La première question et la première réponse ont été ajoutées le 19 octobre 2023
Pierre Verluise (P. V.) : A Arras, dans le nord de la France, le 13 octobre 2023, le professeur de français Dominique Bernard a été tué au couteau dans son lycée par un homme qui avait précédemment revendiqué cet attentat au nom de l’État islamique. Le 16 octobre 2023, un autre attentat revendiqué par l’État islamique a eu lieu en Belgique, à Bruxelles, a provoqué la mort de deux Suédois. Au regard de vos recherches et de la publication de votre livre, que vous inspirent ces faits ?
Myriam Benraad (M. B.) : Tragiquement, ces deux nouveaux attentats viennent confirmer à mes yeux plusieurs aspects mis en exergue dans mes travaux passés comme plus récents. Le premier renvoie aux sources foncièrement géopolitiques de la violence terroriste qui nous touche depuis de longues années. Dans les deux cas de figure, à Arras (13 octobre 2023) comme à Bruxelles (16 octobre 2023), les assaillants ont en effet échangé sur la question du Proche-Orient, tenu des propos vindicatifs en amont de leur passage à l’acte, discuté de manière véhémente et hostile de la nouvelle conflagration qui se déploie depuis le 7 octobre 2023 dans la région entre Israéliens et Palestiniens. Tous deux ont par ailleurs fait part, en rapport avec le sort des Palestiniens, de leur volonté de « venger » l’ensemble des musulmans, de même que l’humiliation et l’injustice prétendument faites à l’islam.
On touche ici au second aspect crucial que j’ai longuement abordé, à savoir les dispositifs de propagande jihadiste développés de longue date par l’État islamique et d’autres mouvances terroristes, et dans les cadres desquels s’insère ce grand récit d’une humiliation et d’une injustice subies par le monde musulman et qui appelleraient une vengeance sans retenue contre ses adversaires supposés. Ce métarécit est suffisamment général dans son énonciation pour se trouver transposé sur différentes configurations, différents environnements sociaux et politiques, et pour conserver toute sa résonance dans de multiples contextes géopolitiques de crises et conflits qui viennent en quelque sorte à chaque fois le réactiver et le raviver.
Ce métarécit de l’humiliation, de l’injustice et de la vengeance est également très ample quant à la désignation des cibles de la violence jihadiste – « Juifs », « Occident », « mécréants », « apostats », … Voici comment des innocents, de tous horizons, principalement des civils qui n’ont absolument rien à voir avec les événements et torts qui leur sont reprochés par leurs bourreaux, sont brutalement assassinés par ces individus intoxiqués par l’idéologie de l’État islamique et d’autres groupes. Alors que faire ?
À chaque nouvel attentat, il ressort distinctement que les espaces numériques ont joué un rôle central et terrifiant dans les passages à l’acte, en ce que ces espaces favorisent les contacts entre individus adhérant à une même idéologie délétère, et surtout en permettant une diffusion virale des contenus de propagande, et donc leur accessibilité au plus grand nombre. Cette situation est intolérable lorsque l’on sait combien de victimes cette contagion numérique, sous forme de véritables métastases, a déjà causées. De leur côté, réseaux sociaux et plateformes semblent continuer d’évoluer dans une parfaite indifférence face à cette situation en promettant toujours plus de modération alors qu’en réalité, leurs environnements interactifs ne cessent de se dégrader.
Les nations frappées par le terrorisme ne peuvent plus guère se contenter de vagues promesses sur ce front de la lutte anti-terroriste et doivent agir dans l’urgence pour renvoyer à la marge l’idéologie de l’État islamique et d’Al-Qaïda, entre autres organisations de premier plan, notamment sur Internet.
La partie de l’entretien ci-dessous a été initialement publiée sur Diploweb.com le 28 juin 2023. Après les attentats d’octobre 2023, cet entretien de juin prend une densité singulière.
Pierre Verluise (P. V.) : En 2023, où se localisent les forces restantes de l’État islamique ?
Myriam Benraad (M. B.) : De manière certes paradoxale en raison des nombreux et cuisants revers essuyés par ce mouvement, le centre de gravité de l’État islamique demeure ancré en zone syro-irakienne, ne serait-ce que sur un plan symbolique. C’est dans cette région, en effet, que le groupe terroriste a réussi, même de manière éphémère, à implanter son « califat » et que ses leaders, vétérans du jihad irakien puis syrien, continuent de transmettre le flambeau de leur combat.
Depuis plusieurs années, on assiste par ailleurs à une résurgence de l’État islamique en Irak et en Syrie, attestée par une multiplication des attaques et assassinats ciblés, en particulier dans les zones les moins contrôlées par les forces armées et de sécurité. Les militants jihadistes sont donc loin d’avoir disparu de leur terreau moyen-oriental et recherchent toute opportunité qui permettra de déstabiliser les processus de reconstruction en cours. Pour le moins, ces hommes et femmes sont déterminés à user de leur pouvoir de nuisance autant qu’ils le peuvent.
Au-delà, l’une des grandes réussites de l’État islamique est d’avoir su propager sa cause en de nombreux points du globe, en Asie et en Afrique notamment. À la suite de la proclamation triomphaliste de son gouvernement en juin 2014 depuis Mossoul par Abou Bakr al-Baghdadi, tué dans une frappe de la coalition au cours de l’automne 2019, l’État islamique a placé dans son giron une constellation de formations armées en quête de reconnaissance et de prestige. Beaucoup parmi elles disposaient déjà d’un rattachement historique au jihadisme, dans leurs configurations géopolitiques respectives. On peut citer l’exemple de la province du Khorassan, à la frontière entre l’Afghanistan et le Pakistan, celui de la province du Sinaï, ou encore les cellules de l’État islamique présentes sur le sol libyen.
L’ensemble de ces mouvances agissant sous la bannière de l’État islamique représentent un danger significatif en raison de leur fonction de bases de repli. C’est le cas par exemple de la province d’Afrique de l’Ouest, ou opèrent de nombreux combattants sans aucune stratégie régionale pour les contrer. Les effets désastreux de leur action se font partout ressentir, tandis que les ilots de stabilité se font toujours plus rares.
Ces éléments ne remettent pas fondamentalement en cause la défaite de l’État islamique mais font indéniablement surgir plusieurs questions. Comment cette galaxie jihadiste continuera-t-elle d’évoluer ? A-t-elle une chance de s’emparer du pouvoir dans les pays où elle se trouve ? Quelle est son influence ? Est-elle une menace comparable à celle d’antan ou seulement secondaire ?
P. V. : Le temps passe et brouille les repères, pourriez-vous nous rappeler les dates clés et les territoires majeurs de l’État islamique de son émergence à sa défaite présumée ?
M. B. : L’État islamique est le produit de la refonte, en 2006, de la branche irakienne d’Al-Qaïda, puis d’une mue en 2013 lorsque ses dirigeants ont décidé d’élargir leur base jusqu’en Syrie, et enfin d’une extension internationale à partir de l’année 2014 lorsque le mouvement a « globalisé » sa cause.
À mon sens, le temps autant que le langage brouillent les repères. Derrière l’idée de défaite du groupe terroriste, on décèle en effet une relative perte de sens. De quelle « défaite » est-il question exactement ? De celle, parabolique, de l’été 2017 avec la reprise des principaux territoires sous emprise jihadiste ? Ou la géographie de cette défaite doit-elle être envisagée de manière plus large et plus fluide, en tournant le regard vers d’autres terrains et d’autres batailles certes moins médiatiques et pourtant tout aussi essentiels ?
On peut rappeler que l’administration américaine n’avait évoqué la défaite de l’État islamique qu’à la fin de l’année 2018, tandis que les Forces démocratiques syriennes la mentionnaient pour la première fois au printemps 2019, une fois le groupe terroriste privé de plus de 95 % de ses possessions. C’est sous l’angle de la territorialité que la défaite des jihadistes doit être appréciée. Leur ambition territoriale n’avait en effet aucune chance objective de résister à la guerre qui leur a été livrée.
P. V. : Avec le recul, comment définir le proto-état de l’État islamique ?
M. B. : Par-delà cette débâcle territoriale, l’État islamique est sorti vaincu sur un plan organisationnel. Sa défaite est d’autant plus écrasante que les jihadistes s’étaient employés à bâtir, sophistiquer et consolider des structures institutionnelles.
L’organisation politique et administrative revendiquée par le mouvement s’est inlassablement délitée. Comment ne pas distinguer les failles intrinsèques qui avaient toujours caractérisé son fonctionnement interne ? D’un cycle de vie l’autre, jamais l’État islamique n’est parvenu à unifier ses rangs et à fonder un « État » autre qu’illusoire.
En ce sens, il me semble que la défaite du groupe est indissociable du schéma organisationnel en perdition que je viens d’évoquer. Certes, l’État islamique a transnationalisé son activisme au niveau des armes, mais la perspective de constitution d’un nouveau pro-État ailleurs que ce à quoi nous avons assisté au Moyen-Orient est improbable.
P. V. : Que reste-t-il des 40 000 partisans de l’État islamique venus de 110 pays, dont 6 600 « Occidentaux » ?
M. B. : La mobilisation jihadiste a aujourd’hui décru de manière drastique. Des dizaines de milliers de partisans du monde entier qui avaient rejoint l’État islamique, il ne reste que quelques milliers d’âmes en peine, dispersées, et par conséquent affaiblies. Le sort des jihadistes étrangers est quant à lui d’autant plus incertain qu’il ne reste de l’idéal du califat qu’une peau de chagrin, incapable d’attirer les cohortes de militants connues par le passé.
Certes, l’État islamique tente de contourner cette défaite en mettant l’accent sur l’idée d’une « guerre longue » et en replaçant les combattants locaux au cœur de son effort militaire et de propagande. Seule la branche afghane du mouvement compte ainsi encore un pourcentage considérable d’étrangers en son sein, auxquels s’ajoutent ceux qui se sont éparpillés jusqu’aux marges de l’Asie et des États subsahariens.
P. V. : Plutôt que de parler d’une défaite de l’État islamique, vous parlez des défaites de l’EI. Quelles défaites ?
M. B. : Comme je tente de l’expliciter, il n’y a pas « une » défaite, mais « des » défaites de l’État islamique. Le mouvement a connu, en effet, plusieurs vies, plusieurs séquences, plusieurs transformations.
Chaque attentat renouvelle la menace et illustre le pouvoir de nuisance que ce mouvement conserve par-delà sa défaite formelle. Dans le même temps, le « retour » partiel des jihadistes doit davantage à un faisceau de ressorts idéologiques et discursifs qu’à des facteurs militaires et tactiques. Après tout, l’État islamique n’aura administré un territoire que pendant quelques mois seulement, sans jamais réussir à s’imposer totalement.
Ce mouvement a surtout su exploiter le chaos dans des pays en proie aux guerres civiles, mais sans y réaliser des objectifs politiques irréalisables. Omettre de prendre en considération ces éléments compromet la réussite des stratégies qui visent à ancrer sa défaite, d’autant que le groupe terroriste a, même tacitement, acté celle-ci pour mieux en faire le point de départ de sa renaissance.
P. V. : Vous écrivez des pages passionnantes sur la problématique de la territorialisation visée par l’État islamique. Quid de la bureaucratisation qui aurait dû être liée à sa tentative de territorialisation ? Quelle était la réalité étatique de cet État islamique qui était aussi un anti-État ?
M. B. : L’État islamique a toujours entretenu un rapport étroit et complexe à la territorialité. Sa quête de territorialisation s’attachait ainsi à garantir des services de base aux populations placées arbitrairement sous son joug. Néanmoins, l’État islamique avait peu de chances de pérenniser la spatialité de son projet.
Outre les facteurs organisationnels, la défaite est en effet aussi celle d’une « routine », celle de la bureaucratisation de l’État islamique. Il faut comprendre la capacité à institutionnaliser un projet politique panislamiste, une administration, ce que le proto-État jihadiste a échoué à parachever. Loin d’avoir institué des organes propres, l’État islamique a le plus souvent repris à son compte les institutions et administrations existantes.
Certains commentateurs ont pu s’aventurer sur le terrain d’une lecture « étatisante » en lui reconnaissant, même indirectement, une réalité. Parmi les arguments avancés, le mouvement aurait levé l’impôt et entrainé des combattants. Ne faut-il pas au contraire se garder de lui reconnaitre toute qualité étatique tant le terrorisme, qui reste sa marque de fabrique, et sa défaite tangible le privent de facto d’un tel statut ?
P. V. : Comment les milices chiites qui ont pour partie chassé les combattants de l’État islamique se sont-elles comportées avec les populations civiles ? Comment les Kurdes ont-ils joué leurs partitions dans ces batailles ?
M. B. : Combattants et militants sont marqués au fer rouge de la violence. On ne compte plus combien d’hommes, de femmes et d’enfants victimes de l’État islamique ont dû fuir les combats et les destructions, et plus simplement la faim et la mort. Aujourd’hui encore, beaucoup vivent dans des conditions précaires et portent les blessures physiques et psychologiques de la dernière guerre.
Or, ces civils sont passés aux mains des ennemis de l’État islamique et il était tentant de leur faire porter la responsabilité des crimes commis par les jihadistes, alors même qu’ils en ont été les premières cibles ! En Irak, cette attitude a été celle des milices chiites après la défaite jihadiste, mais aussi celle des forces régulières, et dans une moindre mesure des peshmergas kurdes alors déterminés à consolider leurs gains territoriaux et politiques.
Dans bien des cas, les civils sunnites ont dû prouver leur innocence, alors qu’il tombe sous le sens qu’ils n’avaient pour la majorité pas approuvé les abominations jihadistes et les avaient même fermement condamnées lorsqu’ils le pouvaient. Les soumettre à des représailles dures et aveugles fut d’autant plus injuste que ces civils avaient été témoins de la dépravation de l’État islamique et de ses actes inhumains (pillages, dévastation de lieux historiques, d’édifices publics et religieux, enlèvements, viols, agressions sexuelles, exécutions sommaires, tortures en place publique, recours violent à la police des mœurs).
P. V. : Les causes qui ont permis l’émergence de l’État islamique ont-elles disparues ? Les griefs et les opportunités manquent-elles pour alimenter une réémergence de l’État islamique ? Lui reste-t-il un pouvoir de persuasion et de séduction ?
M. B. : Comme je l’indique, les causes profondes de la violence ne sont pas réglées. Certes, la défaite de l’État islamique est indiscutable et les jihadistes sont désormais incapables de reconstituer le califat qu’ils avaient établi. Mais il est difficile de faire l’impasse sur les facteurs, tant politiques, sociétaux, économiques qu’identitaires, à l’origine première de l’apparition du groupe et qui n’ont pas été résolus, générant là de nouvelles opportunités que les jihadistes ne manquent bien entendu pas d’exploiter.
De plus, des mesures de surveillance et de renseignement rigoureuses, associées à la défense des frontières dans les pays frappés par le terrorisme et à la réinstallation des civils déplacés ou refugiés, n’ont que partiellement fait taire la rébellion. Attentats et assassinats continuent d’émailler l’actualité, quoiqu’ils ne soient en rien semblables aux niveaux de violence passés.
L’État islamique avait capitalisé sur les griefs de communautés sunnites violentées, ostracisées et discriminées en Irak comme en Syrie. Le groupe a échoué à produire un « fait populaire » mais il conserve des complicités dans ses anciens bastions, s’assurant de l’appui d’une petite minorité et des franges de la jeunesse en manque de repères, désocialisées, aliénées, en quête d’un horizon. Aujourd’hui encore, l’État islamique maintient un potentiel de mobilisation qui n’est pas négligeable, exploitant le ressentiment, l’indignation et le sentiment d’injustice qui prévalent dans certains milieux, notamment les plus conservateurs.
P. V. : Quid de la matrice idéologique de l’État islamique, de ses ressources symboliques ? Quelles alliances et franchises de l’État islamique ? Quelles relations avec Al-Qaïda ?
M. B. : Comme je l’écris dans mon ouvrage [1], « après le califat, il y a encore le califat ». La matrice idéologique n’a en effet pas disparu et c’est elle qui vient nuancer la défaite des jihadistes. Cette matrice est mieux connue et comprise, étroitement déchiffrée par les services de renseignement à chaque nouveau contenu propagé en ligne, à chaque nouvelle revendication d’attentat.
Toutefois, l’État islamique reste paradoxalement, sur bien des aspects, une énigme. Aucun dispositif de « déradicalisation » ou de contre-propagande n’a permis de vaincre son discours, adopté par ses alliés et franchises précédemment évoqués. Ce discours reflète une continuité, une essence, plus difficilement défaite qu’un territoire ou une organisation.
Concernant les relations de l’État islamique avec Al-Qaïda, elles ne se sont guère améliorées, le groupe accusant son rival de collusion avec l’ennemi, d’avoir « sali » l’entreprise jihadiste. Pareille dégradation s’est sans doute faite au profit d’Al-Qaïda, quoique la compétition entre les deux mouvances soit déjà ancienne. De son vivant, Ben Laden avait apporté sa caution à l’État islamique, jugeant ses émirs « parmi les plus dévoués à la vérité et loyaux envers le prophète ». Il estimait que les jihadistes irakiens avaient bien fait d’établir un émirat islamique indépendant et que les sunnites n’avaient d’autre choix que l’acceptation de cet État alternatif face au chaos causé par l’intervention militaire américaine.
Quoique cette bénédiction ait permis à l’État islamique de s’affranchir de toute tutelle au point de ne plus rendre de comptes à Al-Qaïda à partir de 2006, elle ne lui a pas assuré la popularité qu’il escomptait. La remise en cause agressive d’Al-Qaïda a créé d’importants remous dans les sphères jihadistes et beaucoup de sympathisants sont en 2023 indécis quant à la marche à suivre. La jeune génération, initialement très séduite par l’État islamique, a fini par prendre ses distances, tandis qu’il est peu probable que l’État islamique revienne sur sa discorde avec Al-Qaïda car les fractures exacerbées lors de la guerre civile syrienne ont laissé d’importantes séquelles.
P. V. : Les plateformes internet restent-elles des vecteurs de propagande et de recrutement de l’État islamique ?
M. B. : L’État islamique emploie encore à ce jour des canaux de propagande diversifiés, généraux comme plus spécialisés. Réseaux sociaux, forums, applications, contenus audiovisuels : malgré une forte répression en ligne, ces vecteurs n’ont pas tous disparu et sont animés par des militants spécifiquement désignés. Ils sont particulièrement dangereux en ce qu’ils suscitent l’intérêt d’internautes qui autrement ne consulteraient pas d’eux-mêmes ces productions.
L’État islamique a encouragé le passage à la violence par le biais d’interactions délétères sur les grandes plateformes numériques (Twitter, Facebook, Telegram, etc.) Sans une régulation, ces plateformes demeurent privilégiées par les recruteurs qui prennent le temps nécessaire et usent d’une somme impressionnante de supports et de techniques pour parvenir à leurs fins. Le recrutement s’opère par la diffusion d’une propagande atténuant par tous les moyens l’idée de la défaite en vue de régénérer le message jihadiste.
Sans plus guère de possibilité de migrer vers les terres du jihad, les jihadistes privilégient donc le cyberespace et l’intoxication de petits groupes en ligne. Ce sont ces « freelances » de l’État islamique qui ont permis la digitalisation massive du récit jihadiste et acquis une fonction clé dans l’assimilation de sa propagande écrite et audiovisuelle par des aspirants-assaillants qu’il est parfois très compliqué d’identifier.
P. V. : Que nous a appris l’État islamique de nous-mêmes, pays « occidentaux » ?
M. B. : Je dirais, et c’est l’idée phare de cet ouvrage [2], que l’État islamique a profondément interrogé les Occidentaux quant au sens qu’ils accordent à la notion même de « défaite » et, par extension, à celle de « victoire » également.
Il n’existe aucune définition fixe du terme « défaite » dans le champ des études stratégiques occidentales. Or, une défaite n’est-elle que militaire et matérielle ? Revêt-elle une connotation plus symbolique ? Pour s’installer dans la durée, une défaite ne doit-elle pas s’accompagner de transformations sociopolitiques, économiques et culturelles plus amples ?
S’interroger sur la nature de la défaite de l’État islamique aura certainement permis aux pays occidentaux frappés de plein fouet par le terrorisme de repositionner un certain nombre de débats-clés, surtout dans un moment de doutes croissants quant à l’avenir des opérations de contre-insurrection au Moyen-Orient.
On voit en effet parfaitement combien l’État islamique, même défait, a surpassé la seule lutte armée, a su produire du temps et s’implanter aux marges de sociétés en proie à de violents conflits, et enfin dans quelle mesure il a transcendé sa base partisane originelle.
P. V. : Comment le retour dans leur pays d’origine de personnes qui étaient parties vivre voire combattre auprès de l’État islamique est-il une partie du défi de l’après EI ?
M. B. : Soulignons tout d’abord qu’il est dorénavant quasi-impossible de rallier l’État islamique dans la zone syro-irakienne. Concernant les militants rentrés dans leurs pays, la problématique de leur traitement me semble toujours aussi explosive, notamment en France ou les attentats revendiqués par l’État islamique n’ont incité ni les gouvernements, ni l’opinion publique a une quelconque indulgence à leur endroit. D’autres partisans de l’État islamique n’ont tout simplement pas eu la capacité de rentrer chez eux et ont été réinstallés dans les camps de fortune que nous connaissons au Kurdistan.
Sur place, plus aucune population ne croit en la promesse faite par l’État islamique, celle de « venger » les musulmans de leurs souffrances présumées, tant les jihadistes ont agi comme des bourreaux. La plupart des militants étrangers ne croient plus eux-mêmes en la perspective d’une renaissance du proto-État jihadiste. Or beaucoup avaient décidé de se rallier au jihad pour servir une cause qui leur paraissait juste et apparaît à présent surannée.
P. V. : Que vous évoque l’attaque au couteau le 8 juin 2023 à Annecy par un Syrien de confession chrétienne ?
M. B. : Dans une contribution publiée en 2017 par la revue Confluences Méditerranée, « Nous contre eux » : l’État islamique ou la narration militante d’une altérité radicale », j’avais souligné combien le discours jihadiste, en émettant plus qu’une représentation du monde, transforme celui-ci. En particulier, la construction d’une réalité sociopolitique distincte par les jihadistes articule des dualités au fondement d’une pensée binaire qui rend bien compte du processus idéologique de définition de soi et de l’autre à l’œuvre.
En février 2015, peu après l’attaque des frères Kouachi contre Charlie Hebdo, l’État islamique publiait un essai dans sa revue Dabiq, intitulé « L’extinction de la zone grise », dans lequel il décrivait la mort lente de l’espace de coexistence entre musulmans et non-musulmans. Quel rapport avec l’attaque d’Annecy le 8 juin 2023 ? Celui-ci me semble évident : l’association quasi-mécanique de l’assaillant syrien à la violence jihadiste s’inscrit au creux de la pensée diffusée depuis des années par l’État islamique et qui a depuis fait son chemin dans les esprits, y compris ceux de ses ennemis !
L’État islamique a distillé la binarité bien connue « Orient-Occident », faite de représentations réciproques négatives, pétries de stéréotypes et de clichés opposant prétendument ces deux entités géographiques et culturelles. Certes, le processus d’altérisation d’après lequel l’Orient formerait un « nous » et l’Occident un « eux » (et réciproquement) est ancien. Mais à chaque nouvelle attaque, ce processus se voit dangereusement réactivé en justifiant simplifications, amalgames et récupérations politiques.