation qui a pris une grande extension après la Seconde Guerre mondiale dès lors que les puissances, devenues nucléaires, avaient encore moins le désir de franchir le seuil de la guerre que dans les années 1930 puisqu’au-delà on trouvait désormais un autre seuil, celui de l’affrontement nucléaire quasi suicidaire.

On avait un peu oublié cet art de la confrontation sans tirer un coup de feu (ou presque) depuis la fin de la guerre froide mais nous sommes en train de le redécouvrir depuis quelques années et en retard contre la Chine et surtout la Russie. Mais ce n’est parce qu’on ne combat pas que les forces armées sont inutiles dans un tel contexte, bien au contraire. Les Russes, et Soviétiques avant eux, sont par exemple passés maîtres dans cet emploi des forces armées pour peser sur l’adversaire américain sans avoir à le combattre ouvertement, depuis les opérations froides – au sens de très loin du seuil de la guerre – comme le soutien matériel et technique à un pays en guerre contre les États-Unis, comme la Corée du nord ou le Nord-Vietnam, jusqu’au chaud, avec des opérations de fait accompli comme le blocus de Berlin (1948-1949) ou la tentative d’installation d’une force nucléaire à Cuba en 1962. Ils ont même testé le très chaud comme l’engagement d’escadrilles de chasse, sous drapeau local, contre les Américains en Corée et au Vietnam ou beaucoup plus récemment, l’engagement plus ou moins accidentel d’un bataillon de Wagner contre une base de Marines américains en Syrie en 2018.

Les États-Unis n’ont pas été en reste bien sûr, face à l’Union soviétique ou la Chine populaire. Rappelons que contrairement aux années 1930, ces situations d’affrontement même chaudes entre puissances nucléaires n’ont jamais débouché sur un franchissement du seuil de la guerre ouverte. Cela ne veut pas dire qu’il n’en sera jamais ainsi mais que ce seuil est quand même particulièrement dur à franchir quand on n’est pas suicidaire. Comme l’expliquait Richard Nixon dans ce contexte où l’affrontement entre puissances nucléaires est obligatoire mais la guerre interdite, la forme de la stratégie relève moins du jeu d’échecs où on se détruit mutuellement jusqu’au mat final et l’exécution programmée du roi que du poker où le but n’est pas de détruire l’adversaire mais de le faire céder, se coucher, par une escalade bien dosée de bluff et d’enchères sans avoir jamais à montrer ses cartes, c’est-à-dire à s’affronter. Bien entendu, la partie de poker continue, et souvent avec profit, lorsque le joueur adverse doit aussi s’engager simultanément dans une partie d’échecs, une guerre, contre un ennemi, comme les Américains en Corée et au Vietnam ou les Soviéto-Russes en Afghanistan ou en Ukraine.

Rappelons aussi qu’à notre échelle, nous avons nous-mêmes engagé la force sous le seuil de la guerre, contre le Brésil en 1963 (conflit de la langouste), l’Iran et surtout la Libye dans les années 1980 et même très récemment et à tout petit niveau, avec un déploiement de force à Chypre, en 2021 face à la Turquie, sans parler bien sûr des nombreuses opérations de soutien sans combat à des États africains face à des organisations armées. Nous n’avons jamais été en revanche très offensifs face à l’Union soviétique ou la Russie, sauf de manière clandestine comme en Afghanistan ou en Angola. Nous le sommes désormais un peu plus à l’occasion de la guerre en Ukraine.

Faucons et Faux-culs

Ce long préambule avait en effet pour but de cadrer la théorie de l’engagement de la France dans ce conflit ukrainien. Nous ne sommes pas en guerre avec la Russie, et nous ne voulons absolument pas l’être, mais nous sommes en confrontation avec la Russie. Nous l’étions avant la guerre en Ukraine, nous le sommes pendant cette guerre et nous le serons encore après. Dans ce contexte général d’endiguement, nous ne voulons pas que l’Ukraine tombe, par principe de soutien à une démocratie européenne face à un régime impérialiste autoritaire mais aussi parce que nous pensons que cette chute de domino pourrait en entraîner d’autres en Europe. S’il n’est pas le seul, l’Ukraine est devenue de loin le front principal de notre confrontation avec la Russie. Nous y menons avec nos alliés une opération de soutien, chaotique et lente mais de plus en plus consistante, ce que l’on peut interpréter comme une escalade, mais ce qui est le jeu normal dans les confrontations-poker.

Cette opération de soutien s’exerce sur plusieurs champs, financier, humanitaire et surtout militaire. Ce soutien militaire, comme tous les soutiens militaires du passé (voir billet précédent), implique une aide matérielle. Cette situation n’ayant pas été anticipée et ce n’est pourtant pas faute de l’avoir annoncé, cette aide matérielle est pour le moins difficile pour la France. Elle s’accompagne cependant aussi forcément une aide humaine, sous forme d’instruction technique sur les équipements que l’on fournit ou de formation et conseil dans tous les domaines, un champ dans lequel nous sommes plus à l’aise par expérience.

Rappelons que dans ces expériences passées, cette assistance s’est toujours effectuée sur notre territoire mais aussi celui de l’allié soutenu, tout simplement parce que c’est infiniment plus simple et efficace ainsi. On n’est simplement pas obligé de le dire. Avant l’Ukraine, le plus grand soutien militaire que nous avons fourni à un pays allié a probablement été pour l’Irak en guerre contre l’Iran de 1980 à 1988. Nous formions à l’époque des Irakiens en France et nous avions aussi des conseillers et formateurs en Irak. C’était un secret de Polichinelle, mais nous évitions d’évoquer que nous soutenions un dictateur qui n’hésitait pas à utiliser des gaz contre des populations et que nous étions en confrontation assez violente avec l’Iran. De la même façon, le soutien matériel à la rébellion libyenne en 2011 s’est accompagné de l’envoi de soldats fantômes, du service Action, des Forces spéciales ou des réguliers masqués.

Il en était évidemment de même en Ukraine, car il en est toujours ainsi quand on veut faire les choses sérieusement. La nouveauté est que cela sera aucun doute officialisé et assumé par le président de la République ce jeudi 6 juin. Dans les faits, cela ne changera pas beaucoup la donne militaire. Le soutien sur place de ce qu’on appellera par habitude un détachement d’assistance opérationnelle (DAO) qui regroupera toutes les missions dites de 2e échelon, instruction technique et tactique, formation d’état-major, appui logistique, santé, déminage, travaux, etc. sera simplement beaucoup plus étoffé que maintenant et cela soulagera d’autant les Ukrainiens (auprès de qui on apprendra aussi beaucoup) mais cela ne sera pas décisif dans une armée de plus d’un million d’hommes. L’objectif est surtout politique. Toute opération militaire est par principe un acte politique, mais celle-ci l’est particulièrement.

Le but est en effet assez clairement d’envoyer un message de détermination. Ce message est d’abord à destination des Russes, à qui, comme pour l’élargissement des règles d’emploi des armes à longue portée, on indique que l’on répondra à leurs propres escalades. Il est aussi à destination des Ukrainiens bien sûr comme concrétisation de l’accord de coopération signée en début d’année, mais il s’adresse aussi aux alliés européens à qui on démontre que l’on peut être volontariste et, à la grande surprise des Russes, faire des choses différentes de celles des États-Unis qui refusent toujours d’avouer leur présence. En brûlant sans doute la politesse aux Britanniques, qui sont certainement les plus présents sur place avec peut-être 500 soldats, la France se place en nation-cadre d’une petite coalition des formateurs, comme elle s’était placée, à plus petite échelle, comme noyau dur de la force européenne Takuba au Mali.

En avant doutes

On voit donc les gains stratégiques, au niveau politique, et tactiques, sur le terrain, espérées par cette décision. Il s’agit maintenant de voir, comme toute théorie, si elle résiste à la réfutation. L’opposition politique française joue la carte de la peur du franchissement du seuil de la guerre : « On deviendrait belligérants » (Éric Coquerel), « ce serait une provocation dangereuse » (Éric Ciotti), « Il y a un risque de dégradation » (Sébastien Chenu). Parmi les politiques entendus, seul Olivier Faure « n’est pas choqué ». Dans les faits, il faut rappeler qu’il s’agit sans aucun doute là effectivement d’une escalade, mais d’une escalade qui part du sous-sol. À partir du moment où on n’engage pas directement de combats contre les forces russes, ce dont il n’est pas question, on reste par définition bien en deçà du seuil de la guerre. Profitons en au passage pour tuer une nouvelle fois le concept de « cobelligérance », un bel exemple de même introduit par les influenceurs russes, qui ne veut rien dire : on est en guerre ou on ne l’est pas, on n’est pas en demi-guerre. Cet engagement de DAO est en fait un engagement froid-tiède. Ce serait beaucoup plus chaud avec l’engagement d’unités de manœuvre déployées en interdiction de zone ou sans doute plus encore avec une batterie d’artillerie sol-air en interdiction du ciel. Même si on restait encore au-dessous du seuil de la guerre, on le franchirait si les Russes décidaient d’accepter le combat. On peut espérer que non, comme face à la Libye en 1983 au Tchad, mais on ne peut en avoir l’absolue certitude.

Le deuxième argument, repris par exemple par Henri Guaino sur LCI hier, est celui de l’engrenage. Avec la présence d’un DAO sur le théâtre de guerre, nous sommes certes au bas de l’échelle de l’engagement mais nous mettons le doigt dans un engrenage qui nous conduit mécaniquement et fatalement à venir percuter le seuil. Henri Guaino cite notamment le cas de l’engagement militaire au Sud-Vietnam, commencé au début des années 1960 avec l’envoi de milliers de conseillers et terminé avec l’engagement de plus de 500 000 soldats dans une guerre en bonne et due forme.

Le premier problème avec cet exemple c’est qu’il n’y en a pratiquement pas d’autres. On pourrait citer peut-être la décision de Nicolas Sarkozy d’engager ouvertement au combat les forces françaises en Afghanistan en 2008 après des années d’attente en deuxième échelon ou de petits combats cachés. Sinon, dans la quasi-totalité des cas, le pays qui engage des conseillers n’entre pas en guerre pour autant, soit que son camp a gagné, soit qu’il a au contraire perdu et que les conseillers ont été désengagés avant, soit que le pays fournisseur a envoyé d’autres faire la guerre ouverte à sa place, comme les Soviétiques avec les Chinois en Corée ou les Cubains en Angola.

Le fait d’avoir payé très cher quelque chose, avec du sang en particulier, incite certes à continuer voire à aller plus loin, selon le principe des coûts irrécupérables, mais ce n’est pas du tout inéluctable. Rien n’obligeait les Américains à envoyer des unités de combat au Vietnam en 1965, sinon la certitude qu’il fallait absolument sauver le Sud-Vietnam et celle, tout aussi trompeuse, que ce serait assez aisé en changeant de posture. Le Sud-Vietnam affrontait par ailleurs le mouvement Viet-Cong et le Nord-Vietnam, mais s’il avait affronté l’Union soviétique, les Américains n’auraient jamais envoyé d’unités de combat. De la même façon que l’Union soviétique avait des milliers de conseillers au nord, mais s’est toujours refusée à affronter ouvertement les États-Unis. Les Américains auraient pu très bien considérer en 1965, comme ils le feront en 1975 pour le Vietnam ou en Afghanistan bien plus récemment, que cela ne vaut plus le coût de payer pour une cause perdue et laisser tomber leur allié. Nicolas Sarkozy était sensiblement de cet avis pour l’Afghanistan lors de la campagne électorale de 2007 avant d’en changer l’année suivante. Là encore, il n’y a pas eu de suite mécanique mais un changement délibéré de stratégie.

Autre argument, l’engagement ouvert d’un grand DAO en Ukraine comporte évidemment des risques physiques pour ses membres. Il sera évidemment engagé hors de la zone des combats, mais pas de celle des tirs à longue portée russes, et on se souvient des 30 missiles qui était tombés le 13 mars 2022 sur le grand camp de Yavoriv tuant ou blessant une centaine d’hommes venant rejoindre la Légion des volontaires étrangers, dont peut-être des instructeurs britanniques. On supposera donc qu’ils seront, comme tous les centres de formation en fait, dans des zones couvertes par la défense aérienne ukrainienne, mais sans garantie bien sûr de protection totale. Par principe, toute opération militaire, même à l’arrière du front, comporte des risques, ne serait-ce d’ailleurs que par les accidents. Les Soviétiques en deuxième échelon ont perdu officiellement 16 mors au Vietnam et 55 en Angola où ils étaient plus près des combats. La France a perdu 17 soldats- 16 par accident, un au combat – dans l’opération Manta au Tchad en 1983-1984.

Il est donc probable que quelques soldats français ou alliés tombent en Ukraine. Je pense pour ma part qu’il est bien plus utile pour la France de courir des risques en Ukraine qu’à Beyrouth en 1983-1984 ou encore en ex-Yougoslavie de 1992 à 1995, soit un total de 144 soldats français morts pour rien dans des missions imbéciles. Il n’y aura en aucun cas un tel niveau de pertes en Ukraine, même si individuellement elles sont toujours aussi douloureuses. Il n’y a pas de raisons non plus que ces pertes entraînent une escalade comme cela est souvent présenté par les tenants de l’engrenage fatal. Le ministre Sergueï Lavrov a expliqué que les soldats français en Ukraine constitueraient « des cibles tout à fait légitimes pour nos forces armées » et il est probable évidemment que les Russes cherchent à tuer des soldats français ou autres européens en Ukraine, en jouant sur la sensibilité aux pertes des opinions publiques pour imposer un retrait à l’occasion d’une alternance politique. Il reste à savoir s’ils le feront de manière revendiquée ou non. Dans le premier cas, cela constituerait un pas d’escalade mais avec des effets ambigus sur l’opinion publique française entre peur panique chez certains ou au contraire raidissement chez d’autres. Dans le second, en prétextant ne pas savoir qu’il y avait des soldats français dans la zone visée, les Russes peuvent obtenir des effets sans avoir à assumer une escalade. Cela placera de toute façon la France devant la tentation de la riposte, tentation à laquelle on résistera forcément, car les effets en seraient sans doute négatifs. Comme pendant des dizaines d’opérations précédentes, les soldats français subiront donc les coups éventuels sans être vengés, sinon par le biais des Ukrainiens, mais c’est la mission qui veut ça.

En résumé, alors qu’on commémore le 80e anniversaire du débarquement du 6 juin 1944, l’engagement désormais assumé et amplifié de conseillers français et autres européens en Ukraine est en regard une opération militaire minuscule. Cela va un peu aider l’effort de guerre ukrainien au prix de risques humains indéniables mais très inférieurs à tout ce que l’on a pratiqué jusqu’à présent pour des causes moins évidentes. L’essentiel n’est cependant pas là. L’essentiel est d’accepter enfin de surmonter la peur de la Russie qui a imprégné, outre quelques connivences idéologiques ou financières, la vie politique européenne. C’est bien la Russie qui a nous déclaré très clairement la confrontation il y a des années et il est temps enfin d’accepter ce combat sous la guerre, afin justement d’éviter d’avoir à le faire dans la guerre. On aurait pu y penser avant. Cela aurait peut-être évité l’invasion de l’Ukraine d’avoir été un peu plus solide et ferme avant, mais l’évolution européenne dans ce sens est considérable et mérite d’être saluée.

France. Quels enjeux de défense et de sécurité aux élections européennes 2024 ?

France. Quels enjeux de défense et de sécurité aux élections européennes 2024 ?

Par Gaspard Bailloux – Diploweb – publié le  6 juin 2024  

https://www.diploweb.com/France-Quels-enjeux-de-defense-et-de-securite-aux-elections-europeennes-2024.html


L’auteur s’exprime en son nom propre. Ancien élève de classe préparatoire littéraire du lycée Lakanal, Gaspard Bailloux est diplômé d’une licence d’histoire de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et d’un Master 1 de science politique de l’Université Paris-Saclay. Passionné par la géopolitique et l’histoire, il réalise actuellement une année de césure où il a pu acquérir une expérience en ambassade et à l’Institut de Recherche stratégique de l’École militaire en tant que stagiaire.

Bien que le Parlement européen n’ait qu’un droit de regard dans l’élaboration ou la mise en œuvre de la politique de défense et de sécurité commune (PSDC), les députés européens et les groupes politiques abordent régulièrement des questions de défense et de sécurité. La relance de la guerre en Ukraine a joué depuis 2022 un rôle d’accélérateur dans la mise à l’ordre du jour de ces sujets. Lors de la campagne électorale pour les élections européennes de juin 2024, les candidats français ont débattu de ces enjeux de souveraineté sur lesquels se cristallisent des visions divergentes de l’Union européenne (UE), mais les débats font aussi apparaître des convergences sur la défense et la sécurité. Lesquelles ?

Les élections européennes du 8 et 9 juin 2024 peuvent fortement influencer l’action de l’UE pour les années à venir dans le domaine de la sécurité et de la défense. La future composition du Parlement européen (PE) jouera un rôle clef dans l’architecture de la prochaine Commission avec le principe du Spitzenkandidat. Chaque parti politique européen désigne une tête de liste  ; celle du parti qui remporte le plus de voix aux élections devient le candidat soumis par le Conseil de l’UE au vote du Parlement européen pour l’élection de la présidence de la Commission.

La défense et la sécurité dans la campagne électorale 2024

La santé (41%), la guerre (38%), le pouvoir d’achat (24%) et l’environnement (24%) constituent les principales préoccupations des citoyens européens, d’après les résultats du sondage réalisé par BVA Xsight [1] pour un consortium de médias européens dans les 27 pays membres. 72% des Européens sont favorables à une politique commune en matière de défense. Dans le contexte français de la campagne électorale, les sujets de sécurité et de défense occupent également une place importante. Les discours des candidats reposent sur une opposition structurante entre ceux qui considèrent la défense quasi uniquement comme un domaine relevant de la souveraineté nationale (RN, R ! , PC) [2] et ceux qui défendent une politique européenne en la matière (EELV, RE, PS, LR) [3]. La défense européenne est l’un des sujets qui divise le plus tant dans son principe que dans les modalités de sa mise en œuvre.

Le renforcement de la défense européenne après l’invasion de l’Ukraine

Après l’échec de la Communauté européenne de défense (CED) en 1954, la question de la défense européenne est restée un défi à traiter. À partir de Maastricht (1993), l’UE s’est dotée d’une politique étrangère et de sécurité commune (PESC), puis d’une politique de sécurité et de défense commune (PSDC) avec Lisbonne (2009). Après la relance de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022, l’UE a renforcé la défense européenne. La boussole stratégique, dont la version finale a été adoptée par le Conseil européen le 22 mars 2022, est venue définir les grandes orientations de la sécurité et de la défense européenne jusqu’en 2030. Cette volonté s’est concrétisée dans le soutien financier et militaire à l’Ukraine avec la Facilité européenne pour la paix, le lancement d’une mission d’assistance militaire de l’UE (EUNAM), ou encore l’acquisition conjointe de matériels militaires destinés à l’Ukraine.

Le rôle limité du Parlement dans le domaine de la défense et de la sécurité

Le Parlement européen (PE), dépourvu d’un pouvoir d’initiative, dispose d’une influence limitée en matière de défense et de sécurité. Il n’a pas de rôle direct dans l’élaboration et la mise en œuvre de la PSDC, mais dispose d’un pouvoir indirect grâce à sa compétence budgétaire. La sous-commission « sécurité et défense » (SEDE) dépend administrativement et politiquement de la commission des affaires étrangères (AFET) et son activité se limite principalement à la promulgation de résolutions. La SEDE fait également face à des conflits de compétences entre les différentes commissions parlementaires, les sujets liés à l’industrie de la défense relevant systématiquement de la commission de l’industrie, de la recherche et de l’énergie (ITRE).

Certains partis politiques français (RE, PS, EELV, LFI) proposent d’étendre les pouvoirs du PE en lui conférant un droit d’initiative législative (actuellement, compétence exclusive de la Commission) qui pourrait également s’étendre aux sujets de la PSDC et de la PESC. EELV souhaite que le PE obtienne un pouvoir de supervision sur la PSDC. À l’inverse, la compétence de la SEDE n’est pas évoquée dans le débat français. Pourtant, par le biais de la présidente de la SEDE, Mme Nathalie Loiseau, le groupe RE œuvre pour la faire évoluer en une commission de plein exercice qui s’attribuerait les sujets de l’industrie de la défense.

Les enjeux de la stratégie industrielle européenne de défense

La stratégie industrielle européenne de défense, domaine dans lequel l’UE dispose d’une compétence d’appui, rassemble les partis français sur la nécessité de combler le déficit capacitaire européen, mais divise sur l’échelon (national ou européen) à privilégier pour y remédier. Le besoin de produire des armes dans les pays de l’UE, qui a fait l’objet d’un consensus européen après l’invasion de l’Ukraine, est un autre point de convergence. Dans ce cadre, grâce à ses compétences budgétaires, le PE peut jouer un rôle non négligeable sous la forme de subventions et d’investissements. LR propose de tripler le budget du Fonds Européen de Défense de 8 à 25 milliards (sur la période 2021-2027) tandis que RE et le PS proposent d’investir 100 milliards d’euros durant la prochaine mandature. Cette stratégie industrielle passe par un protectionnisme assumé sur le secteur des industries de la défense et une préférence européenne dans l’achat commun de matériels. Cette politique marque un profond changement de logique par rapport à celle, fondée sur le libéralisme et la libre concurrence, qui a guidé la construction économique européenne.

L’influence des élections sur l’architecture et la stratégie de l’UE

L’élection de la présidente de la Commission et la validation des Commissaires européens par le PE seront des facteurs qui élèveront ou, au contraire, réduiront le niveau d’ambition de la stratégie de l’UE. La montée des partis eurosceptiques et populistes en Europe fait peser le risque d’un ralentissement de l’intégration sur ces sujets, voire d’un virage stratégique complet avec la possibilité d’un changement de coalition [4]. Le parti populaire européen (PPE) pourrait constituer une majorité alternative sur certains sujets avec le groupe des conservateurs et réformistes européens (ECR) de Mme Giorgia Meloni, présidente du Conseil des ministres d’Italie.

Le conseil de l’UE et la Commission européenne au cœur des débats

En dehors du PE, le Conseil de l’UE et la Commission européenne font aussi l’objet de débats dans la campagne électorale sur l’étendue de leur rôle en matière de défense et de sécurité.

Concernant le fonctionnement du Conseil de l’UE, le passage à la majorité qualifiée [5] sur les questions de politique étrangère et de sécurité est mis en avant par RE, EELV et le PS afin de rendre l’UE plus démocratique et d’éviter les blocages récurrents. En revanche, cette fin du « droit de véto » est vue comme une ligne rouge pour LR, le RN, R ! et le PC, tandis que LFI souhaite y mettre un terme uniquement pour « les sanctions ciblées contre les personnes responsables de violations des droits humains » (voir programme LFI).

Concernant la Commission européenne, la volonté de sa présidente, Mme Ursula von der Leyen (en cas de reconduction de son mandat) de défendre la création d’un poste de Commissaire Européen à la Défense, divise entre ceux qui veulent éviter tout élargissement des prérogatives de la Commission (R ! , RN, LR, LFI, PC), et ceux qui considèrent qu’elle permettrait de mener plus efficacement la stratégie européenne (EELV, PS). Cette décision dépendra des équilibres de l’architecture de la prochaine Commission et pourrait peser en faveur de l’évolution de la SEDE.

L’influence des positions vis-à-vis de l’OTAN sur les positions vis-à-vis de la défense européenne

Les positions des partis sur la question de la défense européenne sont étroitement associées à leurs positions sur l’OTAN. Pour certains (PC, LFI, RN, R !), l’Alliance est d’abord perçue comme dominée par les États-Unis, lesquels ne partagent pas les intérêts de la France ou de l’UE. Cette posture se manifeste par exemple par le souhait de sortir du commandement intégré (proposition du Parti Communiste) ou de rejeter les références à la coopération avec l’OTAN dans le cadre de l’UE (proposition de LFI). À contrario, la boussole stratégique rappelle l’importance de l’OTAN, qui est le principal instrument de coopération et de défense territoriale de l’Europe (grâce aux procédures communes qui assurent l’interopérabilité des forces des États membres), et la nécessité de bâtir une défense européenne complémentaire de l’Alliance. Ce rappel souligne le décalage entre le débat français et la position de certains alliés européens comme l’Allemagne ou les pays de l’Est qui conçoivent leur sécurité d’abord par le prisme otanien. Face à cet état de fait européen et dans le contexte d’un pivot américain vers l’Asie, le PS et EELV proposent de continuer à s’investir dans l’Alliance pour, à terme, transférer ces missions de défense territoriale collective à l’UE une fois les capacités européennes suffisamment développées. LR et RE défendent l’idée d’un pilier européen de l’Otan, c’est-à-dire, un investissement suffisant des Européens pour assurer leur sécurité avec l’appui des États-Unis et bâtir la défense européenne à partir de ce cadre déjà établi et fonctionnel. Cela passe notamment par des efforts budgétaires dans le but d’atteindre l’objectif de 2 % minimal du PIB consacré par an aux dépenses de défense convenu en 2014 par les chefs d’État et de gouvernement des pays de l’OTAN.

Vers une « armée européenne » ?

Quant à la création d’une « armée européenne », une ligne rouge d’atteinte à la souveraineté nationale pour LFI, PC, RN, R !, seule EELV, qui revendique s’inscrire dans une approche fédéraliste de l’UE, soutient sa création. Le PS et RE soutiennent la mise en place d’une « capacité de déploiement rapide de l’UE, qui […] permettra de déployer rapidement jusqu’à 5000 militaires » [6] pour des missions de maintien de la paix, telle que prévue par la boussole stratégique. Les LR défendent dans leur programme, quant à eux, la création d’une « force mobile permanente de protection civile ».

Derrière ce débat récurrent, se posent de nombreuses problématiques institutionnelles et opérationnelles. Après son intégration dans la boussole stratégique en 2022, ce projet se concrétisera-t-il enfin lors de la prochaine mandature ?

Copyright 6 juin 2024-Bailloux/Diploweb


[1] Étude BVA x ARTE : Concerns and global perception of the EU citizens, 2024.

[2] Rassemblement National, Reconquête, Parti Communiste.

[3] Europe Écologie Les Verts, Renaissance, Parti Socialiste, Les Républicains.

[4] Brack, N. et Marié, A. « Une poussée à droite aux élections conduirait-elle à un changement de la coalition centrale au Parlement européen ? », Policy Paper n. 300, Institut Jacques Delors, avril 2024

[5] C’est-à-dire si 55% des États membres, soit 15 sur 27, votent pour, et si la proposition est soutenue par des États membres représentant au moins 65% de la population totale de l’UE (procédure en vigueur depuis le 1ᵉʳ novembre 2014).

[6] Une boussole stratégique en matière de sécurité et de défense, Conseil de l’Union européenne, 2022.