En mai dernier, le Government Accountability Office [GAO, l’équivalent de la Cour des comptes aux États-Unis] n’a pas eu de mots assez durs à l’égard de la marine américaine, qu’elle a rendue responsable du retard de trois ans pris dans l’exécution de son programme de frégates de nouvelle génération qui, appelé « Constellation », doit coûter la bagatelle de 22 milliards de dollars.
Pour rappel, ces futurs navires étaient censés être conçu à partir du modèle italien de la frégate multimissions [FREMM]. Seulement, les exigences de l’US Navy ont modifié considérablement la conception initiale, d’où les appréciations peu amènes du GAO à son endroit.
«Des pratiques inadéquates […] et des mesures bâclées sur lesquelles le programme de frégates continue de s’appuyer ont […] contribué à lancer prématurément la construction du premier navire avant que la conception ne soit suffisamment stable pour soutenir cette activité », a-t-il affirmé.
Pour le moment, seulement six frégates de type « Constellation » ont été commandées, l’objectif étant pour l’US Navy de remplacer ses navires de combat littoral [LCS – Littoral Combat Ship] qui ne lui ont jamais donné satisfaction, ce qui leur vaut d’être surnommés « Little Crappy Ships » [petits navires de m…].
Lancé au début des années 2000 pour un montant alors estimé à 37 milliards de dollars, le programme LCS prévoyait de doter l’US Navy de 52 navires rapides et rendus polyvalents grâce à l’ajout de « modules de missions » en fonction des tâches qui devaient leur être assignées [lutte anti-sous-marine et anti-navire, déminage, renseignement, surveillance côtière, opérations spéciales]. Et le tout avec un équipage réduit à 40 marins. Seulement, ce concept, qui reposait sur deux modèles de bateau, ne s’est finalement pas avéré le plus pertinent qui soit. Après avoir réduit sa commande à 35 exemplaires, l’US Navy a déjà désarmé plusieurs unités, dont l’USS Sioux City, qui ne comptait guère plus de cinq ans de service.
Plus généralement, les choix technologiques hasardeux auront coûté très cher à la marine américaine. Le cas de la classe de « destroyers » Zumwalt est emblématique. Ayant la signature radar d’un bateau pêche malgré ses 15’480 tonnes de déplacement pour 185,6 mètres de longueur et 24,4 mètres de large, ce navire peut produire suffisamment d’énergie pour alimenter 78’000 foyers en électricité. D’ailleurs il était pressenti pour mettre en œuvre une canon électromagnétique [depuis mis en veilleuse]. L’US Navy espérait en compter 24… Elle en disposera finalement, au mieux de seulement trois, les coûts ayant atteint le niveau « stratosphérique » de 2,4 milliards de dollars par unité en 2016.
Outre ces impasses technologiques, l’US Navy est aussi aux prises avec les difficultés de l’industrie navale américaine [pénurie de main d’œuvre, problèmes d’approvisionnement, capacités de production insuffisantes, etc.]. Difficultés qui freinent les livraisons de nouveaux navires – comme les sous-marins nucléaires d’attaque [SNA] de la classe Virginia – mais aussi le Maintien en condition opérationnelle [MCO] des unités déjà en service.
Ainsi, dernièrement, le porte-avions USS George Washington est resté immobilisé pendant six ans tandis que l’arrêt technique majeur [ATM] de l’USS John C. Stennis devrait se prolonger jusqu’en 2026 [soit pendant un an de plus] alors qu’il a commencé en 2021. Le navire d’assaut amphibie USS Boxer a passé plus de temps en réparations qu’en mer… Et une autre unités du même type, l’USS Iwo Jima, a récemment dû revenir prématurément à sa base en raison d’une grave avarie dont la nature n’a pas été précisée.
Enfin, un autre problème auquel est confrontée l’US Navy est la pénurie de marins. Au début de cette année, il lui en manquait 22’000 [sur environ 348’000].
Dans le même temps, l’activité opérationnelle ne faiblit pas. Que ce soit au Moyen-Orient, en Afrique, en Europe et en Indopacifique, les crises s’accumulent et le droit international est de plus en plus souvent remise en cause. Et, pour les États-Unis, une « grande explication » avec la Chine pourrait avoir lieu en 2027, date à laquelle certains observateurs estiment que cette dernière pourrait tenter de mettre la main sur Taïwan. D’ailleurs, elle s’y prépare activement, en développant significativement ses capacités navales… au point, sans doute, de surclasser l’US Navy [c’est déjà le cas, en termes de tonnage…].
Quoi qu’il soit, la cheffe des opérations navales [CNO, l’équivalent de chef d’état-major de la Marine nationale], Mme l’amiral Lisa Franchetti, a repris cette évaluation à son compte. « Le président de la République populaire de Chine [RPC] a demandé à ses forces d’être prêtes à la guerre d’ici 2027. Nous serons encore mieux préparés », a-t-elle en effet lancé, dans le nouveau plan stratégique de l’US Navy.
C’est donc les yeux rivés sur le développement rapide, tant en quantité qu’en qualité, des capacités navales chinoises que l’amiral Franchetti entend remettre sur pied l’US Navy, en se focalisant sur plusieurs domaines clés.
« Le défi est de taille. La flotte chinoise est la plus importante du monde en termes de taille et elle se modernise rapidement. Le plus grand constructeur naval du monde, CSSC, est à la disposition de la marine de l’Armée populaire de libération [APL] » tandis que la base industrielle et technologique de défense chinoise « est sur le pied de guerre », a fait valoir Mme l’amiral Franchetti. Et de souligner que l’APL s’est attachée à intégrer ses différentes composantes [marine, force aérienne, missiles, cyberespace, espace] dans un « écosystème de combat conjoint spécialement conçu pour vaincre » celui des États-Unis.
Faute de pouvoir disposer des moyens budgétaires nécessaires, Mme l’amiral Franchetti estime que l’US Navy doit se concentrer sur les domaines où elle peut obtenir des gains « dans les délais les plus brefs possibles, avec les ressources dont elle dispose ». D’autant plus qu’elle n’a plus le temps pour accroître le nombre de ses navires « traditionnels ».
Parmi ces domaines, le MCO est essentiel. Ainsi, le plan stratégique de l’US Navy insiste sur la réduction des délais de maintenance à « tous les niveaux », l’objectif étant de pouvoir compter sur 80 % de navires de surface, de sous-marins et d’avions disponibles et prêts au combat d’ici 2027. Et ce n’est qu’un « minimum ». Une meilleur disponibilité permettra en outre d’atteindre un autre objectif : celui d’accroître significativement la préparation opérationnelle.
Un autre domaine où l’US Navy devra progresser est celui de la robotisation, en tirant parti des retours d’expérience [RETEX] de la guerre en Ukraine [en mer Noire] et des engagements contre les rebelles houthis en mer Rouge. L’objectif est ainsi de disposer de « systèmes robotisés et autonomes », dotés de « capacités matures » et pouvant être intégrés aux groupes aéronavals. Au passage, c’est aussi un moyen de gagner de la masse, ce qui est primordial s’il s’agit de mener un combat d’attrition.
Enfin, il s’agira également de remédier aux problèmes d’effectifs dans les trois ans à venir. Ce qui ne sera pas une mince affaire, déjà que, l’an passé, l’US Navy n’a pas tenu ses objectifs en matière de recrutement, même après avoir réduit ses exigences. Aussi, son plan stratégique prévoit surtout des mesures visant à fidéliser ses marins, en améliorant leurs conditions de vie et de service.
Israël a réussi à cacher des explosifs dans les bipeurs du Hezbollah, selon le «New York Times»
Les bipeurs qui ont explosé mardi 17 septembre au Liban ont été piégés en amont par l’État hébreu qui a réussi à les intercepter avant leur livraison au mouvement chiite libanais, affirme le quotidien américain en s’appuyant sur plusieurs sources. L’attaque sans précédent a fait neuf morts et près de 2 800 blessés.
Des responsables américains et de plusieurs autres nationalités affirment au New York Times qu’Israël est parvenu à cacher des petits explosifs dans des bipeurs achetés par le Hezbollah à Taïwan et les a déclenchés à distance mardi 17 septembre, tuant 9 personnes et faisant près de 2 800 blessés. Ces sources, qui s’expriment sous le couvert de l’anonymat, ont donné au quotidien américain des détails sur cette opération sans précédent, attribuée par le mouvement islamiste libanais à Israël.
Les petits appareils, du fabricant Gold Apollo à Taïwan, ont été interceptés par les services israéliens avant leur arrivée au Liban, selon ces responsables dont les nationalités ne sont pas détaillées. Quelques dizaines de grammes de matériel explosif ont été insérés à côté de la batterie avec un déclencheur, précise le quotidien.
Réagissant à ces informations, l’entreprise taïwanaise Gold Apollo a démenti mercredi avoir fabriqué les bipeurs. « Ce ne sont pas nos produits (…) Ce ne sont pas nos produits du début à la fin », a affirmé le directeur de l’entreprise, Hsu Chin-kuang, à des journalistes à Taipei. Gold Apollo a assuré que les bipeurs portant sa marque ont été produits et vendus par son partenaire hongrois BAC. « En vertu d’un accord de coopération, nous autorisons BAC à utiliser notre marque pour la vente de produits dans certaines régions, mais la conception et la fabrication des produits sont de l’unique responsabilité de BAC », a indiqué l’entreprise dans un communiqué Gold Apollo, démentant les informations du New York Times selon lesquelles le groupe taïwanais avait lui-même fabriqué les bipeurs.
Des appareils « piratés à la source »
À 15h30 mardi au Liban, un message apparaissant comme venant de la direction du Hezbollah a fait biper l’appareil pendant plusieurs secondes avant de déclencher l’explosif, selon le quotidien américain, citant toujours plusieurs sources anonymes. Plus de 3 000 exemplaires, essentiellement du modèle AP924, ont été commandés par le Hezbollah à l’entreprise Gold Apollo de Taïwan, affirment ces sources. Les informations du quotidien américain vont dans le sens de la théorie, avancée mardi par plusieurs experts, selon laquelle les services israéliens seraient parvenus à infiltrer la chaîne logistique du Hezbollah pour planifier cette attaque.
Une source proche du mouvement avait indiqué plus tôt à l’AFP que « les bipeurs qui ont explosé concernent une cargaisonde 1 000 appareils récemment importée par le Hezbollah», qui semblaient selon lui avoir été « piratés à la source ».
Contrairement au Véhicule blindé multi-rôles [VBMR] Griffon, l’Engin blindé de reconnaissance et de combat [EBRC] Jaguar et le VBMR Serval n’ont pas eu l’occcasion de connaître les rigueurs du climat sahélien pour leur premier engagement opérationnel étant donné que l’un et l’autre n’ont commencé à être livré à l’armée de Terre qu’au moment où la France s’apprêtait à mettre un terme à sa présence dans la bande sahélo-saharienne [BSS].
En revanche, en mai, le 1er Régiment Étranger de Cavalerie [REC] a déployé plusieurs de ses Jaguar en Estonie, dans le cadre de la mission Lynx. Il s’agissait du premier engagement de ce blindé issu du programme SCORPION sur un théâtre extérieur [et non première participation à une opération extérieure étant donné que les missions menées au titre de l’Otan en Europe de l’Est relèvent de la préparation opérationnelle].
En janvier, le colonel Patrick Ponzoni, alors à la tête du détachement français présent en Estonie, avait confié à ERR, c’est-à-dire la radio-télévision publique estonienne, que le Serval serait engagé dans la mission Lynx à partir du mois d’août.
Finalement, c’est à avec quelques jours de retard que les premiers Serval sont arrivés en Estonie.
« Premier déploiement opérationnel en Estonie pour le véhicule blindé multi-rôles Serval. L’armée de Terre engage ses matériels les plus modernes au service de la solidarité stratégique avec ses alliés », a affirme le général Pierre Schill, son chef d’état-major, via le réseau social X.
Les quatre premiers Serval avaient été livrés au Centre d’appui de préparation au combat interarmes – 51e régiment d’infanterie [CAPCIA-51e RI] de Mourmelon [Marne]. Un an plus tard, le 3e Régiment de Parachutistes d’Infanterie de Marine [RPIMa] devint la première unité opérationnelle de l’armée de Terre à en être dotée.
Pour rappel, devant équiper en priorité la force de réaction rapide de l’échelon national d’urgence, le Serval est un blindé 4×4 de 15 à 17 tonnes, produit par KNDS France [ex-Nexter] et Texelis. Partageant les mêmes équipements que les deux autres véhicules du programme SCORPION [vétronique et système d’information et de commandement, notamment], il est équipé d’un tourelleau téléopéré armé d’une mitrailleuse de 12,7 mm et de détecteurs de menaces. En plus de ses deux membres d’équipage, il peut transporter huit soldats équipés du système FELIN [Fantassin à équipements et liaisons intégrés].
Au-delà de ses capacités en matière de combat collaboratif, le Seval se distingue du Véhicule de l’avant blindé [VAB] qu’il remplace par « ses qualités de mobilités tactique et stratégique », d’après la Section technique de l’armée de Terre [STAT].
François-Xavier Nérard, maître de conférences habilité à diriger des recherches à l’Université Paris 1-Panthéon Sorbonne, est spécialiste d’histoire sociale de l’Union soviétique. Depuis juin 2024, Directeur du MRIAE – Magistère/Masters Relations Internationales et Action à l’Étranger de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. François-Xavier Nérard co-signe avec Marie-Pierre Rey, « Atlas historique de la Russie. D’Ivan III à Vladimir Poutine ». Cartographe : Cyrille Suss. Coll. Atlas Mémoires, éd. Autrement, 2024. Marie-Pierre Rey, est co-auteure de cet atlas, ancienne élève de l’ENS, professeure d’histoire russe et soviétique à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et directrice du Centre de recherches en histoire des Slaves. Cyrille Suss, cartographe indépendant, a réalisé les plus de 90 cartes et infographies de l’« Atlas historique de la Russie. D’Ivan III à Vladimir Poutine », éd. Autrement, 2024.
Depuis le XVe siècle jusqu’à aujourd’hui, quelles sont les grandes ruptures et les continuités qu’il faut avoir l’esprit pour mieux comprendre la Russie ? Les programmes de l’enseignement secondaire sont-ils à la hauteur des besoins pour permettre à un bachelier de saisir les singularités du pays le plus étendu du monde ? Aujourd’hui, comment caractériser les relations entre la Russie et les quatorze autres ex-Républiques socialistes soviétiques ? Vu de Moscou, que signifient les expressions : « étranger proche » et « monde russe » ? Depuis l’accession au pouvoir de V. Poutine (2000), quid de la promesse de la restauration d’un État centralisé ? Quelles réformes économiques et sociales ? Quelle politique extérieure ? François-Xavier Nérard apporte des réponses claires et précises aux questions de Pierre Verluise pour Diploweb.com.
François-Xavier Nérard est co-auteur, avec Marie-Pierre Rey, de l’« Atlas historique de la Russie. D’Ivan III à Vladimir Poutine », cartographe Cyrille Suss, édition Autrement. Cet entretien est illustré par une carte extraite de l’atlas : Russie. Un interventionisme tous azimuts. Disponible en deux formats JPG et PDF pour impression haute qualité.
Pierre Verluise (P. V.) : Votre « Atlas historique de la Russie. D’Ivan III à Vladimir Poutine » (éd. Autrement) embrasse à la fois la profondeur historique et l’étendue spatiale de Russie, du XVe siècle à aujourd’hui. Au terme de cet exercice, quels sont les traits — éventuellement contradictoires ou en tension — qui caractérisent la construction de l’empire russe ? Comment les cartes réalisées par Cyrille Suss aident-elles à le comprendre ?
François-Xavier Nérard (F.-X. N.) : La construction de l’espace impérial russe se fait par continuité géographique. À la différence des grands empires européens qui conquièrent des territoires outre-mer, loin de la métropole, les Russes soumettent des terres immédiatement contiguës à celles qu’ils dominent déjà. Cela a permis pendant longtemps à la Russie de s’exclure de toute histoire coloniale en refusant l’idée même d’avoir possédé des « colonies ». Et ce, alors qu’on retrouve pourtant dans l’expansion russe bien des traits de l’expansion européenne : violence, racisme, modernisation proclamée…
Cette continuité géographique, donc cet empire d’un seul tenant, se double d’une hétérogénéité ethnique et culturelle dès la conquête des khanats de Kazan et d’Astrakhan au milieu du XVIe siècle. En 1897, les Russes ethniques ne représentent que 44 % des 123 millions d’habitants de l’Empire. La mosaïque des peuples, des religions et des cultures est extrêmement complexe. Si la religion orthodoxe domine, on trouve au sein de l’Empire aussi bien des protestants, des juifs, des catholiques, des musulmans que des peuples qui pratiquent le chamanisme. La réponse politique à cette diversité a changé au fil des régimes et du temps. Le modèle impérial insistait sur le lien personnel entre tous les sujets, quelles que soient leurs particularités, et l’Empereur, mais au cours du XIXe siècle se développe aussi un récit national qui tend à penser l’empire comme spécifiquement russe. Les Soviétiques tentent eux aussi de concilier l’unité du pays et la diversité de ses peuples et de ses cultures, alternant périodes d’autonomies culturelles et périodes de russification plus marquées. Il faut d’ailleurs attendre 1977 pour que la Constitution du pays parle explicitement de peuple soviétique.
Parmi tant d’autres thèmes possibles, j’insisterai enfin sur la difficile maîtrise du territoire conquis. Se déplacer dans cet espace russe a longtemps été chose complexe. Les routes, que le marquis A. de Custine [1] décrit au XIX e s. avec beaucoup d’effroi, ont longtemps été négligées et le sont encore dans bien des endroits de la Russie contemporaine. Les fleuves ont certes permis des déplacements, mais il faut surtout attendre le chemin de fer, qui se développe réellement à compter du dernier tiers du XIXe siècle, pour que l’empire dispose d’un moyen de transport efficace. Le train permet de façon d’abord imparfaite des déplacements facilités dans cet espace immense. Les zones couvertes restent pour autant limitées tant les conditions physiques et climatiques rendent l’accès à de nombreux espaces difficiles. L’avion, grâce à un réseau d’aéroports relativement dense, a permis à la fin de la période soviétique de compléter cet arsenal.
P. V. : Venons-en à une période plus proche et parfois délicate à dater, localiser et conceptualiser pour les personnes nées post-Guerre froide. Comment s’est constitué le « bloc socialiste » et quelles étaient les relations entre les « satellites » et l’URSS ? Au sein même de l’URSS, comment s’organisaient les relations entre la Fédération de Russie et les quatorze autres Républiques socialistes soviétiques ?
F.-X. N. : Le « bloc » socialiste se met progressivement en place entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et la fin des années 1940. L’autonomie politique des territoires libérés par l’Armée rouge est d’abord limitée par la présence même des troupes soviétiques. Ce contrôle se fait de plus en plus strict au fur et à mesure que les relations entre les anciens alliés se détériorent. Les communistes, souvent dirigés par des responsables réfugiés à Moscou pendant la guerre, jouent un rôle de plus en plus central dans les gouvernements. À partir de 1947, marquée par la conférence de Sklarszka Poreba, la mise au pas est nette. Le coup de Prague, en février 1948, à l’occasion duquel les communistes confisquent la totalité du pouvoir en Tchécoslovaquie en est le meilleur exemple.
Le bloc socialiste se structure à compter de 1949 grâce à plusieurs outils.
Le bloc se structure alors grâce à plusieurs outils : un contrôle politique strict, fondé sur la répression et l’organisation de grands procès qui rappellent ceux des années 1930 à Moscou ; de multiples traités bilatéraux d’assistance et d’amitié ainsi que la mise en place du Conseil d’assistance économique mutuelle, le CAEM en 1949 (l’ensemble sera complété, plus tard en 1955, par le Pacte de Varsovie) ; la présence enfin dans chacun des pays du bloc de conseillers soviétiques qui assurent contrôle politique et contribuent à la « soviétisation ».
On peut considérer que ce « bloc » socialiste est ainsi structuré en 1949. Pour autant, il ne faut pas en faire un tout homogène, ni dans l’espace ni dans le temps. La déstalinisation entraîne des évolutions nettes, mais hétérogènes, qui s’accompagnent parfois de violences. La Hongrie de Janos Kadar a ainsi peu à voir avec la RDA ou la Pologne. La Roumanie de N. Ceausescu qui refuse de participer à la répression du Printemps de Prague promeut une voie spécifique qui en fait un pays à part puisque, seul parmi les pays du bloc, il rejoint la Banque mondiale et le Fonds monétaire international en 1972. Les évolutions possibles restent néanmoins étroitement contrôlées par Moscou comme en témoignent les moments répressifs majeurs de 1953 à Berlin-Est, de 1956 à Budapest, de 1968 à Prague ou de 1981 en Pologne (sans intervention soviétique dans ce cas précis).
En URSS, le centre du pouvoir est à Moscou ce qui ne signifie pas que ce pouvoir est nécessairement « russe », même s’il est souvent perçu comme tel. Les évolutions au cours du XXe siècle sont marquées. Une période qui va de la fin de la guerre civile au début des années 1930 promeut « l’indigénisation » (korennizatsia) de la direction des Républiques, on assiste alors à ce que l’historien états-unien Terry Martin appelle une floraison nationale. Le pouvoir moscovite est lui-même ethniquement très divers, sans se limiter au seul Staline. Mais la « russification » du pouvoir commence dès la famine ukrainienne et se renforce avec la marche vers la guerre, à partir de la Grande terreur. L’histoire soviétique en vient à rimer avec l’histoire russe. Dans les faits, c’est donc Moscou qui décide. Mais l’autonomie locale ne doit jamais être négligée du fait des dysfonctionnements du système et de l’impossibilité de tout contrôler. Ce n’est d’ailleurs pas la Fédération de Russie en tant que telle qui joue un rôle central. La russification de l’échelon soviétique mériterait une étude approfondie. Elle passe par des acteurs situés aussi bien à Moscou que localement, par la langue (le russe est la lingua franca imposée en URSS), par la diffusion d’une culture unifiée marquée par les productions du centre moscovite. Mais le système soviétique ne peut se réduire à un système russe, comme on pourrait avoir tendance à le penser rétrospectivement.
P. V. : Aujourd’hui, comment caractériser les relations entre la Russie et les quatorze autres ex-Républiques socialistes soviétiques ? Vu de Moscou, que signifient les expressions : « étranger proche » et « monde russe » ?
Celui-ci est utilisé à la suite de la chute de l’URSS par Andrei Kozyrev, qui était alors ministre des Affaires étrangères de Boris Eltsine. Progressivement, le mot en vient à désigner une sorte de pré carré russe, dans le cadre d’une sorte de doctrine Monroe russifiée, une zone dans laquelle seule Moscou aurait son mot à dire. Toute ingérence extérieure, réelle ou supposée, étant interprétée comme une menace. C’est le cas notamment au moment des deux révolutions ukrainiennes en 2004 et en 2013-2014. Cette conception de l’étranger proche débouche même sur des interventions armées comme en Géorgie en 2008.
Le concept de monde russe est activement soutenu par le Patriarcat de Moscou. L’Eglise orthodoxe russe vient donner une pseudo-légitimité et un appui à une politique étrangère désormais belliqueuse et agressive.
Au-delà de cet étranger proche, les penseurs du Kremlin développent l’idée de « monde russe » qui vise l’ensemble de la diaspora russe, estimée à plus de 20 millions de personnes, que Moscou cherche à mobiliser comme relais d’influence. Différentes structures sont alors mises en place pour atteindre ce but, comme, en 2007, la fondation « Russkij mir » ou « Rossotroudnitchestvo » qui développe ici ou là des « maisons russes de la science et de la culture. » Cette stratégie de Soft Power, assez classique, se fonde d’abord sur la langue et la culture russes et de plus en plus sur la religion orthodoxe, car le concept de monde russe est activement soutenu par le Patriarcat de Moscou. Elle vient donner une pseudo-légitimité et un appui à une politique étrangère désormais belliqueuse et agressive.
P. V. : Votre « Atlas historique de la Russie. D’Ivan III à Vladimir Poutine » (éd. Autrement) s’achève sur la Russie actuelle que nous pourrions appeler « poutinienne ». Quid de la promesse de la restauration d’un État centralisé ? Quelles réformes économiques et sociales ? Quelle politique extérieure ?
F.-X. N. : L’ambition de V. Poutine, depuis son accession au pouvoir, est de renouer avec la puissance. Son modèle a probablement été celui, plus ou moins mythifié, de l’URSS brejnevienne de la fin des années 1960 et du début des années 1970 quand le pays était une puissance mondiale, présent sur la plupart des continents, bénéficiant des contacts économiques, politiques et culturels renouvelés avec le monde dans le cadre de la détente. Et, sur le plan intérieur, jouissant d’une stabilité relative après des décennies de bouleversements et de crises, avant les difficultés de la fin des années 1970.
Les années 1990, celle de la crise économique, sociale et politique, servent, elles, de repoussoir. V. Poutine a donc cherché à restaurer une autorité qui manquait, à son sens, via une centralisation accrue et la construction d’une « verticale du pouvoir » visant à limiter au maximum l’autonomie régionale. Cette « centralisation » est aussi, et même plutôt, une concentration du pouvoir. Toute source alternative de pouvoir ou de contre-pouvoir a progressivement disparu. La mise au pas des gouverneurs, sortes de barons régionaux, s’est accompagnée de l’assujettissement des riches acteurs économiques, les oligarques, qui ont dû renoncer, de gré ou de force, à jouer tout rôle politique alors que c’était pourtant leur objectif revendiqué à l’époque de la présidence de Boris Eltsine. Les médias enfin sont étroitement contrôlés avec la disparition de la diversité médiatique, à l’image de la chaîne NTV rachetée par Gazprom en 2001.
Sur le plan économique et social, les premières années du pouvoir de V. Poutine, et cela explique en large partie sa popularité durable, correspondent à un mieux-être économique, largement favorisé par la hausse des prix des hydrocarbures qui a permis d’assurer d’importants revenus, en partie redistribués, à l’État. L’inflation maîtrisée, une croissance économique de 5 à 6 % jusqu’à 2014, ont assuré à la population russe de meilleures conditions de vie : le pays s’est transformé, le souvenir de la pauvreté endémique s’est éloigné.
La politique extérieure, elle aussi, a alors renoué avec cette ambition de puissance. La Russie aspire à redevenir un acteur majeur des relations internationales. Mais peu à peu, le pouvoir russe interprète l’élargissement de l’OTAN comme une menace à ses intérêts, les révolutions dites de couleur en Géorgie ou en Ukraine sont perçues comme des ingérences insupportables et entraînent la crispation d’un pays qui critique de plus en plus un « Occident » présenté comme un danger et un contre-modèle en termes politiques et sociaux. La crise de 2014 en Ukraine et l’annexion, au mépris du droit international, de la Crimée marquent une nouvelle étape. La Russie intervient désormais hors de ses frontières, notamment en Syrie ou au Mali, au moyen de groupes de mercenaires comme Wagner.
P. V. : Depuis le XVe siècle jusqu’à aujourd’hui, quelles sont les grandes ruptures et les continuités qu’il faut avoir l’esprit pour mieux comprendre la Russie ?
F.-X. N. : C’est une question qui nous a semblé essentielle quand nous avons réfléchi avec Marie-Pierre Rey à cet atlas et son architecture. C’est la raison pour laquelle nous n’avons pas choisi un plan strictement chronologique. Nous consacrons une première partie de l’ouvrage précisément à cette question de la longue durée qui permet de prendre un véritable recul.
Bien des continuités se situent dans la logique de la construction de l’espace que nous avons abordée au début de cet entretien.
De manière caractéristique, la quête d’un immense espace est accompagnée d’un sentiment de fragilité.
L’un des traits fondamentaux est celui du sentiment de fragilité, ressenti ou proclamé par les dirigeants russes et que l’on retrouve dans la longue durée. Il s’explique en partie par l’espace russe, fruit de l’expansion commencée sur la base de la principauté de Moscou au XVe siècle. Après le XIXe siècle qui voit une poussée majeure vers le Sud notamment avec la très difficile conquête du Caucase et celle de l’Asie centrale qui pour être plus simple n’en est pas moins violente, le territoire des empereurs Romanov mesure près de 22 millions de km2.
Ce vaste territoire, qui à son apogée, va de la Pologne au Pacifique, de l’Océan glacial arctique aux confins de l’Afghanistan, n’est que mal protégé sur ses marges par des barrières naturelles. Ce qui a facilité les conquêtes est alors perçu comme une source de faiblesse, qui à son tour justifie de nouvelles conquêtes pour se « protéger », assurer des glacis protecteurs comme c’est le cas après la Seconde Guerre mondiale. Les invasions répétées, de Napoléon à Hitler, en passant par les interventions étrangères pendant la guerre civile, donnent d’ailleurs du grain à moudre aux dirigeants du pays.
La rupture la plus évidente et qui mérite réflexion est celle de 1917. Si la tendance historiographique de ces dernières années vise à replacer 1917 dans le continuum de la guerre de huit ans (1914-1922), il serait bien entendu erroné de faire abstraction de cette année qui a vu la fin de la monarchie et la mise en place d’un régime inédit fondé sur des aspirations politiques et sociales d’un genre nouveau. Pour autant, si l’on réfléchit sur le long terme, cette période soviétique close depuis plus de trente ans désormais apparaît à sa façon comme une sorte de parenthèse.
La centralisation du pouvoir, qui n’est pas incompatible avec l’existence de poches d’autonomie, ou de richesses culturelles locales, reste également un trait majeur du pouvoir en Russie. Elle s’accompagne, chez les dirigeants, de la perception d’une maîtrise difficile du territoire, d’un doute permanent sur la fiabilité des dirigeants locaux, particulièrement nette chez Staline, et donc du risque d’insubordination qui, à son tour, justifie une violence politique récurrente.
Depuis quelques temps, la protestation de masse semble avoir disparu de la grammaire politique russe.
La place du peuple, de son consentement au pouvoir et de ses révoltes me semble enfin un thème transversal, crucial, que nous avons abordé dans plusieurs cartes de l’atlas. La forme particulière du pouvoir autocratique qui supposait que le lien était direct entre le souverain et Dieu rendait toute forme de révolte complexe en rendant impossible le questionnement de la légitimité d’un monarque, émanation divine. Certains historiens, comme Claudio Ingerflom, l’ont bien montré. Il reste, au long de l’histoire russe, de nombreuses révoltes populaires souvent menées par des autonommés, des imposteurs comme Pougatchev qui prétendent être le véritable tsar. À la période soviétique, une fois la guerre civile achevée, les révoltes sont relativement rares, mais méritent toute notre attention : on peut penser à la quasi-guerre civile des paysans qui s’opposent à la collectivisation, aux révoltes sporadiques dans les camps du Goulag, aux manifestations, certes rares et réprimées dans le sang, comme à Novotcherkassk en 1962. Dès lors, peut-on dire que le peuple a été un acteur majeur de l’histoire russe ? Ce fut bien le cas en 1905 ou en février 1917. Mais depuis ? Les immenses manifestations contre le rôle dirigeant du parti organisées à Moscou en février 1990 semblent lointaines. On en trouve un écho affaibli lors des protestations contre les fraudes sur la place Bolotnaya en 2011. Mais la protestation de masse semble avoir disparu de la grammaire politique russe, y compris depuis le début de la guerre contre l’Ukraine.
P. V. : Enfin, que pensez-vous de la place de la Russie dans l’enseignement secondaire général en France ? Avez-vous l’impression que les programmes et les enseignements sont à la hauteur du challenge intellectuel que ce pays représente pour qui veut le comprendre dans le temps et dans l’espace ?
F.-X. N. : La place des mondes étrangers dans l’enseignement secondaire est toujours difficile à appréhender dans un volume horaire contraint, c’est certain. J’imagine que bien des collègues spécialistes d’autres zones pourraient porter des critiques identiques. Pour autant, il faut bien constater que la Russie, son histoire et sa géographie ne sont que très imparfaitement abordées dans l’enseignement secondaire général français. On peut le regretter. La clé d’entrée principale reste celle du « totalitarisme » et de la guerre froide (en classe de troisième et de terminale). Au-delà même des critiques que l’on peut adresser à un concept qui ne me semble guère pertinent, les éléments qui permettent de comprendre le XXe siècle soviétique sont difficilement accessibles aux élèves. [2] L’évolution du régime après Staline n’est pas, ou peu, enseignée. On évoque en classe de Terminale l’effondrement du bloc soviétique, mais comment l’appréhender sans comprendre la déstalinisation ou le brejnevisme ? Comment dans ces conditions comprendre le régime poutinien, sans en faire, comme on l’entend trop souvent, une sorte d’écho du stalinisme ?
La Révolution de 1917 n’est ainsi plus étudiée en tant que telle, alors que c’est pourtant un moment essentiel du XXe siècle qu’il est nécessaire de comprendre autant dans son surgissement que pour ses conséquences.
Au-delà même de ce que nous appelons, tout en interrogeant le concept, la « parenthèse soviétique », les élèves ne peuvent pas appréhender une Russie qui ne surgirait pas en octobre 1917 et il faut le regretter. La construction de l’Empire, sa difficile compréhension des limites, ses hésitations permanentes entre l’attirance pour le modèle occidental, ce que Marie-Pierre Rey a appelé la « tentation de l’Occident » et son rejet radical mériteraient une étude plus précise.
Des éclairages, partiels, ne suffisent pas, à appréhender la Russie dans sa complexité.
La Russie n’est pour autant pas absente des programmes. Elle est bien une option des programmes de géographie en seconde (Développement et inégalités en Russie), en terminale (La Russie, un pays dans la mondialisation). Les élèves qui suivent la spécialité HGGSP en classe de Première travaillent sur la Russie après 1991 et sur les services de renseignements pendant la guerre froide. Mais ces éclairages, partiels, ne suffisent pas, à mon sens, à appréhender la Russie dans sa complexité.
Tout ceci a des conséquences. Notre société, à tous les niveaux, a du mal à penser la Russie en dehors de bien des stéréotypes. Or, connaître ce pays s’avère crucial en temps de crises, qui plus est dans les moments tragiques que nous connaissons.
Copyright Septembre 2024-Nérard-Verluise/Diploweb.com
Plus
. François-Xavier Nérard, Marie-Pierre Rey, « Atlas historique de la Russie. D’Ivan III à Vladimir Poutine ». Cartographe : Cyrille Suss. Coll. Atlas Mémoires, éd. Autrement, 3e éd. 2024, 95 p.
4e de couverture
Plus de 90 cartes et infographies présentent l’histoire de la Russie, mettant l’accent sur les différentes régions d’un territoire immense et sur les modalités de son contrôle par l’État.
. La Russie impériale, puissance en expansion depuis le XVᵉ siècle, est fragilisée par une modernisation tardive et la guerre ; elle est mise à terre par la Révolution de février 1917.
. La Russie soviétique se forge dans une immense violence politique et sociale tout en donnant naissance à un monde nouveau, urbain et industriel.
. La période postsoviétique voit la Russie, après un temps de repli et d’incertitudes, tenter de renouer avec sa grandeur passée.
D’Ivan III, « grand-prince de Moscou et de toute la Russie » au XVᵉ siècle, à Vladimir Poutine, président d’un pouvoir central qui ébranle la scène internationale, cette nouvelle édition dresse le bilan actualisé des transformations que continue de connaître la Russie.
[1] NDLR : Astolphe de Custine « La Russie en 1839 » éd. Amyot, 1843 ou 1846 selon les sources. « La Russie en 1839 » a été rédigé par Custine entre 1840 et 1842.
[2] NDLR : Cette insuffisance de l’enseignement secondaire français au sujet de l’histoire et de la géographie de la Russie facilite le travail de manipulation et désinformation par la Russie elle-même auprès de larges pans des opinions. Des faits historiques comme le caractère colonial de l’empire russe puis de l’URSS et de la Russie post-soviétique ne sont pas intégrés par un bachelier. Ce qui permet à la Russie de se faire encore passer comme un soutien aux forces anti-colonialistes, par exemple en Afrique.
À l’image des opérations de liberté de navigation menées depuis des années près de ses côtes, la Chine commence à afficher sa présence militaire à proximité de ces mêmes pays, parfois en collaboration avec la Russie. Cela suscite des réactions de surprise de la part des nations qui en étaient à l’origine. Avec l’augmentation des tensions et des rencontres plus fréquentes, il devient crucial que tous les acteurs fassent preuve de plus grande prudence afin de réduire les risques de malentendus ou d’incidents militaires.
Freedom of Navigation Operations (FONOPs)
Bien que les États-Unis ne soient pas signataires de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (UNCLOS :United Nations Convention on the Law of the Sea), [1] qui définit le cadre juridique des opérations dites de « Liberté de navigation » (Freedom of Navigation Operations, ou FONOPs), ils mènent régulièrement de telles opérations, avec une intensification notable ces dernières années, notamment à proximité de la Chine, en mer de Chine méridionale. D’autres membres du G7 suivent de près l’exemple américain. Selon eux, ces opérations ont pour objectif de réaffirmer le droit de passage inoffensif dans les eaux internationales, même si les routes maritimes commerciales de cette zone n’ont jamais été entravées.
Les FONOPs se sont intensifiées, avec une augmentation notable depuis 2015 sous l’administration Obama. Cette politique a été maintenue et renforcée sous les administrations suivantes de Trump et Biden. Les opérations ont été menées régulièrement, souvent plusieurs fois par an.Durant la période 2020 – 2023, les États-Unis ont mené environ 8 à 12 FONOPs par an en mer de Chine méridionale. Ces opérations impliquent souvent des destroyers ou des croiseurs américains. Les opérations sont également parfois soutenues par des survols d’avions de reconnaissance ou de bombardiers américains.
La Chine réagit régulièrement aux FONOPs en dénonçant ces opérations comme des provocations et des violations de sa souveraineté. Les forces armées chinoises (notamment la marine et les garde-côtes) suivent souvent de près les navires américains et ceux de ses alliés, et il y a eu des incidents de quasi-collision ou de tensions accrues entre les parties.
Pour les Chinois, ces opérations menées par les États-Unis et leurs alliés sont perçues comme du sel sur des plaies encore ouvertes. Ils considèrent que ces passages de navires et d’avions de guerre ne sont pas innocents, d’autant plus que les pays qui les réalisent sont les mêmes qui ont tenté de coloniser la Chine par la force durant le « siècle des humiliations ». L’histoire laisse des traces et suscite des réactions actuelles. La Chine estime qu’elle dispose désormais de la puissance nécessaire pour faire entendre sa voix et considère qu’il est temps de le faire dans le cadre du droit international.
Des silhouettes inhabituelles dans des zones inhabituelles
Récemment, des rapports ont signalé la présence accrue de navires et d’avions militaires chinois à proximité des côtes américaines, anglaises et françaises. Les silhouettes inhabituelles ont été aperçues dans les zones inhabituelles. Examinons quelques cas.
Cas 1 et 2 : Le 8 juillet, peu avant le sommet de l’OTAN à Washington, la Chine a envoyé des troupes de l’Armée populaire de libération pour participer à des exercices militaires en Biélorussie, près de la Pologne, ce qui peut être interprété comme un message stratégique montrant la capacité de la Chine à projeter des forces loin de ses frontières et sa proximité avec Minsk et Moscou. Peu après, le 10 juillet, la garde côtière américaine a signalé la présence de quatre navires militaires chinois près des îles Aléoutiennes, en Alaska, déclarant que cette présence respectait les normes internationales. Ces événements illustrent l’expansion des activités militaires chinoises en dehors de ses zones traditionnelles.[2]
Cas 3 : Le 24 juillet 2024, des avions militaires chinois et russes ont survolé la mer de Béring près de l’Alaska, mais sont restés dans l’espace aérien international sans pénétrer dans l’espace souverain des États-Unis ou du Canada. Le NORAD a intercepté deux bombardiers russes TU-95 et deux avions chinois H-6 dans la zone d’identification de défense aérienne de l’Alaska (ADIZ).[3]
Cas 4 : Le 28 juillet, deux navires chinois, le destroyer CNS « Jiaozuo » et le pétrolier-ravitailleur CNS « Honghu », ont participé à la Journée de la marine russe à Saint-Pétersbourg, puis ont effectué un exercice avec une corvette russe dans le golfe de Finlande avant de retourner en Chine. Les navires chinois, lourdement armés et équipés de radars sophistiqués, ont été surveillés tout au long de leur voyage par diverses marines européennes, notamment lors de leur passage près des côtes portugaises, françaises, britanniques, et belges. La Royal Navy a coordonné la surveillance avec plusieurs autres navires et un hélicoptère pour suivre le duo chinois, démontrant ainsi l’attention portée par les forces occidentales à la présence militaire chinoise en Europe.[4]
Cas 5 : Le mois dernier, le destroyer américain USS Rafael Peralta a rencontré des navires de la marine chinoise lors d’une patrouille dans le Pacifique occidental, signalant que les forces chinoises opèrent de plus en plus loin de leurs côtes. Les interactions entre les navires américains et chinois ont été qualifiées de « sûres et professionnelles » par un porte-parole de la Septième Flotte des États-Unis. Le Rafael Peralta, basé au Japon et armé de missiles et d’un canon principal, a également été impliqué dans la protection de Guam lors des déploiements chinois et russes dans la région, bien que cette mention ait ensuite été retirée d’une publication officielle.[5]
Une plus grande prudence est nécessaire
La Chine commence, donc, à pratiquer la liberté de navigation comme d’autres pays. Ces passages ont été conformes au droit international, ils reflètent l’influence croissante de ce pays réémergé dans les affaires maritimes mondiales et ont servi de rappel de la complexité des relations internationales actuelles. C’est un fait à accepter comme les opérations de liberté de navigation effectuées par d’autres pays. Cela ne signifie pas que la Chine soit un ennemi systémique des États-Unis ou de l’OTAN. Notre analyse ne devrait pas tomber dans la logique du double standard.
En même temps, avec l’augmentation des tensions et des rencontres plus fréquentes, il devient crucial que tous les acteurs fassent preuve de plus grande prudence afin de réduire les risques de malentendus ou d’incidents militaires.
[1] Convention de Montego Bay (CNUDM) et droit de la mer, GéoConfluence, Texte original : (ST et MCD). Dernières modifications (JBB), novembre 2022, mars 2023, mai 2024
[2] Laurent Lagneau, Au moins quatre navires de guerre chinois sont surveillés par l’US Coast Guard au large de l’Alaska, Zone militaire Open360.com, 11 juillet 2024
[3] Paolo Garoscio, Sécurité aérienne : des bombardiers russes et chinois au-dessus de l’Alaska, Armée, le 26 juillet 2024
[4] Laurent Lagneau, Le patrouilleur « Commandant Blaison » a surveillé deux navires de guerre chinois près des côtes françaises, Zone militaire Open360.com, 10 août 2024
[5] Newsweek, U.S. Warship Encountered Chinese Vessels on Pacific Patrol, Navy Says, Aug 12, 2024
Dans un contexte de guerre en Ukraine, la Russie montre les muscles. Moscou participe à un exercice militaire d’énorme envergure avec la Chine. L’opération se déroule dans le Pacifique et nécessite la participation de milliers d’hommes.
En pleine guerre en Ukraine, la Russie affiche sa puissance
Dans un contexte où la guerre en Ukraine s’intensifie, la Russie affiche une démonstration de force colossale. En effet, elle participe à des exercices militaires massifs. Ces derniers sont orchestrés en collaboration avec la Chine. La manœuvre, baptisée « Océan-2024 », mobilise plus de 90 000 soldats, 400 navires et 120 aéronefs. Il s’agit d’une manœuvre d’une ampleur sans précédent depuis « trois décennies » selon Vladimir Poutine. De plus, elle se déroule dans des zones stratégiques, telles que le Pacifique et l’Atlantique.
L’objectif est de tester les capacités militaires russes tout en renforçant les liens avec Pékin. L’exercice Océan-2024, s’étendant sur plusieurs océans et mers, permet également de tester l’efficacité des troupes à utiliser des armes de haute précision et à défendre les routes maritimes.
Depuis le début de l’invasion en Ukraine en février 2022, les relations sino-russes se sont considérablement resserrées. En effet, la Chine n’a jamais condamné cette offensive. De plus, elle renforce ses collaborations militaires avec Moscou. Ainsi, cet exercice militaire de grande ampleur reflète cette alliance stratégique. Le président Vladimir Poutine, lors de son discours d’ouverture, a dénoncé les « actions agressives » des États-Unis et de leurs alliés dans la région Asie-Pacifique. Ce dernier affirme que la Russie doit se préparer à toute éventualité, ce qui souligne l’importance de cet exercice pour affirmer leur puissance.
Une démonstration de force, un message à l’Occident
Avec la participation de la Chine, cet exercice militaire vise aussi à envoyer un message clair aux puissances occidentales. Selon Moscou, ces manœuvres témoignent de la montée en puissance de la coopération militaire sino-russe, un partenariat qui devient de plus en plus préoccupant pour les États-Unis et ses alliés. En effet, le Japon a récemment signalé la présence de navires chinois naviguant vers la Russie dans la mer du Japon, ce qui n’a fait qu’exacerber les tensions dans la région.
D’autre part, cette mobilisation militaire impressionnante survient dans un contexte où les pays occidentaux, menés par les États-Unis, augmentent leur présence dans la région Asie-Pacifique, ce qui est perçu comme une menace par Moscou et Pékin. Cette démonstration de force est donc un moyen pour ces deux nations de réaffirmer leur influence. Mais aussi, de rappeler leur capacité à agir en tandem pour défendre leurs intérêts communs surtout dans un contexte de guerre en Ukraine.
*Cédric Bonnefoy est journaliste en local à la radio. À côté, il collabore depuis 2022 avec Économie Matin.
Le Diplomate fait le point cette semaine sur la guerre russo-ukrainienne à la suite de l’incursion vers Koursk initiée le 6 août dernier dans un contexte paradoxal d’avancée des forces russes dans le Donbass. Nikola Mirkovic, géopolitologue, spécialiste des Balkans et des relations Russie-Occident, préside l’association Ouest-Est et a écrit de nombreux ouvrages, notamment Le Chaos ukrainien. Il nous livre ici un point de vue iconoclaste aussi factuel que possible, loin de l’émotionnel ou du manichéisme ambiants. Il livre un état des lieux dans son contexte géostratégique global et dans le sillage de l’école réaliste des relations internationales, sachant que l’incursion ukrainienne, si spectaculaire qu’elle soit, n’a pas empêché la Russie de continuer à avancer dans le Donbass. L’interview a été réalisée juste après le bombardement par deux missiles russes Iskander d’une très importante académie militaire ukrainienne située entre Kiev et Kharkiv à Potlava.
Propos recueillis par Angélique Bouchard – Le Diplomate Média – publié le 10 septembre 2024
Le Diplomate : Avez-vous des données et une opinion différente des médias mainstream qui relaient souvent et probablement de bonne foi les informations de l’armée et du pouvoir ukrainiens ? La Russie de Poutine a-t-elle reçu une vraie claque tactique avec l’incursion ukrainienne à Koursk ?
Nikola Mirkovic : Oui j’ai heureusement accès à d’autres sources d’informations que les mainstream occidentaux. Malheureusement, en France, nous craignons tellement d’être traités de pro-russes que nous occultons certains événements qui contrent le narratif dominant. C’est une erreur. Pour analyser cette guerre de manière objective, il faut pousser la réflexion au bout et ne pas craindre d’analyser toutes les sources d’information avant d’émettre un jugement. L’objectif ne doit pas être de soutenir un camp mais de comprendre objectivement ce qui se passe sur le terrain et, en tant que Français, de savoir déceler ce qui est de notre intérêt.
Quelles que soient les sources consultées, il est évident que la Russie s’est en effet pris une claque tactique avec l’invasion ukrainienne. Elle a laissé une partie de sa frontière à la merci d’une armée adverse et de mercenaires étrangers. La claque est double car elle montre qu’il n’y avait pas eu de préparation dans l’oblast (région) de Koursk en amont pour défendre le territoire (pose de dents de dragon, mines, fortifications et surtout coordination de la défense entre les gardes-frontières, la garde nationale, le FSB, l’armée…). Et la deuxième claque vient de la lenteur de la réaction militaire russe. Moscou avait bien vu l’accumulation de troupes sur sa frontière mais a tardé à réagir militairement. Soit la hiérarchie n’a pas cru que Kiev oserait envahir, soit le temps de réaction purement administratif a été affreusement long. Moscou a perdu plusieurs localités et a dû évacuer plus de 200 000 habitants de la région. C’est évidemment une image humiliante pour le Kremlin qui voit Kiev lui prendre plus de territoire en 15 jours qu’elle-même ne lui en a pris depuis le début de l’année. Mais d’un point de vue purement militaire pour Poutine, l’invasion ukrainienne sur son territoire est plutôt une épine dans le pied qu’un dard dans la gorge.
LD : Pouvez-vous nous apporter des précisions sur l’attaque russe contre l’académie militaire ukrainienne à Potlava qui aurait fait des dizaines de morts selon les Occidentaux et Ukrainiens, mais qui aurait en fait « détruit » des centaines d’experts ukrainiens et des instructeurs occidentaux y compris officiers spécialisés en guerre électronique et drones militaires de précision ?
NM : Le 3 septembre dernier les Russes ont tiré deux missiles balistiques Iskander sur le centre de formation militaire ukrainien 179, spécialisé en communication, à Poltava en Ukraine. L’attaque a fait beaucoup de bruit en Ukraine et dans les médias russes. Les médias occidentaux ne sont pas entrés dans le détail de ce qui se passait réellement dans le bâtiment visé et se sont contentés de partager l’information de Kiev qui affirme que 58 personnes ont été tuées et plus de 300 personnes ont été blessés. Selon les médias russes en revanche, il y aurait eu beaucoup plus de morts et, parmi ces derniers, il y aurait même eu des instructeurs étrangers. Selon les médias russes en effet plusieurs instructeurs suédois qui formaient les Ukrainiens sur l’utilisation de l’avion radar ASC 890 (un Saab 340 – sur lequel a été greffé un radar AESA « Erieye » à balayage électronique) auraient fait partie des victimes. Il n’y a pas de confirmation de la part des Suédois, mais ce qui est certain c’est que le ministre suédois de la Défense, Tobias Billström, a donné sa démission deux jours après l’attaque de façon inattendue et sans donner de raisons particulières… Il est difficile évidemment de distinguer le vrai de la propagande dans le brouillard de la guerre. Toutefois, l’attaque a été de toute évidence majeure puisque même Zelensky a été obligé de prendre la parole à son sujet et que les réseaux sociaux ukrainiens ont fait circuler des demandes importantes et urgentes de don du sang (nécessaire pour les blessés). La Suède, qui vient de rejoindre l’OTAN, reste discrète sur le sujet. Le petit clin d’œil historique est que c’est à Poltava que l’armée russe de Pierre 1er a battu le roi Charles XII de Suède en 1709. En tout état de cause l’attaque russe a affaibli le moral des troupes de Zelensky à un moment où l’incursion dans la région de Koursk a été freinée, où les soldats ukrainiens perdent du terrain dans le Donbass à la veille de la bataille stratégique de Pokrovsk et où le député ukrainien Ruslan Gorbenko, membre du parti de Zelensky ‘Serviteurs du peuple’, parle officiellement de 80 000 déserteurs dans l’armée ukrainienne. Un article de CNN du 8 septembre dernier évoque aussi ce problème de désertion massif ainsi que le moral au plus bas des soldats ukrainiens.
LD : Concernant le nouveau front intérieur en Russie face à l’armée ukrainienne, a-t-on des données fiables et recoupables des deux bords qui permettraient d’évaluer la progression de l’armée ukrainienne jusqu’aux alentours de Koursk ?
NM : Dans les guerres modernes, on reçoit beaucoup d’informations. Certaines chaines Telegram recensent toutes les attaques filmées avec les dates et les coordonnées GPS. C’est impressionnant. L’enjeu pour un analyste est de recouper les bonnes informations et de ne pas tomber dans le piège de la propagande qui se pratique évidemment de part et d’autre de la ligne de front. Ce que l’on peut dire aujourd’hui sans prendre de risque est que l’armée ukrainienne est entrée avec environ 10 000 à 15 000 soldats et mercenaires en Russie, l’armée russe n’était pas prête, les soldats ukrainiens ont réussi à progresser plusieurs dizaines de kilomètres à l’intérieur des lignes russes. Plusieurs villages russes et la petite ville de Sudzha (6 000 habitants) ont été prises. Dans la bataille, Kiev a récupéré un atout stratégique qui est la station de comptage de gaz de Sudzha. Malgré cette prise, le gaz russe continue d’affluer vers l’Ukraine à un débit légèrement inférieur qu’avant l’invasion. Pour le reste, la prise concerne essentiellement des zones non stratégiques et l’armée ukrainienne est loin pour l’instant d’avoir d’autres prises de guerre significatives comme la centrale nucléaire de Koursk ou la voie de chemin de fer qui relie Belgorod à Koursk et par laquelle transite du matériel militaire russe. Volodymyr Zelensky dit contrôler un peu plus de 1000 km2 de territoire russe, ce qui est important à l’égard de la guerre, mais reste relativement insignifiant par rapport à la taille de la Russie (17,1 millions de km2). Plus de trois semaines après l’incursion, on peut dire que les Russes sont maintenant organisés et que l’élan ukrainien est ralenti. C’est l’avis même de l’Institut for the Study of War qui est plutôt pro-ukrainien. Les Ukrainiens tentent d’agrandir le territoire conquis en largeur maintenant plutôt qu’en profondeur pour ne pas laisser de flanc dégarni. S’ils veulent conserver ce territoire, ils ont urgemment besoin de creuser des tranchées et de bâtir des lignes de défense. Cette tâche n’est évidemment pas facilitée par les bombardements russes.
LD : Comment expliquez-vous la lenteur des forces russes militaires et du ministère de l’intérieur ainsi que des forces tchétchènes d’appoint de l’ex-SMP Wagner nouvellement appelée Africa Corps ?
NM : La situation était, il est vrai, consternante. On a dû mal à imaginer que les Russes n’avaient pas imaginé une offensive ukrainienne au-delà de Soumy. Cette situation est d’autant plus surprenante que Zelensky avait déjà poussé ses mercenaires étrangers en territoire russe à Briansk et Belgorod. Moscou aurait dû se douter que de telles incursions pourraient se produire ailleurs. Face à cette situation inédite, Moscou a décidé de ne quasiment pas dégarnir ses forces sur le front ukrainien et a préféré laisser les conscrits et les forces disponibles dans la région de Koursk les premiers jours le temps de s’organiser. La Russie ne veut absolument pas perdre la main en Ukraine où elle progresse, mais elle n’avait pas de plan B en presse bouton pour réagir dans la région de Koursk. Heureusement pour elle qu’il n’y avait pas plus d’hommes, de matériel et une meilleure logistique dans l’offensive ukrainienne.
LD : Après une première phase de refus de dégarnir le front ukrainien, il semblerait que la Russie ait fait venir sur le front de l’oblast de Koursk et de Belgorod des troupes russes du Donbass et de Kherson ou Zaporidja, qu’en est-il exactement ?
NM : Un des objectifs ukrainiens en ouvrant ce nouveau front était clairement d’obliger les Russes à dégarnir le front ukrainien. Moscou n’est pas tombée dans ce piège car les Russes sont en train de gagner du terrain en Ukraine en ce moment. C’est, entre autres, pour cela que la réaction a tardé. Il fallait trouver des soldats prêts au combat sans pour autant affaiblir l’avance stratégique sur le front ukrainien. D’après les renseignements américains, l’équivalent de quelques brigades de mille hommes aurait été retiré du front ukrainien pour aller défendre la région de Koursk. Cela me semble beaucoup, mais il est certain que les Russes ont dû revoir urgemment leurs allocations de ressources et ont paré au plus pressé sans trop toucher aux forces présentes en Ukraine.
LD : La riposte russe se profilerait selon des informations russo-ukrainiennes et biélorusses, et elle s’annoncerait très forte. Mais comment l’armée russe peut-elle bombarder les troupes ukrainiennes sur son sol sans détruire des maisons et infrastructures russes et tuer des civils russes dans les zones sous contrôle de l’Administration militaire ukrainienne d’invasion ?
NM : La situation créée par Kiev est pour le moins cocasse pour les raisons que vous évoquez. Pour autant, Poutine ne peut pas laisser cette situation durer trop longtemps car son image a été ternie et les habitants russes de la région de Koursk ne sont pas contents. N’oubliez pas qu’en Russie, il y a une partie importante de la population qui pousse pour que l’armée soit beaucoup plus agressive et termine la guerre plus rapidement. Il va être difficile pour l‘armée russe de bombarder des villages russes pour déloger des soldats ukrainiens, mais elle n’hésitera pas à la faire s’il le faut pour regagner le territoire. Dans la région de Koursk, les soldats ukrainiens sont essentiellement dans la nature. Les Russes ont déployé des moyens importants pour évacuer le maximum de citoyens et les replacer ailleurs en Russie. S’il n’y a plus de civils, ils avanceront et bobarderont jusqu’au départ du dernier ukrainien. Il y a même fort à parier que l’avancée russe soit suivie d’une offensive sur la ville ukrainienne de Soumy.
LD : Croyez-vous en l’hypothèse selon laquelle l’armée ukrainienne en ayant envoyé 3000 à 20 000 hommes selon les sources pourrait elle-même se retrouver dans un piège au cas où la Russie aurait en partie laissé faire l’incursion dans le but de prendre en étau par la suite des troupes ukrainiennes ?
NM : Le risque pris par Zelensky à Koursk est immense. Même la presse internationale plutôt pro-atlantiste le reconnaît comme le Washington Post, le New York Times, Der Spiegel ou le Wall Street Journal. Il faut comprendre que l’opération de communication et l’effet de surprise ont été 100% bénéfiques à Zelensky, mais à moyen terme, le Président ukrainien a quand même ouvert un nouveau front en se privant des réserves cruciales dont l’armée ukrainienne a besoin dans les batailles qu’elle est en train de perdre en ce moment à Pokrovsk, Ugledar ou Chasov Yar. On aurait pu croire au début que le Kremlin avait peut-être laissé faire l’armée de Zelensky, mais je pense qu’il faut plutôt écarter cette hypothèse maintenant car on voit bien que l’armée ukrainienne a été ralentie mais qu’elle n’est pas tombée dans un piège pour autant, ce qui aurait été le cas si les Russes les avaient insidieusement laissés entrer. Le vrai piège est celui que Zelensky tend à son armée. Par ce coup d’éclat il espère convaincre l’OTAN de continuer à le soutenir, récupérer des prisonniers russes qu’il échangera contre les siens, récupérer du territoire russe qu’il échangera contre celui qu’il a perdu et in fine damer le pion à Poutine. Une partie de ces objectifs pourraient être réalisés si des négociations avec Moscou sur un traité de paix étaient actuellement en cours, mais ce n’est pas le cas. S’il n’y a pas de suite stratégique d’envergure donnée à cette incursion en territoire russe, le piège se refermera sur Zelensky qui aura affaibli son armée sans pour autant obliger la Russie à négocier. Si la Russie récupère rapidement ses territoires perdus (d’ici quelques mois) et si elle continue de progresser en Ukraine, Volodymyr Zelensky sera plus que jamais en situation de difficulté à Kiev.
LD : D’autres voix estiment que la Russie est tombée dans un piège tendu par l’Ukraine et les pays de l’OTAN qui auraient préparé de longue date l’attaque en laissant croire à Moscou que le camp pro-ukrainien occidental respecterait le principe de sanctuarisation du territoire d’un pays nucléaire ?
NM : Cette attaque ukrainienne n’a pas été préparée à la va-vite. Elle a en effet été ourdie il y a plusieurs mois et il est impossible que des hauts-responsables des pays membres de l’OTAN n’en aient pas eu connaissance malgré leurs déclarations officielles. La Russie semble en effet avoir fait preuve de beaucoup de candeur en pensant qu’elle ne pourrait pas être envahie par une armée adverse du fait de sa puissance nucléaire. L’Otan et l’Ukraine ne cessent de franchir les lignes rouges de Moscou dans l’espoir d’enregistrer des gains tactiques en se disant que la Russie ne répliquera pas avec des ogives nucléaires pour autant. C’est un pari très risqué car à ce jeu Kiev et l’OTAN risquent de se penser impunies et finiront par croiser une ligne rouge russe fatale qui finira par déclencher une riposte très violente qui pourrait être nucléaire. Pour l’instant Kiev attaque des cibles stratégiques russes en Russie et Moscou ne surréagit pas. Avec l’invasion de Koursk, Moscou aurait pu envoyer des ogives nucléaires sur Kiev en invoquant sa propre doctrine militaire mais ne l’a pas fait. Elle aurait aussi pu faire intervenir l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (organisation militaire regroupant l’Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan et la Russie) mais ne l’a pas fait non plus. Ou alors Moscou redoute l’escalade militaire et nucléaire ou alors elle ne se sent pas encore réellement menacée et estime qu’elle peut essuyer ces attaques de Kiev et de l’Otan sans que cela ne mette en péril l’existence même de son Etat. Il est difficile de dire à ce stade ce qui se passe dans la tête des militaires russes mais il est clair qu’ils font preuve d’une réserve certaine alors qu’ils auraient des arguments en interne pour être beaucoup plus agressifs. Mon analyse est qu’ils pensent pouvoir battre l’OTAN en Ukraine mais qu’ils ne veulent pas de confrontation directe avec l’OTAN ailleurs
LD : N’est-ce pas ici un tabou qui a sauté et qui fait courir le risque que les pays nucléarisés ayant pris acte de la désanctuarisassions de leur territoire révisent leur doctrine nucléaire et abaissant le seuil de l’emploi en prévoyant une utilisation du feu atomique de façon plus souple et avec moins de conditions dans le but de rétablir une dissuasion et le principe de non-attaque sur un pays nucléaire ?
NM : Il est évident qu’attaquer un pays nucléaire semblait quelque chose de complètement impensable il y a encore quelques années. Le fait que la Russie, première puissance nucléaire mondiale, soit attaquée sans riposter alors que sa doctrine stratégique le lui permet nous oblige tous à revoir nos doctrines en la matière. En ce qui concerne Moscou je pense que les mots clefs dans sa doctrine sont la mise en place d’une riposte nucléaire « quand l’existence-même de l’Etat est en danger. » Si la Fédération de Russie ne riposte pas encore contre Kiev ou l’OTAN c’est qu’elle estime que ses intérêts vitaux ne sont pas encore menacés. Cela minimise par la même occasion l’importance de la prise de certaines localités dans la région de Koursk. Cela brise en même temps le tabou de l’inattaquabilité d’une puissance nucléaire. Pour autant ce jeu est pernicieux car on ne sait plus où se trouve la limite et subséquemment une fois qu’une limité a été dépassée n’importe quel événement peut justifier une riposte nucléaire.
LD : S’il est avéré, comme le croient les Russes, que les États Unis, la Grande Bretagne et d’autres pays de l’OTAN aient aidé voire encouragé ou suggéré pareille attaque sur un pays nucléaire, le risque de guerre directe conventionnelle ou nucléaire tactique entre les pays de l’Otan et la Russie est-il plus élevé que jadis ?
NM : Ce risque ne cesse de grandir à force de repousser les lignes rouges des uns et des autres. On parle beaucoup de la partie militaire mais les opérations subversives et de déstabilisation sont moins médiatisées et de plus en plus employées de part et d’autre. Sans l’OTAN, Kiev aurait déjà signé un traité de paix avec Moscou. N’oublions pas qu’en mars 2022 Kiev et Moscou étaient en train de négocier. Cela a été confirmé entre autres par Naftali Bennett (ex-Premier ministre israélien), Mevlüt Çavuşoğlu (le ministre des Affaires étrangères turc) et David Arakhamia (membre du parti ukrainien Serviteur du peuple – le même parti que Volodymyr Zelensky). Pendant les négociations Boris Johnson, le Premier ministre britannique, a débarqué à l’improviste à Kiev et menacé Zelensky de lui retirer le soutien atlantiste s’il signait avec Moscou. Les négociations ont ainsi capoté. L’OTAN et la Russie sont clairement en guerre et l’Ukraine sert de ring. L’OTAN essaye de se donner un rôle de conseiller ou de simple revendeur d’armes mais elle est beaucoup plus impliquée que cela. Elle est au courant de toutes les décisions prises par Kiev quand elle ne les prend pas directement à sa place. Le problème pour l’OTAN est que la stratégie multipolaire de Poutine fonctionne, les pays qui appliquent des sanctions contre la Russie ne représentent que 16% de la population mondiale. L’économie russe prospère pendant que les nôtres se grippent. De surcroît Washington se trouve dans la pire situation possible avec des zones de guerre ou de forte tension non seulement en Ukraine mais également au Moyen-Orient et en Asie. Washington perd de plus en plus sa dominance sur l’Amérique du Sud également. Avec un endettement colossal et une situation économique moyenne Washington ne peut pas couvrir toutes ces crises géopolitiques en même temps. Les USA vont devoir faire des choix et l’élection du prochain président américain nous donnera d’ici quelques mois un aperçu des véritables priorités de l’Amérique et donc de l’OTAN. La politique de Harris ou Trump déterminera le niveau d’escalade entre Washington et Moscou.
LD :Concernant les revers subis par les Ukrainiens face aux forces russes dans le Donbass et sur toute la ligne de front russo-ukrainien confirmez-vous que les troupes russes continuent de gagner du territoire ?
NM : Oui, c’est bien pour cela que l’incursion ukrainienne en Russie paraît pour l’instant insensée. Sans prise d’atouts stratégiques supplémentaires, sans ouvertures de nouveaux fronts (en Transnistrie, en Crimée ou au Nord de la Russie par exemple) qui affaibliraient l’armée russe, l’avancée ukrainienne prive essentiellement l’armée de Zelensky de renforts dont elle a besoin sur la ligne de front en Ukraine. De plus cette incursion ukrainienne a un coût élevé pour Kiev qui perd beaucoup de soldats et de matériel. Kiev a étendu la ligne de front alors qu’elle a moins d’hommes, moins de matériel et moins de puissance de feu que la Russie. Kiev est en train de perdre des combats stratégiques à Pokrovsk, Chasov Yar et Toretsk. Pokrovsk est un verrou important de la défense ukrainienne. S’il saute, Moscou avancera ses troupes en profondeur dans le territoire ukrainien en direction du Dniepr. L’armée russe pourra prendre par la même occasion un important carrefour ferroviaire et autoroutier de première importance pour la logistique ukrainienne. Si les Russes gagnent ces batailles ils poursuivront leur avancée et continueront d’affaiblir les lignes de défense de Kiev. Selon The Economist : « L’Ukraine avait de grands espoirs qu’une offensive soudaine dans la région de Koursk soulagerait la pression. Toutefois, l’offensive de la Russie n’a fait qu’accélérer. » L’hebdomadaire britannique souligne que l’armée ukrainienne elle-même reconnaît que ses défaites sur la ligne de front sont liées à l’état de fatigue de ses soldats et le besoin d’en recruter d’autres. Les nouvelles recrues ukrainiennes ne sont pas à la hauteur et beaucoup craignent de se battre selon une enquête de l’Associated Press menée auprès de plusieurs soldats ukrainiens. Malgré la surprise de l’incursion dans la région de Koursk, le bilan global de la situation est, pour l’instant, plutôt défavorable pour Kiev.
Angélique Bouchard
Diplômée de la Business School de La Rochelle (Excelia – Bachelor Communication et Stratégies Digitales) et du CELSA – Sorbonne Université, Angélique Bouchard, 25 ans, est titulaire d’un Master 2 de recherche, spécialisation « Géopolitique des médias ». Elle est journaliste indépendante et travaille pour de nombreux médias. Elle est en charge des grands entretiens pour Le Dialogue.
La stratégie indo-pacifique française est souvent incomprise et parfois méconnue. Dans cette immense région à l’importance cruciale, la France est fréquemment perçue comme une ancienne puissance coloniale amenée à jouer, au mieux, un rôle secondaire.
par Benjamin Blandin, Institut catholique de Paris (ICP) – Revue Conflits – publié le 11 septembre 2024
Il est vrai que la France a connu une longue présence coloniale dans la région, pendant environ trois siècles, de 1674 à 1954, notamment à Madagascar, à Djibouti, à Mayotte, en Inde, en Indochine et dans le Pacifique Sud. En outre, elle a également eu recours de manière immodérée à la politique de la canonnière au Siam face au Vietnam, ainsi que face à la Chine et à la Corée. Aujourd’hui, du fait de cette histoire, elle se trouve en conflit avec Maurice pour l’île de Tromelin, avec les Comores pour Mayotte et les îles Glorieuses, et avec Madagascar pour les îles Éparses. Dans l’océan Pacifique, la France est également confrontée à un mouvement indépendantiste en Nouvelle-Calédonie et sa possession de Clipperton a été ouvertement remise en question par le Mexique.
Outre les questions historiques, plusieurs événements survenus plus récemment ont également contribué à cette perception : les essais nucléaires effectués par la France jusqu’en 1995, les scandales liés aux contrats de défense signés avec Taïwan, ainsi qu’avec l’Arabie saoudite et le Pakistan dans les années 1990 et au début des années 2000, et plus près de nous l’annulation par Canberra du contrat de sous-marins au profit de l’accord AUKUS et l’abandon par l’Australie de contrats de défense avec la France (hélicoptères d’attaque Tigre, hélicoptères de transport NH90).
Par ailleurs, l’appareil de sécurité régionale français a été considérablement réduit, passant de 8 500 à 7 000 hommes au cours des dix dernières années. Sans parler des coupes budgétaires post-crise des subprimes (les redoutables LOLF et RGPP) dans la diplomatie française qui ont entraîné une réduction d’effectifs dans un certain nombre d’ambassades. Tous ces facteurs ont clairement eu un impact sur l’image de la France dans la région et ont contribué à une opinion négative auprès du public, des experts et des autorités.
En outre, la stratégie indo-pacifique de la France, publiée en 2019, reste floue pour nombre de nos voisins, partenaires et alliés. La France gagnerait certainement à améliorer sa communication autour de ses initiatives et de ses résultats concrets, pour les faire mieux connaître et apprécier. Une meilleure coopération serait également nécessaire entre ses (trop) nombreuses agences, régulièrement en concurrence les unes avec les autres.
Un pays singulier parmi les nations européennes en Indo-Pacifique
La France n’est certes pas le pays le plus puissant opérant dans la zone indo-pacifique, mais elle n’est ni une petite puissance ni une puissance lointaine dans la région, où sa présence a été continuellement maintenue depuis la première moitié du XVIe siècle.
Il est également important de noter que même si la France a été une puissance coloniale, elle a établi son influence par divers moyens, notamment l’échange d’envoyés diplomatiques et l’établissement d’alliances avec les dirigeants locaux, l’implication directe dans divers conflits, la présence des érudits jésuites à la cour de l’empereur Qianlong en Chine, la construction de forteresses de style Vauban au Siam et au Vietnam ou encore la création d’un arsenal naval moderne à Yokosuka, au Japon. Un grand nombre de Français de tous métiers ont également apporté leurs connaissances et leurs compétences aux dirigeants locaux.
Aujourd’hui encore, la présence de la France dans la zone constitue une singularité majeure puisqu’elle est le seul pays de l’UE à être membre du Conseil de Sécurité de l’ONU et à être une puissance résidente à la fois dans l’océan Pacifique et dans l’océan Indien, sur un ensemble de territoires qui représente 25 810 kilomètres carrés pour une population de près de 2 millions de Français, et 93 % de la zone économique exclusive (ZEE) française, la deuxième au monde, juste après celle des États-Unis. Ses principales entreprises y sont très présentes, notamment dans le secteur de la défense, où la France se classe au troisième rang des fournisseurs, avec des coopérations fructueuses en cours avec l’Inde, Singapour, la Malaisie et l’Indonésie (peut-être prochainement aux Philippines) et des succès plus anciens en Australie et à Taïwan.
En termes d’influence et de diplomatie, Paris bénéficie d’une position unique avec un ensemble à la fois très dense et diversifié d’outils de soft power et de coopération. Cela comprend d’abord, son réseau d’ambassades et de consulats, l’un des plus importants au monde ; deuxièmement, les écoles et centres culturels français (réseau Alliance française) implantés dans toutes les grandes villes ; troisièmement, ses chambres de commerce et d’industrie reliant les entreprises françaises et locales ; quatrièmement, les institutions françaises de coopération internationale telles que l’Agence française de développement (AFD) et Expertise France ; cinquièmement, un réseau de 18 attachés militaires en plus des officiers de liaison dans les centres régionaux de fusion d’informations à Madagascar, New Delhi et Singapour, coordonnant la coopération en matière de défense et maritime et menant la diplomatie militaire. Cet outil diplomatique unique, envié par de nombreux pays européens, permet à la France d’être un membre actif des plus importants forums et mécanismes de coopération régionale.
Des moyens limités mais une approche innovante
Pour autant, les observateurs jugent souvent que la France « manque de muscles » en Indo-Pacifique.
Une telle affirmation n’est pas dénuée de fondement. Il est vrai que le nombre de troupes dans la zone a été réduit de 20 % au cours des 10 dernières années et que la présence navale a fortement diminué depuis les années 1990, mais en tout état de cause la France n’a ni l’ambition ni les moyens d’être une puissance militaire majeure dans l’Indo-Pacifique. Ses partenaires et alliés dans la région n’attendent ni ne demandent qu’elle prenne parti dans la rivalité États-Unis/Chine ou s’interpose entre eux. Forte de son héritage historique d’autonomie stratégique et d’indépendance politique, la France souhaite ouvrir une troisième voie, ni pro-États-Unis ni anti-Chine, qui résonne avec la posture stratégique de non-alignement des « Perspectives sur l’Indo-Pacifique » de l’Asean. À ce titre, Paris privilégie une posture de facilitateur, de bon voisin et de partenaire de confiance qui promeut l’état de droit et démontre son engagement en faveur de la sécurité régionale et de la liberté des mers.
L’architecture de défense française dans la zone comprend deux commandements sous-régionaux – ALINDIEN pour l’océan Indien et ALPACI pour l’océan Pacifique, en complément des forces de souveraineté positionnées à La Réunion, en Polynésie française et en Nouvelle-Calédonie – et suit un axe en forme de « S ». Cet axe relie le cœur métropolitain à ses territoires d’outre-mer à travers un réseau d’alliés et de partenaires stratégiques dont les Émirats arabes unis, l’Inde, Singapour, l’Indonésie et l’Australie (mais aussi le Vietnam, la Corée du Sud et le Japon). Avec certains d’entre eux, la France a établi un dialogue stratégique de défense innovant, comme les dialogues stratégiques trilatéraux « France-EAU-Inde » et « France-Inde-Australie ».
Cet axe comprend également cinq bases militaires situées à Abu Dhabi, Djibouti, La Réunion, Nouméa et Papeete. Dans ces bases, 7 000 militaires et divers équipements sont positionnés en permanence pour protéger les intérêts de la France. Il convient également de noter que depuis la publication de sa stratégie Indo-Pacifique, la France a considérablement renforcé sa présence dans la région. Cela comprend des déploiements réguliers de moyens navals majeurs tels que son groupement tactique aéronaval, ses sous-marins nucléaires d’attaque et ses porte-hélicoptères. Paris a aussi mené des « raids aériens », déployant chaque année des avions de combat Rafale, des A330 MRTT et des A400M depuis la France, Djibouti et le porte-avions Charles de Gaulle jusqu’en Inde, en Asie du Sud-Est, en Australie et en Nouvelle-Calédonie – et cela, en des temps records, permettant de démontrer les capacités de nos derniers équipements et de s’entraîner avec nos alliés.
À la lumière d’une architecture de sécurité américaine qui ne cesse de se renforcer et d’une présence européenne globalement absente, il a fallu du temps pour que le positionnement singulier français gagne en visibilité et soit pleinement compris. Certains pays de la région se sont même demandé si la France ne faisait pas, par nature, partie d’un « Occident global » et donc un partenaire de facto du Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (QUAD), mais la perte de l’accord sur les sous-marins avec l’Australie au profit de l’AUKUS a grandement contribué à repositionner la France « sur le radar » de nombreux pays, notamment de l’Asean. Les entreprises françaises occupent désormais la position de troisième exportateur d’armes dans la région.
Une puissance stabilisatrice ?
Sur le plan diplomatique, la France a su établir des relations apaisées avec ses anciennes colonies. Elle a trouvé un accord avec le Mexique sur Clipperton en 2007 et a signé un accord-cadre sur l’île Tromelin avec Maurice en 2010. Elle a également renforcé sa présence au sein de l’Asean et se montre davantage présente au Shangri-La Dialogue. D’autres options ont été envisagées pour renforcer son statut, comme l’extension de ses bases, le positionnement d’une flotte permanente et d’un escadron de Rafale, ou encore une européanisation de son architecture de sécurité (même si elle représente 90 % de la présence de l’UE), mais toutes sont économiquement ou politiquement sensibles et Paris semble pour le moment privilégier une modernisation de ses atouts existants.
De manière plus pratique, la France met à profit sa vaste expertise maritime pour approfondir ses liens avec toutes les parties intéressées, à travers le concept d’« action de l’État en mer », la conception et la construction de systèmes navals complexes, la création et la préservation de zones marines protégées, la conduite d’opérations de recherche et de sauvetage en mer, la lutte contre la pollution marine, la lutte contre la criminalité maritime et les activités illégales et l’application du droit maritime.
La France est aussi l’un des pays les plus impliqués en matière de lutte contre le changement climatique. Elle a notamment apporté une contribution significative au récent traité international améliorant la protection de la haute mer. La taille de la ZEE française, les connaissances apportées par ses territoires d’outre-mer à travers le monde et la diversité de son domaine maritime placent la France à l’avant-garde des pays qui peuvent agir comme une nation-cadre dans des domaines variés et de plus en plus cruciaux pour la région : protection des biens communs mondiaux ; résilience face au changement climatique ; protection de l’environnement et de la biodiversité ; préservation du patrimoine culturel ; aide humanitaire et réponse aux catastrophes ; économie bleue ; sécurité maritime, la gouvernance des océans et la protection des ressources marines ; et renforcement de la connectivité.
On le voit, la France ne manque ni d’atouts ni d’initiatives et a véritablement transformé sa politique et sa stratégie dans la région ces dernières années. De nombreux projets ont été lancés et des résultats encourageants ont été observés. Reste désormais à mieux valoriser les fruits de cette démarche unique.
Benjamin Blandin, Doctorant en relations internationales, Institut catholique de Paris (ICP)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
L’auteur s’exprime à titre personnel. Colonel de la gendarmerie nationale, Florian Manet est essayiste, expert en sûreté globale, chercheur associé à la Chaire « Mers, Maritimités et Maritimisation du monde » de Sciences Po Rennes. Auteur du « Crime en bleu. Essai de Thalassopolitique » publié aux éditions Nuvis (2018), il publie un nouvel ouvrage intitulé « Thalassopolitique du narcotrafic international, la face cachée de la mondialisation » aux éditions EMS avec le soutien financier et scientifique de la Fondation de prospective maritime et portuaire SEFACIL et avec le partenariat opérationnel d’IRENA GROUP et de « Global Initiative Against Transnational Organized Crime » (GI-TOC). Cet ouvrage est préfacé par le général de corps d’armée (Gendarmerie) Jean-Philippe Lecouffe, directeur exécutif adjoint en charge des opérations à EUROPOL, l’agence européenne de police, tandis que Pierre Verluise, docteur en Géopolitique et fondateur du Diploweb.com clôture par la post-face cette réflexion géopolitique thalassocentrée.
Le marché mondial des drogues s’impose par une géo-économie singulière particulièrement dynamique. Exploitant les mécanismes capitalistes, il se fonde sur une offre diversifiée et évolutive, en hausse croissante en volume. Les produits majeurs sont issus de la transformation de la fleur de cannabis et de la feuille de coca. Néanmoins, les nouvelles drogues de synthèse inondent le marché par des conditionnements plus conventionnels qui se noient naturellement dans le flux des marchandises. La demande ne cesse de croitre en volume mais aussi en ouvrant sans cesse de nouveaux marchés par un subtile processus de contamination. A tel point que – in fine – les usages s’uniformisent sur le plan mondial. De fait, une géographie des zones de production et des laboratoires de raffinement ou de transformation chimique des substances se dessine, laissant émerger des espaces spécialisés au sein d’un marché global.
LES MUTINERIES observées dans les centres pénitenciers de Guayaquil en Équateur et la création d’une Alliance des ports au sein de la Rangée nord-européenne en janvier 2024, la saisie en océan Atlantique de 10 tonnes de cocaïne le 20 mars 2024 constituent autant d’illustrations complémentaires d’un phénomène mondial qui impacte la stabilité des États et met en péril l’ordre public socio-économique des sociétés. Il s’agit ducommerce illicite de substances stupéfiantes et psychotropes qui répond à une consommation croissante et de plus en plus diversifiée à l’échelle mondiale. Au-delà des seuls impacts sur la santé publique, le narcotrafic constitue une activité criminelle globalisante qui implique l’ensemble des continents mais aussi les espaces océaniques. Ainsi, fort d’un chiffre d’affaire imposant, une complexe géo-économie criminelle tire grand profit de la globalisation de l’économie et des réalités géopolitiques à l’échelle mondiale.
S’interroger sur un phénomène criminel transnational comme le narcotrafic, c’est se plonger dans les arcanes logistiques d’un commerce international fondamentalement maritimisé. C’est aussi mettre à jour une économie souterraine prolifique centrée sur le consommateur et qui fait vivre des millions de personnes à travers le monde. C’est enfin déterminer l’impact géopolitique porté par la criminalité organisée sur les relations internationales et sur la stabilité interne de sociétés où l’autorité de l’État se trouve être contestée.
Cette géo-économie souterraine particulièrement dynamique se caractérise par des productions en augmentation constante (1) qui alimentent un marché mondial des drogues en expansion durable (2). De manière synthétique, la situation internationale du marché des drogues peut se résumer à la formule suivante « Partout, tout, tout le monde [1] ».
1. Des productions en augmentation constante
Le marché mondial des drogues témoigne d’un dynamisme remarquable à tel point que l’Observatoire Européen des Drogues et des Toxicomanies (OEDT) résume ainsi la situation particulière de ce marché illicite : « Partout, tout, tout le monde ». La disponibilité de produits stupéfiants quels qu’ils soient reste très élevée à l’heure actuelle (11). Comme toute activité économique licite, elle repose sur le système dynamique de l’offre et de la demande réparti sur l’ensemble du globe (12). La rareté et la pureté sont les deux critères définissant le cours des différentes substances.
11. Une pluralité de produits naturels comme chimiques concoure à la diversité de l’offre
Le marché des drogues témoigne d’une profonde diversité et d’une évolution constante de l’offre. Intégrant les nouvelles pratiques addictives absentes de la Convention unique sur les stupéfiants de 1961, la Convention internationale sur les substances psychotropes [2]catégorise les produits selon l’évaluation du risque sur la santé publique et selon leur valeur thérapeutique. Il s’agit soit de produits d’origine naturelle à l’image de la feuille de coca, de la fleur de cannabis ou encore du pavot somnifère, soit de substances issues d’un processus de transformation chimique de molécules.
Les produits naturels, entre consommation traditionnelle et dépendance aux substances psychotropes
Certains produits relèvent d’une tradition bien souvent ancestrale. Ainsi, la civilisation pré-incaïque Tiwanaku [3] cultivait déjà la feuille de coca. Présente au sein de rites et de croyances, elle était donc associée à une dimension culturelle essentielle. L’avènement des Incas a restreint l’usage de cette plante aux seules élites même si, en cas de crise, elle pouvait être distribuée aux populations. Elle revêt, aussi, une fonction mystico-religieuse fondatrice de cette civilisation. Des qualités éminentes lui sont déjà reconnues : substitut alimentaire, valeur énergisante, remède puissant au mal causé par l’altitude et oubli des malheurs. Les feuilles sont mâchées ou infusées et bues sous forme de thé appelé « mate de coca ». La colonisation espagnole a finalement reconnu, après de nombreux débats autour de l’éradication de sa culture, l’intérêt que présentait cette feuille dans l’ordre public des Incas. Actuellement, la feuille de coca est partie intégrante de la culture bolivienne ancestrale consacrée par l’article 384 de la Constitution de la République de Bolivie : « L’État protège la coca, une plante ancestrale et indigène, comme un patrimoine culturel, une ressource naturelle de la biodiversité de la Bolivie, et comme un facteur d’unité sociale. A son état naturel, la coca n’est pas un narcotique ». Le dilemme observé entre la référence culturelle et les pressions émanant des pays développés consommateurs de cocaïne constitue le fil conducteur de la gestion de la culture de la coca par les autorités boliviennes. La guerre déclarée à cette pratique agricole intervient initialement comme une réaction face à l’explosion de la consommation sur les marchés occidentaux dans les années 1970. Dès lors, déterminer la superficie des cultures sera au cœur des enjeux des politiques publiques et cristallisera aussi les tensions dans la lutte contre les drogues. En effet, les aspects socio-économiques au sein des pays producteurs conditionnent largement la régulation des cultures -vivrières à bien des égards – d’autant plus si la vocation des substances ainsi transformées est l’exportation vers les marchés de consommation. Toutefois, la réalité du trafic finit aussi par s’inscrire dans une logique de rivalité avec l’État central et, parfois, simultanément, avec une concurrence entre acteurs criminels.
La chimie dévoyée crée de nouveaux produits et stimule des usages associés en perpétuelle évolution
L’industrie pharmaceutique exploite usuellement des molécules issues de produits naturels. Ces cultures ont donc un usage hybride : l’un légal recherché pour ses effets notamment en médecine tandis que l’autre exploite ces vertus à des fins psychotropes et créeun effet de dépendance majeure. Ceci illustre aussi la complexité des stratégies de lutte contre les cultures de ces plants, enracinés avant tout dans un usage coutumier et légal. Ainsi, par exemple, l’opium dans ses divers dérivés fournit des substances alcaloïdes aux principes psychoactifs. Ces composants sont employés en médecine à l’image de la morphine ou de la codéine pour leurs effets analgésiques.
Plus largement, de « nouveaux produits de synthèse [4] » sont fabriqués en laboratoire imitant des effets du cannabis, de la MDMA, de l’ecstasy ou des amphétamines. Apparaissant très régulièrement sur le marché, les organisations internationales comme les États n’ont pas encore eu le loisir de classer ces substances comme stupéfiants, échappant donc à la législation. De plus, l’exemple du Captagon illustre un phénomène de dévoiement de médicaments de leur usage initial. Le Captagon est, en effet, une substance développée par un groupe pharmaceutique allemand dans les années 1960 destinée à traiter la narcolepsie et les troubles du déficit de l’attention. Il contient diverses concentrations d’amphétamine [5]. A partir des années 1990, l’usage de ce médicament se répand de manière récréative au Moyen-Orient, notamment en Arabie saoudite, où il trouve son marché principal [6].
12. Une géographie des productions et de la transformation
Les zones de production et de transformation des produits obéissent à des logiques de milieu naturel mais aussi d’infrastructures et de contextes légaux. Autant la culture semble figée, autant les activités de transformation et de production de substances chimiques sont évolutives dans le temps comme dans l’espace. Cela impose de fait un suivi étroit de cette activité qui – rappelons-le – est hybride.
Une géographie des cultures conditionnée par le milieu physique
La géographie des cultures de plantes est déterminée par la qualité des sols, des conditions d’humidité et d’ensoleillement. Même si elles pourraient être étendues à d’autres territoires, il apparaît que les cultures sont très concentrées dans l’espace et au sein même des pays producteurs. Ainsi, la culture du cocaïer est présente dans trois pays andins (Colombie, Bolivie et Pérou). Elle couvrait 315 500 hectares en 2021 (en nette augmentation par rapport à 2020) pour une production annuelle totale de 2 304 tonnes (septième année d’augmentation consécutive). Le pavot somnifère ou pavot à opium se partage entre le Triangle d’or (Myanmar, Laos, Birmanie)et le Croissant d’or (Afghanistan, Pakistan, Iran). Le cannabis est principalement cultivé dans la région du Rif au Maroc mais aussi, dans une moindre mesure, en Afghanistan, en Inde, au Pakistan ou encore au Mexique. L’observation des zones de culture quelles que soient les espèces considérées mène à une conclusion commune : une localisation systématique dans les marges périphériques de l’État, bien souvent dans des secteurs montagneux difficiles d’accès. Comment les autorités publiques contrôlent-elles de tels territoires ? Et, en creux, sont interrogées les capacités à conduire des politiques répressives efficaces face aux tenants de cette économie souterraine.
Des chaînes de transformation décentralisées au plus près des clients
Les drogues résultent d’un processus complexe de transformation des produits naturels comprenant l’adjonction de produits chimiques appelés précurseurs. La tendance actuelle consiste de plus en plus à « casser » le cycle de transformation en réservant les dernières phases du processus dans des laboratoires de raffinement implantés au plus près des marchés de consommation, notamment en Europe. Ainsi, le chlorhydrate de cocaïne est désormais exporté tel quel en vue de son affinage.
La production de molécules par l’industrie pharmaceutique est localisée sur l’ensemble des continents. Des sites de production de méthamphétamine ont été identifiés notamment en Inde, en Corée du Nord mais aussi au Mexique comme aux Pays-Bas. Parfois, ces chaînes de production illégales peuvent s’avérer complexes et spécialisées. Si le marché de consommation du Captagon continue de progresser au Proche et au Moyen-Orient, étant plus timide en Europe, des laboratoires ont, néanmoins, été identifiés en Europe (Pays-Bas). Il apparaît une décentralisation de la chaîne de production de cette drogue : la phase technique de synthèse des molécules établie en Europe permet de constituer de la matière première qui est ensuite expédiée en vrac afin d’être affinée, coupée et conditionnée principalement au Liban. Une telle organisation pose de nombreux défis en terme de détection des flux et d’identification des acteurs répartis sur plusieurs continents.
Comment caractériser le dynamisme du marché mondial des drogues ?
2. Une offre croissante alimente un marché mondial des drogues en expansion constante
Le marché mondial des drogues se caractérise par un dynamisme (21) commun à toutes aires de consommation (22).
21. Les dynamiques du marché de consommation des drogues
L’offre croissante et diversifiée de drogues répond à un marché dont la physionomie se résume aux caractéristiques suivantes :
. un public de consommateurs en forte augmentation.29 % des adultes de l’Union européenne (UE) âgés entre 15 et 59 ans ont consommé au moins une fois une drogue illicite, soit plus de 83,4 millions de consommateurs. L’Office des Nations Unies contre la Drogue et le Crime [7] recensait, en 2009, 210 millions de consommateurs réguliers soit 4 ,8 % de la population mondiale âgée entre 15-64 ans. En 2019, ce sont 275 millions de consommateurs au plan mondial soit 5 ,4 % de cette même tranche d’âge soit une augmentation de 22 % par rapport à 2009. La population des pays en développement connaît, actuellement, une croissance des usages de drogue plus rapide que celle observée dans les pays développés et, ce, indépendamment des croissances différenciées de la population en fonction du niveau de développement. Cette tendance est très marquée pour les jeunes et les jeunes adultes. L’usage récent du cannabis en Amérique du Sud illustre la recomposition des marchés à la suite des nouvelles pratiques ;
. un volume croissant de produits stupéfiants disponibles souvent de teneur ou de pureté élevée. Le marché de la cocaïne est l’un des plus dynamiques au sein de l’UE. La forte disponibilité de la cocaïne s’accompagne certes d’une stabilité des prix mais aussi d’un niveau de pureté inégalée depuis une décennie. Selon l’OEDT, le taux de pureté est étalonné entre 23% et 87 % en Europe. Cependant, plus de la moitié des États-membres estiment que le taux est compris entre 53 % et 69 %. La France, l’Allemagne, l’Italie, les Pays-Bas, l’Espagne et le Royaume-Uni représentent 66 % de la population européenne mais plus de 87 % des consommateurs de cocaïne. De nouveaux marchés en développement sont identifiés comme en Pologne, au Danemark et en Suède mais aussi en Océanie ;
. une grande variété de produits mis à disposition dont des drogues de synthèse et des substances falsifiées ;
. Des modes de consommation de drogues de plus en plus complexes : poly-consommation, mélange avec des médicaments, de nouvelles substances psychoactives non réglementées et des substances type kétamine ou GBL/GBH ;
. L’UE est producteur de certaines drogues (méthamphétamine, cannabis), pour la consommation intérieure et le marché mondial comme en témoigne le démantèlement de plus de 350 installations de production en 2020 ;
. Des impacts majeurs en matière de santé publique. On estime qu’au moins 5 800 décès [8] par surdose, impliquant des drogues illicites, sont survenus dans l’UE en 2020, soit un taux de mortalité de 16,7 décès par million d’habitants (population adulte). La plupart de ces décès sont associés à une poly-consommation qui implique généralement des combinaisons d’opioïdes illicites, d’autres drogues illicites, de médicaments et d’alcool.
Selon le rapport 2019 [9], le marché des drogues européen est estimé, en valeur, à plus de 30 milliards pour l’exercice 2017.
22. Les zones de consommation
Établir une cartographie des foyers de consommation constitue un exercice délicat supposant des données fiables et uniformes collectées dans l’ensemble des États. Ce travail nécessite aussi d’être régulièrement remis en cause par la diffusion de nouveaux usages et de nouvelles tendances liées aux pratiques addictives. Sans chercher l’exhaustivité, il convient de se focaliser sur les traits principaux :
. Le primat économique : la motivation fondamentale du narcotrafiquant est certes l’exercice d’un pouvoir sur un territoire donné mais avant tout l’appât du gain. La rareté demeure un critère de cotation des substances psychotropes et stupéfiantes. Le cours du gramme de cocaïne disponible sur un marché peut constituer, par exemple, un outil d’anticipation des futurs conquêtes. Ceci est bien évidemment transposable aux autres substances. Ainsi, les pays d’Asie du Sud-Est tout comme l’Océanie émergent parmi les marchés les plus lucratifs. Néanmoins, il s’agit de rester attentif à l’évolution du comportement addictif de la population, notamment à Hong-Kong, Macao ou encore à Taïwan. Il en est de même en Arabie Saoudite où le prix élevé peut aussi signifier une forte demande malgré une disponibilité réduite de la cocaïne. Ces critères peuvent séduire des opérateurs criminels dans leurs entreprises.
. Le jeu circonstanciel des alliances entre opérateurs criminels
L’évolution de la composition du marché de la cocaïne est très illustrative de cette « Realpolitik » illicite. Au début des années 1980, émerge un système intégré voire monopolistique caractérisant le marché de la cocaïne aux mains exclusives d’organisations colombiennes. La cible est principalement le marché nord-américain alors en pleine expansion. Les cartels colombiens sont mis en échec par les autorités américaines lors de l’expédition de leurs cargaisons de cocaïne via les Caraïbes et, ce, aussi bien par voie maritime qu’aérienne. Le franchissement de la frontière terrestre mexico-américaine longue de 3600 kilomètres devient l’enjeu majeur. Ceci leur impose, de fait, de solliciter les cartels mexicains qui maîtrisent, parfaitement, ces techniques. Ainsi, la répartition des rôles est précisément définie. Les Colombiens assurent la fourniture de la drogue tandis que les Mexicains réalisent la mise sur le marché. Ce « service » est initialement rémunéré en numéraire puis, progressivement, en cocaïne à hauteur de 50 %. Ce changement opéré dans la rétribution contribue à modifier l’attitude du partenaire mexicain qui, en conséquence, gagne en autonomie. Interlocuteur unique des consommateurs américains, disposant de plus en plus de produit, il impose ses propres règles dans la transaction illicite et assoie définitivement son monopole. Les Colombiens sont alors progressivement réduits à un rôle de fournisseurs de substances psychotropes.
Cette répartition des rôles se double d’une spécialisation géographique. Les cartels colombiens misent alors sur le marché européen évalué comme étant beaucoup plus rémunérateur. De fait, ils mettent sur pied une stratégie commerciale s’appuyant sur une logistique bien plus complexe, nécessitant de traverser l’océan Atlantique. Ainsi, dès les années 2000, les cartels colombiens investissent l’Europe, exploitant la proximité linguistique et l’expérience des réseaux de contrebande de tabac et s’appuyant sur les organisations criminelles implantées en Galice [10]. Ce marché est perçu comme plus intéressant et moins risqué que le marché américain. En vérité, l’Europe est appréhendée comme un marché ouvert, sans barrière et sans grand risque dans l’importation comme dans la répression de ces trafics. Les estimations chiffrées [11] révèlent le changement radical dans les marchés de la cocaïne. En 1998, 267 tonnes sont expédiées aux États-Unis d’Amérique tandis que l’Europe en reçoit 63 tonnes. L’année 2008 constitue le point d’inflexion avec une baisse de 40 % (160 tonnes) des ventes aux États-Unis et corrélativement une hausse significative de près de 100 % pour l’Europe (124 tonnes estimées). Le bilan financier 2009 valide définitivement les équilibres entre foyers de consommation : l’Europe fournit, pour sa part, plus de 50 % des profits aux organisations criminelles sud-américaines tandis que le continent nord-américain « pèse » pour un tiers des revenus.
. La contamination par de nouveaux usages de population : les pays d’Afrique de l’Ouest jouent le rôle de rebond de flux d’approvisionnement du marché européen de la cocaïne. Le fret illicite est reconditionné sur les quais de déchargement de la rangée ouest-africaine. Au fur et à mesure, les populations locales ont découvert les « usages » de ces substances, initiant ainsi un nouveau marché de consommation. Un autre phénomène est observé en Amérique du Sud, réputée initialement pour sa production et sa capacité d’exportation de la cocaïne. Il s’agit de flux inversés alimentant ce sous-continent de cannabis sous toutes ses formes ;
. Des usages spécifiques : le Captagon demeure une substance consommée en très grande majorité au Moyen-Orient, notamment en Arabie Saoudite. Autrefois lié aux djihadistes de l’État islamique, ce stimulant connaît un usage préoccupant qui, désormais, s’étend.
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Ainsi, le marché mondial des drogues s’impose par une géo-économie singulière particulièrement dynamique. Exploitant les mécanismes capitalistes, il se fonde sur une offre diversifiée et évolutive, en hausse croissante en volume. Les produits majeurs sont issus de la transformation de la fleur de cannabis et de la feuille de coca. Néanmoins, les nouvelles drogues de synthèse inondent le marché par des conditionnements plus conventionnels qui se noient naturellement dans le flux des marchandises. La demande ne cesse de croitre en volume mais aussi en ouvrant sans cesse de nouveaux marchés par un subtile processus de contamination. A tel point que – in fine – les usages s’uniformisent au plan mondial. De fait, une géographie des zones de production et des laboratoires de raffinement ou de transformation chimique des substances se dessine, laissant émerger des espaces spécialisés au sein d’un marché global.
Comment s’effectue la logistique de ces substances ? Quel rôle joue le transport maritime, trait d’union entre ces espaces aux fonctions de production, transit et consommation ?
A suivre : Florian Manet, Thalassopolitique du narcotrafic, la face cachée de la mondialisation ? II. Le marché mondial des drogues, une maritimisation irrésistible du narcotrafic ?Publication prévue d’ici fin septembre.
Toute armée en guerre doit se transformer de bureaucratie en méritocratie. C’est une bataille interne qui doit être menée à chaque fois contre des pratiques accumulées en temps de paix et qui, avec le temps, n’ont plus grand-chose à voir avec les besoins de la guerre. La bataille menée par les Ukrainiens contre leur propre bureaucratie militaire, sorte d’oligarchie administrative complexe, rigide et opaque, a commencé dès 2014 lorsqu’ils se sont aperçus que leur armée n’avait plus vraiment de capacité militaire.
Depuis, les choses ont évolué, d’abord sous la pression des événements, puis grâce au partenariat avec l’OTAN et à l’action de réformateurs civils et militaires. Depuis 2022, les exigences de la guerre et l’arrivée de nombreux civils dans les forces armées ont encore accéléré la transformation. Pour autant, il reste encore beaucoup de problèmes qui plombent l’efficacité opérationnelle. En mars 2023, le lieutenant-colonel britannique Glen Grant, ancien conseiller du ministère de la Défense ukrainien et excellent connaisseur de l’armée ukrainienne, en faisait une analyse détaillée (voir ici). Un an et demi plus tard, les échos sur la persistance d’officiers manifestement incompétents à la tête de brigades, les relèves d’unités mal effectuées qui ont provoqué des avancées russes, ou encore le tir fratricide récent contre un avion F-16 montrent que le combat interne n’est pas terminé. Cet ennemi intérieur est toujours puissant par son inertie. Ce n’est pas la seule condition, mais il doit pourtant être vaincu si l’Ukraine veut l’emporter dans cette guerre.
Simplifier pour vaincre
Commençons par l’exemple de l’US Army pendant la Seconde Guerre mondiale, exemple presque idéal d’armée puissante construite à partir de presque rien. Avec le Corps des Marines constituant ses propres divisions, les États-Unis ont à partir de 1942 deux grandes forces terrestres avec une chaîne claire de commandement d’armées, corps d’armée et divisions respectant le « principe des cinq », c’est-à-dire que chaque niveau de commandement ne commande au maximum que cinq unités subordonnées.
En s’inspirant de ce qui se fait de mieux mais aussi des méthodes de l’industrie, les états-majors de ces différents niveaux de commandement fonctionnent de manière identique, avec un chef d’état-major dédié à leur fonctionnement afin que leur chef puisse se consacrer au commandement tactique, y compris en allant sur le terrain avec un poste de commandement mobile. Les tâches des différents officiers sont découpées et simplifiées pour être accessibles à des civils rapidement formés.
Les unités de combat sont produites à la chaîne comme des automobiles avec seulement quelques modèles. Il n’y a ainsi que trois types de divisions – infanterie, blindée, parachutiste – avec juste deux exceptions. À l’échelon inférieur, les types de régiments sont à peine plus nombreux. Toujours sur le même modèle industriel, les divisions sont recomplétées systématiquement en hommes et en équipements par des réserves calculées par anticipation de pertes et placées au plus près. Toutes formées de la même façon et en suivant une doctrine claire qui indique à tous la marche à suivre, les unités ont des capacités connues et prévisibles pour les chefs, même quand on les fait passer d’un commandement à un autre. Tout cela n’est pas optimal, mais c’est suffisant pour faire fonctionner très correctement une armée qui a été multipliée en volume par 40 de 1939 à 1945.
Le développement de l’armée ukrainienne est à l’exact opposé. Il est vrai que, contrairement aux Américains, il lui a fallu combattre tout de suite une menace mortelle tout en dépendant de l’aide matérielle étrangère pour son équipement. Sa structure de base était cependant, toutes proportions gardées, plus importante par rapport à la nation que celle de l’US Army, et son accroissement a consisté en une multiplication par deux dès les premiers jours de la guerre, par l’appel aux réserves notamment, puis encore par deux jusqu’à aujourd’hui. Contrairement à l’US Army, cette structure initiale ukrainienne était déjà complexe au départ, avec non pas une seule armée de Terre comme aux États-Unis (ou deux si l’on compte les Marines), mais six voire sept, pour ne parler que de celles possédant des unités de combat terrestres. Au ministère de la Défense, on trouve ainsi bien sûr l’armée de Terre, mais aussi les Forces d’assaut aérien, les Forces spéciales, les Forces territoriales nouvellement créées ainsi que les brigades de la Marine et, depuis peu, la brigade terrestre de l’armée de l’Air. Il y a aussi l’armée du ministère de l’Intérieur avec ses brigades de Garde nationale et les Gardes-frontières. Depuis 2014, on tolère aussi en parallèle une « armée de la société civile » formée des bataillons indépendants de volontaires, plus ou moins administrés par la Garde nationale et le ministère de l’Intérieur.
Il était difficile, dans l’urgence des combats, de tout remettre à plat et de mieux centraliser les choses, en admettant que les différentes chapelles s’inclinent devant le ministre de la Défense ou le chef d’état-major des armées. On a donc fait avec l’existant, et donc assisté aussi à une bataille des ressources entre les différents corps, notamment pour attirer les nombreux volontaires. Le ministère de l’Intérieur a développé ses unités de combat. Les gouverneurs de province, mais aussi parfois les maires de grandes villes, ont fait main basse sur la formation des brigades territoriales. Ceux qui se méfiaient de l’administration d’État ont rejoint les milices des oligarques ou surtout les bataillons indépendants comme Azov.
Fondée autant sur des considérations corporatistes, voire personnelles, que sur les besoins de la nation, l’allocation des ressources n’a donc pas été forcément optimale. Pour faire simple, il y a moins de brigades sur la ligne de front qu’il ne pourrait y en avoir si toutes les ressources humaines et matérielles de la nation étaient utilisées de manière tout à fait rationnelle. Surtout, si l’état-major central et les quatre états-majors régionaux ont le contrôle opérationnel sur presque toutes les unités de combat, ils n’en ont pas forcément le contrôle organique – recrutement, formation, avancement, soutien, équipement – surtout quand ces unités ne dépendent pas du ministère de la Défense et que les provinces ont de grandes responsabilités en la matière. Pour faire simple, là encore, il est difficile, par exemple, pour le chef d’état-major des armées de virer un commandant de brigade qui dépend du ministère de l’Intérieur. Il faut toujours en passer par des tractations entre chapelles et sans doute parfois passer par la Présidence.
Comme si cela ne suffisait pas, ces brigades sur le front sont également très diverses. Loin de la standardisation américaine, on a préféré multiplier à l’envie les différents types de brigades : mécanisée, blindée, aéroportée, d’assaut, chasseurs, assaut aérien, garde nationale, etc. On a pu ainsi compter jusqu’à 17 types différents de brigades ou de régiments, car, pour compliquer encore, on a aussi créé des régiments guère différents des brigades. Comme ces brigades sont toutes organisées et équipées différemment avec des matériels venus du monde entier, pour des effectifs « réalisés » par ailleurs très variables, on imagine la difficulté des états-majors à planifier des opérations avec des unités dont ils ne connaissent pas très bien les capacités réelles.
Ils pourraient cependant mieux le faire s’ils pouvaient s’appuyer sur des états-majors intermédiaires. Au début de la guerre, les états-majors régionaux pouvaient commander seuls un nombre relativement réduit de brigades. Avec la multiplication de ces dernières, on a cependant rapidement explosé le « principe des cinq ». Ce principe est né de l’observation de la difficulté pour le cerveau humain de manipuler simultanément plus de cinq objets mentaux. Au-delà de ce chiffre, il y a forcément de la déperdition d’informations et une multiplication des erreurs. C’est la même chose dans le commandement militaire. La planification avant l’action peut déjà être compliquée lorsqu’il faut préparer les missions d’une vingtaine de brigades ou de bataillons autonomes. La conduite de leur action simultanée une fois que l’action est commencée est impossible de manière optimale. Autrement dit, il y aura de nombreux problèmes de coordination entre unités qui ne savent pas où sont les voisins et où se trouve la limite entre eux, les relèves sur place seront toujours délicates et il y aura malheureusement régulièrement des erreurs et des tirs fratricides. Plusieurs avancées russes dans le Donbass auraient pu être évitées avec une meilleure coordination et donc des états-majors de brigade suffisamment denses pour déjà pouvoir gérer simultanément tous leurs pions tactiques, ce qui n’est toujours pas le cas, mais aussi des états-majors supérieurs de division, de corps d’armée ou d’armée, peu importe le nom pourvu qu’ils puissent faire travailler efficacement quelques brigades entre elles. Dans les faits, il aurait fallu créer un tel état-major chaque fois que l’on formait trois ou quatre brigades, et il devrait en exister une vingtaine maintenant. On est loin du compte.
Il est vrai qu’il aurait peut-être fallu trouver deux milliers d’officiers compétents pour les armer, en retirant des capitaines ou commandants du front et en mobilisant des civils – et c’est là, entre autres, que la mobilisation des étudiants ukrainiens serait utile – qui seraient mélangés et formés en Europe pendant six mois avant d’être engagés en Ukraine, tout équipés et peut-être accompagnés de conseillers.
Le « nez sur le guidon » à traiter tous les jours l’urgence, et en sous-estimant sans doute la durée de la guerre, l’état-major central ukrainien n’a pas pris le temps non plus d’élaborer une doctrine opérationnelle qui soit à la fois l’état de l’art et un guide à suivre par tous pour aller dans la même direction, facilitant ainsi, encore une fois, le commandement des opérations. L’armée française de la Première Guerre mondiale s’attelait à cette tâche tous les hivers, à partir de celui de 1915-1916, quitte à tout changer l’hiver suivant en fonction des évolutions constatées. Il n’est pas trop tard pour le faire, et il serait probablement très utile pour l’armée de Terre française de l’étudier attentivement. Peut-être ne veut-on pas donner d’informations à l’ennemi, peut-être n’existe-t-il pas vraiment de réseau interne d’auto-analyse très élaboré, ce qui conduit au problème suivant.
Limoger pour vaincre
Un des problèmes majeurs de cette complexité organisationnelle est qu’il est difficile de remplacer les mauvais chefs par des bons. Les armées fonctionnent en courant alternatif, passant d’une situation de paix où les règles d’avancement sont bureaucratiques à un temps de guerre où l’on s’aperçoit, par exemple, qu’il ne suffit pas d’avoir réussi un concours civil à 20 ans pour être forcément un bon colonel ou général au combat 20 ou 30 ans plus tard. La formation a pu être très longue, mais elle n’aura jamais pu appréhender complètement toutes les difficultés d’un commandement réel sous le feu, avec toute sa complexité et ses enjeux mortels. Les premiers combats constituent donc souvent un révélateur cruel de l’état réel des compétences, et il est logique que de nombreux chefs nommés dans le calme de l’avancement automatique ou des jeux d’influence ne soient pas à la hauteur le jour J.
Une des tâches d’un haut commandement, en plus de la gestion des opérations, doit donc être de remplacer des officiers manifestement incompétents – ce qui, au passage, est différent de commettre une erreur – par d’autres qui ont montré leurs qualités. C’est ce qu’a fait le général Joffre en quelques mois de 1914, en « limogeant » 40 % de ses généraux commandants de grandes unités et en les remplaçant par des officiers ayant réussi le test initial, comme Pétain ou Fayolle. Les choses se sont ainsi beaucoup améliorées pour l’armée française après le désastre initial de la bataille des frontières. En 1942, l’amiral Lockwood, commandant les sous-marins américains, prend la décision de relever tout commandant de sous-marin n’ayant rien coulé en deux patrouilles. En un an, un tiers des commandants sont ainsi remplacés, mais le nombre de victoires augmente très nettement.
Pour y parvenir, il faut que le haut commandement ait une vision à peu près claire des choses. Cela passe d’abord par la réception et la synthèse de tous les comptes rendus (CR) oraux ou écrits, à partir d’un certain niveau, qui doivent suivre chaque mission dans une armée moderne et remonter la chaîne hiérarchique. C’est la source première de la vision que peut avoir le haut commandement de la situation. J’ignore comment cela est organisé dans l’armée ukrainienne. J’ignore aussi le degré d’honnêteté de ces CR. Celui qui fait le compte rendu est lui-même jugé sur ce qu’il décrit. La tentation est donc toujours extrêmement forte pour lui de minimiser ses « moins » et de maximiser ses « plus », jusqu’à parfois aboutir au sommet à une vision des choses complètement décalée de la réalité. Aucune armée n’est épargnée par ce phénomène, mais il y a des limites, surtout si ces comptes rendus sont vérifiés et recoupés, et que le mensonge est sévèrement sanctionné.
Encore faut-il, pour cela, avoir une structure spécifique, en fait un service de renseignement intérieur aux armées. Le Grand quartier-général (GQG) de Joffre ne cesse d’envoyer des officiers de liaison dans les états-majors d’armées inspecter ce qu’il s’y passe, et les limogeages sont souvent issus de leurs comptes rendus. Un peu plus tard, on y forme un bureau de retour d’expérience et des inspecteurs d’armes qui vont plus sereinement étudier les choses plutôt que les hommes et faire évoluer les doctrines. En 1944-1945, le général Patton, commandant la 3e armée américaine, utilise de son côté un escadron de cavalerie personnel patrouillant en jeeps tout le long du front. Ce service de renseignement doit être capable aussi de capter les doléances des mécontents avant que ceux-ci, en désespoir de cause, ne s’adressent directement au public, par exemple par des vidéos.
Une fois que l’on sait à peu près ce qui se passe, le chef doit avoir le pouvoir de déclencher la foudre contre les incompétents notoires, sans être obligé de lutter contre les chapelles qui les ont nommés et ne veulent pas se désavouer. Un taux élevé de limogeages n’est pas l’indice d’une armée qui va mal, mais au contraire qui va de mieux en mieux, à condition que l’on constate ensuite la diminution régulière de ce taux avec le temps. Plusieurs témoignages indiquent clairement que le taux de limogeages ukrainien n’est sans doute pas au niveau qu’il devrait être, symptôme que le général en chef n’a pas forcément toutes les informations ou tous les pouvoirs nécessaires dans un système aussi complexe et opaque.
Le tableau peut paraître sombre ; il est en réalité normal pour toute armée en guerre qui passe en un temps très court de la grenouille au bœuf, et même plutôt au taureau, pour faire face à des problèmes de taureau que la grenouille a eu du mal à appréhender. Le bordel interne devient très rapidement le deuxième ennemi à combattre, et c’est un ennemi coriace, surtout comme en Ukraine, après des dizaines d’années de mise en place d’une bureaucratie inefficiente. Ce qui sauve l’armée ukrainienne est que l’armée russe, qui n’a pas fait appel à sa société pour se vivifier, connaît des problèmes encore pires.
Par ailleurs, le combat est activement mené. Le général Syrsky a clairement entrepris un effort de réorganisation de son armée, en simplifiant progressivement les structures, transformant petit à petit des brigades territoriales en brigades de manœuvre, alors que le ministère de l’Intérieur fait de même avec la garde nationale et les gardes-frontières. Des états-majors sont effectivement créés, des chefs de brigades sont virés, et parfois même des brigades sont dissoutes. Un grand espoir est de disposer de suffisamment de brigades pour enfin avoir une réserve stratégique. Il faut bien comprendre que la réserve stratégique n’est pas seulement là pour faire face aux urgences ou organiser des attaques sans retirer des forces du front. C’est aussi la seule manière d’organiser des rotations de brigades du front vers l’arrière, de les y reposer, de les reconstituer et de les entraîner à de nouvelles méthodes. Les armées évoluent plus vite à l’arrière que collées au front ; encore faut-il avoir un arrière bien structuré. Le courage immense des soldats ukrainiens et leur ingéniosité technique, dopée par l’arrivée des civils dans leurs rangs, méritent d’avoir une structure de commandement à la hauteur.
Je précise, pour conclure, que les forces armées françaises de ces vingt dernières années n’ont aucune leçon à donner en la matière, trouvant le moyen de passer, en quelques années, d’un système capable de déployer en quelques jours en Allemagne 65 régiments de manœuvre au complet, avec une chaîne de commandement complète et un soutien bien organisé, à un bordel bureaucratique à grande échelle. Le révélateur de la guerre à grande échelle et à haute intensité serait cruel pour nous.