Rapport de la Cour des comptes sur les zones de compétences : l’analyse du général (2S) Bertrand Cavallier

Rapport de la Cour des comptes sur les zones de compétences : l’analyse du général (2S) Bertrand Cavallier


Le général de division (2s) de Gendarmerie Bertrand Cavallier, expert en sécurité intérieure, consultant pour plusieurs médias, dont la Voix du Gendarme, réagit au rapport de la Cour des Comptes consacré aux zones de compétences de la Gendarmerie et de la Police.

LVDG : le ministre de l’Intérieur doit-il suivre les recommandations de la cour des comptes du sujet des zones de compétences ?

Général (2S) Bertrand Cavallier : la Cour des comptes formule des pistes de réflexion intéressantes qui ne sont cependant pas nouvelles. Mais elle ne prend pas, à mon avis, suffisamment en considération, deux éléments essentiels qui renvoient au principe de redevabilité envers la population.

Tout d’abord, le service de sécurité concret rendu tant dans la mission du quotidien que dans la capacité de montée en puissance en cas de crise ponctuelle ou généralisée, au profit des populations. En la matière, il suffit de se poser de façon non exhaustive quelques questions incontournables :

– le nombre de patrouilles à un instant T (notamment la nuit), par rapport à l’effectif d’une unité donnée ;

– les chiffres de la délinquance, sachant que les phénomènes nouveaux qui touchent la Gendarmerie – principalement le trafic de stupéfiants – sont générés à partir de zones devenues de non droit qui ne relèvent pas de sa compétence;

– la réponse à l’évènement. Comme le révèle la Cour des comptes, le protocole CORAT (Coopération opérationnelle renforcée dans les agglomérations et les territoires) est quasi exclusivement dans un sens unique, alors même que très souvent, l’unité de Police bénéficiaire compte plus d’effectifs que l’unité de Gendarmerie fournisseuse de renforts, et que celle-ci est déjà en charge d’une circonscription peuplée mais également très étendue ( la Gendarmerie assure la sécurité au profit de 55% de la population sur 95% du territoire national).

Ensuite, mais adossée à ce concept de redevabilité, la productivité d’un service donné, par rapport à la dotation budgétaire allouée. Ce critère prend tout son sens dans un contexte budgétaire dégradé et incertain, dans lequel d’aucuns souhaiteraient recourir encore plus à l’impôt, c’est-à-dire demander plus encore aux citoyens, sans garantir en retour une amélioration significative du service rendu.

LVDG : au delà des seuls transferts de zones de compétence, quelles sont les mesures à adopter d’urgence selon vous pour répondre aux attentes des Français en matière de sécurité ?

Général (2S) Bertrand Cavallier : je me suis déjà exprimé dans ce même média sur certains grands axes autour desquels pourraient s’articuler l’action du ministre de l’Intérieur. Sachant que la situation est grave et, comme l’a indiqué le préfet des Alpes-Maritimes, va empirer. Je constate cependant une rupture au sens positif du terme dans la politique sécuritaire initiée depuis septembre dernier.

L’arrêt des surenchères catégorielles

S’agissant des mesures d’urgence, j’en identifie quatre, qui participent évidemment d’une dynamique inter-ministérielle :

– d’une part, au travers d’une démarche globale, et de remise à plat du système (attendue notamment par Béatrice Brugère, secrétaire générale du syndicat Unité Magistrats FO), pouvoir réamorcer la logique du procès pénal, c’est-à-dire la cohérence entre le constat d’une infraction, l’identification de son auteur, et son renvoi effectif devant une juridiction avec le restauration de la peine d’emprisonnement (même très court, voir l’exemple danois). Or les prisons sont pleines, et l’augmentation des infractions graves, notamment les violences de toute sorte, va accentuer l’absurde auxquels sont confrontés gendarmes et policiers dans l’exercice de leur mission, sans évoquer le désarroi de la population. En conséquence, l’expulsion des étrangers (plus de 20% des personnes détenues) à l’issue de leur emprisonnement est un impératif majeur qui ne saurait être subordonné à de quelconques arguties diplomatiques. La France doit redevenir souveraine. Cette mesure aura de surcroît un effet dissuasif s’agissant du comportement d’individus d’orgine étrangère, tout en confortant l’immense majorité des étrangers qui respecte les lois de la République. Par ailleurs, la construction de nouvelles prisons (15 000 places) est incontournable, et devrait permettre, de créer notamment des établissements dédiés aux courtes peines, comme l’envisage le garde des sceaux, Gérald Darmanin.

la reconquête effective de certains quartiers, devenus des centres de gravité des organisations criminelles, selon une logique de concentration des efforts et d’approche globale, en s’appuyant sur l’ensemble des capacités dont dispose l’Etat, y compris de renseignement et de services spécialisés, en agissant tant sur les filières étrangères (narco-trafic) que sur les mouvances de blanchiment. La République doit démontrer qu’elle est forte. La sixième puissance mondiale doit prouver qu’elle est capable de maintenir l’ordre sur son propre territoire. Cette reconquête doit être adossée à un véritable contrôle des frontières intérieures et extérieures de l’Union européenne, tant les flux d’immigration massifs déstabilisent aujourd’hui de façon globale le corps social.

– l’arrêt des surenchères catégorielles qui ont été dominantes depuis trente ans, au point, sur fond de budget qui ne saurait être illimité, de fragiliser le fonctionnement et surtout de sacrifier les investissements.

La réalité budgétaire s’impose aujourd’hui à une France qui doit redécouvrir le sens de l’effort, qui doit refaçonner une fonction publique trop longtemps dominée par le fameux “Toujours plus”, titre d’un livre de François de Closets paru en 1984 et, force de le constater, toujours d’actualité!

Le toujours plus de moyens n’est plus acceptable. Doivent être évoqués, d’ailleurs pointées du doigt à plusieurs reprises par la Cour des comptes, la complexité et la réalité des règles de fonctionnement des forces de sécurité intérieure. Doit être notamment clarifiée la question du temps de travail effectif (sans évoquer les abus d’arrêt de travail qui atteignent des proportions inégalées dans la fonction publique). S’agissant de la Gendarmerie, cette question du temps de travail renvoie bien évidemment au maintien de sa pleine appartenance aux forces armées, tel que voulu par la représentation nationale par la loi du 4 août 2009. (*)

Réformer le cadre juridique de l’usage des armes

La dernière mesure mais qui appellera un développement particulier, porte sur la réforme du cadre juridique de l’usage des armes par les forces de sécurité intérieure, défini par l’article 435-1 du Code de la sécurité intérieure. Ce cadre qui, est notamment devenu plus restrictif pour la Gendarmerie, n’est manifestement pas adapté à l’évolution de la délinquance.

Il met en insécurité physique et juridique les membres des forces de l’ordre dans de nombreuses situations où ils devraient intervenir, y compris par le recours à l’usage des armes.

(*) Général Cavallier : “la directive temps de travail est une menace inacceptable pour la protection des Français”

L’ Ukraine et la GRH de guerre par Michel Goya

L’ Ukraine et la GRH de guerre

par Michel Goya – La Voix de l’épée – publié le  15 janvier 2025

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Les nations anticipent rarement avoir à mener des guerres longues et s’obligent donc, le plus souvent, à improviser la manière de gérer les hommes qui la font. La réussite de cette gestion des ressources humaines « de guerre » conditionne ensuite largement celle des forces armées sur le front. Une des infortunes de l’Ukraine est qu’elle n’a pas réussi à dépasser les dysfonctionnements de son État pour instaurer une GRH de guerre aussi efficace qu’elle aurait dû et pu être. Il est désormais bien tard, mais tout n’est pas perdu pour autant, à condition de prendre des mesures fortes.

Maintenir le capital humain dans le chaos

Le but premier de la GRH de guerre est de maintenir le capital humain des grandes unités sur le front. Il ne s’agit pas simplement de remplacer « homme pour homme » toutes les pertes, mais uniquement celles qui sont définitives : tués, prisonniers, disparus et blessés graves. Pour le reste, plus de la moitié des absents des unités sont des blessés légers, qui sont normalement destinés à revenir dans les rangs, en permissions ou en formation si la situation le permet, ou enfin des déserteurs de plus ou moins longue durée. Les unités sur le front, comme les brigades ukrainiennes, sont donc déjà systématiquement en sous-effectif par rapport à leur structure réglementaire, censée représenter l’organisation tactique optimale. On peut imaginer, comme dans certaines armées du passé, faire appel à un pool d’ « intérimaires » pour combler, au moins temporairement, ces trous. Cependant, outre que c’est un exercice très délicat sous le feu, les unités ukrainiennes n’ont pas le luxe de ce surplus.

Une fois que l’on a une idée des besoins humains, il faut ensuite s’efforcer d’envoyer les bons individus au bon endroit, et donc associer des compétences à des postes, avec cette difficulté supplémentaire que les postes peuvent aussi changer au cours d’une guerre longue. De nouvelles spécialités peuvent émerger, comme l’emploi des drones, qui nécessitent de plus en plus de personnel. D’autres peuvent au contraire décliner, car devenues moins utiles ou simplement parce qu’à effectifs constants ou croissants faiblement, on ne peut satisfaire tout le monde. On assiste donc le plus souvent à une bataille des spécialités pour obtenir la meilleure part possible d’une ressource humaine presque toujours insuffisante à toutes les satisfaire en volume et en qualité.

Il s’agit de mettre en place ensuite une structure de recrutement et de formation à l’arrière capable de satisfaire ces besoins humains changeants et cette structure elle-même a besoin de ressources matérielles, des camps et des équipements d’instruction, et surtout humaines, des cadres en particulier. Cette structure arrière entre donc elle-même dans l’équation complexe de l’allocation des ressources humaines en compétition avec toutes les autres. Elle s’efforce ensuite de « produire » des soldats au cours de formations plus ou moins longues, avec cette contradiction permanente entre l’urgence et la qualité, et dans le cas ukrainien avec la menace permanente de frappes aériennes dès qu’une concentration d’hommes peut être repérée par l’ennemi. Par principe ces formations arrière se trouvent presque toujours en décalage avec les évolutions très rapides sur le front et nécessitent des formations complémentaires assurées par les grandes unités réceptrices. On s’efforce alors de transformer des bleus en individus capables d’assurer un nouveau métier dans les dangers du front. L’affaire est donc extrêmement complexe et d’autant plus délicate que l’on traite là non seulement de métiers et de compétences mais aussi de la vie et de la mort. Elle nécessite donc un réseau particulier permettant d’ajuster le moins mal possible la demande du front et l’offre de l’arrière. La forme idéale que doit prendre ce réseau est bien connue depuis la Première Guerre mondiale et disons-le tout de suite, l’armée ukrainienne en est très éloignée.

La meilleure manière de gérer ce désordre obligatoire est de disposer d’état-major intermédiaires entre les unités engagées directement sur le front et l’état-major général ou le ministère à l’arrière, et qui servent de relais et de transformateurs. Ces états-majors, de division ou de corps d’armée dans le cas ukrainien, doivent gérer simultanément les opérations des brigades qu’elles commandent et en même temps s’efforcer d’assurer leurs besoins dans tous les domaines. Ces états-majors permanents connaissent les unités qu’ils commandent, d’autant plus que les officiers qui les arment en sont issus ou y sont affectés. Ils connaissent donc leurs besoins et sont capables de les traduire à l’arrière, dans leur province d’affectation, en recrutements et formations les plus adaptés possibles, car c’est aussi leur intérêt à l’avant d’avoir des brigades efficaces. Rien de tel en Ukraine, où la plupart des brigades sont commandées par des états-majors ad hoc, dont les officiers, tournants pour quelques mois, ne connaissent rien des unités qu’ils commandent et sont surtout là pour éviter les problèmes. Le soutien, et notamment la GRH, leur échappe complètement, étant géré par l’administration centrale et les provinces. Circonstance très aggravante : dans ce système encore très soviétique, où l’aveu d’une erreur, d’une faiblesse ou d’un échec est synonyme de sanction, l’information remontant la hiérarchie est très souvent fausse, ce qui est source à la fois de nombreux problèmes opérationnels et d’un accroissement du désordre dans la gestion. La confiance n’excluant pas le contrôle, l’armée française de la Première Guerre mondiale doublait le processus normal de comptes rendus du bas en haut par un service de contrôle du haut en bas assuré par des inspecteurs généraux ou de spécialités et des officiers de liaison du Grand Quartier Général. Ce n’est pas le cas en Ukraine.

Au bout du compte, on demande aux provinces ukrainiennes de remplir des quotas de recrutement mais elles ne sont pas directement concernées par le résultat final de leur recrutement. Le problème premier consiste donc à réaliser ces chiffres avec des volontaires et des conscrits. Les premiers sont évidemment beaucoup plus rares qu’en 2022 et, au-delà d’un patriotisme toujours évident, sont largement motivés par la possibilité de choisir leur affectation, qui se trouve rarement en première ligne dans l’infanterie. Le choix des seconds ressemble beaucoup à la conscription par tirage au sort du XIXe siècle, où on ne retient finalement que les « mauvais numéros », ceux qui ne peuvent pas payer. On envoie ensuite ces mauvais numéros dans les centres de formation de base plus ou moins actifs cette population de pauvres et de « vieux », puisqu’il s’agit aussi des conscrits en moyenne les plus âgés de l’histoire. Les plus qualifiés sont plutôt envoyés dans les armes les plus techniques, tandis que les moins qualifiés apprennent qu’ils vont rejoindre l’infanterie, là où l’on meurt ou où l’on se fait mutiler en masse. Comme la surveillance et la coercition sont assez faibles en Ukraine, on comprend qu’il puisse y avoir une certaine évaporation avant d’arriver dans les bataillons d’infanterie, qui restent ainsi toujours aussi désespérément usées et en sous-effectif et c’est bien le problème majeur.

La crise de l’infanterie ukrainienne

Le triple problème de l’infanterie ukrainienne, comme beaucoup d’autres infanteries dans l’histoire, est qu’elle est à la fois indispensable, négligée et mortelle. Indispensable, car ce sont les fantassins qui assurent la principale charge de la conquête, du contrôle et de la tenue du terrain. Négligée, car les fantassins sont souvent considérés comme les ouvriers non qualifiés du combat — grave erreur — et sont les derniers servis dans les programmes d’équipement ou les affectations de recrues. Mortelle enfin, car l’infanterie subit environ 70 % des pertes en Ukraine (comme dans pratiquement toutes les guerres modernes), ce qui rend l’apprentissage sur le terrain difficile et l’ensemble de la tâche peu attractif. Les unités d’infanterie ont ainsi beaucoup plus de mal à monter en gamme que les autres, car pour capitaliser sur l’expérience, il est préférable de survivre.

En résumé, l’armée sur le front demande surtout des fantassins il en manque peut-être 80 000 en Ukraine – alors que l’arrière a beaucoup de mal à lui en envoyer. Les besoins sont tels que les brigades d’infanterie – c’est-à-dire majoritairement composées de fantassins – doivent de plus en plus faire appel à des artilleurs, logisticiens ou autres non-fantassins pour combler les trous dans les compagnies d’infanterie. C’est une triple catastrophe. Cela affaiblit d’autant les indispensables unités d’appui et de soutien autour des bataillons d’infanterie, cela réduit la confiance des volontaires dans le système puisqu’ils peuvent être finalement affectés à des unités où ils ne veulent pas aller. Surtout, cela produit plus de pertes et de désertions que de bons fantassins.

Engagés sans compétences – et le combat d’infanterie en exige beaucoup – et sans confiance réciproque avec des camarades de combat qu’ils ne connaissent pas, les bleus envoyés directement sur le front meurent ou s’effondrent en moyenne quatre fois plus que les anciens placés dans les mêmes conditions. On avait compris cela dès le début de la Première Guerre mondiale, où les divisions d’infanterie françaises avaient mis en place des bataillons de dépôt à l’arrière pour apprendre progressivement le front aux nouveaux. Les Ukrainiens ont mis du temps à retrouver ces principes, ce qui témoigne encore du problème du retour d’expérience et de la circulation de l’information. Ils n’en ont pas encore forcément tiré toutes les conclusions. De leur propre initiative, plusieurs brigades ukrainiennes ont créé leur propre bataillon de formation, mais il faudrait que cela puisse se passer un peu plus en arrière, au niveau des divisions ou des corps d’armée permanents, qui comme on l’a vu n’existe pas à quelques exceptions près comme celui des marines.

L’Ukraine a par ailleurs fait le choix de former 14 brigades d’infanterie nouvelles plutôt que de renforcer les anciennes. Cela peut s’expliquer par la nécessité de disposer d’une réserve stratégique permettant de faire face aux problèmes urgents, de saisir éventuellement des opportunités offensives ou simplement de permettre aux brigades de se reposer et se reconstituer à l’arrière. Il s’agit aussi de constituer des produits d’appel à l’aide matérielle occidentale. C’est probablement une erreur. Le combat est avant tout une affaire de qualité humaine. Même si, sur le papier, les choses peuvent apparaître semblables, une brigade d’infanterie expérimentée l’emportera toujours sur une brigade constituée à partir de rien, avec, comme pour la brigade de Kiev, seulement 150 hommes sur les 2 400 déployés en France avec plus d’un an d’expérience militaire (et encore, pas d’expérience du combat). Quitte à créer de nouvelles brigades, autant les former à partir d’anciennes qui seront doublées et dont on tirera les cadres parmi les anciens.

Une bureaucratie qui doit se transformer en méritocratie

Sans grande surprise, on s’aperçoit historiquement qu’une armée encadrée par des gens qui ont fait leurs preuves au feu est plus efficace qu’une armée encadrée uniquement par des gens qui ont réussi un concours à vingt ans et ont ensuite monté mécaniquement la hiérarchie. Trois des plus belles armées de la France, sous le 1er Empire, en 1918 ou à la Libération, sont des armées qui ont fait exploser le carcan administratif pour faire place à des hommes souvent jeunes et toujours courageux, énergiques et excellents tacticiens. Cela ne s’est pas fait sans douleur, mais cela s’est avéré indispensable et très efficace.

L’armée ukrainienne comme l’armée russe ont commencé la guerre avec des cadres supérieurs issus du monde post-soviétique, avec son mélange de rigidité à l’ancienne et de clientélisme nouveau, la pire combinaison possible. Il a manqué ensuite à l’Ukraine un Joffre remplaçant 40 % des généraux en exercice en 1914 par des officiers ayant réussi l’épreuve initiale du feu. Il est vrai que Joffre, contrairement à Zaloujny ou Syrsky, avait une vue à peu près claire de ce qui se passait sur le front. Aussi l’Ukraine compte-t-elle toujours dans ses rangs des commandants de brigades ou de bataillons incompétents mais qui parviennent à le cacher. Il faut là encore imaginer les ravages opérationnels et psychologiques d’une telle situation à l’intérieur même des brigades mal commandées ou dans celles d’à côté, qui découvrent par exemple que leur voisine a soudainement décroché de sa position sur le front, parfois parce que les hommes en ont marre de leur chef imbécile et se sont repliés d’eux-mêmes. Une bonne partie des quelques succès russes d’importance est le résultat de tels problèmes de mensonges et de mauvaise coordination par des états-majors qui ont une connaissance très imparfaite de ce qui se passe réellement.

En résumé, il est probable que le principal gisement de ressources pour les Ukrainiens ne soit pas forcément l’aide occidentale, mais bien la gestion de leurs hommes et de leurs femmes sous l’uniforme. Quand on voit le courage de l’immense majorité des soldats ukrainiens et l’ingéniosité de certaines unités, on se plaît à imaginer ce que donnerait la même armée avec une structure de commandement bien organisée et transparente, mais aussi des décideurs politiques courageux capables de prendre des mesures impopulaires dans l’opinion et douloureuses dans l’administration. Le chantier est déjà engagé, mais l’inertie et les résistances sont telles que les progrès sont très lents alors que les hommes tombent et que les Russes pressent sur le front.

Ajoutons pour conclure qu’il serait bon aussi que les forces armées françaises et la nation dans son ensemble se posent quelques questions sur ce qui se passerait si nous étions placés devant la même situation.

Un Moyen-Orient en recomposition politique accélérée

Un Moyen-Orient en recomposition politique accélérée

Tribune
Par Didier Billion – IRIS – publié le 13 janvier 2025

Le Moyen-Orient est traditionnellement une région de forte intensité événementielle, mais les mois écoulés sont singulièrement denses et marqués par une recomposition accélérée des rapports de force géopolitiques. Les conséquences politiques et militaires du 7 octobre constituent en effet une véritable onde de choc qui modifie radicalement la situation régionale.

Génocide à Gaza

Parce qu’elle reste centrale, il faut commencer par la situation des territoires palestiniens. Devant ce qui est qualifié de génocide par des personnalités et des organismes internationaux de plus en plus nombreux, le pudique détournement du regard par une grande partie des États composant ladite communauté internationale restera comme une tache indélébile de l’histoire contemporaine.

Jour après jour, les bombardements continuent à s’abattre massivement sur le territoire gazaoui. De rares images qui nous en parviennent, on est en droit de se demander les raisons d’une telle frénésie destructrice puisque visiblement la grande majorité du bâti a d’ores et déjà été réduit en miettes ou est devenu impropre à toute forme de vie sociale. Alors que près de 50 000 morts sont annoncées, que la famine s’est durablement installée, l’Agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens (UNRWA) nous apprend, début janvier, que huit nourrissons sont morts de froid au cours du mois de décembre 2024, ce qui donne une idée assez précise de la situation dans laquelle sont réduits les Gazaouis. Aussi, la seule raison de l’acharnement mortifère du gouvernement israélien est de rendre toute vie impossible à Gaza, d’en chasser ses habitants et de recoloniser ce territoire, voire l’annexer purement et simplement. Projet qui constitue aussi le but ultime des plus ultras du gouvernement Netanyahou pour ce qui concerne la Cisjordanie, voire Jérusalem-Est.

Ces faits constituent l’inquiétante confirmation que les instances de régulation internationale sont en situation de déshérence et que le système onusien tel qu’il s’était édifié après 1945 est devenu obsolète justifiant par la même sa complète refondation. Heureusement, dans ce contexte désastreux, la Cour internationale de justice et la Cour pénale internationale sauvent l’honneur en tentant de faire appliquer vaille que vaille ce qui subsiste du droit international et les mobilisations citoyennes à travers le monde sont pour leur part multiples et souvent massives.

Ce n’est au demeurant pas l’apathie qui prévaut, mais en réalité la complicité active des alliés de Tel-Aviv. Ainsi nous apprenons, le 4 janvier, que l’administration Biden a donné son autorisation pour une livraison d’armes à Israël d’un montant de 8 milliards de dollars. La décision doit être approuvée par le Congrès – ce qui ne fait guère de doutes –, ainsi la machine de guerre continuera à être alimentée et le massacre pourra continuer. Dans ce contexte, le sentiment d’impunité du gouvernement israélien ne connait pas de limite ce qui explique son refus obstiné d’envisager une quelconque forme de solution politique dont nous savons qu’elle reste pourtant impérative.

L’émiettement de l’« axe de la résistance »

L’hubris de la victoire des dirigeants israéliens est par ailleurs nourrie par de multiples autres opérations militaires. Benjamin Netanyahou – prétendant pour le coup incarner le « peuple de l’éternité » (sic) – se vante de diriger Israël sur sept fronts simultanés de guerre : Gaza, Cisjordanie, Liban, Iran, groupes chiites en Irak et en Syrie, Yémen. Le danger principal maintes fois évoqué restant pour lui la République islamique d’Iran. On ne peut qu’être interpellé par la manière méthodique dont Israël, s’affranchissant systématiquement du respect du droit international, a organisé le combat contre ses adversaires.

Le Hezbollah en premier lieu : en tuant ou estropiant des centaines de ses cadres par l’activation de bipeurs piégés, puis en éliminant son chef charismatique, Hassan Nasrallah, en septembre 2024. Autant de préludes à l’invasion terrestre du Liban, le 30 du même mois, et à une campagne de bombardements indiscriminés sur les populations civiles libanaises perdurant jusqu’au cessez-le-feu, le 27 novembre. Pour Netanyahou, cette campagne de terreur a pour but de pousser les Libanais à se débarrasser du Hezbollah comme il l’explique doctement dans une allocution télévisée début octobre 2024. Mais comment imaginer une seule seconde que le peuple libanais écrasé par les bombes puisse obtempérer aux désidératas du Premier ministre israélien ? La vision développée par ce dernier confirme néanmoins que pour les dirigeants de Tel-Aviv seule la force brute peut régir les rapports de voisinage et qu’ils n’ont que faire d’hypothétiques solutions politiques.

Posture aussi illustrée en Syrie puisque les dirigeants israéliens profitent de la courte période de flottement du pouvoir au moment de la fuite de Bachar Al-Assad pour opérer plus de 300 bombardements sur des objectifs militaires syriens et pour occuper le versant syrien du mont Hermon, foulant aux pieds l’accord de cessez-le-feu de 1974. À nouveau, il a fallu avoir l’ouïe particulièrement fine pour entendre les timides condamnations de ces agressions à répétition qui n’ont évidemment aucunement dissuadé Netanyahou. Ainsi donc la guerre préventive devient la norme pour les dirigeants israéliens. En d’autres termes, l’affirmation de la loi du plus fort, celle de la jungle.

Pour autant cette politique est plus compliquée à mettre en œuvre contre l’Iran. Comme il a été constaté à deux reprises, en avril puis octobre 2024, les bombardements croisés entre la République islamique et Israël sont restés sous contrôle, chacun des protagonistes sachant jusqu’où ne pas aller et ne franchissant donc pas la ligne rouge tacite. Probablement le cabinet Netanyahou aurait voulu frapper plus fort, mais, c’est à souligner, l’administration Biden a su pour une fois se montrer dissuasive pour empêcher des frappes israéliennes sur les installations nucléaires ou pétrolières iraniennes. Pour autant, ces opérations ont souligné l’asymétrie militaire entre les deux protagonistes ce qui ne manque pas d’inquiéter les dirigeants de Téhéran, d’autant que le retour de Donald Trump au pouvoir risque d’affaiblir encore leur situation.

Le bilan de l’ensemble de ces éléments brièvement rappelés ici montre l’affaiblissement de cet « axe de la résistance » patiemment mis en place depuis plusieurs décennies par la République islamique d’Iran au profit de l’affirmation de la supériorité militaire de l’État hébreu. C’est en ce sens qu’il est possible d’évoquer l’hubris israélienne, ce qui néanmoins risque d’être, à terme, un leurre si des solutions politiques ne sont pas mises en œuvre sur les différents dossiers évoqués. Dans ce contexte régional très dégradé, il est remarquable de constater qu’au-delà des communiqués et des déclarations lénifiantes, la majorité des États arabes fait preuve d’une grande discrétion et ne manifeste aucune volonté de peser véritablement sur la situation.

L’émergence d’une nouvelle Syrie

Le dernier élément marquant des derniers mois de l’année 2024 réside bien sûr dans la chute du régime de Bachar Al-Assad. L’offensive foudroyante de Hayat Tahrir Al-Cham partant de la province d’Idlib et parvenant à Damas en douze jours sans rencontrer guère de résistance a surpris y compris les analystes les plus avertis. Cela révèle la sous-estimation de l’état de déliquescence du régime syrien et son isolement total puisque même ses troupes prétendument d’élite se sont débandées sans opposer la moindre résistance.

Du point de vue géostratégique cette nouvelle situation renforce les remarques formulées précédemment puisque la Syrie de Bachar Al-Assad était la ligne d’approvisionnement principale entre l’Iran et le Hezbollah. Celle-ci est désormais rompue.

La question est désormais l’appréciation de la trajectoire possible des nouveaux responsables de Damas. Leur passé djihadiste est connu, mais leur évolution politique ne l’est pas moins. Incarnant une forme d’islamo-nationalisme, ils ne renieront pas leur appartenance à la mouvance islamiste. Dans le même mouvement, ils sont profondément syriens et leur préoccupation est de reconstruire et de préserver l’unité du pays. Pour ce faire, l’enjeu est de parvenir à mettre en place un régime de type inclusif et de reconstituer de solides relations avec le maximum de pays à l’international. Au vu des défis de toutes sortes – politiques, géopolitiques, sociétaux et socio-économiques – le besoin est impératif de retisser ces liens intérieurs et extérieurs. Nul ne peut écrire l’histoire à l’avance, mais force est d’admettre qu’à ce stade la nouvelle équipe incarnée par Ahmed Al-Charaa n’a guère commis de faux pas. Il lui faudra aussi compter avec le peuple syrien qui, en dépit des quatorze dernières années vécues, est resté debout et manifeste à la fois un énorme soulagement et des espoirs raisonnés.

Parmi bien d’autres, un test crucial concerne la gestion des minorités confessionnelles et/ou ethniques, au premier rang d’entre elles celle constituée par les Kurdes. C’est la question du statut et du degré de décentralisation dont pourrait bénéficier la région où ils se trouvent en grand nombre qui se pose désormais. Pour autant, la reconstitution de l’unité du pays d’une part et la nécessité de ne pas irriter la Turquie – qui s’affirme à ce jour comme une des principales bénéficiaires de la situation au vu des étroits liens tissés avec Hayat Tahrir Al-Cham – particulièrement attentive au traitement du sujet, d’autre part, constituent des défis majeurs pour les nouveaux dirigeants du pays.

La paix et l’épée par Michel Goya

La paix et l’épée

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 9 janvier 2025

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Tout est affaire de rapport de forces à la guerre. Pour les Ukrainiens en guerre, la seule perspective d’obtenir une « meilleure situation à la fin » est de modifier le rapport de forces militaires en 2025 afin de reprendre l’offensive en fin d’année et de libérer le plus possible de territoire occupé. À défaut de pouvoir modifier ce rapport de force, il n’y aura sans doute pas d’autre option stratégique pour Kiev que de limiter les dégâts en négociant la moins mauvaise paix possible.

Partisan affiché d’un règlement rapide du conflit ou du moins d’un arrêt prolongé des combats, Donald Trump a clairement indiqué son intention de forcer l’exécutif ukrainien à privilégier la mauvaise paix immédiate à la possible victoire lointaine. Les États-Unis fournissant environ la moitié de tous les équipements et munitions qu’utilisent les soldats ukrainiens, il lui suffira de réduire cette aide pour rendre la victoire impossible pour eux. Les États européens, qui tous ensemble ne fournissent qu’environ 30 % de l’aide militaire à l’Ukraine et sans grande possibilité d’en augmenter le volume, sont quant à eux plus ou moins obligés de suivre le mouvement quel qu’il soit. Tout en donnant toujours l’image d’un soutien ferme à l’Ukraine dans la poursuite de son combat, ils anticipent déjà d’avoir à jouer un rôle dans l’application d’une forme de paix possible.

À travers plusieurs déclarations de son entourage, la forme de paix envisagée par le nouveau président des États-Unis semble être un armistice sur les positions actuelles en Ukraine. Il n’est pas du tout évident que Vladimir Poutine accepte cette idée alors que ses troupes ont l’initiative des opérations et que rien ne l’oblige vraiment à s’arrêter là, mais Volodymyr Zelensky a déjà commencé à y préparer son opinion publique en évoquant la fin possible de la « phase chaude » de la guerre, remettant à une phase « diplomatique » (entendre « hypothétique ») la libération des territoires occupés.

Tout en continuant le combat afin au moins d’arrêter l’avancée russe, le président ukrainien s’efforce désormais d’obtenir en échange de l’arrêt éventuel des combats de véritables garanties de sécurité contre la Russie là où Donald Trump et son entourage n’envisagent que des garanties de respect de l’armistice et sans participation américaine. On a vu rétrospectivement la valeur des garanties de sécurité purement théoriques données à l’Ukraine en échange de son renoncement à son arsenal nucléaire dans le mémorandum de Budapest en 1994. Il ne peut y avoir de vraies garanties de sécurité sans soldats présents sur le territoire. Alors même que les éventuelles négociations ne sont pas commencées, on explore donc déjà l’hypothèse d’un déploiement de forces en Ukraine tout de suite après l’arrêt des combats et on voit déjà assez clairement les fortes limites de l’exercice.

Le premier problème est celui du volume de forces nécessaire, sachant que là encore les États-Unis, qui ont fourni 80 % des moyens des coalitions sous leur direction depuis 1990, ne veulent pas en être. L’entourage de Donald Trump évoquait 200 000 soldats déployés le long du front en Ukraine et de la frontière avec la Russie. C’est évidemment irréaliste, mais il faudra sans doute réunir une masse d’environ 40 à 50 000 hommes, compte tenu de l’immensité de l’espace à couvrir, ce qui nécessitera la constitution d’une force coalisée, soit onusienne afin de faire venir des contingents du monde entier, soit européenne avec une large participation des membres de l’Union et peut-être quelques États extérieurs. Le plus important n’est cependant pas de réunir ces hommes mais bien de savoir à quoi ils serviront.

La première idée serait de « maintenir la paix » en s’interposant entre les belligérants, à la manière de la Force intérimaire des Nations Unies au Liban (FINUL) depuis 1978. Une mission onusienne serait forcément de ce type, avec la formation par exemple d’une Mission des Nations Unies en Ukraine (MINUKR), mais pourrait être également européenne, le point commun étant de toute façon qu’elle ne servirait à rien, comme effectivement toutes les autres missions évoluant dans le cadre du chapitre VI de la Charte des Nations Unies. Quand on n’a pas le droit de combattre sauf en légitime défense, on ne protège rien d’autre que soi-même (au mieux) et une telle force n’empêcherait pas plus les Russes de pénétrer en Ukraine que la FINUL avec les Israéliens au Liban. Cette force inutile pourrait donc recevoir l’aval de la Russie, et de toute façon on n’imagine pas le déploiement d’une force en Ukraine sans l’accord des membres permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies, dont la Russie. Cela pourrait satisfaire aussi les États-Unis, qui de toute façon ne participent jamais à ce genre de force, ainsi que les États européens, comme l’Allemagne ou l’Italie, qui eux au contraire aiment bien y participer lorsqu’ils veulent montrer qu’ils font quelque chose « pour la paix » mais sans prendre de risques, même si tout déploiement militaire prolongé, même le plus inoffensif – à tous les sens du terme – implique des pertes. La mise en place d’une telle force n’offrirait en revanche aucun intérêt pour les Ukrainiens. On ne voit pas dès lors pourquoi ils l’accepteraient.

Les Ukrainiennes préféreraient, et de loin, une force de protection, autrement dit une force qui combattrait en cas d’attaque russe, à la manière des bataillons déployés dans le cadre de la présence avancée renforcée de l’OTAN sur son flanc Est. Notons dans ce cas que les pays volontaires seraient beaucoup moins nombreux. Il s’agirait sensiblement des mêmes qui envisageaient il y a peu d’envoyer éventuellement des soldats en soutien à l’arrière des forces ukrainiennes. On aurait ainsi probablement une brigade française de quelques milliers de soldats, peut-être une britannique et des brigades multinationales avec des bataillons baltes, scandinaves et polonais, peut-être canadiens. Il n’y aurait sans doute pas de quoi réunir 40 000 hommes, mais à la limite peu importe puisque cela signifierait surtout que les États fournisseurs s’engageraient de fait à entrer en guerre avec la Russie si celle-ci attaquait et tuait leurs soldats. Ce serait effectivement pour le coup très dissuasif, et les Ukrainiens ne manqueraient pas de rappeler qu’un tel déploiement réalisé avant février 2022 aurait sans doute empêché la guerre. On imagine cependant les débats internes difficiles dans les pays européens avant de s’engager dans ce qui serait une entrée de l’Ukraine dans l’OTAN de fait, sinon en droit. Inutile de préciser que si l’Ukraine serait sans doute très heureuse de cette solution, il n’en serait pas de même de la Russie et on ne voit pas très bien dans ce cas comment Vladimir Poutine l’accepterait.

En conclusion, on est encore loin d’un armistice quelconque en Ukraine et encore plus loin d’un déploiement de forces étrangères visant à le faire respecter.

Présidence polonaise du Conseil de l’Union européenne : quelles implications pour la défense de l’Europe ?

Présidence polonaise du Conseil de l’Union européenne : quelles implications pour la défense de l’Europe ?

La Pologne a succédé à la Hongrie à la tête de la présidence du Conseil de l’Union européenne ce 1er janvier, pour une durée de six mois. Ce mandat intervient alors que la guerre en Ukraine et la menace russe perdurent, et que le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche plonge l’Europe dans l’incertitude. Varsovie, qui renoue avec Bruxelles depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Tusk, entend donc faire de cette présidence une opportunité pour faire valoir ses positions sur ces sujets à l’échelle du continent, notamment en matière de défense et de sécurité. Quels seront les grands axes de la présidence polonaise du Conseil de l’UE ? Comment ses relations avec Bruxelles ont-elles évolué depuis la crise de 2021 ? La Pologne est-elle en mesure d’impulser un véritable leadership sur le continent ? Les réponses de Louise Souverbie, chercheuse à l’IRIS, spécialisée sur les questions de défense européenne et sur l’industrie de l’armement.

La Pologne vient d’accéder à la présidence du Conseil de l’Union européenne, succédant à la Hongrie. Quelles sont les grandes orientations stratégiques envisagées sous la présidence et les priorités en matière de défense ?

La présidence polonaise est placée sous le signe de la sécurité, une thématique qui sera déclinée en sept dimensions au cours des prochains mois : extérieure, intérieure, économique, énergétique, sanitaire, alimentaire et informationnelle. Dans un environnement sécuritaire dégradé et face à la multiplication des menaces hybrides, Varsovie entend contribuer au renforcement de la résilience et de la préparation de l’Union européenne (UE) par une approche holistique de la sécurité.

En ce qui concerne la défense, les efforts porteront notamment sur la poursuite du renforcement de l’industrie de défense et de la montée en puissance des capacités militaires européennes. La question du financement des initiatives pour atteindre ces objectifs constituera par conséquent le cœur du débat européen au cours de la présidence polonaise. Varsovie soutient en effet une prise de responsabilité européenne en matière de défense passant par un accroissement significatif des fonds investis dans ce domaine, tant au niveau des États membres qu’à celui de l’UE. Les autorités polonaises sont ainsi favorables à un endettement européen commun pour soutenir la relance du secteur européen de la défense et le financement de projets conjoints dans le domaine de l’armement, ainsi que la construction d’infrastructures militaires ou duales. La Pologne est notamment préoccupée par la protection de la frontière orientale de l’UE et porte ainsi le projet East Shield, un bouclier d’infrastructures composé de fortifications militaires et de systèmes technologiques (radars, systèmes anti-drones, etc.). Varsovie souligne l’intérêt que présente ce projet pour l’ensemble de l’Union et souhaite donc pouvoir utiliser les instruments de l’UE pour le soutenir.

Justement, l’identification d’une série de « projets d’intérêt commun en matière de défense européenne » devrait être abordée dans le cadre des négociations sur le futur programme pour l’industrie de défense européenne (EDIP). À la tête du Conseil, la Pologne jouera un rôle clé dans les discussions sur ce texte proposé par la Commission européenne en mars 2024. La présidence hongroise n’étant pas parvenue à boucler les discussions au Conseil avant la fin de l’année pour ensuite transférer le texte au Parlement, c’est donc la Pologne qui prend le relais et aura pour tâche de faire émerger la position des États membres sur ce dossier crucial pour la défense européenne.

Alors que la Pologne avait frôlé le « Polexit » en 2021, l’arrivée au pouvoir de Donald Tusk semble avoir permis de meilleures relations entre Bruxelles et Varsovie. Comment la relation entre la Pologne et l’Union européenne a-t-elle évolué, notamment depuis la guerre en Ukraine ?

Les politiques du précédent gouvernement polonais, dirigé par Mateusz Morawiecki, et de la Diète dominée par le parti Droit et Justice (PiS) ont en effet été marquée par un fort euroscepticisme et une remise en cause de l’État de droit en Pologne. Ce positionnement a logiquement tendu les relations entre Bruxelles et Varsovie et a notamment conduit à une suspension du versement des fonds du plan de reprise et de résilience post-Covid à la Pologne, conditionné à la mise en œuvre de réformes sur l’indépendance du pouvoir judiciaire. Néanmoins, l’attachement à l’UE – majoritaire au sein de la population polonaise – et surtout la situation de premier bénéficiaire net du budget européen de la Pologne ont toujours permis de limiter la crédibilité d’un éventuel « Polexit ».

Depuis le 24 février 2022, alors que le PiS était toujours au pouvoir, le rôle clé de la Pologne dans le soutien à l’Ukraine a contribué à faire passer au second plan les problématiques d’État de droit dans les relations entre Varsovie et Bruxelles, même si Mateusz Morawiecki ne manquait pas de dénoncer « une guerre sur deux fronts » et une stigmatisation de la Pologne. À l’automne 2023, la victoire électorale de la coalition menée par Donald Tusk – ancien président du Conseil européen – a donc marqué un basculement majeur du positionnement de Varsovie vis-à-vis de l’UE.

En outre, la Commission européenne est en passe de devenir un acteur incontournable dans le domaine de l’industrie de défense. Cette montée en puissance s’est notamment traduite par le déblocage de financements (limités pour l’instant) pour soutenir l’accroissement des capacités de production et les acquisitions communes d’armement. Les autorités polonaises ont ainsi témoigné leur intérêt pour ces initiatives qui représentent aussi une opportunité pour leur industrie de défense de monter en puissance, dans un contexte où celle-ci représente désormais un pilier de la sécurité nationale.

Ce recalibrage de la position polonaise vis-à-vis de la Commission européenne et des initiatives européennes en matière de défense s’est également manifesté à travers une initiative polono-grecque sur un « bouclier anti-aérien européen ». Les chefs de gouvernement des deux pays ont en effet envoyé conjointement une lettre à la présidente de la Commission européenne – prenant donc acte du rôle nouveau de l’exécutif européen – pour appeler au développement de cette nouvelle capacité en se basant sur les compétences de l’industrie européenne, ainsi qu’à l’émergence d’une « Union de la défense ».

Alors que les meneurs traditionnels, la France et l’Allemagne, sont très fragilisés sur le plan intérieur, dans quelle mesure la Pologne est-elle en mesure d’imposer son leadership sur l’Union européenne, notamment en matière de défense ?

Varsovie est effectivement devenue un centre de gravité géographique et politique dans le contexte de la guerre d’agression de la Russie, dont les pays du flanc oriental ont toujours craint qu’elle ne redevienne une menace. Plaque tournante du soutien à l’Ukraine et puissance militaire émergente, la Pologne a rapidement construit une crédibilité sur laquelle fonder son leadership, déjà reconnu dans la région de la Baltique et sur le flanc oriental.

En 2024, la Pologne a consacré 4,1 % de son PIB aux dépenses de défense et ce chiffre pourrait atteindre 4,7 % en 2025 – en comptabilisant un fonds extra-budgétaire mis en place en 2022 et doté de 8 à 12 milliards d’euros par an. En 2025, les dépenses de défense polonaises pourraient ainsi s’élever en tout à 41 milliards d’euros, dont 29 milliards d’euros de budget – contre un peu moins de 13 milliards en 2021 – rattrapant ainsi peu à peu les principales puissances militaires européennes. Ces investissements visent à renforcer rapidement les capacités militaires polonaises à travers d’importants contrats d’armement avec les États-Unis, la Corée du Sud ou encore le Royaume-Uni.

Forte de cette légitimité nouvelle et du retour d’un gouvernement pro-européen au pouvoir, Varsovie entend désormais s’affirmer sur la scène européenne et renforcer son influence au sein de l’UE (et de l’OTAN). La Présidence du Conseil représente donc une opportunité pour l’affirmation de ce leadership, alors que l’UE se prépare au retour de Donald Trump à la Maison-Blanche. Dans ce contexte, l’atlantisme historique de la Pologne serait susceptible de représenter un atout pour les relations avec Washington, à condition que Varsovie et les autres capitales européennes ne cèdent pas à l’approche transactionnelle renforcée souhaitée par le nouveau président américain, et à la division interne de l’UE qui en découlerait.

Dispositif français en Afrique: comme si l’Elysée avait externalisé sa com’ africano-militaire

Dispositif français en Afrique: comme si l’Elysée avait externalisé sa com’ africano-militaire

Photo P. Chapleau

On se souvient qu’en février 2023, le président français Emmanuel Macron avait annoncé une prochaine « diminution visible » des effectifs militaires français en Afrique. Des effectifs déjà largement réduits par les décision du Mali, du Burkina Faso et du Niger de cesser leur coopération militaire avec la France.

Un an plus tard (voir mon post du 6 février 2024), on apprenait que Jean-Marie Bockel, éphémère ministre de la Coopération de l’ancien président Nicolas Sarkozy en 2007, était chargé d’une mission sur la reconfiguration du dispositif militaire français en Afrique.

Il était alors prévu qu’un rapport serait remis au Président à la mi-juillet 2024.

Las, on n’a rien vu venir. Juste entendu des bruits dont on s’est satisfait puisqu’ils confortaient dans la crainte de coupes très claires dans les moyens humains tricolores et les ambitions françaises en Afrique.

De clarifications chiffrées, aucune.

L’Elysée a donc fait l’économie d’une annonce présidentielle, d’une conférence de presse précédée d’un briefing, d’un débat parlementaire… La Présidence a tout bonnement attendu que les pouvoirs africains concernés par une présence effective de troupes françaises n’annoncent eux-mêmes l’ampleur des réductions et le calendrier. Bel exemple de sous-traitance (que même Jean-Marie Bockel n’avait pas vu venir) à peu de frais.

On attendait des chiffres pour le Tchad, le Sénégal, la Côte d’Ivoire et le Gabon; on les connait désormais pour les trois premiers pays:
– 0 au Tchad où le désengagement est en cours,
– 0 en Côte d’Ivoire où le président Alassane Ouattara a annoncé le 31 décembre qu’il avait « décidé du retrait coordonné et organisé des forces françaises »,
– et autant au Sénégal où, le 31 décembre également, le président Bassirou Diomaye Faye a annoncé « la fin de toutes les présences militaires de pays étrangers au Sénégal, dès 2025 », dans un discours à l’occasion du Nouvel an.

Pour le Gabon, on avance le chiffre d’une centaine de formateurs qui pourraient rester sur place, à l’Académie du camp de Gaulle où sont installées l’Ecole d’administration des forces de défense de Libreville (EAFDL) et l’Académie de protection de l’environnement et des ressources naturelles (APERN). Mais Paris n’est pas à l’abri que le redéploiement et la réorganisation des EFG (éléments français au Gabon) ne soient prolongés par un désaveu du régime local et une demande de départ.

Reste Djibouti, où s’est rendu le président de la République le 20 décembre. Paris y conserve une base militaire avec 1500 soldats, la plus importante et certainement la dernière de ces bases d’Afrique « pléthoriques, permanentes, qui nourrissaient des ambiguïtés », selon Emmanuel Macron qui n’a même pas eu à sonner le glas de la présence militaire française en Afrique. La messe était dite.

Menaces sur l’industrie d’armement française

Présentation : Le Groupe “Vauban”, est composé d’experts des questions de Défense soucieux de préserver la souveraineté nationale notamment dans le domaine stratégique de l’industrie d’armement.
Les deux articles ci-dessous, parus fin 2024 dans La Tribune, ont pour objet d’alerter et de sensibiliser les Français sur les conséquences des opérations  de recomposition envisagées et en cours des alliances dans l’industrie d’armement européenne.
Selon les conclusions de l’analyse très argumentée réalisée par le Groupe “Vauban”, la situation de l’industrie de défense française, atout majeur de la souveraineté de notre pays en sortirait très affaiblie.

***

L’Europe coalisée contre la France
Les deux Bruxelles contre la France
(1/2)

Où va l’Union européenne dans le domaine de l’industrie de la défense ? Selon le groupe Vauban, la création d’un marché unique au niveau européen ouvrira la porte aux industriels américains, israéliens et sud-coréens avec la création d’une autorité centralisée européenne de l’industrie de défense. Elle permettra une « coordination améliorée pour agréger l’acquisition de systèmes américains par des groupes d’États-Membres de l’UE », selon une recommandation du rapport Draghi. C’est pour cela que la ministre allemande des Affaires étrangères, Annalena Baerbock, a souligné le rôle de l’Otan qui est, selon elle, « la colonne vertébrale » de la défense commune.

Dans sa longue histoire, la France s’est régulièrement retrouvée seule face à une Europe coalisée contre elle : la force de son État-nation, de son génie diplomatique et militaire et de son rayonnement culturel lui a toujours permis d’y faire face. Les guerres de Louis XIV puis celles de la Révolution et de l’Empire, jusqu’aux décisions diplomatiques et militaires du général de Gaulle, en témoignent. L’Histoire se répète aujourd’hui sous d’autres formes, moins épiques mais tout aussi décisives : la résurrection de la Communauté Européenne de Défense de 1952, l’alliance germano-italienne dans le domaine terrestre (avant son prolongement ultérieur dans le domaine naval), et l’accord germano-britannique de Trinity House, prenant à revers le Traité de Lancaster House et celui d’Aix-la-Chapelle, en sont trois récentes manifestations.

Au terme de ces développements, la France n’est nulle part dans une Europe qu’elle prétend pourtant bâtir mais qu’elle n’a ni volonté ni constance pour la guider vers le sens de ses intérêts.

Bruxelles la fédérale ou la « volière des cabris »

L’âme de la première coalition anti-française est à Bruxelles. S’arrogeant des compétences qu’aucun traité ne lui reconnaît, la Commission européenne, pourtant gardienne des traités, use et abuse des mêmes procédés, dénoncés en son temps par la France lors de la politique de la chaise vide (mai – juillet 1965) : utilisant avec zèle son droit d’initiative, elle prend prétexte du marché intérieur pour réglementer le domaine de la Défense, sanctuaire pourtant exclusif des États-nations.

Avec ses manières à la fois arbitraires et bureaucratiques mais toujours opaques, car avançant masquée, elle promet à ce secteur le même sort que les autres domaines dont elle s’est occupée depuis 1958 : la ruine totale au profit de la concurrence extra-européenne. L’agriculture, les transports, l’énergie, la métallurgie, l’automobile ont été sacrifiés sur l’autel de ses décisions et de ses convictions : les mêmes remèdes produisant les mêmes causes, la Défense ne fera pas exception.

En ce sens, le rapport Draghi et la nomination d’un Commissaire européen à la défense accélèrent le processus, amorcé en 1952 avec la CED. La marche fédérale de von der Leyen consiste en cinq étapes claires dont la caractéristique commune est de reposer sur des principes tous aussi faux que néfastes aux systèmes de défense de chaque État-membre :

L’Europe sous les fourches caudines américaines

Ce schéma n’est ni imaginaire ni exagéré : c’est très exactement l’Europe de la Défense que dessine le rapport Draghi et que M. Kubilius s’efforcera, pas à pas, de concrétiser durant son mandat. En ruinant assurément le secteur de l’industrie d’armement en Europe, il détruira l’objectif même recherché : la défense de l’Europe par elle-même. Que nombre d’États-membres n’aient pas protesté, se conçoit : comme le disait le général De Gaulle [1], « les Allemands, les Italiens, les Belges, les Pays-Bas sont dominés par les Américains ».

Mais il est tragique de constater qu’en France, il n’y aura plus communistes et gaullistes – ou un Mendès-France – pour faire échec à cette CED nouvelle version. Les communistes ont disparu et les gaullistes, depuis Jacques Chirac, se sont ralliés à la fédéralisation de l’Europe tout en maintenant la doctrine de dissuasion française, refusant de voir que l’une sacrifie délibérément l’autre. Aucun parti, y compris le RN, ne va jouer le rôle-clé qu’il aurait pu jouer sur ce dossier, à l’instar de celui joué par le gaullisme en 1954.

Cette marche à la supranationalité ne sera donc pas freinée par les États-membres sans géopolitique ni par les partis souverainistes sans courage, mais bel et bien recadrée par ceux-là même à qui elles profitent in fine : l’OTAN et les Etats-Unis, car ce que Madame von Der Leyen n’a pas voulu voir ou dire, c’est que sa CED à elle, en faisant doublon à l’OTAN, se condamne d’elle-même.

L’Europe ne faisant pas le poids face à l’OTAN, la seule issue à ce conflit, déjà palpable à Bruxelles, sera une supranationalité soigneusement encadrée ou recadrée par les Etats-Unis pour, à la fois, assoir leur leadership politique en Europe (un théâtre d’opération majeur pour eux quoiqu’en dise) et s’assurer des parts dominantes dans le marché européen de la Défense. « To get the U.S in, the Soviets out and the Germans down » : cette définition cynique de l’OTAN formulée par le premier Secrétaire-Général de l’OTAN, Lord Ismay, reste toujours d’actualité.

L’Europe de la défense de Mme von der Leyen se dissoudra donc dans le pilier européen de l’OTAN, donnant ainsi raison au général De Gaulle : « Vous savez ce que ça veut dire, la supranationalité ? La domination des Américains. L’Europe supranationale, c’est l’Europe sous commandement Américain » [2].

La seule initiative qui subsistera sera la communautarisation forcée de l’industrie de défense des États-membres, annoncée dès le 8 juillet 2017 par Mme Goulard, éphémère ministre de la Défense française : « Si nous voulons faire l’Europe de la défense, il va y avoir des restructurations à opérer, faire des choix de compatibilité et, à terme, des choix qui pourraient passer dans un premier temps pour aboutir à privilégier des consortiums dans lesquels les Français ne sont pas toujours leaders ». La perte de souveraineté industrielle assumée est toujours d’actualité si l’on en croit MM. Cingolani et Folgiero, respectivement PDG de Leonardo et de Fincantieri qui ont repris récemment la même antienne…tout en s’assurant que cette Europe industrielle-là se fera sous leur tutelle [3].

Au bilan, la seule « politique de la chaise vide » que la France aura faite, n’a pas été le fruit d’une décision d’un ministre de la Défense français qui s’affiche gaulliste, mais de quelques industriels tricolores qui ont refusé de signer leur arrêt de mort sur l’autel de la fédéralisation de l’industrie d’armement. Deux d’entre eux sont les maîtres d’œuvre de la dissuasion : ce n’est pas un hasard tant la CED de Mme von Der Leyen est négatrice de la doctrine de dissuasion nationale qui suppose la souveraineté intégrale et non la servitude volontaire aux deux Bruxelles.

[1] C’était de Gaulle, Alain Peyrefitte, Tome II, page 296
[2] Op.cit.
[3] Propos extrêmement clairs de M. Cingolani, Corriere della Serra, 27 octobre 2024, liant perte de souveraineté et leadership« Dans l’espace, comme dans la défense, ce qui est petit n’est pas beau et même une taille moyenne comme la nôtre ne suffit pas : les entreprises européennes doivent s’allier, sacrifiant leur souveraineté sur le petit marché intérieur pour pouvoir rivaliser ensemble sur l’immense marché mondial. Leonardo fait office de sherpa dans ce domaine et avec Rheinmetall, nous avons atteint un premier sommet historique ».

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L’Europe coalisée contre la France
L’Allemagne, l’âme des coalitions de revers
(2/2)

Après avoir exploré les pièges de la résurrection de la Communauté européenne de défense de 1952, le groupe Vauban décrypte la stratégie de marginalisation de la France par l’Allemagne, l’Italie et la Grande-Bretagne avec l’alliance entre Berlin et Rome dans le domaine terrestre et l’accord de Trinity House avec Londres.

L’âme de la deuxième coalition est, sans surprise, à Berlin même. Poursuivant sa politique de champions nationaux (Diehl dans les missiles ; OHB dans le spatial ; Rheinmetall plus que KMW, dans les blindés ; Hensoldt dans l’électronique de défense ; TKMS dans le naval ; Renk et MTU dans la propulsion) et de récupération des compétences qui lui font encore défaut (propulsion spatiale, satellites d’observation et aéronautique de combat et missiles), l’Allemagne a compris depuis les années 90 qu’elle obtiendrait beaucoup plus d’une France récalcitrante en faisant des alliances de revers que par la négociation directe.

En ce sens, l’actualité récente est la réédition des années 1997 à 2000, années où Berlin a proposé à Londres des fusions de grande ampleur : Siemens avec BNFL, bourse de Francfort avec celle de Londres, DASA avec British Aerospace. A chaque fois, il s’agissait moins de forger des alliances de revers que de faire pression sur la France. Trop faible pour voir clair dans ses intérêts et le jeu de ses concurrents, trop altruiste pour voir toute la naïveté et la portée de ses actes, la France de Lionel Jospin a offert la parité à l’Allemagne dans le domaine de l’aéronautique, elle qui n’en demandait au mieux que le tiers (qu’elle pesait au demeurant très justement…).

L’Allemagne, l’âme des coalitions de revers

Avec ses alliances en Italie (dans le domaine des blindés) et au Royaume-Uni (sur l’ensemble des segments), Berlin tend à Paris de nouveau le même piège : « cédez sur le MGCS et le SCAF, ou nous actionnons l’alliance de revers ». L’Europe de l’industrie d’armement qui se prépare, n’est en réalité qu’une coalition contre les thèses françaises dans la Défense et son indispensable corolaire, l’armement. Nulle surprise dans ce constat : dominant ses concurrents militaires et industriels grâce à l’héritage gaullien, possédant le sceptre nucléaire qui lui ménage une place à part dans le concert des grandes nations, influente par son siège au Conseil de sécurité aux Nations-Unies et ses exportations d’armement, la France est le pays à ramener dans le rang des médiocres aigris et jaloux et de la petite bourgeoisie de la défense européenne.

Rien de nouveau sous le soleil européen puisque, si l’on en croit Alain Peyrefitte, le général De Gaulle faisait déjà cette analyse : « Pour la dominer aussi, on s’acharne à vouloir la faire entrer dans un machin supranational aux ordres de Washington. De Gaulle ne veut pas de ça. Alors, on n’est pas content, et on le dit à longueur de journée, on met la France en quarantaine. » (13 mai 1964).

La menace Rheinmetall

Marginalisée depuis la création de KANT puis de KNDS, méprisée voire sacrifiée en France même par le gouvernement de François Hollande en 2015 avec la complicité des députés UMP, l’industrie terrestre nationale ne vit que par des îlots (canons, tourelles, obus), ayant abandonné les chars (sans que la DGA ne réagisse en 2009 lors de la suppression de la chaîne Leclerc par Luc Vigneron), les véhicules blindés chenillés (choix très contestable du tout-roues), l’artillerie à longue portée et saturante ; écrasée par la férule de Frank Haun, désormais noyé dans KNDS France sans trop oser se défendre lui-même, Nexter est menacé de disparition par la double alliance KMW/Rheinmetall au sein du MGCS et Rheinmetall/Leonardo dans l’ensemble des segments.

Aveuglé par le couple franco-allemand, Paris n’a pas accordé assez d’attention à la montée en puissance de Rheinmetall, vrai champion du terrestre allemand, qui, par commandes et acquisitions, se retrouve enraciné en plein milieu du jeu allemand (comme future actionnaire de TKMS et bras armé de la politique ukrainienne de Berlin), et de la scène européenne qu’il a conquise pas à pas : en Hongrie d’abord, puis au Royaume-Uni, en Lituanie, en Roumanie, en Ukraine, en Croatie et désormais en Italie, sans oublier d’établir la relation transatlantique (avec Lockheed Martin sur le F-35, avec Textron sur la compétition Lynx et en achetant le constructeur Loc Performance Products). La toile tissée par Rheinmetall en Europe est une véritable coalition contre les positions françaises.

Un partage de l’Europe sans la France

Le même coup de faux se prépare avec l’accord germano-britannique de Trinity House qui, même s’il ne réalisera pas toute ses prétentions faute de compétences et de moyens, érige un axe concurrent durable et redoutable dans des domaines clés pour la France : le nucléaire, les systèmes de missile à longue portée, les drones d’accompagnement des avions de combat de future génération, la robotique terrestre, la patrouille maritime.

Fidèles serviteurs de l’OTAN et de Washington, animés d’un désir de mettre la France en position d’infériorité militaire et industrielle, les coalisés se sont partagés l’Europe : à l’Allemagne, la défense du flanc Nord de l’OTAN ; à l’Italie, la défense du flanc Sud joignant théâtre de la Méditerranée orientale à l’Asie-Pacifique ; au Royaume-Uni, la Turquie, la Pologne et les pays baltes en liaison avec l’Allemagne. Les contrats industriels suivent les diplomates, avec une moisson gigantesque de chars de combat Leopard, de véhicules blindés Boxer, de l’artillerie RCH-155, de véhicules blindés de combat d’infanterie Lynx et de chars Panther et de systèmes sol-air (22 pays membres de l’initiative allemande ESSI).

La France nulle part dans l’Europe qu’elle prétend bâtir

Au bilan, la France est nulle part dans cette Europe qu’elle prétend pourtant bâtir ; elle n’a pas eu le courage politique de s’opposer aux dérives illégales de la Commission européenne en pratiquant la politique de la chaise vide ; son gouvernement est un mélange instable de fédéralisme affirmé, d’atlantisme assumé et de gaullisme à éclipses : comment pourrait-il mener une autre politique que celle « du chien crevé au fil de l’eau » (De Gaulle) consistant à se couler avec facilité et confort dans le mainstream institutionnel otanien au nom de l’Ukraine ? Comme lors de la IVe République, ses partis politiques sont occupés à la tambouille politicienne et ne pensent plus le monde selon les intérêts nationaux mais selon les intérêts de l’OTAN, de l’Ukraine et d’Israël.

Alors que la France s’épuise en débats stériles politiciens dans un régime devenu instable (les deux vont de pair), ses positions stratégiques en Europe se dégradent :

Le pire est que ces développements ont été portés par la classe politique elle-même qui les a encouragés à coup de proposition de « dialogue sur la dissuasion », « d’autonomie stratégique européenne » ou de programmes en coopération mal négociés, en mettant de côté les aspects gênants comme les divergences de doctrine, de niveau technologique et d’analyses sur les exportations.

Le pire est également que ces développements se profilent au moment même où la France, faute de limiter son gouvernement aux seuls domaines régaliens et de créer la richesse au lieu de la taxer et de la décourager, n’a plus les moyens de sa défense : comment celle-ci pourrait-elle en effet continuer de résister à la dérive des finances publiques, à la sous-estimation systématique de tous ses besoins (des capacités négligées aux infrastructures délaissées en passant par les surcoûts conjoncturels prévisibles mais ignorés) et à la mauvaise gestion de ses finances propres (comme en témoigne le montant faramineux des reports de charges) ?

Si la LPM est officiellement maintenue en apparence, ses fondements financiers, déjà minés dès sa conception par un sous-financement général, apparaissent pour ce qu’ils sont : insuffisants à porter le réarmement national de manière durable et soutenu. Faudra-t-il comme Louis XIV vendre l’argenterie royale ? Faudra-t-il vendre des biens nationaux comme la Révolution le fit dans son incurie ? Ou lui faudra-t-il écraser d’impôts les Français comme le Premier Empire s’y est résigné pour éviter l’emprunt ?

Une révision drastique de ses alliances

La rupture avec les deux Bruxelles est la double condition de la renaissance nationale. Face à l’Europe coalisée contre son système de défense, la France n’aura pas d’autre choix qu’un sursaut passant par une révision fondamentale du rôle de l’État, c’est-à-dire la réduction drastique de ses interventions sociales et économiques ruineuses et inefficaces, et d’une révision complète de son cadre d’alliances, afin que celles-ci la fortifient au lieu de l’atrophier.

La guerre froide n’a pas empêché ni la politique de la chaise vide ni le retrait du commandement intégré de l’OTAN, c’est-à-dire de quitter les deux Bruxelles au profit d’une politique du grand large, et pourtant le général de Gaulle qui a pris ces deux décisions majeures, n’était ni irresponsable ni irréfléchi. Les fruits de la grande politique qu’il a voulue, sont connus : un rayonnement considérable de sa diplomatie et de ses exportations d’armement.


Groupe Vauban*
Article paru dans « La Tribune »
04 et 05/11/2024

[*] Le groupe Vauban regroupe une vingtaine de spécialistes des questions de défense.

OPINION. Le futur avion de patrouille maritime, une affaire triplement risquée

OPINION. Le futur avion de patrouille maritime, une affaire triplement risquée

L’ingénieur général hors classe de l’armement (2S) Philippe Roger appelle à le ministère des Armées à la vigilance sur le programme du futur avion de patrouille maritime. Il rappelle que trois programmes de ce type, qui ont été conduits récemment sur la base d’avions civils, ont connu des difficultés de développement, des retards de plusieurs années et des dépassements de budget de plusieurs milliards. Par Philippe Roger, ingénieur général hors classe de l’armement (2S).

« L’ambition opérationnelle est très forte, la forme contractuelle a généré des difficultés dans le cas de l’A400M, et l’industriel pressenti, Airbus, ignore le domaine de la patrouille maritime anti-sous-marine » (L’ingénieur général hors classe de…DGA

 

Contrat à prix forfaitaire et choix d’un maître d’œuvre inexpérimenté dans le domaine militaire concerné, pour atteindre des performances très ambitieuses : ce fut la recette des difficultés techniques, calendaires et budgétaires rencontrées sur de nombreux programmes militaires dans le passé, y compris pour l’Airbus A400M qui donne toutefois aujourd’hui toute satisfaction opérationnelle.

Mais pourquoi prendre strictement les mêmes ingrédients pour le futur avion de patrouille maritime français, qui doit être mené à bien dans un délai qu’on ne peut allonger, et dans le contexte budgétaire que l’on devine ? A-t-on suffisamment trié les performances demandées, pourrait-on choisir un type de contrat moins risqué, les maîtres d’œuvre mis en compétition sont-ils au bon niveau technique et comprennent-ils la mission de patrouille maritime ?

Il existe une méthode éprouvée.

La Marine nationale et la Direction générale de l’armement (DGA) poursuivent deux programmes très lourds devant aboutir à une mise en service entre 2035 et 2038 : le porte-avions nucléaire successeur du Charles de Gaulle, et le sous-marin nucléaire lanceur d’engins de troisième génération. Ces programmes comportent, conformément à la longue expérience de la DGA, plusieurs phases, permettant de ne s’engager qu’après avoir constaté les résultats de l’étape précédente et vérifié qu’il reste des marges financières suffisantes.

Mais on peut y déroger : cette méthode peut n’être pas appliquée, quand on estime que le développement est simple et que les prix unitaires sont prévisibles, au point que l’industriel accepte un contrat à prix forfaitaire pour l’ensemble du programme, développement et production, et fait son affaire des risques, couverts par une marge que son conseil d’administration a acceptée au nom de ses actionnaires. Le cas se présente souvent quand l’industriel propose de dériver une version militaire d’un produit civil existant, les modifications apparaissant faibles et le client demandant un prix forfaitaire, qui semble lui simplifier la vie.

C’est sur la base d’un tel contrat forfaitaire qu’est lancé un troisième programme majeur pour la Marine, un programme d’avion de patrouille maritime, basé sur un avion civil. Ce programme doit impérativement aboutir à temps, car on ne peut ni prolonger au-delà l’avion Atlantique 2 ni interrompre une mission nécessaire à la protection des SNLE. Malheureusement, c’est autour de la date d’aboutissement des deux autres programmes que l’Atlantique 2 doit disparaître, si bien qu’il y a deux exigences : réussir le développement dans les temps, et financer simultanément les trois programmes. Est-on bien dans un cas d’adaptation simple ?

Désastres de plusieurs programmes analogues

Trois programmes d’avions de patrouille maritime conduits récemment sur la base d’avions civils ont connu des difficultés de développement lourdes, des retards de plusieurs années, et des dépassements de budget de plusieurs milliards. Le pire des cas a été celui de la dernière version de l’avion de patrouille maritime Nimrod de la Royal Air Force, dont le développement a été arrêté après une dépense infructueuse d’une dizaine de milliards de livres.

L’avion de patrouille maritime P8 de l’US Navy basé sur le Boeing 737 n’a pu quant à lui être mis en production qu’après un long et complexe développement ayant coûté près de 10 milliards de dollars. Quant au système dit Meltem développé par Thales avec Airbus Espagne pour la marine turque sur la base d’un biturbopropulseur simple, le CN235, il a eu de fortes difficultés techniques. Il a fallu dix ans pour livrer les premiers appareils, après une renégociation du contrat et des pertes lourdes pour l’industriel, alors même que des centaines de CN235 civils étaient en service.

La difficulté de transformer un avion civil de série en un système d’armes complexe évoluant à basse altitude et basse vitesse avec des virages serrés pendant les pistages de sous-marins, dans un brouillard salin très corrosif, a été sous-estimée dans ces trois cas, et les industriels comme l’État acheteur ont pris des vessies pour des lanternes et ont bu le bouillon. Un des éléments du problème, la corrosion saline, est bien connu, au moins en France, par les fortes difficultés induites dans l’entretien, plus que laborieux, des hélicoptères de la Marine livrés par Airbus et NHIndustries. Quant aux virages à fort facteur de charge, ils ont nécessité des transformations profondes des structures des avions civils pris comme base, et une surveillance permanente de leur état de fatigue.

Sur un sujet beaucoup plus simple, la transformation en avion ravitailleur MRTT de l’Airbus A330, le développement a connu quelques lenteurs, alors même que les risques avaient été réduits par le développement préalable d’une version à base d’A310. Les difficultés budgétaires de l’époque ont fait que les commandes françaises initiales ont été passées, prudemment, pour une version moins ambitieuse que celle spécifiée.

L’A400M, un développement que l’on savait difficile

Le développement de l’avion de transport Airbus A400M partait, quant à lui, d’une feuille blanche, et non pas d’un avion civil existant. Mais il est utile de le citer ici, car le contrat correspondant a été passé à prix forfaitaire pour l’ensemble du développement et de la production, c’est-à-dire avec la méthode contractuelle retenue pour le nouvel avion de patrouille maritime. Les nombreuses difficultés techniques à envisager pour ce programme A400M, aux spécifications justifiées mais très exigeantes, auraient demandé un type de contrat permettant un suivi pied à pied du programme par l’OCCAr, agence délégataire des États.

Mais les promesses d’Airbus et les exigences des États coopérants ont fait adopter une méthode contractuelle toute autre, qui apparaissait protectrice mais n’a pas permis de tenter de contrer à temps les difficultés techniques rencontrées. Elle a été une des causes des multiples réunions de crise où les États et Airbus se sont réparti les charges supplémentaires, après avoir même envisagé l’arrêt du programme à ses débuts. On aurait peut-être pu arriver à l’excellent service opérationnel que rend aujourd’hui l’A400M par des voies plus sûres.

Ces exemples montrent qu’on peut s’attendre à des difficultés :

– Quand les capacités demandées sont très ambitieuses, même si elles sont opérationnellement justifiées,

– Quand on demande aux industriels de traiter à prix forfaitaire sur l’ensemble du développement et de la production, ce qui leur impose de prendre des marges très élevées dont l’acheteur ne peut contrôler la justification pour comparer les offres, ce qui fausse la concurrence. Il ne peut pas non plus en contrôler la consommation pendant le développement, si bien que les demandes de renégociation du marché pour couvrir les aléas n’apparaissent que par surprise, mettant le programme en danger, et amenant à des ponctions sur les programmes contemporains.

– Quand on s’adresse à un industriel qui ne connaît pas le domaine opérationnel à traiter.

Un pari triplement risqué

Qu’en est-il dans notre programme d’avion de patrouille maritime ? L’ambition opérationnelle est très forte, la forme contractuelle a généré des difficultés dans le cas de l’A400M, et l’industriel pressenti, Airbus, ignore le domaine de la patrouille maritime anti-sous-marine. L’ambition opérationnelle : que peut-on élaguer ?

Une mesure simple du niveau de l’ambition opérationnelle est que Airbus a dû proposer un appareil de 100 tonnes pour remplacer l’Atlantique 2 qui exécutait de façon satisfaisante la mission principale anti-sous-marine, et des missions secondaires anti-surface et air-sol, avec 47 tonnes. La cause principale semble en être le choix d’emporter en interne à l’avion un missile anti-navires lourd (missile qui reste à développer) pour une mission secondaire, la mission anti-navires de surface qui est remplie actuellement sur l’Atlantique 2 par l’Exocet AM39.

Ce choix amène à prévoir une soute très importante, et a amené Airbus à ne pas se contenter de modifier un A320, comme prévu à l’origine, et à passer à un A321XLR à très grand rayon d’action, bien plus lourd, ce qui va nécessiter une refonte des hangars et de leurs voies d’accès. Il amène aussi à anticiper des coûts à l’heure de vol et des coûts de maintenance qui, étant en général proportionnels au poids, seront au moins doubles de ceux de l’Atlantique 2. Sachant que ces coûts forment les deux tiers du coût complet de tout programme aéronautique, l’effet de ce choix est extrêmement important.

Sur l’avion bien moins lourd retenu par Dassault Aviation la difficulté est évitée par l’accrochage sous voilure du nouveau missile, mais cette solution simple et éprouvée n’a pas, ou n’a plus, les faveurs de la Marine. C’est pourtant celle retenue pour l’avion P8 par l’US Navy, qui est de loin le plus grand opérateur au monde d’avions de patrouille maritime. Une révision de ce choix serait de nature à réduire les risques, la taille de l’appareil nécessaire, le devis initial et ses marges, et le coût sur la durée de vie.

Faire plus ambitieux que l’US Navy ? Il y faut réfléchir à deux fois ! A-t-on une autre option dans la situation budgétaire actuelle, face à la menace que fera peser un programme très ambitieux et risqué sur les deux autres programmes majeurs, et face au besoin de renforcement de la flotte de surface, qu’un rapport parlementaire vient de mettre à nouveau en évidence ?

Veut-on dimensionner l’avion pour aller à plus de 4.000 km de la France tirer des missiles anti-navires, ou bien accepte-t-on de se concentrer sur la mission principale anti-sous-marine, qui participe à la protection des SNLE, et d’emporter sous la voilure les armes destinées aux missions secondaires, comme le fait l’US Navy ?

Réduire les autres risques : Faut-il pousser les aléas du programme sous le tapis du contrat forfaitaire, qui donne une fausse sécurité et n’est pas adapté à un programme risqué, surtout si l’ambition opérationnelle n’est pas réduite ? Ou adopter un type de contrat qui permette de suivre pas à pas le développement, mais aussi de vérifier le détail des marges initiales : sont-elles suffisantes, induisent-elles ou non une distorsion de concurrence ? Et il faut se demander à nouveau si on doit confier une partie importante d’un développement majeur à un bureau d’études inexpérimenté dans le domaine concerné.

Rêveries

Le domaine de la patrouille maritime aurait dû être couvert par un programme de coopération franco-allemande, dit MAWS, mais l’Allemagne l’a fait capoter en cours de route pour acheter plusieurs lots d’avions américains P8, nous laissant financer seuls un nouveau développement. A la génération précédente, elle avait refusé d’acheter l’Atlantique 2, dont elle fabriquait pourtant 40%. Deux claques dont la France se serait bien passée.

Mais voilà qu’on entend dire aujourd’hui au sein de l’État qu’une des vertus du choix d’Airbus serait de permettre de relancer la coopération franco-allemande sur le sujet, coopération qui est morte et « ganzkaputt » (toute cassée) depuis que l’Allemagne a commandé un deuxième lot de P8… Après ce camouflet, qui n’est pas le seul dans la période récente, faut-il faire tourner à travers un programme de patrouille maritime les usines allemandes, en plus des usines espagnoles ? Ce serait appeler la claque suivante.

La vente du réseau TIM : un chaos stratégique pour l’Italie

La vente du réseau TIM : un chaos stratégique pour l’Italie

par Giuseppe GAGLIANO – CF2R – Note d’actualité N°667 / décembre 2024

https://cf2r.org/actualite/la-vente-du-reseau-tim-un-chaos-strategique-pour-litalie/


Président du Centro Studi Strategici Carlo De Cristoforis (Côme, Italie). Membre du comité des conseillers scientifiques internationaux du CF2R.

Le 1er juillet 2024, TIM a finalisé la vente de son infrastructure réseau au géant américain KKR, qui l’a intégrée dans la société FiberCop. Un mois plus tard, TIM, privée de son réseau, a demandé à FiberCop de lui louer environ 600 000 lignes en fibre optique dans les « zones noires », c’est-à-dire dans les zones à forte densité de clientèle. FiberCop, n’ayant pas ces lignes, s’est tournée vers Open Fiber, le concurrent créé en 2015 par le gouvernement Renzi pour concurrencer TIM sur le marché de la fibre optique. Open Fiber, dans un paradoxe typiquement italien, a proposé ces lignes directement à TIM à un prix réduit. Cependant, TIM est contractuellement obligée de passer par FiberCop pour ce type de service. FiberCop, ayant 90 jours pour répondre à la demande, a déclaré avoir trouvé une solution : louer les lignes d’un autre opérateur, qui les a lui-même obtenues en location auprès d’Open Fiber. Chaque étape ajoute une surcharge de coûts, qui pourrait finalement être supportée par les utilisateurs. Fait notable, l’État italien est actionnaire minoritaire de TIM et de FiberCop et contrôle Open Fiber via la Caisse des Dépôts et Consignations (CDP).

Le gouvernement, dirigé par la Première ministre Giorgia Meloni et le ministre de l’Économie Giancarlo Giorgetti, a approuvé la vente à KKR dans l’espoir de redresser les dettes de TIM et de renforcer les relations avec les États-Unis. L’opération, orchestrée au Palazzo Chigi par le chef de cabinet Gaetano Caputi et Vittorio Grilli de JPMorgan Italie, montre déjà des faiblesses. Actuellement, les relations entre KKR et le gouvernement sont tendues, principalement en raison des attentes élevées de rentabilité du fonds américain, qui a investi environ 4 milliards d’euros pour acquérir 37% de la nouvelle société réseau (le Trésor italien détient 16%). KKR vise une revente rapide de l’actif.

Lors de la cession, TIM et FiberCop ont signé un Master Service Agreement – un contrat de 15 ans reconductible une fois – qui régit les services offerts par TIM, désormais sans réseau. Selon les prévisions, TIM paiera 2 milliards d’euros par an pour l’accès au réseau jusqu’en 2029 ; en 2030, le chiffre passera à 2,1 milliards pour atteindre 2,5 milliards d’euros en 2039. Ce schéma garantit à FiberCop, et donc à KKR, des profits annuels croissants, allant de 2 milliards en 2027 à 2,7 milliards en 2039. TIM est obligée d’acheter les services de FiberCop s’ils sont disponibles et doit résilier les contrats avec d’autres opérateurs si FiberCop propose des services similaires.

L’Autorité italienne de la concurrence a lancé une enquête sur le Master Service Agreement pour une possible violation de la concurrence. Certaines clauses du contrat, telles que sa durée de 30 ans et l’exclusivité et les mécanismes de remise, pourraient nuire aux concurrents. Des correctifs éventuels pourraient réduire la rentabilité de FiberCop.

Open Fiber, pour sa part, a récemment bénéficié d’une augmentation de capital de ses actionnaires, dont le fonds australien Macquarie (qui en détient 40%). La fusion avec FiberCop pour créer un « réseau unique » semble être une solution logique pour éviter les conflits dans le secteur et protéger les investissements de la CDP, qui a déjà dépensé 1,5 milliard d’euros. Cependant, KKR n’est pas favorable à cette fusion, car elle entraînerait des dépenses supplémentaires, telles qu’un Earn-Out de 2,5 milliards d’euros à verser à TIM en cas de fusion avant 2027. De plus, la détermination des parts sociales après la fusion dépendrait de la valorisation des deux sociétés, et KKR pourrait avoir intérêt à dévaloriser Open Fiber, ce qui aurait des répercussions négatives pour la CDP et aggraverait les tensions avec le gouvernement italien.

Dans ce contexte, FiberCop a choisi de payer l’intermédiation d’un autre opérateur pour garantir les services demandés par TIM, risquant d’opérer à perte ou de transférer les coûts supplémentaires à TIM elle-même. Open Fiber, de son côté, a proposé des conditions avantageuses pour attirer TIM, illustrant la concurrence intense dans le secteur. Au final, il est probable que les coûts supplémentaires résultant de cette chaîne d’intermédiation complexe soient supportés par les utilisateurs finaux.

Le cas de TIM et la vente du réseau à KKR ne sont pas une exception isolée, mais plutôt un élément d’un cadre plus large où les fonds souverains et les fonds de Private Equity jouent un rôle de plus en plus central dans la transformation de l’économie mondiale. Ces outils financiers se sont transformés, passant de simples véhicules d’investissement à des instruments de contrôle stratégique, capables d’influencer des secteurs économiques entiers et les choix de politique industrielle de nombreux pays.

Les fonds souverains, en particulier, se sont imposés comme des acteurs clés, gérant d’immenses ressources issues des excédents commerciaux des nations exportatrices d’énergie ou de produits industriels. Les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite, le Qatar, la Norvège et la Chine sont parmi les États qui ont utilisé leurs fonds souverains pour acquérir des participations dans des entreprises stratégiques de secteurs tels que l’énergie, les infrastructures, la technologie et les télécommunications. Ces investissements ne sont pas seulement une question de profit, mais reflètent souvent des objectifs géopolitiques et de Soft Power.

De manière similaire, les fonds de Private Equity tels que KKR, Blackstone et Carlyle, bien que formellement privés, agissent souvent en synergie avec les intérêts des gouvernements de leur pays d’origine. Leur force réside dans leur capacité à mobiliser rapidement des capitaux et à acquérir des actifs stratégiques dans des domaines clés, allant des transports à l’énergie, jusqu’aux télécommunications, comme le montre le cas de TIM. Cependant, ces fonds privilégient généralement une rentabilité à court terme, souvent au détriment des investissements à long terme nécessaires pour la croissance et la stabilité des actifs acquis.

Ce qui émerge, c’est un mécanisme global de contrôle économique. La propriété d’infrastructures critiques comme les réseaux de télécommunications, les ports, les centrales énergétiques et les réseaux de distribution, concentrée entre des mains étrangères, prive les gouvernements nationaux des outils fondamentaux pour planifier et protéger leur développement. Dans de nombreux cas, l’accès aux capitaux étrangers devient une nécessité pour des entreprises lourdement endettées, mais le prix à payer est élevé : la perte de souveraineté économique et décisionnelle.

L’Italie, comme de nombreuses autres nations européennes, doit réfléchir à l’avenir de ce modèle. Continuer à céder des actifs stratégiques au nom d’une logique à court terme risque de compromettre non seulement l’économie, mais aussi la capacité à relever les défis mondiaux avec des outils adaptés et une autonomie décisionnelle.

Les conditions d’une future politique sahélienne

Les conditions d’une future politique sahélienne

Soldats français de l’opération Barkhane en patrouille avec des soldats maliens imbamogoye(Mali) avril 2016 Pascal Guyot/AFP
Editorial de Bernard Lugan publié en janvier 2025

Au Sahel où le retrait français a laissé le champ libre aux GAT (Groupes armés terroristes), la situation est désormais hors contrôle. Face aux massacres de civils les armées locales sont totalement dépassées quand elles ne sont pas complices. Quant aux mercenaires russes, ce n’est pas en multipliant les crimes de guerre qu’ils pourront faire croire aux populations qu’ils sont animés de la « parcelle d’amour » qui était si chère à Lyautey et aux grands coloniaux français…
Il faut bien voir que la catastrophe actuelle résulte de deux principales erreurs de diagnostic faites par les décideurs parisiens : 
1) Avoir cautionné la cuistrerie de ceux de leurs « experts » officiels qui qualifiaient systématiquement de jihadiste tout bandit armé ou même tout porteur d’arme
Alors que nous étions face à un « cocktail » de revendications ethniques, sociales et politiques opportunément habillées du voile religieux, et que le trafic était devenu le poumon économique de populations subissant les effets d’une désertification accélérée par la démographie. D’où la jonction entre trafic et islamisme, le premier se faisant dans la bulle sécurisée par le second.
2) Avoir ignoré les constantes ethno-historico-politiques régionales. 
Un tel refus obstiné de prendre en compte les réalités ethniques s’explique à la fois par l’idéologie et par l’ignorance. Avec pour conséquence que des solutions aussi hors sol que simplistes ont été plaquées sur la complexe, mouvante et subtile alchimie humaine sahélienne. 
En effet, dans ces immensités où le jihadisme surinfecte de vieilles plaies ethno-historiques, présenter comme solution un processus électoral est une farce tragique car il n’aboutit qu’à un sondage ethnique grandeur nature. Quant au discours convenu prônant la nécessité de combler le « déficit de développement » ou encore la « bonne gouvernance », il relève du charlatanisme politique… 
En 2025, si, après avoir été honteusement « éjectée » du Sahel à la suite de l’accumulation des erreurs commises par Emmanuel Macron, la France décidait d’y revenir, ses dirigeants devraient alors bien réfléchir. Ils ne devraient en effet plus voir la question régionale à travers le prisme des idéologies européo-centrées, des automatismes contemporains et des « singularités » LGBT. 
Tout au contraire, il s’agirait pour eux de replacer les évènement dans leur contexte historique régional à travers cette longue durée qui, seule, permet de comprendre qu’ils sont liés à un passé toujours prégnant et qui conditionne largement les choix des uns et des autres. 
Pour le comprendre, on se reportera à mon livre Histoire du Sahel des origines à nos jours.