Gaza : combien de morts -2 ? par Michel Goya

Gaza : combien de morts -2 ?

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 12 novmbre 2023

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Il y a maintenant dix jours, j’ai effectué une évaluation des pertes humaines provoquées par la campagne de frappes de l’armée de l’Air israélienne sur la bande de Gaza depuis le 7 octobre, en faisant abstraction des déclarations faites qui s’appuyaient presque toujours sur les chiffres du ministère de la Santé palestinien, le même organisme qui avait menti de manière éhontée dans le drame de l’hôpital al-Ahli le 17 octobre.

Je me suis appuyé pour cela sur les campagnes aériennes passées de l’armée de l’Air israélienne sur Gaza (2008, 2012, 2014, 2021), au Liban (2006) ainsi celles des Coalitions américaines en particulier lors de la lutte contre l’État islamique (2014-2019) en considérant la similitude des moyens engagés, des règles d’engagement et des formes des zones cibles.

À la date du 2 novembre, j’estimais ainsi que les frappes menées le 7 octobre par l’armée de l’Air ainsi que, très secondairement, par l’artillerie israélienne, pouvaient avoir provoqué au minimum la mort de 2 000 civils, ainsi bien sûr qu’un nombre proche de combattants ennemis, 1 500 au minimum là encore en fonction les estimations des campagnes passées, soit un total d’environ 3 500. J’aurais dû insister sur le fait qu’il s’agissait qu’une évaluation minimale dans une fourchette macabre pouvant sans doute aller jusqu’à 5 000. Dans tous les cas, il s’agissait d’un chiffre nettement inférieur à celui fourni par le ministère de la Santé palestinien, qui était alors de 8 300 sans aucune distinction de civils ou de combattants.

Bien entendu, cette évaluation a suscité la critique et parfois les insultes de ceux qui jugeaient cela comme une entreprise de minimisation voire de négation des destructions provoquées par Tsahal ou inversement de jouer le jeu des ennemis d’Israël après le drame horrible du 7 octobre.

Dix jours plus tard, je suis obligé d’admettre que ces estimations de pertes étaient trop basses. En premier lieu, parce que des témoignages dignes de foi ne cessent de me dire qu’après avoir vu sur place les effets des campagnes aériennes précédentes, les dégâts provoqués par l’actuelle avaient incontestablement franchi un seuil. En second lieu parce que les éléments nouveaux indiquent effectivement non seulement un nombre quotidien de strikes très élevé – ce que j’avais pris en compte et qui n’est jamais un bon signe car cela signifie par contraste un nombre de missions annulées par précaution beaucoup moindres – mais que chacun d’eux était particulièrement « chargé ». Dans un Tweet en date du 12 octobre, qui m’avait échappé, l’armée de l’Air israélienne se targuait d’avoir « dropped about 6 000 bombs against Hamas targets ». Cela signifie d’abord logiquement l’emploi de plusieurs bombes par objectif, au moins deux en moyenne puisqu’au même moment Tsahal revendiquait dans un autre tweet avoir frappé 2 687 cibles. On notera au passage qu’à ce nombre de cibles, on se trouve déjà au-delà de la liste de ciblage initial, celle qui permet de bien préparer les tirs et d’avertir la population, pour basculer sur du ciblage dynamique, sur les cibles de tir de roquettes par exemple, forcément moins précautionneux.

C’est surtout globalement énorme. À titre de comparaison, lors de l’opération Harmattan en Libye l’armée de l’Air française a lancé très exactement 1 018 bombes de mars à octobre 2011, au cours de 2 700 sorties de Rafale et Mirage 2000 D ou N, auxquelles il faut ajouter les effets de 950 sorties de Rafale M et de SEM. On aurait sans doute été bien incapables à l’époque de lancer 6 000 bombes ou missiles. En considérant une moyenne très basse de 100 kg d’explosif par bombes larguées, 6 000 donnerait déjà l’équivalent de 1500 missiles de croisière russes Kalibr ou Kh-101, mais on très probablement au-delà en termes de puissance, car Tsahal utilise beaucoup de munitions de plus de 900 kg de masse (GBU-15, 27, 28 et 31) afin notamment d’atteindre des infrastructures cachées et les souterrains du Hamas. Il faut donc – si le chiffre de l’armée de l’Air israélienne ne relève pas de la vantardise mal placée – imaginer entre 1 500 et 3 000 missiles russes du même type de ceux qui sont tombés sur les villes ukrainiennes depuis 21 mois frapper les 360 km2 bande de Gaza en une semaine. C’est évidemment colossal et sans doute même inédit, même si le chiffre de propagande que l’on voit passer parlant de l’équivalent de deux bombes de type Hiroshima est évidemment farfelu. C’est en tout cas, au-delà de ce qui s’est passé en Syrie où le site AirWars estime le nombre de civils – et non de combattants – tués par les frappes russes entre 4 300 et 6 400 et en Irak-Syrie, où il est question de 8200-13200 civils tués par les 34 500 frappes de la Coalition américaine en six ans. Notons que dans ce dernier cas, la moitié de ces pertes civiles certaines ou probables se situent dans les mois de combats de 2017 à Mossoul et Raqqa où les règles d’engagement avaient été « élargies ». On ajoutera que l’intensité des frappes est telle que les Israéliens utilisent aussi certainement (Business Insider 17 Octobre) des munitions M117 non guidées, comme on peut le voir là encore sur des tweets de Tsahal.

En résumé, en poursuivant les principes utilisés le 2 novembre, où je parlais d’un total de 7 000 strikes en trois semaines avec une bombe, le chiffre total de pertes devrait être dix jours plus tard de 5 000 dont environ 2800 civils. Je crois désormais qu’il est effectivement nettement plus élevé, et se rapprocherait sans doute de celui proclamé par le ministère de la Santé, actuellement 11 000 tout confondus. Barbara Leaf, Sous-secrétaire d’État américain pour les Affaires du Proche-Orient, peu susceptible d’hostilité pour Israël, disait il y a quelque jours que le chiffre pourrait peut-être même supérieur (“We think they’re very high, frankly, and it could be that they’re even higher than are being cited,” The Time of Israel, 9 novembre 2023). Notons que selon I24 News, là encore une chaîne peu encline à la critique anti-israélienne, il était même question le 04 novembre selon « une source sécuritaire anonyme » de 20 000 morts. Cette fameuse source parlait de 13 000 combattants ennemis tués (selon une méthode de calcul assez étrange de 50 et 100 morts par tunnel touché) mais aussi de manière décomplexée de 7 000 morts civils, dont la responsabilité incomberait au Hamas puisque ces civils sont utilisés comme bouclier.

Ajoutons pour être juste que bien évidemment le Hamas et ses alliés mènent aussi une campagne aérienne à base de mortiers, qassam et roquettes plus évoluées, avec le 9 novembre plus de 9 500 projectiles selon Tsahal lancés depuis Gaza, très majoritairement, le Liban et même le Yemen. C’est beaucoup, par comparaison le Hezbollah en avait lancé 4 400 en 33 jours de guerre en 2006 et le Hamas/Jihad islamique 4 500 dans les 51 jours de la guerre de 2014. Je ne sais pas bien, dans toutes les horreurs de cette guerre, combien ces 9 500 projectiles ont tué de civils israéliens, trop c’est certain, beaucoup ce n’est pas sûr. En tout cas, pas des milliers si le dôme de fer n’existait pas comme j’ai pu l’entendre. En 2006, les projectiles du Hezbollah avaient tué 44 personnes ; en 2014, après la mise en place du Dôme de fer, ceux de Gaza en avaient tué 6. Israël et c’est tout à son honneur, protège bien sa population, au contraire du Hamas qui, c’est un euphémisme, n’a guère mis en place de protection civile et se satisfait même largement de la production de martyrs et d’images tragiques relayées immédiatement par Al-Jazeera. Toujours est-il que ces tirs de roquettes, qui se rajoutent au choc de l’attaque-massacre abominable du 7 octobre, paralysent la vie israélienne aux alentours de Gaza, mais ils ne peuvent se comparer en rien en intensité à ce qui se passe à Gaza.

Si on se réfère aux principes du droit des conflits armés, le Hamas les trahit absolument tous, en plus de tous les actes terroristes qu’il a commis depuis trente ans. Rappelons au passage que des crimes de guerre, commis par une force armée d’une organisation peuvent aussi être des actes terroristes à partir du moment où leur but premier est de susciter l’effroi. Pas son ampleur, l’attaque du 7 octobre dernier est même clairement un crime contre l’humanité et, alors que la volonté du Hamas est également de détruire Israël peut également avoir une visée génocidaire. Le Hamas doit être détruit, il n’y a aucun doute là-dessus. Tout cela n’est pas nouveau et Israël aurait pu essayer vraiment de le faire plus tôt, mais c’est une autre question.

Pour autant, ce n’est pas parce que l’on combat des salauds qu’on a le droit de le devenir soi-même. Tout le monde aurait compris que les soldats de Tsahal pénètrent dans Gaza quelques jours après le massacre du 7 octobre pour aller traquer cet ennemi infâme, d’homme à homme, et en prenant des risques la chose aurait paru encore plus légitime et courageuse qu’en frappant à distance et manifestement trop fort. Je regrette beaucoup moi-même qu’après les attentats 2015 en France, le gouvernement ait préféré envoyer ses soldats dans les rues avec la stérile opération Sentinelle plutôt qu’à la gorge de l’ennemi dans une opération Châtiment. C’est pour cela que les soldats ont été inventés, et mon cœur est tout entier avec les fantassins de Tsahal dans les rues de Gaza.

Les engager plus tôt n’aurait pas empêché les dommages collatéraux, ils sont inévitables alors que 95 % des êtres vivants qui vivent dans la zone des combats sont des innocents, mais on aurait pu espérer, à condition d’avoir des soldats solides et disciplinés, bref de vrais soldats, en prenant le temps et un maximum de précaution atteindre le cœur de l’ennemi, lui tuer le maximum de combattants et détruire ses infrastructures sans tuer des milliers et des milliers de civils. Cela n’obérerait rien de la difficulté de la gestion politique de Gaza après les combats, ni même des causes profondes qui ont fait qu’il y ait des dizaines de milliers de Palestiniens qui acceptent de prendre les armes contre Israël avec une forte chance de mourir, et ce n’est pas une simple question d’endoctrinement.

Au lieu de cela, le gouvernement israélien, qui avant sa recomposition, porte une énorme responsabilité sur la baisse de la garde devant le Hamas, a choisi de commencer par un blocus et une campagne de frappes qui par son gigantisme a nécessairement piétiné au moins quatre des cinq principes du droit des conflits armés – humanité, nécessité, proportion, précaution – et finit donc aussi par flirter avec celui de la distinction (ou intention). On peut argumenter comme on veut, absolue nécessité, mensonges du Hamas, l’ennemi est un salaud qui se cache derrière la population ou dans les lieux sensibles, on laisse la population fuir les combats, etc. mais instaurer un blocus total et frapper avec une telle puissance une zone densément peuplée pour un bilan militaire finalement assez maigre – et qu’on ne présente pas la nième liste de cadres du Hamas tués comme un bilan sérieux – est une catastrophe. C’est une catastrophe pour la population gazaouie, mais aussi pour Israël, à court terme par l’indignation que cela continue de provoquer, mais aussi à long terme parce qu’on vient là de recruter dans les familles meurtries des milliers de futurs combattants ennemis. Aucune tragédie n’en efface une autre.

Conflit Israël-Hamas: la France gèle les avoirs des chefs de la branche militaire du Hamas

Conflit Israël-Hamas: la France gèle les avoirs des chefs de la branche militaire du Hamas


Photographies non datées de Mohammed Deif et Marwan Issa, commandant en chef et commandant en chef adjoint de la branche militaire du Hamas, les Brigades Ezzedin al-Qassam.

Photographies non datées de Mohammed Deif et Marwan Issa, commandant en chef et commandant en chef adjoint de la branche militaire du Hamas, les Brigades Ezzedin al-Qassam. AFP / –

Cette sanction financière à l’encontre de Mohammed Deïf et de Marwan Issa a pris effet le 13 novembre pour une durée de six mois.

L’argent est le nerf de la guerre, y compris dans le conflit entre Israël et le Hamas. La France a bloqué «les fonds» des deux principaux chefs des Brigades Ezzedin al-Qassam, la branche armée du Hamas, Mohammed Deïf et Marwan Issa. Cette décision survient plus d’un mois après l’attaque terroriste du Hamas contre le territoire d’Israël le 7 octobre dernier et alors que l’armée israélienne a investi la bande de Gaza dans l’objectif «d’anéantir» l’organisation terroriste.

Cette décision prend la forme de deux arrêtés publiés au Journal officiel par Bercy ce lundi 13 novembre 2023. «Les fonds et ressources économiques qui appartiennent à, sont possédés, détenus ou contrôlés par M. Mohammed DEIF, alias Muhammad AL-DAYF, ou encore Mohammed AL-MASRI» et «Marwan ISSA» ainsi que les fonds «possédés, détenus ou contrôlés par des personnes morales ou toute autre entité elles-mêmes détenues» par ces deux hommes «font l’objet d’une mesure de gel des avoirs». Cette mesure prend effet pour une durée de six mois, soit jusqu’au 13 mai 2024.

Cible numéro 1 de Tsahal

L’organisation terroriste du Hamas comporte deux branches, une branche politique et une branche militaire. Mohammed Deïf dirige la branche militaire depuis 2002 et la mort du précédent chef, Salah Shehadeh. Il est probablement né vers 1965 et a rejoint les rangs de l’organisation dès sa création en 1987. Il est aujourd’hui la cible numéro 1 pour Israël.

Le raid des Brigades Ezzedin al-Qassam le 7 octobre a fait environ 1200 morts israéliens (en majorité des civils) et environ 240 otages, selon les estimations de l’armée israélienne. Bien loin du simple groupuscule armé, elles possèdent une véritable chaîne de commandement, des équipements, des régiments, des bataillons, à l’image d’une petite armée. Ses forces sont estimées à 20.000 combattants, soit six brigades regroupant 30 bataillons. Le nombre de ces «soldats» pouvant doubler en cas de mobilisation.

Une paix – juste – est-elle encore possible au Moyen-Orient ?

Une paix – juste – est-elle encore possible au Moyen-Orient ?

 

par Emmanuel Dupuy (Président de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE) – Revue Conflits – publié le 30 octobre 2023

https://www.revueconflits.com/une-paix-juste-est-elle-encore-possible-au-moyen-orient/


L’attaque brutale menée par le Hamas et le Djihad islamique le 7 octobre dernier en territoire israélien n’en finit pas de diviser les 194 États composant l’ONU, notamment quant à la juste réponse à apporter aux massacres et atrocités commises par les deux organisations terroristes.

Le récent vote aux Nations unies de la résolution appelant à un cessez-le-feu « humanitaire » immédiat, le 17 octobre dernier, soit dix jours après les effroyables massacres dont ont été victimes près de 1 400 ressortissants israéliens et étrangers, ont fait voler en éclat, une fois de plus le frêle concept de « communauté internationale ».

Un vote qui divise

120 États ont voté pour, 14 contre, 45 se sont abstenus. La division est encore plus criante et inquiétante au niveau de l’UE, où sept pays (dont la France et l’Espagne, qui préside pourtant le Conseil de l’UE, jusqu’au 31 décembre prochain) ont voté en faveur de la résolution proposée par la Jordanie, tandis que quatre votaient contre (Hongrie, Autriche, Croatie et la République tchèque) rejoignant ainsi la position américaine et que 16 autres s’abstenaient (dont l’Allemagne et l’Italie) à l’instar, du reste, de l’Inde, du Japon et du Canada…

À cet égard, comme les 44 vétos américains brandis par les États-Unis (sur les 83 utilisés par Washington au sein du Conseil de Sécurité depuis 1946) en attestent, quand il s’agit de défendre l’État d’Israël, les polarités diplomatiques l’emportent sur la solidarité euro-atlantique et enterrent l’idée même d’une politique étrangère et de sécurité commune aux 27 États de l’UE.

Désormais, à la sidération qui prit de court les forces armées de Tsahal, ses services de renseignement, la société israélienne et l’opinion publique mondiale, ce sont avant tout les graves conséquences induites par l’attaque des terroristes palestiniens sur le plan de la stabilité régionale qui sont devenus les principaux sujets de mobilisation inquiète planétaire.

Comme en mai 1948, juin 1967 et  octobre 1973, les préoccupations des pays arabes voisins, tout comme la légitimité palestinienne à un État, sont venues réveiller une certaine forme d’unité, notamment dans les « rues arabes »,  alors même que certains de ses mêmes États étaient engagés dans un processus de normalisation avec Tel-Aviv, à l’instar de l’Égypte, depuis les accords de Camp David, en 1978 ;  la Jordanie, depuis les accords de Wadi Araba, en 1994 ; et, par le biais des Accords d’Abraham, depuis l’automne 2020, le Maroc, le Soudan, les Émirats arabes unis et Bahreïn.

Failles de sécurité

Sur le plan opérationnel, les failles sécuritaires sont accablantes quant à la prise à défaut de l’inviolabilité des frontières d’Israël. Celles-ci, supposément sanctuarisées par le truchement de son système de défense sol-air « Iron Dome Air Defence Missile System » – prétendument infaillible depuis sa mise en service en 2011 – n’a pu détruire la totalité des quelque 5 000 roquettes tirées depuis la bande de Gaza. Avec un taux de réussite – déjà exceptionnel – de 90% d’interception, quelque 400-500 roquettes ont pu ravager les principales localités du sud d’Israël, à l’aune, sinistre, du nom de l’opération « Déluge d’Al-Aqsa » lancée par le Hamas et le Djihad islamiste.

Par ailleurs, près de 2 500 terroristes du Hamas, notamment ses brigades Izz al-Din-al-Qassam et du Djihad islamique ont pu réduire à néant, en quelques heures, le mur protecteur érigé par Israël et provoquer la mort de 1 400 Israéliens, dont près de 300 militaires et 35 binationaux franco-israéliens, et ce à la stupeur générale mondiale.

Le sort tragique des 222 otages – dont vraisemblablement 9 sont franco-israéliens – encore retenus par l’organisation terroriste palestinienne dans la bande de Gaza est aussi un sujet de vive préoccupation, mobilisant acteurs régionaux (Égypte, Qatar, Turquie, Arabie Saoudite, Irak, EAU) et internationaux (USA, France, Allemagne, Italie, Canada, Vatican, Chine) dans des approches et objectifs radicalement différents.

Cette réalité vient d’ailleurs confirmer le profond fossé que la question israélo-palestinienne n’a cessé de mettre en exergue depuis la création de l’État d’Israël en mai 1948 et la première des centaines de vaines résolutions onusiennes ; à l’instar de la résolution 181 de 1947 ou encore, la résolution 242 de 1967, actant le plan de partage de la Palestine en deux États.

La question des civils

Sans oublier, bien sûr, les trop nombreuses victimes civiles et terroristes, à la suite des bombardements de Tsahal sur une bande de Gaza, prenant au piège 2,3 millions de Gazaouis, ayant provoqué le décès de plus de 6 500 Palestiniens et occasionné plus de 13 000 blessés (selon les chiffres « officiels » quoique interrogeables du ministère de la santé palestinien), en dépit de l’appel insistant à l’ouverture de corridors humanitaires et le déplacement des Palestiniens vers le sud de l’enclave. Sur ce dernier point, force est de constater néanmoins que c’est bel et bien le Hamas qui empêche les habitants de Gaza de fuir les zones qu’Israël a prévenu de frapper, voire d’envahir, dans le cadre de son opération « Épées de fer » dont la dimension terrestre a débuté, visant à « éradiquer » le mouvement islamiste.

Ainsi, la teneur des frappes aériennes israéliennes sur une bande de Gaza de 365 km2 mais qui, avec une population de 2,1 millions, est une des plus fortes densités démographiques au monde (13 000 habitants/km2) interroge, aussi, les règles mêmes du droit international des conflits armés et du droit international humanitaire, dans sa déclinaison des quatre conventions de Genève d’août 1949 et ses protocoles additionnels de 1977, notamment dans la dimension de la protection des populations civiles dans le cadre de conflits armés.

Ces tragiques événements viennent confirmer, en outre, la fragilité du système multinational onusien et mettre en exergue un hiatus aggravant entre les pays, reconnaissant la légitimité d’Israël d’exciper de l’article 51 – autorisant la légitime défense d’un État face à une attaque contre son intégrité territoriale – de la Charte de San Francisco, créant les Nations Unies, en juin 1945. Par ailleurs, les autres États qui, en défendant, le droit des Palestiniens à la création d’un État internationalement reconnu et, en appelant à une forme de « désescalade », n’en joue pas moins – le plus souvent à leur corps défendant –  le jeu pervers du Hamas, qui use et abuse de cette légitime cause pour mener à bien son objectif de destruction de l’État d’Israël, depuis sa création en 1987 – nonobstant le retrait, quelque peu factice, depuis 2017, de l’article demandant spécifiquement la destruction d’Israël.

Il convient aussi de rappeler que cet objectif nihiliste va à contrario du Fatah et de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) qui en avait définitivement abandonné l’objectif, en avril 1996, en abrogeant sa charte fondatrice, datant de 1964.

Certes, l’instabilité politique chronique, née des réformes judiciaires et constitutionnelles impopulaires, induite par le 6e gouvernement de Benyamin Netanyahou, depuis décembre 2022 – principalement sous la coupe des partis juifs nationalistes orthodoxes – semblerait fournir une première explication aisée. Il convient de rappeler que ces derniers étaient plus prompts à défendre les colonisations illégales de Cisjordanie que soucieux de réengager le dialogue avec l’Autorité palestinienne et son chef, Mahmoud Abbas, même si ce dernier pâtit négativement de l’impossibilité à organiser une élection depuis 2006, à Ramallah.

Ce n’est, cependant, pas la seule raison explicative du grave fiasco sécuritaire et du drame que vivent les familles israéliennes endeuillées, même si indéniablement la responsabilité politique du Premier ministre israélien est ouvertement posée. Il en est de même pour celle de son ministre de la sécurité nationale, Itamar Ben-Gvir, multi-inculpé, que même le président de la République, Isaac Herzog qualifiait « d’inquiétude » pour Israël. Il en va aussi avec le ministre de la Défense, Yoav Gallant, qui a déclaré vouloir « éradiquer » le Hamas et le Djihad islamique et qui semble se placer dans les pas de son mentor en politique et au sein de Tsahal, Ariel Sharon.

Pour rappel, une grande majorité des Israéliens souhaitent que Benyamin Netanyahou démissionne et reconnaisse la légitimité du Cabinet de guerre mis en place le 11 octobre dernier, dans la grave période de crise que traverse Israël, associant le principal opposant de l’actuel Premier ministre, l’ancien ministre de la Défense, Benny Gantz. La perspective d’un gouvernement d’union nationale, réunissant les anciens Premiers ministres, Naftali Bennett et Yaïr Lapid, recueille aussi l’adhésion d’une large frange de l’opinion publique israélienne.

Par ailleurs, la pusillanimité des États européens – au premier titre desquels la France – qui s’étaient pourtant démenés en faveur de la « solution à deux États », de la Déclaration du Sommet de Venise en 1980, reconnaissant le « droit du peuple palestinien à l’autodétermination » ; la Conférence de Madrid, en 1991 ; les Accords d’Oslo en 1993, jusqu’au Plan de paix proposé par Riyad en 2002, n’en apparais que plus criante.

Une paix lointaine

La réunion du « Sommet de la paix » convoquée par l’Égypte, réunissant les États de la Ligue arabe, du Conseil de Coopération des États arabes du Golfe (CCG) de l’Union européenne, des États-Unis, de la Grande-Bretagne, n’aura ainsi, logiquement, débouché que sur un narratif récurrent appelant à la solution – presque devenue mécanique – à deux États, un vague appel à la désescalade, ainsi que l’ouverture de corridors humanitaires que viennent, fort heureusement confirmer l’entrée à Gaza, par le terminal égyptien de Karm Abou Salem – Kerem Shalom et de Rafah de 28 camions d’aide humanitaire.

L’on en viendrait presque à se demander si ce « mantra » ou figure de style diplomatique des deux États, pourtant répétée inlassablement depuis 1947, le plus souvent dans le vide, au profit de deux populations devenues de plus en rétives à cohabiter dans un même État ou dans deux États séparés, même reconnus internationalement, reste encore possible ?

Le piège irrémédiablement tendu par la coalition hétéroclite des ennemis d’Israël se referme.

Qu’il s’agisse des mouvements terroristes réputés proches de l’idéologie radicale des Frères musulmans, tels que le Hamas et le Djihad islamique ; Daesh, et sa déclinaison égyptienne du mouvement Ansar Beït al-Maqdess, pour qui la libération de Jérusalem – Al Qods est consubstantielle de sa création ; ou encore, les « proxies » chiites, tels que le Hezbollah libanais, les milices Hachd al-Chaabi irakienne, les Houthis zaïdites yéménites, répondant ainsi aux injonctions de l’Iran, qui menace ainsi logiquement Tel-Aviv d’une réponse si Tsahal entrait dans Gaza.

Le Hamas, le Djihad islamique et ses promoteurs – parrains qu’ils soient à Ankara, Téhéran et Doha, ont d’emblée obtenus ce qu’ils cherchaient : démontrer la faillibilité du dispositif sécuritaire d’Israël d’une part et remettre en cause par ailleurs les acquis du processus de normalisation avec Israël.

Les Accords d’Abraham du 15 septembre et 20 décembre 2020 ne devraient ainsi pas voir aboutir le rêve d’un dialogue approfondi entre l’Arabie Saoudite et Israël, du moins dans les prochains mois, comme le confirme la fin de non-recevoir à cet effet, du prince héritier saoudien, Mohammed ben Salmane.

Pire, l’initiative de sécurité et paix proposée par la Chine, qui avait vu Téhéran et Riyad reprendre à nos dépens et à notre surprise stratégique, leur dialogue diplomatique en mars dernier, risque de confirmer la « dé-occidentalisation » d’une éventuelle solution de stabilité régionale.

Le Président américain Joe Biden, en se déplaçant à Tel-Aviv et Jérusalem la semaine dernière, et en tenant de faire voter, au plus vite, dans un contexte politique tendu à la Chambre des Représentants, une aide exceptionnelle de 105 milliards de dollars (dont 14 milliards de dollars pour Israël, qui viendront s’ajouter aux 38 milliards de dollars d’aide militaire engagée par Barack Obama depuis 2017 jusque 2028, soit 3,8 milliards de dollars annuels) en a bien saisi le risque potentiel quoique bien réel.

Pour rappel, les États-Unis auraient le plus à perdre en cas de conflit régional, fragilisant le fragile statu quo militaire et diplomatique actuel, eu égard aux quelque 260 milliards de dollars octroyés par Washington à Tel-Aviv depuis 1948, dont 124 milliards de dollars, rien que sur le plan militaire !

Le risque d’un conflit régional est ainsi dans tous les esprits

Le Charles-de-Gaulle va ainsi rejoindre en Méditerranée orientale les deux porte-avions américains (USS Eisenhower et USS Ford) et ainsi « prévenir » le risque d’une escalade dont Téhéran et les groupes armés qu’il contrôle au Liban, Syrie, Irak et Yémen détiennent indiscutablement la clé. Téhéran est ainsi pointé d’un doigt accusateur, tant par le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou que le président américain Joe Biden. Ce dernier se veut de plus en déterminé à démontrer la responsabilité iranienne derrière les attaques menées très récemment et de plus fréquemment par les milices chiites irakiennes Kataeb Hezbollah contre les bases américaines dans le nord-est de la Syrie et le nord-ouest de l’Irak.

Dans ce contexte hautement crisogène, la tournée d’Emmanuel Macron, effectuée entre Tel-Aviv, Ramallah et Le Caire n’aura, hélas, permis de retrouver les accents gaulliens de 1967, quand la France imposait sa voix au Conseil de sécurité pour la reconnaissance des deux États autour de la résolution 242. Emmanuel Macron n’aura ainsi pu retrouver, non plus, la verve chiraquienne de 1996, quand le Président de la République rappelait, avec force et vigueur, le rôle protecteur de la France sur les lieux saints dans la ville de Jérusalem.

Pire, notre Président de la République, en proposant une singulière coalition anti-Hamas, liée ou copiée sur la coalition mondiale contre l’État islamique (The Global Coalition Against Daesh, regroupant 86 États et organisations intergouvernementales et institutions) n’aura guère plus convaincu nos alliés arabes (Jordanie, Égypte, Liban, EAU, Arabie Saoudite) a contrario de l’épique prise de parole de Dominique de Villepin, alors ministre des Affaires étrangères, le 14 février 2003, au Conseil de Sécurité des Nations Unies, quand la politique arabe de la France faisait les riches heures de notre diplomatie de prévention et de résolution des conflits. Il est vrai que l’accusation formulée par le roi de Jordanie, Abdallah II et son épouse Rania, quant aux « doubles standards » qui motiveraient le regard biaisé de « l’Occident » vis-à-vis de la question palestinienne, n’était pas formulée ni ressentie avec autant de prégnance, à Amman, à Beyrouth, à Rabat ou au Caire, il y a vingt ans.

Sans remonter jusqu’à Michel Jobert, qui comme ministre des Affaires étrangères de Georges Pompidou, dans les années 1970, portait haut une approche d’équilibre unanimement saluée par les capitales arabes comme par l’État d’Israël, force est hélas de constater que la politique arabe de la France ne fait plus écho, aujourd’hui, avec les doléances des principales capitales arabes et levantines. Pourtant, c’est dès 1974 que Valéry Giscard d’Estaing reconnaît l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), contribuant ainsi, le premier, à lui garantir son statut de membre observateur au sein de l’ONU.

Faut-il y ainsi voir dans l’incapacité française à imposer un cessez-le-feu, tout en reconnaissant le droit légitime d’Israël de se défendre ; en se réjouissant, malgré tout, des timides avancées sur le plan humanitaire que le déplacement présidentiel aura néanmoins permis d’obtenir, un assourdissant effet collatéral de l’effacement diplomatique occidental ?

Prodromes d’acier par Michel Goya

Prodromes d’acier

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 27 octobre 2023

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Quelques considérations sommaires sur une opération terrestre.

Modelage de la force

On parle beaucoup de la mobilisation des réservistes, inédite depuis 1973, mais ce ne sont pas eux, à l’exception des renforts individuels des brigades d’active, qui porteront l’assaut sur Gaza. Les brigades de réserve servent surtout à tenir les autres fronts, tout en contribuant à dissuader d’autres adversaires potentiels. Certaines brigades interviendront sans doute à Gaza, peut-être en 2e échelon des brigades d’active afin de tenir le terrain conquis ou lorsqu’il s’agira de contrôler la zone, une fois la conquête terminée.

L’attaque sera donc portée à Gaza, comme en 2006, 2008, 2009 et 2014, par les brigades d’active, qui, faut-il le rappeler, ne sont pas professionnelles en Israël. Elles sont armées par des hommes (pas de femmes dans les unités de combat) qui effectuent 32 mois de service et plus pour certains cadres et spécialistes. C’est suffisant pour apprendre un métier, mais insuffisant pour acquérir de l’expérience. La moyenne d’âge d’un bataillon d’infanterie israélien doit être aux alentours de 21 ans, celle d’un régiment d’infanterie en France est à peut-être 30 ans, sinon plus. Cela fait une énorme différence. Un officier israélien me disait : « Ce que l’on vous envie, ce sont vos vieux caporaux-chefs et sergents. Ils ne vont pas forcément défourailler tous azimuts s’ils prennent des cailloux sur la tronche, alors que chez nous cela arrive ». C’est une des raisons pour laquelle les Israéliens préfèrent souvent utiliser les réservistes, plus pondérés, dans les missions de contrôle en Cisjordanie. Cela a pour inconvénient de « désentrainer » les unités de réserve, par ailleurs moins bien équipées que l’active, des missions de combat à grande échelle et haute-intensité (GE-HI) mais permet en revanche aux brigades d’active de s’y consacrer. Cela est par ailleurs nécessaire car cette armée de très jeunes a de l’énergie mais pas de mémoire. Les derniers combats GE-HI datent de 2014, à Gaza justement, et il n’y a plus aucun soldat et cadres subalternes qui y a participé, au contraire de nombreux combattants du Hamas. D’où la nécessité de s’entraîner et se réentraîner y compris dans les jours qui précèdent une opération offensive.

Tsahal peut compter sur 4 brigades blindées (BB) en comptant la 460e brigade « école » et 5 brigades d’infanterie blindée (BI). Ce sont plutôt des brigades de petites dimensions (guère plus de 2000 hommes) et monochromes avec seulement des bataillons (3 parfois 4) d’infanterie ou de chars de bataille. A la mobilisation, ces brigades sont complétées de quelques réservistes (compter 2 jours), puis déplacées sur la zone d’action, ce qui compte tenu du poids moyen énorme des véhicules de combat israéliens impose l’emploi de rares porte-chars et donc là aussi quelques délais même si le pays est petit.

Une fois réunies dans la zone d’action, les brigades se reconfigurent en sous-groupements tactiques interarmes, en jargon militaire français. En clair, elles forment des groupements tactiques (GT) de la taille d’une compagnie avec 100 à 200 hommes sur environ une vingtaine de véhicules blindés, avec un savant dosage de génie pour l’ouverture d’itinéraire et le déminage, de chars de bataille Merkava IV pour le tir au canon et d’infanterie blindée, autant que possible sur véhicules lourds Namer et Achzarit, ou sinon sur les plus vulnérables M113. En fonction des missions, ces GT peuvent recevoir le renfort d’équipes de guidage de tirs (artillerie, hélicoptères, drones et chasseurs-bombardiers), d’équipes de génie spécial Yahalom et du bataillon cynophile Oketz, notamment pour le combat souterrain. Ils peuvent recevoir aussi le renfort de sections de la 89e brigade commando qui réunit les bataillons Duvdevan (popularisé par la série Fauda), Maglan et Egoz, qui peuvent agir aussi en autonome, comme les unités « stratégiques » Matkal (Terre), 13 (Marine), 669 et Shaldag (Air), avec cette difficulté de la pénétration isolée dans l’espace urbain hostile de Gaza.

En résumé, Tsahal a réuni un échelon d’assaut environ 80-100 groupements tactiques de compositions diverses. Notons qu’alors que l’on décrit le rapport de forces Israel-Hamas de manière globale, avec notamment plus de 600 000 hommes et femmes côté Tsahal, cela ne fait au maximum que 20 000 soldats en premier échelon à l’assaut, soit à peu près autant que le nombre de combattants ennemis en face, une situation en fait habituelle dans le combat moderne. Le 3 hommes contre 1 décrit comme absolument nécessaire pour attaquer quoi que ce soit est un mythe. Ce qui est important n’est pas le nombre de soldats mais la masse et la précision de la puissance de feu en tir direct, et là bien sûr les Israéliens sont très supérieurs.

Bien entendu, cet échelon d’assaut est appuyé par un puissant échelon d’artillerie, avec pour les seules trois brigades d’active deux fois plus de pièces que l’armée française avec une mention spéciale pour les mortiers, les plus utiles en combat urbain. Il y a également un échelon d’appui volant drones et d’hélicoptères, qui avec la portée de leurs armes n’ont même pas besoin de survoler Gaza pour prendre tout le territoire sous leur feu. Cet échelon aérien à surtout pour fonction d’interdire les toits, les hauteurs des bâtiments les plus élevés et parfois les grands axes à coups de missiles. Outre les missions autonomes sur des cibles d’opportunité dans la profondeur, obusiers et frappes aériennes servent à encager les zones 100 à 200 mètres au moins devant les troupes d’assaut. C’est une arme puissante mais à manier avec précaution, une seule erreur de frappe pouvant provoquer une catastrophe sur un groupement tactique en tir fratricide mais aussi bien sûr sur la population.

Bien entendu également, en arrière des brigades d’assaut et d’artillerie, on trouve les « montagnes de fer » de la logistique avec tout ce qu’il faut pour alimenter la bataille pendant des semaines, avec cette difficulté de l’acheminement ou du repli, des blessés en particulier, en zone très hostile. Petit aparté : l’armée israélienne s’était organisée en bases de soutien zonales en 2006, ce qui c’était avéré catastrophique dans la guerre contre le Hezbollah, plus personne ne sachant qui soutenait qui dès lors que l’opération avait pris une certaine ampleur. Ils se sont réorganisés depuis de manière plus classique, c’est-à-dire organiquement, et plus intelligente.

Phalanges et essaims

Un petit mot de la défense. On parle donc de 30 000 combattants pour le Hamas et les groupes alliés. On peut logiquement estimer à 20-25 000 le nombre de réels fantassins dans le lot, dont au moins 7 000 professionnels (beaucoup ont été perdus dans l’attaque du 7 octobre) et environ 15 000 « réservistes » miliciens. Ils sont plutôt bien équipés sur le modèle classique léger AK-RPG (7 et 29), avec un nombre inconnu de pièces collectives modernes : fusils de snipers lourds à grande portée, postes de tir de missiles et, surtout, mitrailleuses lourdes et canons-mitrailleurs de 23 mm.

Avec 25 000 fantassins pour défendre une frontière de 65 km, on a une densité de 300 à 400 hommes par km2 de frontière, ce qui est assez peu. La défense est donc zonale. Le secteur est découpé en six secteurs de brigade et eux-mêmes en quartiers de défense. Normalement un quartier de défense bien organisé est découpé en quatre espaces : les zones piégées et vides, les grands axes bourrés d’obstacles et de mines et dans l’axe de tirs d’armes à longue portée et de mortiers de 60 mm, des espaces de tir individuel dans les hauteurs –tireurs RPG pour tirer sur les toits des véhicules en haut, snipers un peu plus bas pour des tirs plus rasants et enfin des espaces de manœuvre. Ces espaces de manœuvre sont occupés par des sections de 10 à 30 hommes qui vont s’efforcer d’harceler autant qu’ils peuvent les Israéliens avant leur abordage des zones urbanisées avec des tirs lointains s’ils en ont les moyens, puis à l’intérieur des blocs en trois dimensions avec des caches, des passages à travers les murs ou les tunnels. On peut même des combattants-kamikazes isolés et cachés qui attendront, peut-être pendant des jours, de pouvoir attaquer des soldats israéliens. Tout cela, c’est un peu l’organisation optimale, à la manière de ce que faisaient les rebelles à Falloujah en Irak ou novembre 2003 (moins bien équipés que le Hamas) ou le Hezbollah à Bint Jbeil en juillet 2006, sans parler des combats de l’État islamique dans les villes d’Irak et de Syrie.

Point particulier : avoir quelques centaines de combattants par km2 dans des espaces d’une densité de plusieurs milliers d’habitants (9000 à Gaza-ville) implique que, même si une grande partie des habitants ont fui, la plupart des gens que les soldats israéliens vont rencontrer dans leur espace de combat seront des civils totalement innocents ou sympathisants du Hamas ou encore des combattants masqués. C’est après les murs, le deuxième bouclier des combattants du Hamas, peut-être encore plus contraignant pour les Israéliens que le premier. À cet égard, si les choses sont bien faites, Tsahal devrait avoir prévu dans ses plans la manière dont elle va gérer, en fait aider, immédiatement cette population dans les zones conquises.

Le combat qui s’annonce sera donc, comme dans les expériences précédentes à Gaza et à plus grande échelle, ou dans les combats similaires à Nadjaf et Falloujah en Irak en 2004, un combat de phalanges contre des essaims. Seule l’expérience de la bataille de Sadr City en 2008 pourrait constituer un autre modèle, à condition pour les Israéliens de vouloir in fine négocier et accepter la survie du Hamas, ce qui semble peu probable.

Pour l’instant Tsahal utilise ses groupements tactiques pour mener des raids aux abords. Le but est d’abord de tester l’ennemi, évaluer ses défenses et provoquer des tirs afin de détruire leurs auteurs, notamment les équipes de tir de missiles antichars. Secondairement, on prépare des itinéraires pour des engagements ultérieurs et on continue à poursuivre l’entraînement des troupes. On peut continuer ainsi un certain temps. Si les Israéliens ne font que cela, on sera effectivement sur le mode Sadr City ou même celui de la « tonte de gazon » des guerres précédentes contre le Hamas. Il n’est évidemment pas possible de casser le Hamas de cette façon, ce qui est le but stratégique affiché. Deuxième difficulté, Israël ne peut être en situation de mobilisation totale très longtemps car le pays est paralysé pendant ce temps. Le créneau GE-HI maximum est dont d’environ deux mois. Après il faudra passer à moyenne ou faible ampleur et faible intensité, au moins au sol, pour pouvoir durer à la manière de la guerre d’usure contre l’Égypte en 1969-1970, en espérant que cela ne débouche pas sur une extension du conflit (la guerre d’usure s’est terminée par une petite guerre entre Israël et l’URSS).

À un moment donné, peut-être après avoir eu la certitude qu’il n’y aura pas d’extension du conflit et peut-être épuisé toutes les possibilités de libération rapides d’otages, il faudra sans aucun doute lancer les 80 phalanges à l’assaut. Dans les guerres 1956 et 1967, les conquêtes de Gaza n’avaient pris qu’une journée face aux forces égyptiennes et à la division palestinienne. Cette fois, il faudra des jours et des semaines, mais sauf énorme surprise comme en juillet-août 2006 face au Hezbollah, les phalanges atteindront la mer. Ce sera néanmoins coûteux. Les combats similaires en 2014, limités à 3 kilomètres de la bordure et à une durée de trois semaines, avaient fait 66 morts parmi les soldats de Tsahal. Le « devis du sang » qui a dû être présenté par l’état-major à l’exécutif politique pour cette nouvelle opération doit être beaucoup plus élevé.

La quadrature du cercle pour Tsahal

par le Général (2s) Jean-Bernard Pinatel, membre du Conseil d’administration de Geopragma- Geopragma – publié le 24 octobre 2023

https://geopragma.fr/la-quadrature-du-cercle-pour-tsahal/


Pour avoir sous-estimé les capacités d’action du Hamas, les autorités israéliennes sont aujourd’hui devant une situation qui ressemble à la quadrature du cercle. Cette métaphore rappelle la recherche depuis l’Antiquité d’une solution à un problème dont l’insolubilité a été démontrée seulement en 1882 par Ferdinand von Lindemann. Malheureusement pour Tsahal, l’équation à résoudre doit prendre en compte des variables qui ne sont pas indépendantes. Quelles sont-elles ?

Israël doit agir le plus tôt possible s’il veut atteindre son objectif affiché la destruction du Hamas. Car plus il attend, plus l’effet de sidération mondiale devant la barbarie du Hamas va s’estomper et les voix de tous ceux qui soutiennent le Hamas et qui mettent en avant les pertes des civils palestiniens seront audibles et tendront à renvoyer dos à dos Israël et le Hamas en parlant de crimes de guerre des deux côtés, comme l’ont fait honteusement dès le premier jour certains responsables de LFI en France.

Plus le temps passe, plus le Hamas, surpris lui-même par l’ampleur de sa victoire, aura le temps de s’organiser et plus le prix à payer pour les soldats de Tsahal sera grand s’ils veulent épargner les vies des civils dont le Hamas se servira comme boucliers, puisqu’il a interdit à une partie de la population d’évacuer le Nord de la bande de Gaza comme l’ont demandé les Israéliens soucieux d’épargner les populations civiles.

Mais agir rapidement, c’est le faire sans se soucier de la vie des otages dont la recherche de la localisation dans les souterrains qui truffent Gaza demandera du temps aux forces spéciales infiltrées. Par ailleurs, mener une opération terrestre d’occupation de la bande Gaza requiert une planification minutieuse qui doit ensuite être mise en œuvre par des dizaines de milliers de soldats dont beaucoup sont des réservistes

Et, de son côté, le Hamas qui souhaite retarder voire interdire cette opération terrestre se sert de la double nationalité des otages et de leur âge qui va d’un bébé de quelques mois à une personne âgée en fin de vie, dans un goutte-à-goutte savamment dosé pour affaiblir les soutiens internationaux d’Israël et maintenir l’espoir de toutes les familles israéliennes des otages qui commencent à réclamer une solution politique. La libération des deux otages américains est à cet égard exemplaire. 

Si Tsahal se lance dans une opération terrestre d’envergure où des milliers de civils sont tués, cela risque d’enflammer la rue des États arabes et fragiliser les chefs d’Etat qui ont rétabli des relations diplomatiques ou qui se rapprochaient d’Israël et rendre très difficile aux dirigeants du Hezbollah et à l’Iran de se cantonner à une participation qui reste pour l’instant symbolique. Or Israël sait que le Hezbollah est sorti considérablement renforcé (100 000 combattants ?) et aguerri par 10 ans de guerre en Syrie dans le domaine du renseignement, du combat en milieu urbain et des opérations militaires entre leurs forces et le contingent aéroterrestre d’un acteur mondial, la Russie.

Compte tenu de la dépendance de toutes ces variables, croire que l’on a trouvé la solution est se comporter comme tous ceux qui se sont essayé à résoudre la quadrature du cercle. Aussi, c’est avec une humilité totale et la quasi-certitude que ma prévision n’a qu’une chance limitée d’être le choix de Tsahal et des autorités israéliennes que je donne mon avis sur un choix possible.

En effet, compte tenu de toutes les pressions diplomatiques des alliés inconditionnels d’Israël, comme les USA et aussi des pays du Moyen-Orient qui ont établi des relations diplomatiques avec Israël — et en premier lieu l’Egypte —, qui veulent éviter toute action qui élargirait le conflit et, en particulier qui amènerait le Hezbollah à s’engager complètement si la mort de milliers de Palestiniens était avérée  ; de la pression intérieure en Israël pour prioriser la libération des otages et pour limiter les pertes des soldats de Tsahal, je pense que la solution retenue ne peut être qu’une opération terrestre limitée dans des zones où les civils ont été majoritairement évacués dans un but essentiellement de communication intérieure et d’appui aux commandos infiltrés. Et l’effort, à mon avis, sera porté dans une longue guerre de l’ombre qui durera jusqu’à ce que tous les chefs du Hamas et la majorité des islamistes qui ont pénétré en Israël et accompli ces massacres barbares soient éliminés.

Général (2s) Jean-Bernard Pinatel

Pour le renseignement militaire français, rien ne permet de dire que l’hôpital Al-Ahli a été touché par une frappe israélienne

Pour le renseignement militaire français, rien ne permet de dire que l’hôpital Al-Ahli a été touché par une frappe israélienne

https://www.opex360.com/2023/10/21/pour-le-renseignement-militaire-francais-rien-ne-permet-de-dire-que-lhopital-al-ahli-a-ete-touche-par-une-frappe-israelienne/


Malgré le manque d’éléments tangibles pour la corroborer, l’affirmation du Hamas a été reprise par l’ensemble des médias et commentée par des organismes internationaux [comme l’Organisation mondiale de la santé], avant d’enflammer les réseaux sociaux et donner lieu à de nombreuses manifestations dans les pays arabes [mais aussi européens].

Seulement, la version du Hamas a été contredite par l’état-major israélien, celui-ci ayant affirmé que l’hôpital avait été en réalité touché par une roquette tirée par le Jihad islamique. Ce que, d’ailleurs, semblait confirmer des images diffusées en direct par la chaîne qatarienne al-Jazeera au moment de cette « frappe » présumée.

 

 

Et, depuis Tel Aviv, où il était en visite officielle pour exprimer son soutien à Israël après les attaques terroristes du 7 octobre, le président américain, Joe Biden, a donné du crédit à cette version [et on suppose qu’il avait des informations fournies par ses services de renseignement].

« J’ai été profondément attristé et choqué par l’explosion dans l’hôpital à Gaza hier [17/10]. Et sur la base de ce que j’ai vu, il apparaît que cela a été mené par la partie adverse », a en effet déclaré M. Biden, lors d’une conférence de presse donnée au côté de Benjamin Netanyahu, le Premier ministre israélien.

Selon des images de l’hôpital Al-Ahli Arabi prises peu après, il est en effet apparu que la munition en cause était tombée sur le parking de l’hôpital, la structure de l’établissement n’ayant pas été directement touchée. L’explosion survenue ensuite [et que l’on peut voir sur les images d’al-Jazeera] pourrait avoir été amplifiée par celle des réservoirs des voitures qui s’y trouvaient. Ce qui expliquerait le nombre des victimes, qui « se situerait probablement dans le bas d’une fourchette de 100 à 300 » morts, selon le renseignement américain.

 

 

En tout cas, les dégâts observés ne correspondent pas à ceux que peuvent faire une bombe larguée par un avion de combat ou un drone, comme la GBU-39 SDB [Small Diameter Bomb] et ses 110 kg d’explosifs. Et c’est d’ailleurs ce qu’affirme le renseignement militaire français.

Jusqu’à présent, le président Macron s’est montré prudent dans cette affaire. « La France condamne l’attaque contre l’hôpital Al-Ahli Arabi de Gaza qui a fait tant de victimes palestiniennes. Nous pensons à elles. Toute la lumière devra être faite », a-t-il d’abord réagi. Puis, a-t-il dit par la suite, « le jour où les services français consolideront, avec les services partenaires, des informations sûres, il y aura à ce moment-là une attribution ou des éléments ».

C’est donc désormais le cas. « La nature de l’explosion et les échanges avec d’autres partenaires du renseignement me conduisent à [affirmer] que rien ne permet de dire qu’il s’agit d’une frappe israélienne », a en effet déclaré un responsable de la Direction du renseignement militaire [DRM], le 20 octobre, selon l’AFP. Et d’ajouter : « L’hypothèse la plus probable est une roquette palestinienne qui a explosé avec une charge d’environ 5 kilos ».

Sur les images du parking de l’hopital, la DRM a identifié un « trou [et non un cratère] d’environ 1 mètre sur 75 cm, et de 30 à 40 cm de profondeur. Or, il « fait environ cinq kilos d’explosifs pour produire cet effet, assurément moins de dix kilos », explique-t-elle.

« L’hypothèse d’une bombe ou d’un missile israélien n’est pas possible car la charge minimale de ce type d’armement est très largement supérieur. Un engin de la sorte aurait formé un cratère beaucoup plus grand », insisté ce responsable de la DRM. En revanche, les dimensions du « trou » observé sont cohérentes « pour des roquettes acquises ou fabriquées » par les groupes armés palestiniens.

D’ailleurs, les éléments balistiques qu’elle a analysés confirment l’hypothèse d’un « tir de roquette qui a été détourné ou qui a connu des avaries techniques et dont des éléments ont touché le parking proche de l’hôpital ».

En outre, la DRM a dit douter du bilan avancé par le Hamas. « Un tel bilan, incohérent, supposerait des milliers de blessés », a-t-elle estimé, après avoir expliqué sa décision de « rendre publiques ses analyses à la demande de la présidence française par souci de transparence ».

L’État islamique est-il défait ? Entretien avec M. Benraad

L’État islamique est-il défait ? Entretien avec M. Benraad

Par Myriam Benraad, Pierre Verluise – diploweb.com – publié le 19 octobre 2023

https://www.diploweb.com/L-Etat-islamique-est-il-defait-Entretien-avec-M-Benraad.html


Politologue, docteure en science politique de l’Institut d’études politiques de Paris (Sciences Po, 2011). Professeure en relations internationales à l’Université internationale Schiller et à l’Institut libre d’étude des relations internationales et des sciences politiques. Myriam Benraad vient de publier L’État islamique est-il défait ? CNRS éditions.
Propos recueillis par Pierre Verluise, docteur en géopolitique, fondateur du Diploweb.com.

L’auteur de l’attaque au couteau qui a tué un professeur, Dominique Bernard, le 13 octobre 2023 dans un lycée d’Arras (Pas de Calais) avait préalablement enregisté un document revendiquant son geste au nom de l’Etat islamique (EI).
Voilà qui explique pourquoi nous remettons à la Une cet entretien initialement publié le 28 juin 2023. La première question et première réponse ont été ajoutées le 19 octobre 2023.

Brillamment pensé et remarquablement écrit, le nouvel ouvrage de Myriam Benraad lutte à sa façon contre la confusion et l’oubli qu’imposent parfois le temps qui passe. Après avoir été quasi obsédés par l’État islamique alias Daech, nos médias ont souvent tourné la page avec une certaine légèreté. Cependant, les défaites actées de l’État islamique sont-elles les garantes de la disparition de ses menaces ? Non, ne serait-ce que parce que les causes qui l’ont fait naître n’ont pas disparues et parce qu’un imaginaire subsiste. Myriam Benraad répond aux questions de Pierre Verluise pour Diploweb.com à l’occasion de la publication de « L’État islamique est-il défait ? » CNRS éditions, 2023.

La première question et la première réponse ont été ajoutées le 19 octobre 2023


Pierre Verluise (P. V.) : A Arras, dans le nord de la France, le 13 octobre 2023, le professeur de français Dominique Bernard a été tué au couteau dans son lycée par un homme qui avait précédemment revendiqué cet attentat au nom de l’État islamique. Le 16 octobre 2023, un autre attentat revendiqué par l’État islamique a eu lieu en Belgique, à Bruxelles, a provoqué la mort de deux Suédois. Au regard de vos recherches et de la publication de votre livre, que vous inspirent ces faits ?

Myriam Benraad (M. B.) : Tragiquement, ces deux nouveaux attentats viennent confirmer à mes yeux plusieurs aspects mis en exergue dans mes travaux passés comme plus récents. Le premier renvoie aux sources foncièrement géopolitiques de la violence terroriste qui nous touche depuis de longues années. Dans les deux cas de figure, à Arras (13 octobre 2023) comme à Bruxelles (16 octobre 2023), les assaillants ont en effet échangé sur la question du Proche-Orient, tenu des propos vindicatifs en amont de leur passage à l’acte, discuté de manière véhémente et hostile de la nouvelle conflagration qui se déploie depuis le 7 octobre 2023 dans la région entre Israéliens et Palestiniens. Tous deux ont par ailleurs fait part, en rapport avec le sort des Palestiniens, de leur volonté de « venger » l’ensemble des musulmans, de même que l’humiliation et l’injustice prétendument faites à l’islam.

On touche ici au second aspect crucial que j’ai longuement abordé, à savoir les dispositifs de propagande jihadiste développés de longue date par l’État islamique et d’autres mouvances terroristes, et dans les cadres desquels s’insère ce grand récit d’une humiliation et d’une injustice subies par le monde musulman et qui appelleraient une vengeance sans retenue contre ses adversaires supposés. Ce métarécit est suffisamment général dans son énonciation pour se trouver transposé sur différentes configurations, différents environnements sociaux et politiques, et pour conserver toute sa résonance dans de multiples contextes géopolitiques de crises et conflits qui viennent en quelque sorte à chaque fois le réactiver et le raviver.

Ce métarécit de l’humiliation, de l’injustice et de la vengeance est également très ample quant à la désignation des cibles de la violence jihadiste – « Juifs », « Occident », « mécréants », « apostats », … Voici comment des innocents, de tous horizons, principalement des civils qui n’ont absolument rien à voir avec les événements et torts qui leur sont reprochés par leurs bourreaux, sont brutalement assassinés par ces individus intoxiqués par l’idéologie de l’État islamique et d’autres groupes. Alors que faire ?

À chaque nouvel attentat, il ressort distinctement que les espaces numériques ont joué un rôle central et terrifiant dans les passages à l’acte, en ce que ces espaces favorisent les contacts entre individus adhérant à une même idéologie délétère, et surtout en permettant une diffusion virale des contenus de propagande, et donc leur accessibilité au plus grand nombre. Cette situation est intolérable lorsque l’on sait combien de victimes cette contagion numérique, sous forme de véritables métastases, a déjà causées. De leur côté, réseaux sociaux et plateformes semblent continuer d’évoluer dans une parfaite indifférence face à cette situation en promettant toujours plus de modération alors qu’en réalité, leurs environnements interactifs ne cessent de se dégrader.

Les nations frappées par le terrorisme ne peuvent plus guère se contenter de vagues promesses sur ce front de la lutte anti-terroriste et doivent agir dans l’urgence pour renvoyer à la marge l’idéologie de l’État islamique et d’Al-Qaïda, entre autres organisations de premier plan, notamment sur Internet.


La partie de l’entretien ci-dessous a été initialement publiée sur Diploweb.com le 28 juin 2023. Après les attentats d’octobre 2023, cet entretien de juin prend une densité singulière.


Pierre Verluise (P. V.) : En 2023, où se localisent les forces restantes de l’État islamique ?

Myriam Benraad (M. B.) : De manière certes paradoxale en raison des nombreux et cuisants revers essuyés par ce mouvement, le centre de gravité de l’État islamique demeure ancré en zone syro-irakienne, ne serait-ce que sur un plan symbolique. C’est dans cette région, en effet, que le groupe terroriste a réussi, même de manière éphémère, à implanter son « califat » et que ses leaders, vétérans du jihad irakien puis syrien, continuent de transmettre le flambeau de leur combat.

Depuis plusieurs années, on assiste par ailleurs à une résurgence de l’État islamique en Irak et en Syrie, attestée par une multiplication des attaques et assassinats ciblés, en particulier dans les zones les moins contrôlées par les forces armées et de sécurité. Les militants jihadistes sont donc loin d’avoir disparu de leur terreau moyen-oriental et recherchent toute opportunité qui permettra de déstabiliser les processus de reconstruction en cours. Pour le moins, ces hommes et femmes sont déterminés à user de leur pouvoir de nuisance autant qu’ils le peuvent.

Au-delà, l’une des grandes réussites de l’État islamique est d’avoir su propager sa cause en de nombreux points du globe, en Asie et en Afrique notamment. À la suite de la proclamation triomphaliste de son gouvernement en juin 2014 depuis Mossoul par Abou Bakr al-Baghdadi, tué dans une frappe de la coalition au cours de l’automne 2019, l’État islamique a placé dans son giron une constellation de formations armées en quête de reconnaissance et de prestige. Beaucoup parmi elles disposaient déjà d’un rattachement historique au jihadisme, dans leurs configurations géopolitiques respectives. On peut citer l’exemple de la province du Khorassan, à la frontière entre l’Afghanistan et le Pakistan, celui de la province du Sinaï, ou encore les cellules de l’État islamique présentes sur le sol libyen.

L’ensemble de ces mouvances agissant sous la bannière de l’État islamique représentent un danger significatif en raison de leur fonction de bases de repli. C’est le cas par exemple de la province d’Afrique de l’Ouest, ou opèrent de nombreux combattants sans aucune stratégie régionale pour les contrer. Les effets désastreux de leur action se font partout ressentir, tandis que les ilots de stabilité se font toujours plus rares.

Ces éléments ne remettent pas fondamentalement en cause la défaite de l’État islamique mais font indéniablement surgir plusieurs questions. Comment cette galaxie jihadiste continuera-t-elle d’évoluer ? A-t-elle une chance de s’emparer du pouvoir dans les pays où elle se trouve ? Quelle est son influence ? Est-elle une menace comparable à celle d’antan ou seulement secondaire ?

P. V. : Le temps passe et brouille les repères, pourriez-vous nous rappeler les dates clés et les territoires majeurs de l’État islamique de son émergence à sa défaite présumée ?

M. B. : L’État islamique est le produit de la refonte, en 2006, de la branche irakienne d’Al-Qaïda, puis d’une mue en 2013 lorsque ses dirigeants ont décidé d’élargir leur base jusqu’en Syrie, et enfin d’une extension internationale à partir de l’année 2014 lorsque le mouvement a « globalisé » sa cause.

À mon sens, le temps autant que le langage brouillent les repères. Derrière l’idée de défaite du groupe terroriste, on décèle en effet une relative perte de sens. De quelle « défaite » est-il question exactement ? De celle, parabolique, de l’été 2017 avec la reprise des principaux territoires sous emprise jihadiste ? Ou la géographie de cette défaite doit-elle être envisagée de manière plus large et plus fluide, en tournant le regard vers d’autres terrains et d’autres batailles certes moins médiatiques et pourtant tout aussi essentiels ?

On peut rappeler que l’administration américaine n’avait évoqué la défaite de l’État islamique qu’à la fin de l’année 2018, tandis que les Forces démocratiques syriennes la mentionnaient pour la première fois au printemps 2019, une fois le groupe terroriste privé de plus de 95 % de ses possessions. C’est sous l’angle de la territorialité que la défaite des jihadistes doit être appréciée. Leur ambition territoriale n’avait en effet aucune chance objective de résister à la guerre qui leur a été livrée.

P. V. : Avec le recul, comment définir le proto-état de l’État islamique ?

M. B. : Par-delà cette débâcle territoriale, l’État islamique est sorti vaincu sur un plan organisationnel. Sa défaite est d’autant plus écrasante que les jihadistes s’étaient employés à bâtir, sophistiquer et consolider des structures institutionnelles.

L’organisation politique et administrative revendiquée par le mouvement s’est inlassablement délitée. Comment ne pas distinguer les failles intrinsèques qui avaient toujours caractérisé son fonctionnement interne ? D’un cycle de vie l’autre, jamais l’État islamique n’est parvenu à unifier ses rangs et à fonder un « État » autre qu’illusoire.

En ce sens, il me semble que la défaite du groupe est indissociable du schéma organisationnel en perdition que je viens d’évoquer. Certes, l’État islamique a transnationalisé son activisme au niveau des armes, mais la perspective de constitution d’un nouveau pro-État ailleurs que ce à quoi nous avons assisté au Moyen-Orient est improbable.

P. V. : Que reste-t-il des 40 000 partisans de l’État islamique venus de 110 pays, dont 6 600 « Occidentaux » ?

M. B. : La mobilisation jihadiste a aujourd’hui décru de manière drastique. Des dizaines de milliers de partisans du monde entier qui avaient rejoint l’État islamique, il ne reste que quelques milliers d’âmes en peine, dispersées, et par conséquent affaiblies. Le sort des jihadistes étrangers est quant à lui d’autant plus incertain qu’il ne reste de l’idéal du califat qu’une peau de chagrin, incapable d’attirer les cohortes de militants connues par le passé.

Certes, l’État islamique tente de contourner cette défaite en mettant l’accent sur l’idée d’une « guerre longue » et en replaçant les combattants locaux au cœur de son effort militaire et de propagande. Seule la branche afghane du mouvement compte ainsi encore un pourcentage considérable d’étrangers en son sein, auxquels s’ajoutent ceux qui se sont éparpillés jusqu’aux marges de l’Asie et des États subsahariens.

P. V. : Plutôt que de parler d’une défaite de l’État islamique, vous parlez des défaites de l’EI. Quelles défaites ?

M. B. : Comme je tente de l’expliciter, il n’y a pas « une » défaite, mais « des » défaites de l’État islamique. Le mouvement a connu, en effet, plusieurs vies, plusieurs séquences, plusieurs transformations.

Chaque attentat renouvelle la menace et illustre le pouvoir de nuisance que ce mouvement conserve par-delà sa défaite formelle. Dans le même temps, le « retour » partiel des jihadistes doit davantage à un faisceau de ressorts idéologiques et discursifs qu’à des facteurs militaires et tactiques. Après tout, l’État islamique n’aura administré un territoire que pendant quelques mois seulement, sans jamais réussir à s’imposer totalement.

Ce mouvement a surtout su exploiter le chaos dans des pays en proie aux guerres civiles, mais sans y réaliser des objectifs politiques irréalisables. Omettre de prendre en considération ces éléments compromet la réussite des stratégies qui visent à ancrer sa défaite, d’autant que le groupe terroriste a, même tacitement, acté celle-ci pour mieux en faire le point de départ de sa renaissance.

P. V. : Vous écrivez des pages passionnantes sur la problématique de la territorialisation visée par l’État islamique. Quid de la bureaucratisation qui aurait dû être liée à sa tentative de territorialisation ? Quelle était la réalité étatique de cet État islamique qui était aussi un anti-État ?

M. B. : L’État islamique a toujours entretenu un rapport étroit et complexe à la territorialité. Sa quête de territorialisation s’attachait ainsi à garantir des services de base aux populations placées arbitrairement sous son joug. Néanmoins, l’État islamique avait peu de chances de pérenniser la spatialité de son projet.

Outre les facteurs organisationnels, la défaite est en effet aussi celle d’une « routine », celle de la bureaucratisation de l’État islamique. Il faut comprendre la capacité à institutionnaliser un projet politique panislamiste, une administration, ce que le proto-État jihadiste a échoué à parachever. Loin d’avoir institué des organes propres, l’État islamique a le plus souvent repris à son compte les institutions et administrations existantes.

Certains commentateurs ont pu s’aventurer sur le terrain d’une lecture « étatisante » en lui reconnaissant, même indirectement, une réalité. Parmi les arguments avancés, le mouvement aurait levé l’impôt et entrainé des combattants. Ne faut-il pas au contraire se garder de lui reconnaitre toute qualité étatique tant le terrorisme, qui reste sa marque de fabrique, et sa défaite tangible le privent de facto d’un tel statut ?

P. V. : Comment les milices chiites qui ont pour partie chassé les combattants de l’État islamique se sont-elles comportées avec les populations civiles ? Comment les Kurdes ont-ils joué leurs partitions dans ces batailles ?

M. B. : Combattants et militants sont marqués au fer rouge de la violence. On ne compte plus combien d’hommes, de femmes et d’enfants victimes de l’État islamique ont dû fuir les combats et les destructions, et plus simplement la faim et la mort. Aujourd’hui encore, beaucoup vivent dans des conditions précaires et portent les blessures physiques et psychologiques de la dernière guerre.

Or, ces civils sont passés aux mains des ennemis de l’État islamique et il était tentant de leur faire porter la responsabilité des crimes commis par les jihadistes, alors même qu’ils en ont été les premières cibles ! En Irak, cette attitude a été celle des milices chiites après la défaite jihadiste, mais aussi celle des forces régulières, et dans une moindre mesure des peshmergas kurdes alors déterminés à consolider leurs gains territoriaux et politiques.

Dans bien des cas, les civils sunnites ont dû prouver leur innocence, alors qu’il tombe sous le sens qu’ils n’avaient pour la majorité pas approuvé les abominations jihadistes et les avaient même fermement condamnées lorsqu’ils le pouvaient. Les soumettre à des représailles dures et aveugles fut d’autant plus injuste que ces civils avaient été témoins de la dépravation de l’État islamique et de ses actes inhumains (pillages, dévastation de lieux historiques, d’édifices publics et religieux, enlèvements, viols, agressions sexuelles, exécutions sommaires, tortures en place publique, recours violent à la police des mœurs).

P. V. : Les causes qui ont permis l’émergence de l’État islamique ont-elles disparues ? Les griefs et les opportunités manquent-elles pour alimenter une réémergence de l’État islamique ? Lui reste-t-il un pouvoir de persuasion et de séduction ?

M. B. : Comme je l’indique, les causes profondes de la violence ne sont pas réglées. Certes, la défaite de l’État islamique est indiscutable et les jihadistes sont désormais incapables de reconstituer le califat qu’ils avaient établi. Mais il est difficile de faire l’impasse sur les facteurs, tant politiques, sociétaux, économiques qu’identitaires, à l’origine première de l’apparition du groupe et qui n’ont pas été résolus, générant là de nouvelles opportunités que les jihadistes ne manquent bien entendu pas d’exploiter.

De plus, des mesures de surveillance et de renseignement rigoureuses, associées à la défense des frontières dans les pays frappés par le terrorisme et à la réinstallation des civils déplacés ou refugiés, n’ont que partiellement fait taire la rébellion. Attentats et assassinats continuent d’émailler l’actualité, quoiqu’ils ne soient en rien semblables aux niveaux de violence passés.

L’État islamique avait capitalisé sur les griefs de communautés sunnites violentées, ostracisées et discriminées en Irak comme en Syrie. Le groupe a échoué à produire un « fait populaire » mais il conserve des complicités dans ses anciens bastions, s’assurant de l’appui d’une petite minorité et des franges de la jeunesse en manque de repères, désocialisées, aliénées, en quête d’un horizon. Aujourd’hui encore, l’État islamique maintient un potentiel de mobilisation qui n’est pas négligeable, exploitant le ressentiment, l’indignation et le sentiment d’injustice qui prévalent dans certains milieux, notamment les plus conservateurs.

P. V. : Quid de la matrice idéologique de l’État islamique, de ses ressources symboliques ? Quelles alliances et franchises de l’État islamique ? Quelles relations avec Al-Qaïda ?

M. B. : Comme je l’écris dans mon ouvrage [1], « après le califat, il y a encore le califat ». La matrice idéologique n’a en effet pas disparu et c’est elle qui vient nuancer la défaite des jihadistes. Cette matrice est mieux connue et comprise, étroitement déchiffrée par les services de renseignement à chaque nouveau contenu propagé en ligne, à chaque nouvelle revendication d’attentat.

Toutefois, l’État islamique reste paradoxalement, sur bien des aspects, une énigme. Aucun dispositif de « déradicalisation » ou de contre-propagande n’a permis de vaincre son discours, adopté par ses alliés et franchises précédemment évoqués. Ce discours reflète une continuité, une essence, plus difficilement défaite qu’un territoire ou une organisation.

Concernant les relations de l’État islamique avec Al-Qaïda, elles ne se sont guère améliorées, le groupe accusant son rival de collusion avec l’ennemi, d’avoir « sali » l’entreprise jihadiste. Pareille dégradation s’est sans doute faite au profit d’Al-Qaïda, quoique la compétition entre les deux mouvances soit déjà ancienne. De son vivant, Ben Laden avait apporté sa caution à l’État islamique, jugeant ses émirs « parmi les plus dévoués à la vérité et loyaux envers le prophète ». Il estimait que les jihadistes irakiens avaient bien fait d’établir un émirat islamique indépendant et que les sunnites n’avaient d’autre choix que l’acceptation de cet État alternatif face au chaos causé par l’intervention militaire américaine.

Quoique cette bénédiction ait permis à l’État islamique de s’affranchir de toute tutelle au point de ne plus rendre de comptes à Al-Qaïda à partir de 2006, elle ne lui a pas assuré la popularité qu’il escomptait. La remise en cause agressive d’Al-Qaïda a créé d’importants remous dans les sphères jihadistes et beaucoup de sympathisants sont en 2023 indécis quant à la marche à suivre. La jeune génération, initialement très séduite par l’État islamique, a fini par prendre ses distances, tandis qu’il est peu probable que l’État islamique revienne sur sa discorde avec Al-Qaïda car les fractures exacerbées lors de la guerre civile syrienne ont laissé d’importantes séquelles.

P. V. : Les plateformes internet restent-elles des vecteurs de propagande et de recrutement de l’État islamique ?

M. B. : L’État islamique emploie encore à ce jour des canaux de propagande diversifiés, généraux comme plus spécialisés. Réseaux sociaux, forums, applications, contenus audiovisuels : malgré une forte répression en ligne, ces vecteurs n’ont pas tous disparu et sont animés par des militants spécifiquement désignés. Ils sont particulièrement dangereux en ce qu’ils suscitent l’intérêt d’internautes qui autrement ne consulteraient pas d’eux-mêmes ces productions.

L’État islamique a encouragé le passage à la violence par le biais d’interactions délétères sur les grandes plateformes numériques (Twitter, Facebook, Telegram, etc.) Sans une régulation, ces plateformes demeurent privilégiées par les recruteurs qui prennent le temps nécessaire et usent d’une somme impressionnante de supports et de techniques pour parvenir à leurs fins. Le recrutement s’opère par la diffusion d’une propagande atténuant par tous les moyens l’idée de la défaite en vue de régénérer le message jihadiste.

Sans plus guère de possibilité de migrer vers les terres du jihad, les jihadistes privilégient donc le cyberespace et l’intoxication de petits groupes en ligne. Ce sont ces « freelances » de l’État islamique qui ont permis la digitalisation massive du récit jihadiste et acquis une fonction clé dans l’assimilation de sa propagande écrite et audiovisuelle par des aspirants-assaillants qu’il est parfois très compliqué d’identifier.

P. V. : Que nous a appris l’État islamique de nous-mêmes, pays « occidentaux » ?

M. B. : Je dirais, et c’est l’idée phare de cet ouvrage [2], que l’État islamique a profondément interrogé les Occidentaux quant au sens qu’ils accordent à la notion même de « défaite » et, par extension, à celle de « victoire » également.

Il n’existe aucune définition fixe du terme « défaite » dans le champ des études stratégiques occidentales. Or, une défaite n’est-elle que militaire et matérielle ? Revêt-elle une connotation plus symbolique ? Pour s’installer dans la durée, une défaite ne doit-elle pas s’accompagner de transformations sociopolitiques, économiques et culturelles plus amples ?

S’interroger sur la nature de la défaite de l’État islamique aura certainement permis aux pays occidentaux frappés de plein fouet par le terrorisme de repositionner un certain nombre de débats-clés, surtout dans un moment de doutes croissants quant à l’avenir des opérations de contre-insurrection au Moyen-Orient.

On voit en effet parfaitement combien l’État islamique, même défait, a surpassé la seule lutte armée, a su produire du temps et s’implanter aux marges de sociétés en proie à de violents conflits, et enfin dans quelle mesure il a transcendé sa base partisane originelle.

P. V. : Comment le retour dans leur pays d’origine de personnes qui étaient parties vivre voire combattre auprès de l’État islamique est-il une partie du défi de l’après EI ?

M. B. : Soulignons tout d’abord qu’il est dorénavant quasi-impossible de rallier l’État islamique dans la zone syro-irakienne. Concernant les militants rentrés dans leurs pays, la problématique de leur traitement me semble toujours aussi explosive, notamment en France ou les attentats revendiqués par l’État islamique n’ont incité ni les gouvernements, ni l’opinion publique a une quelconque indulgence à leur endroit. D’autres partisans de l’État islamique n’ont tout simplement pas eu la capacité de rentrer chez eux et ont été réinstallés dans les camps de fortune que nous connaissons au Kurdistan.

Sur place, plus aucune population ne croit en la promesse faite par l’État islamique, celle de « venger » les musulmans de leurs souffrances présumées, tant les jihadistes ont agi comme des bourreaux. La plupart des militants étrangers ne croient plus eux-mêmes en la perspective d’une renaissance du proto-État jihadiste. Or beaucoup avaient décidé de se rallier au jihad pour servir une cause qui leur paraissait juste et apparaît à présent surannée.

P. V. : Que vous évoque l’attaque au couteau le 8 juin 2023 à Annecy par un Syrien de confession chrétienne ?

M. B. : Dans une contribution publiée en 2017 par la revue Confluences Méditerranée, « Nous contre eux » : l’État islamique ou la narration militante d’une altérité radicale », j’avais souligné combien le discours jihadiste, en émettant plus qu’une représentation du monde, transforme celui-ci. En particulier, la construction d’une réalité sociopolitique distincte par les jihadistes articule des dualités au fondement d’une pensée binaire qui rend bien compte du processus idéologique de définition de soi et de l’autre à l’œuvre.

En février 2015, peu après l’attaque des frères Kouachi contre Charlie Hebdo, l’État islamique publiait un essai dans sa revue Dabiq, intitulé « L’extinction de la zone grise », dans lequel il décrivait la mort lente de l’espace de coexistence entre musulmans et non-musulmans. Quel rapport avec l’attaque d’Annecy le 8 juin 2023 ? Celui-ci me semble évident : l’association quasi-mécanique de l’assaillant syrien à la violence jihadiste s’inscrit au creux de la pensée diffusée depuis des années par l’État islamique et qui a depuis fait son chemin dans les esprits, y compris ceux de ses ennemis !

L’État islamique a distillé la binarité bien connue « Orient-Occident », faite de représentations réciproques négatives, pétries de stéréotypes et de clichés opposant prétendument ces deux entités géographiques et culturelles. Certes, le processus d’altérisation d’après lequel l’Orient formerait un « nous » et l’Occident un « eux » (et réciproquement) est ancien. Mais à chaque nouvelle attaque, ce processus se voit dangereusement réactivé en justifiant simplifications, amalgames et récupérations politiques.

Aux portes de Gaza, les blindés de l’IDF sur le pied (la chenille) de guerre

Aux portes de Gaza, les blindés de l’IDF sur le pied (la chenille) de guerre

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par Philippe Chapleau – Lignes de défense – publié le 14 octobre 2023

https://lignesdedefense.blogs.ouest-france.fr/


Israël se prépare à « mettre en œuvre un large éventail de plans opérationnels offensifs qui comprennent, entre autres, une attaque intégrée et coordonnée depuis l’air, la mer et la terre », selon un communiqué de ce samedi soir.

Des convois de blindés israéliens ont fait mouvement ce samedi pour se rapprocher de leurs positions d’attaque le long de la frontière avec Gaza (voir une vidéo ici).

Ces convois comprennent des chars Merkava et des blindés de transport de troupes Namer (au fond sur la photo ci-dessus) à la silhouette basse caractéristique. Ces engins appartiennent à l’une des trois brigades blindées d’active du corps blindé mécanisé de l’armée israélienne, l’IDF (Photos qui suivent EPA, ATEF SAFADI). 

Sur cette offensive, on lira les propos de Michel Goya sur ouest-france.fr: Pour Israël, quelles sont les options pour répondre à l’attaque d’ampleur du Hamas ? 

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Outre les Merkava et les Namer, la force blindée comprend aussi des M113 et des bulldozers blindés DR9 (62 tonnes) fabriqués par Caterpillard et équipés de blindage cage (en anglais: slat armor) dont on aperçoit trois exemplaires sur ls photo ci-dessus.

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Des Namer (Léopard en français) en attente. Ce blindé de transport de troupes est construit sur un chassis de Merkava Mark IV. A son équipage de 3 hommes s’ajoutent un groupe de combat de 9 soldats. L’IDF en possèderait près de 300. 

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Outre l’infanterie, des unités du génie sont intégrées à la force d’assaut pour les opérations de déminage (menace d’IED) et de bréchage (spécialement à cause des destructions massives de bâtiments du fait des bombardements israéliens).

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Une colonne de Merkava (Photo by Aris MESSINIS /AFP). Ce type de char de bataille est équipé du dispositif Iron Fist (ou Trophy). Il est constitué d’un système de détection radar qui repère les missiles entrants, prédit leur trajectoire et actionne des lanceurs des billes de métal  qui font exploser le missile ou la roquette avant l’impact contre le char. 

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Veillée d’armes pour ce tankiste israélien (photo REUTERS/Ronen Zvulun). 

Israël-Palestine : les conséquences dévastatrices de l’assaut du Hamas

Israël-Palestine : les conséquences dévastatrices de l’assaut du Hamas

OPINION. Les Israéliens pourraient décider de prendre militairement le contrôle de la bande de Gaza. Par Eyal Mayroz, University of Sydney

Les soldats israeliens regardent les restes d'un poste de police a sderot, en Israël.
Les soldats israeliens regardent les restes d’un poste de police a sderot, en Israël. (Crédits : RONEN ZVULUN)

 

Il y a presque 50 ans jour pour jour, Israël n’avait pas su anticiper le déclenchement de la guerre du Kippour de 1973, qui avait démarré par une attaque inattendue contre ses frontières par une coalition d’États arabes.

Aujourd’hui, il semble que les services de renseignement du pays aient à nouveau été victimes d’un faux sentiment de sécurité.

La conviction, largement partagée dans la société israélienne, que le Hamas ne chercherait pas à se lancer dans une confrontation militaire à grande échelle avec Tsahal pour se protéger et pour épargner de nouvelles souffrances aux habitants de Gaza a été anéantie par l’assaut surprise déclenché samedi matin, par voie aérienne, terrestre et maritime.

L’attaque a commencé par un tir de barrage de plusieurs milliers de roquettes tirées sur Israël. Sous le couvert de ces roquettes, une opération terrestre de grande envergure, soigneusement coordonnée, est partie de Gaza et a pris pour cibles plus de 20 villes israéliennes et bases militaires adjacentes à la bande de Gaza.

Les pertes israéliennes, estimées actuellement à plus de 600 morts et 2000 blessés, vont certainement augmenter dans les heures et les jours à venir.

Une mobilisation massive des réservistes de l’armée israélienne a été entamée, et des bombardements aériens ont frappé les installations et les postes de commandement du Hamas à Gaza. Plus de 370 victimes palestiniennes ont été signalées jusqu’à présent à Gaza, et 1 700 personnes ont été blessées.

Les calculs du Hamas

Comme dans le cas de la guerre du Kippour, de nombreuses analyses et enquêtes seront menées dans les semaines, les mois et les années à venir sur les échecs en matière de renseignement, d’opérations sécuritaires et de politique qui ont permis au Hamas de prendre ainsi Israël à défaut. L’assaut n’a apparemment pas été détecté par les services israéliens dans un premier temps, puis a pu se dérouler avec succès pendant des heures, les combattants du Hamas se retrouvant face à des forces israéliennes insuffisantes ou non préparées.

Comme en 1973, l’assaut a été lancé durant le sabbat et lors de la fête juive de Souccot. Les objectifs stratégiques du Hamas sont incertains à ce stade. Toutefois, la sévérité certaine des représailles israéliennes contre le mouvement – et, par conséquent, contre la population civile de Gaza – rend probable l’existence de considérations allant au-delà d’une simple vengeance contre les actions israéliennes.

L’enlèvement d’Israéliens en vue de les échanger par la suite contre des militants du Hamas emprisonnés en Israël est depuis longtemps un objectif majeur des opérations militaires du mouvement islamiste.

En 2011, un soldat israélien, Gilad Shalit, qui était détenu à Gaza depuis 2006, avait été échangé contre plus de 1 000 prisonniers palestiniens. Parmi ces prisonniers se trouvait Yahya Sinwar, l’actuel chef du Hamas à Gaza, qui avait passé 22 ans dans une prison israélienne.

Les rapports faisant état de dizaines d’Israéliens – dont de nombreux civils – capturés par le Hamas lors de l’assaut de ce week-end suggèrent qu’il pourrait s’agir là d’un motif central de l’attaque. Un nombre indéterminé d’otages détenus pendant des heures par des militants du Hamas dans deux villes du sud d’Israël ont été libérés par la suite par les forces spéciales israéliennes.

Un autre objectif du Hamas, plus large, pourrait être de saper les négociations en cours entre les États-Unis et l’Arabie saoudite sur un accord visant à normaliser les relations entre le royaume et Israël.

Un échec de ces pourparlers serait une aubaine pour l’Iran, l’un des principaux soutiens du Hamas, et pour ses alliés. Téhéran a déclaré qu’il soutenait les attaques du Hamas contre Israël, mais on ne sait pas encore si l’Iran ou le Hezbollah (le groupe libanais chiite qui entretient un partenariat croissant avec le Hamas) ouvriront d’autres fronts dans les jours à venir, même si ce dernier a déjà tiré des obus contre le territoire israélien le 8 octobre.

Toute escalade du conflit en provenance de l’Iran ou du Liban serait très problématique pour Israël. Il en irait de même si la guerre contre le Hamas venait à exacerber les tensions déjà très sensibles et les affrontements violents entre Israël et les groupes militants palestiniens en Cisjordanie.

Et maintenant ?

Baptisée « Glaives de fer », l’offensive de représailles d’Israël contre le Hamas à Gaza risque de durer longtemps.

Outre la nécessité de restaurer la confiance de la société israélienne dans son armée et de ressusciter la dissuasion militaire d’Israël face au Hamas et à d’autres ennemis, le gouvernement du premier ministre Benyamin Nétanyahou devra probablement faire face à d’autres défis qu’il lui sera compliqué de relever : le sort des dizaines d’otages israéliens ; les risques que courront les forces israéliennes en cas d’incursion terrestre, à Gaza ; et les menaces d’escalade sur d’autres fronts, notamment au Liban, en Cisjordanie et dans les villes mixtes juives et palestiniennes à l’intérieur d’Israël.

En outre, le soutien international pourrait rapidement s’éroder en cas d’opération majeure à Gaza, à mesure que le nombre de victimes palestiniennes, déjà élevé, s’accroîtra.

Les violences actuelles viennent à peine de commencer, mais elles pourraient devenir les plus sanglantes depuis des décennies, peut-être même depuis la guerre entre Israël et les Palestiniens au Liban dans les années 1980.

Comme nous l’avons indiqué, les Israéliens considéreront sans aucun doute qu’il est essentiel de restaurer leur pleine capacité de dissuasion militaire face au Hamas – ce qui, aux yeux de beaucoup, pourrait nécessiter une prise de contrôle militaire de la bande de Gaza. Cela aurait des conséquences encore plus dévastatrices pour la population civile de Gaza.

Aux yeux de nombreux Palestiniens, les événements de ce week-end ont offert aux Israéliens un petit aperçu de ce qu’a été leur propre vie pendant des décennies d’occupation. Toutefois, les premières célébrations se transformeront probablement bientôt en colère et en frustration, car le nombre de victimes civiles palestiniennes continuera d’augmenter. La violence engendre la violence.

À court et à moyen terme, le traumatisme causé par l’attaque surprise du Hamas ne manquera pas d’avoir des conséquences considérables sur la politique intérieure d’Israël.

Dans ses mémoires de 2022, Bibi : Mon Histoire, Benyamin Nétanyahou a évoqué sa décision, lors de l’opération israélienne « Pilier de défense » menée contre le Hamas en 2012, de ne pas lancer un assaut terrestre israélien à Gaza.

Une telle attaque, explique-t-il dans le livre, aurait pu causer plusieurs centaines de victimes parmi les forces de défense israéliennes et plusieurs milliers de victimes parmi les Palestiniens, ce à quoi il s’opposait catégoriquement. Il a autorisé des incursions terrestres à deux autres occasions (opérations « Plomb durci » en 2008 et « Bordure protectrice » en 2014). Mais la prudence l’a emporté dans d’autres cas, parfois du fait des fortes pressions dont il a pu faire l’objet.

Au vu de la combinaison du traumatisme national de ce week-end et de la composition du gouvernement de Nétanyahou, considéré comme le plus à droite de l’histoire du pays, il semble très peu probable qu’il fasse preuve de la même retenue dans les jours à venir.

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Par Eyal Mayroz, Senior Lecturer in Peace and Conflict Studies, University of Sydney

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

L’armée de terre française va-t-elle au-devant d’un cataclysme avec le retrait d’Afrique ?

L’armée de terre française va-t-elle au-devant d’un cataclysme avec le retrait d’Afrique ?


Armee de terre afrique

L’armée de terre française va-t-elle au-devant d’un cataclysme avec le retrait d’Afrique ?


Le retrait du Niger et le désengagement français en Afrique, sonne comme le tocsin pour une Armée de Terre jusque-là entièrement tournée vers la projection de puissance et les opérations extérieures. Quelles sont les conséquences prévisibles ou nécessaires sur son organisation, ainsi que sur ses grands programmes d’équipement en cours, alors les perspectives opérationnelles ont radicalement changé en seulement quelques années ?

C’est donc par la petite porte que les forces françaises vont devoir quitter le Niger, et avec lui, réduire considérablement leur présence en Afrique, rompant avec plus d’un siècle de présence ininterrompue l’ayant en grande partie formatée.

Après la Centrafrique en 2015, le Mali en 2022, et le Burkina Faso en 2023, les forces armées françaises quitteront donc le Niger en 2024, comme vient de l’annoncer le Président Macron, a l’issue d’une décennie de lutte intensive contre la menace djihadiste dans la zone sahélo-saharienne.

Au-delà du contexte politique et opérationnel spécifique à ces retraits successifs, ceux-ci marquent également la fin d’une époque durant laquelle les armées françaises avaient développé de grandes compétences pour intervenir sur ce théâtre, tant du point de vue tactique que logistique, leur conférant une aura de forces professionnelle aguerrie et efficace dans le monde, et plus particulièrement en Europe.

L’influence des campagnes africaines sur l’Armée de terre d’aujourd’hui

Toutefois, ces succès militaires, fautes d’avoir été politiques, ne se sont pas faits sans certains renoncements. Ainsi, l’Armée de terre française aujourd’hui disposent d’une force de quatre brigades moyennes ou légères entrainées et spécialement équipées pour ce type de mission, et de seulement deux brigades lourdes, plus adaptées pour des engagements symétriques.

Armée de terre VBMR griffon afrique
L’Armée de terre est structurée pour la projection de puissance, comme le montre son parc blindé composé à 80 % de véhicules de 24 tonnes et moins.

Cette surreprésentation des forces légères, comme l’infanterie de Marine, la Légion, les chasseurs alpins ou les parachutistes, se retrouvent d’ailleurs au sommet de sa hiérarchie.

80 % des chefs de l’Armée de terre depuis 2010 sont issus des forces légères

En effet, sur les neufs Chefs d’état-major et Majors généraux de l’Armée de terre nommés depuis 2010, seuls deux, le général Ract-Madoux (CEMAT 2011-2014) et lé général Margueron (MGAT 2010-2014) n’en étaient pas issus, appartenant respectivement à l’arme blindée cavalerie et à l’artillerie.

Cette spécialisation de fait de l’Armée de terre, très utile lorsqu’il fallut intervenir en Afghanistan, au Levant et en zone sub-saharienne, s’avère désormais un handicap face aux besoins en centre Europe de l’OTAN.

80 % des blindés français en 2030 feront moins de 24 tonnes

Ainsi, si l’Armée de Terre est, et demeurera au-delà de 2030, celle qui disposera du plus grand nombre de véhicules blindés de combat en Europe, avec 200 chars Leclerc, plus de 600 VBCI, et surtout presque 1900 VBMR Griffon, 300 EBRC Jaguar et plus de 2000 Serval, elle sera aussi l’une des plus légères, avec seulement 200 blindés chenillés de plus de 32 tonnes, le Leclerc, alors que l’essentiel de son parc évoluera entre 16 et 24 tonnes.

Or, comme l’ont montré sans surprise les AMX-10RC envoyés en Ukraine, les blindés légers, tout mobiles qu’ils puissent être, s’avèrent aussi sensiblement plus vulnérables que les véhicules plus lourds et mieux protégés dans un engagement de haute intensité.

AMX-10RC ukraine
Les AMX-10RC ont montré qu’ils étaient vulnérables dès lors qu’ils s’approchaient de la ligne d’engagement en Ukraine.

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